"Le diocèse de Belley comme foyer de la principauté savoyarde" dans Le Bugey, 102 (2015), p....

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Le diocèse de Belley comme foyer de la première principauté savoyarde Laurent Ripart (Université de Savoie) Dans l’actuel espace rhônalpin, les alentours de l’an mil furent marqués par une profonde transformation de l’organisation politique qui vit disparaître l’ancien royaume bourguignon des rois de la dynastie rodolphienne au profit d’une nouvelle marqueterie de principautés 1 . La rupture fut d’autant plus importante que ces régions avaient constitué au X e siècle une terre de tradition royale où les souverains rodolphiens venaient fréquemment séjourner, en particulier à Aix où ils disposaient d’une importante résidence royale 2 . Ils s’y voyaient reconnaître une autorité d’autant plus incontestée qu’ils avaient réussi à contenir l’aristocratie laïque en s’appuyant sur les évêques auxquels ils avaient délégué l’essentiel des pouvoirs publics 3 . 1 L’histoire de la royauté bourguignonne a fait l’objet d’un important renouvellement dans les vingt-cinq dernières années : Giuseppe SERGI, « Istituzioni politiche e società nel regno di Borgogna », dans Il Secolo di ferro : mito e realtà del secolo X (19-25 aprile 1990). Spoleto, 1991 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, 38), vol. 1, p. 205-236 ; Guido CASTELNUOVO, « Les élites des royaumes de Bourgogne (milieu IX e -milieu X e siècle) », dans Régine LE JAN (dir.), La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne (du début du IX e aux environs de 920), Lille, 1998 (Centre d’histoire de l’Europe du Nord-Ouest, 17), p. 383- 408 ; Pierrette Paravy (dir.), Des Burgondes au royaume de Bourgogne (V e -X e siècle). Journées d’étude des 26- 27 octobre 2001, Grenoble, 2002, p. 211-250 ; Laurent RIPART, « Le royaume de Bourgogne (888-début du XII e siècle) », dans Thomas Deswarte, Geneviève Bührer-Thierry (dir.), Pouvoirs, Église et société dans les royaumes de France, de Germanie et de Bourgogne, de 888 au début du XIIe siècle, Paris, 2008, p. 72-98 ; Christian Guilleré, Jean-Marie Poisson, Laurent Ripart et Cyrille Ducourthial (dir.), Le royaume de Bourgogne autour de l’an mil, Chambéry, 2008 ; François DEMOTZ, La Bourgogne, dernier des royaumes carolingiens (855-1056) : rois, pouvoirs et élites autour du Léman, Lausanne, 2008 (Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, 4 e série, 9) ; Laurent RIPART, « Le royaume rodolphien de Bourgogne (fin IX e - début XI e siècle) », dans Michèle Gaillard, Michel Margue, Alain Dierkens et Harold Pettiau (dir.), De la mer du Nord à la méditerranée : Francia media, une région au coeur de l’Europe (c. 840 – c. 1050). Actes du colloque de Metz, Luxembourg, Trêves (8-11 février 2006), Luxembourg, 2011 (Publications du CLUDEM, 25), p. 429- 452 et François DEMOTZ, L’an 888, le royaume de Bourgogne, une puissance européenne au bord du Léman, Lausanne, 2012. 2 Laurent RIPART, « Vivre au premier âge féodal dans des terres de tradition royale. L’exemple des pays de la Bourgogne rhodanienne et lémanique » dans Dominique Iogna-Prat, Michel Lauwers, Florian Mazel et Isabelle Rosé (dir.), Cluny, les moines et la société au premier âge féodal (880-1050), Rennes, 2013, p. 229-248. 3 Jean-Daniel Morerod, Genèse d’une principauté épiscopale. La politique des évêques de Lausanne (IX e -XIV e siècle), Lausanne 2000 (Bibliothèque historique vaudoise, 116) et Nathanaël NIMMEGEERS, Évêques entre Bourgogne et Provence. La province ecclésiastique de Vienne au haut Moyen Age (V e -XI e siècle), Rennes, 2014.

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Le diocèse de Belley comme foyer de la première principauté savoyarde

Laurent Ripart

(Université de Savoie)

Dans l’actuel espace rhônalpin, les alentours de l’an mil furent marqués par une profonde transformation de l’organisation politique qui vit disparaître l’ancien royaume bourguignon des rois de la dynastie rodolphienne au profit d’une nouvelle marqueterie de principautés1. La rupture fut d’autant plus importante que ces régions avaient constitué au Xe siècle une terre de tradition royale où les souverains rodolphiens venaient fréquemment séjourner, en particulier à Aix où ils disposaient d’une importante résidence royale2. Ils s’y voyaient reconnaître une autorité d’autant plus incontestée qu’ils avaient réussi à contenir l’aristocratie laïque en s’appuyant sur les évêques auxquels ils avaient délégué l’essentiel des pouvoirs publics3.

1 L’histoire de la royauté bourguignonne a fait l’objet d’un important renouvellement dans les vingt-cinq dernières années : Giuseppe SERGI, « Istituzioni politiche e società nel regno di Borgogna », dans Il Secolo di ferro : mito e realtà del secolo X (19-25 aprile 1990). Spoleto, 1991 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, 38), vol. 1, p. 205-236 ; Guido CASTELNUOVO, « Les élites des royaumes de Bourgogne (milieu IXe-milieu Xe siècle) », dans Régine LE JAN (dir.), La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne (du début du IXe aux environs de 920), Lille, 1998 (Centre d’histoire de l’Europe du Nord-Ouest, 17), p. 383-408 ; Pierrette Paravy (dir.), Des Burgondes au royaume de Bourgogne (Ve-Xe siècle). Journées d’étude des 26-27 octobre 2001, Grenoble, 2002, p. 211-250 ; Laurent RIPART, « Le royaume de Bourgogne (888-début du XIIe siècle) », dans Thomas Deswarte, Geneviève Bührer-Thierry (dir.), Pouvoirs, Église et société dans les royaumes de France, de Germanie et de Bourgogne, de 888 au début du XIIe siècle, Paris, 2008, p. 72-98 ; Christian Guilleré, Jean-Marie Poisson, Laurent Ripart et Cyrille Ducourthial (dir.), Le royaume de Bourgogne autour de l’an mil, Chambéry, 2008 ; François DEMOTZ, La Bourgogne, dernier des royaumes carolingiens (855-1056) : rois, pouvoirs et élites autour du Léman, Lausanne, 2008 (Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, 4e série, 9) ; Laurent RIPART, « Le royaume rodolphien de Bourgogne (fin IXe-début XIe siècle) », dans Michèle Gaillard, Michel Margue, Alain Dierkens et Harold Pettiau (dir.), De la mer du Nord à la méditerranée : Francia media, une région au cœur de l’Europe (c. 840 – c. 1050). Actes du colloque de Metz, Luxembourg, Trêves (8-11 février 2006), Luxembourg, 2011 (Publications du CLUDEM, 25), p. 429-452 et François DEMOTZ, L’an 888, le royaume de Bourgogne, une puissance européenne au bord du Léman, Lausanne, 2012. 2 Laurent RIPART, « Vivre au premier âge féodal dans des terres de tradition royale. L’exemple des pays de la Bourgogne rhodanienne et lémanique » dans Dominique Iogna-Prat, Michel Lauwers, Florian Mazel et Isabelle Rosé (dir.), Cluny, les moines et la société au premier âge féodal (880-1050), Rennes, 2013, p. 229-248. 3 Jean-Daniel Morerod, Genèse d’une principauté épiscopale. La politique des évêques de Lausanne (IXe-XIVe siècle), Lausanne 2000 (Bibliothèque historique vaudoise, 116) et Nathanaël NIMMEGEERS, Évêques entre Bourgogne et Provence. La province ecclésiastique de Vienne au haut Moyen Age (Ve-XIe siècle), Rennes, 2014.

Si ce royaume ne disparut qu’en 1032, à la mort sans héritier du roi Rodolphe III (993-1032), il commença à se disloquer dès la fin du Xe siècle, lorsque surgit au cœur même de ses terres centrales une nouvelle génération de princes qui devaient constituer les fossoyeurs de l’ancien

ordre monarchique4. En 985, apparurent ainsi les premiers ancêtres des comtes de Die, tandis que ceux des comtes de Lyon, futurs Dauphins du Forez, surgirent vers 990. En 996, les Guigonides, ancêtres des Dauphins du Viennois, firent leur apparition, précédant de peu le comte Humbert, ancêtre des comtes de Savoie, attesté pour la première fois en l’an mil, mais aussi les comtes de Genève qui apparurent en 1001-1002 dans la documentation. En l’espace d’une à deux générations, ces nouveaux princes se taillèrent des principautés qui prirent la place qu’avait jusque-là occupée le roi. Lorsqu’à la mort de Rodolphe III, l’empereur germanique Conrad II parvint à mettre la main sur son héritage, il ne put jamais exercer une réelle autorité au sud du lac Léman, qui était devenu un espace sans roi, où la réalité des pouvoirs publics était exercée par des princes qui arboraient de nouveaux titres comtaux.

4 Chantal MAZARD, « À l’origine d’une principauté médiévale : le Dauphiné, Xe-XII e siècle. Le temps des châteaux et des seigneurs », dans Vital Chomel (dir.), Dauphiné, France. De la principauté indépendante à la province (XIIe-XVIIIe siècles), Grenoble, 1999, p. 7-33 et Laurent RIPART, « Du royaume aux principautés : Savoie-Dauphiné, Xe-XI e siècles », dans Guilleré, Poisson, Ripart, Ducourthial (dir.), Le royaume de Bourgogne autour de l’an mil, op. cit., p. 247-276.

Ces fondateurs de principauté ont longtemps irrité les historiens qui ne parvenaient pas à identifier leurs origines, puisque la documentation ne donne jamais les noms de leurs pères. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les érudits ont donc tenté de forcer le silence de leurs sources, en apparentant ces princes à des aristocrates des IXe et Xe siècles, en vertu d’une fallacieuse « loi des noms » qui considérait que le port d’un même anthroponyme valait lien de parenté. Dès le début du XXe siècle, leurs constructions se sont révélées par trop fragiles et ont été abandonnées par les historiens, qui sont aujourd’hui largement d’accord pour estimer que la transmission des noms ne s’organise pas nécessairement selon les rapports de filiation, ce qui interdit d’établir un lien de parenté sur une simple homonymie.

Utilisant les résultats des premières recherches sur l’anthropologie de la parenté, les historiens du XXe siècle se sont surtout interrogés sur cette étonnante absence des pères des fondateurs de principauté. Dans un remarquable article publié en 1962, le grand historien turinois Giovanni Tabacco avait considéré qu’elle montrait que la parenté de cette première génération princière relevait d’une organisation cognatique plus qu’agnatique. Particulièrement emblématique était le cas du comte Gérold de Genève, puisque si nous ne connaissons pas l’identité de son père, il nous est en revanche possible d’identifier sa mère et surtout sa grand-mère maternelle qui lui était d’autant plus importante qu’elle n’était autre que la sœur du roi Rodolphe III5. En mettant en exergue l’importance que les sources accordent à la parenté cognatique des princes de l’an mil, Giovanni Tabacco avait démontré l’essentiel : si nous ne connaissons pas les pères des princes de l’an mil, la faute n’en revient pas à la carence des sources, mais au fait que leur pouvoir et leur richesse provenaient moins de l’héritage de leurs pères que des alliances qui les reliaient au roi, ce qui constituait un élément essentiel dans une société où le pouvoir monarchique continuait à faire circuler les honneurs et les bénéfices.

Parmi ces fondateurs de principauté, nous nous intéresserons ici au comte Humbert, auquel la tradition historiographique a donné, depuis le milieu du XIVe siècle, le surnom de « Blanches-Mains ». Cet Humbert est le fondateur d’une puissante lignée, dont les membres sont usuellement qualifiés par les historiens de « Humbertiens » et qui constitue la souche de la maison de Savoie. Si Humbert et ses premiers descendants ne portaient que le seul titre de comte, sans y ajouter la moindre précision, ses descendants prirent dans le deuxième quart du XII e siècle celui de « comte de Maurienne », avant d’opter pour le titre de « comte de Savoie » qui s’imposa définitivement au début du XIIIe siècle.

Connu par une petite quarantaine de documents, Humbert est attesté pour la première fois par un acte de l’an mil dans lequel il ne porte pas le titre comtal. Sans doute, le reçut-il peu après, puisqu’il lui est donné par un acte daté de 1003. Longtemps les historiens ont cherché le comté dont Humbert pouvait être comte, sans aboutir à des résultats bien satisfaisants pour une raison simple : comme ses contemporains, Humbert n’était en réalité comte de rien du tout, puisque les pouvoirs comtaux dont il avait été investi ne se définissaient pas en termes territoriaux, mais relevaient plutôt d’un ensemble de droits spatialement très hétérogènes.

5 Giovanni TABACCO, « Forme medievali di dominazione nelle Alpi occidentali », Bollettino storico-bibliografico subalpino, 60 (1962), p. 327-354 ; dans la même perspective, v. aussi Giovanni TABACCO, « La formazione della potenza sabauda come dominazione alpina », dans Die Alpen in der europäischen Geschichte des Mittelalters, Stuttgart, 1965 (Vorträge und Forschungen, 10), p. 233-244.

Si peu territorialisé que fût son pouvoir, il s’organisait néanmoins dans un espace géographique dont il est possible de définir les grandes lignes et la genèse. Contrairement à ce que pensaient les érudits d’Ancien Régime, il faut tout d’abord renoncer à chercher en Maurienne les origines de la principauté humbertienne. La documentation ne laisse sur ce point pas l’ombre d’un doute, puisqu’elle montre que les Humbertiens ne sont pas attestés en Maurienne avant les années 10306, ce qui donne d’ailleurs à penser, selon une hypothèse depuis longtemps avancée7, que le comte Humbert ne put s’y imposer qu’au lendemain de la guerre de succession qui avait suivi la mort de Rodolphe III.

Le foyer mauriennais étant écarté, la documentation permet de constater que les premières possessions humbertiennes sont pour l’essentiel concentrées dans le diocèse de Belley ou dans ses environs immédiats, ce qui est d’autant plus remarquable que cet espace ne dispose pourtant que d’une documentation particulièrement faible. Le comte Humbert possédait ainsi des terres sur le Mont-du-Chat et aux Échelles, autrement dit dans les marges sud-orientales du comté ou diocèse de Belley. Son frère Burchard était lui aussi possessionné au sud du comté de Belley, puisqu’il disposait de terres sur la rive droite du Guiers, autour de Saint-Genix et Gresin. Son autre frère, l’évêque Oddon, possédait près de là des terres à Traize, ainsi que dans les localités de Vézeronce, Chatonnay et Boczosel, qui se situaient dans le comté voisin de Sermorens8.

6 Laurent RIPART, « La mort et la sépulture du comte Humbert : une tradition historiographique reconsidérée », dans Fabrice Delrieux et François Kayser (dir.), Des plats pays aux crêtes alpines. Hommages offerts à François Bertrandy, Chambéry, 2010, p. 71-86. 7 Pour la première fois par Charles W. PREVITE-ORTON, The Early History of the House of Savoy, Cambridge, 1912, p. 31. 8 La localité de Sermorens se situe sur l’actuelle commune de Voiron : v. Beate SCHILLING, Guido von Vienne-Papst Calixt II., Hanovre, 1998 (Monumenta Germaniae Historica, Schriften, 45), p. 103-143 et Laurent RIPART, « Du comitatus à l’episcopatus : le partage du pagus de Sermorens entre les diocèses de Vienne et de Grenoble (1107) », dans Florian Mazel (dir.), L’espace du diocèse. Genèse d’un territoire dans l’Occident médiéval, Rennes, 2008, p. 253-286.

C’est aussi dans cet espace, qui va de l’actuel Nord-Isère jusqu’au mont du Chat, que les premiers Humbertiens choisirent de se faire inhumer9. Le frère du comte Humbert, Burchard, fut ainsi enterré dans le prieuré qu’il avait fondé à Saint-Genix-sur-Guiers. Le comte Humbert lui-même ne fut pas inhumé à Saint-Jean-de-Maurienne comme l’avaient affirmé à tort au XVe siècle les Chroniques de Savoie, sur la base d’une confusion entre Humbert Ier et son arrière-petit-fils Humbert II, mais plus vraisemblablement aux Echelles dans un prieuré qu’il avait fondé à la veille de sa mort en 1042. Enfin, Amédée Ier, fils du comte Humbert, semble reposer dans le prieuré clunisien qu’il avait établi au Bourget. Les premières inhumations humbertiennes se situent ainsi toutes entre le Guiers et le lac du Bourget, sur les marges méridionales du diocèse de Belley.

Cette cartographie des possessions et des inhumations humbertiennes est cohérente avec les limites d’un espace de paix qui fut défini vers 1020 par un prince que l’on peut très vraisemblablement identifier avec le comte Humbert10. Prêtant serment devant l’archevêque de Vienne, ce prince promettait de ne pas s’en prendre aux possessions ecclésiastiques dans un espace qui comprenait non seulement le diocèse de Vienne, mais aussi celui de Belley, élargi au nord-est jusqu’à Seyssel et à l’est jusqu’à la Leysse. Si l’on accepte l’hypothèse que les limites orientales de cet espace de paix sont bien celles de la proto-principauté du comte Humbert, ce document montrerait qu’elles correspondaient alors à celles du diocèse ou comté de Belley, légèrement élargies par de petites avancées dans les diocèses de Genève et de Grenoble.

9 Laurent RIPART, « Les lieux de sépulture des princes de la maison de Savoie », dans Matthieu Flavigny et Guillaume Yout (dir.), La mort en Savoie. Actes du 1er Festival international d'histoire des pays de Savoie, La Roche-sur-Foron, 24-26 juin 2011, Bonneville, 2012, p. 32-43. 10 Georges de MANTEYER,, Les origines de la Maison de Savoie en Bourgogne (910-1060). La Paix en Viennois (Anse [17 juin ?] 1025) et les additions à la bible de Vienne (ms Bern A9), Grenoble, 1904 et Laurent RIPART, « Le serment de paix viennois (c. 1020). Contribution à l’étude du manuscrit A9 de la bibliothèque de la bourgeoisie de Berne », dans Bernard Andenmatten, Catherine Chène, Martine Ostorero et Eva Pibiri (dir.), Mémoires de cours. Mélanges offerts Agostino Paravicini Bagliani, Lausanne, 2008, p. 29-43.

Dans l’analyse de la proto-principauté savoyarde, il convient surtout de prêter attention aux sièges épiscopaux qui jouèrent un rôle central dans le processus de création des principautés issues du royaume de Bourgogne. D’une manière générale, les pouvoirs princiers s’y établirent à peu près partout par un processus de patrimonialisation d’un siège épiscopal qu’une famille aristocratique parvint à acquérir et à se transmettre, avant d’assurer sa domination en prenant ou en obtenant le titre comtal. Emblématique fut ainsi le cas de la principauté delphinale puisqu’elle trouve ses origines dans le contrôle du siège épiscopal de Grenoble que la famille des Guigonides, ancêtres des Dauphins, parvint à acquérir à la fin du Xe siècle. Parvenant à se transmettre ce siège sur deux générations, les Guigonides utilisèrent pour la première fois, en 1034-1035, un titre comtal qui reconnaissait la domination qu’ils avaient établie sur l’évêché de Grenoble. Jusqu’à ce que la réforme grégorienne n’y mette un terme sous l’épiscopat d’Hugues de Châteauneuf (1079-1132), leur domaine comtal resta largement confondu avec la seigneurie épiscopale, ce qui était assez bien exprimé par le titre de « prince de Grenoble » qu’ils utilisèrent vers 105011.

Dans le processus de formation de la principauté humbertienne, le siège épiscopal de Belley joua un rôle tout à fait similaire à celui que l’évêché de Grenoble avait tenu dans la genèse du Dauphiné. Dans ses premiers actes, le comte Humbert était de fait étroitement associé à son frère, l’évêque Oddon de Belley, qui semble avoir été le véritable leader de la parentèle humbertienne autour de l’an mil. Comme les Guigonides, les Humbertiens parvinrent à conserver dans la durée le contrôle de ce siège épiscopal, puisque la succession d’Oddon fut relevée par l’un des fils du comte Humbert. Le siège épiscopal de Belley constituait ainsi bien le fondement de l’autorité princière des Humbertiens, comme en témoigne le fait que le seul acte du XIe siècle qui définisse dans l’espace leur pouvoir comtal fut une charte du cartulaire perdu de la cathédrale de Belley, sans doute donnée en 1062, dans lequel un comte Amédée, qu’il faut sans doute identifier avec le comte humbertien Amédée II, portait le titre de « comte des Belleysans12 » (comes Belicensium).

11 Ego Guigo Gratianopolitanæ provinciæ princeps (éd. Nicolas CHORIER, L’estat politique de la province de Dauphiné, Grenoble, 1671-1672, 4 vol., t. II, p. 362-326). 12 Ego in Dei nomine Amedeus comes Belicensium (Petit Cartulaire de Saint-Sulpice en Bugey, suivi de documents inédits pour servir à l’histoire du diocèse de Belley, éd. Marie-Claude Guigue, Lyon, 1884, Appendice, n° 2, p. 26).

Généalogie des premiers Humbertiens (en majuscules les rois ; en gras les comtes ; en italiques les évêques ; en souligné les marquis)

ROIS RODOLPHIENS COMTES HUMBERTIENS M ARQUIS ARDUINIDES

Mathilde CONRAD Manfred

? RODOLPHE III Ermengarde Oddon Ermengarde Burchard Humbert I er Ancilie Oldéric-Manfred

Év. de Belley

Aymon

Adèle Amédée Ier Burchard Aymon Oddon Adélaïde Év. d’Aoste Év. de Sion

Humbert Aymon Év. de Belley

Pierre Amédée II Oddon Berthe HENRI IV RODOLPHE DE RHEINFELDEN Adélaïde Év. d’Asti

Si cette titulature témoigne de l’importance que l’évêché de Belley avait pu prendre dans la genèse de la principauté savoyarde, le contrôle de ce diocèse n’en perdit pas moins rapidement de son importance en raison de la rapide montée en puissance des Humbertiens, dont les horizons dépassèrent bien vite les collines du Bugey. Le rôle de l’alliance royale fut déterminant, puisque le pouvoir du comte Humbert ne prit une nouvelle dimension qu’après que le roi Rodolphe III épousa en 1011 une veuve du nom d’Ermengarde, qui était très étroitement liée aux premiers humbertiens, sans que nous puissions toutefois déterminer la nature précise de cette parenté.

A l’occasion de son mariage, la reine Ermengarde avait reçu de son nouvel époux un douaire important, constitué des droits comtaux (comitatus) du Sermorens et du Viennois et d’un ensemble de fiscs royaux pour l’essentiel situés dans le comté de Savoia, qui s’étendait entre Conflans et Aix, dans la combe de Savoie et la cluse de Chambéry13. Tout en restant formellement en possession d’Ermengarde, ce douaire passa rapidement aux mains des Humbertiens. Un acte de 1036 qualifie ainsi une terre de Châteauneuf-sur-Isère, au cœur du douaire de la reine Ermengarde, de « terre du roi ou du comte Humbert » (terra regis sive

13 Die Urkunden der Burgundischen Rudolfinger, éd. Theodor Schieffer, Munich, 1977 (MGH, Regum Burgundiae e stirpe rudolfina diplomata et acta), n° 98, p. 254-256 ; sur le comitatus de Savoia, v. Cyrille DUCOURTHIAL, « Géographie du pouvoir en pays de Savoie », dans Guilleré, Poisson, Ripart et Ducourthial (dir.), Le royaume de Bourgogne autour de l’an mil, op. cit., p. 207-245.

Uberti comitis)14, comme si les terres royales concédées à la reine étaient considérées comme des possessions humbertiennes.

Le mariage d’Ermengarde et de Rodolphe III assura aussi au comte Humbert une place de premier plan à la cour royale qui lui permit de connaître une fulgurante ascension. Bénéficiant de la faveur royale, le comte Humbert parvint entre 1018 et 1022 à faire élire son fils Burchard sur le siège épiscopal d’Aoste. Profitant du contrôle de cet évêché, il exerça dès lors une autorité de nature princière sur le diocèse d’Aoste, où il se tailla un domaine comtal au détriment de la seigneurie épiscopale15. Cette première mainmise du comte Humbert sur la route du Grand-Saint-Bernard fut renforcée, au plus tard en 1034, lorsqu’il parvint à faire élire son fils Aimon sur le siège épiscopal de Sion, ce qui permit aux Humbertiens de s’implanter en Valais16.

En accédant aux plus hautes sphères du pouvoir, le comte Humbert put aussi entrer en contact avec la cour impériale. En 1016, il accompagnait à Strasbourg le roi Rodolphe III qui venait promettre à l’empereur Henri II de lui laisser sa succession17. A cette occasion, l’empereur prit sous sa protection les proches de Rodolphe III, au premier rang desquels se trouvait le comte Humbert qui obtint par l’intercession d’Henri II une nouvelle donation de terres royales du comté de Savoia en faveur d’Ermengarde18. Cette proximité croissante du comte Humbert avec la cour impériale devait certes lui valoir quelques déboires, puisqu’à la mort en septembre 1032 du roi Rodolphe II, alors que l’aristocratie bourguignonne se ralliait massivement à la candidature d’Eudes II de Blois, neveu du souverain défunt, il fut contraint à partir en exil avec la reine Ermengarde pour se réfugier auprès de l’empereur. L’expédition victorieuse que l’empereur Conrad II mena à l’hiver 1034 changea toutefois la donne : revenu à la tête de l’une des deux armées impériales qui avaient envahi le royaume de Bourgogne, le comte Humbert en tira de grands bénéfices, puisqu’il fut gratifié d’une « somptueuse donation19 » qui lui permit alors de s’implanter en Maurienne et sans doute aussi en

14 Monumenta novaliciensia vetustoria, éd. Carlo Cipolla, Roma, 1898-1901, 2 vol., t. I, n° 58, p. 161-166. 15 Alessandro BARBERO, « Conte et vescovo in valle d'Aosta (secoli XI-XIII) », dans Bollettino Storico-Bibliografico Subalpino, 86 (1988), p. 39-75 [rééd. : Alessandro BARBERO, Valle d’Aosta medievale, Naples, 2000 (Bibliothèque de l’Archivum Augustum, 27), p. 1-40]. 16 Das Bistum Sitten/Le diocèse de Sion. L’archidiocèse de Tarentaise, Bâle, 2001 (Helvetia sacra, I/5), p. 146-149. 17 Jean-Yves MARIOTTE, « Le royaume de Bourgogne et les souverains allemands du haut Moyen Age (888- 1032) », dans Mémoires de la Société pour l'histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 23 (1962), p. 163-183 ; Laurent RIPART, « Besançon, 1016. Genèse de la damnatio memoriæ du roi Rodolphe III de Bourgogne », dans Agostino Paravicini Bagliani (dir.), La mémoire du temps au Moyen Age, Florence, (Micrologus’ Library, 12), 2005 p. 17-36 et DEMOTZ, La Bourgogne, op. cit., p. 588-591. 18 Die Urkunden der Burgundischen Rudolfinger, op. cit., n° 109, p. 268-9, à mettre en parallèle du récit donné par THIETMARI MERSEBURGENSIS EPISCOPI, Chronicon, lib. VII, cap. 27-29, éd. Robert Holtzammn, Berlin, 1935 (MGH, SRG NS 9), p. 430-433 19 Imperator reversus est ad Turicum castrum pervenit ; ibi plures Burgundionum, regina Burgundiae iam vidua et comes Hupertus et alii, qui propter insidias Uodonis in Burgundia ad imperatorem venire nequiverant, per Italiam pergentes occurrebant sibi et effecti sui fide promissa per sacramentum sibi et filio suo Heinrico regi mirifice donati redierunt (WIPONIS, Gesta Chuonradi II imperatoris, éd. Harry Bresslau, Die Werke Wipos, Hannover-Leipzig, 1915 [Scriptores rerum germanicorum in usum scholarum], p. 50).

Tarentaise20. Dans ces deux derniers diocèses, l’arrivée des Humbertiens ne prit pas la forme d’une acquisition du siège épiscopal, comme cela avait été le cas à Belley, Aoste et Sion, mais celui d’un partage des droits dans le diocèse, l’évêque conservant les terres de la rive gauche de l’Arc, tandis que le comte établissait son domaine sur l’autre versant de la vallée.

Le comte Humbert semble être mort en 104221, peu de temps avant que son fils Oddon n’obtienne de l’empereur, entre 1044 et 105122, la main d’Adélaïde, héritière des marquis

20 La première attestation des Humbertiens en Maurienne provient d’une charte de l’évêque Thibaud que l’on peut dater d’environ 1040 (éd. Samuel Guichenon, Histoire généalogique de la royale Maison de Savoie, justifiée par titres, fondations de monastères, manuscripts, anciens documents, histoires et autres preuves authentiques, Turin, 17782, t. IV, Preuves, p. 6) ; pour la Tarentaise, où la documentation est particulièrement faible, la première occurrence des Humbertiens est postérieure à la mort du comte Humbert et semble dater de 1050-1051 (Arch. Dép. de Savoie, SA 213, Moûtiers, n. 1, éd. Monumenta Historiæ Patriæ, Chartarum, t. I, Turin 1833, no 335, col. 572-573). 21 RIPART, « La mort et la sépulture du comte Humbert », op. cit. 22 Le mariage a été daté de 1045 par PREVITE-ORTON, The Early History of the House of Savoy, op. cit., p. 204, sur la base d’un calcul de génération d’autant moins crédible qu’il est fondé sur l’hypothèse que l’âge de la nuptialité ne pouvait être inférieur à dix-huit ans. Les sources permettent seulement de dater cette union entre une charte du 28 mai 1044, dans laquelle Adélaïde fait une donation avec son premier mari Henri (Cartario

arduinides de Turin23. Avec ce mariage, les Humbertiens prirent une nouvelle dimension, puisque leur autorité put dès lors se développer sur les deux versants des Alpes. Oddon et Adélaïde parvinrent à marier leur fille à l’empereur Henri IV, ce qui leur permit d’entrer désormais dans la famille impériale. Désormais installés au premier rang des princes de la Chrétienté, les héritiers du comte Humbert gouvernaient l’une des plus puissantes principautés de la Chrétienté, assise sur le contrôle des cols des Alpes occidentales. Leur pouvoir se renforça encore un peu plus lorsqu’ils acquirent, sans doute en 1077, l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, ce qui leur assura la maîtrise du Chablais, confortant ainsi leur domination le long de la route du Grand-Saint-Bernard24. Les bases de la puissance humbertienne étaient désormais posées : même s’ils perdirent, au lendemain de la mort en 1091 de la comtesse Adélaïde, la plupart des terres de l’ancienne principauté marquisale des Arduinides25, les Humbertiens conservèrent, de part et d’autre de la crête alpine, le contrôle des cols alpins autour desquels la première principauté savoyarde se stabilisa dans la première moitié du XIIe siècle26.

Laurent Ripart (Université de Savoie)

dell’abbazia di Cavour fino all’anno 1300, éd. Benedetto Baudi di Vesme, Edoardo Durando, Ferdinando Gabotto, Pinerolo, 1900 (Biblioteca della società storica subalpina, 3/1), no 8, p. 20-22) et la charte sans doute datable de 1050-1051 citée à la note ci-dessus, où Oddon porte le titre de marquis. 23 Sur Adélaïde et les marquis arduinides de Turin, v. PREVITE-ORTON, The early history of the house of Savoy, op. cit., p. 125-260 ; Giuseppe SERGI, « Una grande circoscrizione del regno italico : la marca arduinica di Torino », dans Studi medievali, 3a serie, 12 (1971), p. 637-712 [mis à jour dans Giuseppe SERGI, I confini del potere. Marche e signorie fra due regni medievali, Turin, 1995, p. 56-126] ; Giuseppe SERGI, « Anscarici, Arduinici, Aleramici : elementi per una comparazione fra dinastie marchionali », dans Formazione e strutture dei ceti dominanti nel medioevo : marchesi, conti e visconti nel regno italico (secc. IX-XII). Atti del primo convegno di Pisa, 10-11 maggio 1983, Roma, 1988 (Istituto storico italiano per il medio evo, nuovi studi storici, 1), p. 11-28 [repris dans Bollettino Bibliografico-Storico Subalpino, 1984, p. 301-319] et La contessa Adelaide e la società del secolo XI. Atti del convegno di Susa (14-16 novembre 1991), Suse, 1992 (Segusium. Ricerche e studi valsusini, 32). 24 Laurent RIPART, Les fondements idéologiques du pouvoir des comtes de la maison de Savoie (de la fin du Xe au début du XIIIe siècle), Thèse, Université de Nice, 1999 (dir. Henri Bresc), p. 449-459. 25 Luigi PROVERO, « Aristocrazia d’ufficio e sviluppo di poteri signorili nel Piemonte sud-occidentale (secoli XI-XIII) », dans Studi medievali, 3a serie, 35 (1994), p. 577-627. 26 Giuseppe SERGI, Potere e territorio lungo la strada di Francia. Da Chambery a Torino fra X e XIII secolo, Naples, 1981.