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« DES OREILLES IL A, TOUTEFOIS, IL N'ÉCOUTE » – ENJEUX ACOUSTIQUES DE DEUX OEUVRES CHRÉTIENNES : LES JUIFVES DE GARNIER ET LES TRAGIQUES D'AGRIPPA D'AUBIGNÉ RÉSUMÉ Partant de certaines pratiques sociales, musicales et religieuses, ce mémoire interroge la place de l'ouïe dans la perception chrétienne du monde et se propose d'apporter quelques hypothèses et éléments de réponse à partir d'une étude comparée de deux oeuvres chrétiennes, l'une catholique, l'autre protestante. Il est constitué, dans sa version écrite, de trois moments allant du plus descriptif vers le plus interprétatif. Un premier temps du mémoire se consacre longuement aux enjeux épistémologiques de l'analyse acoustique des textes, sujet encore peu exploité par les études littéraires. Après avoir défini précisément la notion d'espace sonore, il propose une méthode particulière pour l'étudier. Enfin, ce premier moment du travail procède à une description assez neutre de l'espace sonore des deux livres. Bien qu'opposés sur le plan esthétique, ceux-ci se rejoignent sur l'attention à un certain nombre de réalités sonores plus ou moins familières. Les bruits d'instruments, de voix et d'éléments contribuent à créer une atmosphère sonore assez différente entre les deux recueils. Dans l'un, le vacarme participe à une esthétique du débordement et dans l'autre, il vient plutôt troubler une aspiration au silence. Toutefois, le son se développe dans les deux textes d'une manière assez analogue. Dans un second temps, le son est envisagé en tant que vecteur d'enjeux symboliques sur le plan politique et théologique. Le son suppose alors des enjeux opposant pieux et impies. Alors que l'écoute fait l'objet d'une confrontation entre la parole des bons et celle des hérétiques, le son peut être considéré comme une arme. Pourtant, une telle conception ne va pas sans poser problème. En effet, le timbre haut auquel peuvent avoir recours les voix pieuses les rapproche dangereusement de celles des impies. Ceci amène à réfléchir, dans un troisième temps, aux conditions de développement du sonore dans les deux textes. Sont alors envisagées des conditions sociales, liées à la communauté croyante et à son devenir et des conditions qui proposent une sorte d'histoire symbolique du son. Cette réflexion amène enfin à définir une sorte de parcours sensuel où l'ouïe apparaît comme un moment dans le temps de la rédemption, quand le croyant, délaissant le sonore, est initié à un nouveau mode de perception, désormais visuel. Ce travail, soutenu à la Sorbonne le 1er Juillet 2014 en présence de Monsieur Jean-Charles Monferran, a obtenu la note de 19/20. 1

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« DES OREILLES IL A, TOUTEFOIS, IL N'ÉCOUTE » – ENJEUX ACOUSTIQUES DE DEUX OEUVRES

CHRÉTIENNES : LES JUIFVES DE GARNIER ET LES TRAGIQUES D'AGRIPPA D'AUBIGNÉ

RÉSUMÉ

Partant de certaines pratiques sociales, musicales et religieuses, ce mémoire interroge la

place de l'ouïe dans la perception chrétienne du monde et se propose d'apporter quelques hypothèses

et éléments de réponse à partir d'une étude comparée de deux oeuvres chrétiennes, l'une catholique,

l'autre protestante. Il est constitué, dans sa version écrite, de trois moments allant du plus descriptif

vers le plus interprétatif.

Un premier temps du mémoire se consacre longuement aux enjeux épistémologiques de

l'analyse acoustique des textes, sujet encore peu exploité par les études littéraires. Après avoir défini

précisément la notion d'espace sonore, il propose une méthode particulière pour l'étudier. Enfin, ce

premier moment du travail procède à une description assez neutre de l'espace sonore des deux

livres. Bien qu'opposés sur le plan esthétique, ceux-ci se rejoignent sur l'attention à un certain

nombre de réalités sonores plus ou moins familières. Les bruits d'instruments, de voix et d'éléments

contribuent à créer une atmosphère sonore assez différente entre les deux recueils. Dans l'un, le

vacarme participe à une esthétique du débordement et dans l'autre, il vient plutôt troubler une

aspiration au silence. Toutefois, le son se développe dans les deux textes d'une manière assez

analogue.

Dans un second temps, le son est envisagé en tant que vecteur d'enjeux symboliques sur le

plan politique et théologique. Le son suppose alors des enjeux opposant pieux et impies. Alors que

l'écoute fait l'objet d'une confrontation entre la parole des bons et celle des hérétiques, le son peut

être considéré comme une arme. Pourtant, une telle conception ne va pas sans poser problème. En

effet, le timbre haut auquel peuvent avoir recours les voix pieuses les rapproche dangereusement de

celles des impies.

Ceci amène à réfléchir, dans un troisième temps, aux conditions de développement du sonore

dans les deux textes. Sont alors envisagées des conditions sociales, liées à la communauté croyante

et à son devenir et des conditions qui proposent une sorte d'histoire symbolique du son. Cette

réflexion amène enfin à définir une sorte de parcours sensuel où l'ouïe apparaît comme un moment

dans le temps de la rédemption, quand le croyant, délaissant le sonore, est initié à un nouveau mode

de perception, désormais visuel.

Ce travail, soutenu à la Sorbonne le 1er Juillet 2014 en présence de Monsieur Jean-Charles Monferran, a obtenu la note de 19/20.

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« DES OREILLES IL A, TOUTEFOIS IL N'ÉCOUTE »

ENJEUX ACOUSTIQUES DE DEUX ŒUVRES CHRÉTIENNES :

LES JUIFVES, DE ROBERT GARNIER ET LES TRAGIQUES D' AGRIPPA D'AUBIGNÉ

Killian Provost – Mémoire sous la direction de Jean-Charles Monferran et de Marie-Luce Demonet

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« Le silence n'existe pas »1, « le silence n'existe plus. La plupart des gens veulent du bruit et

de la lumière »2. D'un côté, un maître de l'avant-garde musicale, de l'autre, l'auteur d'un livre de

spiritualité populaire. Tous deux font le constat, nostalgique ou angoissé, d'une perte de l'harmonie

de l'insonore, à l'heure où la population, de plus en plus urbaine et concentrée, vit dans un

environnement où l'oreille est sans arrêt sollicitée.

Le bruit fait partie du quotidien, il est aussi entré dans notre culture. Désormais digne d'être

exploité pour lui même, la musique moderne lui a donné une valeur positive, que ce soit au sein de

la culture populaire (en témoignent, par exemple, l'injonction « faites du bruit ! » qui ouvrait les

concerts du groupe de rap NTM et la pratique massive de sons inharmoniques dans la musique

électronique) ou de la culture savante (avec l'arrivée de techniques instrumentales bruitistes3 et

l'utilisation de bandes sonores dans les compositions4). Mais le bruit s'est aussi aventuré par delà la

musique, dans des genres paradoxalement muets, comme la peinture5.

La littérature, enfin, s'est largement emparée de ces nouvelles perspectives acoustiques. Après

la révolution industrielle, de nombreux textes se sont fait l'écho d'un espace sonore6 hypertrophié –

celui des villes, notamment, qui ne semblent pouvoir être décrites que « dans le vacarme et la

poussière »7. Que l'on pense au fracas des klaxons qui rythment les errances de Biberkopf dans

Berlin Alexanderplatz8, aux cris des vendeurs de journaux qui s'entremêlent à la clameur des

moteurs dans Ulysse de Joyce9, ou encore aux acouphènes que décrit le narrateur de Mort à crédit10,

le bruit semble partout accompagner l'homme, que ce soit pour l'exposer aux miracles de la vie

moderne ou à sa plus violente aliénation. L'espace sonore moderne semble alors être celui de la

confrontation, du tumulte révolté, du « bruit sale » révélateur de toutes les discordances de la

1 John Cage, Silence, Paris, Denoël, 1970, p. 242 John Lane, Les pouvoirs du silence, Paris, Belfond, 20083 Tel le cluster, agrégat de notes espacées d'un intervalle de seconde où nulle harmonie, hors du pur bruit, ne se distingue. On en trouvera un bel exemple dans The tides of Manaunaun de Henry Cowell.4 Les Imaginary landscapes de John Cage sont assez représentatifs de cette approche sonore nouvelle où le bruit pur côtoie la musique composée.5 Le cri de Munch en est sûrement l'exemple le plus marquant, mais on ne peut manquer de rappeler qu'une grande partie de l’œuvre de Kandinsky (par ailleurs compositeur de musiques marquées par la dissonance) se base sur des analogies entre bruits et peinture.6 Nous employons ici la terminologie inventée par Murray Schafer, telle qu'elle est utilisée par Jean-Marie Fritz dans La Cloche et la lyre, Pour une poétique médiévale du paysage sonore, Genève, Droz, 2011 (p. 11). Nous approfondirons les implications de ce terme dans la première partie de notre étude.7 Émile Verhaeren, « La ville » in Les campagnes hallucinées, Paris, Gallimard, 19828 Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, Paris, Gallimard, 2009. Première impression sonore du personnage à la sortie de son pénitencier, le klaxon, symbole de la menace du monde extérieur, revient dans le texte de manière obsessionnelle. 9 James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 201310 Céline, Mort à crédit, (ed. libre : http://www.pdfarchive.info/pdf/C/Ce/Celine_-_Mort_a_credit.pdf/, consulté le 10 juin 2014) Épinac, 2012, pp. 29-30.

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société moderne11.

Devant une telle description, on serait tenté de suivre les thèses provocatrices du futuriste

Luigi Russolo qui, dans son Art des bruits12, affirmait que « la vie antique ne fut que silence ».

Plusieurs faits historiques et culturels pourraient d'ailleurs appuyer son propos. Tout d'abord, du

point de vue de la vie quotidienne, en particulier dans les campagnes et ce jusqu'à la fin du XIX e,

c'est le silence qui semble dominer13 et, par ailleurs, quand le son apparaît, il semble toujours

émerger d'une absence de bruit14.

Si l'on considère cette question d'un point de vue culturel, on peut constater que la notion de

bruit est totalement rejetée par la pensée de la musique ancienne. Au XVIe siècle, les textes qui

traitent de la musique ont plutôt pour horizon les notions de douceur et d'harmonie. Ainsi, le

théologien Franciscus Georgius Venetus, dans son De harmonia mundi15, inspiré par les thèses néo-

platoniciennes et cabalistiques, s'évertue à dévoiler les liens sacrés entre toutes les harmonies

présentes au monde, qu'elles soient divines ou humaines, physiques ou spirituelles. Dans ce jeu de

concordances, la musique, que ce soit celle des mots ou des chants, doit souligner les rapports

d'analogie et de consonance, de douceur et d'harmonie, entre les différents plans de la réalité.

On aperçoit ici que la théologie joue un rôle tout à fait particulier dans la réception de la

musique et, plus largement, du son. C'est à travers ce cadre de pensée spirituel, symbolique et social

que pensent la plupart des hommes de la Renaissance. Or, la religion chrétienne, bien que centrée

autour de la Parole16, valorise le silence. Plusieurs passages du Livre le voient comme une marque

d'humilité, de sagesse et d'apaisement (« je tiens mon âme en paix et silence »17 (Ps 131, 2), « Il y a

des reproches intempestifs, il y a un silence qui dénote l'homme sensé. » (Si 20, 1), « un silence

paisible enveloppait toutes choses » (Sg 18, 14) etc.) et certains ordres de l'église, tel celui des

Chartreux, en ont fait un mode de vie et de piété. Si le vacarme peut être vu comme un espace

sonore de la révolte, le silence semble être celui de la sage acceptation.

11 Voir à ce propos les travaux éclairants de Pierre-Albert Castanet (Tout est bruit pour qui a peur – Pour une histoire sociale du son sale, Paris, Michel de Maule, 2007 ; « Le bruit de fond soixante-huitard », 2011 : http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=223/) qui lient l'apparition du bruit dans la musique aux tensions et contradictions de la société moderne. 12 Luigi Russolo, L'art des bruits, Paris, Allia, 2013 (ed. originale 1913) (http://www.fichier-pdf.fr/2013/05/29/l-art-des-bruits-1/) 13 Voir, à ce propos, Yvonne Crebouw, « Dans les campagnes : silence quotidien et silence coutumier », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 10 | 1994, mis en ligne le 26 août 2008, URL : http://rh19.revues.org/75. Le cas des villes est plus complexe.14 Alain Corbin, Les cloches de la terre, Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Albin Michel, 1994. Dans une émission de radio diffusée l'année dernière (« La fabrique de l'histoire », France culture, émission du 21 mars 2013), il considérait d'ailleurs qu'une des principales difficultés dans l'étude de la relation des campagnes au son est que « pour comprendre le paysage sonore, il faut partir du silence ».Il nous faudra réfléchir à la manière de construire une étude des sens à partir d'une absence de sensations.15 Franciscus Georgius Venetus (Francesco Zorzi), De harmonia mundi, Paris, 154616 « Au commencement estoit la parolle et la parolle estoit avec Dieu et icelle parolle estoit Dieu » dit l'évangile selon Saint Jean selon la traduction de Théodore de Bèze (Théodore de Bèze et Clément Marot, La Bible qui est tout la saincte escriture, contenant le vieil et le nouveau testament, Genève, 1566)17 Pour les traductions modernes, notre édition de référence est la Bible de Jérusalem.

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Pourtant, on ne saurait avoir une vision si étriquée des siècles passés et plus particulièrement

de la Renaissance. En effet, de nombreux éléments tendent à montrer un rapport plus complexe au

son, où la voix haute, voire le vacarme, côtoient la valorisation du silence et de l'harmonie. Tout

d'abord, sur le plan de la vie quotidienne, plusieurs pratiques sociales viennent introduire une forme

de trouble sonore. On peut penser, en premier lieu, aux manifestations telles que le charivari, cette

« paramusique », faite de « phénomènes sonores […] se situant à la frontière du son musical et du

signal bruit »18, qui se sert du vacarme des voix et des instruments (institués – essentiellement des

aérophones – ou improvisés à partir d'objets du quotidien transformés en instruments de percussion,

comme le montre l'iconographie19) pour marquer la désapprobation de la communauté vis à vis d'un

événement (le plus souvent conjugal). Cet exemple semble rejoindre l'idée d'un son violent

synonyme de révolte20 dont l'époque contemporaine ne serait pas la seule héritière.

Mais on ne saurait réduire l'espace sonore de la clameur à une manifestation révoltée. Les

crieurs publics, chargés de donner l'alerte, de porter la parole des autorités ou d'annoncer les

sentences judiciaires, dont la voix puissante était parfois accompagnée d'instruments eux-mêmes

particulièrement sonores (tambours, trompettes, cloches)21 présentent, eux, un rapport assez

différent à la hiérarchie, dans la mesure où le vacarme émane non plus d'un groupe populaire qui

cherche à se révolter contre un état de fait, mais d'un pouvoir institué se servant de la puissance du

son pour transmettre ses messages à la population. On ne saurait donc établir si clairement un lien

assuré entre puissance sonore et révolte.

Par ailleurs, la musique de la Renaissance n'est pas exempte de sons particulièrement

puissants. Nous pouvons notamment penser, pour les campagnes, aux fêtes de villages où des

instruments éminemment sonores (cornemuses, percussions) étaient joués pour accompagner la

danse, ou, pour ce qui est des villes, aux entrées royales où la puissance des instruments était

synonyme de faste et où le jeu des ménétriers était donc moins tendu vers la douce harmonie que

vers la manifestation éclatante et sonore de l'opulence de leurs employeurs, comme le note Luc

Charles-Dominique22 :

Les ensembles d’instruments hauts (cors, trompes, tambours, timbales, hautbois), à travers tout un

18 Claudie Marcel-Dubois, « La paramusique dans le charivari contemporain », in Le Charivari, Actes de la table ronde organisée à Paris (25-27 Avril 1977) par L'EHESS et le CNRS, Paris, EHESS, 1981.19 Welleda Muller, « L'instrumentarium imaginaire et déviant du charivari dans l'iconographie marginale : stalles de chœur, marges de manuscrits », Colloque des 25 et 26 Avril 2014, Restitution du son, l'instrumentarium du moyen-âge, Paris, Cité de la musique (Actes à paraître)20 Observons toutefois que l'enjeu des charivaris n'est pas, le plus souvent, de dénoncer un rapport de force social, comme cela pourra être le cas dans la société moderne, mais, bien au contraire, de faire respecter les valeurs communes et une forme de hiérarchie. Voir à ce propos Claude Karnoouh, « Le charivari ou l'hypothèse de la monogamie » in Le charivari (op. cit.) 21 Nicolas Offenstadt, En place publique : Jean de Gascogne, crieur au XVe siècle, Paris, Stock, 2013. 22 Nous soulignons.

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ensemble de circonstances publiques, codifiées, ritualisées — banquets, tournois, batailles,

processions, entrées, etc. — ont pour fonction de marquer les divers pouvoirs qui les engagent

d’un registre sonore facilement identifiable. Ils font office de blasons sonores.23

Par ailleurs, si l'essor de l'imprimé permet le développement de nouvelles pratiques religieuses

basées sur la lecture silencieuse et personnelle de la Bible, il ne faudrait pourtant pas croire que cela

signifie la fin de toute transmission orale. Au contraire, comme l'a montré Olivier Millet24, la

diffusion de la Bible par l'imprimé est avant tout vue, dans les milieux humanistes et réformés,

comme un relais de la voix du prédicateur, car on considère alors que la foi s'acquiert par l'écoute,

que l'on pense, dans la sphère protestante, à la mise en garde de Luther25 à l'égard des images ou,

pour la communauté catholique, au Catéchisme du concile de Trente qui déclare, dès son premier

paragraphe, que « la foi vient de l'ouïe »26.

Nos exemples, tirés de la vie quotidienne, de pratiques musicales ou religieuses, ont montré

un rapport assez étroit entre le son et l'autorité. Pour être socialement acceptable, il semble que le

vacarme doive venir d'un groupe, d'une autorité politique ou symbolique. Qu'en est-il donc à l'heure

des guerres de religions où les hiérarchies sociales (notamment le pouvoir royal) et religieuses sont

remises en cause ? Observe-t-on, dans les productions culturelles de l'époque, un espace sonore

troublé ?

Se poser cette question, c'est interroger de manière large la culture de l'époque et les liens

qu'elle tisse avec son espace sonore. Notre étude, qui s'appuiera sur un corpus littéraire, ne peut

donc pas ignorer les avancées des autres disciplines en la matière, en particulier les travaux des

historiens et des musicologues.

Assez paradoxalement, la musicologie s'est intéressée relativement tardivement à la

reconstruction de l'espace sonore des siècles passés, en partie parce que son outillage

épistémologique a longtemps été basé sur les livrets d'écoute prévus pour l'auditeur d'opéras et de

symphonies27, ce qui a contribué à centrer les études musicologiques autour de l'analyse de

23 Luc Charles-Dominique, « La couble des hautbois des capitouls de Toulouse (XVe-XVIIe siècles) rôle emblématique, fonction sociale et histoire d’un orchestre communal de musique ménétrière », 2009 (accessible sur le site http://charlesdominique.files.wordpress.com/2009/01/villecroze-copie.pdf/)24 Olivier Millet, « La voix et la lettre : la Bible humaniste et réformée du XVIe siècle entre tradition écrite et prédication orale », in À haute voix, diction et prononciation aux XVIe et XVIIe siècles, sous la direction d'Olivia Rosenthal, Paris, Klincksieck, 1998.25 Martin Luther : « Das Reich Gottes ist ein Hör-Reich, nicht ein Seh-Reich » (« Le royaume de Dieu est un royaume de l'ouïe, non de la vue »), Weimarer Ausgabe 51, 11, 25 (cité par Hans-Günter Heimbrock, « “Seeing is believing “, Eine praktisch-theologische Rehabilitierung der Wahrnehmung » in Kleine Transzendenzen : Festschrift für Hermann Timm (collectif), Münster, Lit Verlag, 2003.26 Hubert Jedin, Histoire du concile de Trente, Desclée, 1965 (scanné par « Salve regina » http://www.salve-regina.com/salve/Cat%C3%A9chisme_du_Concile_de_Trente_:_Premi%C3%A8re_partie/)27 Nicolas Donin, « Instruments de musicologie (1) », Filigrane [En ligne], Numéros de la revue, Musicologies ?, Mis à jour le 16/06/2011 URL: http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=80/

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partitions28 en négligeant quelque peu les conditions organologiques et acoustiques de la production

musicale, ce qui a pu faire dire à André Schaeffner :

Toute l'histoire de la musique, telle qu'elle est généralement présentée et résumée, se borne à peu

près à une succession de noms de compositeurs, comme si l'on s'était passé d'interprètes, de

concerts, de toute espèce de manifestation musicale29.

En effet, la musicologie (phagocytée par les études historiques jusqu'à la fin du XIXe siècle) ne s'est

longtemps intéressée à l'iconographie30 que pour sa valeur pittoresque31 et, si l'on excepte les travaux

pionniers de Wanda Landowska32 et d'Arnold Dolmetsch33, il faut attendre les années soixante-dix

pour que cette discipline se consacre, dans le sillage d'interprètes tels que Nikolaus Harnoncourt34 et

Gustav Leonhardt, aux conditions organologiques et acoustiques de production du son35. Si nous ne

manquerons pas d'appuyer notre travail sur certains travaux de musicologues, notons dès

maintenant que leurs études portent essentiellement sur la reconstruction de l'instrumentarium

ancien, ce qui ne constitue qu'une partie de l'espace sonore que nous entendons analyser.

Les études historiques, en particulier celles liées à l'histoire des mentalités, ont étudié d'autres

aspects de l'espace sonore qui recoupent en grande partie ceux que nous allons aborder à travers nos

textes. Alain Corbin36 et Jean-Pierre Gutton37 se sont intéressés à l'aspect social et structurant du

son, notamment au travers de motifs sonores communs tels les cloches, enjeux de pouvoir, de

maîtrise du temps et de la vie sociale. Nicolas Offenstadt38 et Arlette Farge39, par leurs travaux sur

la voix et la façon dont elle structure les relations humaines, ont nourri eux aussi une grande part de

notre réflexion. Leurs études de l'espace sonore ont surtout montré la place qu'il occupait au sein de

la société ; en revanche, la question de la perception intime du son ne possède le plus souvent 28 Même si celles-ci (en particulier dans le cas des chansons à programme) peuvent apporter des informations sur la réalité de l'espace sonore (celui des villes qui appert des différents cris de paris, par exemple).29 André Shaeffner, Musique populaire et art musical, Paris, Le Sycomore, 1980, p.40 30 Notamment aux représentations picturales des instruments anciens.31 Sophie-Anne Leterrier , « L'archéologie musicale au xixe siècle : constitution du lien entre musique et histoire », Revue d'Histoire des Sciences Humaines 1/ 2006 (no 14), p. 49-69 32 Wanda Landowska, « Sur l'interprétation des œuvres de J. S. Bach », in Mercure de France, 1905. L'interprète y développe ce qui impulsera toute sa carrière musicale : l'importance du respect des conditions de production de la musique ancienne (en interprétant notamment les œuvres pour clavier de Bach sur un clavecin et non sur un piano comme le voulait l'usage commun).33 Arnold Dolmetsch, The Interpretation of the Music of the Seventeenth and Eighteenth Century, Londres, Novello, 1915. Cet ouvrage, nourri de ses travaux de lutherie, montre que la recherche d'une reconstitution fidèle de l'espace sonore ancien n'émane pas, au départ, de chercheurs.34 Nikolaus Harnoncourt, Le discours musical (traduit de l'allemand par D.Collins), Paris, Gallimard, 198235 Vous avez dit baroque ? (Paris, Actes Sud, 1988) de Philippe Beaussant est assez caractéristique de ce regain d'intérêt pour la reconstitution fidèle de l'espace sonore musical des siècles passés.36 op. cit. 37 J-P Gutton, Bruits et sons dans notre histoire, Paris, PUF, 2000.38 Didier Lett et Nicolas Offenstadt (dir.) Haro ! Noël ! Oyé ! Pratiques du cri au Moyen-Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003. Nicolas Offenstadt, « Cris et cloches. L’expression sonore dans les rituels de paix à la fin du Moyen-Âge » in Hypothèses, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.39 Arlette Farge, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, Paris, Bayard, 2009

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qu'une place marginale. C'est précisément cette question que nous aimerions traiter.

Dans la continuation de ces travaux d'historiens et de musicologues, l'horizon de notre travail

se portera sur la façon dont une société se définit et se transforme par la perception des bruits qui

l'environnent, afin de contribuer à l'étude de ce que Michel Lagrée nommait les « archives

intérieures »40. La littérature, elle-même trace d'un certain rapport au monde, pourrait aider à

reconstruire ces signes de l'intériorité. Cette façon d'interroger les mentalités, la culture sensible, par

l'étude, non de sources indirectes montrant des pratiques liées aux sens (car ceci nous semble être

plus certainement l'objet des études historiques41), mais par celle d'un sensible en action dans la

littérature, doit nous permettre de toucher une certaine forme d'intériorité que le temps a pour partie

effacée. En effet, le style, les personnages et les instances narratives révèlent une certaine manière

d'éprouver la réalité. La littérature nous semble un lieu privilégié pour étudier la relation entre le

son et l'individu qui le perçoit, même s'il nous faudra tenter de séparer ce qui relève du topos42 et ce

qui dévoile un vrai rapport au son.

Une telle démarche revient à considérer la façon dont une œuvre littéraire interroge les

perceptions d'une période, comment elle peut en être empreinte ou les influencer. Il faut pour cela

tenter de se détacher de perspectives purement littéraires qui ont tendance à enfermer un auteur ou

une œuvre dans un cadre trop restreint, pour les interpréter dans un cadre culturel et historique plus

large, sans pour autant nier leur évidente particularité. Certains travaux ont commencé à étudier

l'aspect sonore des textes. Nous consacrerons le début de notre développement à préciser notre

position vis à vis de leurs méthodes et de leurs avancées.

À l'issue de ce préambule, il nous faut désormais préciser sur quelles sources notre travail

s'appuiera et sur quels aspects de l'espace sonore il se concentrera. Les deux textes que nous avons

retenu sont Les Juifves de Garnier (1583)43 et Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné (1616)44. Le

premier est écrit à l'issue de la septième guerre de religion, par un royaliste en disgrâce, ferme

catholique qui fut même attiré par la Ligue45, le second est commencé en 1577 alors que l'auteur,

blessé au côté des réformés lors de la sixième de ces guerres, pense agoniser et se poursuit jusqu'en

1616 et même au-delà. L’œuvre de Garnier est à sujet biblique (la prise de Jérusalem par

40 Cité par Alain Corbin, Historien du sensible, entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La découverte, 2000, p. 117 41 À propos des méthodes de l'histoire, voir J-P Gutton (op. cit. p. 14)42 Lorsque celui-ci représente moins une perception authentique qu'un passage obligé fixé par une tradition.43 Robert Garnier, Les Juifves, ed. de Raymond Lebègue, Paris, Les Belles Lettres, 2009.44 Agrippa d'AUBIGNÉ, Les Tragiques, ed. de Frank Lestringant (établie sur une comparaison entre la seconde édition de date incertaine (1630?) et le manuscrit Tronchin 158 ; voir la dite édition p. 47), Paris, Gallimard, 1995. Pour limiter l'écart de longueur entre les deux corpus (9302 vers pour Les Tragiques, 2172 pour Les Juifves), nous nous concentrerons essentiellement sur les livres I, IV et V des Tragiques sans pour autant nous interdire de nous référer aux autres parties du recueil.45 Marie-Madeleine Mouflard, Robert Garnier 1545-1590, La vie, La Ferté-Bernard, Bellanger, 1961, pp. 353- 381.

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Nabuchodonosor46), celle d'Aubigné est une chronique hallucinée et prophétique des guerres de

religion. Inspirés et portés par une longue tradition biblique, les deux textes sont porteurs d'enjeux

moraux, politiques et théologiques contemporains des guerres de religion47. Cette dimension

idéologique48 sera essentielle dans notre analyse de l'espace sonore.

Les deux livres accordent, comme nous le verrons, une place assez importante aux sens,

même si, au premier abord, Les Tragiques peuvent paraître plus bruyants. Il faut ici noter que les

deux œuvres ont bénéficié d'une réception assez différente. Alors que celle d'Aubigné, bien

qu'occultée pendant plusieurs siècles, fait aujourd'hui l'objet de multiples travaux universitaires (et

même selon la perspective peu étudiée du son49), celle de Garnier est l'objet d'une moindre attention.

Nous n'entendons toutefois pas cette différence de statut comme une difficulté, mais, au contraire,

comme une chance. Nous espérons qu'elle nous permettra de voir comment un texte peut

développer un univers sonore alors même qu'il ne semble pas particulièrement bruyant.

À l'orée de notre travail nous émettrons donc quelques hypothèses sur les lieux où se

développe l'espace sonore dans les textes. Celui-ci peut tout d'abord émerger d'une intrigue, d'une

narration particulière. Par exemple, alors que Les Tragiques font voir l'histoire d'un retournement de

force de la toute puissance du mal au triomphe final de Dieu, observe-t-on un même ébranlement

dans la hiérarchie des bruits ? Le sensible apparaît aussi à travers tout un réseau d'images, de motifs.

On peut alors se demander dans quelle mesure le constant rappel du danger de l'idolâtrie peut jouer

un rôle dans la réception du son des Juifves ? Enfin, et ce sera un des fondements de notre approche,

on peut penser que l'espace sonore est décrit au sein d'une éthique particulière. Les perceptions

auditives sont-elles filtrées par la foi ?

Ceci doit nous amener à énoncer quelques précautions et principes directeurs de notre étude.

Rappelons donc qu'aucune œuvre littéraire n'est créée ex nihilo. Les œuvres ne sont pas des

documents transparents qui attendraient qu'un chercheur vienne les déchiffrer50. Le rapport à la

réalité passe par les filtres d'une tradition littéraire qu'il nous faudra prendre en compte. Nos deux

œuvres héritent, qui plus est, d'une hiérarchie des sens qui conditionne certains modes d'apparition

de l'ouïe51, même si celle-ci a pu être revalorisée dans le contexte chrétien. D'une manière plus

large, le développement de l'espace sonore hérite de multiples conceptions intellectuelles qu'il nous

46 Tirée des livre des Rois, des Chroniques, Esdras, Néhémie, Judith, Esther et Jérémie47 David Seidmann, La bible dans les Tragédies religieuses de Garnier et de Montchrestien, Paris, Nizet, 1971 (pp. 17 à 32)48 Entendue dans un sens large mêlant symbolique, morale, politique et théologie.49 Frank Lestringant, « Le Mugissement sous les mots ou le brame des Tragiques », in Poétiques d'Aubigné, Droz, Genève, 1999.50 Il faudrait, par exemple, éviter d'assimiler l'attention au bruit des oiseaux dans les poèmes renaissants ou médiévaux à une sensibilité particulière pour leur chant qui marquerait l'époque. 51 Reléguée le plus souvent au second plan, derrière la vue, sans pour autant que cette relation hiérarchique soit exempte de contradictions. Voir à ce propos Par la vue et par l'ouïe, sous la direction de Michèle Gally et Michel Jourde, ENS Editions, Fontenay, 1999.

9

faudra interroger avec des notions d'époque52 et des notions plus contemporaines53.

Il serait par ailleurs naïf de penser que les réactions des personnages ou du narrateur sont

transparentes, elles sont toujours présentes en vue d'un effet. L'accès à l'intériorité est donc toujours

partiel. Il nous faudra chercher à distinguer le plus précisément possible l'enjeu esthétique et la trace

d'une sensation, sans pour autant les opposer. L'étude des sons présents dans un texte ne doit pas

revenir à faire une simple description de ceux-ci. Ceci implique un mode d'analyse différent de la

pratique historique ou musicologique. Même si notre but peut être proche de ces deux disciplines,

nos objets d'étude nous obligent à avoir recours à une autre approche méthodologique. Que ce soit

le temps d'une description ou au sein d'une plus longue unité de sens (à l'échelle d'un livre, d'un

acte, ou de l’œuvre entière), le son s'inscrit dans une narration, un réseau d'images, une éthique

particulière. Pour étudier pleinement les objets sonores d'un texte, il convient de les observer à

travers le prisme de ces effets.

Dans la mesure où le son se pense aussi par rapport au silence, il ne faudra pas se concentrer

exclusivement sur les passages les plus sonores. Il faudra voir quels rapports ces derniers

entretiennent avec les passages moins bruyants.

Tout en prenant acte des différences de genre et de visée entre les deux textes, l'étude

comparée devra nous amener à distinguer les deux œuvres mais parfois à les rapprocher pour tenter

de comprendre comment les textes interrogent ou reflètent la culture de l'époque. Entre singularité

et exemplarité, notre travail cherchera à décrire les sons des deux textes, à les interpréter, à en

dégager les ambiguïtés et complexités.

Dans un premier temps descriptif, nous reviendrons sur la notion d'espace sonore afin de

clarifier notre approche et nous ferons une première analyse en surface des objets sonores des deux

textes. À l'issue d'une conclusion partielle, nous tenterons d'analyser les objets sonores en termes

symboliques, à travers des notions de piété et d'impiété, d'enjeux politiques et religieux. Il s'agira

enfin de voir les hésitations des textes entre tumulte et silence et de tenter de comprendre dans cette

ambivalence les conditions du sonore.

52 Notre travail s'appuiera par exemple sur des analogies musicales lorsque celles-ci pourront nous permettre de comprendre certaines logiques symboliques de l'espace sonore. Toutefois, pour ne pas plaquer des réalités musicologiques sur des enjeux purement textuels, nous essaierons de varier l'usage de ces notions. Ainsi, pour comprendre les liens entre l'espace sonore des textes et la tripartition entre musica instrumentalis, musica humana et musica mundana qui domine depuis Boèce, nous n'hésiterons pas à substituer à cette division du monde acoustique une autre tripartition, celle de Gerson qui distingue trois plans sonores, celui de la musique sensible (canticum sensuale), de la musique morale (canticum morale) et de la musique intellectuelle (canticum intellectuale). Alors que le premier plan défini par Boèce entraîne des oppositions de dignité et de nature, le second implique une forme de parcours théologique et sensuel pour le croyant, dont toute la fin de notre travail s'inspirera.53 Notamment la notion de synesthésie.

10

Avant de préciser notre position vis à vis des travaux sur le son dans la littérature, force est de

remarquer que ceux-ci sont, pour l'instant, peu nombreux. Les raisons de ce désintérêt sont sans

doute multiples (vocabulaire moins fourni pour l'ouïe que pour la vue, prédominance des notations

visuelles, héritage intellectuel de l'ancienne hiérarchie des sens54), mais nous ne chercherons pas,

faute de recul nécessaire, à les analyser en profondeur. Nous noterons simplement que l'espace

sonore n'est jamais l'objet central des textes et qu'il apparaît rarement comme un élément

particulièrement remarquable. Qui plus est, les objets sonores ne sont pas toujours décrits dans des

passages ouvertement consacrés aux perceptions auditives55. Il faut souvent chercher les sons dans

les à-côtés du texte et observer leur récurrence pour mieux entendre leurs résonances. L'espace

sonore est fait d'éclats, sa partition est lacunaire.

Mais qu'entendons-nous précisément par ce terme ? Notre objet d'étude s'appuie sur un

concept qui n'est pas, à proprement parler, littéraire, celui de « paysage sonore » (soundscape)

développé par le compositeur contemporain Murray Schafer56 et qui, dans sa musique57, renvoie à

l'utilisation de bandes-son incluses dans la partition. Il a été repris par les historiens du sensible 58 en

vue d'une étude chronologique des objets sonores59 et de la perception auditive.

Il convient toutefois d'opérer quelques distinctions entre le travail que nous entendons réaliser

et la façon dont la matière sonore a pu être étudiée dans des travaux littéraires antérieurs. La plupart

l'envisagent essentiellement en tant qu'élément stylistique ou langagier. Ainsi, Brigitte Cazelles,

dans son livre Soundscape in Early French literature60, considère le son en tant que signe pré-

linguistique qui participe, parallèlement et, le plus souvent, contre le langage, à la création du sens.

C'est aussi l'approche de Frank Lestringant dans son article61. Il y étudie la relation des Tragiques

d'Aubigné au son à travers la notion de brame, magma sonore, « râle de l'espèce, immémorial et

douloureux »62, entraînant selon lui « un état de réceptivité qui s'apparente […] à la transe »63 et qui

ouvre sur des réalités que les simples mots ne peuvent exprimer. Si cette définition du son en tant 54 Voir à ce propos Marie-Luce Gélard et Olivier Sirost, « Corps et langages des sens » in Communications, (vol. 86 « Langages des sens ») 2010. pp. 7-14 et l'introduction de La cloche et la Lyre (op. cit.).55 Nous le préciserons à la fin de ce préambule.56 Murray Schafer, Le paysage sonore (trad. Sylvette Gleize), Paris, Lattès, 1979.57 Un bel exemple de coexistence entre bruit et musique se trouvera dans « Snowforms » (un chœur évoluant au dessus de bruits d'origine incertaine et mystérieuse) ou « Epitaph for Moonlight » (où le chant part de la musique pour former progressivement un environnement de bruits).58 Alain Corbin, Les cloches de la terre, Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle (op. cit.).59 Nous entendons par « objet sonore » tous les motifs susceptibles de porter en eux la trace d'un son ou d'une perception auditive (bruits d'instruments, de voix, d'éléments, mais aussi échos et résonances).60 Brigitte Cazelles, Soundscape in early french literature, Turnhout, Brepols, 200561 Art. cit.62 Art. cit. p. 5163 Art. cit. p. 52

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qu'objet infra linguistique révélateur de sens est à prendre en compte dans notre étude, ce ne sera

pas le sujet de notre présent travail. Le livre de Michèle Fink, Poésie moderne et musique64, entend

fonder une nouvelle méthode d'analyse basée sur l'« audiocritique », c'est à dire la prise en compte

de l'influence de la musique sur le style littéraire. Selon une approche similaire, le livre de Wes

Folkerth, The sound of Shakespeare65, s'intéresse à la façon dont le son influence la dramaturgie

shakespearienne. Nous aurons nous aussi l'occasion d'utiliser des analogies musicales mais elles ne

constitueront pas le fond de notre approche car notre travail n'est pas non plus une étude du lien

entre le texte et une musique réelle (comme c'est le cas pour les études sur la chanson à la

Renaissance66).

Notre exploration de l'espace sonore des Juifves et des Tragiques s'appuiera pour l'essentiel

sur les méthodes développées par Jean-Marie Fritz dans ses études consacrées au Moyen-Âge67. Son

approche recoupe à la fois une histoire des objets sonores et une histoire de leur vécu68. Il distingue

deux manières d'envisager le son dans les œuvres : le « plan interne » et le « plan externe »69. Ce

dernier, plus fréquemment analysé, regroupe oralisation, vocalité et performance et s'intéresse

particulièrement à l'aspect phonique des textes70, alors que le plan interne, auquel J-M Fritz

s'emploie, étudie les objets sonores représentés dans le corpus. Tel sera aussi l'enjeu de notre

travail71. J-M Fritz propose, par ailleurs, d'observer le son à travers plusieurs « horizons » :

l'« horizon du genre »72, qui s'intéresse aux particularités de traitement du son dans les différents

genres littéraires73, l'« horizon du siècle »74, qui étudie de manière globale l'espace sonore littéraire à

une époque donnée75 et enfin, l'« horizon de l'auteur »76 qui est concentré sur le traitement

particulier du son chez les auteurs. Nous proposons d'ajouter à ce questionnement la façon dont les

objets sonores sont décrits au sein d'une symbolique, d'une manière particulière de voir le monde, à

savoir, pour notre période, celle de la religion et, plus précisément, des religions catholiques et

protestantes. Il s'agirait alors d'un « horizon idéologique »77 que notre travail s'efforcerait de

64 Michèle Fink, Poésie moderne et musique, « Vorrei et non vorrei », Essai de poétique du son, Paris, 200465 Wes Forlkerth, The sound of Shakespeare, Londres, 2002.66 Voir par exemple Clément Janequin. Un musicien au milieu des poètes, (dir. Olivier Halévy, Isabelle His, Jean Vignes), Paris, Société française de musicologie, 2013 et le récent colloque Poésie et musique française au XVIe siècle des 13 et 14 Mars 2014, sous la direction d'Olivier Millet et Alice Tacaille (actes à paraître).67 La cloche et la lyre (op. cit.) et Paysages sonores du Moyen Âge, le versant épistémologique, Paris, Champion, 2000.68 Il consacre par exemple une partie de son travail à la perception du chant des oiseaux qui ouvre de nombreux poèmes médiévaux (topos de la reverdie) et note l'arrivée où la disparition d'objets sonores dans la littérature médiévale, par exemple l'émergence, au fur et à mesure des progrès techniques, de bruits de canon ou d'horloge.69 La cloche et la lyre (op. cit.) p. 1370 Par exemple, l'étude de la prononciation du français d'époque ou l'analyse des règles de diction du vers.71 Toutefois, pour analyser certaines représentations acoustiques, nous n'hésiterons pas à nous appuyer sur une critique du plan externe, c'est à dire du sonore concret, en action dans le style. 72 La cloche et la lyre (op. cit.) pp. 21-70.73 Soit, pour notre étude des Juifves et des Tragiques, le théâtre et la poésie.74 ibid. pp. 71-111 75 Pour nos œuvres, la période des guerres de religion.76 ibid. pp. 113-15077 Nous utilisons ce terme, car les deux œuvres que nous entendons présenter sont non seulement pétries de culture biblique, mais elles peuvent aussi être vues, à plusieurs égards, comme un parcours de châtiment et de rédemption.

12

déchiffrer. Ceci suppose parfois la description de lieux imaginaires. C'est pour cette raison que nous

préférerons le terme d'espace sonore à celui de paysage, qui nous semble plus restrictif.

Toutefois, avant d'arriver à de telles considérations, il nous faut d'abord tenter de décrire, de la

manière la plus neutre possible, les différents bruits de nos deux recueils. Avant toute chose,

posons-nous cette question : quels sont les lieux où se développe l'espace sonore des Tragiques et

des Juifves ? On l'observe tout d'abord dans les passages rappelant des événements passés, souvent

liés à un traumatisme (batailles, cannibalisme etc.). Le son est alors utilisé pour faire revivre78

l'horreur de la scène :

Si tost que Sedecie entrer les apperceut,

Transporté de douleur, se contenir ne sceut :

Il s'eslança vers eux, hurlant de telle sorte

Qu'une Tygre, qui voit ces petits qu'on emporte.

Les pauvres Enfantets avec leurs dois menus

Se pendent à son col et à ses bras charnus,

Criant et lamentant d'une façon si tendre,

Qu'ils eussent de pitié fait une roche fendre.79

Les moments de description sont aussi un lieu privilégié des perceptions auditives. Le son peut par

exemple servir à caractériser des personnages, selon des logiques symboliques que nous préciserons

dans un second temps de notre travail80. Un troisième moment laisse entendre bruits et musiques

lors des passages de lamentations (en particulier dans Les Juifves81), mais il est, nous le verrons,

complexe, dans la mesure où le sonore y est non seulement évoqué mais aussi directement joué.

Enfin les objets sonores apparaissent lors des passages d'exhortation et d'extase où le personnage,

Garnier qui, dans la préface des Juifves, annonce vouloir décrire les « calamités d'un peuple qui a comme nous abandonné son Dieu », reprend l'épisode biblique du joug de Nabuchodonosor sur Jérusalem : après la rébellion et la défaite de son vassal Sedecie, roi des juifs, Nabuchodonosor, roi de Babylone, le tient en otage avec ses femmes et ses enfants. La pièce fait voir une série de plaintes adressées à Nabuchodonosor pour qu'il délivre le roi, mais sans succès. Nabuchodonosor, à la fin de la pièce, assassine devant lui ses enfants puis lui crève les yeux. Les Tragiques d'Aubigné présentent pour leur part le parcours halluciné d'une conscience protestante à travers des chants tantôt épiques, tantôt satiriques, qui décrivent tout d'abord la victoire du vice sur terre, à l'heure des guerres de religion, (dans les cinq premiers chants) avant de faire voir la victoire suprême de Dieu et du bien.78 Cette représentation frappante de l'espace sonore des batailles s'inscrit dans la volonté de « vive représentation » qui marque la période : « Dans ses composantes visuelles et sonores, la vive représentation apparaît particulièrement adaptée à une pratique épique, comme si, dans le passage du champ de bataille au vers héroïque, le bruit des combats et le fracas des armes avaient trouvé leur plus parfaite expression. » (Agnès Rees, « Poétiques de la « vive représentation » de Marco Girolamo Vida (1527) à Jacques Peletier du Mans (1555) », in Italique, 2009, pp. 93-122). Nous préciserons, à la fin de notre travail, les enjeux de ce concept, lié, entre autres, à la notion de clarté.79 Les Juifves, vv. 1913-1920.80 Nous aurons l'occasion, par exemple, d'observer un « Satan, grinçant les dents […] » (« Misères », v. 1196) lors de descriptions dont le but est clairement d'inspirer le rejet au lecteur.81 Les chœurs de fin d'acte principalement sont l'occasion de descriptions de paysages, de bruits du monde. Dans ces moments la voix humaine se fait medium de la voix des éléments. Nous aurons l'occasion de le préciser.

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poète ou prophète, se fait l'intermédiaire entre l'homme et Dieu :

O peuple malheureux ! Peuple cent fois maudit,

Tu sçais bien que j'avois tes desastres predits

Que j'avois annoncé du grand Dieu la menace,

A fin qu'humilié devant sa claire face

Le peusses reconnoistre et qu'à force de pleurs,

De jeunes et de cris previnses tes malheurs ! 82

D'un saint enthousiasme appelle aux cieux mon âme,

Mets au lieu de ma langue une langue de flamme,

Que je ne sois qu'organe à la céleste voix

Qui l'oreille et le cœur anime des François

Qu'il n'y ait sourd rocher qui entre les deux pôles

N'entende clairement magnifiques paroles

Du nom de Dieu. […]83

Ce ne sont toutefois que les endroits où le son est le plus clairement identifiable et l'on ne saurait en

tirer des règles strictes qui définiraient les lieux du sonore dans la mesure où il émerge souvent au

hasard d'un vers sans être toujours amené de manière si évidente.

Dans la première partie de son livre, Jean-Marie Fritz décrit les différents objets sonores des

textes en s'appuyant sur la tripartition Boécienne84. Il choisit ainsi de réunir les bruits et musiques

selon trois catégories : l'instrumentarium85, la voix humaine86 et la voix de la nature87. Nous

réutiliserons cette conception tripartite en précisant qu'elle ne résulte pas d'une lecture erronée de

Boèce88 dans la mesure où notre objet d'étude est l'analyse des perceptions humaines du son. Or,

l'approche de J-M Fritz rend assez bien compte de la façon dont les éléments sonores sont reçus par

l'homme. Les instruments, objets artificiels89, créés par et pour l'homme, sont différents de la voix,

certes maîtrisée par l'homme mais naturelle, c'est à dire, dans un sens chrétien, donnée par Dieu (et

ce pour une utilisation qui n'est pas qu'humaine). La voix de la nature présente un dernier stade dans

l'assimilation des sons par le sujet car, tout en émanant de Dieu, elle ne peut être dominée par

l'homme. Notre perspective suivra ce schéma ascensionnel, du son instrumental réduit à une

fonction de communication entre les hommes jusqu'aux manifestations sonores de Dieu par la voix

des éléments.

Nous commencerons donc par l'étude de l'instrumentarium. Conscients de l'enjeu qu'il

représente pour les musicologues, nous nous tiendrons à un point de vue essentiellement littéraire

pour interroger la légitimité de la reconstruction d'un espace sonore à partir de nos deux textes.

Nous verrons que le timbre des instruments correspond le plus souvent à leur fonction et que cette

82 Les Juifves, vv. 43-48 83 « Vengeances », vv. 57-6384 Dans L'institution musicale, Boèce distingue musica instrumentalis (musique instrumentale), musica humana (musique des rapports harmonieux entre le corps et l'âme) et musica mundana (la musique des sphères).85 J-M Fritz (op. cit.) pp. 35-51 86 ibid. pp. 51-7087 ibid. pp. 23-3588 En effet, la musica mundana décrit moins la nature terrestre que les résonances du cosmos.89 Nous verrons dans une première partie ce que ce terme implique.

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fonction est souvent impulsée par un enjeu stylistique.

Tout une partie de l'instrumentarium des Juifves et des Tragiques renvoie à une fonction de

communication entre les hommes90, c'est à dire une fonction qui n'est pas à proprement parler

musicale. L'instrument y est alors utilisé en tant que signal sans réel enjeu esthétique. La cloche,

centrale dans les relations humaines, comme l'ont montré les travaux historiques, est relativement

peu présente dans notre corpus. Elle n'apparaît pas dans Les Juifves et il n'y a dans les Tragiques

que deux occurrences vraiment signifiantes. La première se trouve hors des livres que nous

étudions :

Quand j’ois qu’un roi transi, effrayé du tonnerre,

Se couvre d’une voûte et se cache sous terre,

S’embusque de lauriers, fait les cloches sonner91

Il est ici question des terreurs d'Henri III, rendu bigot par remord et par peur de ses péchés passés.

La cloche est vraisemblablement une cloche d'église, mais, alors qu'elle devrait représenter un acte

pieux, Aubigné la montre comme un son dépourvu de toute portée théologique. Loin d'une

exhortation à la prière92, la cloche ne communique que la peur du roi. Le signal sonore est dépouillé

de sa valeur initiale93. L'autre occurrence développe sensiblement la même idée :

« La cloche qui marquait les heures de justice,

Trompette des voleurs, ouvre aux forfaits la lice94 »

Même s'il s'agit de dire que l'appel est désormais perverti (c'est le palais de justice qui donne le

signal du massacre de la Saint-Barthélémy), on y lit en creux une utilisation judiciaire de la cloche

qui annonce l'ouverture des procès et les peines décidées95. Cette citation introduit aussi la

trompette, instrument essentiel à la fonction de communication sonore. Elle revêt en de nombreux

endroits un rôle d'annonce :

Celui qui en la paix cachait son brigandage

De peur d'être puni, étale son pillage

Au son de la trompette […]96

90 Telle qu'elle a pu être longuement étudiée dans les travaux des historiens que nous avons déjà cité.91 « Princes », vv. 1043-104592 Ou tout autre signal (heures, tocsin, glas) auquel peuvent renvoyer les cloches.93 Nous reviendrons à la fin de notre travail sur ce que ceci dit d'un certain rapport à l'Histoire.94 « Les Fers », vv. 837-83895 Voir Jean-Pierre Gutton (op. cit.)96 « Misères », vv. 237-239

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Le timbre éclatant fait ici office de déclaration impudique et orgueilleuse du vol. Un autre rôle

récurrent est accordé à la trompette lorsqu'elle est chargée d'exciter les pulsions violentes des

hommes :

Un cardinal sanglant, les trompettes, les prêtres […]

Attisent leur ouvrage […]97

Le timbre de la trompette, quand celle-ci est vouée à un rôle de communication, est investi d'une

forme de puissance confinant parfois à la violence, notamment quand il pousse à prendre les

armes98. Ceci nous amène à une forme particulière de communication liée aux instruments : le

signal guerrier. Ce son martial est omniprésent dans nos deux textes. Il est essentiellement le fait

des trompettes et tambours :

Le sang, le feu, le fer, coule, flambe, resonne,

On entend maint tabour, mainte trompette sonne99

Bien plus rarement, le fifre accompagne les deux instruments :

Que j'oy les fifres et tabours,

Les trompettes dessur les tours,

Dont le son encourage

Le veinqueur au carnage100

Cette faible représentation des fifres (en comparaison des trompettes et tambours) ne correspond

pas à la vérité historique101 mais s'explique plus certainement par l'importance de l'intertexte

biblique102 et la prédominance de la symbolique sur l'historicité.

Avant d'approfondir cette idée, il nous faut préciser une utilisation peut-être plus évidente des

instruments, à savoir, leur fonction musicale qui apparaît dans de multiples contextes, du

divertissement frivole au recueillement religieux. Parmi les exemples de divertissement musical, la

danse bénéficie d'un traitement un peu différent dans les deux recueils. Dans Les Tragiques, il n'en

est fait mention qu'une seule fois, au sein d'une énumération103. Dans Les Juifves, la danse est

97 « Les Fers », vv. 561 et 563. Nous soulignons.98 « Les Feux », vv. 1320-1321 : « Les trompettes d'enfer plus échauffées prêchaient // Les armes, les fagots […] » 99 Les Juifves, vv. 751-752. Nous ne donnons pas plus d'exemples pour le moment, car nombre de passages que nous serons amenés à citer plus tard porteront en eux la trace de ce signe guerrier.100 Les Juifves, vv. 517-520. Voir aussi « L'auteur à son livre » vv. 212-214.101 Voir Luc Charles-Dominique, Les ménétriers français sous l'ancien régime, Toulouse, Klincksieck, 1994, pp. 107-109, où l'auteur rappelle que « le rôle du fifre [est] essentiellement guerrier et cérémoniel » (p. 108)102 Où les flûtes, le plus souvent représentées dans un contexte pastoral, ne sont jamais mentionnées en tant qu'instrument guerrier.103 « Princes », v. 1134. Aucun instrument n'y est mentionné.

16

décrite dans un moment particulièrement marquant, dans le chant du chœur au début de l'acte II :

Et de mainte folastre dance

Avec la fleute et le tabour

Epris de sotte esjouissance

Alla caroler autour104

La représentation de la flûte et du tambour en tant qu'instruments de la danse est topique à la

Renaissance. Pourtant, le passage prend au sein de la pièce une forte importance symbolique en ce

qu'il rejoint et enrichit tout un réseau d'évocations des idolâtres qui sont représentés par des sons et

des attitudes (telles que la danse) qui révèlent leur impiété. Certains passages montrent toutefois les

instruments dans des fonctions esthétiques auxquelles nous sommes plus habitués. La flûte peut, par

exemple, parmi ces instruments de divertissement, être symbole de plaisir pastoral105. Ailleurs, on

entend la lyre ou le luth accompagner des chansons dont la légèreté (à l'heure des guerres de

religion) peut être condamnée :

Ce luth qui touche un psaume a un métier nouveau

Il ne plaît pas à Dieu, ce luth est maquereau106

Ce qui est dénoncé ici, c'est la frivolité107 du son du luth qui pervertit le psaume en en faisant un

divertissement mondain ou galant. Le point de vue des Juifves sur cette légèreté des lyres et luths en

contexte non religieux revêt plus une forme de nostalgie qu'une franche opposition :

Nous n'entendrons plus les sons

De la soupireuse lyre108,

Qui s'accordoit aux chansons,

Que l'amour vous faisoit dire109

D'autres instruments peuvent tenir un rôle en apparence plus pieux. C'est le cas (plutôt marginal)

104 Les Juifves, vv. 347-350105 Les Juifves, vv. 1215-1216 : « […] la flute entonnant // Dans ces valees ? »106 « Princes », v. 255107 Dans les mains des courtisans, le luth raffiné et intellectuel devient docte et futile. Il symbolise la prétention orgueilleuse du pédant qui pense connaître Dieu. Sur leur arrogance voir « Princes », vv. 1131 et suivants.108 L'évocation de cet instrument pose problème. Dans le contexte d'éloignement temporel que suppose l'histoire biblique, il renvoie peut-être moins à un instrument contemporain tel que la Lira da braccio , qu'à un concept mythique et symbolique. En effet, comme le rappelle Pierre Alexis Cabiran, « La lyre, très peu figurée après le XIe siècle, ne représente plus alors qu'un instrument symbolique » in Instrument et musiques du moyen âge (dir. Christian Brassy et Lionel Dieu), Lyon, Lugdivine, 2008. (p. 31). Pour l'assimilation de la lyre à la lira dans la littérature, voir « The Lira da braccio » in Musical instruments and their symbolism in western art, New Haven et Londres, Yale University Press, 1979 (pp. 86-98)109 Les Juifves, vv. 1529-1532

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des instruments qui accompagnent les manifestations de deuil et les lamentations110. Ils apparaissent

plus souvent dans des contextes de prière. C'est par exemple le cas de la harpe qui, sous l'influence

des psaumes, se trouve liée au langage chrétien en tant qu'attribut du roi David111. L'appel à la prière

unit les différences organologiques autour du devoir de louange :

Sus touchons le tabour, sus la flute entonnons,

Prenons harpe et guiterre et toutes en sonnons.112

Il y a même, dans les passages consacrés aux instruments de prière, une certaine recherche de faste

dans la multiplication des instruments113 qui n'est pas sans rappeler la tradition picturale du concert

des anges114.

Pour qu'un instrument soit connoté positivement, il semble bien, à l'issue de ce premier

examen, qu'il doit accompagner la voix pieuse. Pourtant, avant de nous consacrer plus

spécifiquement au traitement des voix dans notre corpus, nous nous concentrerons sur le traitement

d'un instrument particulier (le tambour) afin de poser quelques principes de mise en garde pour la

reconstruction de l'espace sonore réel ou symbolique. Dans le passage des Juifves consacré à la

danse des idolâtres115, le tambour rejoint tout un réseau allégorique qui tend à dévaloriser la

prétention de l'homme à forger un objet auquel on voue un culte et qui prendrait le pas sur l'objet

authentique (la création ou Dieu lui même). Tout comme l'idole masque le Seigneur, le tambour

masquerait la voix, seul instrument noble qui soit un véritable don divin. Par ailleurs, le passage

renvoie à tout un réseau symbolique présent dans la Bible116 qui assimile la danse aux idolâtres et

aux impies. L'instrument est donc doublement dévalorisé. En contexte guerrier, « quand les

grondants tambours sont battant entendus »117, leur timbre semble les éloigner en tout point d'une

possible piété :

Encontre le tambour qui gronde

Le psalme élève son doux ton,

Contre l'arquebouze la fonde,

110 Les Juifves, vv. 1221-1222 « […] la harpe, de qui le son // Toujours lamente »111 « Les Fers », vv. 1249-1250, « Où la harpe royale était lors élevée // Qu'elle en sonna ces mots […] ». L'iconographie du roi David est liée à l'instrument et est particulièrement représentée dans l'illustration des psautiers. Notons toutefois que le psaume qui suit le passage que nous citons n'est pas à proprement parler un psaume de David.112 Les Juifves, vv. 1205-1206 113 On observe un tel phénomène à la fin des Tragiques (« Jugement », v. 1188) où les violes apparaissent pour la première fois et ce spécifiquement à l'heure de la victoire de Dieu sur terre, au moment où les anges et les saints chantent la louange divine.114 Voir Emmanuel Winternitz, « On Angel Concerts in the 15th Century : a critical approach to Realism and Symbolism in sacred painting » (op. cit. pp. 137-149, voir en particulier les pages 140-141)115 Les Juifves, vv. 287-356116 « Et voici qu'en approchant du camp il aperçut le veau et des chœurs de danse. » (Ex 32, 19)117 « Misères » vv. 222-224

18

Contre la pique le bâton.118

Dans la série d'oppositions qui renvoie les termes un à un, le tambour apparaît comme ce qui est le

plus opposé au psaume. Et pourtant, Amital appelle, dans une paraphrase du psaume 81, à prier

Dieu en « touch[ant] le tabour »119, ce qui rappelle que le symbolisme de l'instrumentarium est

ambigu dès la Bible120. Entre guerre, danse et prière, le motif du tambour doit donc nous inviter à

une certaine précaution à l'égard des velléités de reconstruction de l'espace sonore réel et

symbolique à partir de notre corpus. Nos sources ne sont pas des pièces à conviction. Les intertextes

et enjeux symboliques s'entremêlent et doivent nous inciter à la plus grande prudence. Nous

illustrerons cette idée par un dernier exemple121 se situant au début du recueil des Tragiques :

Le luth que j'accordais avec mes chansonnettes

Est ores étouffé de l'éclat des trompettes122

Nous pourrions proposer une première interprétation qui serait basée sur la comparaison de deux

timbres, l'un peu sonore et l'autre particulièrement puissant. Toutefois, sans infirmer la valeur de ce

genre d'analyse, le contexte littéraire d'énonciation doit nous inviter à en infléchir le sens. En effet,

dans cette véritable profession de foi qui constitue le début des Tragiques, les deux instruments

évoquent sûrement moins des réalités organologiques qu'une opposition entre deux genres, le

lyrique et l'épique123. Les instruments semblent moins être des traces d'une réalité musicale que des

signes d'appartenance à un style littéraire124.

Ces principes de prudence exposés, nous allons désormais aborder la question de la voix, sujet

plus exploré par les études littéraires que le précédent125. Toutefois, nous l'envisagerons surtout dans

son aspect acoustique126. Nous tenterons d'interroger les rapports entre paroles et vocalité, mais c'est

cette dernière qui concentrera l'essentiel de notre attention. Même si nous opérerons des

distinctions, nous analyserons conjointement le timbre de la voix et les bruits du corps selon la

logique de perception que nous avons présenté plus haut127. Notre analyse, ici encore, ira du plus

118 « L'auteur à son livre », Vv. 207-210119 Les Juifves, v. 1205120 « Louez-le par la danse et le tambour, louez-le par les cordes et les flûtes » (Ps 150, 4)121 Qui sera comme un fil directeur de notre travail.122 « Misères », vv. 73-74123 C'est du moins dans ce sens qu'on peut lire le souvenir d'Horace (voir ed. de F. Lestringant p. 381)124 Voir à ce propos le chapitre « L'instrumentarium, la trompette et la musette » dans La cloche et la lyre (op. cit. pp. 35-51)125 Nous héritons en effet d'une tradition romantique qui voit le style comme une émanation de la voix de l'auteur à travers de multiples effets de présence que nous ne chercherons pas à analyser ici.126 Comme Sarah Nancy, par exemple, a pu le faire, dans son étude consacrée à la voix féminine (Sarah Nancy, La voix féminine et le plaisir de l’écoute en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2012.)127 Voir supra, p. 12

19

corporel au plus spirituel128.

Nous commencerons donc par une présentation des bruits du corps dans notre corpus. Notons

tout d'abord leur rareté. Le son corporel semble souvent ni assez noble pour être digne d'être cité

(c'est notablement le cas dans Les Juifves) ni assez frappant pour en affubler les impies. Nous allons

toutefois étudier quelque contre-exemples. Quand ils apparaissent, les bruits du corps servent à

souligner l'état émotionnel ou moral de l'émetteur. Au détour d'un vers, on peut entendre le

battement d'un cœur129. Il s'agit alors de souligner par un effet, tant sonore que tactile, le trouble du

personnage (ici, la reine). Dans Les Tragiques, l'indolence des hommes de l'église romaine est

symbolisée par leur ronflement130. Mais ce ne sont là que des notations disséminées qui ne forment

pas réellement de système. Il en va autrement, dans Les Tragiques, du grincement des dents :

Aux autres facheux je t envoie

Pour leur faire grincer les dents131

Ce bruit, particulièrement remarquable, qualifie soit des impies, ennemis de la foi d'Aubigné,

comme c'est le cas ici, soit directement le diable. Il s'agit le plus souvent de lier une action

moralement condamnable à un son sensiblement détestable :

Satan grinçant les dents le convie aux enfers132

Mais ce bruit peut aussi signifier une victoire des bons sur les mauvais. Le grincement est alors le

signe d'une douleur, c'est un bruit inarticulé qui s'approche de la voix :

Tu133 as grincé les dents en voyant ces martyrs134

Nous allons justement tenter de décrire maintenant la façon dont se développe dans Les

Tragiques une voix à la frontière entre paroles et bruits du corps. L'étude de F. Lestringant

s'intéressant presque exclusivement à cette question135, nous y renvoyons pour plus de précisions.

Le brame est une voix inarticulée dont le timbre confus et indistinct rapproche l'homme de la bête :

128 Toutefois, pour des logiques de progression interne, nous traiterons plus tard la question des liens entre voix individuelle et voix du groupe. Le début de notre partie consacrée aux symboles sonores sera aussi l'occasion de revenir plus longuement sur l'objet sonore vocal.129 « Le coeur me bat au sein d'ouir tant de malheurs » (Les Juifves, vv. 801)130 « Ronfler aux seins enflés de leurs pâles putains » (« Les Feux », v. 1388). Notons, en anticipant nos développements futurs, que le traitement du vers contraste par sa brillance, son éclat allitératif, avec la mollesse des personnages décrits. 131 « L'auteur à son livre », vv. 35-36132 « Misères », v. 1196133 Aubigné s'adresse ici au diable.134 « Les Fers », v. 104135 Frank Lestringant, « Le mugissement sous les mots ou le brame des tragiques » (art. cit.)

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[…] bramant en la sorte

Que faict la biche après le fan qu'elle a perdu 136

Cette voix qui pousse l'homme ou, ici, la muse, aux limites de l'animalité est surtout présente dans

le recueil d'Aubigné, mais on peut en voir un avatar chez Garnier quand Sedecie, dépossédé de

toute raison, crie quand on s'apprête à tuer ses enfants :

Il s'eslança vers eux, hurlant de telle sorte

Qu'une tygre, qui voit ses petits qu'on emporte137

La douleur s'exprime dans ce cri animal qui n'est plus que phonê, c'est à dire pure vocalité, et non

pas logos, langage articulé et raisonné. Les multiples râles de mourants138 montrent quant à eux une

voix, entre cri et extinction, qui se trouve comme enfermée dans la douleur. Toutefois, la voix

inarticulée n'est pas que souffrance, elle peut aussi être le signe d'une impiété. C'est notamment le

cas des multiples voix enrouées qu'on entend dans Les Tragiques. Elles sont le plus souvent

connotées de manière assez négative :

A l'éclat d'un cornet d'un vineux Evoué

Bruit un arrêt de mort d'un gosier enroué139

Il s'agit ici de souligner la débauche et l'ivresse ; le timbre est la marque d'un péché humain.

Toutefois, l'enrouement caractérise le plus souvent la voix du diable140, par exemple dans ce passage

où, comme le note F. Lestringant, « Satan, déguisé en ange de lumière, se trahit […] par

l'enrouement de sa voix » :

Le criminel pressé, repressé plusieurs fois,

Tout enroué trouva l'usage de la voix141

L'enrouement, nous aurons l'occasion d'y revenir, est le plus souvent synonyme de fausseté, de

mensonge, d'impiété.

Les deux livres présentent toutefois des manifestations plus positives, ou du moins plus

136 A. D'Aubigné, Les Tragiques, I, vv.82-83137 Les Juifves, v. 1915138 Voir en particulier « Misères », vv. 382-413.139 « Chambre dorée », vv. 315-316140 Ce timbre caractéristique de la voix du diable a aussi été observé par J-R Fanlo dans son édition des Tragiques (Paris, Champion, 1995)141 « Les Fers », pp. 83-84

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raisonnées, de la voix qui résonne dans un discours. Nous verrons que son timbre s'accorde le plus

souvent au sens des mots. Il est en effet assez rare d'observer une voix neutre142 qui porte les mots

sans souligner, par sa sonorité, leur portée. L'existence d'une voix impartiale est rendue plus

difficile encore dans Les Juifves, car, dans le cadre d'une représentation143, chaque parole doit être

portée par une intention vocale144. Pourtant, dans la poésie d'Aubigné où il pourrait y avoir une

forme de contraste entre le timbre et les paroles, les deux suivent, le plus souvent, la même

intention :

[…] d'une voix grosse et grave

Fit à son fils pleurant cette harangue brave145

La voix profonde et forte semble s'accorder à la solennité du discours paternel. Le timbre vient

doubler la portée des paroles, il en renforce l'efficacité rhétorique.

Pourtant ce ne sont là que des paroles destinées à la société des hommes, qu'en est-il donc de

celles adressées à Dieu ? Nous expliquerons plus loin les logiques qui sous-tendent cette utilisation

de la voix humaine, mais nous pouvons d'ores et déjà noter que le chant semble agir comme une

parole supérieure ne s'adressant non plus seulement aux hommes mais aussi à Dieu146. La

prédominance morale et sonore du chant pieux rend inutile toute autre manifestation vocale :

Nos voix ne sont plus voix qu'à tes saintes chansons147

La voix humaine accomplit dans le chant une forme d'ascension qui dépasse les bruits du corps,

incertains et impies, pour s'adresser directement à Dieu.

Avant de nous intéresser plus précisément aux bruits du monde impulsés ou non par Dieu,

nous anticiperons quelque peu nos développements futurs en nous demandant ce qui, dans nos deux

textes, impulse la voix. Comme nous traiterons plus tard l'influence de la foi sur la parole148, nous

nous consacrerons essentiellement ici à l'impact de la douleur sur la voix. Notons tout d'abord,

même s'il nous faudra y revenir, que la joie anime un nombre significatif de manifestations vocales,

en particulier celles liées à la louange :

142 On en trouvera un exemple au vers 552 des « Feux » où la voix porte un discours fort sans que son timbre soit décrit.143 Voir l'édition de Raymond Lebègue, pp. 113-114.144 Lors de la première rencontre entre les juives et la reine (vv. 567-814), cette dernière est, par exemple, autant frappée par les paroles endeuillées que par le timbre endolori d'Amital.145 « Les Feux », vv. 925-926146 « Qui t invoqueroit plus ? Qui chanteroit ta gloire ? » S'interroge le prophète au début des Juifves (v. 18), liant ainsi le chant et la célébration des bienfaits divins. La question du chant de louange sera approfondie dans un second temps de notre analyse.147 « Misères », v. 1348148 Sujet complexe qui nécessite des concepts que nous n'avons pas encore évoqué.

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[…] la troupe heureuse

Qui dès le point du jour chante victorieuse149

Ce chant de liesse accompagne la victoire des chrétiens et c'est la joie qui entraîne la manifestation

vocale. Pourtant, le corpus étudié ne montre qu'assez rarement de tels passages d'allégresse et ceux-

ci sont, le plus souvent, de courte durée150. Et pourtant, les voix résonnent. De nombreux passages,

en particulier dans Les Juifves, lient pleurs et chants :

Pleurons donques, pleurons, et de tristes cantiques

Lamentons sur ce bord nos malheurs Hebraïques.151

Ces « malheurs Hebraïques », dont nous verrons la portée mémorielle, semblent unir durablement le

cantique à la douleur. Mais il est des formes moins sophistiquées, plus instinctives, d'expression de

la douleur :

Ne faisons que douloir, que jetter pleurs et cris.152

Et pourtant, à certains moments, le lien se rompt, la douleur entrave la voix153. Il ne s'agit pas tant,

alors, d'une opposition, mais plutôt d'un équilibre rompu, la souffrance se faisant trop forte pour que

la voix la suive :

(...) Hé hé le coeur me fend,

La trop grande douleur le parler me defend154

Ce mal est incredible, il n'a besoin de pleurs

» Les pleurs et les soupirs sont pour moindres douleurs155

On observe alors comme une perte de contrôle. La voix n'est plus maîtrisée et l'homme semble

perdre toute capacité d'expression raisonnée.

Nous finirons ce premier parcours de l'espace sonore des Tragiques et des Juifves par ce que

Jean-Marie Fritz nomme « la voix de la nature ». Cette catégorie particulière du paysage sonore 149 « Les Fers », vv. 507-508150 Voir en particulier l'appel au chant de louange d'Amital qui suit la promesse trompeuse du prévôt (vv. 1565-1764).151 Les Juifves, vv. 471-472152 Les Juifves, v. 466153 « Las ! Je transis d'horreur, je forcene, j'affole, // Ce triste souvenir m arreste la parole » (Les Juifves, vv. 719-720)154 Les Juifves, vv. 689-690155 Les Juifves, vv. 1885-1886. Observons d'ores et déjà que la hiérarchie faite entre les malheurs tend à accorder au son une place événementielle. Il est des douleurs qu'il peut exprimer et d'autres qui le dépassent et qui ne laissent place qu'au silence.

23

regroupe, pour lui, toute manifestation animale ou physique. Nous intégrerons à cette perspective,

certains bruits humains. Le but de cette approche, si elle s'éloigne du cadre boécien, est de mettre en

évidence une opposition entre un son intérieur, personnel, qui est celui de la voix, et un son

extérieur, le son du monde, qui intègre le plus souvent, dans nos deux textes, les bruits de l'activité

humaine. Nous suivrons la même logique de progression que dans nos précédentes descriptions.

Nous partirons du bruit des batailles, objet sonore le plus concret, pour finir par la voix divine

s'exprimant dans le tumulte des éléments.

Le bruit des batailles est un objet sonore à la frontière entre le sujet et le monde. Issu de

l'activité humaine, il n'est pas, loin s'en faut, anodin. Aubigné dont les « yeux furent témoins du

sujet de [s]es vers »156 décrit de deux manières assez opposées les batailles. Le livre des « Fers »

énumère les conflits de la guerre civile sur un mode essentiellement visuel quand celui des

« Misères » se concentre moins sur les batailles elles-mêmes que sur leurs conséquences157. Toute la

séquence ouvrant le récit des misères, qui serait trop longue à analyser pour notre présent travail,

donne à entendre des cris qui résonnent au lointain et tendent donc à faire de la bataille elle-même

un objet sonore extérieur, tant mystérieux que menaçant. Le récit du sac de Jérusalem, dans Les

Juifves, interroge d'une manière analogue le rapport entre l'individu et les bruits de batailles :

En nos couches sans peur reposions endormis,

[…] Qu'en la terre et au ciel toute chose estoit coye,

Tous animaux dormans fors la plaintive orfroye,

Le camp de Babylon sans crainte des hazars

Avec grands hurlemens échèle les rempars,

[…] Le sang, le feu, le fer coule, flambe, résonne;

On entend maint tabour, mainte trompette sonne

Tout est jonché de morts, l'ennemy sans pitié

Meurtrist ce qu'il rencontre et le foule du pié.

Or le roy, qui soudain entendit cet esclandre,

Troublé saute du lict et va ses armes prendre

Pour mourir au combat: mais ayant entendu

De ses gens effroyez que tout estoit perdu,

Il descend en segret avecques sa famille,

Et par une poterne abandonne la ville.158

Les « grands hurlemens » surgissent au milieu d'un silence rassurant. Amital souligne qu'elle entend

ce son depuis l'intérieur159. Ensuite, selon une étrange perspective temporelle qui fait se rejouer une

156 « Misères », v. 371157 Voir à ce propos les passages cités sur la voix des mourants.158 Les Juifves, vv. 734-760159 « En nos couches sans peur reposions endormis », v. 734

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deuxième fois la scène, le roi assimile l'« esclandre » à la bataille. L'information auditive, donnée

par les bruits, pousse, en effet, Sedecie à sortir, mais c'est la voix « de ses gens »160 qui le fait, au

contraire, s'enfuir. Ces deux informations contradictoires, entre la voix humaine, proche du sujet, et

la noise du dehors, tendent à séparer ces deux sons. L'un est humain et familier, l'autre est extérieur

et presque monstrueux.

La voix du bestiaire présente une tension analogue entre familiarité et étrangeté. Assez

présents dans notre corpus, les bruits des animaux sont toutefois rarement traités pour eux-mêmes.

Ils sont essentiellement utilisés en tant qu'instruments de comparaisons :

Jugeaient et partageaient, en grondant comme chiens161

Te voîtrant sur leurs corps, prendras, homme sanglant,

La figure d'un bœuf pasturant et buglant162

Ces deux exemples cherchent moins à décrire la réalité sonore des animaux qu'à rapprocher les

personnages ainsi décrits d'expériences auditives à la fois communes et dépréciées. L'assimilation

de la voix d'un homme à celle d'un animal peut alors s'apparenter à une insulte 163 qui, selon le son

décrit, assimile l'adversaire à une forme de bêtise, de violence ou de faiblesse.

Le dernier motif de la « voix du monde » que nous entendons analyser est loin de renvoyer à

la même familiarité. Il s'agit des différents bruits qui qualifient les quatre éléments. La plupart du

temps, notre corpus les évoque en tant que concepts détachés d'une réalité topographique164. Nous

verrons que leur description est rarement anodine et qu'elle porte en elle menace et étrangeté. Les

différents éléments ne sont toutefois pas traités de la même manière. La terre est présente, mais peu

sonore165. Quand il est fait mention de séismes166, les notations sont visuelles et non pas auditives167.

Le motif de l'eau oscille, lui, entre tumulte et douceur, selon une logique assez commune à la

description du locus terribilis168 et du locus amoenus169. Mais ce qui est moins courant, c'est la façon

dont les deux réalités sont le plus souvent entremêlées :

160 v. 758161 « Les Feux », v. 1375162 Les Juifves, vv. 2149-2150163 Voir par exemple cette invective de Nabuchodonosor contre Sedecie : « Tu sembles un mâtin, qui abaye et qui grongne » (Les Juifves, v. 1495)164 Il faut toutefois noter un brillant contre-exemple dans Les Tragiques où Aubigné décrit « Le Rhône bruyant » (« Les Fers », v. 517) en réinvestissant justement cette réalité familière d'un puissant sentiment de mystère et de danger.165 Dans Les Juifves, au vers 739 cité précédemment, la terre est assimilée au silence.166 « Le haut ciel s’obscurcit, cent mille tremblements // Confondirent la terre et les trois éléments. » (« Misères », vv. 1007-1008)167 Le seul moment où la terre est sonore se situe au vers 291 des « Misères ». Assimilée à une mère éplorée, « La terre semble donc, pleurante de souci ». Toutefois, le vers renvoie moins à une réalité physique concrète qu'à une allégorie des malheurs du temps.168 Voir J-M Fritz (op. cit. pp. 181-182)169 ibid. pp. 177-179

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[...] le doux bruit de leurs flots,

Leur murmure plaisant heurte contre des os170

Ce passage soudain de la douceur au fracas donne l'idée d'une harmonie rompue171. L'expérience

auditive se trouve comme perturbée par le souvenir des massacres. Pourtant, cet entremêlement de

la douceur et du fracas n'est pas à sens unique :

Et si la mer en tempeste foudroye

Contre les rocs battus

En moins de rien nous la reverrons coye,

Et les vents abbatus.172

Par ce soudain passage du tumulte au calme, c'est au contraire la possibilité d'une miséricorde

divine qui est invoquée. Avant de préciser les liens parfois étroits entre les manifestations physiques

et la volonté divine, il nous faut toutefois poursuivre l'examen de ces voix de la nature. Le feu, dans

Les Tragiques, a une importance symbolique toute particulière. Il est l'élément qui apportera la mort

et la purification des martyrs173. Les multiples descriptions de bûchers qui parcourent le texte sont

en général très sonores :

Le feu léger s'enlève et bruyant se courrouce174

Toutefois, c'est le plus souvent la voix des martyrs brûlés qui retient l'attention et qui participe au

bruit de ces scènes. Le motif du feu est moins important dans Les Juifves. Il n'apparaît qu'une seule

fois de manière évidente :

Que le feu de tous costez bruit175

L'élément renvoie, ici aussi, à une impression de vacarme. Il vient préciser et dramatiser le récit des

malheurs de Sion. Comme les autres manifestations physiques, le vent est un élément qui porte en

lui une menace :

170 « Misères », vv. 63-64171 N'oublions pas qu'un peu plus loin, Aubigné dira de Catherine de Médicis, qu'« Elle change en discord l'accord des éléments » (« Misères », v. 895)172 Les Juifves, vv. 1789-1792173 « Les Feux qui vous brûlaient vous ont rendus candides » (« Les Feux », v. 14)174 « Les Feux », v. 441175 Les Juifves, v. 521

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Le dormant pense ouïr un contraste de vents

Qui, du bout de la mer jusqu'aux sables mouvants,

Troublaient tout son royaume, et sans qu'il le consente

Voulaient, à son désu, ordonner la tourmente.176

Nous reviendrons plus longuement sur la symbolique du vent et les diverses tensions qui la traverse,

en particulier dans Les Tragiques. Notons tout de même que le motif n'est pas partout synonyme de

danger ou d'étrangeté :

Qui renforceront des Zéphyrs

La foible haleine177

Ici, le vent est faible comme les juives. Il reflète et redouble l'abaissement de leur condition.

Il est en effet des passages où la « voix de la nature » vient doubler la voix des hommes.

Comme dans l'exemple précédant, plusieurs endroits des textes font entendre des manifestations

sonores anthropomorphes :

Et nostre fertile province

Reduitte en deserts, larmoyer.178

Dans le contexte du chant du chœur, la plainte semble transformer l'espace et les larmes de la

province font écho à celles des juives. C'est justement ce motif de l'écho qui rend compte de la

manière la plus évidente cette capacité de la voix des éléments à porter celle des hommes :

Échos, faites doubler ma voix,

Et m'entendez à cette fois ;

Mi-célestes roches cornues,

Poussez mes plaintes dedans l'air,

Les faisant du recoup des nues

En France une autre fois parler.179

Dans cette préface où Aubigné justifie sa prise de parole par un don de Dieu180, l'adresse aux

éléments n'est pas anodine. C'est un appel à l'aide divine pour parvenir au bout de son entreprise. En

176 « Les Fers », vv. 1463-1466177 Les Juifves, vv. 1247-1248178 Les Juifves, Vv. 297-298179 « L'auteur à son livre », vv. 349-354. Il appartient de noter que le motif de l'écho rejoint, dans la préface, l'idée d'une voix posthume résonnant à travers le livre quand Aubigné ne sera plus. L'écrit y est vu comme une continuation de la voix, ce qui n'est pas sans rappeler les conclusions de l'article d'Olivier Millet (« La voix et la lettre » art. cit.)180 Nous y reviendrons à la fin de notre travail.

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effet, les éléments, dans les deux textes, sont le plus souvent entendus comme autant de

manifestations immanentes de Dieu. Ainsi, en réaction à la mort d'une des martyrs :

L'air tonna, le ciel plut, les simples éléments

Sentirent à ce coup tourment de ses tourments.181

Dieu accueille la jeune martyr182 au ciel par le fracas terrestre et la pluie semble même être la

manifestation physique de ses larmes183. Dans Les Juifves, le lien est fait de manière plus évidente

encore quand Dieu « enfl[e] la mer bruyante »184. Ce bruit du monde devient alors la métaphore de

la punition divine.

Que retenir à l'issue de cette première exploration de l'univers auditif des Juifves et des

Tragiques ? Tout d'abord, en ce qui concerne les objets sonores abordés, nous avons pu observer

une certaine variété qui montre la diversité de la réception des bruits. Les sons les plus prosaïques

peuvent apparemment côtoyer à peu de vers d’intervalle des réalités sonores plus mystérieuses.

Toutefois, il est aussi apparu une certaine cohérence dans leur représentation, même si, à ce stade de

notre travail, elle ne va pas sans poser de nombreux problèmes d'interprétation. Nous avons en effet

vu plusieurs motifs dont le sens variait selon les contextes, sans qu'aucune clé d'analyse ne nous soit

explicitement donnée. Les instruments représentés sont finalement peu nombreux même si certains

sont fréquemment cités selon des logiques symboliques en apparence variées et parfois même

contradictoires. Le timbre des voix semble étroitement lié au contenu des paroles et à l'état moral de

celui qui s'exprime. Quant aux bruits du monde, ils semblent entretenir un rapport complexe aux

signes divins. Toutefois, avant de nous consacrer à l'étude de la symbolique sonore, il appartient de

souligner quelque particularités de son traitement dans les deux livres.

Nous commencerons par comparer de manière assez générale le traitement du son dans les

deux textes. Nous reviendrons tout d'abord sur la question des sens et de leur hiérarchie. Notre

intérêt pour les phénomènes auditifs ne doit pas, en effet, cacher la prédominance de la vue. Les

notations visuelles sont bien plus nombreuses, en particulier dans Les Tragiques, mais si la vue est

bien le mode commun de perception, l'ouïe apparaît souvent dans des moments essentiels. Il paraît

toutefois difficile, à ce stade de notre réflexion, de remettre en cause la hiérarchie des sens. Selon la

tradition augustinienne185, l'ouïe traite moins du beau que de l'agréable186 et, ainsi attachée à une

181 « Les Feux », vv. 1091-1092182 « O Dieu, prends moi la main » (v. 1071) dit-elle avant de mourir.183 « Il larmoya sur elle » (v. 1088)184 Les Juifves, v. 165185 J-M Fritz, La cloche et la lyre (op. cit. p. 12)186 Voir par exemple « Les feux » (v. 889) « Quand il eut sa sentence avec plaisir ouïe ». Nous avons vu, à l'inverse,

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valeur plus corporelle, sa dignité pourrait en être amoindrie. Néanmoins, il ne suffit pas de rappeler

cette hiérarchie sensorielle pour rendre pleinement compte de ce qui se joue dans nos textes. Il faut

ainsi noter que l'ouïe apparaît rarement seule :

Je voy les morions esclatter sur leurs testes,

les scadrons indomtez bruire comme tempestes187

Il ne s'agit pas seulement de deux sensations décrites l'une après l'autre. Si l'on suit le texte, il s'agit

de voir bruire188. Les deux sensations sont liées à travers une forme de synesthésie qui dit la

perception simultanée des réalités auditives et visuelles, alors que la littérature est, par essence, le

lieu d'un développement linéaire laissant peu de place aux sensations synchrones. En d'autres

endroits, c'est la vue qui donne à entendre :

Trois mots feront partout le vrai département

Des contraires raisons, seul, seule et seulement189.

J'ai prêché que Jésus nous est seul pour hostie,

Seul sacrificateur, qui seul se sacrifie :

Les docteurs autrement disent que le vrai corps

Est sans pain immolé pour les vifs et les morts,

[…] .

J'ai dit que nous prenons, prenant le sacrement.

Cette manne du ciel par la foi seulement ;

Les docteurs, que le corps en chair et en sang entre,

Ayant souffert les dents, aux offices du ventre.

J'ai dit que Jésus seul est notre intercesseur,

Qu'à son père l'accès par lui seul nous est seur.190

Aubigné nous laisse ici entendre que le réformé appuie certains mots plutôt que d'autres. Par le

retour de l'italique sur le mot « seul », le poète nous laisse imaginer que ce mot est prononcé plus

fort que les autres. Par un procédé typographique, c'est à dire visuel, l'auteur nous donne à entendre

une réalité sonore de la parole que peut saisir l'ouïe mais qu'une lecture silencieuse ne pourrait

normalement pas faire percevoir. Tout comme l'ouïe permet, par la synesthésie, des passerelles

entre les sens, la vue peut, dans l'acte de lecture, donner des informations sur le timbre ou le niveau

sonore d'un bruit191.

comment les voix impies étaient ressenties comme désagréables.187 Les Juifves, vv. 2135-2136188 Voir J-M Fritz, La cloche et la lyre (op. cit. pp. 333-346)189 L'italique n'est pas de notre fait.190 « Les Feux », vv. 655-668. La même logique se poursuit jusqu'au vers 698191 Nous pourrions joindre à ce concept de synesthésie la façon dont le son est souvent lié à un geste (par exemple dans « Les Feux », vv. 585-588 ou Les Juifves, v. 1454). Voir Luc Charles-Dominique, Musiques savantes, musiques

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Ceci doit nous amener à décrire plus précisément la stylistique de l'espace sonore afin de

tenter une première distinction entre les deux auteurs. La figure phonique la plus marquante est sans

nul doute celle de l'harmonie imitative. Son utilisation est toutefois assez différente entre les deux

livres. Chez Aubigné, elle sert avant tout à souligner, par un ornement acoustique facilement

remarquable, la réalité, souvent fort bruyante192, de l'objet décrit193 :

En mille tourbillons, mille vents, mille nœuds,

Mille foudres ferrés, mille éclairs, mille feux194

Après se vient enfler une puissante armée

Remarquable de fers, de feux et de fumée195

Il s'agit ici d'exprimer, par le maniement des allitérations, répétitions et homéotéleutes, le vacarme

des armées. L'utilisation de cette technique est plus discrète dans Les Juifves :

Sans se troubler de ses presens volages

Qui n'arrestent non plus

Que l'Ocean, qui mouille ses rivages

De flus et de reflus196

Le bruit des vagues est ici suggéré par les sonorités coulantes ([fl] [j]197, que nous soulignons) et la

marée se trouve imitée par l'alternance de vers courts (hexasyllabes) et longs (décasyllabes). Un

autre élément stylistique, plus évident, permet l'émergence du sonore. Il s'agit des effets de contraste

qui dévoilent, à la manière d'un sforzando198, un objet sonore par le brusque passage du calme au

tumulte :

En paisible minuit, on oit ses hurlements

Ses sifflements, ses cris […]199

Avant de nous intéresser, justement, aux différences au sein même de la pièce et du recueil,

populaires. Les symboliques du sonore en France 1200-1750, CNRS Editions, Paris, 2006 (pp. 52-62)192 On trouvera toutefois un délicat contre-exemple aux vers 70 à 72 des « Feux » où une attention au sonore sensible (le jeu des enjambements, des « e » muets et des phonèmes liquides) montrera une évocation virtuose mais discrète de la légèreté de l'eau et du vent.193 Nous choisissons, pour simplifier la démonstration, deux exemples aux sonorités assez proches qui ne limitent pas, bien sûr, leur grande diversité dans la poésie d'Aubigné.194 « Misères », vv. 1011-1012195 « Les Fers », vv. 363-364196 Les Juifves, vv. 1769-1772197 Ou [ ] selon l'époque et le lieu de la représentation.ʎ198 Le terme est, bien entendu, anachronique.199 « Misères », vv. 896-897. Le récit du sac de Jérusalem, déjà cité, présente, pour Les Juifves, une utilisation analogue du contraste.

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nous allons proposer deux manières de qualifier la stylistique sonore des auteurs. Celle d'Aubigné

nous semble être faite de débordements au sein d'un espace sonore déjà particulièrement bruyant :

On dit que le manger de Thyeste pareil

Fit noircir et fuir et cacher le Soleil

Suivront nous plus avant ? Voulons nous voir le reste

De ce banquet d'horreur, pire que de Thyeste ?200

La prosodie, comme pour marquer la monstruosité de l'acte, se fait ici plus heurtée. Le plan sonore

interne suit une règle plus émotive que rationnelle. L'expérience auditive que propose le texte

semble être le reflet d'une expérience spirituelle, marquée par une sorte d'hypertrophie de la réalité

sonore où le son est amplifié jusqu'à parvenir à une forme d'écoute hallucinée de la nature. À cette

manière d'interpréter en termes de débordement les effets de contraste, nous proposons, pour

Garnier, d'y voir la marque d'une harmonie troublée. L'adaptation du psaume 137 (136)201, où la

menace finale202 disparaît, comme pour en amoindrir la violence stridente, tout en faisant apparaître

par moments des percées de lamentations, nous paraît assez symptomatique de cette démarche. Le

caractère martial est mis de côté pour mettre en valeur la tonalité élégiaque de la plainte, dans un

mouvement complexe fait de calme et de brèches sonores.

Cette question des contrastes et de l'alternance entre silence et bruit doit nous permettre de

corriger l'idée, peut-être induite par nos analyses, d'une expérience auditive uniforme. Nous allons,

au contraire, décrire l'irrégularité du développement de l'espace sonore. Le relevé des vers prêtant à

une analyse du paysage acoustique (en annexe 1) montre une considérable disparité entre les

différents passages de notre corpus. En certains endroits, l'atmosphère phonique peut être mise de

côté et en d'autres être mise au premier plan. Les débuts et fin d'actes et de livres sont les passages

où les auteurs s'attachent le plus à décrire cette atmosphère.

Même si les descriptions sonores sont parfois moins sensibles dans Les Juifves, la pièce est

plus régulière, en termes d'impressions auditives que Les Tragiques. De manière globale, si l'on

excepte le chœur final, l'acte III est toutefois pauvre en notations auditives. L'espace sonore qui y

est développé tranche vis à vis des actes précédents en ce qu'il y est beaucoup moins question de

réalités sonores extérieures au moment de l'action. Cet acte, qui est plus un acte de la

confrontation203 que de la contemplation, a un espace sonore centré autour de la situation concrète

200 « Misères », vv. 543-546201 Les Juifves, vv. 1213-1276202 « Aussi seras Babylon mis en cendre // Et tresheureux qui te sauras bien rendre // Le mal dont trop de près nous vient toucher // Heureux celui qui viendra arracher // Les tiens enfans d'entre tes mains impures // Pour les froisser contre les pierres dures » selon la traduction de Marot, dont Raymond Lebègue suggère, pour d'autres vers, l'emprunt par Garnier.203 Celle d'Amital et de Nabuchodonosor, notamment.

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de discussion entre les personnages204. Ceci est marqué, au sein du texte, par une victoire de la

mimésis. Le son n'est plus évoqué, il est directement joué et anime l'espace scénique.

Le recueil d'Aubigné, malgré des passages particulièrement bruyants, est très irrégulier. Au

milieu des livres, quand l'atmosphère sonore n'est plus appelée à changer, l'auteur délaisse les

notations auditives pour se consacrer aux impressions visuelles. C'est particulièrement le cas dans

« Les Fers ». Si les affrontements religieux sont marqués par le vacarme, l'auteur cesse, à un

moment, de le rappeler autrement que par quelques notations ponctuelles. Le son peut alors être

phagocyté par l'image. Tout le début des « Feux » donne à voir une sorte d'ascèse sonore qui met en

lumière l'éclat des élus. En témoigne la discussion entre le poète et sa conscience205 et la résolution

que semble prendre Aubigné :

Alors ces heureux noms sans élite et sans choix

Luiront en mes écrits plus que les noms des rois206

Alors que le nom peut, en d'autres endroits du texte, être utilisé pour ses qualités sonores, il n'est

pris, ici, que dans sa forme graphique. Ce qui brille, c'est le nom gravé dans l'écrit, non sa scansion

invocatoire, comme cela sera ensuite le cas pour le nom du Christ, crié sur le bûcher207. De même

qu'au début des « Feux » l'évocation des martyrs se fait dans une sorte d'harmonie insonore et

lumineuse, la description de Dieu, au début des « Fers »208 procède à une ascèse sonore qui place

l'acte divin non pas sous le signe de l'ouïe mais sous celui de la vue209.

Quels sont donc les enjeux symboliques qui impulsent l'espace sonore ?

204 L'espace pris par les sentences empêche l'évocation d'autres réalités sonores jusqu'au moment où, à la fin de l'acte, refusant les manifestations sonores publiques, le chœur laisse la voie à l'évocation d'objets sonores de la nature.205 Comme pour l'acte III des Juifves, il s'agit moins, en cet endroit, d'un sonore évoqué que directement représenté. Le texte donne à entendre la voix de l'auteur et de sa conscience en excluant toute autre indication sonore.206 « Les Feux », vv. 47-48207 Nous y reviendrons dans notre seconde partie.208 « Les Fers », vv. 1-36209 Nous y consacrerons la fin de notre travail.

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Les pistes symboliques que nous entendons explorer sont de deux natures, l'une publique,

l'autre théologique. Il s'agira, dans un premier temps, d'interroger le rapport du son à la politique210,

au pouvoir terrestre ou à la communauté. Un second moment de notre travail analysera les tensions

entre sons pieux et impies dans la guerre, à la fois terrestre et céleste, pour la parole.

Nous allons donc nous intéresser premièrement à la façon dont le son211 interroge la société

des hommes. Nous verrons que la place publique instaure un rapport de force défavorable aux

hommes pieux et favorable au pouvoir temporel. Ceci implique des réactions sonores, dans le temps

de la fiction, qui interrogent le rapport de l'individu au groupe. En dernier recours, le son participe à

la Mémoire qui entérine la victoire morale du bien sur le mal.

Nous commencerons par préciser la façon dont l'espace sonore semble doubler les rapports de

force de l'espace politique. Notons tout d'abord que les manifestations sonores publiques sont le

plus souvent dévalorisées comme autant de marques de bêtise, de violence et de tromperie. Nous

avons vu comment Aubigné dépréciait les paroles des courtisans, présentées comme des

manifestations sociales frivoles. Moins attachées à la défense de la vérité qu'au souci de plaire, elles

viennent renforcer le règne du faux et la puissance des grands. Mais l'espace sonore de la cour est

avant tout marqué par le rire, certes plus développé dans Les Tragiques, mais presque unanimement

rejeté par nos deux textes. La symbolique biblique du rire est complexe212, mais c'est avant tout

l'aspect négatif qui est retenu. La possibilité d'un rire innocent semble comme niée par la gravité du

temps :

L'enfant change visage, et ses ris en ses cris213

Le passage de vie à trépas214 est rendu palpable par le son. Alors que l'ancien temps autorisait la

réjouissance, l'âge des misères n'autorise plus que les cris. La mort de l'enfant pourrait alors

210 Nous entendons ce terme d'une manière assez large, nourrie par les travaux de Nicole Loraux (La voix endeuillée, essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999) qui a montré comment, dans la tragédie grecque, on ne saurait réduire les paroles clamées à une simple démonstration des valeurs de la cité ou du pouvoir. Elles mettent au contraire en question les rapports du privé et du public, à travers une tension entre l'histoire officielle et le souvenir intime. Ainsi, nous entendons le terme de « Politique » comme une interrogation sur le vivre-ensemble, sur les rapports de l'individu et du groupe, et sur la mémoire de la communauté.211 Et, en particulier, la voix, qui sera ici l'objet sonore le plus étudié.212 Si certains rires (Gn, 17, 17 et 21, 6) sont synonymes d'euphorie ou de récompense (Job 8, 21), ils sont souvent connotés de manière extrêmement négative, comme autant de risées du bon opprimé. Le rire est ainsi combattu dans nombre d'institutions religieuses (voir J-P Gutton op. cit. pp. 25-27)213 « Misères », v. 540214 Il s'agit ici d'un des nombreux passages racontant une scène de cannibalisme.

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indiquer la mort symbolique de l'innocence du rire. En effet, celui-ci est, le plus souvent, distinct de

toute euphorie. Il n'est qu'une pure démonstration sonore, au sein de l'espace public, d'une

personnalité dépréciée215 qui peut même, en certains endroits, être assimilée à un animal :

Encore ris-tu, sauvage et carnassière bête216

Le rire achève d'ôter toute humanité à Catherine de Médicis. Elle rejoint ainsi la masse de ceux qui,

dans Les Tragiques217 sont transformés en bêtes. Mais ce bruit est aussi synonyme, en plusieurs

endroits, d'une tromperie qui dit l'hypocrisie des rapports humains à la cour :

Quand au lit de la mort ton fils et tes plus proches

Consoleront tes plaints de ris et de reproches218

Le rire qui accueille la plainte est le signe d'une trahison cruelle qui fait voir le fils se séparer de sa

mère219 à l'heure de la mort. Ce son semble donc lié intimement à une forme de violence :

Opprimer des Gentils, lesquels ne font sinon,

Ton peuple bourrelant, que blasphemer ton nom.

Il se gaussent de toy, ta force mesprisee

Par nos adversitez leur sert d'une risee220

Dans ce passage se mêlent rire, blasphème et persécution. Contraire parfait de toute charité, le rire

assure l'homme puissant dans sa domination, couvre la voix des bons et entérine les rapports de

force terrestres :

Le méchant rit plus haut que le bon n'y soupire :

Nos cris mortels n'y font qu'incommoder leurs ris,

Les ris de qui l'éclat ôte l'air à nos cris221

Le rire orgueilleux de celui qui a oublié de qui il tenait son pouvoir renvoie à une autre forme

de sonore social, plus proche de l'écho que d'un son concret, qui se manifeste dans la renommée. Le

ouï-dire et la rumeur, media essentiels de l'information jusqu'au XIXe222, apparaissent en plusieurs 215 Principalement la reine Catherine ou le tyran Nabuchodonosor216 Les Tragiques, « Misères », v. 810217 Où l'humanité, à de nombreux égards, semble n'être qu'un moment instable entre le bestial et le divin.218 « Misères », vv. 805-806219 Ce motif de la séparation de la mère et de l'enfant qui parcourt tout le texte trouve ici, comme dans l'acte de cannibalisme, une manifestation sonore concrète.220 Les Juifves, vv. 1865-1868221 « Misères », vv. 1370-1372222 Marie-Thérèse Jones-Davies, Rumeurs et nouvelles au temps de la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1997. Pour une

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endroits de nos deux textes dans une forme souvent plus tangible qu'on pourrait, de prime abord, le

penser :

On publia partout sur les ailes du bruit

L'heure et le lieu choisi […]223

La métaphore animale du « bruit qui court » qui, pour reprendre F. Larran, est ici un « bruit qui

vole », tend à lier le motif à une réalité physique et tangible. C'est pourtant là tout le danger de la

renommée qui n'est que « vent »224 et qui peut pourtant être à l'origine de violences concrètes :

Si un roi n'est severe, on n'en fait point d'estime225

La sévérité du roi est revendiquée au nom de ce que l'on pourra dire de lui. Cette attention

orgueilleuse à la rumeur, douteuse et terrestre, éloigne celui qui s'y adonne de l'écoute de Dieu226 et

de la raison. Hypocrite et infondée, la rumeur pervertit la noblesse227 et pousse les meilleurs à

s'entretuer dans des duels sanglants et illégitimes :

Au jugement d'autrui, au rapport d'un menteur ;

Somme, sans être juge, on est l'exécuteur.228

Ce danger de la rumeur infondée renvoie à une dénonciation, dans les deux livres, de

l'hypocrisie et du mensonge229. Cette dénonciation est centrale au début du livre des « Princes »230

où Aubigné lie cette forme particulière de mensonge aux courtisans. Le timbre enroué, que nous

avons déjà décrit, est caractéristique de la voix hypocrite qui est nuisible non seulement

politiquement, car elle maintient le prince dans l'erreur, mais surtout d'un point de vue théologique

qui assimile cette parole faussée à celle du diable :

analyse sonore concrète du phénomène de la rumeur en Grèce antique, voir le début de Francis Larran, Le bruit qui vole. Histoire de la rumeur et de la renommée dans la Grèce ancienne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010 (pp. 22-67).223 « Les Feux », vv. 634-641224 Pour reprendre un adjectif, fréquemment utilisé par Aubigné, dont nous aurons l'occasion de reparler.225 Les Juifves, v. 272226 En témoigne le diable qui, conscient de l'importance de la renommée, va « Assiéger de grandeurs des plus grands les oreilles » (« Les Fers », v. 94)227 Dans La cloche et la lyre (op. cit. p. 93), J-M Fritz montre que la rumeur est vue comme un son populaire, une « parole d'en bas » opposé au cri public, la parole officielle venue de la noblesse. On pourrait alors émettre l'hypothèse que, dans Les Tragiques, l'attention à la rumeur marque une forme de déclassement de la noblesse qui s'abaisse aux croyances du peuple.228 « Misères », vv. 1151-1152229 Il ne s'agit certes pas, à proprement parler, d'un objet sonore, mais l'hypocrisie va s'avérer essentielle dans la constitution de l'idéologie de nos deux textes. Nous verrons sous peu ses implications dans la perception et l'émission de la voix.230 Vers 103 et suivants

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Un prêcheur mercenaire, hypocrite effronté,

De qui Satan avait le savoir acheté231

La place du mensonge est un peu plus complexe dans Les Juifves. En effet, lorsque le Prévôt

s'apprête à mentir aux juives, sa volonté n'est pas expressément de leur nuire. Il semble plutôt que sa

voix, manquant de courage, n'assume pas la portée de ce qu'elle est sensée apprendre aux femmes

de Sedecie232 :

Je ne scauroy porter les complaintes ameres

Et les cris douloureux de leurs chetives meres :

Partant me faut couvrir cet outrageux dessein,

Et les trompant en feindre un autre plus humain233

D'une manière assez paradoxale, le mensonge aurait ici pour but de rétablir un équilibre outrepassé

par Nabuchodonosor234. Rien de tel dans Les Tragiques, comme en témoigne l'évocation de la Saint-

Barthélémy235 où le mensonge, celui du timbre faussement loyal, entraîne le déchaînement de

violence. Alors que le mensonge du Prévôt remettait en cause, certes sans réelle implication, le

pouvoir de Nabuchodonosor, l'hypocrisie des courtisans assure les grands dans leur erreur, au

moment où l'ordre politique devrait justement être remis en cause au nom de l'ordre théologique :

Combien je vois lier de Princes et de Rois

Par les venins subtiles de la bande hypocrite,

Par l'arsenic qu'épand l'engeance Loyolite !236

La métaphore du venin parcourt les deux livres. Étant le plus souvent l'attribut des puissants,

elle apparaît comme un symbole de la victoire du pouvoir terrestre illégitime dans l'espace public.

De nombreux passages assimilent les paroles du tyran trompeur à un poison :

Tout le fielleux venim de ta vilaine gorge237

231 « Princes », vv. 135-136232 À savoir, la mort prochaine de leurs enfants.233 Les Juifves, vv. 1583-1586234 Sans trop anticiper nos développements futurs, notons simplement que le mensonge est moins présent, dans la pièce, que l'hypocrisie, car quand Nabuchodonosor et le Prévôt mentent, ils le font presque toujours de biais, en jouant sur les mots.235 « La flûte qui joua fût la publique foi // On pipa de la paix et d'amour de son roi » (« Les Fers », vv. 759-760) 236 « Les Fers », vv. 1377-1378237 Les Juifves, v. 1492

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Il s'agit ici de lier les mensonges et menaces de Nabuchodonosor à la figure du serpent qui, dans

l'exégèse biblique, symbolise le danger des paroles hypocrites et la possibilité, pour le croyant,

d'être perverti par l'écoute des faux discours238 :

Si tost ce poison ne fut

Dedans son oreille chut,

Qu'il s'épandit en son ame239

Face à ce danger, les deux auteurs font de la sincérité une condition absolue des paroles 240. Pour

Aubigné, ceci passe par l'emploi de la langue maternelle, synonyme de franchise et de vérité :

De sa mourante voix, cet esprit demi-mort

Disait en son patois (langue de Périgord)241

À l'heure de l'agonie où tous les faux-semblants disparaissent, l'homme retourne à sa langue

première, intuitive et vraie. C'est cette authenticité de la langue maternelle qui en fait, pour lui,

l'élément essentiel de la théologie :

L'esprit distributeur des langues nous appelle

A prier seulement en langue naturelle.

C'est cacher la chandelle en secret sous un muid :

Qui ne s'explique pas est barbare à autrui.

Mais nous voyons bien pis en l'ignorance extrême

Que qui ne s'entend pas est barbare à soi-même.242

L'exigence de clarté valorise la langue maternelle, celle de la compréhension intime, contre la

langue de communication243, étrangère et fausse. Or, pour Aubigné, la langue a été pervertie par la

guerre civile et par la cour. En effet, alors que l'idiome devrait fonder l'unité de la nation, « les deux

partis [qui s'affrontent] ne parlent que François »244. Cette appartenance à la même communauté

linguistique rend le combat fratricide plus douloureux encore car elle éloigne du véritable enjeu : le

combat contre l'italien, l'ennemi intérieur à la langue impie et corruptrice :

238 Sur l'origine de cette exégèse, voir Jean-Marie Fritz, Paysages sonores du Moyen Âge, Le versant épistémologique, Paris, Champion, 2000 (pp. 267-276)239 Les Juifves, Vv. 121-123240 Et de toute autre manifestation sonore. Nous explorerons cette voie dans un deuxième temps de notre analyse.241 « Misères », vv. 387-388242 « Les Feux », vv. 692-698243 Ici, le latin, mais plus loin, l'italien.244 « Les Fers », v. 803. Comme nous l'avons vu plus haut avec l'évocation de la langue de Périgord, il s'agit moins, pour Aubigné, de renvoyer à une langue réelle qui unifierait tous les dialectes que de rêver cette langue en contrepoint de celle (guère plus unifiée) de l'ennemi intérieur italien.

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France, tu es si docte et parles tant de langues !

Ô monstrueux discours, ô funestes harangues !

Ainsi, mourant les corps, on a vu les esprits

Prononcer les jargons qu'ils n'avaient point appris.245

Le danger du « venin florentin »246, cette langue italienne hérétique amenée par Catherine à la cour,

prend alors tout son sens. Elle présente à la fois le risque que les Français oublient leur unité et le

danger d'un éloignement de Dieu par l'abandon de la langue naturelle. La multiplication des langues

entraîne une diversité des discours qui masque la seule parole juste qu'est la louange de Dieu. Les

langues fausses, italiennes et latines, langues du pouvoir terrestre, empêchent l'authentique langue

de la foi de s'exprimer.

Parmi les autres manifestations sonores du pouvoir terrestre, les ordres, le plus souvent criés,

tiennent une place très importante. Ils sont rejetés par les deux textes comme autant de

manifestations impies. En effet, Dieu étant, pour nos auteurs, à l'origine de toute action, celui qui

croit donner des ordres se complaît dans un aveuglement irréligieux. Ceci est particulièrement le cas

dans Les Juifves car la pièce souligne que Nabuchodonosor n'est qu'un instrument de la colère

divine247. La position d'Aubigné est quelque peu différente en ce que les ordres impies seront punis

après la victoire divine248. En effet, l'ordre n'est pas que le signe d'une illusion, il peut aussi être

explicitement la marque d'une profanation :

Va, commande aux démons d'impérieuse voix249

Mais, si les ordres sont rejetés, c'est essentiellement au nom de l'authenticité, du rapport direct entre

le croyant et Dieu :

Cheminez en sa voye, et n'en soyez distraits

Ny pour commandemens qui vous soyent oncques faits250

La nécessité de se conformer à l'ordre naturel et divin est explicitée par le cas, toujours complexe,

de Sedecie251 :245 « Misères », vv. 633-636246 « Misères », v. 745247 Voir en particulier les paroles du Prophète au début et à la fin de la pièce. 248 Malgré l'hétérodoxie que cela peut supposer pour un réformé, une plus grande liberté semble ici accordée à l'homme, car ce qui est puni, c'est le choix du pouvoir terrestre.249 « Misères », v. 955250 Les Juifves, vv. 1733-1734251 Tel n'est pas, ici, notre sujet, mais il nous faut tout de même noter l'ambiguïté du personnage qui n'est pas, comme Nabuchodonosor, un réel impie, mais qui, au contraire des juives, n'est pas un simple martyr. Ayant transgressé l'ordre politique (en trahissant le tyran de Babylone) et l'ordre théologique (en refusant d'écouter les prophètes), Sedecie

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On me va prononcer mon rigoureux arrest.252

L'ancien roi a conscience, intimement, de son sort à venir, mais il attend tout de même la

confirmation sociale et sonore de sa peine, alors que la foi devrait le pousser à l'acceptation.

L'attente de l'ordre terrestre phagocyte la repentance. Ceci peut s'expliquer par l'apparente toute

puissance de la voix qui commande :

Selon vostre vouloir en pouvez ordonner253

La suprématie du pouvoir temporel dans l'espace politique entraîne l'arrogance, manifestation

sonore honnie par les deux textes, de ceux qui « se vantent d'estocade »254 en oubliant qu'ils doivent

leur victoire à Dieu. Parfois, cette parole publique côtoie même le blasphème et, se jouant de l'ordre

divin, affirme sa puissance sur les opprimés :

Pareil aux dieux je marche, et depuis le réveil

Du soleil blondissant jusques à son sommeil,

Nul ne se parangonne à ma grandeur Royale

En puissance et en biens Jupiter seul m'égale :

Et encores n'estoit qu'il commande immortel,

Qu'il tient un foudre en main dont le coup est mortel,

[…] je ne serois pas moindre.

Il commande aux éclairs, aux tonnerres, aux vents,

Aux gresles, aux frimats, et aux astres mouvans,

Insensibles sujets : moy je commande aux hommes,

Je suis l'unique Dieu de la terre où nous sommes.

S'il est, alors qu'il marche, armé de tourbillons

Je suis environné de mille bataillons

[…] Tous les peuples du monde ou sont de moy sujetz,

Ou Nature les a delà les mers logez.255

L'outrance de la parole, son éclat fanfaron et criard256, contraste avec l'humilité que devrait arborer

un homme aidé par la providence. Non seulement Nabuchodonosor, dans sa première apparition sur

scène, se félicite de ses pouvoirs terrestres, mais il prétend même égaler le pouvoir divin. La

montre souvent les enjeux moraux dans toute leur tension.252 Les Juifves, v. 1298253 Les Juifves, v. 897254 « Misères », v. 1097255 Les Juifves, vv. 181-198256 Dont nous verrons qu'il peut renvoyer à tout un contexte acoustique connoté religieusement.

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forfanterie du tyran doit toutefois nous permettre de nuancer le pouvoir de l'hypocrisie. En effet,

tout comme le rire permet au narrateur des Tragiques de révéler la violence de la reine Catherine, le

discours présomptueux de Nabuchodonosor révèle, par son exubérance vocale, sa nature impie.

L'horizon idéologique du texte révèle, par son espace sonore, les rapports de force sociaux et la

nature réelle des puissants.

Cela suppose-t-il pour autant une confiance absolue dans les pouvoirs de la parole ? Elle

semble tout d'abord avoir d'indéniables capacités, que l'on pense à la voix du poète des Tragiques

qui apparaît, en certains endroits, insufflée par Dieu257, ou à la façon dont elle transcende l'injustice

de l'histoire258, par le passage d'une narration descriptive et horrifiée (celle du premier livre) à une

voix fervente et prophétique annonçant la prochaine victoire divine. Plus concrètement, dans la

pièce de Garnier, la parole d'Amital semble être capable, en certains endroits, de ramener

Nabuchodonosor à la raison :

[Nabuchodonosor] Je ne veux l'innocent souffrir pour le coupable

[…] Je ne veux pas aussi qu'aucun mal vous souffrez259

Sous l'effet de la parole d'Amital, le tyran semble pour la première fois être susceptible de pitié. Un

court instant, la parole paraît capable de racheter l'impie. Toutefois, cette capacité de la parole ne va

pas sans poser problème :

[Amital] Un grand crime demande une clemence grande

[Nabuchodonosor] Un grand crime tousjours un grand torment demande.260

La reprise des mêmes mots, ainsi que le jeu sur l'homophonie dit un certain pouvoir de la

rhétorique. Ici se développe un aspect tout à fait particulier de l'espace sonore théâtral. La parole

devient le lieu de la confrontation. Le rapport de force se fait au niveau du mot, du son, dans la

capacité de reprendre la parole de l'adversaire pour la retourner et la faire servir la cause opposée.

C'est ici que la rhétorique devient ambiguë. En effet, contrairement aux paroles pieuses qui sont une

émanation du cœur, elle peut n'être qu'une technique qui, maîtrisée par l'impie, peut servir le

mensonge et le blasphème.

C'est cette perversion de la rhétorique et, plus largement, de la parole publique, que nous

257 Nous consacrerons toute une partie de notre travail à la façon dont le son peut être le lieu de l'élection du croyant, mais rappelons tout de même la supplique d'Aubigné : « D'un saint enthousiasme appelle aux cieux mon âme // Mets au lieu de ma langue une langue de flamme » (« Vengeances », vv. 57-58).258 Nous y reviendrons plus longuement.259 Les Juifves, vv. 1091 et 1093260 Les Juifves, vv. 1007-1008

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allons désormais étudier. Le savoir rhétorique entretient des liens complexes avec l'autorité et la

tradition261. La remise en cause que nous allons voir en interroge les fondements :

[…] si bien qu'esprit menteur

J'entre aux chefs des Achabs par langues débauchées262

L'autorité qui est ici attaquée est celle des rois qui, dans le temps des misères, ne sont plus capables

de diriger leur peuple vers le bien. Mais la perversion de la parole publique, dans Les Juifves,

n'épargne pas non plus les anciens chrétiens :

Voila (ce disoyent les vieux Peres)

Nostre Dieu, peuple, nostre Dieu263

L'impiété n'a pas épargné les premiers temps de l'histoire biblique. L'autorité, concrète ou

symbolique, peut se servir de la parole pour entraîner le peuple sur le mauvais chemin. S'il n'y a

plus d'autorité capable de guider, de sa voix, les chrétiens sur le droit chemin, il n'est pas non plus

certain que la parole des bons ne puisse être pervertie par les logiques de l'élocution sur la place

publique :

[Amital] O qui, domteur du monde, avez sous vostre loy

Ce terrestre univers, grand monarque, grand roy,

Cheri de l'Eternel […]

Comme vous l'imitez en courage indomté

Et en toute puissance imitez sa bonté264

[Sedecie] Sire, faites ainsi, vous estes en ce lieu,

Le temple, la vertu, la semblance de Dieu.265

Pour convaincre Nabuchodonosor, la logique rhétorique outrepasse les bornes de la religion en

allant jusqu'à comparer l'adversaire, l'impie, à Dieu. Ceci contribue à faire de l'espace public un lieu

de l'éloquence hypocrite :

Flatteurs, ils poliront de leurs friandes limes

261 Pour un exemple de ce rapport conflictuel à l'autorité dans la querelle du cicéronianisme, voir Michel Magnien « Singer Cicéron ou braire avec Apulée. Formes de la polémique dans la Querelle cicéronienne » in La Parole polémique (dirigé par G. Leclerc, M. Murat et J. Dangel) Paris, Champion, 2003 (pp. 424-448)262 « Les Fers », vv. 164-165263 Les Juifves, vv. 355-356264 Les Juifves, vv. 989-994265 ibid. vv. 1465-1466

41

Le discours équivoque et les mots homonymes266

Alors que les deux livres s'inscrivent dans une éthique chrétienne où l'authenticité est essentielle, il

y a le risque d'une perversion de la parole qui, désormais double et sournoise, pourrait signifier

autre chose que ce que le chrétien entend :

[Les Roynes] Prenez de ces enfans quelque solicitude

[Nabuchodonosor] Je les affranchiray du joug de servitude267

[Le Prevost] Il verra trespasser meint autre devant luy268

Ces deux extraits montrent une dimension particulière de l'hypocrisie. Il ne s'agit pas, à proprement

parler, d'un mensonge, mais plutôt d'une vérité terrible (la mise à mort des enfants) cachée par la

parole sournoise et équivoque. C'est un signe qui fait sens pour le spectateur qui connaît l'histoire et

qui a, par ailleurs, été prévenu au début de la scène des intentions de Nabuchodonosor, mais pour

les personnages les paroles entendues auront une signification contraire à leur ressenti. La place

publique pervertit la parole en en brisant l'authenticité et en assurant la victoire du pouvoir temporel

sur la communauté pieuse.

Il pourrait, dès lors, paraître légitime, pour le chrétien, de ne pas chercher à défendre sa foi

dans l'espace politique où il est inévitablement voué à perdre face à l'impie. Tel n'est pourtant pas le

cas :

[…] mais de ces trois269 les deux

Prêchèrent en secret, et la ruse ennemie

En secret étouffa leur martyre et leur vie ;

Le tiers, après avoir essayé par le bruit

A cueillir sur leur cendre encore quelque fruit,

Rendit son coup public et publique sa peine270

Aubigné expose ici le danger du prêche dissimulé. La juste religion ne doit pas se cacher, mais

éclater à l'ouï et au su de tous271. Les dangers de l'espace politique dominé par le pouvoir temporel

impie ne doit pas empêcher le vrai chrétien d'exercer sa parole.

266 « Les Fers », vv. 169-170267 Les Juifves, vv. 1199-1200268 Les Juifves, v. 1610269 Aubigné raconte ici l'histoire de trois anglais partis prêcher la foi réformée dans Rome.270 « Les Feux », vv. 1112-1117271 De même, il faut, dans Les Juifves, « Que tout Jacob l'entende » (v. 1211). La prière doit résonner à travers le monde.

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Mais comment articuler le devoir et le ressenti ? Comment porter la bonne parole sur la place

publique sans risquer l'inauthenticité ? Comment l'individu fait-il résonner, de manière dissonante

ou consonante, les devoirs sonores de la communauté ? Nous tenterons ici de voir comment la voix

intime, écartelée entre différents offices et ressentis, s'articule à celle du groupe. Dans la mesure où

la pièce de Garnier concrétise, par la présence du chœur, la voix de la communauté chrétienne, ce

moment de notre réflexion, sans lui être exclusivement consacré, lui accordera une place essentielle.

Toutefois, avant d'interpréter les rapports de la voix individuelle à celle du groupe, il

appartient d'observer quels sont des devoirs sonores auxquels la communauté, pour des raisons

politiques et théologiques, doit se conformer. Nous verrons que le chant et la lamentation doivent

unifier et protéger la communauté croyante. Il semble tout d'abord que, face au monde extérieur, les

lamentations ont pour rôle d'attirer la pitié :

Allons, dolent troupeau, possible nos prières

Et les cris redoublez de tant de prisonnieres

Attendriront son cœur272

Il s'agit, pour Amital, de conquérir la pitié de Nabuchodonosor par des manifestations sonores du

deuil, de la piété et de la soumission. Pour être efficaces, ces lamentations doivent être portées par

une voix unifiée, à même de lier la plainte et la prière :

Tout ce troupeau captif d'une voix273 vous supplie,

Las ! Pour Dieu que vostre ame à la pitié se plie :

Que nos humides pleurs et nos cris ne soyent vains,

Nous sommes à vos pieds, nous vous joignons les mains274

Cette voix unanime semble être capable d'attirer la pitié de la Reine, dont les juives espèrent le

soutien auprès de Nabuchodonosor275 :

Le cœur me bat au sein d'ouir tant de malheurs276

Pourtant, avant même d'entendre distinctement le contenu des lamentations, le tyran refuse de les

écouter277 :

272 Les Juifves, vv. 975-977273 Nous soulignons274 Les Juifves, Vv. 595-598275 « Suppliez-le pour nous, Madame, nous sçavons // Que si vous le priez nos maris nous sauvons » (vv. 633-634)276 Les Juifves, v. 801277 Nous y reviendrons plus longuement dans un passage consacré plus spécifiquement à l'ouïe.

43

Mais qu'est-ce que j'entens ? Qui sont ces voix plaintives ?

D'où part ceste tristesse ? Hà sont ces tourbes Juifves,

Elles viennent vers moy, c'est en vain : par leurs cris

Les malheurs qu'elles ont ne seront desaigris.278

Chez Aubigné, quand le chant décrit des événements dignes de pitié, il s'agit moins de protéger la

communauté que de convaincre, par un exemple frappant, de l'étendue de la foi réformée :

De quelque beau discours, de quelque belle plainte

Étonnait tous les jours et n’amollissait pas279

Le pathétique qui entoure l'histoire de la martyr n'a pas pour but de la protéger, ni même de

défendre la communauté face au pouvoir terrestre, il s'agit plutôt de persuader l'autre par la

constance de l'opprimée et d'unifier, par la conscience d'un sort commun, l'église réformée.

Le son, en particulier le chant, est en effet facteur d'unité pour la communauté non plus

tournée vers l'autre mais vers elle-même. Comme nous venons de le voir, il s'agit, pour Aubigné,

d'unir les réformés par un chant qui consacre l'harmonie des valeurs partagées. Tel serait alors

l'objectif du livre des Tragiques :

Aux uns tu donneras de quoi

Gémir et chanter avec toi280

Cette volonté d'unité dans la plainte et le chant s'accompagne, comme nous le verrons par la suite,

d'une logique de clivage, de distinction, entre bons et mauvais281. Dans les Tragiques, l'union est

d'autant plus essentielle que la communauté, pendant la guerre civile, traverse un temps d'épreuves :

[les enfants martyrs] Donnaient gloire au grand Dieu, et de chansons nouvelles

S'égayaient à la mort au sortir des mamelles282

Que le chant des enfants unisse les chrétiens dans l'attente sereine de la mort283 doit nous inviter à

considérer cette manifestation sonore comme un moyen de fédérer les générations par l'exercice

commun de la louange :

278 Les Juifves, vv. 971-974279 « Les Feux », vv. 1062-1063280 « L'auteur à son livre », vv. 37-38281 Particulièrement évidente dans ce début du livre à travers tout un réseau d'oppositions termes à termes, la séparation entre pieux et impies est en arrière plan de nombreux passages du recueil.282 « Les Feux », vv. 1293-1294283 « ces voix // M'ôteraient de mourir le deuil si j'en avois » (« Les Feux », vv. 1247-1248)

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Le Dieu que nos antiques Peres

Avoyent seul tousjours invoqué284

Le continuum de la louange à travers les générations unit les croyants dans la manifestation sonore

de leur obéissance. Mais une autre voix, celle de la lamentation, rassemble les chrétiens en une

communauté de souffrance :

Sur toy montaignette sainte,

Le bon Abram fit sa plainte285

Quels sont justement les rapports qu'entretiennent louange et déploration ? Entre « voix

endeuillée »286 et voix exaltée, peut-on penser une adéquation du sentiment privé et du devoir

sonore commun ? Rappelons tout d'abord la place primordiale du devoir de louange dans l'espace

sonore de nos deux textes. L'importance de ce chant de célébration est due à la nature même de

l'homme :

Qui t invoqueroit plus ? Qui chanteroit ta gloire ?287

Par ces questions rhétoriques, le prophète rappelle que l'homme est présent sur terre pour honorer

Dieu de son chant, même en temps d'affliction, pour tout le bien qui lui a été donné 288. Il s'agit donc

aussi d'une volonté de l'homme pieux qui doit retrouver, même dans les heures de douleur, cette

raison profonde de l'existence humaine :

Notre luth chantera le principe de vie ;

Nos doigts ne sont plus doigts que pour trouver tes sons,

284 Les Juifves, vv. 315-316285 Les Juifves, vv. 831-832286 Nous empruntons le terme à Nicole Loraux (op. cit.)287 Les Juifves, v.18288 Ce lien entre la nature de l'homme et le devoir du chant est essentiel dans tout le théâtre chrétien, qu'il soit catholique ou réformé. Voir par exemple L'Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (vv. 102-110) :

« [Sara] Et puis, comment scauroit-on sa journéeMieux employer, qu'à chanter l'excellenceDe ce grand Dieu, dont la magnificenceEt haut et bas se presente à nos yeux ?

[Abraham] L'homme pour vray ne scauroit faire mieuxQue de chanter du Seigneur l'excellence,Car il ne peut pour toute recompenseDes biens qu'il ha par luy journellementRien luy payer, qu'honneur tant seulement. »

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Nos voix ne sont plus voix qu'à tes saintes chansons289

L'exigence de la louange doit interdire toute autre manifestation sonore, la voix n'est digne qu'aux

« saintes chansons ». Et pourtant, la peur subsiste qu'en temps d'affliction l'homme ne soit plus

capable de faire résonner la louange :

Ne feront-elles290 plus résonner tes saints lieux

Et ton renom voler des terres dans les cieux ?291

C'est que la louange peut se heurter à un autre devoir, peut-être moins sacré, qui est celui de la

déploration. Ce devoir de lamentation est, nous l'avons vu, partiellement politique, lorsqu'il s'agit

d'attirer la pitié. Il tient aussi le rôle de consolation face aux afflictions communes :

Il nous les292 faut plorer, car las ! à nos malheurs

Pour tout allegement ne restent que les pleurs293.

La nécessité de la lamentation trouve sa source dans la douleur. Toutefois, quand celle-ci est trop

grande, l'espace sonore de la plainte vient phagocyter celui de la louange :

Notre âme n'a plus de chanter

Envie aucune,

Mais bien de plaindre et lamenter

Nostre infortune.294

Dans ce passage s'opposent deux plans sonores, celui de la louange, harmonieux, tendu vers la joie

de la célébration, et celui de la lamentation, plus dur, impulsé par la douleur intime. Comme nous

l'avons vu, le désespoir est parfois tel qu'il empêche toute manifestation sonore et entraîne un repli

de l'individu sur lui-même295. Pourtant, cette douleur doit être dépassée :

Resjouy toy, mon ame, et donne à Dieu louange296

Ce vers semble mettre en exergue l'aporie de la parole dans la pièce. D'une part, le discours général, 289 « Misères », vv. 1346-1348290 « tes chères assemblées » (v. 1333)291 « Misères », vv. 1335-1336292 « Les mots qui nous guerroyent » (v. 456)293 Les Juifves, vv. 457-458294 Les Juifves, vv. 1233-1236295 « Trop nous donnent d'affliction // Nos maux publiques, // Pour vous reciter de Sion // Les saints cantiques. » (Les Juifves, vv. 1225-1228)296 Les Juifves, v. 1595

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appuyé par le chœur, tend à montrer qu'il n'est de son digne que celui de la louange, d'autre part, ce

chant de louange ne semble possible que dans le bonheur. Or, celui-ci est refusé aux juives. Il s'agit

alors de dépasser la douleur en chantant la louange297 de Dieu, tout en faisant taire les autres

manifestations sonores. C'est donc un double mouvement tendu et vers le silence et vers la louange.

Ce mouvement complexe qui parcourt la pièce pose la question des rapports parfois étroits

entre louange, devoir et conjuration du mauvais sort. La voix qui passe de la plainte à la louange

nous semble renvoyer à une logique cyclique qui ponctue l'histoire de Sion :

Si que, sans les pleurs de Moyse,

Qui appaiserent son courroux,

Sa fureur, justement eprise,

Nous eust dés lors abysmez tous298

Ces pleurs de Moïse apparaissent après que le peuple a refusé, en s'agenouillant devant l'Idole, de

porter la louange de Dieu. Cette manifestation de repentance, qui fait résonner l'espace sonore de la

lamentation quand celui de la célébration a été abandonné, entraîne la miséricorde divine :

Et soupirant ensemble à sa majesté haute,

Le prions qu'il luy plaise effacer nostre faute299

La lamentation doit attirer la miséricorde de Dieu et, en retour de ce pardon, le peuple hébreu

chantera éternellement la louange divine300 :

Ainsi puissions tousjours rechanter tes louanges301

Il s'agirait donc de s'attirer l'aide de Dieu par la démonstration d'une authentique affliction sans pour

autant que cette dernière entraîne l'oubli des devoirs sonores302. Mais ces tensions entraînent une

complexité dans l'émission de la voix qui, tour à tour, s'unit ou s'éloigne du chœur de la

communauté.

297 « Il en faut louer Dieu tout ainsi que d'un bien » (Les Juifves, v. 2102)298 Les Juifves, vv. 363-366299 ibid. vv. 539-540300 Le caractère cyclique, de la lamentation à la louange, est plus difficilement discernable dans Les Tragiques, dans la mesure où le texte affirme une linéarité de l'histoire passant de la victoire des impies à celle de Dieu. On pourrait toutefois voir un mouvement analogue dans l'alternance entre prières à Dieu pour qu'il soutienne la voix du poète et chants de louange qui ponctuent les victoires terrestres (« […] sa délivrance étrange // Fait sonner de Béarn une voix de louange », « Les Fers », vv. 499-500) et célestes (à la fin de « Misères », par exemple, où exhortation et louanges se mêlent).301 Les Juifves, v. 563302 Cette sorte de pacte, qui n'est pas sans rappeler, dans une pièce influencée par la tragédie antique, le concept de pax deorum, scelle les manifestations publiques de la foi. Ceci pourrait nous inviter à lire la pièce de Garnier comme une sorte d'ex voto.

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Nous allons donc tenter de préciser les différentes modalités de la voix qui résultent de cette

dynamique de la lamentation et de la louange. Nous utiliserons pour cela des métaphores

empruntées à la musique vocale et au théâtre antique pour décrire voix coryphées303, organales304 ou

discordantes. Un premier registre de la voix pourrait être assimilé à une forme d'unisson qui

résonnerait, par exemple, dans les multiples chants du chœur qui développent une pensée

communément admise :

»305 Nul ne se peut empescher

» En ce monde de pecher306

Dans de tels passages, nulle opinion personnelle, mais aussi nulle voix individualisée n'émerge de la

masse sonore et idéologique du chœur. Tel pourrait aussi être le cas lorsque la communauté

accomplit librement le devoir de louange :

[…] les petits troupeaux favorisés des cieux,

Choisis des Gédéons, chantent victorieux307

Pourtant, une telle voix, réservée aux élus récompensés, n'apparaît pas dans Les Juifves. La louange

est plus souvent voulue que réalisée, plus exigée que spontanément exécutée.

Cette voix qui appelle le groupe à se conformer aux devoirs sonores, nous proposons de la

nommer coryphée. Lorsqu'elle appelle au chant de déploration, c'est au nom d'une commune

affliction :

Soupirez, larmoyez nos cruels infortunes308

La voix n'est pas, ici, différente de celle du chœur, si ce n'est qu'elle en devance l'exécution. L'appel

à la prière suit la même logique :

Il est temps, Israël, de rendre à Dieu louange

303 Le terme de Coryphée renvoie au chef de chœur des tragédies antiques. Nous utiliserons le mot dans un emploi adjectivé qui devra nous permettre de nous concentrer moins sur la figure de ce chef de chœur que sur les logiques acoustiques de sa voix.304 La voix organale, dans le plain-chant des XIe et XIIe siècles, accompagne la voix principale en l'harmonisant note contre note, sans mouvement contraire (comme ce sera le cas à partir du déchant). Ainsi, la voix organale se détache de la voix principale, se singularise, sans pour autant développer un discours différent. Nous verrons que cette logique peut s'appliquer à des voix qui ne sont pas nécessairement chantées.305 Les guillemets, présents dans l'édition, indiquent une sentence d'ordre général.306 Les Juifves, vv. 103-104307 « Les Fers », vv. 433-434308 Les Juifves, vv. 395-396

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Qui a soing de son peuple en une terre estrange.309

Si la voix s'inclut dans la louange, elle s'adresse toutefois à un groupe qui, ici, refuse (avant de s'y

conformer) le devoir sonore. La parole ne doit pas simplement anticiper la manifestation sonore du

groupe, elle doit la mener. La voix organale, telle celle du chantre, entonne. Ainsi, l'appel au chant

se fait parfois sur un mode revendicatif, en poussant plus haut la voix :

Quoi ! Serons-nous muets ? Seront-nous sans oreilles ?

Sans mouvoir, sans chanter, sans ouïr tes merveilles ?310

Sans s'opposer à l'expression sonore de la communauté, une vocalité plus individualisée

semble ici apparaître. Cette voix organale, tout en suivant la mélodie du chœur, laisse apparaître par

moments des sonorités plus personnelles311 :

[…] Hélas ! Ciel endurci

Quand seras-tu lassé de me gesner ici ?312

Il pourrait paraître malaisé de trouver de telles équivalences dans Les Tragiques, dans la mesure où,

du fait de sa narration toute personnelle, Aubigné semble le seul vrai détenteur de la parole. Il existe

toutefois quelques contre-exemples. Dans « Les Feux », l'auteur laisse souvent la voix aux martyrs

qui viennent souligner son propos sans pour autant n'en être qu'une copie. Ainsi, les paroles de la

jeune martyre313 accusent une certaine faiblesse absente de la voix d'Aubigné. Tout en portant son

concours au chant de l'Église réformée, elle n'en demeure pas moins une voix singulière. La voix

organale, comme celle de la jeune fille, peut porter en elle la marque d'une relation authentique à

Dieu sans pour autant s'éloigner du discours de la communauté :

[Amital] Dieu du Ciel, Dieu d'Aron mets fin à ma misere,

Arrache moi, mon Dieu, de cette vie amere314

Pourtant, au nom de la sincérité, la voix de l'individu doit parfois s'éloigner de celle du

groupe. Il ne suffit pas, en effet, d'observer les devoirs liturgiques pour établir une relation

authentique avec Dieu :

309 Les Juifves, vv. 1203-1204310 « Misères », vv. 1337-1338311 Nous soulignons.312 Les Juifves, vv. 373-374313 « Les Feux », vv. 1031-1034 et vv. 1071-1076314 Les Juifves, vv. 391-392

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[Aubigné a] Prié Dieu, mais sans foi comme sans repentance315

Il faut, en effet, que la voix émise s'accorde avec son ressenti :

Celuy doit qui est en bon-heur

Chanter et rire,

Mais il faut qu'un homme en malheur,

Tousjours soupire.316

Or, pour cela, il faut parfois que la voix dissone avec le reste de l'espace sonore public. Deux

timbres sont alors possibles. L'un brise la consonance et l'autre le rythme. L'un se fait volontiers

désagréable et l'autre, s'il le faut, incohérent avec les autres manifestations sonores. Tous deux

troublent la partition publique. Ce premier timbre est celui d'Aubigné qui, dans sa préface, affirme

que la vérité passera s'il le faut par une voix désagréable :

[Porte317] La mal-plaisante vérité318

Aux autres fâcheux je t'envoie

Pour leur faire grincer les dents319

[Ils] Trouveront bien ta couverture

Plus agréable que tes vers320

En s'éloignant de l'harmonie, la voix du poète retrouve une justesse perdue. Mais la voix peut aussi,

comme nous l'avons vu, plutôt choisir d'être discordante par le refus de s'accorder aux devoirs de

l'espace public :

Quand nous ne pouvons tant faire,

Qu'il puisse à nostre ame plaire

De chanter à l'Eternel

Un cantique solennel ?321

Le timbre alors développé est moins bruyant que celui que revendique Aubigné :

315 « Misères », v. 1069316 Les Juifves, vv. 1237-1240317 « L'auteur à son livre », v. 19318 ibid. v. 24319 ibid. vv. 35-36320 ibid. vv. 41-42321 Les Juifves, vv. 855-858

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Comme veut-on que maintenant

Si desolees

Nous allions la flute entonnant

Dans ces valees ?322

Quand la douleur empêche l'expression sociale de la louange, c'est souvent dans une aspiration au

silence. Le timbre de la flûte, joyeux et puissant, ne convient plus à ce moment de peine. Cette voix

discordante qui refuse la manifestation sonore convenue permet l'authenticité et une certaine forme

de lucidité323 :

Nous pleurons à bon droit, nos malheurs sont pleurables,

Permettez nous pleurer nos enfans miserables

Nous ne les verrons plus[…]324

À ce stade de la pièce, les juives ne sont pas sensées connaître les intentions de Nabuchodonosor.

Or, le son de la plainte discordante s'accorde intuitivement avec la portée pathétique de l'histoire des

juives.

C'est justement ce rapport particulier de l'espace sonore à la mémoire que nous entendons

désormais étudier. Nous tenterons tout d'abord de décrire comment l'expérience auditive des deux

textes semble se plier à une forme de fatalité, avant de voir comment, au contraire, l'espace sonore

peut tenter d'influencer le tribunal de la mémoire.

La mémoire peut être subie, s'infiltrer dans les perceptions auditives sans que cette liaison soit

voulue. Il peut alors s'agir de traumatismes et d'obsessions sonores. Ainsi, certains souvenirs de la

guerre sont tout autant auditifs que visuels :

Il me semble encor que je voy

Les hommes tomber devant moy,

Que j'entens des mourables

Les regrets lamentables325

Le souvenir, comme figé dans la synesthésie, fait cohabiter ici l'image et le son. Ainsi, certaines

réminiscences sont liées à un bruit particulier qui, présent au moment de l'action, reflète le

pathétique de l'épisode par un timbre marquant :322 Les Juifves, vv. 1213-1216323 Nous soulignons.324 Les Juifves, vv. 1675-1677325 Les Juifves, vv. 513-516

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[...]et les tremblantes mères

Croulent à l'estomac leurs poupons éperdus

Quand les grondants tambours sont battant entendus326

La réminiscence sonore implique parfois des retours moins contrôlés, plus tourmentés, de certains

mots327 :

L'œil have et affamé des femmes enragées

Regardera la chair de leurs maris aimés ;

Les maris forcenés lanceront affamés

Les regards allouvis sur les femmes aimées,

Et les déchireront de leurs dents affamées.328

Le retour obsessionnel des mêmes termes marque une forme de fascination effrayée329 inspirée par

le souvenir concret330 de la guerre et par celui, symbolique, de la Bible331. Parfois, la réminiscence

se joue au niveau de la seule sonorité332 :

Plus heureux n'a regné son frere Joachim

Qui son regne borna d'une sanglante fin

Quand cet Assyrien, contre sa foy promise

Jerusalem pilla comme par force prise

Et Joachim meurtrit avec les citoyens,

Puis leurs corps massacrez fist devorer aux chiens333

La persistance des sons [ ] et ɛ� [r]334 dit une sorte de retour obsessionnel des catastrophes de l'histoire

biblique autour de la figure de Joachim qui semble comme hanter ce passage du texte.

La persistance des images sonores entraîne, par endroits, une forme de superstition qui donne

corps, par le son, au souvenir obsédant :

[…] J'eus peur que ces esprits

326 « Misères », vv. 222-224327 Nous soulignons.328 « Jugement », vv. 313-316329 Qui hante le texte par la figure récurrente du cannibalisme.330 Mais non vécu directement par Aubigné, qui l'a en effet lu dans L'histoire memorable du siege de Sancerre de Jean de Lery (cité par F. Lestringant dans Lire les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, Paris, Classiques Garnier, 2013)331 « Tu mangeras le fruit de tes entrailles, la chair de tes fils et de tes filles que t'aura donnés Yahvé ton Dieu, pendant ce siège et dans cette détresse où ton ennemi te réduira. » (Dt, 28, 53) « La plus délicate et la plus amollie des femmes de ton peuple, […] celle-là jettera des regards malveillants sur l'homme qu'elle étreint […] » (Dt, 28, 56)332 Nous soulignons.333 Les Juifves, vv. 429-434334 Ou, pour nous, [ ].ʁ

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Protestassent mourant contre nous de leurs cris335

Le caractère surnaturel du cri des morts paraît hanter le narrateur, qui explique, plus loin, ce qui

l'effraie :

Le malade se plaint : cette voix nous ajourne

Au trône du grand Dieu, ce que l'affligé dit

En l'amer de son cœur, quand son cœur nous maudit,

Dieu l'entend, Dieu l'exauce, et ce cri d'amertume

Dans l'air ni le feu volant ne se consume ;

Dieu scelle de son sceau ce piteux testament336

À l'heure de l'agonie, les reproches du mourant risquent, selon Aubigné, de refuser au soldat l'entrée

au paradis. Cette conception quelque peu superstitieuse qui s'accroche à la mémoire affecte aussi la

perception des voix :

Helas ce n'est pas de ceste heure,

Hé ce n'est pas de ce jourdhuy,

Que tu es cause que je pleure

Et que je sanglote d'ennuy337

L'histoire de Sion se trouve ici associée à la lamentation. Ceci donne l'impression que la plainte,

comme subie, se réverbère à travers l'histoire. Le chant des juives, mais aussi celui de la pièce toute

entière, n'en serait qu'un écho obligé. La continuelle fatalité des événements semblerait alors à

l'origine de la parole.

Pourtant, le texte fait aussi voir des conceptions moins fatalistes. Ainsi, le rapport entre

l'espace sonore et la mémoire peut être voulu, voire provoqué. La musique du texte aurait alors pour

but de graver, dans la mémoire commune, certains événements afin qu'ils ne soient pas oubliés. Il

peut s'agir, par exemple, de ne pas laisser s'effacer les noms des martyrs de la cause réformée. Le

danger serait tout d'abord que ceux-ci soient oubliés par la communauté croyante elle-même :

[…] Quoi ! Les ressucités

Pourront-ils discerner de leurs proximités

Les visages, les noms, se souvenant encore

335 « Misères », vv. 427-428336 ibid. vv. 454-459337 Les Juifves, vv. 287-290

53

De ceux-là que la mort oublieuse dévore ?338

Si l'ange auquel s'adresse Aubigné assure, par la suite, que les élus se souviendront339, la

communauté protestante, à l'heure des guerres civiles, n'a pas atteint cet état de perfection. Les

noms sont donc encore soumis à la « mort oublieuse ». Le nom des martyrs risque aussi d'être

volontairement effacé par les vainqueurs qui les nomment hérétiques. C'est contre cela que doit se

battre le poète :

Je ne t'oublierai pas, ô âme bienheureuse !

Je tirerai ton nom de la nuit ténébreuse340

Pour faire taire la mémoire de l'impie et imposer celle des bons, il faut alors proférer le nom,

l'invoquer, afin de le graver, par le son, dans l'histoire commune. C'est ce que s'efforce de faire la

jeune martyr avant de mourir :

Sa parole affaiblit, à peine elle profère

Les noms demi-sonnés de sa sœur et sa mère341

Bien qu'étouffée par l'agonie, la voix s'efforce de rappeler celles qui sont mortes avant elle. Suivant

la même logique, Aubigné profère tout au long du livre des « Feux » les noms des premiers martyrs

de la cause protestante :

Hus, Hiérôme de Prague342

Nul tourment qui ne soit surmonté par Askeuve343

Les registres de la voix qui profère sont multiples. Alors que le nom de Jan Hus ouvre la litanie du

lignage réformé, sa place en ouverture du vers sonne comme un appel. À l'inverse, le nom

d'Askeuve apparaît à la fin d'une longue énumération de supplices et l'on attribue alors,

instinctivement, un timbre conclusif à la voix qui le prononce. Enfin, la scansion du nom peut être

un ultime acte de rapprochement entre la figure du martyr et celle du Christ :

338 « Les Fers » 1263-1266339 ibid. v. 1270340 « Les Feux », vv. 993-994341 ibid. vv. 1077-1078342 ibid. v. 61343 ibid. v. 158

54

[…] Trois Agnès, trois agneaux !344

Le rapprochement des sonorités symbolise l'union des sacrifiés et de Jésus à travers la figure de

l'agneau pascal, comme si la voix, dans sa scansion, dans sa sonorité révélatrice345, était capable de

renouer ensemble ce que l'histoire publique voudrait nier.

Ce qui apparaît dans cet espace sonore de l'invocation, c'est le risque que la mémoire des bons

soit volée par celle des impies. Pour que tel ne soit pas le cas, Aubigné s'efforce, en certains

endroits, de nommer ses ennemis, comme pour les garder en mémoire et entraîner leur damnation.

C'est le cas, nous l'avons vu, de Catherine de Médicis. Mais cette scansion du nom peut aussi être

un moyen de personnifier un concept ou une entité difficilement discernable et de rendre ainsi plus

aisées les attaques verbales346 :

Toulouse y ajouta la foi du parlement

Fit crier la sûreté, pour plus déloyaument

Conserver le renom de reine des cruelles347

Souvenir de l'Apocalypse348, le passage349 énumère les villes où furent perpétrés les massacres. Il

s'agit alors de scander les noms des cités afin de sceller leur sort au moment de la victoire divine.

Dans Les Juifves, cette question est plus complexe. Nabuchodonosor n'est pas appelé par son nom

mais plutôt par le terme de « tyran » ou de « roi » selon les contextes. Ainsi s'expriment donc les

reines à la fin de la pièce :

Ô desastres cruels ! Ô rages ! Ô fureurs !

Ô detestables faits ! Ô Scythiques horreurs !

Ô la déloyauté d'un monstre sanguinaire !

Ô des rois ensceptrez l'eternel vitupere !

Ô meurtrier d'innocents ! Ô parjure ! Bourreau !

Qui au sein des enfans va tremper le couteau350

344 ibid. v. 324345 Autre exemple révélateur de cette capacité du son à graver le nom dans la mémoire, le vers 136 fait résonner par l'allitération le nom du martyr : « Île sainte, qui eus pour nourrisson Norris »346 Nous soulignons.347 « Les Fers », vv. 1099-1100348 Où sont citées, avant leur destruction, les villes pécheresses, et en particulier Babylone. Le livre biblique est clairement cité au vers 1089 (« Ici, l'ange des eaux cria […] »). Par ailleurs, une étude comparée entre l'espace sonore de l'Apocalypse (dans la traduction de Théodore de Bèze) et celui des Tragiques pourrait s'avérer révélatrice de la manière dont cet infra-texte conditionne l'ouïe albinéenne. Initialement prévu, ce travail ne sera pas décrit ici de manière exhaustive pour ne pas embrouiller nos présentes perspectives, mais nous nous y référerons de manière ponctuelle.349 « Les Fers », vv. 1059-1148350 Les Juifves, vv. 2029-2033

55

Ici, plutôt que des noms, ce sont des notions qui désignent Nabuchodonosor, comme si la voix,

qu'on imagine criée351, préférait l'exemplarité du drame à l'accusation ad hominem352. Il s'agirait

alors de rappeler, sur un mode allégorique que suggère la préface, les dangers de l'abandon de Dieu.

Les deux œuvres, nous l'avons vu, présentent une véritable angoisse de l'oubli provoqué par le

temps. Le son de la plainte et de la louange servirait alors d'écho pour que la mémoire ne cesse de

résonner :

Mais pleurez, soupirez, et que le temps n'essuye

L'eau tombant de vos yeux en une large pluye353

Ceci doit nous permettre de réévaluer l'importance de la répétition dans la pièce de Garnier. Il

semble en effet que, si la plainte s'arrête, le temps l'efface. Ainsi, la mémoire de la chrétienté doit

être réinvestie dans la pièce, par la prière et par le chant. C'est cette exigence qui peut expliquer

pourquoi certains passages de l'histoire biblique (l'épisode de l'adoration de l'Idole, notamment) sont

répétés tout au long de la pièce. Chanter, c'est en effet se rappeler des bontés de Dieu et des actes

des hommes. Tel est le devoir du chœur mais aussi des prophètes :

Mais helas ! bien souvent nostre ame est endurcie,

Ne faisant compte d'eux, ni de leur prophétie354

Face à cet endurcissement, la pièce doit constamment rappeler les actions humaines et leurs

conséquences. La mémoire, chez Garnier, est une histoire des actes et de leurs influences, bonnes

ou mauvaises355. C'est ce constant rappel qui doit permettre au tribunal du temps d'officier

justement, et qui doit dissuader de commettre le péché :

Voulez-vous qu'à jamais la belle renommee

De vos victoires soit de meurtres diffamee ?356

Cette mise en garde nous rappelle que les deux livres ne sont pas de simples fictions. Ils portent en

eux un enjeu moral et mettent à l'épreuve le spectateur. Le début de l'acte 4 des Juifves est

représentatif de l'implication du texte dans les combats du temps. Les paroles de Sedecie pourraient

351 Comme pourraient en témoigner les multiples interjections.352 Qui aurait, il est vrai, moins de sens dans le texte de Garnier, qui raconte une histoire plus mythique qu'historique, que dans celui d'Aubigné qui s'inspire d'événements contemporains.353 Les Juifves, vv. 2027-2028354 Les Juifves, vv. 1403-1404355 Alors qu'il s'agit plutôt, pour Aubigné, de rappeler l'éclat de la foi des martyrs.356 loc. cit.

56

être adressées au peuple de Jérusalem, mais elles semblent plutôt être proférées pour le public357. Sa

parole unit, dans une même histoire de l'abandon de Dieu, la communauté historique mythique des

Juifs avec celle, réelle et contemporaine, des Français. Dans le cadre de la représentation, les

frontières entre fiction et réalité sont troublées. En faisant de tels parallèles entre l'histoire récente et

l'histoire biblique, le texte contribue à ancrer la mémoire du temps court des guerres de religion

dans le temps long de la mémoire humaine.

Il semble donc qu'enjeux politiques et religieux se mêlent dans notre corpus et que le

traitement du son porte la trace de ces tensions entre piété et impiété. Nous allons maintenant

observer plus précisément comment l'espace sonore engage un certain rapport à Dieu. Nos deux

textes mettent en scène une guerre de la parole qui fait s'affronter le Bien et le Mal. Pour obtenir

l'écoute de l'autre (qui doit entraîner sa conversion) les hommes pieux doivent faire face aux refus

d'entendre des impies et à leur volonté de faire taire la parole éclairée. Dans ce combat, certaines

catégories acoustiques se trouvent remises en cause et le devoir sonore apparaît plus ambigu quand

le bon chrétien utilise, pour se faire entendre, les méthodes de l'impie.

Nous verrons tout d'abord comment l'écoute peut constituer un enjeu théologique. Au début

du livre des « Fers », Aubigné montre le Diable, infiltré au paradis, qui lance à Dieu un défi. Il parie

qu'il parviendra à pervertir les hommes et que ceux-ci se détourneront du créateur en blasphémant

son nom. Le pouvoir diabolique s'engage alors sur terre pour obtenir l'attention auditive des

hommes :

Il mutine aisément, il conjure, il attise

Le sang, l'esprit, le cœur et l'oreille des grands358

Pour faire échouer le Diable, les martyrs tentent, comme nous l'avons vu, de convertir, par leur

sacrifice, les chrétiens égarés. La question est un peu différente dans Les Juifves. En effet, la pièce

ne cesse de rappeler la toute-puissance de Dieu ; il n'est donc pas réellement mis à l'épreuve. La

fiction affirme tout d'abord que l'enjeu de l'écoute se concentre autour de la figure de

Nabuchodonosor mais les personnages n'obtiennent ni sa pitié, ni sa conversion. Dès lors, le défi

semble tout autre, et, plutôt qu'Amital ou Sedecie, c'est le chœur qui engage l'écoute, non de l'impie,

mais du croyant, de la communauté, autour du souvenir de Dieu et de l'histoire de Sion. Ainsi, le

texte protestant inscrit dans sa fiction le combat entre deux prosélytismes, quand le texte catholique

présente plutôt une lutte contre l'apostasie.357 En effet, seul Sarree accompagne Sedecie sur scène et le constant usage du pluriel donne l'impression qu'il ne s'adresse pas à lui.358 « Les Fers », vv. 216-217

57

Mais la question de l'attention auditive est plus large. Elle renvoie tout d'abord à un important

arrière-plan biblique qui assimile l'esprit éclairé à un homme qui entend359. Ainsi, dans notre corpus,

les bons sont ceux qui écoutent, que l'on pense, dans Les Juifves, aux prophètes attentifs aux signes

divins dans la voix du monde, ou à la reine attentive aux paroles d'Amital. Aubigné valorise aussi

l'écoute, mais sur le mode de la menace :

Quand Dieu frappe l'oreille, et l'oreille n'est prête

D'aller toucher au cœur, Dieu nous frappe la tête :

Qui ne frémit au son des tonnerres grondants

Frémira quelque jour d'un grincement de dents.360

Ce passage suit un moment particulièrement exalté où le poète demande à Dieu de donner force à

ses paroles. L'écoute semble alors la condition primordiale pour obtenir l'aide divine361.

Cette aide divine donnée à la voix représente une forme d'élection du croyant révélée par le

son, en particulier dans Les Tragiques. Ainsi, pour sonner, il semble que la voix doit être pure de

tout péché :

Rends donc, ô Dieu, si tu connois

Mon cœur méchant, ma voix sans voix362

Plusieurs passages du texte attribuent à Dieu la force de conviction qui émane de la voix des plus

faibles :

Dieu des plus simples cœurs étoffa ses louanges363

La parole donnée par Dieu dépasse les états sociaux et les différences d'érudition. Elle transcende

même les générations en donnant aux enfants élus les pouvoirs de la parole364 :

Ce mot donna soupçon : on pense incontinent

Que les esprits d'erreur n'allaient pas enseignant

Les enfants de neuf ans, pour, de chansons si belles ,

Donner gloire au grand Dieu, au sortir des mamelles.

359 Matthieu 11, 15 Que celui qui a des oreilles entende!Luc 14, 35 […] Celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende!"Apocalypse 2, 7 « qui a oreille oye ce que dit l'esprit aux églises », dans la traduction de Théodore de Bèze (op. cit. 97 r°)360 « Vengeances », vv. 69-72361 Voir en particulier la fin de « Misères »362 « L'auteur à son livre », vv. 397-398363 « Les Feux », v. 377364 Nous soulignons.

58

Jésus-Christ, vrai berger, sait ainsi faire choix

De ses tendres brebis, et les marque à la voix.365

C'est une logique un peu différente qui agit dans Les Juifves, en ce que la parole, jamais

explicitement marquée du sceau divin366, trouve sa légitimité dans l'expression du groupe (à travers

le chœur et les sentences), même si nous avons vu que ces autorités peuvent être par moments

remises en question. Pour Aubigné l'autorité de la parole donnée par Dieu, comme la grâce,

implique un engagement total de sa personne :

Moi, qui rallie ainsi les échappés de mort

Pour prêter voix et mains au Dieu de leur support,

Qui chante à l'avenir leurs frayeurs et leurs peines367

Même si le vers suivant inclut sa propre personne dans le devoir de témoignage, la voix a ici un rôle

de medium pour le poète qui légitime sa vie sauvegardée par son rôle d'historien des malheurs

protestants et de chantre des louanges divines. Faire entendre la parole de Dieu s'apparente alors à

un devoir messianique :

Tu m'as donné la voix, je te louerai, mon Dieu,

Je chanterai ton los et ta force, au milieu

De tes sacrés parvis; je ferai tes merveilles,

Ta défense et tes coups retentir aux oreilles

Des princes de la terre, et si le peuple bas

Saura par moi comment les tyrans tu abats.368

Pourtant, la parole des bons se confronte au refus des impies de prêter l'oreille à la voix

pieuse. Cette fermeture aux sens des mécréants (en particulier à l'ouïe) trouve, une fois encore, son

origine dans la Bible369. La surdité impie apparaît par exemple lorsque les grands n'écoutent pas les

lamentations des affligés :

Stupides, sans goûter ni pitiés ni merveilles,

Pour les pleurs et les cris n'ayant yeux ni oreilles370

365 « Les Feux », vv. 1035-1040366 Même dans le cas du prophète qui a, certes, connaissance de l'arrivée prochaine du Christ mais qui avoue, en plusieurs endroits, ne pas comprendre les desseins de Dieu.367 « Les Fers », vv. 1191-1193368 « Les Fers », vv. 1435-1440369 « Mais, jusqu'aujourd'hui, Yahvé ne vous avait pas donné un cœur pour connaître, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre » (Dt, 29, 3)370 « Misères », vv. 365-366

59

Cette fermeture aux signes de la douleur condamne les puissants. Ne pas entendre, c'est refuser tout

sentiment de pitié371. Rappelons ici que, dans Les Juifves, Nabuchodonosor est justement le

personnage qui refuse d'entendre les plaintes, mais aussi la raison :

Tu as beau raisonner, ta peine est resolüe :

Ce n'est de tes propos que parolle perdue372

Il ne s'agit pas seulement d'une fermeture aux manifestations sonores humaines. Les textes ne

cessent de mettre en garde ceux qui ne sont pas sensibles aux signes divins. Ne pas y être sensible

c'est risquer le châtiment :

C'est pour avoir peché devant ta sainte face,

O pere, et n'avoir craint le son de ta menace373

Ici, la faute vient autant des actes que du refus d'écouter, qui s'apparente au refus de la bienveillance

divine. En effet, refuser ces signes est moralement intenable tant ils sont manifestes pour les

croyants374 :

Les princes n'ont point d'yeux pour voir tes grand's merveilles

Quand tu voudras tonner, n'auront-ils point d'oreille ?375

Ici apparaît un important grief contre ceux dont les sens sont obstrués. En effet, ils sont d'autant

moins excusables que la Providence divine a donné aux hommes les moyens d'entendre la Parole :

[…] Dieu déploya ses trésors

[…] Afin qu'il n'y ait cœur ni âme si sauvage

Dont l'oreille il n'ait pu frapper de son langage376

Ainsi, le manque d'écoute ne vient pas tant d'une incapacité que d'un rejet :

Des oreilles il a, toutefois il n'écoute377

371 Le seul moment où un impie écoute, le sens est perverti par la cruauté : « Cet appétit brutal prit plaisir à entendre // Les hurlements divers des peuples affolés, // Riait sur l'affligé, sur les cœurs désolés » (« Les Fers », vv. 970-972)372 Les Juifves, vv. 1471-1472373 Les Juifves, vv. 1287-1288374 Sur l'analyse des signes divins et des peurs eschatologiques dans l'historiographie de la Renaissance, voir Mathilde Bernard, Écrire la peur à l’époque des guerres de Religion. Une étude des historiens et mémorialistes contemporains des guerres civiles en France (1562-1598), Paris, Hermann, 2010.375 « Misères », vv. 1297-1298376 « Les Feux », vv. 343, 345 et 346377 Les Juifves, v. 8

60

Pour Aubigné, ce refus d'écouter entraînera la punition divine à l'heure de sa victoire. Dieu rendra

alors la pareille, selon la logique de l'eschatologie albinéenne qui correspond non à un retour à

l'équilibre mais à une vengeance qui fait s'inverser les rapports de force :

Que ceux qui n'ont point eu d'oreille à nos prières

[…] Ton oreille soit sourde en oyant leurs prières378

Plutôt que de prédire un tel retournement, la pièce de Garnier met le spectateur devant le fait

accompli en lui exposant le châtiment de Sedecie :

Je n'ay oncques voulu à ses Prophetes croire,

Qui m'ont par tant de fois ces esclandres predit,

Ains je me suis mocqué de tout ce qu'ils m'ont dit.

Voyez comme il m'en prend, peuple, ô peuple, qui estes

Comme moy incredule à la voix des Prophetes.379

Toutefois, cette punition finale, tout en rassurant le croyant quant à la justice divine, ne l'exempte

pas, pour autant, de tout devoir prosélyte.

Notre corpus révèle en effet une véritable guerre de la parole qui fait s'affronter le juste et

l'injuste. Dans cette guerre, tout un enjeu de puissance acoustique entraîne un véritable

bouleversement des cadres de perception du son. Pour comprendre ce renouvellement de la

symbolique auditive à l'heure des guerres de religion, nous nous appuierons sur les concepts de

« haut » et de « bas » développés par la musicologie :

Le vocabulaire historique occidental a systématisé jusqu’au XVIIIe siècle pour les occurrences les

plus tardives, l’usage du couple haut/bas pour caractériser les émissions sonores respectivement de

fort et de faible volume sonore. […] Cette verticalité symbolique appartient à un vaste système très

cohérent dans lequel la gestuelle, la corporéité et le sonore occupent un rôle central. Elle exprime

une dimension morale religieuse : d’un côté le « haut » est associé à l’excès, à l’orgueil, de l’autre,

le « bas » reflète le comportement idéal d’humilité.380

Ainsi, traditionnellement, le bas modeste est valorisé sur le haut orgueilleux. Notre corpus garde, en

378 « Misères » vv. 1358 et 1362379 Les Juifves, vv. 1344-1348380 Luc, Charles-Dominique, « Anthropologie historique de la notion de Bruit » (http://jalonedit.unice.fr/ethnomusicologie/cours/fichiers/anthropologie-bruit). Nous utilisons cet article pour la concision de sa définition des concepts de haut et de bas, mais l'essentiel de notre travail s'est inspiré de Musiques savantes, musiques populaires (op. cit.) où les enjeux symboliques de ces deux concepts sont plus longuement décrits.

61

de nombreux lieux, la trace de cette conception. Le blasphème est assez caractéristique de ce son

haut, particulièrement puissant et arrogant :

Du gosier blasphémant lui sortit cette voix :

« Va t'en dire à ton Dieu qu'il te sauve à cette heure ! »

[…] Et cette voix qui Dieu et sa force défie

Donne mort au meurtrier et au meurtri la vie381

La voix qui fait éclater le blasphème semble réduite à sa pure matérialité vocale. C'est un « gosier »,

et non une voix qui serait trace d'une âme, qui profère ces mots. Le blasphème, qui devra être puni,

renvoie l'homme à sa part physique et animale382 :

[Sedecie] Rugist comme un lyon, ronge ses vestements

Adjure terre et ciel, et tous les elemens383

Le cas moral complexe de Sedecie apparaît ici dans toute sa force. En ce moment de folie bestiale,

causée par la trop grande douleur, l'ancien roi semble incapable de raisonner et s'approche

dangereusement de l'impiété en s'en prenant au Ciel. Le blasphème, en effet, discrédite celui qui le

profère et empêche ses paroles d'être pleinement écoutées :

Qui t'a mis en l'esprit de faulser ta parole ?

N'en faire non plus cas que de chose frivole ?

De parjurer ta foy ? Seroit-ce point ton Dieu,

Ton Dieu, qui n'a credit qu'entre le peuple Hebrieu ?

N'est-ce point ce Pontife, et ces braves Prophetes,

Les choses predisans apres qu'elles sont faites ?384

Le passage est assez problématique car ces attaques sont, d'un point de vue politique comme

théologique385, assez légitimes, mais elles ne portent pas, toutefois, sur le bon objet et sont proférées

par un personnage impie. Sedecie est en effet un parjure, mais l'impiété se retourne sur

Nabuchodonosor qui accuse Dieu et non pas sur le pénitent qui a conscience de la faute. C'est cette

conscience qui fait parfois préférer la mutilation au péché de langue :

La langue soit coupée avant qu'elle blasphème.386

381 « Les Fers », vv. 1168-1174382 Nous soulignons.383 Les Juifves, vv. 1993-1994384 Les Juifves, vv. 1383-1388385 Sedecie a en effet trahi le pouvoir terrestre et le pouvoir céleste.386 « Les Feux », v. 850

62

Le passage est étonnant car l'ablation est en général exécutée pour punir le blasphème387 et non de

manière préventive. Au nom d'un silence purificateur, la justice divine se joue du châtiment

terrestre. Le silence peut être, en effet, la marque d'une pieuse impassibilité à la douleur :

De ces faux justiciers, qui ayant essayé

Sur son corps délicat leur courroux déployé,

Elle, se tut ; et lors furent bien entendues

Au lieu d'elle crier les cordes trop tendues388

Le silence du martyr est à la fois une marque de constance et la preuve de son passage vers un autre

plan, plus spirituel, plus élevé, moins terrestre et moins sonore389. Alors que le cri devrait être une

réaction humaine au supplice, il semble que la douleur extrême doive s'exprimer au-delà des

manifestations sonores :

Ce mal est incredible, il n'a besoin de pleurs

» Les pleurs et les soupirs sont pour moindres douleurs390

Si la plus grande douleur doit être dite par le silence (tout comme le silence suit le dernier sceau de

l'Apocalypse391), l'espace sonore où s'exprime la douleur médiane semble lié à un état intermédiaire,

terrestre, quand le silence serait la marque d'une perfection392. Ainsi, cette question du haut et du bas

sonore pourrait être un symbole d'élection qui établirait une ligne claire entre le bien et le mal :

Vois deux camps dont l'un prie et soupire en s'armant

L'autre présomptueux menace en blasphémant393

Cette différence entre un timbre haut réservé aux impies et un bas qui serait caractéristique

des hommes pieux implique nécessairement, comme nous l'avons vu à propos de l'espace public, un

rapport de force déséquilibré. Les impies auraient alors une force sonore qui les avantagerait dans le

combat pour la parole. Ce combat serait d'autant plus disproportionné que les impies n'hésitent pas à

employer les moyens sonores des vrais prophètes :

387 Corinne Leveleux-Teixeira, « Entre droit et religion : le blasphème, du péché de la langue au crime sans victime », in Revue de l'histoire des religions - Tome 228, Paris, Armand Colin, 2011.388 « Les Feux », vv. 163-166389 La fin de notre travail se consacrera à cette élévation.390 « Les Juifves », vv. 1885-1886391 « Et lorsque l'Agneau ouvrit le septième sceau, il se fit un silence dans le ciel, environ une demi-heure... » (Ap, 8, 1)392 Perfection que ne semblent pas avoir atteinte les juives, car les vers qui suivent l'extrait cité sont marqués d'interjections qui disent une tentation pour le haut sonore.393 « Les Fers », vv. 1347-1348

63

Des démons prédisant par songes, par augures

Et par voix de sorcier […]394

Ceci peut expliquer pourquoi la doctrine catholique, chez Aubigné, est qualifiée de « mensonge

puissant »395. L'hypocrisie est d'autant plus forte dans l'espace sonore qu'elle revêt les habits de la

piété. Ceci n'est pas seulement un sacrilège, à la manière du psaume transformé en chanson galante.

En effet, en imitant les paroles des pieux, les impies se font « meurtriers de la voix »396. Leur but est

bien, alors, de faire taire la parole des bons. Ainsi peuvent s'expliquer397 les volontés de mutilation :

Deux qui l'accompagnaient furent pressés de tendre

Leurs langues au couteau […]398

L'acte de l'impie est un acte contre la parole. C'est dans le cadre de ce combat théologique pour

obtenir l'écoute que le timbre puissant des impies devient une réelle menace et non plus une simple

faute qui sera punie :

Et de peur que les voix tremblantes, lamentables

Ne tirent la pitié des cœurs impitoyables.

Comme au taureau d'airain du subtil Phalaris,

L'airain de la trompette ôte l'air à leurs cris.399

Ici se fait jour le danger de l'impie qui œuvre pour couvrir la parole des vrais chrétiens. La voix

« tremblante » peine à faire face à « l'airain de la trompette ». Dans ce cadre de pensée, l'importance

des trompettes et tambours prend un autre sens. Il ne s'agit pas seulement d'instruments martiaux,

mais surtout d'objets sonores hauts qui, dans le temps de leur résonance, peuvent phagocyter

l'expression de la voix pieuse :

Que j'oy les fifres et tabours,

Les trompettes dessur les tours,

Dont le son encourage

Le veinqueur au carnage400

394 « Misères », vv. 862-863395 « Les Feux » v. 700396 « Les Fers », v. 563397 Malgré le retournement symbolique que nous avons vu.398 « Les Feux », vv. 497-498399 « Les Fers », vv. 569-572400 Les Juifves, vv. 517-520

64

Les sons martiaux empêchent ici l'expression des voix qui devraient attirer la pitié401. La victoire

sonore de l'impie, libre de blasphémer quand son timbre puissant empêche celui des bons de

résonner, doit alors entraîner une réaction violente :

Ce qui fit monstrueux ce monceau de fagots,

C’est que ces jacobins, envenimés cagots,

Criaient, vrais écoliers du meurtrier Dominique :

« Brûlons même le Ciel, s’il fait de l’hérétique ! »

Ces deux frères priaient quand, pour rompre leur voix,

Le peuple forcenant porta le feu au bois.

Le feu léger s’envole, et bruyant se courrouce

Quand contre lui un vent s’élève et le repousse.

Mettant ce mont de feu et sa rage à l’écart,

Les frères, achevant leurs prières à part,

Demeurent sans ardeur. […]

Ceux qu’on tenait pour morts,

Quand le feu eut brûlé leurs câbles, se levèrent,

Et leurs poumons brûlants, pleins de feu, s’écrièrent

Par plusieurs fois : Christ ! Christ ! et ce mot, bien sonné

Dans les côtes sans chair, fit le peuple étonné.402

Tout le passage fait entendre le combat entre forces pieuses et impies : les Jacobins contre les

protestants, le vent contre le feu, les voix blasphématoires contre les cris inspirés. Dans ce contexte

d'affrontement, les martyrs s'en tiennent tout d'abord au timbre bas (« Les frères, achevant leurs

prières à part, // Demeurent sans ardeur »), pourtant quand l'impiété devient intenable, ils se mettent

à crier le nom du Christ. Le timbre haut semble alors permis pour assurer la victoire des pieux sur

l'impie.

Dans ce contexte, l'espace acoustique devient champ de bataille et le son est une arme. Les

chrétiens, « un psaume dans la bouche, et un luth en la main »403, sont « armés de la prière et non

point des couteaux »404. Face à la victoire du pouvoir temporel, le son doit protéger les croyants :

Pauvrettes nous n'avons pour recours que les larmes,

Les plaintes et les cris ce sont nos seules armes405

Ces deux vers sont assez caractéristiques d'une ambiguïté de la voix des juives entre force et

401 Comme le montre l'épisode cité entre Amital et la Reine.402 « Les Fers », vv. 435-452403 « Misères », v. 1344404 « Les Feux », v. 712405 Les Juifves, vv. 1695-1696

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faiblesse. Manifestation de leur douleur, la déploration est une marque de piété qui assure, au plan

de la justice divine ou mémorielle, une victoire sur l'impie, mais elle est, dans le temps de l'action,

une preuve de faiblesse, comme le montre la fréquente rime « larmes » / « armes » :

Approchez donc, mes Brus, laschez la bonde aux larmes,

Soupirez, sanglotez, desployez toutes armes406

Voici femmes, vieillards, et enfants qui n'ont armes

Que des cris vers le ciel, vers la terre des larmes407

Les manifestations sonores apparaissent ici comme seules protections des martyrs. Le cri, la force

de leur timbre haut, est comme autorisé par leur faiblesse sur terre. La manifestation sonore est alors

une arme défensive, un bouclier408, contre la violence des impies :

L'un se défend de voix, l'autre assaut de la main409

Alors que le son, dans Les Juifves, se cantonne souvent à ce rôle de protection, il peut parfois, dans

Les Tragiques, être plus offensif :

Vous louerez Dieu, ils trembleront ;

Vous chanterez, ils pleureront410

Il s'agit pour Aubigné de vaincre les « papistes » par un timbre haut, assuré et irrécusable qui les

laisse sans voix :

Et malgré leurs discours, leurs fuites et leurs ruses,

Il laissa les cafards sans mots et sans excuses411

Pour « obten[ir] l'oreille et le silence »412, il faut donc employer une parole nouvelle, puissante,

« non commune »413, dissonante s'il le faut414 :

Le luth que j'accordais avec mes chansonnettes

406 Les Juifves, vv. 975-980407 « Les Fers », vv. 455-456408 Qui serait l'expression sonore du « bouclier de la foi » (Ep, 6, 16)409 « Les Fers », v. 843410 « L'auteur à son livre », vv. 373-374411 « Les Feux », vv. 965-966412 « Les Feux », v. 645413 Misères », v. 65414 Selon les modalités que nous avons vues plus haut.

66

Est ores étouffé de l'éclat des trompettes415

Ces deux vers, que nous avons déjà cité, ne renverraient donc pas seulement à un changement de

genre qui verrait Aubigné abandonner le lyrique pour l'épique, il s'agit aussi du choix revendiqué

d'un timbre haut à même de porter la foi du poète au combat. Comme nous l'avons vu au début de

ce travail, ce qui importe ici, ce n'est pas tant le choix de la trompette contre le luth, mais plutôt le

choix d'une manière particulière de jouer. Ainsi, l'instrument, reconnu pour sa délicatesse et son

timbre bas416 peut être joué de manière violente lorsqu'il s'agit de combattre l'impie par le son :

Mets à couvert ces voix que les pluies enrouent

Déchaîne donc ces doigts, que sur ton luth ils jouent417

Ces doigts déchaînés tirent du luth un son puissant tout comme Dieu tire de hauts cris des gorges

faibles. Ce dernier extrait rappelle aussi l'importance de l'enrouement impie. Face à ce son indéfini

et hypocrite, le son haut affirme une locution sans feinte qui est la pure expression d'une foi tout

comme le cri, pure expression de la douleur, s'oppose au murmure418 des voix trompeuses :

[…] de l'innocente bouche

L'âme plaintive allait en un plus heureux lieu

Eclater sa clameur au grand trône de Dieu419

L'allitération particulièrement sonore de ce dernier vers420 affirme de manière fastueuse le triomphe

de l'enfant dans la mort sans péché. Ainsi, de nombreux passages présentent les cris comme une

pure manifestation des mouvements de l'âme :

Nous est-il rien resté qu'un esprit gemissant,

Qu'un esprit adeulé dans un corps languissant421

La plainte, de registre haut, matérialise sans feinte la souffrance de l'âme. Elle est le pendant

spirituel et auditif de la douleur, quand le corps en est la représentation physique et visuelle.

Toutefois, certaines représentations du cri mettent en question son timbre haut :

415 « Misères », vv. 73-74416 Luc Charles-Dominique, Musiques savantes, musiques populaires (op. cit. p. 41)417 « Misères », vv. 1349-1350418 « Murmurant l'exorcisme et les noires prières » (« Misères », v. 901)419 « Misères », Vv. 358-360420 [k], [r] et [d] qui, utilisées deux par deux, ne sont pas sans évoquer (surtout avec la prononciation du « r » apical) un roulement de tambour.421 Les Juifves, vv. 469-470

67

Criant et lamentant d'une façon si tendre422

L'adjectif ici employé peut légitimement étonner. Le cri des enfants sacrifiés est si pur qu'il ne

semble pas entrer dans la catégorie du haut, car la réaction qu'il entraîne ne l'analyse pas comme tel.

Sa puissance, en effet, frappe moins qu'elle n'attendrit. Ceci doit nous amener à penser que les

concepts de haut et de bas sonores ne représentent pas seulement des questions de volume concret

mais aussi des enjeux de contextes d'émission, comme nous l'avons esquissé à propos de la

symbolique des instruments.

Ici apparaissent de nouveau des tensions qui rendent difficiles l'appréciation symbolique sans

nuances de l'espace sonore. Nous avons vu que son analyse est complexe sur la place publique. Si la

Mémoire entérine la victoire morale du bien sur le mal, le pouvoir terrestre sort souvent vainqueur

dans le combat pour la parole.

Pourtant, alors que l'écoute revêt des enjeux théologiques qui dépassent la seule sphère

politique, les conditions de production et de réception du son ne sont plus les mêmes. Si la surdité

des impies sera irrémédiablement punie, cette justice finale n'exempte pas le chrétien de ses devoirs

sonores.

Cependant, pour convaincre ou porter la louange, il faut déjà être capable de parler ou de

chanter. Or, la puissance sonore des impies peut rendre impossible ce dessein quand la voix des

bons est écrasée par celle des blasphémateurs.

Mais ce timbre haut qui serait accordé par Dieu pour combattre l'impie, comment s'assurer

qu'il ne soit pas la marque de cette même hérésie que les deux textes veulent combattre ?

422 Les Juifves, v. 1919

68

Avant de proposer des clés d'analyse pour tenter d'élucider certaines manières d'entendre et

d'émettre au sein de l'espace sonore, il nous faut envisager les enjeux acoustiques, organologiques et

moraux que supposerait une revalorisation du son haut dans nos textes.

L'enjeu acoustique découle de la définition de ce qu'est le son haut. Tout comme une

trompette peut émettre un signal à de longues distances423, la parole ainsi assimilée à ce timbre

devrait parcourir l'espace et porter partout la parole sainte :

Puis nous jetions par l'univers

[…] Ses belles plaintes et mes vers424

Cette capacité presque magique de la parole qui peut, en tous lieux, éclater, est, nous l'avons vu,

considérée comme un don de Dieu425 . Pourtant, cette idée entre en contradiction avec les fréquentes

analogies entre la voix et les instruments qui peuvent être assimilés à des objets idolâtres, car

artificiellement créés. Voici donc un premier point de rupture sur cette question, entre la pièce de

Garnier, pour qui la voix seule est réellement digne426, et le recueil d'Aubigné, où l'émission vocale

est volontiers comparée à l'instrumentarium haut.

On voit ici se profiler des enjeux organologiques qui pourraient nous donner des éléments sur

la manière de percevoir le son dans nos deux textes. Comme le rappelle Luc Charles-Dominique427,

les concepts de haut et de bas sont inséparables de réalités concrètes telles que les matières utilisées

pour la fabrication des instruments ou leur utilisation monophonique ou harmonique. Il note ainsi

que les instruments hauts sont le plus souvent des aérophones428 et que tous les instruments bas sont

polyphoniques429. Sans prétendre apporter de réponses catégoriques sur ces questions proprement

musicologiques, il nous faut toutefois noter comment ces enjeux organologiques peuvent influencer,

à la marge, les perceptions acoustiques dans nos textes. Nous noterons ainsi la symbolique

ambiguë430 du vent dans Les Tragiques. Lorsque le terme est utilisé pour qualifier les paroles des 423 Voir à ce propos les recherches de restitution des signaux sonores des cors en terre cuite issus des fouilles du site de Charavines qui montrent l'efficacité de cette communication acoustique. Ce travail a été présenté par Lionel Dieu et Laura de Castellet lors du colloque « Restitution du son, l’instrumentarium du Moyen Âge », Paris-Chartres, 25-26 avril 2014 (actes à paraître).424 « L'auteur à son livre », vv. 160 et 162425 « Il demandait à Dieu // Qu'au bout de tant de maux il pût au beau milieu // Des peuples l'annoncer, en montrant ses merveilles // Aux regards aveuglés et aux sourdes oreilles. » (« Les Feux », vv. 363-366)426 Les instruments positifs étant réduits au rôle d'accompagnement.427 Musiques savantes, musiques populaires (op. cit. pp. 31-41)428 L. Charles-Dominique profite de cette distinction pour rappeler la symbolique souvent profane du vent.429 Ce qui explique, selon lui, que l'orgue, par ailleurs absent de notre corpus, soit classé comme un bas instrument.430 Au-delà des connotations profanes (souvent scatophiles) du vent, cette même ambiguïté parcourt la Bible. Si le vent

69

impies, il est synonyme de futilité, mais il peut aussi représenter une forme de purification divine :

Ou que Dieu fenera par le vent de sa bouche431

Sans pour autant affirmer que la revalorisation du motif du vent, en certains endroits, soit le signe

d'un accord donné au protestant pour qu'il exerce le timbre haut, nous remarquerons simplement que

le recueil ne s'oppose pas à cet élément432 qui peut parfois jeter le discrédit sur les aérophones. Avec

la même prudence, il nous faut aussi rappeler que si l'on devait assigner aux deux textes un style

vocal, Les Juifves seraient plus polyphoniques et Les Tragiques, le plus souvent, monophoniques433.

Toutefois, vu l'étroitesse du champ instrumental dans le corpus étudié, il est difficile d'en tirer de

réelles conclusions sur la symbolique organologique.

L'exigence éthique qui parcourt les deux œuvres doit toutefois nous permettre d'énoncer des

éléments de réponse plus assurés en ce qui concerne l'enjeu moral de la revalorisation du son haut.

Nous avons vu, à des degrés divers, l'attachement de nos deux auteurs à l'authenticité et à l'humilité,

même si, assurément, ces deux notions ne sont pas présentes de la même manière dans les deux

livres. La nécessité de sons puissants, pour combattre l'impie ou exprimer sans feinte son ressenti,

concentre en elle les tensions qui peuvent exister entre ces deux idéaux. En certains endroits, la

pièce de Garnier s'en prend aux manifestations bruyantes synonymes d'orgueil434 ou de menace435 et

en d'autres, il laisse s'exprimer par des sons tout aussi éclatants les lamentations ou les signes

divins. De même, Aubigné moque le faste vain des paroles courtisanes mais clame, après une

manifestation particulièrement sonore de la voix des éléments :

Le pompeux appareil436 de cette âme si sainte

Fit des moqueurs de Dieu trembler l'âme contrainte437

Dieu, contrairement aux hommes, n'a pas à revêtir l'humilité. Il peut laisser éclater le « pompeux

appareil » du timbre haut sans que sa grandeur n'en soit altérée438.

Mais l'homme n'a pas cette grandeur. Comment être sûr, alors, que le timbre qu'il emploie439

est souvent signe de destruction (vent d'Est qui brûle ou vent d'Ouest qui amène les sauterelles, dans de nombreux passages de la Genèse) celle-ci est le plus souvent voulue par Dieu, en représailles.431 « Misères », v. 34. Ce qui est justement destiné à faner, ici, ce sont ces « inutiles fleurs » (v. 32) de l'ancien style futile qu'Aubigné entend dépasser par un nouveau souffle stylistique chrétien.432 Il en va de même dans Les Juifves (cf. supra notre analyse de la « voix du monde »)433 Comme nous l'avons esquissé en analysant les rapports de la voix individuelle à celle du groupe.434 La tirade de Nabuchodonosor en ouverture de l'acte II, par exemple.435 Celle qui ressort notamment des bruits de batailles.436 Nous soulignons.437 « Misères », vv. 1013-1014438 Selon la même logique, le faste du concert des anges ne saurait être assimilé à la part d'orgueil habituellement liée aux instruments hauts qui y sont représentés.439 Lorsque celui-ci devient tumultueux.

70

ne l'assimile pas à ces impies qu'il prétend combattre ? Combattre les hérétiques avec leurs propres

armes, n'est-ce pas une marque d'aliénation et un manque de courage440 ? Et ces voix qui, dans Les

Juifves, refusent d'accomplir le devoir de louange, comment assurer qu'elles n'abandonnent pas leur

Dieu, comme le font les idolâtres ?

Aimez-le et l'honnorez, craignez de l'offenser441

L'espace sonore de nos deux textes repose sur la frontière ténue entre un timbre clair à même

d'honorer Dieu et la peur que ce timbre, devenant trop haut, ne soit propre à offenser le créateur.

Qu'elle s'adresse aux impies ou à la communauté442, la voix oscille entre humilité et orgueil,

puissance et faiblesse, authenticité et hypocrisie.

Avant de proposer des pistes à même de résoudre ces tensions, rappelons une dernière fois

que les textes littéraires ne sont pas des pièces à conviction. Assurément, les deux textes de notre

corpus ne présentent pas, en eux, la même part de doute, mais, même quand Aubigné s'empresse

d'élucider ses moments de scrupules443, il nous donne des éléments pour comprendre les ambiguïtés

de sa parole qui, au nom d'une fidélité à l'argument, se fait « plus riche et moins [belle] »444. La voix

n'est jamais complètement libre, ni les bruits du monde totalement innocents. L'espace sonore se

développe sous certaines conditions. Ainsi, les manifestations les plus bruyantes peuvent s'expliquer

par une exigence d'abnégation445, des modalités historiques446 et une conception ascensionnelle des

perceptions sensorielles447.

La plus évidente des conditions du sonore est sûrement celle de l'abnégation. Il s'agit, pour

éviter l'orgueil du son haut, de dissoudre l'individualité de la parole dans l'expression pure de Dieu

et de la communauté. Cette conception pourrait nous inviter à lire Les Juifves comme un parcours

dont les épreuves successives invitent le croyant à se dépouiller de tout désir d'expression sonore de

son individualité448. Ainsi, après la mise à mort des enfants, la plainte devient, comme nous l'avons

440 Quand l'on repense par exemple au courage des martyrs qui accueillent la mort en silence : « Car ceux-là recevaient et le fer et la mort // Sans cri, sans que le corps se tordit par l'effort // Sans posture contrainte, ou que la voix ouïe // Mendiât lâchement des spectateurs la vie » (« Misères », vv. 1099-1102).441 Les Juifves, v. 1741442 Car les deux textes posent la question de ceux à qui la voix doit s'adresser. Le chrétien doit-il prêcher pour ceux qui n'écouteront pas ou pour ceux qui sont déjà convaincus ?443 Voir en particulier le discours entre le poète et sa conscience (« Les Feux » vv. 27-52)444 « Les Feux », v. 51445 Nous utilisons ce terme pour tenter de décrire un abandon de l'individualité dans le service de la communauté et de Dieu. Les termes allemand (Selbstlosigkeit) et anglais (selflessness) sont peut-être plus proches de cette idée, mais, pour ne pas embrouiller notre discours, nous nous contentons de les évoquer sans pour autant nous en servir directement.446 Relevant non de l'histoire réelle, mais d'un écoulement symbolique du temps, faisant s'alterner différentes ères.447 Qui nous permettra d'interroger autrement la hiérarchie sensorielle dont héritent nos deux textes.448 On observe par ailleurs que les personnages les plus saints sont ceux qui n'agissent pas pour leur intérêt propre. Une hiérarchie s'opère entre Nabuchodonosor qui parle de lui-même et dans son propre intérêt, Sedecie, qui s'adresse au tyran pour éviter sa propre mort, mais qui peut, par endroits, s'adresse au peuple ou chercher à sauver ses enfants, Amital, dont la voix organale émerge certes du groupe, mais le plus souvent pour porter de sa voix les intérêts de son

71

vu, toute mémorielle, car les juives n'ont plus, ni par la peur, ni par l'espoir, de raison de donner à la

plainte un enjeu individuel tendu vers l'avenir :

Employons nostre vie à soupirer et plaindre,

Puisque nous n'avons plus qu'esperer ny que craindre449

Dans Les Tragiques, l'individualité est plus marquée. Pourtant, plusieurs passages séparent la

personne physique qui parle de la voix impersonnelle qu'elle fait résonner :

Or je vois qu'il est temps d'aller prouver par moi

Les propos de ma bouche […]450

Le martyr distingue ici son corps personnel, amené à disparaître, de la voix universelle qui s'est

exprimée par sa bouche. Le croyant, parfait medium de desseins qui le dépassent, doit être digne de

cette voix dont il n'est pas possesseur et le prouver en sacrifiant son être physique au devoir

prosélyte. Nous avons vu en effet que la voix était un don de Dieu. C'est ce don supposant

l'abnégation qui assure le sonore et le distingue des manifestations impies. Ainsi quand le Prophète,

dans Les Juifves, ose s'adresser ainsi à Dieu : « Es-tu Dieu de Juda, pour sans fin l'affliger ?451 »,

c'est moins l'orgueil qui est décrit que la manifestation endolorie de l'incompréhension face aux

desseins divins. Le Prophète, tout consacré à la voix de Dieu et de la communauté, n'a pas de nom,

pas de désir individuel qui risquerait, comme Nabuchodonosor, de l'entraîner vers l'impiété452. Ses

manifestations vocales sont tournées vers Dieu, non vers le pouvoir terrestre. En effet, « les

témoignages saints ne sont pas politiques »453 et, même lorsqu'ils sont proférés dans l'espace public,

ils ont un double horizon, à la fois présent et futur, terrestre et céleste. Contrairement aux impies,

« Humains, qui prononce[ent] une sentence humaine »454, les vrais croyants, quelle que soit leur

condition, sont des passeurs du discours divin455 :

[…] l'esprit donna des voix

Aux muets pour parler, aux ignorants des langues,

Aux simples des raisons, des preuves, des harangues.

Ne les fit que l'organe à prononcer les mots

peuple, et enfin le Prophète qui, détaché du monde, annonce au peuple ses fautes et sa rédemption à venir.449 Les Juifves, vv. 2051-2052 450 « Les Feux », vv. 912-913451 Les Juifves, v. 1861452 Sans, bien sûr, que l'invective ne suppose un état de perfection qui le placerait sur le même plan que Dieu.453 « Les Feux », v. 1130454 « Les Feux », v. 1118455 Nous soulignons.

72

Qui des docteurs du monde effaçaient les propos.456

Ici apparaît une autre forme de légitimation du timbre haut. Dans une logique d'abaissement

des grands et d'élévation des opprimés, il peut ainsi être accordé aux plus faibles457 sans risque

d'orgueil :

De quelque beau discours, de quelque belle plainte

Étonnait tous les jours et n’amollissait pas458

Même dans la plainte459, la martyre n'a pas la mollesse des impies, et pourtant, le son puissant

sortant de sa gorge faible, elle ne peut être suspectée d'orgueil. Dans Les Juifves, cette même

condition s'exprime plutôt par le cri de la communauté pénitente :

Mais las ! Pardonne nous, nous te crions merci460

L'assurance sonore permise par l'abnégation et la faiblesse de la communauté pénitente et opprimée,

permet d'envisager des contextes où la moquerie, portée contre l'impie, serait tolérée461 et un temps

où le rire, après la victoire divine, serait de nouveau positif :

Argument de rire et de craindre

Se trouve en mes vers, en mes pleurs462

Le rire est autorisé s'il est conscient de la dimension tragique du peuple des opprimés, mais aussi de

la victoire finale de Dieu. Ce rire dont le livre peut être le support n'est plus le rire révélateur de la

personnalité profonde et cruelle d'un individu, mais un rire qui soude une communauté dans la

conscience d'appartenir à une même histoire et à une même destinée.

Ceci doit nous amener à préciser la place de l'histoire dans les perceptions auditives et leur

symbolisme. Il ne s'agit pas seulement d'une mémoire commune investie et portée par des

manifestations sonores.

Il nous semble, en effet, que le son peut être pensé de manière événementielle. À une époque

456 « Les Feux », vv. 1304-1308457 En particulier dans le recueil d'Aubigné.458 « Les Feux », vv. 1062-1063459 Qu'Aubigné attaque en certains lieux, quand elle émane des grands : « A quoi semblent les cris dont éclatent si forts // Ceux qui à col retors sont traînés à la mort // Sinon aux plaintes qu'ont les enfants à la bouche // Quand ils quittent le jeu pour aller à la couche ? » (« Les Feux », vv. 111-114)460 Les Juifves, v. 11461 « […] Ces idoles étrangères // Dont chacun d'eux se fust moqué » (Les Juifves, vv. 317-318)462 « L'auteur à son livre », vv. 375-376

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donnée correspondrait un style sonore particulier. Notre corpus présente ainsi, en de nombreux

passages, une conscience nostalgique d'un ancien temps ou le son pouvait être à la fois pur et

insouciant :

Nous n'entendrons plus les sons

De la soupireuse lyre,

Qui s'accordoit aux chansons,

Que l'amour vous faisoit dire463

Dans Les Tragiques, cette nostalgie est liée au souvenir d'un passé proche où les rois étaient bons.

Ceci est particulièrement net dans le contraste entre les anciennes entrées de villes et les nouvelles :

Jadis nos rois anciens, vrais peres et vrais rois,

[…] Faisoient par les citez des superbes entrées.

Chacun s’esjouissoit, on sçavoit bien pourquoy :

Les enfants de quatre ans crioient : Vive le Roy !464

Nos tyrans aujourd’huy entrent d’une autre sorte,

La ville qui les voit a visage de morte :

Quand son prince la foule, il la void de tels yeux

Que Néron voyait Rome en l’esclat de ses feux.465

Alors que le passé joyeux est intimement lié au sens auditif et aux manifestations de liesse, la

disharmonie du présent semble marquée par un silence de mort et la prédominance du visuel qui

constate la destruction466.

Le moment que décrit la fiction peut, en effet, être vu, sur le plan acoustique467, comme un

temps de l'épreuve où le sonore est perverti, ainsi que l'annonce le Diable :

Ils ne connaîtront plus ni la foi, ni la grâce,

Ains te blasphémeront, Eternel, en ta face468

Dans Les Juifves, c'est l'acte sanguinaire du tyran qui dérègle l'espace sonore469 en transformant la

463 Les Juifves, vv. 1529-1532464 « Misères », vv. 563-568465 ibid. v. 581-584466 Aubigné, par ailleurs, a peut-être écrit la comparaison en se souvenant du refus inédit d'Henri III de procéder à la tradition sonore lors de son entrée dans Paris en Décembre 1587 (J-P Gutton, op. cit. p. 41)467 Mais aussi à de nombreux autres niveaux.468 « Les Fers », vv. 153-154469 Il en va de même pour Catherine qui « change en discord l'accord des éléments » (loc. cit.)

74

lamentation en blasphème470 :

Les autres, gemissans, detestoyent terre et cieux471

Dans cette époque où le son ne peut plus être innocent, la louange a laissé place à l'offense et même

les bons sont susceptibles de s'abandonner au sonore impie :

Tout pendard parle haut; tout équitable craint,

Exalte ce qu'il hait; qui n'a crime le feint.472

L'âge des Fers, plus que celui des Feux, est un âge où le sonore est perverti et chaotique. L'impie

parle haut, le juste est contraint de se taire, voire de retourner sa parole, c'est à dire couvrir ses mots

de cette hypocrisie qui est caractéristique de l'impie. Face à ce danger sonore 473, le timbre haut

pourrait être permis en tant qu'expression passagère à même de favoriser la victoire finale de

Dieu474. C'est le caractère éphémère, circonstancié, de ce son de combat qui pourrait autoriser son

existence dans la bouche des pieux.

Un troisième moment de l'histoire sonore apparaît, non lors de la victoire des élus475, mais

après elle, lorsque le calme semble accordé aux croyants choisis par Dieu. L'évocation de ce

moment est très rare dans notre corpus tant est mis en avant la victoire de l'impie ou la violence

nécessaire pour le vaincre. Il est difficile, à la fin des Juifves, de définir clairement une atmosphère

sonore qui pourrait décrire l'heure où le messie « viendra pour mettre fin à toute prophétie »476.

Nous ne pouvons que noter l'appel du Prophète au silence477 et l'aspect particulièrement insonore

des derniers vers de cet acte, qui est le seul à ne pas se finir par le chant du chœur. Nous avons déjà

noté la manière dont Les Tragiques présentent un espace sonore en sourdine lorsque sont présentés

les élus après leur victoire, en particulier au début des « Feux » :

Voici marcher de rang par la porte dorée

L'enseigne d'Israël dans le ciel arborée,

Les vainqueurs de Sion, qui, au prix de leur sang,

Portant l'écharpe blanche, ont pris le caillou blanc.

Ouvre, Jérusalem, tes magnifiques portes :

470 Nous soulignons.471 Les Juifves, v. 1934472 « Les Fers », vv. 847-848473 Qui contribue à l'ordre moral incertain du cinquième livre.474 Selon les modalités que nous avons vues précédemment.475 Qui est marquée, comme nous l'avons déjà noté à propos du final des Tragiques, par le fracas qui accompagne la vengeance divine et qui, ainsi, rentre plutôt dans l'ère acoustique que nous venons de décrire.476 Les Juifves, v. 2172.477 « Ce mal est incredible, il n'a besoin de pleurs // » Les pleurs et les soupirs sont pour moindres douleurs » (loc. cit.)

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Le lion de Juda, suivi de ses cohortes,

Veut régner, triompher et planter dedans toi

L'étendard glorieux, l'oriflam de la foi.

Valeureux chevaliers, non de la Table ronde.

Mais qui êtes, devant les fondements du monde,

Au rôle des élus, allez, suivez de rang

Le fidèle, le vrai, monté d'un cheval blanc.

Le paradis est prêt, les anges sont vos guides,

Les feux qui vous brûlaient vous ont rendus candides.

Témoins de l’Éternel, de gloire soyez ceints,

Vêtus de crêpe net (la justice des saints)478

Ces vers sont marqués par le silence et la lumière. Le retour du calme sur le plan sonore479 met en

valeur une sérénité, une plénitude, qui doit être celle des élus après la victoire divine. Les anciens

héros (les chevaliers de la table ronde) sont remplacés par les nouveaux (les martyrs). Le feu décrit

est un bûcher désormais pur de tout son de douleur. Le fracas n'existe plus. Tout semble réuni et

apaisé dans la blancheur, dans la lumière ; le règne de l'ouïe a laissé place à celui de la vue. Les

codes symboliques ne sont plus sonores mais visuels comme en témoigne par exemple l'attention à

la symbolique des couleurs (rouge, blanc, doré480).

Ce retour final au silence et à la symbolique visuelle doit nous amener à étudier plus

précisément un lien synesthésique complexe qui s'attache à la voix haute et qui lie puissance

acoustique et lumière. Nous nous appuyons essentiellement, pour cela, sur un article de Pascale

Cheminée et Danièle Dubois481, lexicographes et psycholinguistes, qui ont analysé l'utilisation du

terme « clair » pour décrire les résonances d'un instrument.

Ainsi, le terme peut renvoyer à un son « sec », « criard » et « agressif »482 qui correspondrait

assez au timbre « haut » tel qu'il est le plus souvent pensé. Ailleurs, le son clair est dit

« transparent », « ouvert » et cette ouverture sans artifice ni dissimulation nous paraît rendre compte

assez précisément de l'espace sonore passé, avant le moment de l'épreuve. À l'époque où le sonore

peut être perverti, il nous semble par contre que le son haut, tel qu'il est voulu par Aubigné483, doit

478 « Les Feux », vv. 1-18479 Particulièrement marquant si l'on compare ces vers avec les derniers du chant précédent.480 Le rouge, malgré ses multiples connotations, est ici « le rouge sang, […] celui versé par le Christ, la force du sauveur qui purifie et sanctifie » (Michel Pastoureau, interviewé par Dominique Simonnet, http://expositions.bnf.fr/rouge/rencontres/02.htm/). Le blanc et le doré symbolisent à la fois la pureté, la sagesse et la noblesse.481 Pascale Cheminée et Danièle Dubois, « « Bon » piano pour les musiciens : analyse linguistique de leur discours » in Musique et technique, Itemm, Le Mans (n°4, 2009, pp. 5-20)482 Les termes que nous employons se trouvent dans une conclusion partielle sous forme de tableau, p. 13 de l'article précédemment cité.483 Et, dans une moindre mesure, par Garnier.

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être « clair », c'est à dire « défini », « articulé », « précis »484. Il s'oppose alors à l'« imprécis », au

« sourd » et au « confus » des impies485. Le troisième temps de l'espace sonore486 serait alors celui

où le timbre clair est proprement « lumineux », « brillant » et « riche », un temps où le sonore laisse

la place au visuel.

Le dernier temps de notre travail proposera, à la suite de cette expression conjointe du son et

de la lumière, une interprétation de l'espace sonore des Juifves et des Tragiques en tant que parcours

sensoriel qui proposerait, de l'ouïe à la vue, le chemin d'une rédemption. Notons tout d'abord que,

selon une perspective assez traditionnelle, l'appréhension divine du monde se fait sur le mode de la

vue487. Ce sens, dont nous avons noté l'importance dès notre introduction, agit toutefois à différents

niveaux. Dieu, omniscient, voit tout de manière plus profonde que l'homme qui, simple mortel, ne

perçoit que les images, parfois illusoires488. Si Dieu est aussi celui qui entend, il semble, à l'issue de

notre étude, que l'ouïe est réservée à la relation entre l'homme et son créateur :

[soit] Ton oreille propice ouverte à nos prières489

Dieu l'ouït, l'exauça […]490

[L'Éternel] Ces voix de blaspheme entendit491

Soit ton oreille ouverte à leur cris de blasphème492

Dieu écoute les prières et entend les blasphèmes. L'ouïe est le mode de communication entre

l'homme et Dieu. La prière est écoutée et le blasphème, loin d'être ignoré, est entendu pour être

ensuite puni. Dans Les Juifves, cette communication auditive se fait le plus souvent par la voix des

prophètes :

484 On pourrait trouver un écho biblique assez équivalent : « Ainsi en est-il des instruments de musique, flûte ou cithare; s'ils ne donnent pas distinctement les notes, comment saura-t-on ce que joue la flûte ou la cithare? » (Co, 17) ; « Et si la trompette n'émet qu'un son confus, qui se préparera au combat ? » (Co, 18)485 Nous pouvons ici noter la fréquente utilisation de l'ombre pour décrire le timbre des impies : « Murmurant l'exorcisme et les noires prières » (« Misères », v. 901, nous soulignons). Selon cette logique, les vers que nous avons cités à maintes reprises (« Le luth que j'accordais avec mes chansonnettes // est ores étouffé de l'éclat des trompettes ») accorderaient une place au moins aussi importante au terme d' « éclat » (synonyme de clarté) qu'à l'expression de la seule hauteur sonore.486 Quand « la noire mort donn[e] la claire vie » (« Les Feux », v. 541)487 « Tu vois, juste vengeur » (« Misères », v. 1273), « O Dieu qui vois » (Les Juifves, v. 2053). De tels vers sont bien sûr innombrables dans notre corpus tant la vue y est essentielle.488 Comme l'est l'image de l'Idole.489 « Misères », v. 1354490 « Les Feux », v. 373491 Les Juifves, v. 360492 « Misères », v. 1366

77

Par eux de nos malheurs il nous fait avertir493

Mais, de manière plus étonnante, Dieu peut aussi parler par la voix des impies494 :

On pourroit escrouler plustost la terre toute495

Par la présence implicite de la Bible496, Nabuchodonosor, révèle, sans le savoir, qu'il n'est qu'un

instrument de la colère divine. Pourtant, la plupart du temps, le mode de relation entre Dieu et

l'impie est plutôt sur un mode punitif :

Ton oreille soit sourde en oyant leurs prières497

On observe ici l'abaissement de la créature que Dieu ne veut plus entendre, car elle s'est aliénée son

écoute par ses actes impies. Le son apparaît donc dans un entre-deux. Refusé à l'impie, inutile au

martyr, il est la voie qui guide le croyant sur le chemin de la rédemption.

Nous allons, en effet, observer que si la vue est le mode commun de perception, l'impie ne

perçoit que la réalité première et non pas les signes. Les premiers signes sont accordés par l'ouïe

aux croyants sur le chemin de la rédemption. Les élus, eux, perçoivent, par la vue, comme Dieu, la

réalité profonde des choses. Tout un parcours sensoriel guide les bons vers la lumière et entraîne les

pécheurs dans les ténèbres. Les perceptions sensorielles définissent l'avancée du chrétien sur le

chemin de la rédemption498. Ici se trouve explicité le destin de Sedecie, qui a perdu la vue, mais qui

ne semble pas pour autant renouer avec l'ouïe. L'énucléation semble être une véritable damnation

sensorielle, mais elle permet au supplicié de reconnaître ses fautes et de se détacher du règne des

images. Dans Les Tragiques, l'ascension sensorielle se fait en plusieurs étapes :

On brûle tout premier et sa bouche et sa langue ;

A un des boutefeux il fit cette harangue :

« Tu n'auras pas l'esprit : qui t'a, chétif, appris

Que Dieu n'entendra point les voix de nos esprits ? »

Les flambeaux traversaient les deux joues rôties

Qu'on entendit : « Seigneur, pardonne à leurs folies »499

493 Les Juifves, v. 1401494 Sans, bien sûr, que sa grandeur soit atteinte.495 Les Juifves, v. 1475496 La paraphrase du psaume 136497 « Misères », v. 1362498 J-M Fritz, dans La Cloche et la lyre (op. cit. pp. 281), donne un exemple analogue tiré du Lancelot en prose. Bohort approchant le Graal est frappé de cécité car il n'est pas digne de percevoir le symbolisme visuel. Toutefois, il a le droit d'entendre la voix surnaturelle : « Boorz, ne vien plus avant, car tu n'ies pas dignes de veoir »499 « Les Feux », vv. 1165-1170

78

On lit certes la peur physique de ne plus être capable de s'adresser aux hommes une fois la langue

coupée, mais la communication sonore, vocale, entre Dieu et l'homme se passe de cette langue. La

voix est à la fois puissamment matérielle, car particulièrement sonore, et en même temps

immatérielle, car elle n'est pas produite par le corps. Le passage du sonore matériel, sensible

(canticum sensuale), au sonore immatériel (canticum intellectuale) annonce une forme de

transcendance pour l'esprit qui rejoint Dieu et semble comme accomplir une ascension entre les

différents plans de la tripartition Gersonienne de la musique. Ailleurs, la vue du sang des martyrs se

transforme en paroles500 : lors de la vie terrestre, il s'agissait de prêcher, il s'agit désormais, pour

l'élu, de montrer. À une parole matérielle, sonore, se substitue une parole insonore, visuelle et toute

spirituelle. Enfin, le dernier moment est celui des élus siégeant à la droite de Dieu qui ne sont plus,

comme on l'a vu, dans le règne du sonore mais dans celui de la vue lumineuse. Il semble donc que

le texte peut se lire comme un parcours sensoriel qui fait passer de la vue pervertie par les images à

celle qui perçoit la profondeur des signes. C'est l'ouïe, en tant que mode de relation entre le divin et

l'humain, qui permettrait alors d'accompagner le chrétien sur le chemin de la délivrance des sens.

Si l'on suit cette idée, l'espace sonore aurait alors pour but de proposer une image sensible et

concrète du mystère de la rédemption, ce qui pourrait (du moins en ferons-nous, pour finir,

l'hypothèse) expliquer les choix stylistiques parfois opposés de Garnier et d'Aubigné. En effet,

puisque la doctrine catholique considère que l'expiation est offerte à l'homme pour les bienfaits qu'il

a accomplis, il est assez logique d'observer que l'expérience auditive des Juifves s'emploie

essentiellement à souligner, par la mémoire, les faits glorieux ou avilissants du passé. À l'inverse,

puisque la providence, pour les protestants, ne peut venir que du choix de Dieu et de l'étendue de la

foi du chrétien, l'espace sonore des Tragiques pourrait alors utiliser le timbre haut comme une

marque de sincérité et d'engagement qui serait à même d'accompagner le croyant sur le chemin de

la rédemption.

500 « Les Feux » vv. 500-512

79

Que penser, au terme de cette étude, de la confrontation entre l'espace sonore des Juifves et

des Tragiques ?

Nous avons vu que les deux œuvres, pourtant opposées sur le plan esthétique, se rejoignent

sur l'attention à un certain nombre de réalités sonores plus ou moins familières. Les bruits

d'instruments, de voix et d'éléments contribuent à créer une atmosphère sonore assez différente

entre les deux recueils. Dans l'un, le vacarme participe à une esthétique du débordement et dans

l'autre, il vient plutôt troubler une aspiration au silence. Toutefois, le son se développe dans les deux

textes d'une manière assez analogue, par des effets de contraste, de synesthésie et d'harmonie

imitative, sans pour autant que l'aspect auditif des choses soit l'objet d'un constant intérêt. Ce qui

apparaît aussi à la fin de cette étude, c'est qu'un travail sur l'espace sonore trouve autant, si ce n'est

plus, à dire d'une œuvre au son feutré comme Les Juifves, que d'une œuvre particulièrement

bruyante telle que Les Tragiques.

Nos analyses portant sur la symbolique du sonore ont cherché à montrer les rapports de force

politiques et théologiques que le son pouvait supposer. Ainsi, la place publique, défavorable à

l'expression des pieux opprimés par le pouvoir temporel, laisse se propager la violence et

l'hypocrisie. Seul contrepoint à cette victoire de la parole impie, l'espace sonore mémoriel assure la

victoire finale du Bien sur le Mal en engageant la constance du croyant dans le devoir de louange.

Pourtant, l'acceptation de ces devoirs ne va pas de soi et la parole individuelle peut s'opposer à celle

du groupe. Hors de la place publique, le son suppose aussi des enjeux opposant pieux et impies.

Alors que l'écoute fait l'objet d'une confrontation entre la parole des bons et celle des hérétiques, la

faiblesse de la voix des vrais chrétiens peut paraître inadmissible. Il s'agirait alors de considérer le

son comme une arme et de se lancer bruyamment dans la bataille sonore.

Pourtant, une telle conception ne va pas sans poser problème. En effet, le timbre haut auquel

peuvent avoir recours les voix pieuses les rapproche dangereusement de celles des impies. Pour que

tel ne soit pas le cas, la parole doit éviter l'orgueil en se consacrant, jusqu'à l'oubli de soi, à

l'expression de la communauté. Il faut par ailleurs que le haut sonore soit restreint au seul moment

du combat contre les impies, qu'il ne soit qu'une expression sonore événementielle, circonstanciée.

C'est seulement à cette condition que le croyant pourra délaisser le sonore pour atteindre la vraie

vision qui, dépassant les Images impies, peut le rapprocher de Dieu. Ce serait alors l'ouïe elle-même

qui serait un sens passager, inscrit dans le temps de la rédemption.

80

Ces propositions énoncées, elles peuvent toutefois paraître un peu trop audacieuses. Il nous

semble difficile, à la fin de ce travail, de tirer des conclusions claires et définitives sur la manière

dont la littérature chrétienne dans son ensemble pense le son à l'époque des guerres de religion. Les

pistes que nous avons avancées devront nécessairement être retravaillées et confrontées à un corpus

plus large et peut-être devrons-nous, dans un travail futur, les nuancer. L'étude comparée a montré

l'existence, dans les textes considérés, de deux expériences auditives contrastées, souvent

contradictoires mais aussi cohérentes. Cette cohérence relève-t-elle d'une culture de l'époque ? D'un

style lié à un genre ou à la personnalité de l'auteur ? Ou bien s'agit-il d'une foi particulière, d'un

horizon idéologique qui distinguerait catholiques et protestants ? L'état actuel de notre travail ne

nous permet pas, pour lors, ni de l'affirmer, ni de l'infirmer.

Ainsi, il nous semble désormais nécessaire d'engager une réflexion qui prenne en compte un

corpus bien plus large, restreint à un seul genre littéraire et qui continuerait d'interroger un possible

horizon idéologique de l'espace sonore. Nous espérons par ailleurs qu'il nous sera possible de

travailler de manière plus précise l'influence directe de la Bible sur les manières d'exprimer le son501

dans la littérature de la Renaissance.

Enfin, malgré le caractère parfois hardi de nos conclusions, nous espérons que notre étude

aura, par moments, rappelé l'importance de la prudence nécessaire vis à vis des sources littéraires502,

notamment en ce qui concerne les volontés de reconstruction de l'espace sonore. Sans pour autant

affirmer503 que le son s'oppose aux sens, il nous paraît plus vital encore, à la fin de notre étude,

d'être attentif à ce qu'un livre nous dit, non seulement par la vue, mais aussi par l'ouïe, pour ne pas

être comme les impies qui ont des oreilles et toutefois n'écoutent.

501 Ceci supposerait notamment une attention particulière aux traductions dans la sphère protestante.502 Du moins celles que nous avons choisi d'étudier.503 Comme cela a pu être démontré pour d'autres sources

81

ANNEXE 1 : RELEVÉ DES VERS PERMETTANT UNE ÉTUDE DE L'ESPACE SONORE

Chaque trait correspond à un vers ayant pu amener un commentaire dans nos travaux

préparatifs. Il peut s'agir aussi bien de passages bruyants (« Misères », Actes II et V) que de

moments où le son se fait plus doux (au début des « Feux »).

82

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