Le cas de Little Rock Hannah Arendt et Ralph Ellison sur la question noire

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TUMULTES, numéro 30, 2008 Le cas de Little Rock Hannah Arendt et Ralph Ellison sur la question noire Hourya Bentouhami Université Paris Diderot — Paris 7 Lorsque paraît finalement en 1959 l’article d’Arendt Réflexions sur Little Rock à propos de la déségrégation des écoles du Sud, c’est au terme de nombreux déboires éditoriaux, amplifiés par la controverse avec le critique Sydney Hook 1 . De 1. Arendt H., « Reflections on Little Rock », Dissent, vol. 6, n°1, hiver 1959, pp. 45-56. À propos de ces déconvenues éditoriales, voir E. Young-Bruehl, Hannah Arendt : For Love of the World, Yale University Press, 1983 (traduction française : Hannah Arendt : biographie, par J. Roman et E. Tassin, Calmann-Lévy, 1999, pp. 403-415) qui révèle ainsi que l’article, d’abord commandité par la revue juive Commentary en 1957, fut finalement publié dans Dissent avec l’adjonction problématique d’un avertissement au lecteur où Arendt spécifie qu’en tant que Juive, elle a toujours été du côté des opprimés. Nous utilisons ici la version complète de l’article avec la réponse faite aux critiques et qui comprend l’exercice de « mentalité élargie » en fonction duquel Arendt assume alternativement des identités fictives : « et si j’étais une mère noire / et si j’étais une mère blanche ? » (« Reply To Critics », Dissent, vol. 6, n°2, 1959, pp. 179-181). Cette version est celle qu’a commentée Young- Bruehl dans sa biographie et qui a été reprise dans le recueil de traduction française Responsabilité et Jugement alors que celle qui figure dans Penser l’événement reprend la version du numéro 1 du volume 6 de Dissent. En

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TUMULTES, numéro 30, 2008

Le cas de Little Rock Hannah Arendt et Ralph Ellison sur la question noire

Hourya Bentouhami Université Paris Diderot — Paris 7

Lorsque paraît finalement en 1959 l’article d’Arendt Réflexions sur Little Rock à propos de la déségrégation des écoles du Sud, c’est au terme de nombreux déboires éditoriaux, amplifiés par la controverse avec le critique Sydney Hook1. De

1. Arendt H., « Reflections on Little Rock », Dissent, vol. 6, n°1, hiver 1959, pp. 45-56. À propos de ces déconvenues éditoriales, voir E. Young-Bruehl, Hannah Arendt : For Love of the World, Yale University Press, 1983 (traduction française : Hannah Arendt : biographie, par J. Roman et E. Tassin, Calmann-Lévy, 1999, pp. 403-415) qui révèle ainsi que l’article, d’abord commandité par la revue juive Commentary en 1957, fut finalement publié dans Dissent avec l’adjonction problématique d’un avertissement au lecteur où Arendt spécifie qu’en tant que Juive, elle a toujours été du côté des opprimés. Nous utilisons ici la version complète de l’article avec la réponse faite aux critiques et qui comprend l’exercice de « mentalité élargie » en fonction duquel Arendt assume alternativement des identités fictives : « et si j’étais une mère noire / et si j’étais une mère blanche ? » (« Reply To Critics », Dissent, vol. 6, n°2, 1959, pp. 179-181). Cette version est celle qu’a commentée Young-Bruehl dans sa biographie et qui a été reprise dans le recueil de traduction française Responsabilité et Jugement alors que celle qui figure dans Penser l’événement reprend la version du numéro 1 du volume 6 de Dissent. En

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fait, l’article d’Arendt, rédigé en 1957, constitue un commentaire indigné des effets de l’arrêt de la Cour Suprême Brown vs Board of Education qui, en 1954, avait condamné la ségrégation pratiquée dans les écoles et les lycées du Sud des États-Unis, et qui allait conduire à l’adjonction de forces publiques dans ces mêmes institutions afin de faire appliquer la loi fédérale. Objet d’incompréhension, d’indignation et de condamnation, les analyses de Little Rock paraissaient contre-intuitives dans une Amérique qui était de plus en plus confrontée à la « question noire » et aux revendications du mouvement NAACP2. Et l’incompréhension est d’autant plus forte qu’en 1952 paraît Invisible Man de Ralph Ellison : un livre, largement salué à l’époque qui, sous la forme d’une introspection douloureuse mêlée au genre du Bildungsroman, raconte les affres d’un jeune étudiant noir, naïf, aux prises avec son existence littéralement fantomatique dans une Amérique qui continue de nier la réalité et l’humanité des Noirs. Considéré par certains critiques comme l’analogue littéraire de Brown vs Board of Education, Invisible Man apparaît aujourd’hui comme l’un des ouvrages majeurs ayant contribué au cultural turn dans les Black Politics3. Ainsi, en raison du contexte délicat des années 1952-1959, déterminantes dans la constitution des mouvements noirs (de la désobéissance civile aux mouvements français, nous nous référerons donc au texte suivant : « Réflexions sur Little Rock », in Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2003, pp. 217-237. 2. On peut d’ailleurs dire que le mouvement pour les droits civiques conduit par le NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) prend une nouvelle ampleur à partir de la décision Brown, puis avec le boycott des bus de Montgomery, le cas Autherine Lucy à l’Université d’Alabama, et l’intégration du lycée central de Little Rock. Voir à ce propos Sheldon Hackley « Little Rock and the promise of America », in Elizabeth Jacoway, Fred Williams (dir.), Understanding the Little Rock Crisis, Fayetteville, The University of Arkansas Press, 1999, p. 25. 3. A. L. Brophy, « Invisible Man as Literary Analog to Brown vs. Board of Education », in L. Morel (dir.), Ralph Ellison and the Raft of Hope, A Political Companion to Invisible Man, University Press of Kentucky, 2004, pp. 119-141 ; Kenneth W. Warren, « The Cultural Turn in Black Politics », in So black and Blue. Ralph Ellison And the Occasion of Criticism, Chicago, The University of Chicago Press, 2003, pp. 25-41.

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de résistance violente), il nous a semblé nécessaire d’interpréter le texte d’Arendt sur Little Rock en le rapportant à la manière dont la « question noire » s’est constituée à cette époque et en le confrontant aux analyses d’Ellison sur le sujet.

Photo de Will Counts. 4 septembre 1957 © AP/Will Counts/Sipa

Commençons par signaler qu’au-delà de sa valeur circonstancielle inestimable, représentative de la ferveur d’un débat qui a contribué à penser la question des modalités de l’intégration des minorités ethniques aux États-Unis, l’article sur Little Rock, qui précède de plus de dix ans celui sur la désobéissance civile, a un statut spécifique : spécifique, car il ne rapporte pas le commentaire d’un événement mais le commentaire d’une photo qu’Arendt finit par élever au rang de

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symbole, comme l’authentification de ses propres représentations de ce que ne doit pas être le politique. L’image — qui présente une jeune lycéenne noire (Elizabeth Eckford), au visage fermé, suivie par une jeune fille blanche (Hazel Bryan) aux lèvres tordues lui proférant sans nul doute des injures — est représentative, selon Arendt, du danger à faire de l’éducation le lieu du politique, même à des fins émancipatrices. Mais au-delà de la démarche proprement théorique, le regard qui « porte » cette photo correspond à une position d’existence. Le discours suscité par la photo ne relève donc pas simplement de ce que Roland Barthes appelle « l’argumentation d’une humeur », mais de la position existentielle identificatoire : « et si c’était moi », Arendt se posant la double question de savoir ce qu’elle ferait en tant que mère noire et en tant que mère blanche. L’argument commence et se conclut par l’idée qu’il faut épargner les enfants du monde des adultes, les protéger, contre les conflits qui affectent l’espace public. Ralph Ellison avait répondu au contraire que la confrontation au monde pour des enfants noirs relève précisément du rite d’initiation dans un monde qui les rejette. C’est pourquoi dans une lettre à Morteza Sprague il s’exclamera, à la faveur d’un enthousiasme qui était incompréhensible pour Arendt : « Quel merveilleux horizon de possibilités se trouve déployé devant nos enfants4 ». Qu’est-ce qui peut donc séparer ces deux prises de positions politiques et existentielles ?

Dans le traitement des événements de Little Rock, Arendt oublie tout simplement — selon le titre plus tard commenté par Ellison de Cornel West — que la race compte (Race Matters) ou que la race y fait quelque chose, c’est-à-dire qu’elle fait la différence. Certes, Arendt s’attèle à chercher ce que serait une meilleure solution politique à la « question noire », en proposant notamment de s’attaquer de manière prioritaire à l’interdiction 4. Ralph Ellison, Lettre à Mortega Sprague, 19 mai 1954, cité par Kenneth W. Warren, op. cit., p. 1. Par ailleurs, Ellison répond à Arendt dans une interview avec Robert P. Warren, Who Speaks For The Negro ?, Random House Trade, 1965.

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des mariages mixtes mais, de peur de voir intégré un principe d’égalisation forcée sur la base de la différence raciale (donc de l’identité politique selon Arendt, « la fierté d’être noir »), elle préfère considérer que le racisme avant l’âge adulte n’est qu’une question de préjugé social contre lequel on ne peut légiférer. Or elle semble ignorer pour l’heure le contexte d’apparition du mouvement noir et les raisons pour lesquelles celui-ci tend à politiser l’éducation. Par conséquent, ce qui manque le plus clairement à Arendt, et ce que lui reproche Ellison, c’est une perspective historique et culturelle du mouvement noir car l’arrêt Brown vs Board of Education n’est pas un commencement fortuit, il est le résultat de plusieurs décennies de luttes depuis l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle et le vote de la loi du « separate but equal » adoptée en 1896 : l’argumentation d’Ellison se situe donc clairement dans le cadre d’une lutte pour la reconnaissance. Beaucoup de commentateurs ont mis cette mésestime d’Arendt de la lutte pour la politisation de l’éducation sur le compte de l’absolutisation de ses distinctions entre le privé/social et le politique. Tout en nous ralliant à ces analyses, nous voudrions toutefois apporter un éclairage plus nuancé, prenant appui sur un autre type d’argumentation relevant de la théorie de la reconnaissance telle qu’elle a été élaborée sur le plan théorique par Arendt elle-même et Honneth aujourd’hui, et sur le plan pratique par les revendications des Noirs : Ellison ne faisant que rapporter ce qui relevait du sens commun des luttes d’émancipation noire conduites par le NAACP, puis par Martin Luther King et le mouvement des Black Politics en général.

Nous soutenons en effet qu’Arendt aurait très bien pu intégrer dans son cadre théorique la question de la déségrégation des écoles, mais qu’elle ne l’a pas fait, entre autres, par crainte que la déségrégation politico-légale des écoles ne conduise à une reconnaissance politique de ce qui n’a selon elle aucune valeur légitime dans la sphère publique politique à savoir, la différence identitaire ou encore la discrimination positive. Obnubilée par cette terrifiante possibilité, Arendt en vient à

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distinguer ou à confondre des termes que par ailleurs, dans d’autres textes, elle considère de manière complètement opposée. Ainsi, dans Réflexions sur Little Rock, elle distingue radicalement confiance en soi et respect de soi, ce qui la conduit à considérer la confiance en soi, c’est-à-dire le fondement de l’intégrité personnelle, hors de tout processus de socialisation puisqu’elle la renvoie à un pur sentiment privé, non comparatif, relevant de l’amour de soi rousseauiste. En second lieu, elle a manqué l’essentiel de l’enjeu politique de l’éducation en confondant cette fois-ci estime et respect, le premier étant un principe de distinction sociale des individus alors que le second relève d’un principe d’indistinction juridico-politique des personnes : et c’est précisément l’application de ce second principe — incontestablement politique, même pour Arendt — qui est l’objet de l’arrêt Brown vs Board of Education. Ce sont toutes ces confusions cumulées qui conduisent à constituer ce que nous appelons « le décalage arendtien ». Toutefois, notre propos n’est pas d’exagérer les dissonances entre Ellison et Arendt à partir d’un simple article de circonstance mais de dégager l’implicite constituant de la « bataille discursive » engagée sur Little Rock par la philosophe et l’écrivain pour à la fois comprendre le décalage existant entre leurs prises de positions et opérer un rapprochement entre leurs pensées, fort suggestif pour la philosophie politique5. En effet, tous les deux,

5. Des rapprochements entre Arendt et Ellison ont déjà été diversement entrepris : voir R. Posnock, « Ralph Ellison, Hannah Arendt and the Meaning of Politics », in The Cambridge Companion to Ralph Ellison, Cambridge University Press, 2005, pp. 201-216 ; M. Steele, « Arendt versus Ellison on Little Rock : The Role of Language in Political Judgment », Constellations, vol. 9, n°2, 2002, pp. 184-206 ; K. Warren, « Ralph Ellison and the Problem of Cultural Authority : The Lessons of Little Rock », in L. Morel (dir.), Ralph Ellison or the Raft of Hope : A Companion to Invisible Man, The University Press of Kentucky, 2004, pp. 142-157. Et nous remercions tout particulièrement Danielle Allen de la School of Social Science de Princeton pour les textes qu’elle a aimablement mis à notre disposition : « Invisible Citizens : Political Exclusion and Domination in Arendt and Ellison », in M. S. Williams et S. Macedo (dir.), « Political Exclusion and Domination », Nomos, XLVI, New York University Press, 2005, pp. 29-76 ; « Law’s

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Arendt et Ellison, se rejoignent sur deux questions essentielles, et c’est peut-être la raison pour laquelle la philosophe prête une attention toute particulière aux critiques du romancier : celle de la désidentification, de la nécessité d’une certaine solitude, forme de mélancolie ; et celle de la reconnaissance de l’action comme innovation et principe de singularisation. C’est à partir de ces catégories théorico-existentielles qu’il faut comprendre notamment la méfiance d’Ellison vis-à-vis d’une certaine identité noire (à moins que celle-ci ne soit ironique, une sorte de plaisanterie, « joke », comme l’est toute identité) et vis-à-vis des sciences sociales, lesquelles tendent à constituer leur objet d’étude selon des schémas essentialisant et/ou comportementaliste6.

Afin de saisir les tenants de la question noire dans les réflexions sur Little Rock, nous insisterons d’abord sur la signification que revêt Brown vs Board of Education en fonction de la position de celui qui juge l’événement, puis sur les raisons possibles du « décalage arendtien ». Ensuite, nous essaierons de montrer comment deux formes de mélancolie politique opposent Arendt et Ellison : si pour Arendt cette mélancolie correspond à la perte d’un monde protégé, pour Ellison elle renvoie à la manière dont le racisme est une forme d’invisibilisation entendue comme mascarade.

La signification de Brown vs Board of Education : qui écrit/pense l’événement ?

Necessary Forcefulness : Ralph Ellison vs. Hannah Arendt on the Battle of Little Rock », Oklahoma City University Law Review, vol. 26, n°3, 2001, pp. 857-895. 6. Ralph Ellison, lors d’une conférence donnée au département de sociologie de l’université de Chicago, fut profondément choqué par l’ethnicisation des concepts sociologiques employés par le fondateur de la nouvelle sociologie Robert Parks, qui parlait de la race noire comme étant la « lady of races », les Noirs ayant développé une riche culture commune (blues/littérature/chants).

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1. La fierté dans la « question noire » : Why We Can’t Wait7

Arendt et Ellison réagissent à l’événement de l’annonce faite en 1954 de l’arrêt de la Cour Suprême visant à procéder à la déségrégation des établissements scolaires du Sud, mais à deux moments distincts : Ellison le fait d’abord immédiatement dans une lettre au libraire du lycée (noir) Tuskegee — d’où, peut-être, son enthousiasme — alors qu’Arendt le fait en 1957 au moment de la crise dite de Little Rock lorsque l’envoi de forces publiques fédérales devient nécessaire face à la résistance massive qui a lieu dans l’Arkansas. La question de la « race », de la différence était alors au cœur des débats constitutionnels. Évidemment, elle existait auparavant mais la décision de la Cour Suprême a contribué à donner une visibilité formelle, institutionnelle à ce qui pouvait désormais être clairement nommé « la question noire ». Cette préoccupation se retrouve au cœur des Réflexions sur Little Rock d’Arendt et des écrits de Ralph Ellison, elle se cristallise autour de ce qu’est la dignité en général et la fierté noire en particulier, et du rôle qu’elles doivent jouer dans les mouvements de revendication des droits civiques.

Dans la dernière version de son article, Arendt commence par se placer sur un terrain inattendu, celui de la psychologie. Dès les premières lignes elle pose ainsi que « psychologi-quement, la situation de ne pas être voulu (problème social typique) est plus difficile à supporter que la persécution déclarée (problème politique) parce que l’orgueil [pride] personnel est en jeu8 ». Hannah Arendt renvoie ici explicitement à la confiance en soi ou à l’amour de soi, donc au sentiment primitif qui structure l’intégrité personnelle et qui, dit-elle, se distingue de la « fierté d’être noir ». Elle postule ainsi la prévalence de la sauvegarde de l’amour de soi, apolitique, par 7. « Pourquoi nous ne pouvons pas attendre » : titre de l’ouvrage de Martin Luther King paru en 1964. 8. H. Arendt, « Réflexions sur Little Rock », in Responsabilité et jugement, Payot, 2003, p. 217.

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rapport à une fierté identitaire qui s’est constituée illégitimement comme politique. Or, précisément, sur ce même terrain psychologique, Ellison lui répliquera que la confiance en soi est indissociable de la confirmation sociale de sa valeur, laquelle passe à son tour par la revendication de la fierté d’être noir : la confiance en soi ne relève donc pas d’une identité de protection, d’un moi pur de toute conformation sociale. Au contraire, toute identité socialement constituée se fait dans une interaction qui peut être douloureuse et qui de fait pour les Noirs correspond à un « rite d’initiation » dans la mesure où la dignité noire n’est pas socialement reconnue. En effet, avant même de jouir de ce réconfort d’être soi et d’avoir une identité propre, il faut être reconnu comme un autre non-fantomatique, ayant le sentiment d’exister aux yeux de l’autre. En reprenant les catégories d’Axel Honneth9 on peut dire, d’une part que l’erreur d’Arendt consiste à distinguer radicalement la confiance (relevant de l’intimité, première sphère de la reconnaissance selon Honneth) du respect (relevant du juridique, deuxième sphère) en en faisant des sentiments exclusifs l’un de l’autre ; d’autre part, qu’il semble qu’elle confonde le respect (qui est invariable et renvoie au respect dû à toute personne indépendamment de ses actions) et l’estime (qui correspond à la troisième sphère de solidarité, celle du travail, selon Honneth, et qui comprend un principe de distinction, de valorisation différenciée des individus en fonction de leur contribution à la production sociale10). Alors qu’Honneth a montré qu’il existe un continuum de socialisation qui fonde ces trois sentiments, la confiance en soi est pour Arendt un sentiment à la fois pré-social et asocial, donc incomparable, ne relevant d’aucun processus de socialisation puisqu’il est un sentiment inné : c’est « le sentiment spontané et naturel d’identité qui nous échoit par 9. A. Honneth, Lutte pour la reconnaissance, Le Cerf, 2000. 10. Voir aussi l’article d’A. Honneth, « Invisibilité, sur l’épistémologie de la reconnaissance » où il reprend sa typologie tripartite de la reconnaissance en partant du prologue d’Invisible Man de Ralph Ellison ( in La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, La Découverte, 2006, pp. 225-243).

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l’accident de la naissance. La fierté qui ne se compare pas et ignore les complexes d’infériorité et de supériorité » et qui « est indispensable à l’intégrité personnelle11 ».

Or, en niant la constitution sociale, intersubjective de la confiance en soi et en plaidant de la sorte pour la garantie inconditionnelle de l’amour de soi, y compris et surtout pour celui qui commet une injustice sans le savoir, Arendt s’inscrit — ou plutôt risque de s’inscrire à ses dépens — dans la lignée théorique de travaux sur la question noire qui mettent l’accent sur la conscience divisée de l’Américain blanc pris entre oubli constitutionnel et réalité de l’injustice commise. Cette dernière serait alors le résultat d’une forme de dissonance cognitive où l’Américain blanc est déchiré entre des idéaux constitutionnels généreux et une pratique sociale qui vient précisément contredire ces idéaux comme c’est le cas du principe « separate but equal » en vigueur dans les États du Sud. Le constat de cette conscience divisée du Blanc appellerait donc à une réforme de l’entendement blanc. Cette lecture du problème noir en fonction d’une schizophrénie blanche constitue seulement une interprétation possible d’Arendt, mais d’autant plus probable qu’elle correspond à la position théorique contemporaine du célèbre ouvrage de Gunnar Myrdal sur le Dilemme Américain qui eut une audience considérable. Et ce n’est pas un hasard si 11. H. Arendt, op. cit., p. 217. Toutefois, dans Origines du totalitarisme, afin de distinguer la solitude de l’isolement dans la construction de l’identité, Arendt en vient à considérer le caractère social de l’identité, l’individu pouvant dialoguer avec lui-même (être un ami pour soi-même). En outre l’amitié, véritable phénomène social, peut renforcer cette identité : « Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres et c’est la grande grâce salutaire de l’amitié pour les hommes solitaires qu’elle fait à nouveau d’eux un “tout”, qu’elle les sauve du dialogue de la pensée où l’on demeure toujours ambigu, qu’elle restaure l’identité qui les fait parler avec la voix unique d’une personne irremplaçable » (Le Seuil, 1972, p. 228). Arendt ne voit donc aucune objection à considérer l’identité de manière processuelle dans le cadre d’une socialisation, alors pourquoi restreindre ce dernier champ au seul exercice de l’amitié ? L’inimitié étant aussi un déterminant des interactions sociales, ne faudrait-il pas envisager que la construction de l’identité peut aussi se faire dans le cadre d’une lutte pour la reconnaissance ?

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Ellison en fit une recension critique — remarquable — en 1944 en notant que le problème noir n’était pas un problème spécifiquement blanc à mettre sur le compte d’une forme de pathologie schizophrénique. Ellison commence d’abord par poser ce qu’est l’expérience noire : « Dans notre société, il n’est pas inhabituel pour un noir d’avoir la sensation qu’il n’existe pas du tout dans le monde réel. Il semble, plutôt, exister dans le fantasme cauchemardesque de l’esprit de l’Américain blanc comme un fantôme que l’esprit blanc tente toujours de chasser, par des moyens subtils et brutaux12. » Et il sait gré à Myrdal de considérer que cette expérience est un fait social : « Myrdal prouve que tout cela ne relève pas de l’imagination débridée des Noirs. Il situe le problème noir “au cœur de l’Américain [blanc] (…) dans le conflit entre ses évaluations morales sur divers niveaux de conscience et de généralité”13 ». Cependant, Ellison considère que la position consistant à faire dépendre la libération noire de la libération blanche est limitée : « car la solution du problème du Noir américain et de la démocratie repose seulement partiellement dans la volonté libre de l’homme blanc. Sa résolution totale reposera dans la création d’une démocratie dans laquelle le Noir sera libre de se définir lui-même, de savoir qui il est et ce qu’il désire être au sein de l’espace global de cette démocratie-là14 » (c’est nous qui soulignons). Le problème noir n’est donc pas simplement un problème de dissonance cognitive du Blanc, une forme de servitude volontaire du Blanc qui n’arrive pas à se respecter en tant que véritable citoyen américain, respect qui normalement aurait pour effet d’allier la pratique à la croyance ferme dans les principes. Si la question de la libération noire n’est pas simplement celle de la libération du Blanc de ses propres contradictions, c’est parce qu’elle est avant tout celle de la transformation effective des conditions matérielles (et donc, par

12. R. Ellison, « “An American Dilemma” : A Review », Collected Papers, 2003, pp. 328-329. 13. Ibid. 14. Ibid.

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conséquent, légales et sociales) de l’autodéfinition noire. La question n’est précisément pas celle de savoir si l’on se respecte naturellement, c’est-à-dire hors des conditions données de l’existence en commun : la constitution de la confiance en soi, loin d’être une donnée première, autoréflexive, est au contraire le produit d’une véritable dialectique sociale, et se trouve renforcée par le respect acquis dans le domaine juridico-légal.

La distance qui sépare Ellison d’Arendt semble donc beaucoup plus tenir à leurs conceptions de l’injustice qu’à leur conception de la justice15. Si le ravage psychologique produit par Brown et qu’Arendt dénonce a unanimement été reconnu plus de quarante ans après les faits16, il est tout aussi vrai que l’optimisme développé par Ellison n’est rien d’autre que l’envers d’une souffrance typique des expériences de l’injustice vécue par les Noirs, à savoir le refus de se voir reconnaître le droit à une égale éducation et qui équivaut non pas à un déni d’estime (déni de se voir distingué, différencié) mais à un déni de respect (déni d’égalité) : d’où la bataille de l’éducation en termes de droits civiques. Sans même avoir à entrer dans le débat sur la reconnaissance politique des identités dont Arendt considère qu’elle est l’enjeu périlleux des politiques d’intégration scolaire, la philosophe aurait très bien pu s’en tenir au seul discours de revendication du NAACP qui reposait sur l’égalité politique et non pas sur la différence identitaire. En effet dans Condition de l’homme moderne, elle distingue clairement respect et estime, exactement comme le fera Honneth17 et — chose extraordinaire — elle prévient même du danger de la confusion entre respect et estime : 15. D. Allen, « Invisible Citizens : Political Exclusion and Domination in Arendt and Ellison », op. cit., p. 32. 16. Voir par exemple Daryl Michael Scott, Contempt and Pity : Social Policy and the Image of the Damaged Black Psyche, 1880-1996, Chapel Hill, University of North Carolina, 1997 ; Jack M. Balkin (dir.), What Brown vs. Board of Education Should Have Said, New York, New York University Press, 2001. 17. Honneth signale que seul le respect « ne peut pas varier en intensité, tandis que celle des deux autres formes de reconnaissance peut augmenter et atteindre

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À l’amour, à ce qu’il est dans sa sphère bien close, correspond le respect dans le vaste domaine des affaires humaines. Le respect, comparable à la philia politikè d’Aristote, est une sorte d’amitié sans intimité, sans proximité ; c’est une considération pour la personne à travers la distance que l’espace du monde met entre nous, et cette considération ne dépend pas de qualités que nous pouvons admirer, ni d’œuvres qui peuvent mériter toute notre estime. Ainsi de nos jours la disparition du respect, ou plutôt la conviction que l’on ne doit le respect qu’à ceux que l’on admire ou estime, constitue un symptôme très net de la dépersonnalisation constante de la vie publique et sociale18.

Ainsi, elle aurait pu voir — tout en conservant son propre schéma de ce qu’est le politique — que l’indignité à laquelle sont voués les Noirs, loin de relever d’un déni de leur différence est l’objet d’une réelle injustice : l’injustice étant à entendre ici comme la déception d’une attente normative légitime, à savoir, le respect ou le droit à l’égale considération indépendamment des œuvres et actes accomplis par chacun. On ne saurait évoquer ici toutes les implications d’une telle confusion conceptuelle et la manière dont elle a pu constituer le débat sur le multiculturalisme et le différentialisme à travers l’affirmative action dans les politiques éducatives aux États-Unis19. Constatons simplement que par cette confusion Arendt se prive d’une analyse reconnaissant la pertinence de la constitution politique de la confiance en soi à partir du respect, et dont le nom est tout simplement la dignité. Même sans remettre en cause sa distinction entre social et politique, Arendt avait donc des degrés différents », in « Invisibilité. Epistémologie de la reconnaissance », op. cit., p. 239. Honneth se fonde sur les travaux de 1977 de Stephen L. Darwalls, « Two kinds of Respect », Ethics, vol. 88, n°1, 1977, pp. 36-49. 18. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1961 [1958], p. 309. 19. Sur ce point, voir J. Bohman, « The Moral Costs of Political Pluralism : The Dilemmas of Difference and Equality in Arendt’s “Reflections on Little Rock” », in L. May and J. Kohn (dir.), Hannah Arendt: Twenty Years Later, Cambridge, MIT Press, 1996, pp. 53-80.

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les possibilités théoriques de critiquer le principe du « separate but equal » appliqué à l’école en demandant l’application du principe juridique du respect, lequel est indifférent aux qualités des personnes. L’arrêt de la Cour tranchait en faveur d’une application de l’égalité politique dans tous les champs du social, donc du respect ; en aucun cas il ne s’agissait de mettre en œuvre une forme d’égalité privée/sociale ou d’égalisation de l’estime qu’Arendt considérait comme une forme d’égalitarisme des qualités des individus, conduisant directement au totalitarisme. C’est parce qu’Ellison est conscient de cette différence entre égalité politique appliquée au social et conformisme social qu’il applaudit, quant à lui, la déclaration de la Cour Suprême. Il sait qu’il ne s’agit nullement de confondre les individus dans une même indifférenciation sociale et d’anéantir l’effort de l’individu pour devenir ce qu’il est et se distinguer des autres : « Ainsi la Cour a tranché en notre faveur et a reconnu la complexité de notre psychologie humaine ainsi que notre citoyenneté, et une autre bataille de la Guerre Civile a ainsi été gagnée. Le reste est entre nos mains et j’en suis ravi » ; et, quelques lignes plus loin, Ellison répète : « les juges ont tranché et les Noirs doivent désormais être des individus, ce qui est à la fois bien et encourageant20 ».

La reconnaissance sociale semble donc être à la fois une condition et une confirmation de l’identité personnelle. Ellison développe à ce propos ce que le philosophe noir Bernard R. Boxill (cité d’ailleurs par A. Honneth dans Lutte pour la reconnaissance) systématisera dans son article Self-Respect and Protest21. Le philosophe considère en effet que confiance en soi et respect sont mutuellement constitués à travers les confirmations de sa valeur obtenues lors des épreuves de la socialisation : ce n’est que si l’on se respecte que l’on peut obtenir le respect des autres, et inversement la reconnaissance de nos droits par les autres (respect) vient confirmer la 20. R. Ellison, Lettre à Sprague, op. cit. 21. R. Boxhill, « Self Respect and Protest », Philosophy and Public Affairs, vol. 6, n°1, 1976-1977, pp. 58-69.

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confiance que j’ai en ma propre intégrité personnelle. Et c’est en raison de cette constitution réciproque du respect et de la confiance que l’on ne peut appeler au réformisme social s’appuyant sur l’idée que l’émancipation noire doit d’abord en passer par une rectification de la confiance en soi blanche. Boxill note à juste titre que cet argument consistant à considérer la violence faite à soi de l’oppresseur comme égale ou supérieure à celle subie par l’opprimé prend appui sur la célèbre formule de Socrate selon laquelle commettre l’injustice est un plus grand mal que la subir. Bien qu’Arendt ne soit pas citée, on peut considérer à partir de ces réflexions qu’elle se positionne aussi dans une des perspectives politiques du mouvement noir, ce qui viendrait atténuer l’idée d’un décalage arendtien par rapport à la question noire. Elle semble en effet reproduire une des options practico-politiques de Booker T. Washington, le célèbre leader noir de la fin de la deuxième moitié du XIXe siècle et adepte de l’ « accommodationisme » : le principe étant la recherche de l’avancement des Noirs seulement dans un cadre qui soit toujours également favorable aux intérêts blancs, et cela afin d’éviter toute forme de violence. Cependant, selon Boxill, le recours à Socrate constitue pour Booker T. Washington, et indirectement pour une Arendt manifestement sensible à la démarche prudentielle de l’accommodationisme, un argument d’autorité qui risque de troubler l’ordre des priorités dans le cadre de l’action politique. En effet, ce type de réformisme qui s’accommode de la ségrégation semble considérer que l’action doit être dirigée non pas en vue des victimes mais en vue de ménager ceux qui perpétuent les injustices. Or c’est oublier que la victime a des droits et qu’en conséquence, le devoir de celui qui commet l’injustice n’est pas seulement de se respecter lui-même (de redevenir moralement bon pour sauver sa conscience) mais aussi de respecter les droits d’autrui qu’il bafoue. Enfin, si la question n’est pas simplement de savoir si l’on se respecte soi-même (comme le pense Arendt) — perspective purement monologique de l’identité — c’est parce qu’une telle approche n’est pas en mesure de comprendre pourquoi une personne qui se respecte elle-même voudrait que les autres la respectent

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d’abord, et pourquoi une personne qui, parce qu’elle croit qu’elle a des droits, désire aussi que les autres partagent cette croyance. Pour Boxill, sans cette reconnaissance il n’est point d’identité ni de droit. En somme, à partir du moment où l’on admet que la confiance en soi est socialement instaurée dans le cadre d’une dialectique de reconnaissance, et non pas comme « ce sentiment spontané et naturel d’identité qui nous échoit par accident à la naissance », on peut saisir ce que Ralph Ellison répond à Arendt en soutenant qu’au contraire, pour cette jeune fille comme pour tous les enfants noirs, faire face à l’épreuve du racisme (et de l’une de ces voies les plus méprisantes, à savoir l’insulte) est un « rite d’initiation ». Les parents assument donc pleinement leur responsabilité en envoyant ainsi leurs enfants dans les écoles intégrées :

[Ils sont] conscients de la teneur de tels événements qui constitue de fait un rite d’initiation pour l’enfant, une confrontation avec les terreurs de la vie sociale dont tous les mystères seraient mis à nu. Et dans la perspective de beaucoup de ces parents (qui aimeraient que ce problème n’existe pas), l’enfant est tenu de faire face à cette terreur et de contenir sa peur et sa colère précisément parce qu’il est un Noir américain. C’est pourquoi on exige de lui qu’il soit à la hauteur dans un cadre conflictuel créé par sa situation raciale, et s’il est blessé – alors son sacrifice sera un sacrifice de plus. C’est une exigence pénible mais s’il échoue à ce test fondamental, sa vie sera encore plus pénible22.

Et Ellison ajoute même que l’épreuve et la lutte sont le lot de tout « un peuple qui doit vivre dans une société sans reconnaissance ». Dès lors le culturel, le social, entendus comme les conditions objectives de constitution minimale de l’individu, ne peuvent être que politiques puisque la distance qui sépare la croyance en son identité du devenir réel de cette

22. Cité dans A. L. Brody, op. cit, p. 128 [Traduction réalisée par nos soins].

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identité ne peut être que l’objet d’une lutte pour la reconnaissance. Cette conception de l’enfance comme première mise à l’épreuve de manière minimale de ce qui attend l’adulte dans un monde racialement structuré détonne évidemment avec le discours arendtien visant à faire de l’éducation une sphère protégée de la confrontation et de la résolution des conflits, qui devraient patienter jusqu’à l’âge adulte. Arendt a d’ailleurs, dans une lettre à Ellison, clairement refusé cette situation de sacrifice héroïque même fondé culturellement23. De même, en raison de son refus à faire de l’éducation et du social un objet politique par excellence, Arendt ne peut voir que la non-réalisation de l’égalité politique dans le social peut être l’objet d’une expérience de l’injustice. Comment alors comprendre le parti pris arendtien de vouloir absolument considérer le social comme devant être hors du champ de l’emprise politique et légale ?

2. Le « décalage » arendtien La réponse à la question précédente est primordiale pour

voir dans quelle mesure le traitement de la question noire par Arendt dans cet article a pu apparaître comme décalé. C’est un fait : Arendt n’arrive pas à prendre la mesure de ce qu’est la « question noire » aux États-Unis. Et c’est l’incapacité à saisir le cœur de cette question et à soutenir contre toute attente des positions problématiques que nous nommons volontiers le « décalage arendtien ». Cette formulation nous semble utile pour saisir l’impair consistant à aller à l’encontre de l’impératif prudentiel qu’Arendt définit elle-même comme le préalable à toute volonté de « penser l’événement », à savoir juger les événements en fonction de leur temporalité et de leur contexte d’apparition historique propre (expérience insubstituable) et non en projetant sur eux les peurs d’un passé imaginairement reproductible dans un autre temps et un autre lieu. Le décalage arendtien sur ce qui peut être convenu d’appeler l’affaire Little 23. Contenu de la lettre d’Arendt à Ellison rapporté par E. Young-Bruehl, op. cit., p. 413.

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Rock, tant elle contribua à lui constituer des inimitiés solides qui allaient encore s’amplifier avec la publication de son rapport sur le procès Eichmann, est le produit de trois impairs, apparemment incohérents mais compréhensibles si l’on se place du point de vue de l’expérience politique arendtienne et du difficile transfert de ses catégories au contexte américain24 : le premier tient à se situer sur le mode de la psychologie pour dépolitiser le social, le second tient à la confusion entre la question noire et la question juive, le troisième tient à confiner la question noire à une « spécialité » américaine.

Le premier impair, à savoir partir de la psychologie pour en faire un usage purement apolitique, renvoie à l’une des grandes divisions controversées d’Arendt, à savoir celle qui distingue le privé/social du politique. Comme nous le disions précédemment, Arendt renvoie ainsi la confiance en soi du côté du sentiment privé, indépendamment de toute constitution sociale. Mais elle considère aussi l’intégration forcée comme une erreur, dans la mesure où ce serait insérer un principe d’égalisation dans quelque chose qui, par nature, distingue ou discrimine les individus en fonction de la nature de leurs actes ou de leurs qualités personnelles. Avec l’abolition de la distinction dans le social, le risque serait d’entériner l’avènement de la massification, principe d’indistinction par excellence. Mais plus encore, le privé/social est fondé par nature sur la séparation qui amène à choisir d’être « entre nous » et à reconnaître le caractère insubstituable de chacun du groupe :

Le troisième champ dans lequel nous nous mouvons et vivons ensemble avec d’autres gens — le

24. Comme elle l’indique dans ses remarques préliminaires dans Dissent, ce problème de transfert des concepts à l’expérience proprement américaine de la culture de masse a été l’objet d’un travail de réflexion spécifique, ultérieur à la rédaction de l’article sur Little Rock : il s’agit de la Crise de l’éducation (1958), si bien que la division entre privé/social/politique n’est disponible aux lecteurs en 1959 que dans la version qui en est proposée dans Condition de l’homme moderne (1958).

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champ privé — n’est régi ni par l’égalité ni par la discrimination, mais par l’exclusivité. Ici, nous choisissons ceux avec lesquels nous souhaitons passer notre vie, nos amis personnels et ceux que nous aimons ; et notre choix est guidé non par la similitude et des qualités partagées par un groupe de gens — il n’est pas guidé par des normes ou des règles objectives mais il dépend infailliblement et inexplicablement de la personne dans son unicité, dans sa non-similitude par rapport à tous les gens que nous connaissons25.

Ainsi le social renvoie à la fois à un principe de distinction et à un principe de discrimination. En considérant que la ségrégation sociale fonctionne — comme tout fait social — selon un principe d’élection, de séparatisme, de distinction, elle semble aller dans le sens de ce que des écrivains noirs américains eux-mêmes ont considéré a posteriori comme une forme de nostalgie de la ségrégation et notamment de la culture noire liée aux champs de coton26. W. E. B. Du Bois lui-même, fondateur du NAACP, dans un célèbre éditorial de Crisis prônait « une ségrégation tactique » qui pouvait a priori laisser entendre qu’il fallait absolument conserver ces formes d’associations fondées à la fois sur la similitude et le caractère 25. H. Arendt, Réflexions sur Little Rock, op. cit., p. 231. 26. « En partie la nostalgie de la ségrégation parmi certains Noirs dérivait du besoin de posséder un héritage culturel valide. Le Colored People : A Memoir (1994) de Henry Louis Gates dépeint ainsi son enfance dans la Virginie de l’Ouest comme celle d’une vie en communauté close sur elle-même où les enfants grandissaient entourés par une famille, des enseignants, des prêtres et des amis bienveillants (supportive). La ville de Gates est alors comme un nid — sécurisant, chaud et confiné. Un texte similaire de Raymond Andrew The Last Radio Baby (1990) qui porte sur le fait d’être un enfant « coloré » dans la Géorgie des années 1930 et 1940, évoque avec nostalgie le respect pour les plus âgés et les parents, les rassemblements pour la récolte du coton, les fêtes et les excitations nées des voyages hebdomadaires à la ville. Ces mémoires soulignent le fait d’être ensemble (togertherness), la communauté, le respect mutuel, et par-dessus tout, le monde sécurisant de la couleur noire (blackness) qui enveloppait de telles enclaves. » David R. Goldfield, « Segregation and Racism », p. 59, in Understanding the Little Rock Crisis, op. cit., pp. 29-43.

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insubstituable des membres27. Mais cette fierté d’être noir en raison de la culture commune, de cet entre-soi, ne peut constituer une forme de justification a posteriori de la position arendtienne qui se serait ainsi trouvée en résonance avec l’expérience de certains Noirs, ne serait-ce que parce qu’historiquement cette hypothèse a été invalidée par l’ampleur qu’a prise le Mouvement pour les Droits Civiques à partir de la Décision Brown. De plus, à la même époque, Ellison lui-même revendiquait aussi sa fierté noire précisément en raison de la culture née de la ségrégation et de l’esclavage, mais cela ne l’a pas empêché de prendre position contre l’esclavage et contre la ségrégation28.

Le deuxième impair du décalage arendtien, qu’Elisabeth Young-Bruehl avait déjà reconnu comme assignable à la confusion entre la question de l’intégration noire et la question de l’assimilation juive29, ne se situe pas seulement sur le plan de la logique empathique (« si j’avais été une mère noire/ si j’avais

27. Il s’agit de l’éditorial de juin 1934, intitulé « Segregation », cité dans K. W. Warren, So Black and Blue, op. cit., pp. 27-28. 28. À la question de Richard G. Stern « À un moment de votre vie, vous avez pris conscience qu’il y avait quelque chose de précieux à être Noir dans ce pays. Est-ce que vous vous souvenez quand vous l’avez découvert ? », Ellison répond : « Eh bien, en bonne partie ça m’est venu de cette reconnaissance (affirmation) qu’il y avait des choses dans l’environnement noir que je trouvais chaleureuses et significatives (…). Pendant la saison de la cueillette du coton, certains enfants quittaient l’école pour aller avec leurs parents travailler dans les champs de coton, même si beaucoup de parents ne voulaient pas que leurs enfants aient un contact avec ce monde ; c’était une expérience dont il voulait les préserver. Mais, ces voyages aux champs de coton me semblaient une expérience enviable car les enfants revenaient avec de telles histoires merveilleuses. Et ce n’était pas le dur travail qu’ils soulignaient, mais la communion, le jeu, les repas, les danses et les chants. Et ils rapportaient des blagues, nos blagues de Noirs — et pas celles racontées sur les Noirs par les Blancs — et ils revenaient toujours avec des histoires populaires (folk) que je n’avais jamais entendues avant et que je ne pouvais trouver dans aucun autre livre à ma connaissance. » In « That Same Pleasure, That Same Pain », Collected Papers, op. cit, pp. 66-67. 29. Sur la réactivation par Arendt des catégories de paria et de parvenu dans le contexte américain, voir E. Young-Bruehl, op. cit., p. 407.

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été une mère blanche »), car c’est bien la question de la transformation du monde par des sujets responsables qui importe, et le moyen adéquat d’y parvenir. Si en effet pour Arendt, comme pour Faulkner qu’elle cite, une intégration forcée ne vaut pas mieux qu’une ségrégation forcée, c’est finalement parce qu’elle équivaut à ce qu’elle a toujours détesté dans le rousseauisme, à savoir l’idée selon laquelle « on le forcera d’être libre ». Selon Arendt, la violence et le pouvoir sont toujours à eux-mêmes leurs propres fins sans qu’il soit possible que l’un devienne le « moyen » de l’autre : là où il y a violence il n’y a pas pouvoir, et là où il y a pouvoir il n’y a pas violence. Le cas Little Rock ne peut donc absolument pas constituer un événement pour Arendt parce qu’il tend précisément à confondre politique et vie, élevant ainsi le sacrifice au rang de violence : il ne saurait donc s’agir d’un acte héroïque comme le prétend Ellison. Mais, en réalité, Ellison, parce qu’il suivait les avancées du mouvement NAACP grâce à son ami et militant Ruscoe Dunjee, savait très bien que le sacrifice demandé aux enfants n’était pas réel, en raison du soutien psychologique apporté par le NAACP et sa représentante en Arkansas, Daisy Bates.

Enfin, troisième maladresse à l’origine du décalage arendtien : sa vision de la question noire comme relevant d’une spécificité américaine. Alors qu’Arendt avait semblé auparavant faire une confusion précisément entre question juive et question noire, niant ainsi et une possible spécificité européenne de la question juive et une spécificité américaine de la question noire, elle semble revenir sur cette dernière, ajoutant ainsi à la confusion du diagnostic politique :

(…) À la différence de difficultés ancestrales comme le problème de la culture de masse et de l’instruction de masse — tous deux typiques de la société moderne en général et pas seulement de l’Amérique —, l’attitude dans le pays à l’égard de sa population noire est enracinée dans la tradition américaine, un point c’est

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tout. La question de la couleur de peau a été créée par l’un des grands crimes de l’histoire américaine et ne peut se résoudre que dans le cadre politique et historique de la République30.

Et Arendt sera encore plus claire en 1968 dans une lettre à Mary Mac Carthy, lorsqu’après avoir évoqué le luddisme moderne des étudiants briseurs de machines, elle continue : « et ajoute à cela notre spécialité : la question noire31 » (c’est nous qui soulignons), dont elle pense dix ans après qu’elle est le résultat de la politique éducative d’intégration. Or, loin d’être une spécialité américaine, la question noire peut être lue dans un même cadre colonial que ce qui est fait en Europe. Comme l’ont montré les études juridiques relevant de la Critical Race Theory, la question de la race et de la constitution mythologique de la nation américaine, qui certes n’a rien à voir avec la constitution de « l’État-nation au sens européen32 », est pourtant indissociable du passé colonial de la traite des Noirs avant la déclaration d’Indépendance. La naissance de la nation américaine ne donne pas lieu à la naissance d’un homme nouveau, car de fait l’histoire continue au sens propre avec les mêmes données raciales : de fait les Noirs ont été « importés » pour travailler dans les champs de coton en Amérique du Nord. C’est donc parce que la traite des Noirs fait complètement partie du processus de colonisation que la question de la présence noire aux États-Unis est aussi une question coloniale. En considérant la Révolution américaine comme une rupture — ce qu’elle est incontestablement par les promesses qu’elle renferme —, Arendt, mais pas seulement elle, tombe dans le piège de la naissance de la nation débarrassée des constituants socio-historiques qui continuent pourtant de la traverser, à savoir les marqueurs raciaux — car n’oublions pas que c’est une nation encore esclavagiste qui déclare la liberté de tout homme. 30. H. Arendt, Réflexions sur Little Rock, op. cit., p. 222. 31. Lettre à Mary Mac Carthy du 21 décembre 1968, in H. Arendt, Correspondance 1949-1975, Stock, 1996, pp. 335-336. 32. H. Arendt, Réflexions sur Little Rock, op. cit., p. 223.

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L’éducation, on le voit, ne peut qu’être politique dès lors que l’enjeu est aussi dans la fabrication de l’histoire et l’interprétation de la constitution d’un « reste », noir en l’occurrence. Mais à quoi renvoie cette perte/exclusion du Noir dans le mythe de la nation américaine ?

Deux mélancolies

1. « What did I do to be so black and blue33 ? »

S’il y a un rapprochement à faire entre Ellison et Arendt c’est aussi à partir de deux formes de mélancolie qui constituent leurs écrits et qui a un sens proprement politique dès lors que la mélancolie traduit le sens de la perte et celui de la nouveauté en politique. Cette mélancolie repose d’abord sur une certaine vision de la constitution de la nation américaine et de la promesse qu’elle incarne : chez Arendt elle renvoie au fameux trésor perdu des révolutions, mais aussi à la phénoménalisation de l’action qui constitue les sujets politiques comme tels34, et chez Ellison à une forme de mélancolie raciale qui tient précisément au statut de l’invisibilité en tension avec les principes de la Révolution américaine. Bien des aspects du travail de Freud sur la mélancolie35 sont utiles pour rendre compte de la manière dont l’oubli et la perte constituent le politique chez Ellison et Arendt (quoique chez Arendt la douleur liée à la perte ne peut être dérivée que d’un usage métaphorique de l’étude freudienne de la mélancolie).

Dans cette étude, Freud s’intéresse aux pertes qu’un individu subit et qui ne sont pas nécessairement de nature érotiques : au-delà de l’individu, la nation en elle-même en tant 33 Titre de la chanson de jazz de Louis Armstrong enregistrée en 1929 et citée par Ralph Ellison au début de Invisible Man. 34. E. Tassin, Le trésor perdu des révolutions. Hannah Arendt et l’intelligence de l’action politique, Payot, 1999, pp. 304-320. 35. S. Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1952 [1917], pp. 189-222.

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qu’organisation psychique, créant ses propres représentations et son récit biographique, détermine le visible et l’invisible qui la constituent. Comme souvent dans la psychologie freudienne, la mélancolie caractérise un processus bien plus qu’un état, une dynamique bien plus qu’un lieu psychique : elle renvoie à un dysfonctionnement de la puissance de négation de l’esprit, incapable symptomatiquement d’oublier l’objet perdu. En raison de cette incapacité (que la philosophie politique fait reposer sur les modèles d’exploitation économique), l’esprit finit par incorporer (au sens presque de manger psychiquement) le fantôme de l’objet perdu, en créant une sorte de tombe à l’intérieur du moi (en l’occurrence le « nous » de la nation) et en s’identifiant avec lui — ce que Freud désigne comme une forme psychologique de cannibalisme. Cela signifie que la personne perdue ou la chose est à la fois morte et maintenue vivante de manière suspendue, en faisant de cette idée/personne une présence spectrale. La mélancolie n’est donc jamais vraiment une entité en soi, mais l’effet d’une interaction (même si elle est purement psychique) avec un Autre36. Et l’inclusion de l’exclu est nécessaire car l’exclu est celui qui doit être là sans être là, au risque de produire non pas un dilemme mais une double conscience de la nation, comme le montre le principe du « separate but equal ». En ce sens, la mélancolie ne caractérise pas simplement la perte de quelque chose, pas plus qu’elle ne caractérise l’impossibilité du deuil, mais elle renvoie à ce déchirement intérieur qu’on aurait tort d’appeler tragique (tant il est fondé politiquement sur la reproduction des conditions psychiques et représentationnelles de la domination) : s’il y a mélancolie c’est en raison de l’incorporation psychique de celui qu’on a d’abord dénigré, rejeté, dévalorisé comme étant un sous-homme et qui fait maintenant partie de nous37. La 36. Pour un développement plus poussé sur la lecture mélancolique d’Ellison, voir les analyses d’Anne Anlin Cheng sur lesquelles nous nous sommes appuyée pour ce paragraphe : « Ellison and the Politics of Melancholia », in L. Morel, op. cit., pp. 121-136. 37. Voir à ce propos le texte d’Ellison sur la manière dont la nation construit ses propres fantasmes édéniques d’un « État avant les Noirs » : « What

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mélancolie raciale blanche renvoie ainsi au processus institutionnel de production du dominant, qui est soutenu par l’exclusion/ rétention des autres racialisés. De manière générale, le Blanc est constitué par le Noir et le nationalisme américain tout entier par tout un ensemble de citoyens fantômes :

Il est presque impossible pour beaucoup de Blancs de considérer les questions de sexe, de femmes, d’opportunité économique, d’identité nationale, de changement historique, de justice sociale (…) sans évoquer dans leur conscience les images malveillantes des hommes noirs38.

Reconsidérée aujourd’hui, notamment grâce à Paul Gilroy et son Postcolonial Melancholia39, la mélancolie renvoie non pas à une forme de nostalgie de la culture d’esclavage comme nous le disions précédemment, mais à la manière dont l’identité blanche se constitue à partir de son fantôme et l’identité noire en fonction à la fois des aspects de la culture dominante et de ses propres référents :

L’identité américaine blanche et son autorité sont sécurisées à travers l’introjection mélancolique des autres raciaux et dont la présence fantomatique garantit cependant leur centralité. C’est précisément l’espace glissant entre perte (ce qui ne semble pas être là) et exclusion (ce qui doit être là) que la myopie raciste produit40.

America Would Be Like Without Blacks ? », in Collected Papers, op. cit., pp. 577-584, à mettre en parallèle avec le texte plus récent (août 2006) de Tahar Ben Jelloun, paru dans Le Monde Diplomatique sur la fable du dernier émigré en France. 38. R. Ellison, « Change the Joke and Slip the Yoke », Collected Papers, op. cit., p. 102. 39. P. Gilroy, Postcolonial Melancholia, Columbia University Press, 2006. Voir aussi, en traduction française, L’Atlantique noire, modernité et double conscience, Éditions Kargo, 2003. 40. A. A. Cheng, op. cit., p. 125.

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Mais de fait la mélancolie est surtout celle du Noir, car si l’homme blanc mélancolique est complètement aveuglé en déniant ce qui structure pourtant son autorité et même son identité, l’homme noir, en revanche, ne peut que souffrir d’une double dépossession (double bind) mélancolique car il est à la fois l’objet et le sujet de la mélancolie, ce qui est perdu et ce qui perd. Cette internalisation de l’idéal dominant et le dénigrement qui l’accompagne dramatisent la mélancolie raciale pour le sujet racialisé : la participation au rejet de l’autre finit par produire une auto-perception négative, typique des groupes dominés.

Ces dénégations et acceptations conduisent nécessai-rement à la constitution d’un masque pour les Noirs dont certains, comme le dit Ellison, prennent avantage de ce point aveugle de la perception des Blancs, mais à leurs risques et périls. Ainsi le conseil donné par le grand-père du protagoniste d’Invisible Man juste avant de mourir incarne-t-il la contradiction typique des résistances qu’on appelle « subalternes » depuis le mouvement d’études des Subaltern Studies :

Keep up the good fight… our life is a war and I’ve been a traitor all my born days… Live with your head in the lion’s mouth. I want you to overcome ‘em with yeses, undermine ‘em with grins41… Cette contradiction est celle qui consiste à adopter

l’attitude de la soumission à outrance afin de la convertir en exactement son contraire pour signifier à soi et au dominant qu’il ne croit pas aux fondements de la domination, c’est-à-dire ici à la différence comme principe de subordination. Mais peut-on vraiment prendre la parole lorsqu’on n’a que les mots de

41. « Notre vie à nous est une guerre et je suis devenu un traître pour la vie, un espion de l’ennemi. Tâche de vivre la tête dans la gueule du lion. Je veux que tu les noies sous les oui, que tu les sapes avec tes sourires, que tu les fasses crever à force d’être d’accord avec eux, que tu les laisses te bouffer jusqu’à ce qu’ils vomissent et qu’ils éclatent » (Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Grasset, Les Cahiers Rouges, p. 48).

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l’autre ? Ellison semble répondre par l’affirmative, raison pour laquelle on pourrait considérer qu’il développe une sorte de mélancolisme stratégique qui serait l’équivalent du fameux essentialisme stratégique développé par Gayatri Chakravorty Spivak. Mais développer une stratégie qui parle les mêmes mots que ceux que l’on critique est dangereux. En effet, la répétition à outrance de l’approbation, du consentement, de l’identité, comporte à la fois un risque — celui de finir par croire à cette réitération de l’identité dans le langage du dominant — et une illusion — celle de pouvoir sortir des rapports de pouvoir au fondement de toute identification.

Ce double bind ressort tout particulièrement dans les paroles de la chanson de blues de Louis Armstrong que le narrateur d’Invisible Man écoute tout au début du récit et qui rend compte d’un type spécifique de souffrance psychologique : la haine de soi, née de l’aliénation produite par le racisme. Ainsi, la nature même de la peau devient l’objet d’un mépris par celui qui a incorporé le regard blanc :

Feels like ole ned... wished I was dead What did I do... to be so black and blue

Even the mouse... ran from my house They laugh at you... and all that you do What did I do… to be so black and blue

I’m white... inside... but, that don’t help my case That’s life... can’t hide... what is in my face

How would it end... ain’t got a friend My only sin... is in my skin

What did I do... to be so black and blue42

42. Je me sens comme un vieux nègre qui aimerait être mort / Qu’est-ce que j’ai fait pour être si noir et si mélancolique ? / Même la souris sort en courant de chez moi / Ils rient de toi et de tout ce que tu fais / Qu’est-ce que j’ai fait pour être si noir et si mélancolique ? / Je suis blanc… à l’intérieur… mais ça n’arrange rien à l’affaire / C’est que la vie ne peut cacher ce que j’ai au visage /

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Loin d’être anecdotique, cette incorporation des schèmes esthétiques et éthiques des dominants relève précisément de ce qu’on a appelé le « passing », c’est-à-dire l’aliénation typique du racisme et qui conduit souvent la middle-class noire à aspirer à « se blanchir » en intégrant les goûts esthétiques de la classe blanche dominante43. Qu’est-ce qu’être invisible précisément pour celui qui revêt les attributs de la noirceur, donc du marqueur le plus visible qui soit, contrairement à la blancheur ? Pour Arendt, l’invisibilité est seulement une non-apparition qui peut être mise sur le compte soit d’une sphère non politique (le privé), soit de l’anonymat (absence de distinction dans la sphère sociale et politique), alors que pour Ellison c’est aussi un marqueur ethnique qui est facteur d’exclusion. L’invisibilité selon Ellison peut ainsi être l’objet d’une culture de marge puisqu’elle permet une forme de singularisation dans la solitude, mais aussi l’expérience négative d’une exclusion qui contribue à constituer la question noire comme telle.

Ce qu’a bien vu Ellison, c’est que pour qu’il y ait une « question noire » il faut que ce qui revêt les attributs du fait (une présence objective) soit l’objet à la fois d’une dénégation apparente (inexistence fantasmée) et d’une préoccupation réelle quant à la pensée de l’unité. Par exemple — et a contrario — la blancheur en elle-même n’est pas une question ou un problème, précisément parce qu’elle se pense comme le modèle de l’unité. C’est pourquoi elle n’est jamais perçue comme une catégorie ethnique. De là, sa prétendue légitimité à représenter et à parler « au nom de » l’universel:

Essayer de se représenter la blancheur comme une catégorie ethnique est difficile, en partie parce que le pouvoir blanc sécurise sa domination en apparaissant

Comment ça finira ? / J’ai même pas un ami / Mon seul péché est ma peau / Qu’est-ce que j’ai fait pour être si noir et si mélancolique ? 43. Voir la remarque d’Ellison dans les notes préliminaires à Invisible Man : « Seuls les Noirs des classes populaires ont leurs propres valeurs, la classe moyenne, elle, cherche à reprendre celle des Blancs », Collected Papers, p. 344.

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comme quelque chose qui n’est pas particulier. Cette propriété de la blancheur à être tout et rien à la fois est la source de son pouvoir représentatif44.

Alors que la noirceur (blackness) au sens de la couleur de la peau est considérée comme un privatif en même temps qu’un supplément relevant du prédicatif, de l’accident, la blancheur quant à elle relève dans l’imaginaire politiquement constitué de l’original, du sujet, de l’essentiel. Il ne s’agit pas ici simplement de renvoyer à une forme d’anthropologie structurale qui montrerait comment toute idéologie se fonde sur l’adjonction de valence positive ou négative sur tous les critères de description de la réalité (haut/bas ; blanc/noir), mais de saisir comment la binarité propre au noir/blanc mythifie le phénoménal en lui donnant une structure invariante.

De plus, si la mélancolie est d’abord le résultat de la production racialisée du nationalisme américain, c’est aussi en raison de la foi constitutionnelle qui est censée animer ce nationalisme. Comme Arendt, Ellison considère que le langage de la Constitution américaine est primordial non pas tant par sa capacité à représenter la réalité qu’à créer la réalité, c’est-à-dire à produire de la nouveauté en raison même de son impossible adéquation au réel, le propre d’une constitution étant d’être une clôture et une ouverture : la clôture renvoyant au caractère indiscutable des principes et l’ouverture à la multiplicité des interprétations possibles45. Toute constitution étant — aussi contradictoire que cela puisse paraître — à la fois un commencement et un héritage, un passé et un futur, un fait

44. R. Dyer, « Whiteness », Screen, 29, août 1988, pp. 44-45. 45. Pour une interprétation en termes performatifs de la foi constitutionnelle arendtienne et sur les rapports entre individuation et constitution que cela implique, voir l’article de Bonnie Honig, « Toward an Agonistic Feminism : Hannah Arendt and the Politics of Identity », in Feminist Interpretations of Hannah Arendt, Pennsylvania State University Press, 1995 (particulièrement les pages 137-138) ; et pour Ellison, voir G. Crane, « Ralph Ellison’s Constitutional Faith », in The Cambridge Companion to Ralph Ellison, op. cit, pp. 104-120.

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historique et un mythe, un universel et un particulier soit, selon les termes d’Hobsbawm : « l’invention d’une tradition ». Mais chez Ellison la Constitution est à la fois un « mot » doué d’un sens littéral, mais aussi une « plaisanterie » (joke) non pas au sens d’un mensonge mais d’« un trouble ironique » jeté dans les politiques de construction des identités :

La déclaration d’une identité américaine signifie l’assomption d’un masque, c’est-à-dire qu’elle n’impose pas seulement la discipline d’une conscience nationale, mais elle fait aussi prendre conscience aux Américains qu’entre apparence et réalité il y a toujours une plaisanterie (…). Et peut-être même que la conscience de la plaisanterie consiste à considérer que la société est l’œuvre de l’homme et non pas celle de Dieu46.

La dualité du « constitutionalisme ellisonien » est clairement présente dans son article en hommage à son ami Roscoe Dunjee, un légaliste non-violent appartenant au NAACP. Dans cet article, Ellison s’interroge sur la présence du fait racial dans les déclarations de la Constitution fondamentale, renvoyant ainsi l’affirmation à une dénégation. La contradiction inhérente à toute Constitution vient précisément du fait que l’on veuille faire un monde nouveau avec un homme ancien. Or ce nouveau monde, ce commencement d’une nouvelle chaîne causale, s’il comprend une réarticulation du langage, oublie ce qui le constitue, à savoir les « trublions » noirs (pour reprendre l’ironie d’Ellison) :

Ainsi l’un des premiers problèmes des États-Unis a été de maîtriser le langage, de le transformer, d’en extirper les présupposés et d’en adapter l’instrumentalité afin de pouvoir dire au peuple ce qu’il y avait là de nouveau (…). J’ai l’impression que le noyau [de la Révolution américaine] vient de l’impact de l’expérience américaine sur la vie comme nous étions en train de la

46. R. Ellison, « Change The Joke, and Slip the Yoke », op. cit, p. 107.

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vivre. Quand je dis « nous », je suis totalement conscient du fait que nous le peuple noir étions déjà en train de provoquer toutes sortes de tumultes dans le royaume — au niveau de la religion, de la musique, de la science, etc. Quelque part dans la lutte pour articuler les mots afin qu’ils puissent correspondre à la réalité et pour faire en sorte que la réalité correspondent aux mots, nous avions les commencements de la Révolution américaine. Comme nous avons combattu dans le feu et dans le sang et dans le sacrifice, un accord fut établi, et cet accord, pour utiliser la terminologie biblique, c’était la Constitution, la Déclaration d’Indépendance, et le Bill of Rights. Ce sont les fondements sur lesquels nous reposons aujourd’hui. « Au début était le mot. » Les fondateurs de ce pays ont très bien compris que l’un des problèmes était de faire une unité à partir d’une pluralité. Comment faire une société quand pour la première fois vous devez affronter le fait de la race ? Les Noirs étaient déjà ici. Nous étions ici comme esclaves ; tout le monde nous l’a dit47.

Mais le mythe de la blancheur, de l’identité ne peut être détruit par un simple effet de réversibilité, en façonnant le mythe de la différence et de la négritude (negroness ou négritude et non plus blackness ou noirceur). Ellison, comme Arendt, et Fanon d’une certaine manière, critiquent catégoriquement ce type de mélancolie qui fait de la négritude une forme de revendication de la différence selon les mêmes principes oppressifs de l’identité. En effet, la négritude ne fait alors que jouer mimétiquement un rapport de domination dans l’inversion des positions puisque la violence symbolique demeure même si les termes ont changé.

47. Ibid., « Roscoe Dunjee and the American Language », in Collected Papers, op. cit., pp. 453-454.

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2. De la caricature stigmatisante à la plaisanterie ironi-que : saboter la blanchitude et la négritude

Ellison comme Arendt rejette l’identité comme mode de subjectivation politique : a fortiori quand ces identités sont réifiées ou essentialisées. On sait qu’à propos de la « negro question48 » Arendt dira dans les années 1960 que les dérives violentes du Black Power sont à chercher dans la politique d’intégration (entendre : la déségrégation forcée des écoles du Sud) qui a laissé la porte ouverte au fleurissement des particularismes identitaires dans les matières enseignées (les Black Studies renvoyaient alors selon Arendt à une forme de volonté de retrouver une Afrique originelle, un mythe des racines). Pour saisir la manière dont Arendt et Ellison entendent la subjectivité politique des Noirs à partir d’une désiden-tification, il convient de revenir brièvement sur le contexte historique du mouvement noir. Très schématiquement, la fin des années 1950 aux États-Unis voit le mouvement noir se diviser en trois lignes théorico-pratiques distinctes : 1. une ligne réconciliatrice sur le mode spirituel à la Martin Luther King, qui va donner son empreinte massive au NAACP dans les années 1960 avec la Southern Christian Leadership Conference, et qui s’allie stratégiquement au Student Nonviolent Coordinating Committee avec lequel le NAACP s’entend sur la non-violence, et qui se situe plus sur un discours universaliste de la dignité (et non pas de l’identité) ; 2. une ligne antagoniste qui met l’accent

48. Sur l’usage historique, et non-stigmatisant, du terme negro chez Arendt, voir les précisions d’Ursula Ludz et Ingeborg Nordmann dans Journal de pensée (1950-1973), Paris, Editions du Seuil, 2005, pp. 1149-1150 : « Le terme de “nègre” (negro) était alors encore en vigueur dans la langue et les écrits pour désigner les membres de la population noire des États-Unis. Les choses commencent à changer dans les années 1960 lorsque la lutte des Noirs en vue de l’obtention des mêmes droits constitutionnels et de l’égalité de traitement se durcit et s’exprima par des démonstrations de masse et une violente agitation. À la place de “negro”, on introduisit le mot “black”. Les “Black Panthers” (le concept fut utilisé pour la première fois en 1953) se constituèrent, et le mouvement qui prit le nom de “Black Power” naquit (en 1966) ».

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sur les différences raciales en revendiquant la dignité de la noirceur (Blackness) et qui constituera à partir des années 1960 (et sous l’impulsion des Black Panthers formés en 1966) le Black Power ; 3. une ligne critique qui, dans les années 1970, tout en remettant en cause les naturalisations raciales, aura une approche en termes d’intersections des formes de domination et qui prendra le nom de Black Feminism. La thématique de l’inversion de la domination, en critiquant la stigmatisation dont la « peau noire » a fait l’objet, peut expliquer la tentation de la racialisation des revendications. Mais cette racialisation, lorsqu’elle prend la forme d’une mythologisation inversée de la noirceur, c’est-à-dire hors du cadre de toute culture historique, ne fait que reproduire le même phénomène d’an-historicisation propre à la domination de la blancheur : vouloir passer de l’in/culture des Noirs que les dominants proclament à l’a/culture que les dominants (Blancs en l’occurrence mais pas seulement) considèrent comme le propre de la dignité humaine relève tout simplement de ce qu’on pourrait appeler le « fantasme anhistorique de l’histoire », qui est l’exact équivalent du « fantasme identitaire de la non-identité » : ces deux fantasmes renvoient à l’idée que son identité soit reconnue à la fois comme un particularisme et un universalisme. Comme le note Frantz Fanon en 1961 dans Les Damnés de la terre, dans le chapitre « Sur la culture nationale », le sentiment d’appartenance à la négritude qui a animé certains Noirs américains participe complètement de ce double fantasme paradoxal. Ces derniers, en effet, dans leur désir de se trouver des racines (« une matrice culturelle »), étaient tentés par l’appartenance à la condition noire à partir de ce qui était considérée comme une histoire commune, celle de l’esclavage, alors même que celle-ci avait dans l’actualité un sens tout à fait différent pour les gens de la diaspora noire : l’adhésion à l’histoire commune n’était donc rien d’autre que l’adhésion à une abstraction. Ainsi, une fois cette appartenance à la négritude reconnue, l’histoire revenait au galop :

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Au cours du premier congrès de la Société africaine de culture qui s’est tenu à paris en 1956, les nègres américains ont spontanément pensé leurs problèmes sur le même plan que ceux de leurs congénères africains. Les hommes de culture africains en parlant de civilisation africaine décernaient un état civil raisonnable aux anciens esclaves. (…) Mais les nègres américains se sont aperçu que les problèmes objectifs étaient fondamentalement hétérogènes. Les cars de la liberté où Noirs et Blancs américains tentent de faire reculer la discrimination raciale n’entretiennent dans leur principe et leurs objectifs que peu de rapports avec la lutte héroïque du peuple angolais contre l’odieux colonialisme portugais. Aussi au cours du deuxième congrès de la Société africaine de culture les nègres américains décidaient-ils la création d’une Société américaine des hommes de culture noirs. La négritude trouvait donc sa première limite dans les phénomènes qui rendent compte de l’historicisation des hommes49.

Dans The World and the Jug, remarquable texte en réponse au critique Irving Howe (fondateur de Dissent), Ellison refuse de la même manière de subsumer la question noire sous le concept de « négritude » (« the negroness » utilisé par Ellison étant aussi un néologisme en anglais) :

Howe fait de la « Négritude » (“Negroness”) une condition métaphysique, une sorte d’agonie irrémédiable qui ronge l’esprit. Heureusement, la vue à l’intérieur de la peau n’est pas aussi sombre qu’elle semble apparaître à partir de la position éloignée d’Howe, et par conséquent ma vision de la « Négritude » n’est pas celle de ceux qui conceptualisent la negritude50. Ce n’est pas la couleur de la peau qui fait un Noir Américain mais

49. F. Fanon, Les Damnés de la terre, La Découverte, 2002 [1961], pp. 205-206. 50. En français dans le texte.

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l’héritage culturel de l’expérience américaine, la situation sociale et politique délicate, un « ensemble de sensibilités » partagé que le groupe exprime à travers des circonstances historiques et à travers laquelle il doit constituer une subdivision de la culture américaine plus large51.

Et Ellison ajoute même que l’ethnicité, soit la racialisation de l’identité et l’anhistoricisation de la culture, conduit inévitablement à une acculturation. Ce qui est intéressant c’est que l’ethnicité, comme la négritude, est avant tout une catégorie du langage, un néologisme qui loin de se préoccuper des conditions réelles de la production de l’identité à partir d’une culture historique, a cherché à mettre en valeur sa pureté nominale par sa croyance dans une performativité du langage qui en dépassait les possibilités transformationnelles, car le performatif lorsqu’il n’est pas précisément dans les conditions propices ne peut équivaloir à une action. C’est précisément ce qui distingue le performatif du magique : alors que la parole performative équivaut à une action quand elle est prononcée dans les conditions historiques qui font d’elle une parole in-situ, la parole magique quant à elle n’est qu’un pouvoir d’invocation qui n’a les caractéristiques qu’apparentes d’un pouvoir de transformation52.

La critique de l’ethnicité suppose donc un nouveau type de positionnalité culturelle, et une autre logique que celle de la différence. Il s’agit en effet de passer d’une logique d’opposition binaire (« Noirs contre Américains » du type de celle de Malcom X) à une logique de couplage (« Noir et Américain » comme le propose Ellison). Et c’est l’expérience historique qui décide de la nature de l’inversion de la domination, du décodage et recodage des identités53. Si l’on sait 51 R. Ellison, « The World and the Jug », Collected Papers, op. cit., p. 177. 52 R. Ellison, « The Little Man at Chehaw Station. The American Artist and his Audience (winter 1977/1978) », in Collected Papers, op. cit., pp. 504-505. 53. Pour une exposition plus développée de la critique culturelle de l’ethnicité, voir Stuart Hall, « Nouvelles ethnicités », in Identités et cultures. Politiques

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que le rôle de la plaisanterie et de l’ironie dans la déconstruction des identités a été mis en évidence par Judith Butler, on ignore en revanche que pour la question du racisme envers les Noirs, Ralph Ellison avait pleinement thématisé le rôle que prenait la blague (joke) dans les stratégies de résistance. C’est en raison de cette contorsion possible des identités qu’Ellison critique les sciences sociales, lesquelles astreignent les individus à des rôles identitaires essentialisés en les ramenant à des fonctions sociales. Ellison parle d’ailleurs de ce contournement identitaire en termes de troubles dans le langage, exactement comme Butler, puisqu’il insiste, à propos de la Constitution notamment, sur le « conflit entre déclaration et pratique [qui] a installé un certain trouble (turbulence) à l’intérieur du langage et qui a affecté les poètes autant que les journalistes et les autres écrivains54 ». Une des voies de l’émancipation et de la lutte contre le racisme consiste à transformer la plaisanterie ou, comme il le dit si justement, à « donner le change à la plaisanterie pour échapper au joug » (selon une allitération intraduisible: change the joke and slip the yoke). Sur ce thème de la déconstruction de l’identité en politique, Arendt semble bien être dans le même positionnement qu’Ellison : toute politique vise à transcender les identités, mais il semblerait que la dissociation entre philosophie et politique la conduise au genre de dilemme que nous avons évoqué plus haut. En effet, alors qu’elle disqualifie philosophiquement la référence à toute identité dans le domaine politique, elle avait souhaité l’adjonction de remarques préliminaires aux Réflexions sur Little Rock pour la publication dans Dissent en 1959, afin d’éviter tout malentendu quant à son positionnement politique. Et pour ce faire, elle rappelait sa propre identité :

Puisque ce que j’ai écrit peut choquer les gens de bonne volonté et être détourné par ceux qui sont animés de mauvaises intentions, je voudrais qu’il soit clair qu’en

des Cultural Studies, Paris, Éditions Amsterdam, pp. 203-213 ; et « Quel est ce “noir” dans “culture populaire noire” ? », op. cit., p. 223. 54. R. Ellison, « The World and the Jug », op. cit., p. 454.

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qualité de Juive, il va de soi que j’accorde toute ma sympathie à la cause des Noirs, ainsi qu’à toutes les personnes opprimées et défavorisées et que j’apprécierais beaucoup que le lecteur en fît autant55.

Or, ce faisant Arendt choisit de considérer que l’identité, lorsqu’elle fait l’objet d’une réflexion critique, peut avoir une signification politique positive dans un projet d’émancipation. Mais le problème est qu’elle n’assume pas cette position dans son argument philosophique si bien qu’à partir de ce texte, on ne peut pas dire qu’elle ait une conception performative de l’identité comme le revendique Bonnie Honig pour d’autres textes d’Arendt. Ce point l’oppose donc ultimement à Ellison qui, quant à lui, semble beaucoup plus conséquent, puisqu’il assume théoriquement que l’identité peut être l’objet d’une réflexivité critique qui permette de déconstruire politiquement les identités oppressives.

En conclusion, signalons seulement que si l’étude de la

bataille de Little Rock est si essentielle c’est, selon nous, en raison des enjeux théoriques et politiques stratégiques qu’elle implique quant à la détermination originale du rôle (au double sens de fonction sociale et posture théâtrale, ironique) des identités en politique. Cette détermination est originale en effet en ce qu’elle n’est pas appréhendée dans le cadre de ce qui est devenu le débat classique entre multiculturalisme et universalisme, communautarisme et libéralisme, tradition et modernité, mais en ce qu’elle cherche au contraire à mettre à distance le concept même d’identité tout en critiquant dans un même mouvement les dichotomies réductrices auxquelles on l’assigne paresseusement. Mais si cette déconstruction des identités est complètement assumée, théoriquement et 55. H. Arendt, « Preliminary Remarks to Reflections on Little Rock », Dissent, hiver 1959, traduction française in Penser l’événement, p. 234. La version de l’article reprise dans Responsabilité et jugement ne comporte pas la note d’avertissement.

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politiquement, par Ellison, en revanche chez Arendt, elle fait l’objet d’une ambivalence maladroite, que l’on peut certainement mettre sur le compte de la crainte de la massification de la société, qui conduit à la perte de l’identité, à la dépersonnalisation, annonçant un possible retour du totalitarisme.