L'Arbre des vies et la notion d'âme chez les Nanaïs du bassin de l'Amour

29
[Publié dans la règle dAbraham, n°36, décembre 2014. p. 55-94.] L'ARBRE DES VIES ET LA NOTION D'ÂME CHEZ LES NANAÏS DU BASSIN DE L'AMOUR Introduction La notion de cycle des vies, qui commence toujours par « un Arbre aux branches chargées d’oisillons (âme à naître) » (Hamayon 1990, 571), est largement présente dans toute la Sibérie. Il en va de même pour la représentation de l’âme sous la forme de petits oiseaux, notée chez les Nganassanes (Lambert 2003, 304), chez les Khantes et les Mansis (Hamayon 1990, 564), les Iakoutes, les Nivkhs, et les Toungouses en général (Delaby 1997). Ces représentations sont particulièrement claires chez les Nanaïs et pour les comprendre, elles demandent à être restituées de manière plus large dans le système de rites et de représentations. Chez les Nanaïs (anciennement appelés Goldes), population toungouse du bassin de l’Amour, en Sibérie extrême-orientale, le cycle des vies repose sur l’idée de réutilisation d’âmes, disponibles dans un réservoir générique, constitué des âmes des membres d’un même clan. La notion de clan est ici essentielle et est étroitement liée au système d’alliance asymétrique. Le maintien d’une identité clanique dépend symboliquement de ce qui fait fonctionner ce cycle : la reproduction (incarnation des âmes chez les hommes) puis les rites funéraires (maintien des âmes dans le cycle). Ce système est maintenu par le “grandchamane nanaï, qui a pour rôle principal la gestion des âmes. Il n’y a plus aujourd’hui de chamane traditionnel chez les Nanaïs, et les pratiques rituelles ont beaucoup changé depuis les années pré-soviétiques. La plupart des sources ethnographiques disponibles sur le chamanisme nanaï se situent entre la seconde moitié du XIXe siècle et les années 1930. Cette étude traite avant tout du chamanisme nanaï dit “traditionnel, bien différent des pratiques actuelles, comme le “néo-chamanisme. Nous verrons dans un premier temps la préexistence implicite de l’âme, telle qu’elle est décrite dans les rites, les mythes et la culture matérielle ; la représentation de l’âme sous la forme d’un petit oiseau démontre la cohérence des pratiques entre elles. Dans un second temps, nous aborderons l’existence posthume de l’âme au travers des mythes et rites. Nous utiliserons dans l’étude de ces deux axes les rites, les mythes et la culture matérielle comme trois éléments différents et complémentaires, porteurs de symboles liés au système de pensée nanaï ; nous verrons ainsi que de nombreuses représentations se retrouvent sous ces trois aspects : pratique,

Transcript of L'Arbre des vies et la notion d'âme chez les Nanaïs du bassin de l'Amour

[Publié dans la règle d’Abraham, n°36, décembre 2014. p. 55-94.]

L'ARBRE DES VIES ET LA NOTION D'ÂME CHEZ LES NANAÏS DU BASSIN DE

L'AMOUR

Introduction

La notion de cycle des vies, qui commence toujours par « un Arbre aux branches chargées

d’oisillons (âme à naître) » (Hamayon 1990, 571), est largement présente dans toute la Sibérie.

Il en va de même pour la représentation de l’âme sous la forme de petits oiseaux, notée chez les

Nganassanes (Lambert 2003, 304), chez les Khantes et les Mansis (Hamayon 1990, 564), les

Iakoutes, les Nivkhs, et les Toungouses en général (Delaby 1997). Ces représentations sont

particulièrement claires chez les Nanaïs et pour les comprendre, elles demandent à être

restituées de manière plus large dans le système de rites et de représentations.

Chez les Nanaïs (anciennement appelés Goldes), population toungouse du bassin de l’Amour,

en Sibérie extrême-orientale, le cycle des vies repose sur l’idée de réutilisation d’âmes,

disponibles dans un réservoir générique, constitué des âmes des membres d’un même clan. La

notion de clan est ici essentielle et est étroitement liée au système d’alliance asymétrique. Le

maintien d’une identité clanique dépend symboliquement de ce qui fait fonctionner ce cycle :

la reproduction (incarnation des âmes chez les hommes) puis les rites funéraires (maintien des

âmes dans le cycle). Ce système est maintenu par le “grand” chamane nanaï, qui a pour rôle

principal la gestion des âmes.

Il n’y a plus aujourd’hui de chamane traditionnel chez les Nanaïs, et les pratiques rituelles ont

beaucoup changé depuis les années pré-soviétiques. La plupart des sources ethnographiques

disponibles sur le chamanisme nanaï se situent entre la seconde moitié du XIXe siècle et les

années 1930. Cette étude traite avant tout du chamanisme nanaï dit “traditionnel”, bien différent

des pratiques actuelles, comme le “néo-chamanisme”.

Nous verrons dans un premier temps la préexistence implicite de l’âme, telle qu’elle est décrite

dans les rites, les mythes et la culture matérielle ; la représentation de l’âme sous la forme d’un

petit oiseau démontre la cohérence des pratiques entre elles. Dans un second temps, nous

aborderons l’existence posthume de l’âme au travers des mythes et rites. Nous utiliserons dans

l’étude de ces deux axes les rites, les mythes et la culture matérielle comme trois éléments

différents et complémentaires, porteurs de symboles liés au système de pensée nanaï ; nous

verrons ainsi que de nombreuses représentations se retrouvent sous ces trois aspects : pratique,

oral et matériel. La préexistence de l’âme et sa vie posthume mettent finalement en avant un

cycle au cœur duquel le chamane, le clan et les esprits interagissent continuellement.

Préexistence implicite de l’âme

Plusieurs auteurs mettent en avant trois composantes de l’âme chez les Nanaïs : l’omi, l’âme à

naître, qui est aussi l’âme des enfants avant un an, puis le fania qui devient aussi l’âme du mort,

et l’uksuki, l’ombre du corps.1 Pour Shirokogorov, ces trois aspects de l’âme sont en fait « la

conscience individuelle, la fonction reproductrice et l’âme régénérante » (Shirokogorov 1935,

35). Selon les données recueillies par de nombreux ethnographes, les composantes omi et fania

dépassent la vie biologique de l’individu : l’omi vit sur un arbre clanique en attendant la

grossesse ; le fania vit au monde des morts clanique après la mort jusqu’à ce qu’il rejoigne

l’Arbre des vies. Le cycle des vies est ainsi au cœur du renouvellement clanique, maintenu par

des rites funéraires complexes et la récitation très fréquente d’un mythe sur la mort des premiers

hommes et la création du premier chamane.

Occurrences rituelles : un voyage dans le ciel vers un Arbre mythique

Voyons d’abord les occurrences rituelles mentionnées dans l’ethnographie depuis la fin du

XIXe siècle ; elles mettent en évidence la préexistence implicite de l’âme. Cela montrera une

cohérence des représentations qui nous permettra de nous interroger sur l’Arbre des vies.

Il s’agit en premier lieu de rites visant à gérer les problèmes de fertilité, de fausses couches ou

de morts infantiles.

Lopatin le décrit en 1932 (Lopatin 1960, 28) et nous informe que le chamane porte son costume

lors de la séance.2 Il place une figure d’esprit devant la femme et demande à un esprit de bercer

le berceau de l’enfant à venir afin qu’il reste en ce monde. S’ensuit alors un voyage au cours

duquel le chamane se rend à l’Arbre clanique où il attrape un omi pensé sous la forme d’un petit

oiseau qu’il ramène ensuite sur terre. Si la femme a déjà fait des fausses couches, cette âme est

gardée dans un petit sac attaché à une figure d’esprit. La réussite de ce rite est validée si la

femme voit un oiseau en rêve.

1 On trouve ces composantes sous d’autres orthographes : om’i, omija ; fani, pan’i, pan’a 2 Le chamane nanaï porte obligatoirement un costume lorsqu’il entreprend un voyage dans le monde d’en haut

ou d’en bas, car il lui permet de voyager.

Šternberg décrit une séance chamanique en 1910, dans le village de Dierga, au cours de laquelle

le chamane appelle un nouvel esprit à naître. Le chamane porte son costume et voyage dans le

monde céleste jusqu’à l’Arbre des vies clanique. Il doit passer par plusieurs couches de nuages :

des bleus, ensuite blancs, rouges, ceux du tonnerre, avant d’arriver à l’Arbre des vies.

« (On pleure : “que ça soit un petit bonhomme avec la santé, qu’il ne meure pas !”)

-C’est l’endroit où je suis arrivé.

Je suis arrivé à la montagne tindyr xuruno.

Là, il grandit sur l’arbre.

Je prends une âme d’enfant.

(La mère pleure : “prends un bon enfant !”)

[…]

Le chamane souffle le nouvel esprit dans le berceau. On attache une ficelle du miroir toli

[accessoire chamanique] au berceau. Le berceau se balance sous l’effet du poids du miroir. Le

père commence à bercer pour tromper amba3 et lui faire croire que c’est un autre. Ensuite, le

chamane s’assied près du berceau et se met à se balancer. La mère découvre sa poitrine comme

si elle allaitait. Le chamane bat du tambour et se balance en rythme : “[…] le petit sera en bonne

santé !”

Il se tourne vers l’enfant et dit : “ne pleure pas, la mère vous bercera comme ça, vous donnera

le sein comme ça, comme elle le fait maintenant !” » (Šternberg 1933, 480).

Dans cette description, lors de la divination qui précède le voyage, le chamane utilise des

représentations de grenouilles :

« Il prend ensuite une grenouille en bouleau, crache dessus une fois, l’attache à la main [de la

mère] et frappe avec le battoir sur le tambour, en le tenant fermement. Il refait la même chose

à d’autres endroits, attache à sa propre main une grenouille. Quand une grenouille ne tient pas,

il dit : “un enfant mourra, les autres vivront !” » (Šternberg 1933, 480).

Dans la cosmologie nanaïe, les grenouilles et les reptiles sont considérés, entre autres, comme

des messagers qui transmettent les demandes et les offrandes aux esprits. Dans cette description,

il faut noter qu’ils sont constitués d’écorce de bouleau. Les copeaux de bois tiennent une place

rituelle importante dans la région : chez les Nivkhs ou les Aïnous (populations avoisinantes),

pour les fêtes de l’ours, des poteaux rituels inau sont ornés de copeaux et aspergés de jus

3 Amba est, selon plusierus auteurs(Bulgakova 1996; Gaer 1991, par exemple), un esprit néfaste : “Amba” en

mandchou signifie “grand, énorme” et “haut dignitaire”. “Ambar” en nani signifie “tigre”. Dans un conte

Udéghé (population avoisinante) (Naguishkine 1983, 130), amba est représenté sous la forme d’un tigre et est

associé à des interdits de chasse pour amener la chance.

d’airelles. Ils sont utilisés comme moyen de faire parvenir aux esprits ce que l’on asperge dessus

(Krejnovič 1988). Ainsi, les grenouilles associées à l’écorce et aux copeaux peuvent apparaître

comme des moyens pour faire parvenir la demande aux esprits ainsi qu’interpréter leur réponse,

ce qui est caractéristique de la divination.

En cas de stérilité, Lopatin indique que le chamane peut encore demander aux esprits et au soleil

une âme à naître. Il tend alors une corde à travers la tente, portant des représentations d’oiseaux

et de soleils, sur laquelle l’âme glissera pour rejoindre le chamane. Il régurgite ensuite l’âme

dans la femme (en mime) et la place dans le berceau, bercé par son esprit auxiliaire (Lopatin

1960).

Des petits oiseaux sur un Arbre mythique

Dans ces descriptions, les âmes à naître que le chamane va chercher sont donc bien préexistantes

à l’enfantement. Comme nous le verrons plus tard, ce réservoir d’âmes génériques fait partie

intégrante du cycle des vies, assurant le renouvellement du clan par le biais des rites funéraires.

Ces âmes sont décrites, aussi bien dans le discours autochtone que dans les rites, comme des

petits oiseaux. Šternberg dit dans sa description : « il y a beaucoup d’âme d’enfants, à l’image

du canard, des petits oiseaux sans plumes » (Šternberg 1933, 480).

Figure 1: dessin d’un oiseau présent dans les broderies sur une robe en peau de poisson au musée de Khabarovsk.

Une broderie de l'Arbre des vies clanique se trouve sur les robes de mariées nanaïes ; une partie

représente les enfants souhaités pour la mariée sous forme d'oiseau, selon de nombreuses

descriptions (Lopatin 1960, par exemple) et selon mes informateurs.

Notons que le chamane agit auprès de ses esprits, et non auprès de l’âme, pour la faire s’incarner.

En effet, dans ces occurrences rituelles, le chamane demande à ses esprits auxiliaires, au soleil,

ou encore aux ancêtres de permettre à une âme de s’incarner. Dans la description de Šternberg,

ce n’est qu’après une divination que le chamane peut partir à la recherche de l’âme. Ce sont

aussi les esprits qu’il cherche à tromper quand l’âme est sur terre. Ainsi, bien qu’il soit possible

de parler d’un réservoir d’âme générique préexistant, peut être pouvons-nous questionner le

degré de passivité de ces âmes. Comme le met en avant Roberte Hamayon, les âmes

apparaissent alors comme des objets d’échange: le chamane est identifié à un « chasseur

d’âme » en gérant la chance à la chasse, en repoussant l’échéance de la mort et en contribuant

à la dynamique de retour des âmes (Hamayon 1990, 542).

Cette hypothèse se vérifie totalement chez les Nanaïs, comme le montre par ailleurs T.

Bulgakova dans plusieurs articles (Bulgakova 1996; Bulgakova 2002). Lorsqu’un patient va

consulter un chamane pour une maladie, le chamane gardera cette âme avec lui, pour, à la mort,

la faire parvenir au réservoir d’âmes symbolique du clan.4

Dans les données ethnographiques, certains auteurs situent cet Arbre dans le ciel.

Le chamane dans la description de Šternberg dit : « pour le bébé je vais à travers les clairs

nuages dans le ciel […]. Sur cet Arbre, il y a beaucoup d’âmes d’enfants, à l’image du canard,

des petits oiseaux sans plumes » (Šternberg 1933, 480).

Plus loin, Šternberg ajoute : « l’Arbre des vies a des petits oiseaux de la forme de petits canards

sans plume pour les esprits des enfants que le chamane ramène à la vie quand les enfants

meurent. Cet Arbre est dans le ciel, dans une contrée avec une montagne ; il y habite des bons

et des mauvais esprits » (Šternberg 1933, 491).

Lopatin donne à cet Arbre le nom de omija muoni. On notera ici la racine omi (Lopatin 1960).

Smoljak l’appelle omija moni (omi ‘âme’, moma ‘en bois, de bois’, monon ‘érable’ en nanaï)

(Smoljak 1978, 439–448).

Dans une version du mythe dit « des Trois Soleils » que j’ai recueillie en août 2011, l’Arbre

mythique chamanique est associé à des oiseaux très nombreux : « sur ces branches, il y avait

beaucoup d’oiseaux qui s’envolèrent dans les airs. Cela obscurcit le ciel. »

4 Dans le discours des chamanes, l’âme est aussi utilisée comme un bouclier lors des combats entre chamanes,

qui se déroulent en rêve, ce qui cause de nombreux suicides. Informations données lors de la conférence de T.

Bulgakova, donnée le 20 mars 2013 au Centre d’Etudes Mongoles et Sibériennes, Paris.

Des robes de mariées en tissus

Il existe de nombreuses représentations brodées de cet Arbre, chez les Nanaïs.

Traditionnellement, ces broderies se trouvaient sur les robes de mariées en tissus. Fabriquée par

la mère de la mariée, la représentation de l’Arbre des vies comporte plusieurs éléments de la

culture traditionnelle nanaïe. D’autres robes, en peaux de poisson, dont nous parlerons plus tard,

sont spécifiques à la région.

Construction

L’iconographie de ces broderies fait directement référence à l'histoire propre de chaque mariée

et s'articule autour d'une composition précise.

Figure 2: broderie de l'Arbre des vies. Children's craft centre, Najhin, Août 2011

Le sol sur lequel l’Arbre est posé représente le lieu d’origine de la mariée : plat, montagneux,

au bord de l’eau, etc. Les cercles au-dessus représentent le nombre de générations vivantes de

sa famille. Les deux animaux au pied de l’Arbre sont les animaux associés au clan de la mariée.

Le nombre d’oiseaux brodés représente le nombre d’enfants que sa mère souhaite à la mariée.

Les coqs sont brodés pour symboliser le sacrifice. Des miroirs et des clochettes, accessoires

chamaniques, sont aussi brodés, suspendus aux branches de l’Arbre (selon le discours de mes

informateurs, et Bel’dy 2006).

Dans la partie supérieure de la robe, on trouve des écailles pour représenter un dragon. Sem

(1973, 221) et Ivanov (1963, 381), repris par Delaby et Beffa (1998, 142–146), qualifient aussi

les broderies dans la partie supérieure des robes d’écailles de dragons.

Des reptiles sont aussi représentés comme messagers : ils apportent les coqs sacrifiés aux esprits

et symbolisent les messages espérés de la mariée à sa famille.5 Les descriptions de Sem nous

indiquent que l’on peut trouver des représentations de canards et grands oiseaux dans la partie

supérieure de la robe (Sem 1973, 222–223).

Dans la partie inférieure, séparée en deux pans, on trouve une représentation de l’Arbre des vies.

Des oisillons représentant des âmes à naître vivent sur les branches. L’Arbre peut varier d’un

clan à l’autre. Sem note aussi la présence d’autres oiseaux et de serpents dans ces

représentations (Sem 1973).

Ces robes ne sont plus portées aujourd’hui pour les mariages, mais les enfants réapprennent

néanmoins à les fabriquer à l’école. Les enfants brodent aussi maintenant cet Arbre sur des

morceaux de tissus, accrochés au mur dans des cadres. Cette broderie est aussi utilisée lors des

funérailles : on la place dans le cercueil pour aider le défunt à trouver le monde des morts en

l’absence de chamane.

Représentation du clan

Les broderies sur les robes de mariées nanaïes représentent un condensé des croyances nanaïes.

D’abord, cet Arbre est lié au cycle des vies clanique, car on y représente les âmes à naître, c'est-

à-dire des âmes tirées d’un réservoir d’âmes symbolique que l’on souhaite à la mariée.

Ensuite, l’appartenance clanique y est figurée. D’une part, l’origine géographique du clan est

donnée avec des indications associées au territoire. Vient ensuite le nombre de générations

5 Informations recueillies dans le village de Najhin, auprès de l’enseignante en charge du réapprentissage culturel

des enfants et la directrice du musée, et dans le village de Sikači Alyan auprès de la directrice du musée

nationale. Août et septembre 2011.

vivantes. Finalement, l’animal lié au clan est une notion difficilement définissable. Peu de

données mentionnent un animal associé spécifiquement à un clan. Sem note que ces

représentations au pied de l’Arbre sont des animaux présents dans l’économie nanaïe (Sem

1973, 223–224). Il cite aussi Ivanov, pour qui il s’agit de la faune environnante. Cependant,

mes informateurs soulignent l’association de chaque clan à un animal spécifique. Par exemple,

les Samars sont associés à la chèvre sauvage, les Akhtakhans et les Bel’dy au tigre. Aucun clan

n’est associé au poisson car il est pêché par tous, ce qui sous-entendrait un interdit alimentaire

concernant l’animal lié à un clan. Certains clans peuvent avoir deux animaux, comme on peut

le voir sur une robe de mariée datant du début du XXe siècle au petit musée de l’école de Sikachi

Alyan : à gauche au pied de l’arbre se trouve un homme sur un cheval, à droite, un renne.6

Figure 3: détail de l'Arbre des vies sur la robe de mariées du musée du Centre pour enfants de Najhin. Août 2011.

Représentations sauriennes

6 Il peut s’agir aujourd’hui d’une réinterprétation de ces motifs.

Des éléments caractéristiques de la cosmologie nanaïe se trouvent aussi représentés sur ces

robes. D’abord, les écailles font référence aux dragons, très présents dans la cosmologie nanaïe.

Ivanov mentionne les différentes ornementations extrêmement nombreuses de dragons (Ivanov

1963, 381). Shirokogorov note qu’un des dragons, mudurkhan (mudur signifiant “dragon” en

langue toungouse), est associé à l’eau; c’est d’ailleurs à ce dragon que l’on confie l’âme des

noyés lors d’un rite spécifique (Shirokogorov 1935). Delaby et Beffa reprennent Ivanov à leur

tour pour qualifier ces broderies d’écailles :

« Selon Ivanov, elles représenteraient les écailles du dragon dans lequel les peuples de l’Amour

voyaient un être bienfaisant susceptible de chasser les esprits néfastes : “quand le dragon

(mudur) apparaît dans le ciel, disaient jadis les Nanaïs, les diables se cachent où ils peuvent.”

(Ivanov 1954, 233) » (Beffa and Delaby 1998, 146).

Comme nous le verrons, ces écailles sont d’autant plus importantes qu’elles s’inscrivent dans

la tradition de broderies protectrices.

Nous avons noté le rôle des grenouilles et reptiles comme messagers aux esprits, dans la

description du rite d’enfantement mentionné précédemment. Sur ces robes apparaissent aussi

des serpents, des grenouilles, etc. Selon les différents auteurs étudiés, ces animaux apparaissent

tantôt comme messagers, tantôt comme auxiliaires du chamane, en fonction de leur

emplacement (robe du chamane ou robe de mariée), de leur confection (écorce, broderie ou

pendeloque métallique) et de leur utilisation (séance de divination ou voyage chamanique).

Delaby explique que les reptiles et grenouilles peints ou brodés sur le costume du grand

chamane nanaï sont des esprits qui aident à guider le chamane lors de son voyage au monde des

morts. De même, sur la jupe du chamane, les reptiles facilitent le voyage (Delaby 1976, 102).

De son côté, Lopatin décrit les borderies sur la robe du chamane : les lézards pour guider dans

les rivières, les serpents sur les lacs, les grenouilles dans les marécages (Lopatin 1960).

Ivanov mentionne la répétition des motifs type grenouilles dans la région de l’Amour,

particulièrement dans les sculptures en bois (Ivanov 1963, 353–356).

Lot-Falck note aussi la présence de broderies de reptiles et batraciens sur un costume

chamanique de la région : « instruit des secrets du monde souterrain, le serpent est considéré

comme le meilleur conseiller du chamane » (Lot-Falck 1977, 49).

Dans la même version du mythe dit « des Trois Soleils », recueillie en août 2011, il est aussi

fait mention de reptiles et batraciens, en lien avec un Arbre mythique sur lequel le chamane

trouve les accessoires nécessaires à sa pratique. « Il [le héros] s’approcha de l’arbre et vit que

le tronc était couvert de grenouilles et de lézards. Que ses branches étaient depdon, le gros

serpent. […] Ceux qui trouvaient des grenouilles et des lézards [pris sur cet Arbre mythique]

devenaient des petits chamanes. » Ce lien entre la qualité du chamane et les représentations de

reptiles et batraciens est aussi souligné par Lopatin, (repris par Delaby (1998, 62) : les femmes

chamanes auraient le droit selon lui de porter des représentations de serpents, lézards,

grenouilles et taons, mais pas de dragon ou de tigre sur leur costume.

Dans la version de Šimkevič, cet Arbre possède les mêmes caractéristiques reptiliennes : « cet

Arbre (konguru-zagde) avait une écorce de reptile ; ses racines étaient un serpent colossal »

(Šimkevič 1896, 1:9–11).

Que ces grenouilles et reptiles soient considérés comme des messagers symboliques, des esprits

auxiliaires, ou de simples esprits, il n’en demeure pas moins qu’ils sont associés de près à la

pratique chamanique.

Accessoires chamaniques

Finalement, cette représentation de l’Arbre des vies contient les éléments liés du chamanisme

nanaï.

Tout d’abord, notons la présence sur l’Arbre des accessoires chamaniques : le miroir toli et les

clochettes.

Le miroir est utilisé comme une arme lors des combats chamaniques. C’est aussi un instrument

de divination. Il provient du monde chinois (Lattimore 1964).7

Les clochettes qui se trouvent sur la ceinture chamanique sous forme de cônes sont utiles au

chamane pour y cacher l’âme d’un malade ou d’un mort lors d’un voyage dans le monde des

esprits (Lopatin 1960).

Voyons, dans le mythe dit « des Trois Soleils », les différentes allusions à cet Arbre chamanique

et aux accessoires. Il existe plusieurs versions de ce mythe dans lequel le rôle principal du

chamane nanaï en tant que gestionnaire des âmes, ainsi que le cycle des rites funéraires sont

expliqués. Ce mythe raconte comment le héros éteint deux des trois soleils pour rendre la vie

agréable sur terre ; il ouvre ensuite la porte vers le monde inférieur afin que les gens meurent ;

finalement, il est appelé par les esprits chamaniques à devenir chamane en allant chercher ses

accessoires sur un Arbre chamanique ; il pourra ensuite amener les morts au monde des morts.

7 Outre les nombreux contacts dû à la proximité de la région de l’Amour avec la Mandchourie, favorisant les

échanges fréquents depuis bien avant l’arrivée des Russes (au XVIIe siècle), l’appartenance politique de la

région a varié entre la Chine et la Russie jusqu’au traité de Pékin en 1860. De plus, il subsiste un groupe (moins

nombreux qu’en Russie) de Nanaïs en Chine, les Hezhe, vivant sur les rives de l’Amour et du Sungari.

Ce mythe est récité ou chanté souvent durant les séances chamaniques ordinaires, et à chaque

rite funéraire.

« “Va dans les bois8, trouve un arbre sur lequel poussent des tolis (miroirs en cuivre utilisés

dans le chamanisme), des kongoktos (clochettes) et des cornes. Choisis-en autant que tu le

souhaites et tu seras ensuite chamane.” […] Les attributs du chamane s’envolèrent en sifflant à

travers l’ouverture dans le mur vers les différents endroits du pays, vers les gens de clans

différents dignes d’être chamane » (Lopatin 1960, 134–135).

« Il vit en rêve un grand arbre, au tronc si corpulent qu’une centaine de gens ne pouvaient pas

l’entourer ; cet arbre (konguru-zagde) avait une écorce de reptile ; ses racines étaient un serpent

colossal ; ses feuilles se trouvaient être des tolis, les fleurs, des grelots (kongoktos). […] “Tu es

élu pour être un grand chamane, mais un seul comme toi ne peut aider tous les morts sur la

terre ; par [la fenêtre dans le mur], rend la liberté aux pièces de l’arbre konguru ; les pièces

s’envolent vers les différentes contrées du monde où elles trouvent des gens dignes d’être grand

chamane. Il reste chez toi un exemplaire de chaque chose de l’arbre chamanique, prend les et

fais avec ; va en forêt, procure toi des peaux d’ours, de loup, de lynx ; couds-toi là un chapeau ;

par-dessus le chapeau de peaux, attache [les cornes et les clochettes], sur la poitrine et le dos,

met le toli : ils protègeront ton corps des flèches” » (Šimkevič 1896, 1:9–11).

« Il alla retrouver l’arbre qui était grand et vigoureux et qui à présent ne l’était plus. Sur l’arbre,

au sommet, des fleurs en cuivre, ressemblant à des clochettes, étaient posés des tolis »

(Šternberg 1933, 492–494).

« Tandis qu’il rentrait chez lui, il vit le gros Arbre. Même 100 personnes ne pouvaient pas

entourer son tronc ! Il était si gros… énorme ! […] Il vit que les branches étaient des toli et des

cloches. […] Ensuite, il défaisait les objets de l’Arbre. Et ils disparaissaient ! Il ferma la porte

et les cacha. Mais ils disparaissaient à travers l’ouverture dans le mur. […] Ce qui disparaissait

à travers la fenêtre s’envolait et tombait le long des rives de l’Amour. Et ceux qui trouvaient

ces objets qui s’étaient envolés, devenaient chamanes » (Version recueillie à Najhin en Août

2011).

Sachant de plus que le rôle principal du “grand” chamane nanaï est précisément de contribuer

au cycle des vies en accompagnant les morts au monde inférieur, comme nous allons le voir,

l’association entre cette Arbre mythique, la représentation de l’Arbre des vies et le chamanisme

nanaï est évidente.

8 Ici, l’Arbre n’est pas dans le ciel.

Un bouclier d’écailles

Plusieurs auteurs mettent en avant l’importance pour une femme d’être une bonne brodeuse

pour les peuples de l’Amour. Delaby et Beffa reprennent un conte nivkh (population avoisinante,

vivant principalement sur l’île de Sakhaline) transcris par Krejnovič, dans lequel l’importance

de l’épouse en tant que brodeuse est mis en avant (Beffa and Delaby 1998, 136–137) :

« Un jour, la femme, changée en coucou, vola vers sa demeure, se percha à la cime d’un arbre

et se mit à chanter : “qui te brodera maintenant des manchettes ? Qui te coudra des habits bien

comme il faut ?” Et le coucou remuait la queue tout en chantant.

L’homme pensa alors : “pourquoi donc ai-je tué ma femme, pourquoi l’ai-je perdue inutilement ?

Oh, quel malheur !” »

Delaby et Beffa analysent ensuite les termes nivkhs, qui signifient aussi bien “broder” que “faire

des enchantements”, pour justifier que les broderies protègeront le porteur des esprits néfastes

(Beffa and Delaby 1998, 137). En analysant les broderies se trouvant sur une robe nivkhe en

peau de poisson, conservée alors au Musée de l’Homme, elles se réfèrent à Ivanov pour la

comparer aux robes de mariées nanaïes (Beffa and Delaby 1998, 145–146) :

« Les mariées nanaïes les revêtaient le troisième jour des noces, lorsqu’elles quittaient la maison

de leur père pour se diriger vers celle de leur mari. Les écailles brodées couvrant le dos comme

une cuirasse devaient les protéger des attaques des esprits néfastes. »

Šimkevič, repris par Delaby (1998, 66), note qu’au moment de quitter la maison de son père, la

jeune mariée s’incline devant le poteau central du foyer, lié aux esprits claniques ; elle fait de

même à l’arrivée dans la maison de son mari. C’est un moment transitoire, car la femme, dans

le principe d’échange matrimonial traditionnel nanaï, change d’appartenance clanique en se

mariant ; ceci explique aussi pourquoi les femmes chamanes entretiennent des liens ambigus

avec plusieurs esprits claniques9. D’après Lopatin, « les femmes n’appartiennent à aucun clan :

comme épouses, elles furent prises à un autre clan et comme filles, elles seront bientôt données

à un autre clan » (Delaby 1998, 66). Lévi-Strauss analyse le système de parenté nanaï et nivkh

comme ceci : « comme chez les Gilyaks, les Gold 10 ont donc un système de mariage

asymétrique : il est impossible d’épouser la fille de la sœur du père, le sang de la mère ne

pouvant être ramené dans le clan ; tandis qu’une femme, en épousant le fils de la sœur de son

père, ne fait que continuer la démarche de sa tante » (Lévi-Strauss 1967, 349). Ces informations

9 C’est, entre autres, ce qui les rend plus dangereuses selon T. Bulgakova. 10 Les termes de “gilyaks” et “goldes” étaient auparavant utilisés dans l’ethnographie pour parler des Nivkhs et

des Nanaïs.

sont tirées des données de Šternberg, publiées dans un volume posthume (Sternberg 1999); lui-

même explique, selon la terminologie nivkhe : « soit A mon clan et B celui du frère de ma mère ;

ce dernier clan, considéré comme un tout, est “beau-père” (akhmalk) du clan A, qui est lui-

même “gendre” (imgi) du clan B ; fait capital, cette relation entre deux clans est établie une fois

pour toutes : en aucun cas, le clan B ne pourrait devenir “gendre” (imigi) du clan A » (Sternberg

1999, 21).

En démontrant ainsi l’importance de l’appartenance clanique dans ces populations, nous

voulons mettre en avant la position ambigüe des femmes. Le rôle des écailles comme bouclier

lors de cette phase symboliquement transitoire nous semble essentiel : en effet, peut-on

considérer que lors de ce trajet d’une maison à l’autre (d’un village à l’autre, d’ailleurs, selon

la règle de résidence virilocale), la femme est particulièrement vulnérable tandis qu’elle quitte

la protection des esprits gardiens de son père et qu’elle ne bénéficie pas encore de celle des

esprits gardiens de son mari ?

Delaby et Beffa analysent ensuite la description de la fête de l’ours par Krejnovič à Sakhaline

en 1927, lors de laquelle les femmes revêtent une robe similaire, mais en peau de poisson (Beffa

and Delaby 1998, 147–149). Lors de cette fête spectaculaire, un ours, qui a été élevé en cage

ourson, est sacrifié ; l’ours est un esprit-maître chez les Nivkhs. Cette fête a aussi été célébrée

par les Nanaïs à l’embouchure de la mer d’Okhotsk.

« Une fois qu’elle l’eût revêtue [“une robe en peau de poisson très joliment ornée”], elle prit

dans chaque main une touffe d’herbes sèches, puis se tourna, le dos vers l’ours »

Ici aussi, les broderies présentes sur la robe agissent comme protections mais pas uniquement.

A. de Sales analyse cette fête à partir d’une analogie en rapport avec l’alliance matrimoniale

(Sales 1980). Sont présents lors de la fête le clan entier et les membres du clan “gendre” (le clan

A pour Šternberg). Seuls les “gendres” peuvent tuer l’ours et manger sa chair ; certaines actions

rituelles avec l’ours entre le clan B et le clan A rappellent le passage de fille à épouse lors des

cérémonies de mariage, ce qui conduit A. de Sales à assimiler l’ours aux filles du clan invitant

(le clan B)11. Cela s’inscrit pour elle dans un échange similaire entre la surnature et les hommes

d’une part lors de la fête de l’ours et les clans entre eux d’autre part lors d’un mariage.

Encore une fois, nous voyons ici un lien évident entre ces robes, ce bouclier d’écailles et le

système matrimonial.

Lopatin note que le nécessaire de couture d’une bonne brodeuse restera parmi les objets

demeurant avec les figures du mort dans la maison à la mort d’une femme (Lopatin 1960).

11 Ce qui explique que le clan B ne mange pas la chair de l’ours, car on ne peut épouser une femme de son propre

clan.

L’importance des représentations de l’Arbre des vies clanique est donc renforcée par la valeur

symbolique associée aux broderies chez les Nanaïs.

Par ailleurs, une informatrice, brodeuse professionnelle nanaïe, résidant maintenant à

Khabarovsk, a souligné à plusieurs reprises lors de nos rencontres la valeur de ses broderies en

tant que protections contre les esprits néfastes. La prédominance du dragon dans ses motifs

souligne à nos yeux l’importance des écailles sur les robes de mariées nanaïes.

La différence que fait R. Hamayon entre « chamaniser » et « agir en chamane » nous semble

essentielle dans la fabrication de ces robes, leur importance en tant que broderies protectrices,

et leur valeur en tant que support de connaissance (Hamayon 1996). En effet, la pratique

chamanique n’est pas l’exclusivité du chamane, et nous ferons ici un lien entre la pratique

rituelle des non chamanes (la danse) et l’activité de la brodeuse, afin de mettre en avant des

manières de chamaniser sans chamane, comme pratique chamanique alternative.

« Il importe à cet égard de ne pas confondre le fait de chamaniser et celui d’agir en chamane.

Chamaniser, c’est se livrer à une forme de pratique individuelle sans valeur rituelle pour la

communauté, qui est, dans la plupart des sociétés chamanistes, plus ou moins accessible à tout

un chacun » (Hamayon 1996, 162).

Plusieurs auteurs mettent en avant la possibilité pour les non chamanes de chamaniser pendant

les rites ; en effet, à plusieurs moments pendant les rites funéraires que nous aborderons plus

loin, les membres du clan se relaient en portant ceinture et tambour chamaniques pour danser à

la manière du chamane dans la maison du défunt.

Le premier jour du grand rite funéraire nanaï : « dans la maison du défunt, les jeunes dansent

avec le tambour autour du poteau central. » Le deuxième jour, l’assistant du chamane et un

autre invité dansent (Šternberg 1933, 483).

Lors du premier rite du cycle des funérailles, avant une séance de divination qui vient clôturer

le rite, Šimkevič décrit lui aussi une danse similaire :

« Après un peu de repos commença la danse du chamane, que précédait la danse de tous ceux

présents, en commençant par les enfants ; chacun revêtait la ceinture avec les colifichets, et on

lui donnait le tambour. En faisant quelques tours de danse, ressemblant à une marche sur des

skis, le danseur passait la ceinture et le tambour au suivant en âge, etc. ; à la fin, on atteignait

le tour du chamane » (Šimkevič 1896, 1:33).

Pour une séance de guérison, Šimkevič (Šimkevič 1896, 1:54–55) décrit une danse similaire,

du plus jeune au plus vieux en finissant par le chamane.

Lopatin, cité par Delaby (1998, 71), est aussi témoin, lors de la consécration d’un “grand”

chamane d’une danse de tous les membres du clan, autour de la table centrale.

Pour Delaby, la danse est un moyen pour le clan dans son entier d’affirmer sa cohésion face au

monde surnaturel, particulièrement lors des funérailles, afin de ne justement pas être en

situation de soumission face aux esprits. Elle souligne l’importance du nombre de danseurs

(Delaby 1998).

La danse apparaît alors comme un élément propre à la pratique chamanique, mais qui peut se

faire sans chamane. La broderie, de la même manière, s’associe pour nous à une pratique

chamanique de protection contre les esprits (les chamanes sont responsables de la fabrication

de leur costume, et surtout des pendeloques qui agissent comme supports d’esprits), mais sans

chamane. Notons encore une fois le rôle exclusivement féminin de la broderie, et la position

ambigüe des femmes face aux esprits claniques. Le rôle du rêve dans la réalisation des motifs

par les brodeuses professionnelles (mentionné notamment dans isskustvo nanajcev: vyshivka,

ornament, tradicii i novacii (Kile 2004), mais aussi par mes informatrices) est un autre élément

de la pratique chamanique : le chamane vit en rêve son élection et sa relation avec les esprits

(Bulgakova 2013).

Afin de soutenir cette idée, rappelons aussi que des broderies de l’Arbre des vies sont désormais

placées dans les cercueils afin que le défunt trouve seul le chemin qui conduit au monde des

morts : en l’absence de “grand” chamane, n’est-ce pas là encore un moyen de chamaniser sans

chamane ?

Robes en peaux de poisson

Il existe aussi des robes de fête en peaux de poisson, tout à fait spécifiques à cette région. Elles

sont utilisées pour les fêtes de l’ours chez les Nivkhs (Beffa and Delaby 1998, 146), et pour

tout type de fêtes chez les Nanaïs. Composées de peaux de saumon, elles comportent des

broderies en appliqué de couleurs en tissus, ou en peau de poisson ; les motifs peuvent

également être peints. Dans ces broderies, on retrouve à nouveau tous les motifs présents sur

les robes de mariées en tissus : les coqs, les oiseaux sans ailes, des serpents (ou dragons).

On voit aussi sur toutes ces robes (à notre connaissance) des motifs articulés autour d’une

organisation cruciforme, avec un axe vertical (très stylisé) et une paire d’oiseaux se faisant face

de part et d’autre de cet axe. Delaby suggère que ces motifs représentent l’Arbre des vies

(Delaby 1997, 90–92). Ce motif est tantôt sur le haut de la robe (omoplates) ou au milieu

(taille).

Les motifs sont organisés sur trois niveaux : le monde souterrain, le monde terrestre et le monde

céleste. Chacun de ces niveaux est associé à un des trois dragons nanaïs.12 Le motif vertical

mentionné se trouve donc dans le monde des vivants, ou dans le monde céleste, selon la robe,

ce qui est tout à fait cohérent avec le corpus mythique, s’il s’agit alors de l’Arbre des vies.

Si l’on considère alors les autres motifs dans la perspective des broderies protectrices dont nous

parlions précédemment, notons la présence d’un motif récurent sur les robes en peaux de

poisson. Il s’agit selon certains auteurs d’une représentation stylisée d’un museau d’ours ou,

selon d’autres, d’une tête de dragon (Beffa and Delaby 1998), que l’on retrouve aussi sur les

manchettes de chasse nanaïes. Les broderies présentes sur le costume de chasse de l’homme

ont été associées plus haut à des supports d’esprit permettant de protéger le chasseur contre les

esprits néfastes.

Figure 4: dessin de manchettes nanaïes au musée de Khabarovsk.

En considérant alors que le motif vertical (que l’on voit très clairement Figure 5, au niveau de

la taille) est une représentation stylisée de l’Arbre des vies, et en considérant que les

représentations de batraciens, reptiles et coqs se réfèrent au même lexique symbolique que les

broderies des robes de mariées en tissu, peut être pouvons-nous penser que ces deux types de

robes (en tissus et en peaux de poisson) relèvent du même registre symbolique, et que leur

fonction est alors identique en terme de protection contre les esprits.13

12 Informations données sur le terrain, par de nombreux informateurs. 13 L’utilisation de ces robes semble néanmoins rester différente. Les robes en peaux de poisson sont qualifiées de

« robes de fêtes » (dans les musées) chez les Nanaïs ; elles sont portées pendant les fêtes de l’ours et pour les

mariages chez les Nivkhs (Beffa and Delaby 1998, 146–161). Toutes les robes à écailles, en peaux de poisson ou

La robe nivkhe représentée dans l’article de Delaby et Beffa comporte des éléments qui

permettent de corroborer ce point de vue (Beffa and Delaby 1998, 144) : couverte d’écailles sur

le haut, et séparée en deux pans sur la partie inférieure, à la manière des robes de mariées en

tissu, elles comportent dans ces deux pans des appliques identiques aux robes en peaux de

poisson. Deux motifs verticaux et symétriques sont appliqués sur ces pans, ce qui pourrait

clairement être une représentation de l’Arbre des vies. En bas de ces pans, des petits motifs en

forme de museau avec les mêmes représentations censées figurer les clochettes chamaniques

sur les robes en tissu sont visibles.

Une autre robe se trouve au musée des Beaux-Arts de Khabarovsk (Vystavka: Liki Krasoty.

Znaki Mudrosti. 2013, 8). En tissu, elle comporte des écailles sur la partie supérieure, et des

motifs brodés sur la partie inférieure, semblables aux motifs des robes en peaux de poisson. Ces

broderies sont organisées sur trois niveaux : un monde souterrain, symbolisé par des poissons,

un monde terrestre, avec un motif vertical pouvant être associé à l’Arbre, car il comporte les

signes des accessoires chamaniques, et un monde céleste, où se trouvent les oiseaux. Chacun

de ces niveaux est associés à un dragon. Les écailles supérieures portent des motifs identifiables

à l’Arbre des vies, des museaux, des dragons et des oiseaux. De plus, cette robe est qualifiée de

robe de mariée nanaïe.

Grâce à ces robes se situant entre les deux modèles de robes festives que nous avons vues, il

semble cohérent d’affirmer que ce motif vertical stylisé est l’Arbre des vies. Par association,

les représentations d’oiseaux de petites tailles sur ces robes peuvent alors être assimilées aux

âmes à naître, comme elles le sont sur les robes en tissu.

Une cohérence claire des représentations est donc perceptible entre les rites, les mythes et la

culture matérielle. Les âmes à naître sont supposées préexister à l’enfantement, et sont

représentées sous la forme de petits oiseaux.

L’existence posthume de l’âme : le cycle des funérailles

Cette même cohérence se retrouve dans la vie posthume des âmes. Nous verrons que l’âme d’un

défunt, en revanche, n’a pas de représentation symbolique telle que celle des enfants à naître ;

elle n’est pas pensée sous forme d’oiseau.

en tissus, sont qualifiées de « robes de mariées ». Il nous semble donc que le motif nécessaire au mariage soit les

écailles. Ajoutons que des modèles dits “modernes” de la robe de mariée ne comportent que des écailles

stylisées, c’est-à-dire des triangles enchevêtrés (musée de Sikachi Alyan).

D’abord, soulignons que ce qui a trait au monde des morts et aux morts en général est touché

par un certain interdit chez les Nanaïs. En effet, les Nanaïs considèrent que l’esprit d’un mort

peut capturer l’âme d’un vivant (un proche en général), ce qui conduit à la mort. Ainsi, la mort

est porteuse d’une certaine contagion, qui s’applique aux effets personnels du défunt, mais aussi

à son corps : on ne garde aucune affaire du défunt après sa mort, sauf certains biens spécifiques

qui resteront dans la maison avec les figures du mort et on ne retourne pas sur sa tombe14 ;

pendant les funérailles, une personne doit rester constamment auprès du corps pour lui raconter

une histoire afin d’occuper son esprit pour qu’ils n’attrapent pas l’un des proches. Les données

faisant référence aux morts et au monde des morts sont donc teintées de cette crainte. Ces rites

finissent d’inscrire l’âme dans un cycle des vies qui garantit le renouvellement du clan.

Un chamane psychopompe

Dans le mythe dit « des Trois Soleils » précédemment évoqué, le principe de base du

chamanisme nanaï est dépeint : élection chamanique, Arbre mythique, accessoires

chamaniques… mais avant tout, la fonction première du chamane nanaï, celle de

« psychopompe » (Delaby 1976), y est évoquée sans détour.

Dans la version de Lopatin, après avoir rendu la vie trop agréable en se débarrassant des soleils

excédentaires, la nécessité de réguler le nombre d’hommes est la première motivation du héros

qui deviendra chamane :

« Le nombre d’homme augmenta si rapidement que la terre devint finalement trop peuplée.

“Pourquoi n’ouvres-tu pas la porte vers l’autre monde, vieil homme ?” demanda Miamendi à

son frère. […] Les gens commencèrent alors à mourir et il y eut bientôt trop de cadavres sans

chamane pour les enterrer.

[…] Ainsi, il y eut soudain beaucoup de chamanes sur terre. Le vieux Hodai et ces autres

chamanes pouvaient désormais enterrer les morts et emmener leur âme à buni. Le vieux Hodai

ne définit pas combien de temps un homme devait vivre, et donc, certains meurent vieux,

d’autres jeunes » (Lopatin 1960, 134–135).

Dans la version de Šimkevič, le problème du surpeuplement de la terre est aussi à l’origine du

premier chamane. Cette fois, le fils des premiers hommes ouvre la porte vers le monde des

morts, et c’est son père qui devient le premier chamane, afin de l’y conduire.

14 Aujourd’hui, en l’absence de chamane, et avec la modification des pratiques chamaniques à la suite des années

de répression, les proches retournent sur la tombe du défunt pour faire des offrandes. (Informations données par

T. Bulgakova, recueillies lors d’entretiens personnels avec la chercheuse. Informations confirmées sur le terrain.)

« Le vieux dit à la vieille : “que faisons-nous de nos défunts ? Il faut tous les enterrer, il faut

tous leur organiser un repas funéraire ; les gens sont bien et ils doivent atteindre buni ; là les

attend une nouvelle et heureuse vie.” […] Désormais, il leur était possible d’enterrer leurs morts,

et les chamanes se répandaient dans tout le monde » (Šimkevič 1896, 1:9–11).

Dans la description de Šternberg, le fils du héros est aussi le premier habitant de buni. Après

avoir caché la porte qui mène au monde des morts par colère, le père devient chamane

(Šternberg 1933, 492–494).

Finalement, dans la version que j’ai recueillie en août 2011 à Najhin, le héros, qui devient

chamane, est aussi celui qui emmène l’âme de son fils à buni pour y être le premier habitant.

Ce mythe est récité à chaque rite funéraire, en particulier au moment où le chamane est invité

officiellement à venir faire ce rite, comme un rappel de sa fonction première. De même, pendant

le rite, un des invités tire trois flèches dans le ciel pour dégager le chemin vers le monde

des morts, ce qui fait clairement référence aux trois soleils que le héros futur chamane éteint

dans ce mythe (Istorija i kul’tura nanajcev: istoriko-ètnografičeskie očerki 2003; Šternberg

1933, 483–490).15

Quelques informations sur le monde des morts et le chemin pour s’y rendre se trouvent dans ce

mythe. Plusieurs fois, l’entrée vers ce monde est décrite comme un passage que l’on ouvre, et

particulièrement comme un trou dans la terre :

« Le vieux Hodai partit chercher la porte vers l’autre monde et après avoir voyagé une grande

distance, il trouva finalement la porte et l’ouvrit » (Lopatin 1960, 134).

Dans la version de Šimkevič, le héros répète que la vie à buni y est agréable :

« Les gens sont bien et ils doivent atteindre buni ; là les attend une nouvelle et heureuse vie »

(Šimkevič 1896).

Dans celle de Šternberg, le héros accompagne son fils sur le chemin et cache l’entrée vers

buni (Šternberg 1933, 492–494):

«Ensuite, chez Hado et Miameldi naquit un fils, Zulču. Il mourut et alla à buni. Son père, vivant,

vint l’aider (la mère resta à la maison). Ils atteignirent buni. “Reviens !” dit le père. Il ne voulait

pas. Il le rattrapa, le saisit dans une étreinte et vit : il n’était plus là ! De nouveau, le père cria :

“reviens !”, le fils répondit : “non ! Je ne reviens pas, je vais faire le premier chemin à buni ;

dans ce monde il y aura beaucoup de gens, ils n’auront nulle part où vivre sur terre.” Alors

Hado (le père) rentra à la maison. Quand il passa par-dessus le trou (littéralement trou de buni)

15 Cette information nous a aussi été donnée en Chine, à Tongjiang, par un des responsables de l’association des

Hezhe, Nanaïs de Chine. Août 2009.

il enleva son vêtement supérieur de cuir, leva deux pierres et ferma le trou avec les pierres et

les vêtements. »

Dans cette version, Hado est celui qui cache le chemin vers le monde des morts. On y apprend

aussi qu’il n’arrive pas à saisir dans ses bras son fils défunt.

Dans la version recueillie à Najhin, l’âme du fils défunt hante sa mère ; c’est pourquoi elle

décide d’aller chercher le monde des morts.

« Leur premier enfant mourut. La fille [la mère] ne savait pas quoi faire parce que son âme était

tout le temps là. Ils voulaient emmener son âme au monde des morts.

[…]

Donc, la mère partit à la recherche de buni, le monde des morts, à cause de l’esprit du garçon

qui restait. Elle chercha longtemps, mais ne parvenait pas à le trouver. Puis, elle se dit qu’il

devait être dans un autre monde, pas dans ce monde, mais ailleurs. Dans un autre monde, elle

trouva un endroit où il y avait une entrée vers le monde buni. Mais Guruntë, le père, avait fermé

cette entrée. Simplement parce qu’il ne voulait pas que les gens meurent, il pensa : “je vais

fermer la porte et personne ne mourra”. Elle ouvrit la porte et son fils devint le premier habitant

du monde buni. »

La nécessité d’amener l’âme d’un défunt à buni afin qu’il n’hante pas les vivants est clairement

posée. Comme le montre le mythe, la route vers le monde des morts n’est connue que du

chamane, et surtout, l’âme du défunt a besoin de l’aide du chamane pour parvenir à buni.

Un monde inversé et un lien à couper

Plusieurs auteurs mettent en avant un certain nombre d’étape avant d’arriver au monde des

morts (18 pour Lopatin, par exemple). Ces étapes sont des ramifications de la même route,

reflétant celles des clans chez les vivants. Il s’agit d’un voyage calqué sur la vie en taïga : sur

un traîneau tiré par des chiens à travers montagnes et fleuves du pays mythique, comme un

chasseur dans la taïga (Lopatin 1960).

Šternberg note ces informations concernant buni auprès d’un chamane de Dergamo :

« Quand j’emmène une âme à buni, il y a peu de lumière ; on ne mange pas, on ne boit pas ; on

ne voit rien comme dans un brouillard, comme dans un tas de foin ; tout ce que j’emmène rouille.

Je fais tout le plus rapidement que je peux, car là-bas, c’est pauvre. Le défunt porte une robe en

soie à la manière des gens présents. A buni, ils ne meurent pas. Ils retrouvent leurs proches,

mais je ne peux être longtemps là-bas. Bien que ce soit pauvre là-bas, tu y es conduit, comme

nos pères nous l’enseignent. Si on n’emmène pas à buni, les défunts commencent à tuer les

vivants et à tout déranger : il est interdit au pan’a [âme du mort] de vivre ici » (Šternberg 1933,

490–492).

Sachant que tout est inversé dans le monde des morts, cette description est cohérente.

Dans une retranscription d’une séance chamanique par Bulgakova, l’âme d’une chamane

défunte hante sa sœur (Bulgakova 1996). Cette relation entre les deux âmes, l’une vivante,

l’autre morte, a lieu exclusivement en rêve, mais a des répercussions sur la santé de la sœur

vivante :

« Et en rêve, tout le temps, elle est là, ma sœur. Je m’ennuie d’elle si fort. Je rêve toujours que

je l’embrasse, que je la serre dans mes bras, et elle pleure avec moi » (Bulgakova 1996, 18).

Dans ce cas-là, le problème de Alla, la sœur vivante, dépend aussi d’un problème d’héritage

chamanique, car sa sœur défunte était chamane. Cependant, on apprend plus loin qu’une

relation similaire s’est aussi créée avec l’âme de son fils défunt :

« Je pleurais beaucoup alors [à la mort de son fils], et je suis tombée très malade. Je me suis

retrouvée à l’hôpital. La chamanesse Mingo m’a dit : “tu es malade parce que ton fils t’a

attrapée.” Ce fut pareil à la mort de ma sœur, je l’ai enterrée, mais la douleur était toujours

fraîche, et quand la chamanesse m’a dit que l’âme de ma sœur m’avait saisie, ce fut comme si

on fouillait ma blessure avec un couteau » (Bulgakova 1996, 19).

Voilà ce que l'on peut trouver dans le discours autochtone et dans les mythes sur les âmes des

morts et le monde des morts. Comme le dernier exemple le montre, la relation avec les morts

est dangereuse, ainsi, on tente par tous les moyens de couper le lien avec eux.

C’est d’ailleurs ce qui est fait littéralement lors des funérailles : Šternberg, entre autres, décrit

ce rite lors de funérailles au printemps 1910 (Šternberg 1933, 478).

« On pose le mort à terre. On fait venir les plus jeunes personnes ; on donne à chaque enfant

une ficelle à tenir dans la main, dont l’extrémité est “tenue” par le mort, soit par les personnes

âgées du clan. Les vieux disent alors : “s’il te plaît, ne le prend pas avec toi à buni, laisse-le à

la lumière”, et quelqu’un d’autre tranche la ficelle. »

Le traitement du corps…

Le cycle des funérailles nanaï comporte en fait une série de rites qui prennent place sur plusieurs

années.

Le corps du défunt est traité par un premier rite, quelques jours (jusqu’à sept, quand tous les

proches sont réunis) après la mort. Traiter rituellement le corps du défunt permettra ensuite de

gérer son âme jusqu’à ce qu’elle atteigne le monde des morts.

Au moment de l’enterrement, on casse des objets sur la tombe, afin que le défunt les emmène

avec lui au monde des morts, suivant le processus d’inversion que subissent les objets en passant

d’un monde à l’autre :

« On marque l’empreinte d’une pièce de monnaie sur une feuille de papier et on fait des dessins

d’animaux et de cônes sur d’autres feuilles ; on les brûlera ensuite au-dessus de la tombe pour

les faire parvenir au défunt pour qu’il les utilise dans sa vie posthume. On place aussi certains

de ses effets personnels : vêtements, traîneau. Sur la tombe d’un enfant, on place ses jouets.

Tous ces objets seront cassés et rendus inutilisables avant d’être posés pour qu’ils puissent être

utilisés dans l’autre monde » (Lopatin 1960, 70).

Dans la description de Šternberg, les objets placés dans le cercueil ne sont pas cassés, mais ceux

placés sur la tombe le sont (Šternberg 1933, 478). Quoiqu’il en soit, on considère aussi ici que

ces objets serviront le défunt une fois dans l’autre monde.

« On place un coussin en copeaux sous sa tête, et à côté, une théière, une tasse, plusieurs petites

boites avec du tabac, des allumettes, du sucre. […] on casse et on jette sur la tombe le traîneau,

les skis et l’arc. »

…Et de l’âme

S’ensuit alors une série de trois rites qui gèrent la présence de l’âme parmi les vivants jusqu’à

ce que le chamane l’emmène à buni. Pendant cette période, l’âme du défunt est placée dans un

support dans la maison, avec lequel on interagit quotidiennement.

Le premier rite place l’âme du défunt dans le support : le chamane part à la recherche de l’âme

lors d’une séance, avec son costume, place l’âme dans le support (une figure en bois ou un

oreiller) et lui demande d’attendre jusqu’au rite final.

Dans la description de Šimkevič, la récitation du mythe dit « des Trois Soleils » par la famille

invitante marque l’arrivée du chamane, renforçant encore une fois son rôle important dans le

traitement de l’âme (Šimkevič 1896, 1:22–33). A plusieurs reprises, quand le chamane cherche

à identifier l’âme du défunt, il questionne les proches sur des traits spécifiques à celui-ci : « est-

ce vrai qu’en mourant, il a appelé tous ses proches pour faire ses adieux, et que son fils aîné à

ce moment-là n’était pas à la maison ? ». Tant qu’elle n’est pas parvenue à buni, l’âme du défunt

garde encore des traits identifiables. Certains de ses biens sont aussi posés avec la figure du

mort que l’on garde à la maison (chapeau de chasse, boucles d’oreilles…)16.

16 Aujourd’hui, T. Bulgakova dit qu’on utilise même une photo du défunt parmi ces objets. Ainsi, la

personnification est complète.

Après ce rite, l’âme du défunt vivra avec ses proches dans une figure en bois, et l’on interagira

avec celle-ci comme de son vivant. La présence de l’âme est alors contrôlée, car les proches

vont tout faire pour rendre l’attente du rite final confortable ; si l’âme du défunt est mécontente,

elle pourra alors se saisir d’une âme d’un proche, auquel cas il faudra à nouveau faire le rite de

coupage de lien. Lopatin (1960, 126) et Šimkevič (1896, 1:21–22) notent une même description

d’une famille dont les deux enfants étaient morts et qui attendait le rite final. La famille dépose

de la nourriture à chaque repas devant les figures des défunts et aussi des jouets. Tant que les

âmes n’ont pas rejoint buni, elles continuent à vivre parmi les vivants, et surtout elles conservent

leurs traits personnels : les enfants dans cette description jouent avec leur jouets favoris ; on

cuisine lors des rites les repas préférés du défunt. De même, les figures du mort sont placées à

la place du défunt quand il était en vie, sur son lit.

Le deuxième rite de ce cycle est une commémoration mensuelle. Là encore, les proches font de

nombreuses offrandes au défunt.

Finalement le dernier rite prend place plusieurs années après la mort, quand les proches

réussissent à réunir les fonds nécessaires.

Préparer l’âme à partir

A plusieurs reprises pendant ce dernier rite, les proches et le chamane exhortent le défunt à

partir et à ne pas revenir. On se débarrasse aussi définitivement des affaires du défunt en les

brûlant dans un feu situé à l’ouest, vers le monde des morts. Tout lien avec le défunt est coupé :

« Après ça, le chamane jette le fania et le mugdae [figures du défunt] dans le feu situé à l’ouest.

Il jette aussi le reste de la nourriture. On coupe la corde au-dessus du feu, comme pour le

premier rite. Le chamane est déshabillé dans la maison [ses assistants lui enlèvent son costume]

et c’est la fin de la cérémonie » (Lopatin 1960, 160–173).

Dans cette même description, Lopatin décrit aussi l’arrivée au monde des morts : il y a des

chiens, beaucoup de gens, qui connaissent les vivants. Par exemple, un oncle défunt d’un invité

présent dit au chamane qu’il lui enverra du gibier.

Dans la description de Šternberg, une vieille femme exhorte le défunt à partir (Šternberg 1933,

483–490):

« Aujourd’hui, tu t’en vas à buni… là-bas, nos grands-pères, nos pères, nos enfants… les Nanaïs

habitent buni… le chamane vous emmène bien, vous vivrez bien là-bas, et nous mal ici ».

Un peu plus loin, c’est le chamane qui le lui répète, en faisant une référence claire au cycle des

vies et au retour des âmes :

« Demain, nous allons à buni, je t’emmène là-bas, dans ces lieux où habitent les aïeuls morts

autrefois ; tu habitais là-bas autrefois, ils t’aimaient là-bas ; à présent, tous les amis auxquels tu

tiens, venus te dire au revoir, ont fait des offrandes pour toi ».

Lors des offrandes, le chamane crie “je t’emmène à buni” et le défunt répond “merci ! […] au

revoir, merci ! […] adieu tout le monde !” »

Plusieurs fois, le chamane explique au défunt que les offrandes sont pour le voyage au monde

des morts : « tous ces plats sont pour toi pour le chemin ! […] Voici, ta fille et ton fils

t’apportent des plats pour le chemin. […] Le chef t’a envoyé des galettes pour le chemin, des

provisions pour le chemin, va comme il faut ! […] Avec ces provisions je t’emmène et vers un

bon endroit ».

Le dernier soir, quand le chamane s’apprête à faire le voyage avec le défunt, il exhorte les

proches à l’habiller chaudement : « adieu, au revoir ! Habillez-le [la figure du mort utilisée

pendant le rite] du chapeau, du costume, habillez-le de moufles, et bientôt en chemin ! » En

même temps, les proches pleurent : « tu t’en vas à buni, tu atteins l’endroit ».

Finalement, pendant le voyage, le chamane donne quelques descriptions :

« Nous descendons la rivière… nous avons vu un renard… nous lui avons tiré dessus mais nous

ne l’avons pas atteint… sur le bord de la côte avec de la neige… le chemin est difficile… l’âme

est perplexe… nous sommes arrivés à buni… nous avons trouvé l’endroit… les enfants sans

pères, sans mères, les chefs ne prennent pas soin d’eux… à présent, sur le coucou nous

revenons »

Après ce voyage mimé, le défunt devient un ancêtre. Il a atteint le monde des morts, et tout

contact avec lui est coupé. Le chamane le lui explique d’ailleurs plusieurs fois, afin de s’assurer

qu’il n’en revienne pas. L’enjeu lointain de ce rite est bien sûr la réintégration de cet esprit dans

le réservoir générique d’âmes du clan. Mais on s’assure aussi de la bienveillance des ancêtres

et des esprits dans les multiples séances de divination qui prennent place tout au long du rite :

le chamane assure la chance à la chasse, une bonne pêche, un beau temps…

Le cycle des vies

Finalement, le cycle des vies, c’est-à-dire le retour des âmes de morts sur l’Arbre des vies au

bout d’un temps incertain, souligne la complémentarité entre vivants et morts pour le maintien

de l’identité clanique.

Le groupe des ancêtres, anonymes, est important dans le système de pensée nanaï : gardiens de

la maison et de l’arbre des vies, pourvoyeurs de gibier et de chance. Ils jouent aussi un rôle sur

la fertilité et le renouvellement du groupe. Comme le met en avant R. Hamayon, une certaine

complémentarité est sous-entendue dans le principe de retour des âmes : les ancêtres veillent

sur les vivants pour pouvoir rester dans le cycle des vies ; les vivants, quant à eux, veillent à

apaiser les ancêtres pour rentrer à leur tour dans ce cycle lors de leur mort. (Hamayon 1990,

575).

Ainsi, si l’on peut montrer cette réciprocité entre les vivants et les ancêtres, la présence

significative des ancêtres et des âmes des morts dans le quotidien des vivants se trouve

expliquée.

Le chemin qui mène au monde des morts est important dans le maintien de l’identité clanique.

Il y a un chemin par clan, et un buni par clan. Ainsi, l’importance du chamane clanique est

cruciale : c’est lui, qui à chaque rite funéraire, avec l’aide de ses esprits, retrouve ce chemin

afin d’y amener un nouvel ancêtre.

Les différentes descriptions nous informent que, d’une part, le défunt part avec des objets de la

vie quotidienne (son arc, son traîneau, etc.) et que, d’autre part, il rejoint un village où il aura

une maison. Ainsi, on peut penser que les morts forment un clan à l’image des vivants ; symétrie

que l’on retrouve vis-à-vis des esprits dans cette idée de danse du clan dont nous parlions plus

haut. Les âmes des femmes vont, selon T. Bulgakova, rejoindre le réservoir d’âmes génériques

du clan de leur époux ; on trouve néanmoins certaines données qui montrent que cette règle

peut être contournée (Samar 2003, 20; par exemple).

Les rites funéraires représentent aussi un moment d’échange d’offrandes entre le clan des

vivants et celui des morts ; échange que l’on évite habituellement, comme le montre l’interdit

lié à la mort et le rite du coupage de corde.

Ainsi, un contrat est mis en place entre les vivants et les morts, par le biais du chamane : le

chamane mène les morts à buni, et maintient la cohésion du clan en gardant la route secrète et

en réglant les problèmes liés aux âmes. Les ancêtres garantissent la continuité du groupe, en

retournant éventuellement sur l’Arbre des vies, bien que rien ne soit dit sur la manière dont les

ancêtres passent du monde des morts à cette Arbre ; les vivants font leur part en élisant parmi

eux un chamane, et en effectuant les rites funéraires. Le cycle des vies est ainsi respecté et

maintenu.

On ne peut connaître la longueur de ce cycle ; seulement, un nouveau-né ne possède

normalement aucune particularité personnelle d’un défunt, ce qui nous pousse à penser que ce

cycle est plutôt long (Hamayon 1990, 570–571).

Ce principe de retour des âmes, qui est au cœur du cycle des funérailles nanaï, mais aussi au

centre du traitement des âmes en général et des échanges matrimoniaux, garantit le maintien du

clan et son renouvellement.

Conclusion

Le concept d’âme chez les Nanaïs s’étend au-delà de la vie biologique d’un individu, ce qui est

le propre de l’âme, comme le montrent les pratiques rituelles, les représentations mythiques et

la culture matérielle, étudiées ici. Le clan, son identité et son renouvellement sont alors

tributaires du cycle des vies et de la réciprocité qu’il sous-entend entre les vivants et les morts.

Une preuve malheureuse du poids de ce contrat peut peut-être se voir dans la situation actuelle.

En effet, l’absence de chamane et l’ignorance des connaissances chamaniques, dû à des années

de répression, ont rendu impossible la réalisation du cycle des rites funéraires depuis la fin des

années 1970. Le fort taux de suicides dans certains villages (comme Najhin) est alors interprété

dans cette perspective : dans l’impossibilité d’atteindre le monde des morts, les âmes des

défunts hantent les vivants et les poussent au suicide ; tout comme les esprits chamaniques, qui

errent dès la mort du chamane, faute d’héritier.

L’Arbre des vies, quant à lui, preuve de la persistance du symbole, est utilisé lors des funérailles :

dans l’espoir que cela l’aide à trouver seul le chemin du monde des morts, une broderie de

l’Arbre des vies, réalisée par les proches, est placée sous la tête du défunt.17

Anne DALLES

Doctorante, Ecole Pratique des Hautes Etudes.

17 Informations recueillies à Sikachi Alyan.

BIBLIOGRAPHIE

Beffa, M. L., and L Delaby. 1998. “écailles de dragons et têtes d’ours chez les Nivkhs.”

bataclan chamanique raisonné II, Etudes mongoles et sibérienne (29): 135–77.

Bel’dy, N. 2006. “Derevo- molchalivyj dvojnik cheloveka.” Slovesnica iskusstv Dal’nij

Vostok v prostranstve mifa i legendy (18): 50–52.

Bulgakova, T. 1996. “Captive d’une sœur défunte (matériaux sur le chamanisme nanaï).”

variations chamaniques I, Etudes mongoles et sibériennes (25). Labethno: 17–97.

———. 2002. “La vengeance clanique dans les contes épiques nanaïs ; essai d’interprétation à

partir de conceptions chamaniques.” Etudes mongoles et sibériennes (32). ANDA:

162–72.

———. 2013. Nanai Shamanic Culture in Indigenous Discourse. SEC publications.

Germany.

Delaby, L. 1976. “Chamanes Toungouses.” Etudes mongoles et sibériennes (7). Labethno.

———. 1997. “figurations sibériennes d’oiseaux à usage religieux.” Bataclan chamanique

raisonné I, Etudes mongoles et sibériennes (28). Labethno: 55–101.

———. 1998. “Pas de chapeau à queues pour la chamanesse ; aperçu sur le rôle du clan dans

le chamanisme golde.” Etudes mongoles et sibériennes (29). Labethno: 61–79.

Gaer, E.A. 1991. Tradicionnaja bytovaja obrjadnost’ nanajcev v konce XIX načale XX v.

“Mysl’”. Moskva.

Hamayon, R. 1990. La chasse à l’âme : esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien.

société d’ethnologie. Nanterre.

———. 1996. “Pour en finir avec la ‘transe’ et ‘l’extase’ dans l’étude du chamanisme.”

Etudes mongoles et sibériennes (26). Labethno: 155–92.

Istorija i kul’tura nanajcev: istoriko-ètnografičeskie očerki. 2003. Rossiskaja Akademija

Nauk Dal’nevostočnoe Otdelenie. Sankt-Peterburg.

Ivanov, S. V. 1963. Ornament narodov sibiri kak istoricheskij istochnik. Nauka. Moskva-

Leningrad.

Kile, A.S. 2004. Isskustvo Nanajcev: Vyshivka, Ornament, Tradicii I Novacii. OOO Rossijskij

Medija. Khabarovsk. http://padaread.com/?book=9619&pg=1.

Krejnovič, E. A. 1988. “La fête de l’ours chez les Nivkhs.” l’ethnographie, voyages

chamaniques 1: 197–205.

Lambert, J. L. 2003. “Sortir de La Nuit : Essai Sur Le Chamanisme Nganassane (arctique

Sibérien).” Etudes Mongoles et Sibériennes (33-34). Labethno.

Lattimore, O. 1964. The Gold Tribe “fishskin Tatars” of the Lower Sungari. Kraus reprint

corporation. Memoirs of the Anthropological Association 40. New York.

Lévi-Strauss, C. 1967. Les structures élémentaires de la parenté. Mouton & Co. Paris.

Lopatin, I. A. 1960. The Cult of the Dead among the Natives of the Amur Basin. Mouton &

co. Gravenhage.

Lot-Falck, E. 1977. “Le costume de chamane toungouse du Musée de l’Homme.” Etudes

mongoles et sibériennes (8): 19–72.

Naguishkine, D. 1983. Les contes du fleuve Amour. La farandole. Paris.

Sales, Anne de. 1980. “Deux conceptions de l’alliance à travers la fête de l’ours en Sibérie.”

Etudes mongoles et sibériennes (11). Labethno: 147–213.

Samar, E. 2003. Pod Sen’ju Rodovogo Dereva. Xabarovskogo knizhnoe izdatel’stvo.

Khabarovsk.

Sem, Ju. A. 1973. Nanajcy: I Material’naja kul’tura. Dal’negostochnyj nauchnyj centr.

Vladivostok.

Shirokogorov, S. M. 1935. Psychomental Complex of the Tungus. Catholic University Press.

Peking.

Šimkevič, P. P. 1896. Materialy dlja izučenija šamanstva u gol’dov. Vol. 1. numéro special

Zapiski priamurskogo otdela russkogo geografičeskogo obščestva,. Khabarovsk.

Smoljak, A.V. 1978. “Some Notions of the Human Soul among the Nanaïs.” In Shamanism in

Siberia, Akademiai Kiado, 439–48. Budapest: V. Dioszegi & M. Hoppal.

Sternberg, I. A. 1999. The Social Organisation of the Gilyak. university of washington press.

Anthropological Papers of the AMNH 82. washington: Grant, Bruce.

http://hdl.handle.net/2246/281.

Šternberg, L. G. 1933. Giljaki, Oroči, Gol’di, Negidal’ci, Avril. Dal’giz. Khabarovsk.

Vystavka: Liki Krasoty. Znaki Mudrosti. 2013. Del’nevostochnyj hudozhestvennyj muzej.

Khabarovsk.