L'écrivain et les médias

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209 IV. L’écrivain et les médias Qui (se) joue de l’autre ? Depuis l’invention de l’imprimerie à la fin du XV e siècle, le développement et la diffusion de la littérature demeurent, de façon privilégiée, tributaires d’un objet : le livre. Jusqu’à récemment, ce dernier a constitué le principal support de transmission du littéraire et, partant, de l’écriture des textes (c’est en fonction de ce support que les auteurs écrivent). Pendant plusieurs siècles, cette prérogative est presque incontestée, bien que l’activité littéraire ne se soit jamais réduite à ce vecteur : faisaient notamment concurrence aux livres les mises en scène du théâtre ou encore les pratiques orales (contes, salons). Reste cependant que le livre est apparu comme le principal objet- symbole de la littérature, celui qui permettait de la faire connaître, aussi bien son patrimoine que ses productions contemporaines, en les inscrivant dans l’espace de la bibliothèque. Dès le premier tiers du XIX e siècle, à la faveur de l’industrialisation progressive de la civilisation occidentale, plusieurs mutations technologico-médiatiques transforment les conditions de production, de diffusion et de conservation non seulement de l’écriture, mais aussi de la parole et de l’image des écrivains. En quelques décennies, l’on assiste à une reconfiguration du paysage culturel des sociétés modernes, qui les font entrer de plain-pied dans une ère médiologique nouvelle. Selon une histoire ponctuée par l’appa- rition de la presse et de la photographie au XIX e siècle, de l’enregistrement audio, de la radio et du cinéma durant la première moitié du XX e siècle, et enfin de la télévision et de l’informatique durant la seconde moitié du XX e siècle, la médiatisation ne fait qu’étendre son emprise sur le secteur culturel, à une vitesse sans cesse accrue. La littérature s’en trouve affectée en profondeur, car ces nouveaux médias remettent en question les formes traditionnelles, et jusque-là largement perçues comme immuables, de la condition d’écrivain. Les réactions qu’induisent ces mutations vont de l’enthousiasme pour ces nouveaux moyens, qui permettent de toucher un plus large public et confèrent ainsi un impact plus retentissant à la parole des écrivains, à la défiance, dans la mesure où les pouvoirs dont semblent dotées ces nouvelles techniques sont susceptibles de mettre en cause la portée en même temps que la valeur du littéraire. Dans ce contexte en constante mutation, nombre d’écrivains témoignent d’une fascina- tion, faite de répulsion et/ou d’attrait, pour les « autres » du langage écrit 1 , en particulier pour l’image et le son. Des premières formes de presse quotidienne au développement du World Wide Web en passant par la photographie, le phonographe, la radio, le cinéma, la télévision et l’informatique, les principales innovations techniques qui marquent l’histoire cultu- relle du XIX e siècle à nos jours n’ont eu de cesse de pousser plus loin des modalités de mise en présence de l’audio-visuel : de l’image fixe de la photographie à l’interactivité et à l’intermédialité démocratisées sur le Web. Tout se passe comme s’il s’agissait de

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IV. L’écrivain et les médias

Qui (se) joue de l’autre ?Depuis l’invention de l’imprimerie à la fin du XVe siècle, le développement et

la diffusion de la littérature demeurent, de façon privilégiée, tributaires d’un objet : lelivre. Jusqu’à récemment, ce dernier a constitué le principal support de transmissiondu littéraire et, partant, de l’écriture des textes (c’est en fonction de ce support que les auteurs écrivent). Pendant plusieurs siècles, cette prérogative est presque incontestée,bien que l’activité littéraire ne se soit jamais réduite à ce vecteur : faisaient notammentconcurrence aux livres les mises en scène du théâtre ou encore les pratiques orales(contes, salons). Reste cependant que le livre est apparu comme le principal objet-symbole de la littérature, celui qui permettait de la faire connaître, aussi bien son patrimoine que ses productions contemporaines, en les inscrivant dans l’espace de labibliothèque.

Dès le premier tiers du XIXe siècle, à la faveur de l’industrialisation progressivede la civilisation occidentale, plusieurs mutations technologico-médiatiques transformentles conditions de production, de diffusion et de conservation non seulement de l’écriture,mais aussi de la parole et de l’image des écrivains. En quelques décennies, l’on assisteà une reconfiguration du paysage culturel des sociétés modernes, qui les font entrer deplain-pied dans une ère médiologique nouvelle. Selon une histoire ponctuée par l’appa-rition de la presse et de la photographie au XIXe siècle, de l’enregistrement audio, de laradio et du cinéma durant la première moitié du XXe siècle, et enfin de la télévision et del’informatique durant la seconde moitié du XXe siècle, la médiatisation ne fait qu’étendreson emprise sur le secteur culturel, à une vitesse sans cesse accrue.

La littérature s’en trouve affectée en profondeur, car ces nouveaux médias remettent en question les formes traditionnelles, et jusque-là largement perçues commeimmuables, de la condition d’écrivain. Les réactions qu’induisent ces mutations vont de l’enthousiasme pour ces nouveaux moyens, qui permettent de toucher un plus largepublic et confèrent ainsi un impact plus retentissant à la parole des écrivains, à la défiance, dans la mesure où les pouvoirs dont semblent dotées ces nouvelles techniquessont susceptibles de mettre en cause la portée en même temps que la valeur du littéraire.Dans ce contexte en constante mutation, nombre d’écrivains témoignent d’une fascina-tion, faite de répulsion et/ou d’attrait, pour les « autres » du langage écrit1, en particulierpour l’image et le son.

Des premières formes de presse quotidienne au développement du World WideWeb en passant par la photographie, le phonographe, la radio, le cinéma, la télévisionet l’informatique, les principales innovations techniques qui marquent l’histoire cultu-relle du XIXe siècle à nos jours n’ont eu de cesse de pousser plus loin des modalités demise en présence de l’audio-visuel : de l’image fixe de la photographie à l’interactivité età l’intermédialité démocratisées sur le Web. Tout se passe comme s’il s’agissait de

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conduire la médiatisation – le caractère de moyens de ces outils – jusqu’à sa démédiati-sation, de façon à donner lieu à une présence plus vraie que nature.

L’audio-visuel tranche avec l’identité médiologique traditionnelle du fait litté-raire. D’une part, il ne relève pas de façon principale de la chose écrite. En outre, la plu-part de ces médias ne sont généralement pas envisagés comme des arts à part entière,exception faite du cinéma, et, dans une certaine mesure, de la photographie. Devant cesnouvelles techniques d’enregistrement, supports d’archivage et modes de diffusion nonseulement de leur travail, mais aussi de leur figura publique que constituent la presse,la radio, la télévision et internet, les écrivains ont un statut double : ils sont les objets deces nouvelles formes médiatiques, qui les mettent en scène, mais dans le même temps,celles-ci constituent un nouvel environnement pour leur travail, aussi inquiétant qu’ex-citant, en fonction duquel ils sont tenus de se positionner.

PresseDès le milieu du XIXe siècle, en ce qui concerne le monde francophone, l’ap-

parition de la presse quotidienne, acte de naissance de ce qui deviendra la « civilisationdu journal2», transforme en profondeur le champ littéraire, qui se voit investi par desimpératifs économiques dont il se pensait jusqu’alors relativement préservé. Dans unpremier temps, le contingent des journalistes est issu d’autres sphères d’activité, la politique, le droit, mais, surtout, la littérature. Nombre d’écrivains se font journalistes,tant pour des raisons pécuniaires que par ambition de toucher un plus large public, à une époque où la pratique n’est pas encore professionnalisée.

Cependant, à l’instar de Balzac – à l’avant-garde du combat pour le droit d’au-teur3 – et Dumas, quelques écrivains commencent à (bien) vivre de leur plume, et cer-tains vont jusqu’à fonder leurs propres journaux (Dumas encore, avec Le Mousquetaire).Cette commercialisation de la chose littéraire contribue à instituer, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, un clivage entre une « production de masse », ayant pourfinalité le profit, et une « production restreinte », qui rejette des contraintes commercialeset aspire à la reconnaissance d’un public choisi4. Dans cette optique, certains fustigentle compromis du littéraire avec la presse : Balzac, pourtant l’un des premiers à tirer profitde la diffusion du roman dans les journaux, établit dans Illusions perdues un parallélismeentre prostitution et presse, tandis que Sainte-Beuve parle de « littérature industrielle ».

Corollairement, le développement de ces nouvelles formes (et de ces nouveauxrythmes) de publication génère l’apparition de pratiques discursives inédites, voire denouveaux genres. Parfois éphémères, ceux-ci résultent des contraintes formelles commedes nouvelles possibilités des nouveaux médiums. L’exemple le plus connu, concernantla presse, est incontestablement celui du roman-feuilleton, qui doit son développementà la nécessité dans laquelle se trouvent les directeurs de journaux d’attirer et de fidéliserleur lectorat. L’idée vient ainsi à Émile de Girardin de faire figurer en bas de page – le « feuilleton » – un roman en épisodes paraissant quotidiennement. Le succès remportépar le genre, en dépit des querelles qu’il suscite5, est indéniable, et nombre de grandsromans du XIXe siècle seront d’abord publiés sous cette forme avant d’être repris en

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volume. En même temps que cette transformation significative du travail d’écriture et saprofessionnalisation au sein du journal, la littérature se voit ainsi modifiée dans sesformes. Il est évident que le découpage en épisodes détermine le rythme de la narration– fréquents alinéas, les auteurs étant payés à la ligne – et que les finalités de ce mode dediffusion – la fidélisation – supposent un art du suspense survenant en particulier à lafin de l’épisode du jour. D’autres genres, comme le poème en prose, se développent ausein du journal, notamment chez Baudelaire, avant d’acquérir leurs lettres de noblesseen étant rassemblés, en recueil, dans un volume6. On peut également songer à l’entretien,quoiqu’il ne constitue pas une forme spécifiquement littéraire, puisqu’il peut être le faitd’hommes politiques, de vedettes, etc.

La vocation commerciale de la presse en fait un lieu promotionnel par excel-lence, que certains ne manqueront pas de mobiliser à cette fin. Ainsi de Zola, qui, familierdes affiches, assure avec Jules Laffitte une campagne de lancement de Nana dans Le Voltaire à travers des effets d’annonce et des prépublications du nouveau roman, maisaussi des offres promotionnelles : un exemplaire de L’Assommoir est par exemple offertpour tout abonnement au journal7. Certains adoptent des stratégies plus conquérantes,au point de faire de la publicité un mode de création et de diffusion à part entière. Ce faisant, ils suivent l’invitation de Blaise Cendrars, qui affirme que « la Publicité EstLa Fleur De La Vie Contemporaine » dans « Publicité = Poésie ». De même, le surréalistebruxellois Paul Nougé détourne les slogans publicitaires dans le projet « La publicitétransfigurée », qui consiste à faire se déplacer des hommes-sandwichs avec des sloganspoétiques sans aucune finalité publicitaire.

Progressivement, la professionnalisation du métier de journaliste modifie le sta-tut de l’écrivain : le premier a le monopole du contact « direct » avec le réel dont il rendcompte, tandis que le second se réserve le domaine de l’imagination et de l’esthétique.Dans le même temps, des écrivains aspirent à se dégager de leur nouveau costume tropétroit et à suivre eux aussi « le mot d’ordre du vécu »8. Certains écrivains font doubleprofession d’écrivains et de journalistes, en particulier les reporters, figures héroïques de l’entre-deux-guerres, comme Kessel, qui fait rêver tant d’écrivains. En intégrant desimages, grâce aux évolutions de la technique photographique notamment, à l’espace-page du journal et des magazines, la presse gagne en effet encore en efficacité.

PhotographieL’invention de l’« écriture de la lumière » en 1839 change la façon de voir le

monde et interroge la manière de le rendre. Elle participe à un changement de « régimede visibilité »9. En tant qu’outil de reproduction fidèle, elle affecte l’identité du littérairevia la question du réalisme en particulier. Comment les écrivains pourraient-ils demeurersans réaction devant l’apparition de cette technique nouvelle, qui peut leur apparaîtrecomme une inquiétante concurrente ? C’est en vertu de ces capacités mimétiques queBaudelaire jette l’anathème sur la photographie, qui devrait être « la servante dessciences et des arts, mais la très humble servante…10». Cependant, et dans le mêmetemps, la photographie est vite adoptée, tant comme modèle du roman réaliste (Balzacaspire à « daguerréotyper [la] société »11) que comme instrument de révélation potentiel

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de l’occulte, chez certains écrivains sym-bolistes de la fin du XIXe siècle (Villiers del’Isle-Adam par exemple).

De la même façon, la perceptionde la photographie oscille chez les écri-vains entre un symbole de la durée et del’instant. Elle sert par exemple de méta-phore à la mémoire et Brassaï montre quel’œuvre de Proust est comme une « pho-tographie gigantesque ». Chez d’autresécrivains, la photographie est liée à l’ima-ginaire du reportage, de la note sur le vifet de l’instantané. Elle sert ainsi de modèle poétique au surréalisme et à lathéorie de l’Explosante-Fixe (Breton), àCendrars (avec Kodak (1924), recueil depoèmes qu’il présente comme des « pho-

tographies verbales »), à Paul Morand(USA-1927 est sous-titré « Album de photographies lyriques ») ou à PhilippeSoupault (« Photographies animées »12).Après guerre, elle contribue également à une redéfinition du réalisme dans le nou-veau roman autour d’Alain Robbe-Grilletou de Claude Simon, deux écrivains quipratiquent aussi la photographie, commeavant eux Hugo, Zola ou même Rimbaud.

En plus de 150 ans, la photogra-phie bouleverse le projet descriptif de lalittérature, comme le reconnaissent aussibien Paul Valéry (« Discours pour le cen-tenaire de la photographie », 1939) queBreton (Manifeste du surréalisme, 1924) :la littérature peut alors renoncer à l’illu-sion réaliste et se libérer du poids de la mimésis. On peut regretter cette montée enpuissance de l’image comme Baudelaireou Walter Benjamin (Petite Histoire de laphotographie, 1931 ou L’Œuvre d’art àl’époque de sa reproductibilité technique,1935) ou au contraire s’en réjouir. Lesécrivains pensant comme Pierre Mac Orlan

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Blaise Cendrars, Kodak (documentaire), Paris,1924. La firme s’est opposée à la réédition de sonœuvre en 1944 sous le même nom. Le choix dece nom s’explique pourtant. Comme la photogra-phie qui prélève des morceaux de la réalité, cer-tains poèmes de Cendrars ont été «taillés àcoups de ciseaux» dans un des romans de sonami Gustave Lerouge. © Collection privée.

Emilio Lopez Menchero, Trying to be Balzac à labretelle, 2008, photographie © Courtesy GalerieNadja Vilenne, Liège.

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que « l’art photographique est un art littéraire»13 ne sont pas rares. En immobilisant letemps, l’image photographique, explique-t-il, fait connaître un autre lieu et une autreépoque et stimule ainsi l’imagination.

Il existe plus précisément deux relations particulières du photographique à lalittérature : l’illustration (l’image accompagne le texte) et le portrait d’écrivain (elle figurel’auteur)14. L’illustration se développe lentement, en raison de ses conditions techniqueset économiques mais aussi de la relative mauvaise réputation de la photographie. Le premier récit-photo, Bruges-la-morte de Georges Rodenbach (1892), reste longtempsun hapax, qui se démarque du roman-photo stéréotypé à la mode autour de 190015. L’illustration photographique ne prend véritablement son essor que dans les années1930.

Elle intéresse notamment les avant-gardes, dont Breton, qui commande desphotographies ou réutilise des images pour Nadja ou L’Amour fou selon un principe de collaboration entre écrivains et photographes fréquent alors : Aveux non avenus deClaude Cahun, avec ses propres montages photographiques (1930) ou encore Les Jeux de la poupée de Hans Bellmer (1939) avec des textes de Paul Éluard. Dans la lignéede Paris de nuit de Brassaï et Paul Morand (1933), l’après-guerre intensifiera la produc-tion de livres de photos commentés ou préfacés par des écrivains, par exemple D’uneChine à l’autre de Sartre et Cartier-Bresson (1955).

Aujourd’hui, les œuvres hybrides se multiplient en même temps que se brouil-lent certaines frontières entre genres littéraires et disciplines artistiques. La photographie,présent déjà passé, trace d’un « ça a été »16, nourrit les usages autobiographiques et autofictionnels d’un Hervé Guibert, avec son roman-photo Suzanne et Louise (1980), de Denis Roche ou encore d’Annie Ernaux. Une artiste comme Sophie Calle mêle le médium photographique et le médium littéraire, qui se côtoient enfin plus que jamaisdans le monde du multimédia, bien souvent couplées dans la pratique du blog. Au coursde leur histoire commune, de la rencontre ponctuelle dans l’espace de la page à la collaboration la plus étroite, les liens entre littérature et photographie sont souvent passionnels, du moins jusqu’à ce que le cinéma hypnotise les romanciers, plus portésque les poètes à se choisir un modèle narratif.

Cinéma17

Dès la fin du XIXe siècle, l’apparition du cinéma fait craindre pour l’avenir dela culture lettrée. Dans le même temps, son succès populaire apparaît aussi comme unformidable outil de diffusion du littéraire. Les films de Georges Méliès, par exemple, sontsouvent adaptés ou inspirés d’œuvres littéraires (Le Voyage dans la lune de Jules Verne),tandis que les scénettes des Frères Lumière se calquent sur un modèle théâtral. Les sources fictionnelles du cinéma sont ainsi, dans un premier temps du moins, majo-ritairement littéraires, et auteurs (en tant que scénaristes ou réalisateurs) comme acteursse tournent promptement et presque tout naturellement vers le 7e Art. Ainsi, dans l’en-tre-deux-guerres, l’essor du cinéma de fiction va de pair avec le déclin des théâtres, souvent reconvertis en salles de projection. Parallèlement, le cinématographe, comme

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la photographie, diffuse de plus en plus largement le spectacle du monde, notamment àtravers les actualités (depuis 1909 en France).

Le cinéma fait l’objet de réactions exacerbées et ambivalentes de la part des écri-vains. Au mépris d’une part importante des intellectuels pour ce que Georges Duhamel appelle un « passe-temps d’illettrés » répond l’enthousiasme du Cendrars de L’ABC du cinéma : « Renouveau ?! Renouveau ?! Éternelle Révolution ». Nombreux sont alors les écrivains à entreprendre l’écriture de scénarios, plus ou moins tournables (La Fin du monde filmée par l’Ange Notre-Dame, de Cendrars), ou simplement à vouloir inventer unnouveau style cinématographique. Philippe Soupault, Pierre Albert-Birot ou Benjamin Fondane se posent ainsi en héritiers du « devin médiologique18» qu’était Apollinaire dans sa conférence de 1917 « L’Esprit nouveau et les poètes ». Les déceptions sont cependant nombreuses et, en France, rares sont ceux, comme Jean Epstein, qui réussissent pleinementleur conversion.

Au début du XXe siècle et jusque dans les années 1930, les écrivains se mon-trent particulièrement sensibles à la dimension documentaire de l’art cinématographiqueet à la magie de l’image, qui permettent un contact immédiat avec le public. Après laGrande Guerre, certains d’entre eux fréquentent assidûment les salles obscures, à l’instarde Cendrars, Desnos ou Aragon qui se nourrissent des images de ces mythes modernesque sont Fantômas ou Charlot. Le cinéma séduit par la vitesse grisante des images etpar sa capacité à captiver les foules, qui le font parfois comparer à un rite ou à un ras-semblement religieux. Mais cette fascination est paradoxale, puisqu’elle porte sur unetechnique où l’image prend une place prépondérante par rapport à l’écrit, du moinsjusqu’à l’invention du parlant en 1927 (qui fait bouder le cinéma à bien des écrivains),ce qui explique pourquoi la culture cinématographique se présente parfois, encore au-jourd’hui, comme une anti-culture littéraire. Des enjeux économiques interfèrent dansle débat sur le statut artistique ou industriel du cinéma et créent des préjugés tenacesdevant l’adaptation et, plus encore, la novellisation. Les relations entre littérature et cinéma sont aussi marquées par l’opposition de leurs modes de production et de récep-tion: si la littérature naît dans un silence solitaire – de préférence nocturne –, le cinémaest un travail d’équipe où sont exploitées des compétences diverses et des spécialisationstechniques qu’un seul individu ne peut aucunement maîtriser ensemble, et se vit ausside façon plus collective que la lecture.

Les années 1930 voient se resserrer les liens entre littérature et cinéma. Denombreux écrivains sont amenés à prendre part à des aventures cinématographiques,en tant qu’acteurs (Antonin Artaud fait figure de pionnier), mais surtout en tant que scénaristes. Les célèbres collaborations de Marcel Carné et de Jacques Prévert comptentparmi les plus marquantes réussites du cinéma français, et mettent volontiers en scènedes milieux littéraires, comme dans Drôle de drame (centré sur un personnage d’écrivain)ou Les Enfants du Paradis (milieux du théâtre romantique).

Certains poussent l’attrait jusqu’à devenir réalisateurs à part entière, comme Cocteau, Pagnol et, plus tard, Duras ou Robbe-Grillet, souvent à l’occasion de l’adaptation

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de certaines de leurs œuvres, comme s’il s’agissait pour l’écrivain de maîtriser les nou-velles formes qui sont données à ses créations littéraires. En retour, certains films deviennent livres, comme chez Duras, mais aussi chez des cinéastes dits « littéraires »comme Eric Rohmer avec Les Contes moraux ou François Truffaut avec Les Aventuresd’Antoine Doinel. La Nouvelle Vague, en particulier, développe un rapport paradoxal à la littérature : tout en voulant se démarquer du « cinéma de papa » (les adaptationsd’un Christian-Jaque par exemple) en créant un art spécifiquement visuel, ils font parfoismontre d’un fétichisme pour l’objet livre (chez Truffaut, dans le cycle « Antoine Doinel»,mais aussi dans L’Homme qui aimait les femmes ou dans Fahrenheit 451) ou pour l’exer-cice de la citation littéraire (chez Godard, en particulier dans Pierrot le Fou et dans Alphaville).

La fascination réciproque entre littérature et cinéma apparaît enfin dans la figuration de personnages d’écrivains. Il y a dans certains cas une dimension autobio-graphique à cet investissement créatif, comme chez Claude Simon ou chez Duras quijoue son propre rôle aux côtés de Gérard Depardieu dans Le Camion (1977). Ainsi, lesécrivains interrogent leur figure publique, mais pensent aussi, par la combinaison del’image et du verbe, leur travail d’écriture et les métamorphoses du genre romanesquesous l’influence du 7e art. Ils apparaissent aujourd’hui principalement dans un cinémaintellectuel chez Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Christophe Honoré ou ChantalAkerman et tout récemment encore dans L’Amour dure trois ans (2011), le « meilleur film » – et pour cause, c’est le seul – de l’écrivain à succès Frédéric Beigbeder, qui a décidé de passer derrière la caméra pour porter à l’écran l’un de ses romans.

Disques et RadioPendant audio de l’enregistrement visuel, l’apparition du phonographe et des

outils de diffusion du son bouleverse également la façon dont les écrivains envisagentleur travail. Le phonographe apparaît comme un appareillage quasi magique, qui permetde réaliser le rêve de certains de voir l’écriture prendre vie. Il donne lieu à une vagued’enregistrements de paroles de figures importantes du temps comme Sarah Bernhardt,ainsi que d’écrivains, comme Apollinaire dont les Archives de la parole enregistrent troispoèmes en 1913. D’autres après lui, Cocteau, ou plus récemment, Sarraute enregistrentleurs textes, comme si ceux-ci gagnaient en authenticité et en pouvoir de fascinationlorsqu’ils émanent du corps de l’auteur.

Expérience envoûtante, l’enregistrement sonore devient chez certains un modèlede création. Apollinaire rêve de « poèmes-conversation [sic] où le poète au centre de lavie enregistre en quelque sorte le lyrisme ambiant » (« Simultanisme-Librettisme », 1914),Paul Morand fait mine d’enregistrer ses poèmes au dictaphone (USA 1927, 1928) et Cendrars présente Les Confessions de Dan Yack (1929) comme une retranscription d’enregistrements sur dictaphone. Dans les années 1920, le groupe surréaliste français développe la théorie de l’écriture automatique qui emprunte largement au modèle del’enregistrement sonore. Après guerre, des « poètes sonores » comme Bernard Heidsieck,par exemple avec ses «poèmes-partitions » (1955-65), François Dufrêne ou Henri Chopinutilisent le son comme une véritable matière première19.

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Georges Benz, Claude Simon (sur le tournage du film Georges Benz et Peter Bruger, Triptyque avec Claude Simon.Film autobiographique et fictionnel pour la télévision allemande), Allemagne © Avec l’aimable autorisation de M. Calle-Gruber et des Presses de Sorbonne Nouvelle (droits réservés).

Marguerite Duras, Le Camion (droits reservés).

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Durant l’entre-deux guerres apparaît la radio, qui fait place aux écrivains enles convoquant sur les ondes à l’occasion d’entretiens, qui constituent pour bien deslecteurs le premier contact avec un écrivain. La radio, à l’instar du cinéma, se trouve investie, à la même époque, comme espace de création à part entière par certains écri-vains qui ont réalisé de véritables émissions (Robert Desnos et Carlos Larronde). Elleest par exemple un vecteur de diffusion, mais aussi de création pour Le Soulier de Satinde Claudel, en 1942. Le speaker qui introduit la diffusion de la pièce affirme en effet que « [d]ans l’état actuel du théâtre, la radio seule pouvait aborder la réalisation du Soulier de satin ». Certains poètes comme Éluard, Prévert ou Soupault sont régulièrementprésents sur les ondes : la radio est alors perçue comme le moyen de faire découvrir lapoésie à un large public, que le but soit politique ou simplement didactique. Le degréd’investissement du médium radiophonique, entre simple relais de diffusion et champ àconquérir, varie selon les écrivains et les circonstances de leur collaboration avec laradio. Ainsi Antonin Artaud entreprend-il, fraîchement sorti de sa maison d’internementde Rodez où il a passé la guerre, de réaliser une émission radiophonique, Pour en finiravec le jugement de Dieu (1947). Quant à Jean Tardieu, directeur du « Club d’Essai » dela RDF, il écrit un nombre important de pièces radiophoniques.

La radio est donc un puissant vecteur d’oralisation de la poésie dans les années1940 et 1950 et elle contribue à faire sortir la littérature « hors du livre »20. Le disque etla radio contraignent la littérature à quitter sa tour d’ivoire et contribuent à ce que lesécrivains investissent des formes de culture populaire, comme la chanson (Boris Vian,ou encore Sartre et Mac Orlan pour Juliette Gréco). De nombreux musiciens chantentdes écrivains, comme Paul Fort (Brassens), ou Baudelaire, Verlaine et Rimbaud (Ferré).Aujourd’hui, la chanson française continue de s’approprier et de faire revivre le patri-moine littéraire (par exemple Les Têtes raides et « L’Amour tombe des nues » de Desnos),tout comme la pop-rock (ainsi de « M » reprenant des textes de sa grand-mère AndréeChedid) mais aussi les musiques dites actuelles, notamment la vague électronique. Le DJ français Doctor Flake propose par exemple une interprétation visuelle et sonorede poèmes de Verlaine (« Colloque sentimental ») ou de Prévert. DJ Spooky, le musiciennew-yorkais Paul D. Miller, va plus loin encore en mixant des enregistrements d’écrivainset de philosophes avec de la musique électronique (ses deux albums concepts, Rythmscience en 2004 et Sound Unboud en 2008). Cette réutilisation de matière sonore est typique des pratiques de recyclage du post-modernisme et apparaît sophistiquée en regard des pratiques télévisuelles.

TélévisionL’apparition du petit écran dans les foyers constitue un bouleversement de

civilisation d’un ordre tel qu’il paraît difficile, de nos jours, de mesurer ce qu’il a pu représenter, tant cet instrument fait désormais partie de notre quotidien. À nouveau, lalittérature et le livre, et partant les écrivains, voient apparaître un concurrent potentieldans leur sphère d’influence. Malgré le développement simultané, durant les années cinquante, des collections de poche, le temps passé devant le petit écran est souventperçu comme un temps « volé » à la lecture. La télévision a pu néanmoins contribuer àun essor des ventes en assurant aux parutions une promotion sans précédent.

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De la même façon que le cinéma, la télévision se calque dans un premier tempssur ses prédécesseurs, le cinéma et le théâtre (elle diffuse des films et des captations dereprésentations). Avec l’école, elle est une des portes d’entrée vers le théâtre. Corollai-rement, les premières émissions de télévision consacrées à la littérature, Lectures pourtous (1953-1968) apparaissent comme de la radio filmée, avant de trouver leur formule21.Le flambeau de l’émission de Pierre Dumayet est repris par Bernard Pivot avec Ouvrezles Guillemets (1973), Apostrophes (1974-1990) et Bouillon de culture (1990-2001). Signe d’une époque où « la télévision aimait les écrivains », ces émissions s’avèrent d’uneimportance cruciale pour la littérature dans la deuxième moitié du XXe siècle. Inviter sur un plateau de télévision des gens dont le métier est l’écrit pour les faire parler, leplus souvent rapidement, d’œuvres qu’ils ont parfois mis des années à écrire ne va passans difficulté. On retrouve également contre la télévision certaines des critiques quiétaient adressées à la presse au XIXe siècle, par exemple aux Causeries du Lundi deSainte-Beuve. On lui reproche notamment la trop grande personnalisation des émissionslittéraires qui s’intéressent davantage à l’écrivain qu’à ses livres.

La télévision agit également comme caisse de résonance pour les événementsqui jalonnent la vie littéraire surtout lorsqu’ils rencontrent des enjeux de société. La première chaîne française retransmet par exemple en 1981 la réception de Margue-rite Yourcenar, première femme à entrer à l’Académie française, et les remises de Prixlittéraires sont elles aussi médiatisées, ainsi que les polémiques qu’ils suscitent par-fois : on se souvient des débats qui se sont envenimés autour du prix Goncourt deMarie NDiayé et de son prétendu « devoir de réserve » en 2009. Dans le même temps,en tant que technique d’enregistrement, la télévision devient rapidement une archivede la mémoire littéraire de la seconde moitié du XXe siècle. La collection de documen-taires Un siècle d’écrivains (1995-2001) va encore plus loin en reprogrammant des extraits d’émissions littéraires anciennes, qui passent ainsi du statut d’actualité litté-raire à celui de patrimoine.

Au regard des médias sonores, de la photographie ou du cinéma, la télévisionne suscite pas beaucoup d’œuvres hybrides ou de collaborations de la part des écrivains.Les Lieux d’une fugue de Georges Perec, commande de l’INA à l’écrivain (1978) ou lespièces télévisuelles de Samuel Beckett, comme …que Nuages… réalisé pour la télévisionallemande en 197722, font figure d’exceptions. Doit-on expliquer ce phénomène par lemépris pour un médium souvent jugé vulgaire ou par la relative indifférence des milieuxtélévisuels pour la culture lettrée ? En tout cas, la télévision, lorsqu’elle apparaît dansles œuvres littéraires, a souvent mauvais genre, ainsi qu’en témoignent La Télévision deJean-Philippe Toussaint (1997), J’habite dans la télévision (2006) où Chloé Delaumeconsigne les résultats de son visionnage intensif du petit écran comme véritable traite-ment de choc, ou encore les chroniques acerbes de Christian Prigent, Le Monde est marrant (Vu à la télé) (2008). S’intéresser à la télévision quand on est écrivain, commes’intéresser au cinéma avant que la cinéphilie ne soit intellectuellement anoblie, écouterdu rock ou du rap, ou encore jouer aux jeux vidéo (encore Chloé Delaume avec CorpusSimsi, 2003), apparaît comme une posture anti-élitiste. Ce phénomène ne touche pasl’informatique que se sont relativement vite approprié les écrivains.

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Informatique et InternetLes écrivains se sont rapidement familiarisés avec l’ordinateur dont l’usage est

dans un premier temps presque exclusivement limité au traitement de texte, de sortequ’il n’apparaît que comme une machine à écrire perfectionnée. Les ordinateurs chan-gent sensiblement la donne pour les écrivains, dans leur travail de création : les manus-crits sont souvent remplacés par des fichiers de différents états du texte, sur des supportsvariés. Corollairement, la possibilité du copier-coller et d’autres manipulations textuellesconditionnent l’écriture, notamment chez des écrivains sensibles aux recyclages textuelsou à la dimension ludique de l’écriture (Jacques Roubaud, Eric Chevillard ou l’écuriePOL par exemple). Le texte informatisé – celui des autres ou le sien propre – devient unevéritable matière première littéraire, malléable et jamais achevée. Blogs et sites internetpermettent en effet comme jamais de rendre publics des écrits supposés intimes, maisils montrent aussi les coulisses d’une création in progress. Une fois encore, le médiumne se borne pas à accompagner la diffusion de la littérature, mais devient une des fabriques des écrivains.

En littérature numérique ou intermédiatique, non seulement les écrivains tiennent la plume, mais ils disposent aussi de certaines compétences informatiques plusou moins élaborées selon les outils qu’ils utilisent et selon leurs objectifs. Nombreusessont ainsi les possibilités d’ajouts de médias visuels ou sonores dans un texte. Internetpermet aussi une réappropriation de la médiatisation par les écrivains qui ont désormaisla possibilité de construire relativement librement un blog, une page ou un site. La pos-sibilité de mise en ligne directe bouleverse enfin les conditions et l’ampleur de l’exposi-tion de soi. La révolution Internet porte tout autant sur la lecture que sur l’écriture23. Lemédium permet une réactivité directe, c’est-à-dire qu’un écrivain peut intégrer les réac-tions de ses lecteurs dans son texte, et la lecture sur l’écran, fragmentée et portée auzapping, va même jusqu’à favoriser certaines formes courtes comme la nouvelle ou lapoésie, au détriment du roman plus associé à la forme livre et à l’édition traditionnelle.

Des œuvres complètes de Zola ou de Balzac accessibles d’un simple clic à lamultiplication de textes d’auteurs attendant d’être « découverts » entre deux spams, enpassant par le développement du livre numérique à télécharger qui inclut de ponctuellesmises à jour (Arnaud Maïsetti, Anticipations, par exemple), l’offre littéraire sur Internetdonne le vertige. En matière de littérature comme pour le reste, l’enjeu majeur d’Internetse situe au niveau des processus de sélection et de mise en valeur, qui correspondent à une activité éditoriale traditionnelle. Du cadre dans lequel les textes littéraires sontprésentés, qu’Emmanuël Souchier appelle « l’énonciation éditoriale24», dépendent leurlégitimité et leur visibilité. Outre les institutions du livre – les bibliothèques, en tête des-quelles la BnF, et, plus réticentes, les maisons d’édition – surgissent de nouveaux cadrescollectifs d’édition ou revues : la « revue de littérature hypermédiatique » BleuOrangeau Québec (http://revuebleuorange.org/), en France, la plate-forme de François Bon quipublie notamment la revue D’Ici là de Pierre Ménard (http://www.publie.net/) ou, en Bel-gique, le collectif ON-LIT.be. Si les blogs et sites d’écrivains sont aujourd’hui innombra-bles, un rapide parcours, comme le propose Christine Genin via twitter entre autres, oule pharaonique projet des Archives de l’internet que mène la BnF depuis 1996 (notam-

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ment le parcours guidé « (S’)écrire en ligne : journaux personnels et littéraires»), montrentqu’il existe sur Internet la même tension que dans les autres médias entre la diffusionou l’enregistrement, dans lequel le médium n’est qu’une vitrine ou un outil de sauve-garde, et l’utilisation créative de ce même médium. Ce type de débat dépasse la seulequestion de la posture, parce qu’il met en jeu l’attitude de l’écrivain face aux médias,mais aussi sa pratique et ses usages.

Dans l’histoire des médias, l’apparition d’Internet peut apparaître de nos jourscomme l’accomplissement d’un processus, bien qu’il n’en soit de toute évidence qu’àses balbutiements. Le fait est que le perfectionnement constant des outils à dispositiona rapidement permis au réseau de faire figurer de façon commode et avec un rendu degrande qualité photographies, documents sonores et vidéos. C’est dire que le net a en quelque sorte largement phagocyté l’ensemble des autres médias comme la télévision a pu le faire avant lui, pour devenir le moteur de rénovation le plus visible et connu – bien qu’encore méconnu dans ses productions spécifiques – de la littérature auprèsdu grand public. Enfin, les dimensions tentaculaires d’Internet posent de façon particu-lièrement aiguë la question de la sauvegarde et de l’accessibilité d’un patrimoine qui,jusqu’à récemment, est demeuré essentiellement livresque.

Après le livre ?« Notre époque est une époque dont l’apparition est remarquable puisque, pour

la première fois depuis la naissance de l’homme, ses efforts aboutissent à la créationd’un outillage absolument nouveau. […] Le phonographe, l’appareil de prises de vuesont à l’entrée de ce “pays de tout le monde” qu’est le domaine de l’imagination25», écritMac Orlan en 1929. L’écrivain, fasciné par les « mots en graphe », réfléchit durant l’en-tre-deux-guerres à l’impact des nouvelles technologies sur « l’art d’imagination » qu’estla littérature. Les médias permettent en effet, hier comme aujourd’hui, un accès directau monde et au contemporain. Le paradoxe dure depuis l’époque romantique : pour lesécrivains, les journaux d’abord, la photographie et le cinéma ensuite, la télévision et Internet enfin semblent permettre une plus grande proximité avec le réel.

Pour un écrivain, se frotter aux médias revient à courir le risque de l’« impureté»et celui de reconnaître les limites de l’écriture. De Baudelaire réagissant violemmentcontre l’influence de la photographie sur l’imagination aux débats actuels autour de l’uti-lisation littéraire de Wikipedia (Michel Houellebecq) ou de faits-divers surmédiatisés(Régis Jauffret), le rapport des écrivains aux médias suscite toujours des réactions exa-cerbées, dans un rapport angoissé à la technique et au public : touche-t-on le « lecteur »comme le « public » constitué d’auditeurs, de téléspectateurs et d’autres internautes ?Derrière les célèbres cas d’allergie aux médias (Salinger, Pynchon ou Kundera), la grandemajorité des écrivains semblent s’accommoder de cette nouvelle donne médiatique. Etils sont plus nombreux qu’on ne le croit à considérer aujourd’hui le développement del’hypermédiatique comme une chance, qui en changeant en particulier la perception dela littérature comme une série d’œuvres achevées dans une bibliothèque, fait apparaîtred’autres potentialités de développement du littéraire : de nouvelles pratiques d’oralité,de collaboration ou les différentes étapes de la création dans le cas du cinéma ou de la

IV. L’écrivain et les médias

Écrivains: modes d’emploi. De Voltaire à bleuOrange

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radio par exemple. Les médias les plus récents ajoutent à cela une désacralisation del’acte de publication (puisque le texte peut être lu en cours d’écriture et qu’on le met à jour autant de fois qu’on veut), et, corollairement, minent la posture romantique ducréateur solitaire.

Paradoxalement l’omniprésence des médias extérieurs aux livres semble avoirrenforcé la conscience de la matérialité du livre, exemplifiée par la spectaculaire spatia-lisation du texte poétique dans le Coup de Dès de Mallarmé. Mais elle a dans le mêmetemps brisé la transparence médiatique en montrant que le livre n’était pas le médiumunique et évident de la littérature. Plus la dématérialisation du texte opère, plus l’on est conscient de son existence en tant qu’objet spécifique. Texte et livre, longtemps pensés comme une entité indissociable, vont désormais vivre leurs propres vies. Si lelivre demeure encore, de nos jours, le principal vecteur de légitimation du littéraire entermes de support, va-t-on aujourd’hui vers une disparition de l’objet-livre et une dissé-mination des textes littéraires sur une multitude d’autres supports ? Au contraire, le livren’est-il pas l’étape nécessaire pour qu’un texte s’incarne – la réalisation médiatiquen’étant qu’un premier temps avant le passage vers le livre26 ?

Les craintes suscitées par les nouveaux médias se cristallisent sur l’idée de patrimoine car cette circulation médiatique se joue au présent, mais concerne aussi l’ave-nir. Internet change la donne : conservation et transmission des livres se font désormaisen dehors du support du livre. Un patrimoine doit être à la fois sauvegardé et rendu visible, mais, si Internet permet de sauver un nombre vertigineux de données – littérairesou non – dans quelle mesure celles-ci sont-elles et resteront-elles véritablement acces-sibles ? Ces enjeux, jusque-là cantonnés aux bibliothèques, se trouvent depuis le débutdu XXIe siècle propulsés au cœur de débats juridiques, économiques et même diploma-tiques. Les questions d’archivage échappent aux seules bibliothèques et ce sont les sociétés tout entières qui doivent faire des choix cruciaux, symbolisés par, d’un côtéGoogle Books, nourri en partie de la numérisation massive des fonds universitaires amé-ricains, et de l’autre par sa réponse européenne, Europeana, qui fait d’emblée le tri entrela culture légitime, émanant d’institutions ou d’organismes reconnus, et celle qui n’estpas reconnue comme telle.

Les rapports entre les écrivains et les médias laissent deviner une équation àplusieurs inconnues, qui ne doit pas pour autant paralyser toute initiative. Les transfor-mations actuelles sont en effet à penser comme une étape. Le directeur de la bibliothèqued’Harvard et fondateur du Projet Gutenberg, pionnier de la numérisation des textes lit-téraires, Robert Darnton, tout comme François Bon, incontournable agitateur de l’Inter-net littéraire francophone (tierslivre.net, remue.net, publie.net) ne cachent pas leurenthousiasme. Loin de toute posture mélancolique et à contre-courant de tout scénariocatastrophiste, ces deux spécialistes et acteurs de l’histoire du livre sont optimistes quantà son avenir, parce qu’ils ont pensé les transformations d’hier, mais aussi parce qu’ilsœuvrent à celles d’aujourd’hui et de demain.

David MARTENS & Anne REVERSEAU

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NOTES

1 A. RYKNER, Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, Corti, 2004.2 D. KALIFA, Ph. RÉGNIER, M.-È. THÉRENTY et A. VAILLANT (éd.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2012. Voirégalement M.-È. THÉRENTY, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris,Seuil, 2007.3 J. BAETENS (éd.), Le Combat du droit d’auteur: anthologie historique suivie d’Un entretien avec AlainBerenboom, Paris, Impressions nouvelles, 2001.4 P. BOURDIEU, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1998.5 L. DUMASY (éd.), La Querelle du roman-feuilleton : Littérature, presse et politique, un débat précurseur(1836-1848), Grenoble, Ellug, 1999.6 A. VAILLANT, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2010.7 Voir, par exemple C. BECKER, dans « Les “Campagnes” de Zola et ses lettres ouvertes », dans LesCahiers de l’Association internationale des études françaises, n°48, 1996, p. 75-90. 8 M. BOUCHARENC, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Lille, Presses du septentrion, 2004.9 Ph. ORTEL, La Littérature à l’ère de la photographie, enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002. 10 Ch. BAUDELAIRE, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859, P.-L. ROUBERT (éd.), Étudesphotographiques, n°6, mai 1999, p. 22-32.11 H. DE BALZAC, Splendeurs et misères des courtisanes, préface de 1844 : « Bien des gens ont eu la velléitéde reprocher à l’auteur la figure de Vautrin. Ce n’est cependant pas trop d’un homme du bagne dansune œuvre qui a la prétention de daguerréotyper une société où il y en a cinquante mille. » La Comédiehumaine, VI, P.-G. CASTEX (éd.), Gallimard, 1977, p. 426.12 A. REVERSEAU, « Photographies animées ou les enjeux poétiques d’un titre : emprunts et transferts »,C. PARDO et al. (éd.), Poésie et médias, XXe-XXIe siècle, Nouveau Monde Éditions, 2012, p. 53-74.13 P. MAC ORLAN, préface à Atget, photographe de Paris (1930), repris dans Cl. CHEROUX (éd.), PierreMac Orlan - Écrits sur la photographie, Paris, Textuel, 2011, p. 81.14 N. DEWEZ & D. MARTENS (éd.), Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n°2, «Iconographies de l’écrivain », mai 2009. [En ligne], URL : http://www.interferenceslitteraires.be/nr2.15 P. EDWARDS, Soleil noir. Photographie et littérature des origines au surréalisme, Rennes, Presses Uni-versitaires de Rennes, 2008.16 R. BARTHES, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard /Le Seuil, 1980.17 J.-L. LEUTRAT (éd.), Cinéma & littérature. Le Grand jeu, Paris, 2 tomes, De l’incidence éditeur, 2010.18 R. DEBRAY, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.19 J.-P. BOBILLOT, Poésie sonore, éléments de typologie historique, Reims, les Éd. le Clou dans le fer, 2009.20 C. PARDO, La Poésie hors du Livre, 1945-1960, thèse de doctorat de Littérature française, univ. Paris-Sorbonne, 2012.21 S. DE CLOSETS, Quand la télévision aimait les écrivains – Lectures pour tous (1953-1968), Bruxelles,De Boeck, 2004.22 A.-C. GUILBARD, « La Tour et le cagibi : Yeats relu par Beckett pour la télévision », Poésie et médias,op. cit. p. 217-234. 23 S. ARCHIBALD, Le Texte et la technique : la lecture à l’ère des médias numériques, Montréal, Le Quarta-nier, 2009.24 E. SOUCHIER, « L’énonciation éditoriale en question », dans Communication & langages, n°154, décembre 2007. 25 P. MAC ORLAN, « Graphismes », Arts et métiers graphiques, n°11, 1928-1929, repris dans Écrits sur la photographie, op. cit., p. 75-79. 26 D. MAINGUENEAU, « Auteur et image d’auteur en analyse du discours », Argumentation et Analyse du Discours, n°3, 2009. [En ligne], URL : http://aad.revues.org/660.

IV. L’écrivain et les médias