La Revue Hic et Nunc. Les Jeunes Turcs du protestantisme et l’esprit des années 30
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La revue Hic et Nunc
Les Jeunes-Turcs du protestantisme et l’esprit des années 30
Arnaud Baubérot
Université de Paris XII – Val-de-Marne
Pour citer cet article : Arnaud Baubérot, « La Revue Hic et Nunc. Les Jeunes Turcs du
protestantisme et l’esprit des années 30 », Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français,
tome 149/III, juillet – août – septembre 2003, p. 569-589.
Comment justifier qu’une obscure et éphémère revue, publiée par une poignée de
« galopins »1 volontiers provocateurs et facétieux, ait pu mériter de figurer en bonne place
dans une histoire des intellectuels protestants ? Ce ne sont assurément ni la durée de son
existence, ni l’ampleur de sa diffusion qui valent à Hic et Nunc l’intérêt que l’on veut bien lui
accorder ici. En effet, si l’on s’en tient à des critères factuels, cette petite publication d’une
trentaine de pages dont les 11 numéros2 parurent de façon irrégulière de novembre 1932 à
janvier 1936 et dont le tirage ne dépassa probablement pas les 800 exemplaires3 ne mérite
certainement pas que l’on s’y attarde. En revanche, si l’on veut bien considérer la relative
notoriété qu’ont acquis plus tard ses auteurs dans le monde religieux ou dans des cercles
intellectuels ou littéraires, on s’explique en partie qu’il ait pu sembler utile de se pencher sur
leur œuvre de jeunesse. Plus encore, c’est le jugement porté rétrospectivement sur cette revue
1 Ce sobriquet de « galopins » a été employé a posteriori par l’un des fondateurs de la revue (cf. A.-M. SCHMIDT,
« Les Galopins de Hic et Nunc », Réforme, 18 février 1956). Il semble si bien convenir au ton général de la
publication qu’il a été repris par quasiment tous les auteurs qui se sont intéressés à elle. 2 En réalité 9 livraisons, les numéros 3-4 (juillet 1933) et 9-10 (mai 1935) sont des numéros doubles.
3 Selon Bernard REYMOND, Théologien ou prophète. Les francophones et Karl Barth avant 1945, Lausanne,
L’Âge d’Homme, 1985, p. 176.
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et qui la fait regarder comme une première salve de l’offensive barthienne en France – coup
de semonce annonçant le barthisme triomphant des décennies suivantes – qui explique que
l’on veuille bien lui accorder aujourd’hui une importance sans rapport avec l’influence réelle
qu’elle eut à l’époque de sa publication.
Pourtant, il nous semble qu’en dehors de toute démarche rétrospective ou de toute
tentation de se livrer à une « archéologie du barthisme » la revue Hic et Nunc n’usurpe pas
totalement l’importance historique qu’on lui prête. Par elle, en effet, se révèle la façon dont a
pu être vécue la crise morale du début des années trente – les « années tournantes » de Daniel-
Rops – par de jeunes protestants cultivés au seuil de leur entrée dans la carrière pastorale,
littéraire ou intellectuelle. À l’instar des grands courants politiques et du catholicisme, le
protestantisme a eu, lui aussi, ses « non-conformistes » dont il importe de connaître l’histoire.
D’abord parce qu’elle nous éclaire sur l’histoire du protestantisme français lui-même, sur les
polémiques et les débats qui l’ont agité et sur la façon dont l’ont pénétré des idées, des
protestations et des revendications qui traversaient d’autres milieux à la même époque.
Ensuite et surtout parce qu’elle constitue une pièce, modeste certes mais néanmoins utile,
d’un vaste puzzle dont l’agencement progressif des morceaux permet peu à peu de mieux
comprendre ces années trente et d’ouvrir quelques fentes dans ce rideau opaque que la
Seconde guerre mondiale et la révélation des horreurs du nazisme sont venus dresser entre ce
temps et nous. Ainsi avons nous voulu considérer que l’intérêt d’Hic et Nunc résidait au
moins autant dans son rôle de vestige d’une préhistoire du barthisme en France qu’on lui prête
habituellement que dans son caractère d’expression d’un « non-conformisme » protestant dont
la théologie dialectique de Karl Barth ne constitue incontestablement ni la seule source, ni le
seul enjeu.
3
Genèse de la revue
L’histoire de la revue Hic et Nunc est intimement liée à la personne du pasteur Pierre
Maury qui en fut sinon l’initiateur du moins le pivot. Celui-ci a découvert les écrits de Karl
Barth au milieu des années vingt et jouit déjà, à l’aube des années trente, d’une certaine
autorité morale et intellectuelle dans le protestantisme français, grâce notamment à ses
responsabilités au sein des Associations chrétiennes d’étudiants (ACE)4. Nommé directeur de
la revue Foi et Vie en 1931, à la suite du décès de Paul Doumergue, il prend la même année la
direction du comité de lecture des éditions Je Sers avec l’ambition de faire de cette société
d’imprimerie une véritable maison d’édition au service de la diffusion du barthisme. Maury
propose alors à Denis de Rougemont, un jeune homme de 24 ans tout juste sorti de la Faculté
des Lettres de Neuchâtel et dont Foi et Vie avait publié un article en 19285, de venir à Paris
pour le seconder. Déjà profondément marqué par les écrits de Kierkegaard dont paraissent
alors les premières traductions6, Denis de Rougemont découvre ainsi la pensée de Karl Barth
au contact du principal agent de sa diffusion en France.
Ces premières années parisiennes correspondent également, pour Denis de Rougemont,
à son entrée dans divers cercles intellectuels de la capitale. Outre ses activités au sein des
éditions Je Sers, dont il est le directeur littéraire, et de la revue Foi et Vie, il collabore dès
octobre 1931 à la Nouvelle revue française de Jean Paulhan et participe, à partir de l’été 1932,
aux Décades de Pontigny. Probablement introduit par Pierre Maury, il fréquente également les
4 Pierre Maury est né en 1890. Secrétaire de la Fédération française des ACE de 1919 à 1924, il a découvert les
écrits de Karl Barth à la fin de l’année 1923. Nommé pasteur de la paroisse réformée de Ferney-Voltaire, il se lie
d’amitié avec le pasteur hollandais Willem Adolf Visser’t Hooft qui exerce à Genève les fonctions de secrétaire
de l’Alliance mondiale des UCJG et qui partage son attirance pour l’œuvre de Barth. En 1928, Pierre Maury
devient secrétaire de rédaction de la revue Foi et Vie et s’attache alors à faire connaître la théologie dialectique
en France. Il demande notamment à Visser’t Hooft une étude sur la pensée barthienne qui constitue l’un des
premiers articles en français consacrés au théologien suisse (« Le Message de Karl Barth », Foi et Vie, 1er
octobre 1928, p. 915-921). En 1930, Pierre Maury est nommé secrétaire de la Fédération universelle des ACE.
(cf. B. REYMOND, Théologien ou prophète…, op. cit., p. 51- 55). 5 D. DE ROUGEMONT, « Le Péril Ford », Foi et Vie, n°4, cahier A, 16 février 1928.
6 Denis de Rougemont déclare être arrivé à Paris à l’appel de Pierre Maury « la tête bourdonnante de
Kierkegaard » (cité par Bernard REYMOND, Théologien ou prophète…, op. cit., p. 180).
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réunions du Club du Moulin-Vert animées par Alexandre Marc où de jeunes intellectuels
catholiques, protestants et orthodoxes se rassemblent en compagnie de penseurs plus
accomplis comme Jacques Maritain, Alexandre Westphal et Nicolas Berdiaeff 7 . D’abord
principalement préoccupé de questions religieuses, le groupe élargit bientôt son domaine
d’intérêt et, constatant les désordres dans lesquels la civilisation occidentale s’enlise, acquiert
la conviction qu’une remise en ordre s’impose. Une partie de ses membres commence alors à
se réunir en marge du Club du Moulin-Vert pour poursuivre ses recherches sur un terrain
séculier. L’adhésion d’Arnaud Dandieu et de Robert Aron, puis celle de Daniel-Rops viennent
achever la constitution du groupe Ordre nouveau dont les principes communs sont consignés
dans un Appel rédigé par Alexandre Marc en mars 19318. Suivant tout d’abord les travaux du
groupe sans y être réellement impliqué, Denis de Rougemont devient un collaborateur actif
d’Ordre nouveau à partir de l’automne 19319. Enfin ce dernier côtoie Emmanuel Mounier et le
groupe de jeunes gens qui, en octobre 1932, fondent la revue Esprit. Ainsi se trouvent noués
les contacts qui lui permettront progressivement d’apparaître dans les milieux intellectuels
parisiens comme « le protestant du personnalisme, aux côtés d’Emmanuel Mounier, le
catholique, et de Nicolas Berdiaeff, l’orthodoxe », selon l’expression d’André Dumas10.
7 Alexandre Marc (Alexandr Marcovitch Lipiansky) est né en 1904 à Odessa. Il quitte la Russie après la
Révolution d’octobre et s’installe en Allemagne, où il poursuit des études de philosophie, puis en France, où il
obtient le diplôme de l’École libre des sciences politiques en 1928. À partir de 1930, il anime un petit groupe de
discussion consacré aux questions religieuses qui se réunit rue du Moulin-Vert, à Paris. Outre de jeunes
catholiques, comme le jésuite Jean Daniélou et le dominicain Yves Congar, alors âgés respectivement de 26 et
27 ans, le groupe est fréquenté par des protestants rassemblés autour de Pierre Maury, comme le mathématicien
Claude Chevalley, qui n’a alors que 22 ans, ou Willem Adolf Visser’t Hooft, âgé de 31 ans. (cf. Olivier DARD,
Le Rendez-vous manqué des relèves des années 30, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 134 et Bruno
ACKERMANN, Denis de Rougemont, une biographie intellectuelle, Genève, Labor et Fides, 1996, vol. 1, p.188-
189 et p.249-251). 8 Un premier Manifeste pour un Ordre nouveau avait été rédigé par Alexandre Marc vers la fin de 1930. Ses
signataires s’affirmaient « patriotes mais non nationalistes, européens mais non pacifistes, anticapitalistes mais
non communistes ». L’Appel de mars 1931, quant à lui, s’ouvre par le slogan : « spirituel d’abord, économique
ensuite, politique à leur service ». Il est repris, dans ses grandes lignes, dans un autre appel du groupe publié par
la revue Plans en novembre 1931 (cf. Edmond LIPIANSKY et Bernard RETTENBACH, Ordre et démocratie, deux
sociétés de pensée : de l’Ordre nouveau au Club Jean-Moulin, Paris, Presses universitaires de France, 1967, p.
7-9 et O. DARD, Le Rendez-vous manqué…, op. cit., p. 135). 9 B. ACKERMANN, Denis de Rougemont…, op. cit., p. 190-192.
10 André DUMAS, « Rougemont (de) Denis » in André ENCREVE (ed.), Les Protestants, Paris, Beauchesne,
Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, 1993, p. 429.
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C’est à cette époque également que Denis de Rougemont rencontre les autres membres
de l’équipe qui donnera naissance à la revue Hic et Nunc à la fin de l’année 1932. Henry
Corbin, tout d’abord, dont il a lu la traduction d’extraits de Qu’est-ce que la métaphysique ?
de Heidegger publiée par la revue Bifure en 1930 et qu’il rencontre à Bonn au printemps
1932. Né en 1903, licencié en philosophie scolastique de l’Institut catholique de Paris,
diplômé de l’École pratique des hautes études (sciences religieuses) et de l’École nationale
des langues orientales, Henry Corbin a découvert la théologie de Karl Barth en 1931 lors d’un
voyage d’études en Allemagne et a publié la traduction de son opuscule Die Not der
evangelischen Kirche sous le titre « Misère et grandeur de l’Église évangélique » dans la
revue Foi et Vie en 193211. Se joignent ensuite à eux Roland de Pury, un jeune suisse de 25
ans venu étudier la théologie à Paris et qui fréquente également le groupe du Club du Moulin-
Vert, et Roger Jézéquel, l’aîné du groupe – il est alors âgé de 34 ans –, pasteur de la paroisse
de Saint-Palais-sur-mer (Charente-Maritime) où Pierre Maury passe régulièrement ses
vacances, et qui débute simultanément une carrière d’écrivain sous le pseudonyme de Roger
Breuil. Dernier venu, Albert-Marie Schmidt rejoint l’équipe de Hic et Nunc alors que le projet
général de la revue est déjà esquissé. Né en 1901, licencié ès Lettres et spécialiste de la
littérature du XVIe siècle, il est alors lecteur à l’université de Marburg où il a fait la
connaissance de Henry Corbin en 1930 et découvert la théologie dialectique à travers la
personne et les écrits de Bultmann12.
La publication de la revue Hic et Nunc est précédée par un prospectus de lancement tiré
à 2000 exemplaires, adressé aux abonnés de Foi et Vie et aux souscripteurs des éditions Je
11
Cf. B. REYMOND, Théologien ou prophète…, op. cit., p. 25 et 67 ; B. ACKERMANN, Denis de Rougemont…, op.
cit., p. 225. Cf. également A. DUMAS, « Corbin Henry » in A. ENCREVE (ed.), Les Protestants, op. cit., p. 146-
147 et Daniel LINDENBERG, « Corbin Henry » in Jacques JULLIARD et Michel WINOCK (ed.), Dictionnaire des
intellectuels français : les personnes, les lieux, les moments, Paris, Seuil, 1996, p. 314-316. 12
B. REYMOND, Théologien ou prophète…, op. cit., p. 69-70 ; B. ACKERMANN, Denis de Rougemont…, op. cit.,
p. 225.
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Sers13. Les rôles sont répartis au sein de la jeune équipe : « Notre premier numéro, déclare le
prospectus, va définir des positions de départ : philosophiques (H. Corbin), théologiques (A.-
M. Schmidt), politiques (D. Rougemont), anti-humanistes (R. de Pury), ecclésiastiques (R.
Jézéquel) ». Le ton est d’emblée provocateur. Le manifeste de la revue, qui est imprimé sur le
tract accompagné du titre pour le moins explicite de Hic et Nunc. Pamphlet périodique,
affirme :
En face d’une pensée religieuse qui s’épuise et se disqualifie dans ses efforts pour
concilier la révélation et la psychologie, pour réfuter par des raisons humaines ces
démons que seule la prière peut délivrer d’eux-mêmes ; en face d’une pensée
religieuse qui, pour tout dire, trahit sa mission de scandale, et tente lâchement de
réduire le divin au « surhumain » (c’est-à-dire au « trop humain »), le transcendant
au temporel, il y a lieu et ordre d’attester que nous n’avons rien mérité, sinon la
colère de Dieu.
En face de morales de plus en plus débilitantes, asservies à la classe, à la race, et à
la lâcheté publique, il y a lieu et ordre d’attester la scandaleuse doctrine du « salut
de grâce et de bonté pure », du salut par la foi, par l’abandon aux mains du Dieu
Vivant. […]
En face d’une civilisation de plus en plus soumise à ce dieu imbécile qu’elle
honore sur les « places » et qui s’appelle Production, il y a lieu et ordre d’attester
qu’« une seule chose est nécessaire ». Et qu’heureux sont les pauvres en esprit.14
Si Pierre Maury ne participe pas directement à l’aventure c’est, d’après Visser’t Hooft,
qu’il « avait une sensibilité trop pastorale pour faire partie d’une équipe aussi turbulente »15.
Toutefois, selon un témoignage d’Albert-Marie Schmidt, les rédacteurs d’Hic et Nunc
demandent « à Pierre Maury qui dirige leurs consciences et essaie de les accoutumer à la
13
B. REYMOND, Théologien ou prophète…, op. cit., p. 63. 14
Ce texte, cosigné par les cinq auteurs de la revue est repris sous forme de manifeste dans le premier numéro :
Henry CORBIN, Roger JEZEQUEL, Roland DE PURY, Denis DE ROUGEMONT, Albert-Marie SCHMIDT, « Hic et
Nunc », Hic et Nunc, n°1, novembre 1932, p. 1-2. 15
B. REYMOND, Théologien ou prophète…, op. cit., p. 62.
7
pratique de la charité, de soumettre au plus sévère des examens leurs professions de foi, leurs
fables et leurs invectives »16.
Un pavé dans la mare du protestantisme français
Turbulente, cette équipe l’est incontestablement et les colonnes d’Hic et Nunc révèlent,
dès le premier numéro, son goût pour le verbe vigoureux et pour l’effronterie moqueuse.
Après que son manifeste ait dénoncé l’inconsistance de la pensée religieuse et de la
philosophie contemporaines, le caractère débilitant des morales dominantes et le paganisme
de la civilisation, la revue affirme son ambition d’être l’écho d’une « méthode théologique
[…] susceptible de provoquer dans la chrétienté une révolution comparable à celle
qu’accomplit Luther »17. Ses rédacteurs entendent ainsi réaffirmer la virulence et la portée
scandaleuse du message évangélique, la « force explosive du Christianisme »18 afin de tirer le
protestantisme réformé de sa torpeur coupable.
La théologie dialectique, dont ces jeunes gens se font les ardents zélateurs, doit
notamment permettre de dépasser les clivages traditionnels et les conflits surannés dans
lesquels s’enlise le protestantisme français et qui n’aboutissent qu’à des compromis convenus
et insipides. La virulente dénonciation du parlementarisme presbytéro-synodal à laquelle se
livre Roger Jézéquel illustre cette ambition. Ce dernier imagine un synode réformé au cours
duquel un rapporteur décrirait la progressive laïcisation du gouvernement ecclésial, « depuis
l’effusion du Saint-Esprit sur les Apôtres, et sur leurs successeurs » jusqu’au conseil
presbytéral actuel qui « tend à se confondre […] avec un conseil d’administration ».
16
A.-M. SCHMIDT, « Les Galopins de Hic et Nunc », op. cit., cité par B. ACKERMANN, Denis de Rougemont…,
op. cit., p. 231 (également évoqué par B. REYMOND, Théologien ou prophète…, op. cit., p. 62). 17
R. JEZEQUEL, « « Notre » et non pas « nôtre » », Hic et Nunc, n°1, novembre 1932, p. 4. 18
Ibidem, p. 5.
8
Aussitôt se manifestent, dans le Synode, diverses réactions. Les chrétiens sociaux,
craignant qu’on en veuille à l’élément populaire, démocratique, de l’Église,
viennent plaider en faveur des conseillers presbytéraux. Un mot ayant été dit en
passant, sur la difficulté qu’éprouve le notable, en tant que notable, à partager
certains soucis du pasteur, les tenants du Protestantisme-force sociale, croient
devoir affirmer qu’un bourgeois peut avoir autant de valeur spirituelle qu’un
ouvrier. Les revivalistes déclarent que le Réveil seul résoudra la question. Les
libéraux s’élèvent contre une conception sacerdotale du gouvernement
ecclésiastique, etc.
Finalement, un accord intervient sur cette remarque : pourquoi s’embarrasser de la
question des origines ? Il vaut mieux chercher quelle amélioration pratique on
peut apporter à l’état des choses actuel. Le Synode est invité à formuler un vœu
anodin dans ce sens. […]
L’essentiel n’est pas tant le contenu positif des tendances, mais bien le fait que
chaque affirmation du christianisme, affirmation surnaturelle et divine, suscite une
réponse purement humaine.19
Fréquemment, le ton de la revue se fait plus incisif et ses rédacteurs ne dédaignent pas,
pour mieux mettre en lumière la puissance subversive et la teneur scandaleuse du
christianisme, de recourir au scandale que provoque leur propre insolence. C’est en premier
lieu le courant libéral qui en fait les frais. Ainsi, dès le premier numéro d’Hic et Nunc, sous le
titre « Libéralisme pas mort », Roland de Pury se livre à une violente critique de l’Histoire du
christianisme du pasteur Paul Fargues, qu’il n’hésite pas à qualifier de « blasphème ». Après
avoir cité une dizaine de passages de l’ouvrage dans lesquels l’auteur insiste sur l’humanité
du Christ, sa haute moralité et son exemplarité jusque dans l’acceptation de son supplice, le
jeune étudiant en théologie conclut sur ce commentaire d’une ironie mordante :
Ainsi finit l’article nécrologique de Jésus-Christ. On se permettra de demander à
M. Paul Fargues s’il ne voit pas pour ses prochains écrits quelque sujet dont
l’actualité s’impose d’avantage à la conscience moderne ; car enfin, voici tout de
19
Ibidem, p. 6-8.
9
même deux milles ans que ce brave homme de Nazareth a « vaillamment
accepté » la mort.20
Dans le numéro suivant, c’est Denis de Rougemont qui mène la charge contre la molle
circonspection et la tiédeur du moralisme libéral :
On dirait, à entendre parler certains chrétiens, que la foi est une espèce
d’inspiration flottante, difficile à localiser et beaucoup trop imprécise pour que
l’homme, faible créature, puisse s’y « fier » et se passer de recettes morales
inventées par les anciens Juifs, Kant, Joseph Prud’homme ou le pasteur Charles
Wagner. Tel est l’aspect décourageant du paganisme contemporain. Il sévit dans
nos églises avec une virulence sourde, attisée de temps à autre par un sermon
courageusement moralisateur, ou résolument antibolchevique, ou tout simplement
pacifiste. Et les fidèles de se congratuler à la sortie, se figurant qu’on vient enfin
de leur donner des directives pratiques et des solutions positives, « discutables,
certes, mais positives ».21
Née de la rupture de Karl Barth avec la théologie libérale de ses anciens maîtres, la
théologie dialectique se présente comme un retour aux principes doctrinaux de la Réforme et
porte en elle l’élan d’une virulente contestation du libéralisme. Aussi ne s’étonnera-t-on pas
de voir le néo-calvinisme d’Auguste Lecerf épargné par les rédacteurs de Hic et Nunc tandis
que le courant libéral doit régulièrement essuyer les assauts de leur verve railleuse.
Le Christianisme social constitue également une cible de choix pour Hic et Nunc. Le ton
est donné par Roger Jézéquel et Roland de Pury dès novembre 1932. Le premier affirme, au
détour d’une parenthèse assassine, que le Christianisme social ne contient aucune part de
vérité ; quant au second, il soutient que « le christianisme en s’intitulant un jour « social »,
comme s’il pouvait ne pas l’être, [a prouvé] qu’il n’était plus le christianisme »22. En réponse
à ces attaques, Élie Gounelle fait paraître dans Le Christianisme social un compte rendu
20
R. DE PURY, « Citations. « Libéralisme pas mort » », Hic et Nunc, n°1, novembre 1932, p. 34-35. 21
D. DE ROUGEMONT, « Solutions pratiques ? », Hic et Nunc, n°2, mars 1933, p. 38-39. 22
R. JEZEQUEL, « « Notre » et non pas « nôtre » » et R. DE PURY, « Raccourci de ce temps » , Hic et Nunc, n°1,
novembre 1932, p.8 et 10.
10
critique du premier numéro de la revue Hic et Nunc.23 À son tour, cette dernière en publie de
courts extraits, émaillés de commentaires sarcastiques. Ainsi, par exemple :
Dépasser. – « Ils (les barthiens) n’ont dépassé ni en précision ni en profondeur les
célèbres diagnostics pauliniens, augustiniens et pascaliens… » (Christianisme
social, février 1933).
Hélas ! M. Gounelle, lui, a dépassé même le christianisme. Il lui a ajouté quelque
chose : un adjectif.24
Roger Jézéquel va même jusqu’à adresser une virulente lettre ouverte au Christianisme
social, dans laquelle il déclare : « Nous ne sommes pas ce que vous pensez. Nous n’avons
pas, comme vous, une position à défendre, et nous nous fichons totalement du barthisme, du
néo-calvinisme, du Christianisme social et de tout le reste »25.
Si ces jeunes effrontés bousculent volontiers la vieille gauche du protestantisme
français, ils n’oublient pas pour autant de faire profiter sa jeune droite de leur causticité.
Annonçant la constitution d’une association des « Vrais Amis de la Paix » sous l’égide du
groupe 38 de La Cause, Hic et Nunc se permet de leur adresser une anodine suggestion.
Pourquoi, afin de mieux se distinguer de ceux qui ne sont pas « vrais », ces amis
de la Paix n’adopteraient-ils pas un uniforme ? La chemise noire ou brune étant un
peu galvaudée, nous leur suggérons quelque chose de plus nouveau : veste, culotte
à liseré, bandes autour des mollets, long manteau serré à la taille par une large
ceinture de cuir, et sur le crâne, un couvre-chef en acier dont la forme ferait penser
à un panier à salade. Le tout d’une jolie couleur bleu horizon. […] Étant bien
entendu que le port de cet uniforme ne sera pas obligatoire en tout temps, mais
seulement au reçu de certaines convocations, et pour des périodes durant par
exemple 28 jours ou 4 ans.26
23
Élie GOUNELLE, « Hic et Nunc. Cahiers périodiques (nov. 1932) », Le Christianisme social, janvier-février
1933, p. 135-137. 24
« Petite annexe au vocabulaire (avec la collaboration bénévole de M. Élie Gounelle, directeur du
Christianisme social) », Hic et Nunc, n°3-4, juillet 1933, p. 135. 25
R. JEZEQUEL, « À propos de « Hic et Nunc » », Le Christianisme social, mars-avril 1933, p. 207. 26
« Actualités. « Chacun sa vérité » », Hic et Nunc, n°2, mars 1933, p. 65.
11
De façon plus globale, c’est tout ce qui peut paraître installé ou se donner des allures de
respectabilité, qui offre une cible de choix aux jeunes rédacteurs d’Hic et Nunc.
Défense et illustration de la théologie dialectique, la revue Hic et Nunc ne se contente
pas d’asséner ses insolences sur les différents courants du protestantisme établi. Elle cherche
également, de manière plus profonde, à définir le contenu de la révolution théologique qu’elle
appelle de ses vœux. Celle-ci se dessine notamment comme la recherche d’une troisième voie
entre « l’hérésie moraliste » qui « plie les âmes aux règles d’une sorte de ritualisme moral,
prétend les sauver par la seule observance de la Loi, et les ferme, en effet, à l’action de la
Grâce » et « l’hérésie libérale » qui « refuse de regarder tous les dogmes révélés qu’une Foi
véritable recèle » et « exténue tellement les affirmations générales et précises où doit nous
contraindre cette Foi, [qu’elle] la transforme en une force inqualifiée, génératrice d’émotions
dites religieuses, énergie neutre, à peu près indépendante de la Parole divine »27. Dans la
lignée de la pensée de Kierkegaard et de Barth – mais tout en se défendant explicitement de
chercher à promouvoir l’œuvre d’un homme ou un système particulier – les animateurs de Hic
et Nunc affirment la nécessité de redécouvrir l’altérité radicale qui sépare Dieu de sa créature.
C’est parce que sa condition le rend profondément étranger à la divinité que l’homme,
irrémédiablement pécheur, ne peut espérer accéder à son salut ou à la connaissance de Dieu
par ses seules forces. Ce pessimisme fondamental conduit à opposer aux vains efforts de
l’homme pour domestiquer Dieu par la religion ou pour se sauver lui-même par la morale et le
progrès la seule autorité de l’Ecriture et l’action justificatrice de la Grâce révélée par la
Croix28.
27
A.-M. SCHMIDT, « Comme des dieux » , Hic et Nunc, n°1, novembre 1932, p. 15-16. 28
Pour une analyse plus fine des positions théologiques défendues par Hic et Nunc et des orientations par
lesquelles ses auteurs se distinguent on renverra aux ouvrages de B. REYMOND (Théologien ou prophète…, op.
cit., p. 66-72) et de B. ACKERMANN (Denis de Rougemont…, op. cit., p. 230-242).
12
Par ailleurs, l’entrée de la revue dans sa seconde année d’existence s’accompagne d’une
évolution sensible de son contenu. Au caractère polémique et à la joyeuse impertinence de ses
deux premiers numéros (n°1, novembre 1932 et n°2, mars 1933) succède un ton beaucoup
plus mesuré et constructif. Si les troisième et quatrième livraisons de Hic et Nunc (n°3-4,
juillet 1933 et n° 5, juillet 1934), consacrées respectivement à la pensée de Karl Barth et à la
question du Prochain, contiennent encore quelques charges contre le Christianisme social et
quelques propos incisifs à l’endroit de l’individualisme et de l’humanisme libéral, ceux-ci
disparaissent des numéros suivants29. La revue, qui affirme en juillet 1934 renoncer à l’esprit
de polémique30, se préoccupe alors de tirer les conséquences de ses positions théologiques
dans les domaines du rapport de l’homme à la nature (n°6, avril 1934), des sacrements (n°7,
juillet 1934) ou des actes pastoraux (n°8, octobre 1934).
Plusieurs facteurs peuvent contribuer à rendre compte de cette évolution. À bien des
égards, tout d’abord, les provocations des premiers numéros ont permis à la revue d’accéder
immédiatement à une notoriété que l’âge et la qualité de ses auteurs ne pouvaient laisser
espérer autrement. Elles ont également contribué à briser la relative atonie qui caractérisait le
paysage théologique du protestantisme français des années vingt31 et à faire sortir la pensée
barthienne de la confidentialité dans laquelle elle était cantonnée, en dépit de la marginalité
des positions institutionnelles occupées alors par les barthiens. Passé ce coup de tonnerre, il
devenait nécessaire de tirer des leçons plus profondes de la théologie dialectique et alimenter
le débat de réflexions plus solides sous peine de voir cet élan réformateur se consumer comme
29
À l’exception du n° 9-10 qui publie un article anonyme (probablement rédigé par Denis de Rougement) qui se
moque effrontément de Wilfred Monod, de son dernier ouvrage Le Problème du bien et de ses thèses sur
l’expérience religieuse (« Une Soirée chez Nicodème », Hic et Nunc, n°9-10, mai 1935, p. 159-170). 30
« Nous renoncerons, dans cette nouvelle série de Hic et Nunc, à polémiser directement contre les hérésies qui
fourmillent dans la croyance moderne. […] Nous tenterons simplement, désormais, de « donner raison de
l’espérance qui est en nous » » (Denis DE ROUGEMONT, « Éditorial », Hic et Nunc, n°7, juillet 1934, p. 66-67). 31
Cf. Patrick HARISMENDY, « Les Intellectuels protestants français dans les années 20 » in Pierre COLIN (ed.),
Intellectuels chrétiens et esprit des années 1920, Paris, Cerf, 1997, p. 64-65.
13
un feu de paille32. Or, la liquidation des éditions Je Sers, frappées de plein fouet par la crise,
vient justement de priver le barthisme français d’un instrument précieux de diffusion de ses
thèses. C’est à pallier ce manque que s’emploie la revue Hic et Nunc à travers les six numéros
qu’elle publie entre juillet 1933 et mai 193533.
Enfin, le contexte théologico-politique allemand n’est probablement pas étranger non
plus à ce changement de ton. À partir du début de l’année 1934, en effet, Karl Barth et les
barthiens allemands se trouvent pris dans la tourmente du Kirchenkampf et tentent d’édifier
une ligne de résistance au Mouvement de foi des chrétiens-allemands qui prône la soumission
de l’Église aux intérêts et aux finalités de l’État nazi. La dénonciation de la perversion du
christianisme par le libéralisme paraît alors de moindre importance que la menace de sa
perversion par le nazisme. Certes, Roland de Pury peut encore souligner que la confusion
entre sentiment religieux et sentiment national, pour regrettable qu’elle soit, est à ses yeux
infiniment moins catastrophique que la confusion entre sentiment religieux et foi, qui est la
source profonde du Mouvement de foi des chrétiens-allemands et « la base même […] du
libéralisme théologique qui sévit dans la plupart de nos églises depuis près de deux siècles »34.
Toutefois la priorité d’Hic et Nunc devient bien désormais d’établir l’incompatibilité
fondamentale du fascisme et du christianisme35.
32
Le soucis de conserver à Hic et Nunc ses abonnés – déjà en nombre relativement faible – que la poursuite de
polémiques un peu puériles aurait pu lasser n’est probablement pas complètement étranger non plus à cette
évolution. 33
Le dernier numéro d’Hic et Nunc (n°11, janvier 1936) occupe une position un peu à part dans l’histoire de la
revue. Sous le titre « Questions aux catholiques », il tente de faire le point sur les débats et les discussions
qu’entretiennent à cette époque les animateurs de la revue avec des intellectuels catholiques (notamment les
dominicains de Juvisy). 34
Roland DE PURY, « Actualités. Mise au point sur l’Église allemande », Hic et Nunc, n°5, janvier 1934. 35
Hic et Nunc publie notamment une traduction des « 65 thèses de protestation et questions adressées au
Mouvement de foi des chrétiens-allemands » rédigées par le pasteur Heinrich Vogel (« Actualités », Hic et Nunc,
n°3-4, juillet 1933, p. 122-127).
14
Un « non-conformisme des années 30 »
Dans son ouvrage consacré à la diffusion du barthisme en France et en Suisse romande
avant 1945, Bernard Reymond souligne le relatif décalage qui existe entre la théologie
barthienne découverte en France au début des années trente et les positions que défend Barth à
la même époque36. Ainsi les jeunes animateurs de la revue Hic et Nunc se trouvent-ils engagés
dans la défense et la promotion d’une théologie dialectique élaborée par Barth entre 1916 et
1922 et qui a conquis les jeunes théologiens allemands au début des années vingt. Influencée
par la pensée de Kierkegaard, de Dostoïevski et, dans une certaine mesure, de la critique
nietzschéenne de la religion, cette théologie, dans son insistance à affirmer le caractère
désespérant de la condition humaine et l’impuissance de l’homme à se montrer juste aux yeux
de Dieu, porte la marque profonde du traumatisme de la Grande Guerre.
Il ne relève assurément pas d’une pure coïncidence que cette pensée théologique, qui
s’est épanouie dans le climat de crise morale des lendemains de la défaite allemande, traverse
le Rhin au début des années trente, c’est-à-dire au moment où de jeunes intellectuels non-
conformistes acquièrent la certitude que la France est frappée à son tour par une profonde
crise de civilisation qui impose la recherche de solutions nouvelles37. Toutefois, si un certain
nombre de faits économiques, diplomatiques, politiques, culturels et religieux permettent
36
B. REYMOND, Théologien ou prophète…, op. cit., p. 26. Jean-François Collange distingue, dans la pensée de
Barth, la période de la théologie dialectique, qui débute en 1922 avec la fondation de la revue Zwischen den
Zeiten (qui paraît jusqu’en 1933) et la seconde édition du Römerbrief, de la période de la théologie dogmatique,
inaugurée par la publication du premier volume de la Dogmatique (J.-F. COLLANGE, « Barth Karl » in Jean-Yves
LACOSTE (ed.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 145). Les
auteurs d’Hic et Nunc cependant n’ignorent pas les écrits les plus récents de Karl Barth. Ainsi, la livraison de
juillet 1933 propose-t-elle la traduction d’un court extrait du premier tome de la Dogmatique publié en allemand
en 1932 (« Eschatologique », Hic et Nunc, n°3-4, juillet 1933, p. 112-113). 37
En témoignent, par exemple, les ouvrages d’Arnaud DANDIEU et Robert ARON, Décadence de la nation
française (Paris, Riéder, 1931), de Thierry MAULNIER, La Crise est dans l’homme (Paris, Riéder, 1932) et de
DANIEL-ROPS, Les Années tournantes (Paris, éditions du Siècle, 1932). Pour une analyse de se courant, on peut
se reporter à l’ouvrage classique de Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE, Les Non-conformistes des années 30. Une
tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 2001 (1ère
édition en 1969) et à celui
plus récent d’Olivier DARD, Le Rendez-vous manqué…, op. cit. Ce dernier se livre à une critique convaincante
du terme de « non-conformistes » et propose de le remplacer par l’expression de « nouvelles relèves ». Par
commodité, nous conservons ici l’emploi du terme de « non-conformistes » plus connu du public, considérant
que les enjeux de ce débat historiographique n’ont pas d’incidence directe sur notre propos
15
d’affirmer que les années 1930-1932 sont celles d’un réveil douloureux pour la France, qui
dissipe les rêves de paix et de prospérité des années vingt et impose le constat de la réalité
d’une crise multiforme38, il importe de bien mesurer que le désir de renouvellement porté par
les non-conformistes puise à des sources plus profondes pour comprendre le sens de
l’adhésion de jeunes intellectuels protestants français à la théologie « de la crise »39 de Karl
Barth.
Dans le chapitre de son Histoire du Parti radical consacré aux Jeunes-Turcs, Serge
Berstein a souligné que les tentatives de réponse à la crise contemporaine, perçue comme un
bouleversement global des fondements de la civilisation occidentale, auxquelles on avait
donné le nom d’« esprit des années trente » ont en réalité émergé dès le milieu des années
vingt. D’événement déclencheur, la crise des années trente devient alors le stimulateur d’un
phénomène dont la signification réside ailleurs : la recherche de voies nouvelles apparaît
plutôt comme le propre d’une génération pour qui la Grande Guerre a révélé l’impuissance
des valeurs morales et intellectuelles de ses aînés à empêcher le conflit et qui, passée
l’euphorie de la victoire, constate avec consternation que les anciens partis et les vieilles
idéologies encore au pouvoir s’efforcent de restaurer les valeurs d’avant 191440.
Replacée dans le contexte du protestantisme, cette analyse permet d’interpréter
l’adhésion de Pierre Maury et des jeunes intellectuels de Hic et Nunc à la théologie
dialectique de Karl Barth comme une contestation radicale des systèmes théologiques hérités
de la fin du XIXe siècle – et tout spécialement du libéralisme et du Christianisme social – qui,
malgré leur incapacité à empêcher le cataclysme de 1914 et en dépit de tous les espoirs de
changement, occupent encore une position dominante dans le protestantisme français. La
Grande Guerre et la crise économique ont pourtant apporté un démenti cinglant à ces
38
J.-L. LOUBET DEL BAYLE se livre à une énumération détaillée de ces faits dans l’introduction de son ouvrage
(Les Non-conformistes…, op. cit., p. 13-30). 39
Selon l’expression employée par Bernard Reymond (Théologien ou prophète…, op. cit., p. 20). 40
Serge BERSTEIN, Histoire du Parti radical, tome 2 : Le temps des crises et des mutations, 1926-1939, Paris,
Presses de la FNSP, 1982, p. 94-95.
16
systèmes de pensée et d’action, qui avant-guerre avaient proclamé leur confiance dans la
Raison humaine et dans le Progrès, le libéralisme en tentant de concilier la foi chrétienne et
les apports culturels de la modernité et le Christianisme social en cherchant à hâter
l’avènement du Royaume par l’accès du monde ouvrier à la dignité et à une certaine justice
sociale. Pour Denis de Rougemont, l’histoire récente a montré la vanité des espoirs d’assurer
le salut de l’homme en ce monde, et par-là annoncé la faillite de tout compromis avec les
valeurs du siècle :
Quel dieu fait de nos désirs d’hommes pourrait nous certifier dans le fond de nos
âmes un salut qui se rit des ultimes efforts et des ultimes défaites de notre volonté
de vivre ? Les dieux de l’Occident réclament des dividendes ; ils réclament aussi
des sacrifices humains. Le dieu-nation respire la bonne odeur d’onze millions de
morts sacrifiés en quatre ans à sa gloire. Moins redoutable, en apparence, le dieu-
production se contente des macérations de 70 millions de chômeurs, et de super-
holocaustes annuels de blé, de coton et d’obus.
En face des idoles, il n’y a que deux attitudes possibles : les adorer ou les
fracasser.41
De même, pour Roland de Pury, la crise de la civilisation occidentale impose au
chrétien de rompre avec les illusions progressistes que constituent le modernisme, la
démocratie et l’humanisme :
Cette illusion que tout homme, hors de la foi, se fait de sa propre existence, – et
d’autant plus qu’il cherche à en prendre conscience et à la rendre parfaite – cette
illusion fut celle du monde moderne, depuis la Renaissance, depuis la Révolution
surtout ; illusion d’autant plus terrible que ce monde a employé pour se sauver les
moyens que Dieu même emploie pour nous sauver ; parce qu’il a utilisé les
promesses de l’évangile ; parce qu’il s’est servi du christianisme comme d’un
« facteur de progrès moral », parce qu’il a exploité la volonté de Dieu pour ses
41
D. DE ROUGEMONT, « Principe d’une politique du pessimisme actif », Hic et Nunc, n°1, novembre 1932, p. 28.
17
propres besoins et qu’il s’est délecté du fruit de l’arbre de la connaissance du bien
et du mal.42
La démocratie qui a fait à l’Église une place honorable, tout en enseignant
paisiblement à l’homme à se passer de Dieu, est aux yeux d’un chrétien beaucoup
plus dangereuse que la persécution. […]
Tout a été essayé, tout a été fait, tout a été dit pour installer le ciel sur la terre et
pour ajouter une coudée à la taille de l’homme. Et nous nous sommes donnés il y
a peu d’années la mesure de notre Paradis. Mais cela n’a pas suffi, et nous nous
efforçons de reprendre l’expérience. C’est pourquoi des centaines d’avions
chargés de typhoïde attendent, c’est pourquoi des usines de munitions travaillent
jour et nuit. – La destruction totale à quelques heures de nous, la misère, le
chômage et la haine grandissant de toute part, tel est le résultat tangible et concret
de l’humanisme, le résultat d’une société où les hommes n’ont pas voulu voir
qu’il n’y avait rien d’autre en eux que le péché.43
À bien des égards, cette contestation prend la forme d’un conflit de génération dont la
configuration procède, pour une part, des spécificités de la démographie de l’entre-deux-
guerres. Patrick Harismendy a souligné que la Grande Guerre, en fauchant une partie des
jeunes élites des années dix, avait eu pour double conséquence de générer une crise du
recrutement pastoral, sensible jusqu’en 1927, et de créer une situation de vide relatif dans le
monde intellectuel protestant des années vingt44. Ainsi lorsque s’ouvrent les années trente, la
génération du feu – celle de Pierre Maury né en 1890, par exemple – n’a-t-elle pas disposé
d’assez de surface et d’une dynamique interne suffisante pour remettre efficacement en cause
les certitudes de la génération précédente, lui imposer un renouvellement de la pensée
théologique et commencer à lui arracher les leviers de commandes des Églises. Le caractère
souterrain que gardent les efforts de Pierre Maury pour introduire la théologie barthienne en
France dans la seconde moitié des années vingt est à ce titre tout à fait significatif. La jeune
42
R. DE PURY, « Raccourci de ce temps » , Hic et Nunc, n°1, novembre 1932, p. 9. 43
Ibidem, p. 13-14. 44
P. HARISMENDY, « Les Intellectuels protestants français… », op. cit., p. 57 et 62-63.
18
génération qui accède à maturité au début des années trente se voit donc, d’une part,
rapidement propulsée au sein de la société intellectuelle en raison du faible effectif de ses
devanciers directs45. Elle découvre, d’autre part, un milieu ecclésial solidement tenu en main
par une génération d’hommes nés sous le Second empire ou dans les premières années de la
IIIe République, et dont les convictions et les positions institutionnelles n’ont jamais été
véritablement mises en péril depuis le début du siècle46. Avançons alors que le pessimisme
radical et insolent d’Hic et Nunc traduit probablement la réaction désespérée de jeunes gens
qui, intéressés par les questions spirituelles et bouillonnants d’idées neuves, réalisent combien
semblent minces les possibilités d’ouvrir la moindre brèche dans la citadelle du
protestantisme français.
Phénomène de génération, la revue Hic et Nunc ne l’est d’ailleurs pas seulement à
l’échelle du protestantisme. Nombre des thèmes développés par la revue apparaissent comme
des reprises, dans un contexte protestant et sur un mode « kirkegaardo-barthien », des grandes
idées qu’agitent à la même époque les cercles spiritualistes de la mouvance non-conformiste.
Ainsi la dénonciation du libéralisme et de ses conséquences – l’individualisme, la démocratie,
et le rationalisme – ainsi que le rejet conjoint du capitalisme et du marxisme, que l’on
retrouve fréquemment dans les articles de Roland de Pury et de Denis de Rougemont, sont
également au centre des discussions qui animent le Club du Moulin-Vert, fréquenté par les
deux jeunes gens, ou le groupe Ordre nouveau auquel collabore activement le second.
Comme de nombreux jeunes intellectuels catholiques de leur génération, tous deux ont
été très tôt marqués par un anti-modernisme et un anti-matérialisme de facture maurrassienne.
45
Que l’on pense, par exemple, au cas de Denis de Rougemont devenu directeur littéraire des éditions Je Sers à
l’âge de 24 ans. 46
Wilfred Monod et Élie Gounelle sont respectivement âgés de 65 et 67 ans en 1932. André-Numa Bertrand,
figure montante du protestantisme libéral est, quant à lui, âgé de 56 ans.
19
Lecteur de L’Action française et de l’œuvre de Barrès47, Denis de Rougemont s’était fait
remarquer, alors qu’il était encore étudiant à la Faculté des Lettres de Neuchâtel, par la
publication de deux pamphlets. Le premier, « Le Péril Ford », écrit fin 1927 et publié par la
revue Foi et Vie l’année suivante48 était consacré à une vigoureuse dénonciation du modèle
productiviste fordien et, plus généralement, des méfaits du modèle capitaliste américain. Dans
le second, Les Méfaits de l’instruction publique49, il se livrait, sur un mode plus romantique et
libertaire, à une satyre virulente du système éducatif de son canton dont il attribuait le
conformisme stérilisant et le caractère insupportablement répressif aux effets de la démocratie
et du libéralisme 50 . Son compatriote Roland de Pury a également découvert les idées
maurrassiennes lors de ses études à la Faculté des Lettres de Neuchâtel. Arrivé à Paris en
1929 pour débuter ses études de théologie, il est président du groupe des étudiants parisiens
de l’Association Sully en 1931 51. Toutefois, à l’instar des jeunes catholiques qui suivent
Maritain dans son rejet de l’Action française au nom de la « primauté du spirituel »52, ces non-
conformistes protestants trouvent dans la pensée de Kierkegaard et de Barth un élan qui les
pousse à aspirer à une révolution essentiellement spirituelle53. Plus fondamentalement, leur
anti-modernisme et leur anti-libéralisme, leur dénonciation des méfaits de la démocratie et du
parlementarisme, leur rejet simultané du capitalisme et du communisme, leur volonté de
procéder à une régénération du protestantisme et, plus largement, de la civilisation occidentale
par une restauration de la prééminence du spirituel – tous ces thèmes qui ne sont finalement
47
Cf. B. ACKERMANN, Denis de Rougemont…, op. cit., p. 90. 48
D. DE ROUGEMONT, « Le Péril Ford », op. cit. 49
D. DE ROUGEMONT, Les Méfaits de l’instruction publique, Lausanne, éditions des Lettres de Lausanne, 1929. 50
Cf. Pierre DE SENARCLENS, Le Mouvement « Esprit », 1932-1941. Essai critique, Lausanne, L’Âge d’homme,
1974, p. 63-65. 51
Cf. Pierre BOLLE, « Pury (de) Roland » in A. ENCREVE (ed.), Les Protestants, op. cit., p. 399. 52
Sur la rupture de Maritain et de l’Action française en 1927, on se reportera à l’article de Philippe BENETON,
« Jacques Maritain et l’Action française », Revue française de science politique, volume XXIII, n°6, décembre
1973, p. 1202-1238. 53
Bernard Reymond suggère que les animateurs de Hic et Nunc, qui fréquentaient des milieux nettement
influencés par Jacques Maritain ou les dominicains de Juvisy, ont pu être heureux de trouver dans la pensée
barthienne une affirmation protestante qui ne s’exposait pas au reproche d’individualisme, de psychologisme ou
de subjectivisme que les penseurs catholiques adressaient alors à la théologie néo-protestante de cette époque (cf.
B. REYMOND, Théologien ou prophète…, op. cit., p. 26). La teneur du n°11 de la revue Hic et Nunc semble
étayer solidement cette hypothèse.
20
pas l’apanage de la droite maurrassienne et que l’on retrouve chez des intellectuels qui n’ont
jamais fréquenté l’Action française54 – marquent l’appartenance des animateurs d’Hic et Nunc
à la génération du « non-conformisme ». Bénéficiant du vide laissé par la guerre et de
conditions matérielles favorables, en termes d’insertion professionnelle et de possibilités
d’édition, cette génération de jeunes intellectuels développe une sociabilité spécifique
organisée autour du travail collectif au sein de groupes et de petites revues55, formule une
même ambition de trouver hors des clivages traditionnels la voie d’un engagement salutaire et
d’une régénération de la civilisation occidentale et, surtout, conteste les valeurs politiques et
sociales dominantes avec une virulence et une radicalité à hauteur du malaise qu’a laissé dans
sa mémoire le souvenir de son enfance et de son adolescence en guerre.
Conclusion : intellectuels et religiosité de salut
Dans le chapitre d’Économie et société qu’il consacre à la sociologie de la religion, Max
Weber souligne que « d’ordinaire, les strates socialement privilégiées d’un peuple ont
développé une religiosité de salut, avec ténacité, lorsqu’elles ont été démilitarisées et
dépossédées des possibilités de l’activité politique ou qu’elles ont perdu tout intérêt pour
celle-ci ». En guise de conclusion à cet article, nous voudrions avancer l’hypothèse que cette
54
Zeev Sternhell voit dans la récurrence de ces thèmes dans les milieux non-conformistes le signe d’une affinité
idéologique certaine avec l’idéologie fasciste, même si, précise-t-il, la praxis totalitaire est presque
universellement rejetée (Z. STRENHELL, Ni Droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France, 2e édition,
Bruxelles, éditions Complexe, 1987, p. 304-342). De nombreux historiens se sont attachés à réfuter cette thèse.
Pour un bilan de cette polémique, on peut se reporter à Philippe BURRIN, La Dérive fasciste. Doriot, Déat et
Bergery, 1933-1945, Paris, Seuil, 1986, p. 11-28. Cf. également l’analyse particulièrement éclairante de Miche
TREBITSCH, « Le Front commun de la jeunesse intellectuelle. Le « Cahier de revendications » de 1932 » in
Gilbert MERLIO (ed.), Ni Gauche ni droite : les chassés-croisés idéologiques des intellectuels français et
allemands dans l’entre-deux-guerres, Bordeaux, éditions de la MSH d’Aquitaine, 1995, p. 209-227. 55
Cf. Pascal BALMAND, « Les jeunes Intellectuels de l’« esprit des années trente » : un phénomène de
génération ? », Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, cahier n°6 : Générations intellectuelles. Effets
d’âge et phénomènes de génération dans le milieu intellectuel français, novembre 1987, p. 48-63.
21
affirmation offre une clé d’interprétation pertinente pour saisir le sens de l’adhésion des
jeunes intellectuels d’Hic et Nunc à la théologie dialectique de Barth56.
Pour mieux illustrer cette hypothèse, nous aurons recours à une autre citation de Weber
que nous prendrons la liberté de détourner à notre profit (si l’on veut bien nous pardonner
cette incongruité, qui paraît cependant bien modeste en regard de certaines facéties que nous
avons évoquées plus haut). À propos des religions de la Chine antique, le sociologue écrit :
« De leur côté, bouddhisme et jaïnisme – ces antithèses absolues de l’adaptation au monde
propre au confucianisme – étaient l’expression tangible d’une attitude intellectuelle
radicalement antipolitique, pacifiste et de refus du monde »57. Plagiant Weber, il nous semble
possible d’avancer que « de son côté le barthisme – cette antithèse absolue de l’adaptation au
monde propre au libéralisme – était l’expression tangible d’une attitude intellectuelle
radicalement antipolitique, pacifiste et de refus du monde ».
On n’emprunte guère un tel raccourci – de la Chine antique à la France contemporaine –
sans prendre quelques précautions. Signalons tout d’abord que nous n’envisageons ici que le
barthisme français du début des années trente, celui de la théologie dialectique et non celui de
la théologie dogmatique, dont l’attitude à l’égard de l’engagement politique sera
profondément différente. Précisons également que cette hypothèse, avancée pour l’ensemble
des rédacteurs d’Hic et Nunc, mériterait d’être sensiblement nuancée dans le cas de Denis de
Rougemont. En effet, si ce dernier est sans conteste le membre de la jeune équipe qui affirme
de la façon la plus explicite et la plus virulente son rejet de la politique et son refus du monde,
il est néanmoins le seul qui, par le biais de sa collaboration avec le groupe Ordre nouveau et la
revue Esprit, donne à son engagement une dimension ouvertement politique. C’est sans doute
56
Max WEBER, Économie et société, Paris, Pocket, 1995, tome 2, p. 264. 57
Ibidem.
22
là que se révèle toute la subtilité de la dialectique barthienne : « nous sommes au monde, nous
ne sommes pas du monde ».58
Toutefois, il semble possible de supposer l’existence d’une corrélation entre l’intérêt des
jeunes auteurs de la revue Hic et Nunc pour la théologie dialectique barthienne et leur refus
désabusé de l’engagement politique. Le constat que la démocratie parlementaire et
l’humanisme progressiste sur lequel elle était adossée ont montré leur impuissance à garantir
la paix et la prospérité et le rejet que suscitent les messianismes séculiers marxiste ou fasciste,
semblent bien alimenter leur conviction de la vanité de toute action intra-mondaine – fut-elle
un christianisme social – et leur retour à une conception stricte du salut par la Grâce. À moins
que, par un mouvement inverse, un formidable élan de foi ait conduit ces jeunes gens à tirer
les conclusions politiques de la Vérité spirituelle qu’ils croyaient pouvoir soudain discerner.
Résumé.
Entre novembre 1932 et janvier 1936 paraissent les 11 numéros d’Hic et Nunc, revue
éphémère et irrégulière, animée par cinq jeunes intellectuels protestants : Denis de
Rougemont, Henry Corbin, Roland de Pury, Roger Jézéquel (Roger Breuil) et Albert-Marie
Schmidt. Influencés par la pensée de Kierkegaard, de Dostoïevski et de Karl Barth, ces jeunes
gens s’attachent à promouvoir la théologie dialectique qu’a élaborée le théologien suisse au
début des années 20 et à contester, sur un ton volontiers impertinent, le libéralisme
théologique et le christianisme social. Par ailleurs, les liens qu’ils entretiennent avec les
cercles « non-conformistes » font de Hic et Nunc l’expression d’un « non-conformisme »
protestant, révélant certains traits particuliers de « l’esprit des années 30 ».
58
D. DE ROUGEMONT, « Principe d’une politique du pessimisme actif », Hic et Nunc, n°1, novembre 1932, p. 24.