Etude du contenu de la notion "entreprise"

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Andrée Collot-Trognon Hélène Desbrousses Bernard Peloille Etude du contenu de la notion "entreprise" In: Langage et société, n°61, 1992. pp. 55-74. Résumé La décennie écoulée a vu le retour en force de l'apologétique de "l'entreprise", méconnaissant largement les représentations communes de ses acteurs effectifs, tant salariés qu'entrepreneurs. En posant l'entreprise au moyen de concepts de l'économie politique classique, les représentations communes la font apparaître, et pourraient faire apparaître son apologétique, comme pièce dans les rapports sociaux intelligibles en eux et par eux. L'étude a été menée à partir de l'analyse de contenu de 76 entretiens semi-directifs recueillis en 1990-1991. Elle permet de dégager et d'analyser cinq thèmes : le lieu de travail, le groupe et les rapports de classe, la communication, la concurrence, le rendement et la productivité. Abstract Collot-Trognon, Andrée, Hélène Desbrousses et Bernard Pelohjle - "A study of what the notion "Entreprise" contains". Over the last ten years there has been a strong come-back of the discourse begging the notion of "enterprise", largely ignoring the lay representations of workers as well as entrepreneurs. In perceiving the entreprise through the concepts of classical political economics, lay views show that the current apology of the entreprise can be explained by general social relationships. The study is based on content analysis of 76 semi-structured interviews collected in 1990-1991. It points to and analyzes five themes : the work place, group and class relationships, communication, competition, output and productivity. Citer ce document / Cite this document : Collot-Trognon Andrée, Desbrousses Hélène, Peloille Bernard. Etude du contenu de la notion "entreprise". In: Langage et société, n°61, 1992. pp. 55-74. doi : 10.3406/lsoc.1992.2575 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_0181-4095_1992_num_61_1_2575

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Andrée Collot-TrognonHélène DesbroussesBernard Peloille

Etude du contenu de la notion "entreprise"In: Langage et société, n°61, 1992. pp. 55-74.

RésuméLa décennie écoulée a vu le retour en force de l'apologétique de "l'entreprise", méconnaissant largement les représentationscommunes de ses acteurs effectifs, tant salariés qu'entrepreneurs. En posant l'entreprise au moyen de concepts de l'économiepolitique classique, les représentations communes la font apparaître, et pourraient faire apparaître son apologétique, commepièce dans les rapports sociaux intelligibles en eux et par eux. L'étude a été menée à partir de l'analyse de contenu de 76entretiens semi-directifs recueillis en 1990-1991. Elle permet de dégager et d'analyser cinq thèmes : le lieu de travail, le groupeet les rapports de classe, la communication, la concurrence, le rendement et la productivité.

AbstractCollot-Trognon, Andrée, Hélène Desbrousses et Bernard Pelohjle - "A study of what the notion "Entreprise" contains".

Over the last ten years there has been a strong come-back of the discourse begging the notion of "enterprise", largely ignoringthe lay representations of workers as well as entrepreneurs. In perceiving the entreprise through the concepts of classical politicaleconomics, lay views show that the current apology of the entreprise can be explained by general social relationships. The studyis based on content analysis of 76 semi-structured interviews collected in 1990-1991. It points to and analyzes five themes : thework place, group and class relationships, communication, competition, output and productivity.

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Collot-Trognon Andrée, Desbrousses Hélène, Peloille Bernard. Etude du contenu de la notion "entreprise". In: Langage etsociété, n°61, 1992. pp. 55-74.

doi : 10.3406/lsoc.1992.2575

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_0181-4095_1992_num_61_1_2575

ÉTUDE DU CONTENU DE LA NOTION "ENTREPRISE1

Andrée COLLOT-TROGNON Hélène DESBROUSSES GRC - Université Nancy II CNRS

Bernard PELOELLE CNRS

On se propose de montrer les principaux contenus de la notion « entreprise », tels qu'ils sont posés dans des exposés oraux, qualifiables aussi de représentations.

L'analyse thématique du contenu de cette notion porte sur les données d'un ensemble d'énoncés émis par soixante-seize personnes, et recueillis en 1990-1991 par le moyen d'entretiens "semi-directifs1". On s'est limité à rendre compte de l'observation des réponses à une question : « Qu'est-ce que c'est, selon vous, l'entreprise ? », et des réponses aux relances immédiatement liées à cette question.

I AUX FONDEMENTS D'UNE CARACTÉRISATION

1. 1. Buts et objectifs

Les catégories « profit » et « produire » dominent le représentation des buts et objectifs de l'entreprise. Elles sont les plus fréquemment énoncées, les mieux partagées.

1 . Le groupe interrogé se répartit de la façon suivante : Hommes 41, Femmes 35 — Agriculteurs 4. Ouvriers 8. Employés 13. Enseignants 9. Etudiants 11. Cadres (public) 5, (privé) 12. Professions libérales 4. Artisans-Commerçants 5. Chefs d'entreprises 5 — < 20 ans : 5 — 21-30 ans : 22 — 31-40 ans : 13 — 41-50 ans : 12 — 51-60 ans : 10 — 61-70 ans : 6 — 70 ans : 2 — indéterminé : 6. Une part importante des entretiens a été réalisée par un groupe d'étudiants en psychologie de l'Université de Nancy n, sous la direction d' Andrée Collot-Trognoa

langage et société n* 61 - septembre 1992

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Le profit

Cette catégorie regroupe la notion de profit explicité et les idées impliquant un accroissement de richesse.

Le profit est posé comme but simple, en soi, intime :

Evoque tout de suite la notion de gain (art-com.i) — C'est faire du bénéfice. Faire de l'argent c'est le but premier (emps.6, 12) — Ça rapporte. Profit, enrichissement (ouvs.5, 1) — Fonctionne pour gagner de l'argent. Va chercher essentiellement le profit (cadres 6, 10).

Si l'entreprise est personnifiée dans le chef d'entreprise, le but de l'une est alors le but de l'autre :

Patron, faire du fric, (ouv.7) — Le patron recherche le profit c'est son but. Celui qui crée une entreprise, il espère que cela va lui rapporter gros, (enseigs. 1, S)

L'homme paraît plus impitoyable que l'institution, c'est lui qui suscite l'observation : « Le patron recherche le profit quel qu'en soit le prix pour les autres, (enseig.l) » S'il crée une entreprise dont il attend un rapport, « c'est pour exploiter (enseig.5) » les salariés.

Le profit est condition de fonctionnement et d'existence de l'entreprise, il est son but et son moyen, elle fonctionne :

Pour gagner de l'argent (cadre 6) — Bénéfices, ce qui est nécessaire à l'entreprise (chef. 3) — Une entreprise qui marche ne peut exister que si elle dégage un profit. H faut qu'elle fasse du bénéfice pour vivre (cadres 4, 12).

Il semble vain de concevoir l'entreprise sans le profit, « sinon ce n'est pas la peine (emp.5) ».

Alors qu'un locuteur n'évoque que de « petits bénéfices (art- com.4) », deux locuteurs énoncent la notion fondamentale de "profit maximum" :

Le but est de tirer le maximum de profit (emp.ll) — Gagner de l'argent et en gagner le plus possible (art-com.3).

Ces deux locuteurs se représentent le but profit, non comme un accroissement quelconque de la "richesse" d'une entreprise, mais comme but déterminé par la seule logique de l'accroissement maximum, infini en son principe, de son objet. L'entreprise n'est

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pas ici une simple "vie", en général, indéterminée. Aussi bien ces locuteurs évoquent également le capital, le capitalisme, la logique du profit apparaît alors comme celle de ce qui le meut, les entreprises « ont des capitaux qu'elles doivent faire fructifier » (emp.ll), elles tendent au profit maximum. Cette logique apparaît également comme raison d'être de l'entreprise, et présupposition du système:

Gagner le plus possible c'est notre système capitaliste qui veut cela, c'est le motif, la motivation (art-com.3) — [C'est] la raison d'être dans le capitalisme, (ouv.l)

Le profit est aussi représenté comme moyen. Il se trouve posé comme maillon d'une chaîne, comme moment d'un mouvement consistant à "faire fructifier des capitaux". Le profit « servirait à investir » (emp.ll) pour de nouveau faire du profit, ainsi se poserait-il comme capital à faire "fructifier", les capitaux seraient les profits antérieurement obtenus et accumulés. La réalité objective élémentaire du processus est approchée car : « faire de l'argent » suppose « revendre le travail que les employés fournissent » (emp.5). "Faire de l'argent" suppose donc la production par lesdits employés de cet "argent fait", et ce, pour développer le cycle : « réinvestir et s'agrandir [...] employer plus de gens » (emp.5), plus de "fournisseurs" de travail, d'objets à vendre, etc. Il est difficile de méconnaître que le vaste procès de l'accumulation est ici contenu dans le procès élémentaire de mise en œuvre du travail salarié.

Le profit entre en opposition avec d'autres caractères de l'entreprise, et avec d'autres réalités de la vie sociale.

Une représentation ne voit d'opposition au profit qu'en la représentation imaginaire qu'en aurait l'ouvrier :

Pour l'ouvrier, lorsque l'entreprise fait des bénéfices c'est au détriment de sa sueur, donc c'est presque un vol les bénéfices, (chef .3)

Plus souvent, déjà vu comme but « quel qu'en soit le prix pour les autres », le profit est exclusif de tout humanisme philanthropique :

S'ils investissent ce n'est pas par charité d'âme, c'est pour avoir un certain profit (cadre 10) — Quelqu'un qui crée une société et qui va exploiter les autres ce n'est jamais une philanthropie, jamais quelqu'un n'a créé une entreprise pour rendre service aux autres, (enseig.5)

58 A. COLLOT-TROGNON, H. DESBROUSSES, B. PELOILLE

Plus, le profit se sépare du bien commun, ce qui "divise" la notion d'entreprise :

L'entreprise privée va chercher le profit, l'entreprise publique a pour vocation de satisfaire les besoins généraux, (cadre 8)

Le profit est ainsi une affaire privée, non sociale. Il refoule la nécessité sociale, et avec elle la notion même d'entreprise sous celle de "production" a laquelle s'attache alors le "rôle social" :

C'est fait pour gagner de l'argent, alors le rôle social ils n'en ont rien à foutre, avoir de l'argent c'est tout ce qui les intéresse, mais c'est sûr que derrière il y a le rôle social de la production, et de faire vivre des gens, derrière, (emp.6)

La notion de profit est bien partagée en quantité, en dispersion et en densité. Elle se manifeste de façon réitérée, comme un développement, non sporadiquement ou allusivement. Si l'idée de "nécessité" du profit se retrouve dans la plupart des catégories sociales, en raison de la "nature" du régime social, les catégories sociales ne tendent pas moins à se diviser en deux groupes selon que le but profit est ou n'est pas extérieur à leur propre situation (ouvriers, employés, enseignants d'un côté, les autres catégories d'un autre côté, les chefs d'entreprises et les cadres affirmant la plus forte adhérence au profit).

Produire, production

Sont associées à ces notions celles de "rendre ou réaliser un produit", "fabriquer".

Dans l'assimilation de "produire" à "entreprise", produire se pose en élément immédiat de définition : « Le but produire. La production. Réaliser un produit » (emp.3 ; cadres 1,2; enseig.l ; art-com.2). Produire est vocation, but premier : « elle fonctionne pour produire. Le but premier c'est quand même de produire » (cadre 6 ; emp.7). L'entreprise est moyen pour atteindre ce but : « c'est un moyen de produire » (chef .4).

La notion produire implique deux types de communautés, préalable, « projet commun qui serait de produire » (prof-lib.l), résultante, « produit commun » (cadre 3).

Produire est peu spécifié, son objet est indéterminé. Toutefois son évocation marque la résolution du but de l'entreprise dans un résultat extérieur : « Soit du concret, soit de l'abstrait. Cela

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peut être des services ou autres » (emp.4 ; prof-lib.l). De l'entreprise provient le produit, la valeur d'usage, physique : « Lieu de création. De production [d'utilités] » (enseig.l ; cadre 11, ouv.7). La production « vise à assurer un certain niveau économique, matériel » (cadre 11), d'elle viennent les éléments « matériels de la vie » (ouv.2). L'entreprise n'apparaît pas productrice de "valeurs" intellectuelles, morales. En revanche, à travers son but "produire", elle apparaît facteur de la reproduction des hommes eux-mêmes, comme sujets sociaux déterminés. L'entreprise est lieu de production des conditions "matérielles de la vie", et lieu « surtout où toi tu produis ton salaire » (ouv.7). Ainsi l'entreprise est lieu de production du salarié lui-même. La reproduction du salarié est partie de la production, élément et but de l'entreprise. Enfin, le salaire étant ici l'objet de la production, son "aboutissement", le producteur effectif fait l'avance de la production à l'entreprise, il lui fait en quelque sorte l'avance de lui-même dans la réalisation de son objectif d'entreprise.

En cohérence avec les idées assimilant l'entreprise au profit, et de refoulement du rôle social, comme le profit, produire est un moment du cycle du capital, production immédiate, réalisation, qui peut être vu dans la catégorie générale de "production" :

D ne suffit pas de produire, il faut [...] vendre. C'est la production, c'est un cycle, c'est la fabrication, la mise sur le marché, l'achat, (chef.3, axt-com.2)

A travers le cycle de réalisation du capital, "produire" pose

l'entreprise comme son propre but. Commun à toutes les entreprises le but "produire" les

différencie aussi, en raison de son double caractère qui l'oppose à lui- même. Il faut « distinguer si c'est pour le bien commun ou si c'est pour le bien du capitalisme » (chef. 4).

Moins bien dispersée que celle de profit, la notion produire ressort comme catégorie unitaire et contradictoire : produire des valeurs d'usage, produire pour vendre; produire pour le bien commun ou pour le capital ; notion transhistorique, caractéristique de la condition humaine, en ce sens le régime social lui est indifférent, l'entreprise produit « dans le socialisme, dans le capitalisme » (emp.4), mais notion historique avec les idées de produire pour le capitalisme, pour le marché, subordonnée alors à « faire du fric » (ouv.7).

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1.2. Les critères différenciateurs

Profit et produire sont des facteurs différenciateurs de la notion "entreprise". "Profit" s'applique à toutes entreprises, en "positif1

ou en "négatif : « II y a celles qui dégage un bénéfice, et celles qui n'en dégagent pas » (ouv.l).

Les entreprises se différencient en « privé et public » (cadre 8) selon leurs buts : profit ou satisfaire des besoins. Les critères de réussite peuvent alors être opposites : « Une entreprise privée va chercher essentiellement le profit. [Une entreprise publique a vocation à] satisfaire les besoins généraux de l'ensemble d'une population [...], dans ces conditions ce sera peut-être à perte que l'entreprise réussira » (cadre 8). Ces entreprises se distinguent par leurs rapports différents à la société, de la même façon que la notion production différencie deux groupes d'entreprises selon qu'elles produisent pour le bien commun ou pour le capital. Les notions "perte" et "public" peuvent opposer deux types d'entreprises. Les "grosses" ont le pouvoir de débiter leurs pertes du compte du bien public, tandis que « dans la petite [...] ce n'est pas l'Etat qui remboursera » (ouv.6).

Le mode d'existence du capital est un foyer de critères différenciateurs des entreprises : propriété juridique, composition organique du capital, division technique du travailleur collectif plus développée dans la "grosse" entreprise que dans la "petite".

Ils ne mettent pas [ou mettent] leur capital personnel en jeu. — Certaines ont d'énormes charges de personnel mais relativement peu en machines [et inversement], (cadre 10)

Les entreprises se distinguent en raison de la circulation des marchandises et du procès de réalisation du capital : les unes, les "grandes entreprises", couvrent les marchés intérieur et extérieur, « proche et lointain », les autres, les "petites", demeurent dans le marché intérieur, de « proximité » (cadres 3, 7 ; emp.12). Partant, ces catégories d'entreprises ont un poids et une puissance différents dans la "vie nationale", celles de la première catégorie ont la « plus grande incidence au niveau national » (art-com.2).

ÉTUDE DU CONTENU DE LA NOTION "ENTREPRISE" 6 1

Les entreprises forment des groupes nationaux différents (cadre 12 ; enseig.3) :

[Dans] entreprise française il n'y a pas uniquement entreprise, il y a aussi française. [...] Elles ne sont pas uniquement entreprises, elles sont entreprises allemandes [...] dans le marché international ce n'est pas neutre [...] elles appartiennent à un pays.

Les entreprises sont différenciées selon les secteurs, les branches, la nature du travail qui s'y réalise (emps. 1, 3, 12).

La différenciation de l'entreprise se présente plus comme une classification en strates divisibles que comme une division duelle simple. Ainsi, partant du critère unitaire "produire", l'entreprise se diviserait en deux genres : "capitaliste, socialiste". Avec "produire et socialiste" iraient : "bien commun", mais avec "produire et capitaliste" iraient "bien du capitalisme" et "bien commun". "Profit" ne s'associerait ni à "produire — socialiste — bien commun", ni à "produire — capitaliste bien commun", il serait en revanche une strate ajoutée à "produire — capitaliste — bien du capitalisme" — (sous les formes "gains" et "pertes"). Ensuite, la composition organique du capital jouerait avec — "produire — socialiste — (dans son objet technique non dans sa "nature" de capital), avec "produire — capitaliste — bien du capitalisme — profit (et perte)", pour donner par exemple : "produire — capitaliste — bien du capitalisme — profit — ce > cv" (ou "ce < cv"). Cinq paliers ont suffi pour que soient octuplée la classification ou les schémas de caractérisation de l'entreprise, jusqu'à réputer également "entreprise" des choses dont certains

critères sont antinomiques, ou des choses antinomiques ayant des critères communs.

II. CINQ LIGNES DE FORCE DANS LA REPRÉSENTATION DE L'ENTREPRISE

II.l. Du lieu au travail

Le lieu physique n'est jamais posé isolément. « Lieu de travail. [Où] travaillent différentes personnes » (ouvs.6, 7 ; prof-lib.l). Par le travail, l'entreprise est le lieu de formation de ses buts, le lieu de production du profit, et le générateur du marché : « Un

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endroit où des gens travaillent pour produire en vue du marché. Lieu pour générer du travail [et] tirer un profit » (emp.7). Lieu d'action d'un travailleur collectif, « en coopération » (emp.7).

L'entreprise paraît douée d'un "pouvoir faire" :

Système de base pour permettre aux gens de travailler. Faire travailler les gens. [Pour créer de] la valeur ajoutée, (emp.6, enseig.2)

Elle « Donne du travail. Fournit le travail. Fournit du travail à tous. » (ouvs.4, 5 ; cadres 10, 13 ; chef.5). Ces expressions irrationnelles veulent évidemment dire que l'entreprise « emploie des gens » (cadre 1), que les hommes y extériorisent leurs forces de travail. Plusieurs locuteurs énoncent rationnellement cette idée en remettant la proposition à l'endroit : « les employés fournissent du travail » (emp.5) à l'entreprise (il est "revendu", "réinvesti", supra.).

Les deux formes coexistent : l'entreprise « fournit le travail [...] fournit les salaires contre un travail valable des employés » (cadre 13).

Le travail s'opère pour de l'argent :

Travailler pour de l'argent. Agir pour gagner de l'argent [...] pour satisfaire des besoins matériels, (emp.7 ; cadre 12)

Le travail en entreprise se représente ici comme moyen d'obtenir de quoi retirer de la circulation des marchandises les moyens de consommation finale que le travailleur fait préalablement exister puisqu'ils sont ses "productions en vue du marché". L'argent en question ici n'est que le salaire produit lui-même par le salarié (supra : « produire son salaire »), équivalent des moyens de consommation susdits. Ainsi, le mouvement par lequel le travail en entreprise "produit en vue du marché" se réalise par la nécessité où sont les producteurs de « travailler pour gagner leur vie » (emp.6), ou de produire leur vie pour la gagner.

Dans ce champ se fait jour l'idée selon laquelle le travail dans l'entreprise est une nécessité, pour « gagner sa croûte » (ouv.5). Si l'entreprise cesse de "donner du travail", le monde du travailleur devient improbable, impensable : « Je ne sais pas ce qu'on ferait. L'ouvrier doit travailler pour gagner un certain salaire, pour pouvoir vivre » (ouv.4 ; art-com.3).

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L'entreprise, lieu « d'échange entre individus », échanges subjectifs au sein d'un travailleur collectif, est aussi lieu d'échange objectif, fondamental, argent - salaire contre travail {supra, cadre 13).

Forme négative du travail salarié, le chômage est représenté dans sa relation au rapport social qu'est le salaire. Il est posé comme « bon pour le patron » puisqu'avec « le chômage les patrons ne payent pas cher » (emp.l).

La "valeur d'usage" affleure dans le rapport entre travail et entreprise. L'idée de "travail valable des employés" liée à l'échange salaire — travail, implique que le travail rende un effet utile conforme à la demande de l'employeur, effet utile probablement double : conserver et créer de la Valeur (valeur d'usage du travail pour le capital), produire des objets utiles (valeur d'usage sociale). La valeur d'usage peut tendre à s'imposer, le « travail constructif » qui s'opère en entreprise se doit « d'aboutir au bien-être de toute(s) personne(s) ».

Mais la valeur d'usage produite par le travail est refoulée :

On travaille pour de l'argent, non par motivation [...] l'argent que vous gagnez c'est [...] plus important que de savoir ce que vous fabriquez, à quoi ça va servir, pour qui cela va être, (emp.7)

L'effacement de l'utilité du travail est lié au double quiproquo qui caractérise le travail : travail "dans une entreprise — travail dans un système global", "travail pour l'entreprise — travail pour soi-même", double ambiguïté qui correspond au double caractère de la marchandise et du travail.

On se sent concerné par la boîte dans laquelle on bosse, à la limite. On ne se rend vraiment pas compte que l'on fait marcher tout un système. On a l'impression que c'est vraiment pour soi que l'on travaille. On ne se rend pas compte que l'on travaille pour tout autre chose, (emp.7)

II.2. Groupe et classe

L'entreprise apparaît "groupe, communauté", souvent définis par leurs fonctions, vus aussi comme agrégation autour d'un noyau.

Un ensemble de personnes. Regroupement d'hommes. Rassemblement pour travailler ensemble. Vie en communauté pour produire. S'associer pour créer. Groupe pour fabriquer des produits. Collectivité qui fabrique. Groupe de départ qui en groupe d'autres, (prof-lib.2 ; cadres 11, 3, 2 ; emps.4,1,4 ; cadre 11)

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Le groupe unitaire et unificateur procède d'une communauté d'objectif : « leur projet commun qui est de produire (prof-lib.l), autour d'un projet partagé » (art-com.l).

Dans ce monde de la "relation" prévaut "l'esprit d'équipe". « La réussite d'une entreprise n'est pas le fait d'un homme, c'est le fait d'une équipe » (chef.3). Cet "esprit" paraît lui-même parfois "forcé" : « Elle est formée quelque part cette communauté, il faut bien vivre huit heures par jour avec les mêmes personnes » (art-com.2).

L'unité n'est pas la seule caractéristique du groupe, celui-ci n'est pas l'ensemble des sujets de l'entreprise. L'équipe dont dépend la "réussite" c'est le chef et les cadres. Dans « les entreprises qui réussissent [...] le patron à su s'entourer d'un état-major de valeur » (chef.3). Le groupe initial qui groupe d'autres personnes n'est que partie de l'entreprise, et en dépassant l'unité dans la division. La communauté n'est qu'intérêts différents : « II y a tous les employés [...] qui n'ont pas les mêmes objectifs » (cadre 11). Le groupe est uni par un « projet décidé par le patron » (art-com.l). Ici le groupe se pose autour de raisons particulières, non générales. Il est groupe par la sujétion de tous au singulier. Un rapport conflictuel ouvert peut exister : « Ça peut marcher en oubliant les objectifs des employés, dans ce cas il y a des risques sociaux » (cadre 11). L'unité est l'image d'un quiproquo : « En fin de compte on réalise l'objectif de l'entreprise en faisant croire qu'on réalise les différents objectifs personnels » (cadrell). Ceci ne se fait pas sans difficultés.

L'entreprise est une pyramide, hiérarchie des hommes, des rôles.

Structure pyramidale construite hiérarchiquement. Hiérarchie d'un groupe d'hommes. H y a l'armée où la hiérarchie est encore plus claire. Haut, bas. Patronat, ouvriers. En tête il y a le chef d'entreprise, à la base les employés, les ouvriers. Ceux qui ordonnent, ceux qui obéissent, (cadres 10, 9 ; prof-lib.3 ; emp.l; enseig.l ; cadre 10 ; emp.8)

La hiérarchie est liée à la division du travail. Quelle que soit la nature du régime social, il faut distinguer la décision de l'action, « il faut des gens qui prennent une décision, des gens qui agissent » (emp.4). En rapport avec le régime social, la hiérarchie réplique

ÉTUDE DU CONTENU DE LA NOTION "ENTREPRISE" 65

les "lois de la société", posées comme lois naturelles, elle résulte de facteurs innés, voire de pré-posés :

Dans la société il y a des règles [...] ces facteurs de hiérarchisation dans l'entreprise sont des éléments qui appliquent ces lois. L'homme a une volonté de domination dès qu'il naît, soit on domine, soit on est dominé, cela s'exprime dans l 'entreprise, il y a des personnes qui entreprennent pour d'autres qui ne sont pas capables d'entreprendre, il faut que chacun ait sa place dans la société, il y a des gens il faut que l'on entreprenne pour eux, qu'on les commande parce qu 'ils en ont besoin, et ces gens qui prennent des responsabilités ont besoin d'en prendre. [...] On a tous une destinée, (prof-lib.3)

Partant :

Si on n'accepte pas les règles de la société, on n'accepte pas les règles de l'entreprise, à partir du moment où on tolère l'entreprise, on tolère la société.

La division technique du travail fonde une division générale entre les agents de la production immédiate, qui « travaillent plus avec le produit » et le personnel d'administration de la production, des "bureaux". Cette division peut-être vue comme division entre "productif" et "improductif. L'ouvrier, « qui est sur la machine, c'est lui qui produit », serait "improductif1 celui qui « est au dessus [de] l'ouvrier » (ouv.6). Cette représentation du "productif 'en rapport avec la "concrétisation" immédiate du travail correspond aux conditions d'exercice du travail ouvrier, et, au-delà, aux conditions de l'échange entre ouvrier et capitaliste. Cependant, un second moment de la représentation pose celui qui est "au dessus" comme « productif à sa manière », dépendant du travail ouvrier : « je ne dis pas que l'ingénieur est improductif, il produit à sa manière, mais ce qu'il produit est fini sur la machine ». La division technique recèle une contradiction entre idée et pratique. Elle paraît « idéale [à] celui qui ne travaille pas dans l'entreprise », mais elle se heurte à la pratique du travail effectif : peu de processus se déroulent effectivement selon les prescriptions théoriques du travail pensé. Un double hiatus existe : — entre l'idée de production et la mise en contact avec la matière de l'idée de sa transformation par le moyen de la force de travail, — et entre, les deux caractères du but de la production, Valeur et utilité. En raison de ces hiatus, la division du travail suppose un travailleur immédiat double, contradictoire : sans

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activité mentale réfléchie, mais requis pour la résolution immédiate des difficultés du procès de transformation effective de la matière. « On nous demande de ne pas réfléchir, mais s'il y a un problème de participer à sa résolution » (ouv.2).

La distribution interne du travailleur collectif n'est pas immuable :

Dans le passé il y avait un ingénieur, cinq dessinateurs, un chef d'atelier [...] pour vingt-cinq ou trente gars. Aujourd'hui on arrive à trois ingénieurs, dix personnes au bureau de dessin, deux chefs d'ateliers [...] pour quinze gars, (ouv.6)

Le caractère productif pour le capital est évoqué. "Productif renvoie alors au rapport entre "coût" et "profit", non à l'utilité du produit. « Ce n'est pas avec des gens utiles » que réussit une entreprise, mais avec « un maximum de gens rentables » (cadre 1), qui "rapportent" plus qu'ils ne "coûtent".

La division technique du travail est force productive, condition de « l'efficacité » (chef.4). Les contradictions internes qui l'animent participent de ce caractère.

L'entreprise n'est pas extérieure à la société. La division sociale essentielle y oppose l'ouvrier (le salarié réel) au chef d'entreprise. Ce rapport social est échange entre deux "êtres" sociaux déterminés opposés, argent contre force de travail :

H y a quelqu'un qui a de l'argent. Ceux qui ont de l'argent, et ceux qui travaillent c'est ceux qui n'en ont pas. Il y a un chef d'entreprise qui engage des personnes qui offrent leur force de travail, (enseig.5 ; emp.5)

II s'agit d'un rapport de classes, il y a exploitation de l'un des éléments par l'autre, les détenteurs d'argent ont pour but : « D'exploiter les autres. Profits, patrons, exploitation. S'enrichissent sur le dos des autres » (enseig.5 ; ouv.l ; emp.l). Le rapport en question ici n'est pas "libre", mais de contrainte. L'entreprise ne peut exister sans "exploiter" des salariés,

[les ouvriers] sont astreints à subir cela, ils n'ont pas le choix (prof-lib.2), ils sont dépendants, et ils ne peuvent pas se passer de cela, personne n'a le choix, [...] même celui qui dirige [...] n'a le choix [...] il ne peut pas laisser dormir son capital qui ne proliférerait pas. (enseig.5)

2. Cf. H. DESBROUSSES, B. PELOILLE, Contradictions entre activités matérielles et intellectuelles, mode d'utilisation des activités mentales ouvrières, et entraves à la domination sociale de la production, 1973.

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Les protagonistes de ce rapport de classes répondent également à leurs intérêts et la nécessité de leur position, le profit maximum, le surplus, la discipline de la faim, le nécessaire :

Le chef d'entreprise va trouver son intérêt en employant quelqu'un, l'employé va trouver son intérêt dans la paye (emp.2). — D'un côté l'ouvrier [...] bosser pour pouvoir tirer un salaire, et de l'autre côté un patron qui va [...] faire du fric. (ouv.7) — Un chef d'entreprise crée une entreprise pour gagner de l'argent [...] le plus possible. [La] motivation de l'ouvrier, elle est simple, l'ouvrier est une personne, avec sa famille, qui doit gagner un certain salaire pour pouvoir vivre, donc il faut travailler, c'est simple, (art-com.3) — [D'un côté cela] rapporte gros, [de l'autre] c'est bien plus une question de vie ou de mort, de se nourrir, (enseig.5)

A ce rapport est associé un procès fondamental contenu par l'entreprise : « ça permet de transformer les capitaux » (emp.6).

A la différence des représentations en "groupe", les représentations en "classes" ont "effacé" l'entreprise. Le "groupe" se

définit dans l'entreprise, fût-ce en se confondant avec elle, la classe englobe l'entreprise et ne s'y tient pas, les entreprises ne sont que ses exposants.

Les positions de classe se prolongent dans diverses pratiques. C'est la polarisation de l'autorité, de la décision d'un côté, de la soumission, de l'exécution d'un autre côté. Il y a « les gens qui donnent des coups de pieds au cul, et ceux qui les reçoivent » (chef.5). Au-delà de ces manifestations les classes se montrent dans des rapports différents à la nécessité.

Le patron [...] il peut toujours faire ce qu'il veut en fait. Il recherche le profit, c'est son but, les ouvriers il les embauche, mais il n'a aucune pitié, si ça ne marche pas il licencie. On embauche et on débauche comme on veut, (enseig.l ; emp.3)

L'objectif du chef d'entreprise prévaut donc absolument sur celui du salarié. La commune aliénation aux nécessités se traduit par la liberté pour le chef d'entreprise d'imposer son aliénation propre, sa nécessité et sa raison d'être, ce que, par définition, le salarié est inapte à empêcher. Et la raison du capitaliste inclut la forme négative du salarié, le chômeur, et la destruction du travailleur :

[Le chômage] c'est un plus pour eux [faute de chômage] ils seraient obligés de payer beaucoup plus cher, (emp.l) — H faut que le travail soit fait, d'une manière surtout rapide [...] il n'ira pas regarder le sort de l'ouvrier [...]. Il y en a qui ne savent plus supporter [...] on ne leur demande pas si leur santé dans dix ans sera meilleure, on leur dit tout simplement "vous avez été payés tant", (prof-lib.2)

68 A. COLLOT-TROGNON, H. DESBROUSSES, B. PELOIT.I.E

La "communauté", "l'unité" entreprise se représente comme

mode d'existence du capital, c'est-à-dire comme oppositions irréductibles.

II.3. Relation, communication

Ces thèmes ne suscitent qu'exceptionnellement un discours purement subjectiviste, « relation, ça c'est humain » (emp.10). Généralement ils sont impliqués par la division du travail au regard d'un but pratique unique.

En raison de leurs fonctions, "relation et communication" paraissent des facteurs utiles dans la poursuite des buts de l'entreprise, des forces productives :

En tête de la pyramide il y a le chef d'entreprise, [...] l'encadrement, à la base il y a les employés, les ouvriers, et la communication est essentielle [...] pour avoir la motivation du personnel, et des performances en ce qui concerne l'objectif de l'entreprise. Ce qui est primordial pour son bon fonctionnement c'est la motivation du personnel, une bonne motivation découle d'une bonne information, il faut également responsabiliser l'ensemble des travailleurs. Chaque cellule doit être bien structurée, chaque personne à sa place, personne ne doit déborder sur les prérogatives de l'autre [...] c'est pourquoi il faut aussi une bonne information de l'ensemble du personnel, (cadres 10, 9)

La mise en avant de la "relation" valorisante peut paraître peu réaliste :

C 'est quand même un peu caricatural, c 'est important, mais c 'est un peu exagéré. L'important c'est que ça fasse de l'argent, c'est son but premier. [Une] synergie [pour que] l'entreprise fonctionne [...] fonctionner cela veut dire gagner de l'argent, (emp.12 ; cadre 6)

Aussi bien la "communication" achoppe sur la répartition :

Le principal motif de friction dans les rapports internes c'est quand même probablement la rémunération. C'est d'autant plus difficile à régler qu'on ne voit pas d'arbitre entre les parties pour trouver une bonne solution. (cadre 8)

Le conflit peut demeurer virtuel si l'argent est nerf de la relation, l'équivalent général devient aussi celui de la subjectivité :

Depuis vingt-sept ans il n'y a pas eu une journée de grève [...] on n'a pas de service social, on a un service paye, f**»* *^

ÉTUDE DU CONTENU DE LA NOTION "ENTREPRISE" 69

Débat et conflits sont impliqués par la "relation", l'altérité est contradiction : « II y a des relations qui se créent au niveau du travail, et de là découlent le droit du travail, le syndicalisme » (cadre 3). La "relation" c'est aussi « fixer des limites quand même » (emp.3) aux droits régaliens du patron.

A la relation médiate des grandes entreprises, « quelque chose d'affreux » (chef.5), répond le dialogue d'homme à homme : « l'ouvrier qui a besoin de quelque chose, c'est direct, il va directement au bureau, dans le mien » (chef.5).

Du côté de "l'état-major" la critique, non antagonique, peut appartenir à la "relation", être "motivation" :

On peut ne pas approuver les directives de l 'entreprise [alors] il faut partir. Mais en les approuvant il faut rester critique. C'est plus facile d'être servile que d'être critique et d'essayer de faire progresser une entreprise (cadre 12).

Du côté de "la base", l'amélioration des procès de travail est le point d'application immédiate de la "motivation". Il s'agit de tenir l'expression de l'esprit de "responsabilité" des travailleurs « dans les limites de leurs responsabilités » (cadre 9), dans le champ de l'activité immédiate, sans toucher à la division sociale du travail dans laquelle le capital se met en valeur. Dans ces limites « écouter les solutions proposées par les ouvriers permet d'évoluer, le patron à l'écoute y gagne » (cadre 7).

II.4. Concurrence

La concurrence est évoquée comme mode d'existence de l'entreprise, et de l'entreprise dans ses relations. Elle est posée au moyen d'un vocabulaire propre, souvent "guerrier". L'idée de concurrence n'encourage pas les nuances, mais plutôt une pensée binaire, tout ou rien, être « performant », « percer », « tuer », « écraser le voisin », être « le meilleur » ou péricliter, tué, écrasé, mangé, fermer ... (cadres 12,13 ; emp.10 ; agri.l ; ouv.4 ; art-com.l).

La concurrence est « nécessaire (emp.10) » car elle pousse à rendre « le meilleur de soi-même » (enseig.2), « motive » à faire « mieux que l'autre » (enseig.5), « à rechercher les meilleurs produits » (ouv.5). Cependant, « être obligé d'écraser [le voisin] est-ce la solution ? » (agri.l). Ne vaudrait-il pas mieux ne retenir que les bons côtés et abandonner les mauvais ?

70 A. coljlot-Trognon, h. desbrousses, b. peloujle

« La concurrence est nécessaire, mais pas à l'extrême, s'il faut tuer père et mère pour faire avancer l'entreprise, c'est un choix quand même » (emp.10).

La concurrence "harmonise" les disparités (de profit par exemple) entre les entreprises. Mais ce fait peut ne pas être "vu" comme élimination des « moins bons, des plus faibles ». Il suffit de "jouer" sur une préposition : « ce n'est pas un mot négatif, concurrent c'est être avec, [...] avec les autres entreprises » (art-com.l). Or, si le mot important est "entreprise" et non "avec", "courir avec" signifie, en pratique, courir contre, dans le même sens mais en rivalité. La notion "compétition" souvent associée à concurrence renvoie plus à l'idée de précipitation, de désordre dans la poursuite d'un but, qu'à celle d'harmonie, de concorde.

La concurrence modèle l'ensemble des instances économiques, leurs formes, leurs modes d'existence. Les non « compétitives », « non concurrentielles » (agri.l), celles qui ne gagnent pas de nouveaux marchés disparaissent. Etre "meilleur", cela signifie être « meilleur sur le marché » (art-com.l). La concurrence pousse à la concentration, à la mobilité du capital :

On assiste à des fusions d'entreprises pour devenir plus puissantes et plus compétitives [...]. [Une entreprise qui] veut rester compétitive doit soit racheter d'autres entreprises [...], soit changer de secteur d'activité pour prendre des créneaux porteurs, (cadre 9)

De nouveau "l'entreprise" refoule la valeur d'usage du produit. La nature du produit est indifférente pour peu que le capital soit "porté".

La concurrence peut apparaître dans les moments de l'échange ou de la Réalisation. Une situation de monopole (sur le marché) en serait exempte, 1* énoncé ne rend pas compte alors de ce que la concurrence est concurrence entre capitaux, dans la mise en valeur du capital avant d'être dans sa Réalisation, mais il n'en exclut pas la reconnaissance, dans la suite de l'énoncé ledit monopole ne libère pas l'entreprise de son devoir de profit :

C'est une entreprise qui fait des choses où il n'y a pas de concurrence, donc elle n'a [...] plus besoin d'être compétitive. Tout en étant bien entendu une entreprise qui a du rapport, on ne peut pas ne pas gagner d'argent, (art-com.3)

ÉTUDE DU CONTENU DE LA NOTION "ENTREPRISE" 7 1

Les associations concurrence-capitalisme-économie libérale reportent sur le capitalisme et l'économie libérale le désir de moyen terme, de limitation des effets dévastateurs de la concurrence :

En fait le capitalisme est basé sur la concurrence. Si je généralise, je peux me poser la question de la vie du capitalisme [...] les limites du capitalisme [...] permettre de vivre dans des conditions de vie acceptables, et non pas mourir sur la route comme ça. (emp.10) — Chômage pour les ouvriers, [risques pour] les capitaux engagés, il faut trouver [...] un moyen terme, une formule qui n'est pas intégralement la formule de l'économie libérale [...] tempérée par le soutien de l'Etat, (cadre 13)

II.5. Rendement, productivité

Ces notions sont posées en liaison avec la concurrence, et au regard de la logique de la mise en valeur du capital.

Vue dans la réalisation des marchandises la relation entre productivité et concurrence peut s'énoncer dans la formule simple : pour vendre bien, produire pour pas cher. « La pierre d'achoppement c'est le prix de revient » (cadre 13). Il faut donc « produire à un coût compétitif » (cadre 4) pour vendre de même.

Mais tout se joue dans la production proprement dite où se forme la marchandise. Là, être "concurrentiel" en élevant la productivité, cela signifie :

Produire de plus en plus [...] Dans le bois, il y a quelques années il fallait un mètre cube par personne, maintenant il faut faire cinq mètres cubes, (ouv.5)

"Productivité" désigne parfois ce qui est une "intensification"

de l'exploitation de la force de travail, mais le plus souvent la notion joue pour ce qu'elle est spécifiquement, et se rapporte bien à la quantité de produit rendu par une dépense de force de travail en un temps donné (ou au temps de travail nécessaire à la réalisation d'une quantité donnée de produit).

Si on veut rester les premiers, il faut arriver à gagner de l'argent, on ne peut plus remonter les prix indéfiniment, il faut gagner des sous par l'intérieur [du procès de production], c'est-à-dire qu'il faut arriver à rentabiliser par le biais des économies de matière, d'énergie, et économies de temps, (chef.5)

Par conséquent "productivité" (son accroissement) introduit les idées de modifications des moyens objectifs de production, et de

72 A. COLLOT-TROGNON, H. DESBROUSSES, B. PELOTLLF.

la composition organique du capital. Il est alors question de "mécanisation" :

Mécaniser à outrance. Il faut produire de plus en plus, en dix ans on n'est pas plus d'ouvriers mais on a doublé la productivité, il y a des machines plus performantes, (ouv.5)

L'accroissement de productivité envisagé ici (multiplication par cinq et non par deux, supra.) s'accompagne d'une simple intensification de la dépense de force d'une autre partie du travailleur collectif : « II y a des gars qui portent les planches, et ils sont le même nombre, donc ils font le double » (ouv.5). Ces réalités sont parfois qualifiées "modernisation, progrès technique" :

D y a le problème de la modernisation, [...] des machines [...] pour pouvoir effectuer le rendement. Il faut embaucher le minimum et faire le maximum [.. .] ça c 'est du modernisme. Puisqu'une entreprise a besoin d'être concurrentielle, ce sera le renouvellement de ses moyens de production pour pouvoir suivre, assurer la productivité [...] c'est le progrès technique (art-com.3 ; cadre 7).

La modification de la composition organique du capital — accroissement relatif de sa partie constante — est impliquée dans la représentation de l'accroissement de la productivité :

Le moins de main-d'oeuvre possible. Le entreprises remplacent les hommes par des machines, (cadres 1, 10)

Dans la concurrence, une entreprise

qui a d'énormes charges de salaires se sait condamnée, par contre une entreprise qui a très peu de personnel, mais qui a de gros investissements en machines peut voir le contraire, le matériel coûte de moins en moins cher et est de plus en plus performant, (cadre 10)

La question n'est pas le remplacement en soi des hommes par des machines, mais le rapport entre force de travail et moyens objectifs de production dont dépend la productivité du travail. Au-delà, ces énoncés touchent à la tendance inhérente au système et infinie en son principe à remplacer le travail vivant par du travail mort :

Ce n 'est pas spécial à l'actualité, tout le monde a en mémoire les métiers Jacquart. Dans cette optique là on n'en finit plus, (cadre 10 ; art-com.3)

ÉTUDE DU CONTENU DE LA NOTION "ENTREPRISE" 73

Une contradiction importante se manifeste sous forme sommaire et ambiguë. Enoncer que "la main d' œuvre", la force de travail vivant, sont une « charge » (cadre 8), qu'il convient donc de réduire pour abaisser le "coût" de production, de les remplacer par des machines, par du travail mort, n'exclut pas la reconnaissance que l'entreprise, et l'économie", ne valent « qu'en fonction des gens qui y travaillent » (cadre 8), en fonction du travailleur et du travail vivants. Ainsi, plus l'entreprise réunit les conditions de la" compétitivité", plus elle évacue le travail vivant, moins elle "vaut". S'il est peu probable que cette contradiction structurelle essentielle du régime capitaliste soit comme telle dans la représentation, laquelle procède sans doute plus de l'idée "d'excellence" du travailleur, peut-être en compensation à son éviction massive, reste que la contradiction est objectivement posée.

On notera que la représentation implique souvent la double association complémentaire : productivité-quantité de produit, productivité-marché.

Dans les conséquences de l'élévation de la productivité "la base" voit le spectre du chômage, la perte des "moyens de gagner sa vie",

"l'état-major" y voit la "nécessité", "l'adaptation". Là,

la crise devient embarras ponctuel, et la représentation convoque les croyances rassurantes, telle celle selon laquelle la machine coûte autant de travail qu'elle en remplace :

C'est le progrès technique, même si ça passe par du chômage à court terme, si ça lui permet [à l'entreprise] de gagner des marchés je crois qu'il faut passer par là. Il y a certainement une petite cause de chômage, mais c 'est surtout un transfert d'activité, (cadres 7, 10)

Le chômage n'est donc que « reconversion de personnel, adaptation [du travailleur] au fonctionnement de l'entreprise, l'adaptation de l'entreprise » (cadre 7) aux conditions du marché.

* *

Les énoncés observés sollicitent peu les "concepts à la mode ". Ce mésusage peut susciter diverses conjectures. Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas, a priori, la difficulté formelle d'une pensée

3. « Entreprise : les concepts à la mode », Les cahiers du LERASS, n*23, Toulouse, mai 1991.

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"savante" qui préserve les représentations examinées des concepts à la mode, il serait alors interdit aux représentations d'intégrer tout élément "savant", or ce n'est pas le cas,* elles empruntent beaucoup à l' économie-politique.

Les représentations de l'entreprise n'opposent pas de façon absolue des catégories sociales (comme cela est le cas des représentations de réalités telles la nation ou l'Etat). Mais on ne peut en inférer l'existence d'une représentation consensuelle. L'opposition se fait au sein de la reconnaissance commune du noyau rationnel de l'entreprise, contradictoire lui-même. Elle ne se produit pas comme affirmation ou négation de la réalité contradictoire, mais comme affrontement interne à cette réalité. Deux contenus ne s'opposent pas, mais "un se divise en deux", division constitutive de l'entreprise4.

A l'inverse de réduire le social et la société à l'entreprise, la représentation pose celle-ci comme élément de la société, élément nodal et prisme de la société, mais ne les contenant pas. La contradiction qui hante l'entreprise manifeste en son sein la contradiction sociale. Partant, les rapports sociaux expliquent et contiennent l'entreprise, non l'inverse; l'existence de l'entreprise dépend de la société, et ne la détermine pas. Cette question est importante. Il s'agit de comprendre que les sujets interrogés tendent à refléter le monde en sujets d'un "état social", non en sujets d'un "état naturel". En d'autres termes, ils tendent à se représenter les choses non dans la dépendance de l'adhérence au monde immédiat (qu'est l'entreprise effective), en a-conscience, ils tendent à poser le monde immédiat en en deçà et au-delà de lui même, sa représentation comme une autre présentation, face à lui, comme quelque trait de sa conscience, ou du moins de la possibilité de sa conscience.

4. Cf. Hélène VÉRIN, Entrepreneurs, entreprise (histoire d' une idée). Paris, Presses universitaires de France, 1982.