La Trilogie chez The Cure ou l’oeuvre noire comme rite de passage (communication au colloque OPuS...

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Contribution au colloque « Les Oeuvres noires », GdR OPuS (Groupe de Recherche Oeuvres, Publics, Sociétés), CNRS, Université d’Amiens, nov. 2000 Gérôme Guibert La Trilogie chez The Cure ou l’œuvre noire comme rite de passage 1 En 1977, la nouvelle génération des deux côtés de l’atlantique rejette en bloc une société et ses institutions, y compris musicales. Un mouvement esthétique aussi bref que décisif, le punk cristallise 2 les révoltes de la jeunesse : - contre le milieu musical rock aux groupes trop médiatisés - contre la technique musicale et la production de disques trop « propres » - contre la crise économique, le chômage et le désarroi social qui en découle Le punk impose une musique de rupture totale, simple, violente et provocatrice qui ne voit et ne propose aucun avenir possible (« no future ») tout en impulsant une explosion de créativité artistique importante. Suite au punk, émerge la new-wave et la cold-wave « Le jeu se calme, les gestes se crispent, les vêtements se noircissent. L’énergie du punk canalisée n’explose plus qu’à l’occasion sur des chansons glaçantes » 3 . La musique est sombre et les paroles, centrées sur l’individu, ses peurs et ses questionnements, convoquent le romantisme et l’existentialisme. L’œuvre du groupe anglais The Cure est souvent considérée comme la plus représentative du mouvement 4 , notamment à travers les trois albums 17 seconds, Faith et Pornography composés et édités entre 1980 et 1982. On essaiera ici de montrer de quelles manières les albums noirs du groupe expriment et transmettent (nous prendrons alors le cas de la France 5 ), l’état d’un moment, celui de la transition entre deux âges sociaux. LA TRILOGIE DE THE CURE, OEUVRE NOIRE ? Je me suis longtemps demandé si mon sujet avait sa place dans un colloque de sociologie de l’art qui se donne pour thème de réfléchir sur les œuvres noires. A propos des notions d’art et œuvre d’abord. Si les musiques amplifiées, surtout à travers le rock, musique des enfants du baby boom, commence à se constituer comme catégorie esthétique (avec notamment une histoire et des critiques...) The Cure, groupe new wave des années 80 semble encore avoir du chemin à parcourir. Si j’ai choisi de travailler à partir de trois albums du groupe publiés entre 1980 et 1982 (la trilogie dite « noire », « glacée » ou « de glace ») c’est que pour la presse musicale, le potentiel artistique de ces albums ne fait aucun 1 Je tiens à remercier Dimitri Ramage et Dominique Sureaud, fans de The Cure 2 Selon le sens donné par ce terme pour la naissance des mouvements artistiques par Jean DUVIGNAUD, par exemple dans Baroque et Kitsch. Imaginaires de rupture, Paris, Actes Sud, 1997, p. 28 3 Les Inrockuptibles, n°52, 10 avril 1996, p. 21 4 voir notamment LEDUC Jean-Marie, Le dico des musiques, Paris, Seuil, 1996, p. 277 et FREBOURG Thierry, Le rock, Paris, MA Editions, 1987, p. 70 5 Pays où The Cure a rencontré le plus de succès

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Contribution au colloque « Les Oeuvres noires », GdR OPuS (Groupe de Recherche Oeuvres, Publics, Sociétés), CNRS, Université d’Amiens, nov. 2000

Gérôme Guibert

La Trilogie chez The Cure ou l’œuvre noire comme rite de passage1

En 1977, la nouvelle génération des deux côtés de l’atlantique rejette en bloc une société et

ses institutions, y compris musicales. Un mouvement esthétique aussi bref que décisif, le punk

cristallise2 les révoltes de la jeunesse :

- contre le milieu musical rock aux groupes trop médiatisés

- contre la technique musicale et la production de disques trop « propres »

- contre la crise économique, le chômage et le désarroi social qui en découle

Le punk impose une musique de rupture totale, simple, violente et provocatrice qui ne voit et

ne propose aucun avenir possible (« no future ») tout en impulsant une explosion de créativité

artistique importante.

Suite au punk, émerge la new-wave et la cold-wave « Le jeu se calme, les gestes se crispent,

les vêtements se noircissent. L’énergie du punk canalisée n’explose plus qu’à l’occasion sur

des chansons glaçantes »3. La musique est sombre et les paroles, centrées sur l’individu, ses

peurs et ses questionnements, convoquent le romantisme et l’existentialisme.

L’œuvre du groupe anglais The Cure est souvent considérée comme la plus représentative du

mouvement4, notamment à travers les trois albums 17 seconds, Faith et Pornography

composés et édités entre 1980 et 1982. On essaiera ici de montrer de quelles manières les

albums noirs du groupe expriment et transmettent (nous prendrons alors le cas de la France5),

l’état d’un moment, celui de la transition entre deux âges sociaux.

LA TRILOGIE DE THE CURE, OEUVRE NOIRE ?

Je me suis longtemps demandé si mon sujet avait sa place dans un colloque de sociologie de

l’art qui se donne pour thème de réfléchir sur les œuvres noires.

A propos des notions d’art et œuvre d’abord. Si les musiques amplifiées, surtout à travers

le rock, musique des enfants du baby boom, commence à se constituer comme catégorie

esthétique (avec notamment une histoire et des critiques...) The Cure, groupe new wave des

années 80 semble encore avoir du chemin à parcourir. Si j’ai choisi de travailler à partir de

trois albums du groupe publiés entre 1980 et 1982 (la trilogie dite « noire », « glacée » ou « de

glace ») c’est que pour la presse musicale, le potentiel artistique de ces albums ne fait aucun

1 Je tiens à remercier Dimitri Ramage et Dominique Sureaud, fans de The Cure

2 Selon le sens donné par ce terme pour la naissance des mouvements artistiques par Jean DUVIGNAUD, par

exemple dans Baroque et Kitsch. Imaginaires de rupture, Paris, Actes Sud, 1997, p. 28 3 Les Inrockuptibles, n°52, 10 avril 1996, p. 21

4 voir notamment LEDUC Jean-Marie, Le dico des musiques, Paris, Seuil, 1996, p. 277 et FREBOURG Thierry,

Le rock, Paris, MA Editions, 1987, p. 70 5 Pays où The Cure a rencontré le plus de succès

doute6. A cette légitimation culturelle en devenir, il faut ajouter l’intérêt sociologique de

l’immense phénomène social qu’a été The Cure tout au long des années 80 ( plusieurs

millions d’albums vendus7 et la trajectoire sociale de millions de personnes marquées à

jamais).

Quoi qu’il en soit, et puisque les définitions institutionnelles, historiques ou sociologiques de

l’art restent en débat, on pourra admettre, sociologiquement, que les processus de créations

(poiétique) et de réceptions (esthésique) s’approchent socialement dans le cas d’un groupe

comme The Cure, d’autres formes d’art historiquement situées.

A propos de la notion de noir, ensuite. Qu’est-ce qu’une œuvre noire ? Si la notion n’est pas

tranchée, diverses définitions pourraient faire pencher la balance, pour la trilogie étudiée, vers

une autre catégorie esthétique que celle du noir. La musique de The Cure évolue du dépressif

au suicidaire, avec des paroles parfois romantiques, parfois tragique qui évoquent l’absurdité

existentielle de l’être. Est-on là dans l’œuvre noire ?

Pour le Vocabulaire d’esthétique, « le noir comme catégorie esthétique en constitution, se

rapproche du sombre et du tragique en ce qu’il est fondé sur des situations terribles et sans

issue, une marche inéluctable vers le pire ; mais il s’y oppose par son caractère réaliste ».

Pourtant, l’ouvrage estime qu’au sens figuré, « On traite de noir métaphoriquement ce qui

éveille des sentiments de tristesse, de deuil, de peur ou de désespoir»8.

A propos de la trilogie on peut également évoquer les catégories de « Lugubre »9 et, pour

Faith et Pornography de « Funèbre »10

. Les œuvres de la trilogie respectent aussi la plupart

des canons du romantisme11

, c’est-à-dire une aspiration à l’absent, allié à la mélancolie, une

valorisation de l’individuel et du sentiment de solitude ainsi qu’une dualité foncière de l’un

qui peut aller jusqu’au déchirement intérieur et une intensité affective, une sensibilité exaltée.

On pourrait peut-être alors parler de romantisme noir12

.

L’HISTORIQUE DE LA TRILOGIE ET SA RECEPTION

Issu d’un milieu ouvrier, Robert Smith débute très tôt la musique et fonde Easy Cure en 77,

rapidement rebaptisé The Cure. Profitant de l’explosion des labels indépendants consécutifs

au punk et au do it yourself, le groupe signe un contrat avec Small Wonder, puis Fiction

Records. En 1979, The Cure sort un premier album sobrement produit, qui musicalement,

s’inspire des aînés punk mais, du point de vue des paroles, montre déjà « le sentiment

persistant de distance au monde et d’absence à soi même qu’éprouve R. Smith »13

.

L’année suivante, en 1980, le nouvel album surprend les admirateurs de la première heure. La

pochette, bleu pâle, reflète l’atmosphère du disque, très homogène et qualifiée de cotonneuse,

d’atmosphérique. Dans Best de juin 1980, Francis Dordor écrit « 17 Seconds est le second

album de The Cure et autant dire qu’il n’a que de très lointains rapports avec Three imaginary

boys (...) Ce n’est pas si grave. L’air est simplement devenu un peu plus irrespirable (...) La

voix de Robert Smith est frileuse et éphémère comme un flocon de neige échoué sur une 6 Trois pages dans le Dictionnaire du Rock dirigé par M. Assayas, Pornography dans les 100 meilleurs albums

rock de Rock&Folk, 17 seconds dans les 100 meilleurs albums du rock de Télérama 7 The Cure avait déjà vendu 1.5 millions d’albums en France en 1991, source Fiction/Polydor dans le fanzine

Anomalie, Autour de The Cure, n°6, juin 1992 8 in SOURIAU Etienne (dir.), Vocabulaire d’esthétique, Paris, Quadrige, PUF, 1999, p. 1068-1069

9 GUIOMAR Michel, Principes d’une esthétique de la mort, Paris, José Corti, 1967, p. 156

10 Ibid., p. 173

11 in SOURIAU Etienne (dir.), Vocabulaire d’esthétique, op. cit., p. 1248-1251

12 catégorie déjà utilisée, notamment pour les romans gothiques, voir par exemple CHARRAS Françoise,

ABENSOUR Liliane, Le Romantisme noir : émergence du gothique dans la littérature anglo-américaine, Paris,

Cahiers de l’Herne n°34, 1978 13

référence au premier single “killing an arab” dont l’histoire s’inspire de celle du personnage de Meursault dans

L’Etranger d’albert Camus

bouche de métro mais le jeune homme a le cœur ardent (...) Je crois que je vais en faire une

bande son pour penser ma conscience malheureuse ».

« Le groupe devient l’objet d’un véritable culte de la part d’adolescents, surnommés les

« curistes » en France » qui deviendront de plus en plus nombreux. Lors de la tournée qui suit,

le groupe est bien reçu (le single « A forest » sera n°20 des charts anglais).

Très introspectif, l’album Faith qui succède à 17 seconds va dérouter à son tour la critique par

sa froideur et sa noirceur. Pour Best, « le tempo est lancinant, l’harmonie complètement

exsangue, presque fantomatique, et la voix reste lointaine, plaintive et d’une mélancolie en

fond de course [l’album divulgue] une torpeur aquatique qui ne laisse présager rien de bon

pour le futur de The Cure . Qu’est-ce que pourra nous préparer le groupe après ce cocktail

déliquescent d’humeur blafarde ? »14

. Le fanzine New wave estime, à l’époque de ce troisième

album, que « Faith est beaucoup plus difficile d’accès, qu’il est beaucoup plus intérieur [et

que] Cure s’enfonce de plus en plus dans un brouillard qui conduit aux ténèbres »15

. Le

fanzine se demande d’ailleurs si The Cure n’irait pas vers un album noir... Dans Libération,

Bayon déclare que « la pochette de Faith illustre une évolution qui amènera tôt ou tard à la

mort »16

. « Faith est plus intense que 17 seconds, plus atmosphérique, plus noir, plus

brumeux. La plupart des morceaux sont fait pour donner envie de se pendre, ils expriment la

dépression absolue de Robert » 17

.

Les sentiments éprouvés par l’album se retrouvent en concert. Le spectacle débute par une

projection d’environ ½ heure accompagné d’une bande sonore. Il s’agit d’un film d’animation

intitulé Carnage Visors. Pour Best, « L’effet est invraisemblable, oppressant, l’angoisse

monte comme pour un mauvais trip»18

. Pour François Gorin dans Rock&Folk, « le charme

opère dès l’intro basse d’un « holy hour » initiatique, comme on dit. Un chant d’entrée à la

messe sauf qu’ici ça respire plutôt les catacombes »19

.Se remémorant les concerts de 1981,

Robert Smith remarque « Notre public a sérieusement commencé à s’y perdre. Il y avait d’un

côté des punks excités et de l’autre des fans en long manteaux, l’air grave, qui

n’applaudissaient jamais »20

.

Datant de mai 1982, Pornography est le troisième album de ce qui sera appelé plus tard la

trilogie de Cure. C’est le disque le plus sombre et le plus torturé du groupe, et Robert Smith y

évoque ses pulsions meurtrières et suicidaires. Le disque se termine par le titre

« pornography », dont les dernières paroles sont les suivantes

« One more day like today and I’ll kill you, a desire for flesh and real blood

And I’ll watch you drown in the shower, pushing my life through your open eyes

I must fight this sickness, find a cure... »21

L’album est reçu comme un choc par les critiques puis par les fans. « Cela n’a pas

d’importance si nous mourrons tous », la chronique de François Gorin dans Rock&Folk22

débute avec les premières paroles de l’album et le journaliste, pourtant fan, accuse le coup

« Cette fois, il y a de quoi être plus que perplexe. L’abîme des profondeurs finit en cul de sac

(...) Pornography révèle une séquence macabre de morceaux terrifiants. Là, il faut s’accrocher

et on ne sait pas trop à quoi (...) Les tensions ne se relâchent jamais d’un bout à l’autre du

14

Francis Dordor dans Best n°154, mai 1981 15

Fanzine New wave, mai 1981 16

Libération, 22 octobre 1981 17

hors série “Cure toujours”, supplément à Libération n°2007, 1987 18

Francis Dordor dans Best, n°158, septembre 1981 19

François Gorin dans Rock&Folk, n°174, juillet 1981 20

Rock&Folk, n°387, Mars 2000 21

« Un jour de plus comme ça et je te tue, une envie de chair et de vrai sang. Je te regarderai te noyer dans la

douche, enfonçant ma vie dans tes yeux ouverts. Je dois combattre cette maladie, trouver un traitement » 22

Rock&Folk, n°185, juin 1982

disque ». Dans Libération23

, Bayon, dans son article « Le nouveau Cure : éloge de la

poussière » souhaite qu’on diffuse The Cure pour son enterrement. Il fait de the Cure le porte

parole d’une génération « Un son d’époque (...) ces gens là vont à la mort comme on va au

marché. Ce sont des malins du malaise. Ils jouent avec, faute de rien. Ils se plaignent pour le

plaisir. Ils n’en connaissent plus d’autres. Et c’est bien... ».

Les concerts laissent au spectateur des sentiments ambivalents « Si Robert Smith et Cure

n’ont plus rien à dire, ils ont à montrer, à expliciter. De la douleur. De cette douleur

anesthésique qui se transforme en un genre de plaisir (...) Confortable et imprégné, le public

ne goûte qu’au plaisir d’une musique intense, tout le contraire d’avachie, et ovationne des

types paumés dans un maelström de lumières crues dont ils sont censés extraire la beauté (...)

Je sais pertinemment que je reviendrait voir Cure, s’il y a une prochaine fois. Ce doit être

maladif »24

. Dans quelques articles, la musique de Pornography est qualifiée de gothique25

.

L’utilisation du terme n’est pas fortuite . Depuis 1981, Les trois membres de The Cure

adoptent en effet un look et initie une mode qu’on qualifiera ensuite de gothique26

. Ainsi, pour

les sessions photos de l’album, les membres du groupe sont exclusivement vêtus de noir et

portent des masques blancs et lors de la tournée, le maquillage devient plus prégnant27

.

Pour beaucoup, ne peut s’en suivre que la fin de The Cure. Pourtant après le départ du bassiste

Simon Gallup, le groupe reparaît à la fin de l’année 1982 avec un single pop antithétique des

précédentes productions. C’est en quelque sorte la renaissance de The Cure qui va atteindre au

cours des années 80 un succès commercial et une popularité sans précédant.

Dans Libération du 19 janvier 1983, Bayon résume la situation « Pornography, qu’on pensait

invendable, fait un malheur [et, d’un autre côté] The Cure surgit revivifié de sa musique en

ruine et c’est comme si l’enterrement de Ian Curtis28

était enfin terminé. On danse, Robert

s’amuse... »

RITE DE PASSAGE ET RITUEL ORDALIQUE

Comment analyser le parcours de The Cure entre 1980 et 1982 ? Qu’est-ce qui a pu pousser

Robert Smith à enregistrer ces trois albums ? Nous poserons ici l’hypothèse que la trilogie

correspond à un passage, un changement de situation pour Robert Smith qui passe alors

socialement de l’adolescence à l’âge adulte (Agé de 20 ans à l’époque du premier album, il en

a 23 pour Pornography). Nous verrons ensuite que si la trilogie est reconnue, c’est que,

pendant au moins une décennie, elle a parlé aux auditeurs de leur situation sociale, elle a

retranscrit les sentiments d’un état, celui de la fin de l’adolescence. D’ailleurs quand on

23

7 mai 1982 24

François Gorin, Rock&Folk, n°187, août 1982 (concert du 7 juin 1982, Paris, Olympia) 25

Rock&Folk, Juillet 1982 26

“Le rock gothique est un sous genre de la new-wave (au sens français) caractérisé par une musique lourde et

lancinante, des textes morbides où sont évoquées la dépression, la folie, la mort, le suicide (...) Sont de rigueur

costumes noirs (on appellera les amateurs du genre des “corbeaux”), accessoires en cuir, maquillages

expressionnistes, chevaux en porc-épic (spike hair) et croix gigantesques (...). L’influence de Joy Division, de

Siouxie & The Banshees et de The Cure (période Faith et Pornography) fut déterminante sur l’esprit et

l’esthétique gothique ; la coiffure et la tenue vestimentaire de Robert Smith sont à elles seules pour beaucoup

dans ce qui deviendra la panoplie Batcave”, rubrique “Gothique” in ASSAYAS M. (dir.), Dictionnaire du rock,

Paris, Robert Laffont, 2000, p. 707. Il faudrait étudier les rapports entre le mouvement de littérature gothique

anglais du XIXème siècle et le rock gothique européen des années 80. Il semble que, dans les deux cas, on

assiste à un repli des individus sur eux-mêmes face à des changements sociaux qu’ils ont des difficultés à

intégrer. 27

voir Depeche Rock n°2, décembre 1985 28

Chanteur du groupe Joy Division, qui s’est suicidé en 1980 à l’âge de 23 ans (voir note 16)

demande à Robert Smith « quelle est l’idée derrière the Cure ? », celui-ci répond « c’est le

vieil idéal punk : nous ne sommes pas différents des gens qui écoutent nos disques »29

.

D’après l’expression du folkloriste Van Gennep les rites de passages sont ceux qui préparent

ou accompagnent « tout changement de place, d’état, de situation sociale et d’âge »30

. Les

rites de passages ont souvent pour but une intégration sociale, et sont en quelque sorte une

prévention contre les dangers venus du changement. Pour Van Gennep, Ils s’articulent en trois

stades : celui de séparation, celui d’attente ou de marge, et celui d’agrégation31

. Dans la

société contemporaine occidentale, les rites de passage traditionnels collectifs entre

adolescence et âge adulte sont en voie de disparition du fait de la disparité entre les cursus

scolaires, l’apparition du chômage et les évolutions des formes familiales. De ce fait, le

passage se fait de façon plus individuelle. Pourtant, il existe toujours, pour Van Gennep, une

puberté sociale distincte de la puberté biologique32

.

Van Gennep signale comme particulièrement dramatiques les rites qui jouent avec la

symbolique de la mort et de la nouvelle naissance. Dans ce langage symbolique qui est celui

du rite, laisser derrière soit une étape de son développement se traduit préférentiellement par

l’image de la mort.

A partir d’une observation des nouveaux rites de passage à l’âge adulte, certains chercheurs

ont parlé de nouveaux rituels ordaliques33

. L’ordalie était autrefois un rite judiciaire qui faisait

appel au jugement de Dieu ou d’une force sacrée pour trancher de l’innocence d’une

personne. Aujourd’hui, l’ordalie devient un processus au cours duquel un ritualisant

« demande à la mort, par l’intermédiaire de la prise de risque si son existence a encore un

prix ». Ce qui doit être maîtrisé par le « jeune » à l’aide du rituel, c’est tout ce qui semble lui

échapper : l’inconnu, l’imprévisible, l’aléa. Evidemment, dans cette approche symbolique de

la mort on peut perdre la vie et souvent, le rituel d’ordre religieux permet de réguler cette

distance à la mort. Le travail de deuil conduit le ritualisant à accepter le passage, la transition.

En fait, on peut supposer que « ce que le ritualisant attend d’une communauté, c’est une

marque de reconnaissance et une attestation de son existence, c’est à dire une place

symbolique dans sa tribu »34

.

Posons l’hypothèse que l’œuvre noire de the Cure correspond, pour Robert Smith, à un rite de

passage ordalique. Comment analyser alors l’élaboration de la trilogie et l’évolution créative

vers le noir, jusqu’à la cassure et le renouveau pop ?

La phase (le stade) de séparation

Après la tournée qui suit le premier album, le groupe se sépare de son premier bassiste et

Robert Smith engage son meilleur ami, Simon Gallup. Pour les nouveaux morceaux, le

compositeur souhaite des lignes de basse plus sobres et veut ralentir le tempo des chansons.

Le groupe rentre alors en studio. Se remémorant le contexte du deuxième album, Simon

29

Le Soir, novembre 1985 30

Constatant que, quel que soit le type de société, la vie consiste à passer d’un âge à un autre, d’une occupation à

une autre, d’un groupe spécialisé à un autre, d’une situation ou d’un état à un autre, il s’est proposé d’utiliser

plus particulièrement les “séquences cérémonielles” qui accompagnent ces passages. 31

VAN GENNEP A., Manuel du folklore français contemporain, t. 1, 1943, p. 111 32

ERNY Pierre, “La notion de rite de passage”, in GOGUEL D’ALLONDANS Thierry, Rites de passage :

d’ailleurs, d’ici, pour ailleurs, ERES, 1994, pp. 21-30 33

LE BRETON David, Passions du risque, Paris, Métailié, 1991 ou JEFFREY Davis, “approches symboliques

de la mort et ritualités” in , Rites de passage : d’ailleurs, d’ici, pour ailleurs, op. cit., pp. 87-96 34

JEFFREY Denis, “approches symboliques de la mort et ritualités”, Ibid.

Gallup déclare « je n’étais pas certain que tout cela déboucherait sur quelque chose. Mais

Robert savait où il voulait aller... »35

.

« 17 seconds », chanson qui donne son titre à l’album décrit l’instabilité du parolier, souligne

la fragilité de la vie. Elle débute par ces paroles « feeling is gone/and the picture

disappears/and everything is cold now/17 seconds/a mesure of life »36

. La chanson décrit une

rupture amoureuse et pour Robert Smith « l’album entier est le reflet d’un instant. Lors d’une

rupture, 17 secondes peuvent détruire quelque chose qui dure depuis 6 ou 7 ans »37

.

Le chanteur déclare « c’était un album dans lequel j’avais mis beaucoup de moi même, il était

bien plus important que les disques précédents. C’était une pochette bizarre pour l’époque.

Tout le monde, y compris notre manager, pensait qu’elle allait trop loin, qu’elle suggérait un

groupe trop difficile. Mais (...) j’avais vingt ans quand je les ai écrites [les chansons] et nous

savions que nous n’étions plus jeunes... »38

.

Le stade de marge

L’année suivante, en 1981, les chansons de l’album Faith sont tournées vers la mort et posent

la question de la religion comme ultime solution à l’absurdité de la vie. L’album se termine

par les paroles suivantes « There’s nothing left but faith... »39

.

D’après Robert Smith, « les chansons de Faith ont perturbé tout le monde [le groupe], elles

ont eu un effet de spirale dépressive sur nous, plus nous les faisions et plus nous devenions

tristes et découragés ». En concert, « il n’y avait pas moyen pour le public de s’en sortir. Les

critiques disaient que les concerts étaient des cérémonies religieuses et c’était vrai. La plupart

du temps, je quittais la scène en pleurant. C’était horrible, mais c’était aussi une bonne

expérience, bizarre et intense40

». C’est à cette période que le groupe côtoie de prêt la mort

avec le décès de membres de leurs famille, notamment la mère de Lol, en mémoire de laquelle

le groupe passe le disque durant l’enterrement, entre deux dates de la tournée.

Rétrospectivement, Robert Smith déclare « Je ne me souviens pas de la plupart des concerts.

J’étais en train d’atteindre l’état d’esprit obsessif qui allait conduire à Pornography. J’avais

besoin d’une coupure – trop de tout, pas de répit »41

. C’est aussi à ce moment que les drogues

apparaissent dans le groupe, principalement LSD et amphétamines, en plus de l’alcool.

Après la « tournée Faith », Robert Smith commence à composer pour Pornography. « Je suis

passé chez Severin [ami de R. Smith, bassiste de Siouxsie and the Banshees], j’ai passé

quelques jours à me balader dans Londres et à prendre du LSD. Severin était inquiet de ce que

je faisais, il gardait un œil sur moi. J’ai écrit la plupart des paroles de Pornography pendant

cette période (...) Je ne voulais plus être normal, je ne voulais plus me sentir en sécurité »42

.

Autant de propos qui peuvent soutenir l’idée d’un état de transition. Vient alors le moment de

l’enregistrement, pour lequel il faut un ingénieur du son. Chris Parry, le manager et

producteur du groupe déclare à ce propos « J’ai proposé plein de noms (...) mais Robert n’a

pas marché (...) Il voulait quelqu’un de jeune – il faisait une fixation sur la jeunesse comme si

un type plus vieux n’aurait pas été capable de piger (...) Je comprends maintenant la

préoccupation de Robert ». Pendant les sessions d’enregistrement, Robert Smith est

complètement replié sur lui-même et fermé aux deux autres membres du groupes. « Depuis

trois ans nous étions constamment ensemble. J’avais passé plus de temps pendant cette

35

BARBARIAN, SUTHERLAND Steve, SMITH Robert, Ten imaginary years, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p.

32 36

Les sentiments ne sont plus, et l’image disparaît. Tout est froid maintenant, 17 secondes, une mesure de la vie” 37

Rock&Folk, n°177, octobre 1981, p. 110 38

Ten imaginary years, op. cit., p. 32 39

Il ne reste plus que la foi 40

Ten imaginary years, op. cit., p. 44 41

Ibid., p. 50 42

Ibid., p. 54

période avec Simon et Lol qu’avec ma copine Mary. (...) Je commençais à en avoir marre

d’être tout le temps avec un groupe et cela a empiré. On quittait l’appartement à 22 heures, on

se saoulait, on allait enregistrer, on finissait à 10 heures le matin suivant, puis nous allions au

pub, nous nous saoulions et allions nous coucher (...) Je savais qu’avec cet album ce serait la

fin »43

.

Après l’enregistrement « je n’arrivais pas à me souvenir de ce que j’avais fait, ou j’étais allé.

J’ai vraiment, pendant deux mois, perdu tout contact avec la réalité ». D’après Gary Biddles,

ami et roadie du groupe « A cause du stress, tout est tellement fort qu’on le perçoit tu sais...

dans ce disque quelque chose est prêt d’arriver, c’est un véritable déchaînement »44

.

A l’époque, Robert Smith explique ainsi le titre de l’album : Pornography rappelle un « mot

ou une rage obscène : c’est ainsi que nous voyons la nature humaine (...) Nous ne pensons pas

que la nature humaine soit bonne »45

. Pendant la tournée qui suit, le groupe accentue le côté

sordide du maquillage. A propos du rouge à Lèvres Robert Smith estime « Je le porte ainsi

pour des raisons de théâtralité [à l’époque de Pornography] j’en portait autour des yeux et

autour de la bouche de manière à ce que, lorsque j’étais sur scène, avec la sueur, ça dégouline

partout. On aurait dit que quelqu’un venait de me frapper et que je saignais »46

. Les rapports

entre les membres sont tendus jusqu’à ce que, le 27 mai 1982, à Strasbourg une bagarre éclate

entre Robert Smith et Simon Gallup. Le chanteur regagne immédiatement Londres et la

tournée est annulée pour quelques jours. Le dernier concert de la période à lieu le 11 juin a

Bruxelles et se termine en cacophonie, chaque musicien rentre alors chez lui, et le groupe

semble terminé.

Le stade d’agrégation

Plus tard, Robert Smith déclarera, à propos de la période noire « je ne sais pas pourquoi j’ai

fait tout cela, je sentais simplement que je devais le faire »47

. Pourtant quelque mois plus tard,

Robert Smith et Lol Tolhurst sortent sous le nom de The Cure un 45 tours aux mélodies pop,

premier d’une longue série. C’est le début du succès commercial pour The Cure.

« Q : Pornography, c’est la fin d’un cycle ? » demande R&F en Novembre 1983. Et Robert

Smith de répondre « Oui, c’était une face de Cure et ce Cure là est terminé (...) Quand on a

fait « Let’s go to bed », c’était une autre partie de nous même » 48

. Sur la vertu cathartique du

groupe, il déclare à la même époque « Cure a toujours existé pour exprimer ce que nous

ressentons, les expériences que nous vivons »49

. C’est d’ailleurs sans doute une des

explication du nom du groupe. Robert Smith, toujours dans cette logique de nouveau départ,

confie la réalisation du clip de « Let’s go to bed » à Tim Pope « J’avais adoré son travail sur

Soft Cell et, ironiquement, je lui ai demandé de tourner quelque chose où j’aurais vraiment

l’allure d’une pop star avec plein de couleurs (...) je voulais me débarrasser de cette image de

moi, triste, misérable »50

. Ce sera le début d’une longue collaboration entre le réalisateur et le

groupe.

L’EXPLOSION COMMERCIALE ET LA RECEPTION DE LA TRILOGIE

Après la cassure symbolique que représente la trilogie et la notoriété de « Let’s go to bed »

auprès des médias, la sortie régulière de chansons pop aux mélodies évidentes allait permettre

43

Ibid., p. 55 44

Ibid. 45

Fanzine L’Element Minimalis, 1982 46

RAIZER Sébastien, The Cure, la thérapie de Robert Smith, Nancy, Camion Blanc, 1993, p. 66 47

Ibid., p. 61 48

Rock&Folk, n°201, octobre 1983 49

Best, n°183, octobre 1983 50

Rock&Folk, mars 2000

à The Cure d’acquérir un succès commercial de plus en plus conséquent, d’abord en

Angleterre puis en France où le groupe deviendra un des plus célèbres de la décennie 80

(plusieurs millions d’albums vendus)51

.

Mais d’autres variables que les célèbres pop songs du groupe permettent d’expliquer

l’explosion commerciale de The Cure. D’abord l’attitude de Robert Smith, qui bien que

restant discret, voire distant (il déclare ainsi dans plusieurs interviews que si les admirateurs

de la Trilogie l’avaient vraiment compris, ils seraient déjà morts) sur la période de la trilogie,

n’hésite pas à écrire quelques morceaux en direction des fans de la période noire afin d’élargir

la palette de ses auditeurs (par exemple dans l’album The Top (84) ou Kiss me, kiss me, kiss

me (87)) et à garder une attitude inspirée du punk.

L’analyse des conditions de production, et d’évolution des moyens de communication est

également décisive car elle permet de percevoir les changements importants qui s’opèrent. Au

moment de la trilogie, les auditeurs de notre pays ne pouvaient assouvir leurs besoins

d’informations qu’uniquement par la presse, c’est-à-dire principalement Rock and Folk, Best

et Libération. A travers quelques journalistes, les français abordaient surtout les groupes par

l’écrit52

, avant de les entendre. Or Robert Smith s’exprimait de façon troublante et

intéressante, se référant aux auteurs existentialistes et gothiques anglais avec la caution de

journalistes pour qui la période punk restait décisive.

Mais à partir de 83, The Cure va pourtant s’adapter aux modifications des méthodes de

promotion.

Ainsi, la télévision câblée et les chaînes musicales qui font leur apparition dans la première

partie des années 80, rendent décisifs les clips musicaux pour la promotion des groupes. Il a

ainsi été prouvé que la new-wave émerge aux Etats Unis à cette période parce que MTV,

manquant de clip, se tourne vers le Royaume Uni et diffuse massivement des vidéos d’artistes

anglais. Dans ce contexte, le savoir faire de Tim Pope est un atout non négligeable pour Cure,

qui réalise des vidéos qui soulignent l’originalité de la démarche du groupe et popularise le

look particulier de Robert Smith (cheveux crêpés, rouge à lèvre, habits sombres), imité par

des centaines de milliers de jeunes. A cela, on peut ajouter les nombreuses tournées réalisées

par le groupe et de nombreux concerts médiatisés (festival d’Athenes en 1985, tournée des

arènes du sud de la France en 86).

En France, en plus de l’émergence de la musique en image (apparaît TV6, chaîne musicale

hertzienne), on assiste à la naissance des radios libres sur le réseau FM en 1982. Elles

deviennent bientôt, pour la plupart, des radios commerciales ayant le statut d’entreprise. C’est

alors une véritable concurrence entre stations qui commence, des accords entre radios et

majors du disque étant passé. Europe 1 sponsorise la tournée 1985 de The Cure et NRJ les

tournées 87 et 89. En 1987, c’est l’autorisation de la publicité télé, qui profite à The Cure,

leurs albums étant distribués par Polydor, filiale de Polygram première major du disque en

France. Il faudrait également signaler l’important développement de la presse musicale et en

faveur des jeunes (l’Equerre, Dépêche Rock, Les Inrockuptibles...). C’est également le

moment où on assiste à une hausse des ventes de disques expliquée par le renouvellement des

discothèques, avec le passage progressif du vinyle au CD. Ce phénomène est particulièrement

bien négocié par The Cure avec la compilation de singles sortie en 86 et, à la fin des années

80 l’écriture de Desintegration, spécialement réalisé pour la durée du compact (plus de 70

minutes). Rentré dans le circuit du show business, The Cure se montre sur les plateaux télés

51

“c’est ce qui se fait de meilleur en ce moment” dira Michel Drucker pour le passage de the Cure sur A2

(Champs-Elysées)le 12 Avril 1986. Pendant le passage du groupe, le taux d’audience aurait d’ailleurs grimpé de

41% (source médiamétrie). 52

TEILLET Philippe, “Une politique culturelle du rock” in MIGNON Patrick, HENNION Antoine, Rock, de

l’histoire au mythe, Paris, Anthropos, 1991, p. 220

des émissions de variétés et s’affiche sur les programmes télés et les magazines pour

adolescents (Télé poche, Télérama, Salut...)

Pour autant, ces variables économiques et technologiques ne peuvent tout expliquer. L’un des

principal atout de The Cure reste la réalisation d’une musique ancrée dans l’époque et qui

« parle » aux jeunes. Le nombre de personnes qui s’identifient à Robert Smith, adoptant ses

goûts et son paraître, va sans cesse grandissant. En 1985, L’Equerre consacre son courrier des

lecteur à The Cure et le fan club fonde un fanzine nommé TIB (Three Imaginary Boys). Mais

dans l’œuvre du groupe, la trilogie reste une période légendaire, les albums de cette époque se

vendent toujours régulièrement, et les pressions des fans pour un retour vers des chansons

mélancoliques ou noires se font plus présentes.

C’est alors, en 1989, que sort Desintegration, comparé à Faith par Robert Smith. En mai, Best

estime que « l’album est une synthèse de ce qui fait l’essence de Cure, tristesse et noirceur. En

opérant ce repli sur soi, ce retour à leur style d’origine, les Cure vont sûrement faire le

bonheur des fans de la première heure ». Ses propos changent alors et l’auteur reconnaît la

pertinence de la trilogie : « ce disque m’a obsédé comme l’avaient fait 17 seconds, Faith et

Pornography »53

.

Il semble déplorer la perte de l’état d’esprit qui l’habitait alors, qu’il considérait

particulièrement propice à la création. « Desintegration est largement consacré à l’effort qu’il

faut produire pour retourner vers cette zone de sensibilité que l’âge adulte tend à cautériser en

nous. C’est le chant d’une lutte intérieure pour ne pas perdre le bénéfice d’émotions profondes

nées pendant l’enfance »54

déclare-t-il dans Best. « Je trouve horrible la sensation que l’on

devient inévitablement insensible en vieillissant. Quand on est jeune et naïf on subit sans arrêt

des chocs émotionnels intenses. Tout ce que l’on gagne en expérience, on le perd en

sensibilité (...) J’étais vraiment heureux de constater que j’arrivais encore à pleurer en

enregistrant certaines de ces chansons »55

ajoute-t-il dans Rock&Folk.

En 1988, Robert Smith se marie. Ses propos montrent l’évolution de sa situation par rapport

au monde « J’ai eu 30 ans le 21 avril (...) je suis content de mon sort, heureux même. Plus

vous avancez, plus vous vous acceptez. 30 ans c’est pour moi un cap beaucoup moins

angoissant que 18 ans, par exemple »56

.

L’album est un succès et les tournées, où sont intégrés de nombreux morceaux de la période

80-82, est saluée par les fans. Pourtant au cours des années 90, alors que The Cure reprend un

style qui mêle des chansons pop à d’autres plus atmosphériques, la notoriété du groupe se fait

de moins en moins importante. Pour la première fois Wild Mood Swings (96) est moins vendu

que l’album précédent et R. Smith déclare, dans Libération du 4/5 mai 96 « J’ai l’impression

de savoir pourquoi je continue. J’aime que l’attention soit centrée sur moi, je suis toujours

saisi par l’idée d’être important ».

En 2000, The Cure revient avec l’album Bloodflowers, après trois ans d’absence. C’est un

nouveau retour au Cure le plus sombre et Smith compare l’album à Pornography. Il est

intéressant de noter que, pour la première fois, Robert Smith parle de trilogie mais pour réunir

Pornography, Desintegration (l’album de ses 30 ans) et Bloodflowers (celui de ses 40 ans)57

.

The Cure acquiert un succès d’estime au moment où les musiques sombres reviennent dans

l’air du temps avec l’apparition d’une nouvelle « culture gothique »58

. Mais la musique de 53

Best, n°251, juin 89 54

Ibid., p. 58 55

Rock&Folk, n°263, mai 89, Hugo Casavetti 56

Best, n°251, juin 89 57

voir notamment Magic n°38, février 2000 et “cure on “Bloodflowers” Role In Album Trilogy”

http://www.mtv.com/mtv/news/gallery/c/cure 58

voir par exemple le magazine D-Side

The Cure se renouvelle peu et l’intensité et la surprise de la période ordalique ne sont plus

atteintes...

OEUVRES NOIRES , OEUVRES DE PASSAGE

A travers l’analyse de la carrière de The Cure, on a voulu montrer de quelle manière création

et contexte social s’interpénétraient au cours de la carrière d’un groupe. La particularité de the

Cure vient de la relative jeunesse de ses membres au moment du premier album (20 ans). De

ce fait, les sentiments et les troubles particulièrement prononcés éprouvés par Robert Smith

lors de son entrée dans l’âge adulte, qui ont été transmis dans les compositions de The Cure

ont parlé aux auditeurs du groupe, qui s’y sont reconnus.

La création en contexte de rite de passage et de processus ordalique n’est pas nouvelle. On

peut analyser la carrière des Stooges, des Sex pistols, de Joy Division ou de Nirvana à partir

du même principe. Plus, tout au long de l’histoire de l’art on peut éclairer l’œuvre d’artistes

tel que Rimbaud ou Basquiat par ce phénomène. Il semble alors que, surtout lorsque

l’inspiration des créateurs est proche du romantisme, les créations soit souvent des œuvres

noires, extrêmement controversés, que l’auteur peut ensuite difficilement égaler.