Cassandre Vs Hélène : réception des critiques du « progrès » et aspiration consumériste...

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Cassandre Vs Hélène : réception des critiques du « progrès » et aspiration consumériste (France, années 1950-1960). A l’heure où les historiens commencent à écrire une autre histoire des « trente glorieuses » et reviennent sur ce label peu adapté pour désigner les années 1945-1975, s’impose une meilleure compréhension du brusque processus de modernisation de la France. Il est désormais avéré que cette évolution résulte notamment de l’influence de quelques groupes d’individus, parmi lesquels Jean Fourastié 1 . Mais il reste à savoir si cette victoire des experts s’est principalement déroulée dans le secret des cabinets et grâce à des procédés peu avouables ou si les « idéologues du progrès » sont parvenus à s’imposer au cours d’un débat public contradictoire. Cet article entend montrer que les critiques du progrès se sont opposés à maintes reprises à la modernisation et ont porté leur argumentation en plusieurs endroits : les transformations ne se sont pas réalisées dans l’insouciance ou de manière irréfléchie, mais ont été soutenues par de larges groupes de Français avertis des problèmes qu’elles véhiculaient. Démontrer cela implique de revenir sur les croyances des contemporains, leurs désirs et leurs aspirations : ont-ils entendu les discours critiques à l’égard du progrès ? Le cas échéant, comment les ont-ils reçus ? Le relatif consentement à la 1 Régis BOULAT, Jean Fourastié, un expert en productivité. La modernisation de la France, années trente-années cinquante (Besançon, 2008).

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Cassandre Vs Hélène : réception des

critiques du « progrès » et aspiration

consumériste (France, années 1950-1960).

A l’heure où les historiens commencent à écrire une autre

histoire des « trente glorieuses » et reviennent sur ce label

peu adapté pour désigner les années 1945-1975, s’impose une

meilleure compréhension du brusque processus de modernisation

de la France. Il est désormais avéré que cette évolution

résulte notamment de l’influence de quelques groupes

d’individus, parmi lesquels Jean Fourastié1. Mais il reste à

savoir si cette victoire des experts s’est principalement

déroulée dans le secret des cabinets et grâce à des procédés

peu avouables ou si les « idéologues du progrès » sont parvenus

à s’imposer au cours d’un débat public contradictoire. Cet

article entend montrer que les critiques du progrès se sont

opposés à maintes reprises à la modernisation et ont porté leur

argumentation en plusieurs endroits : les transformations ne se

sont pas réalisées dans l’insouciance ou de manière

irréfléchie, mais ont été soutenues par de larges groupes de

Français avertis des problèmes qu’elles véhiculaient. Démontrer

cela implique de revenir sur les croyances des contemporains,

leurs désirs et leurs aspirations : ont-ils entendu les

discours critiques à l’égard du progrès ? Le cas échéant,

comment les ont-ils reçus ? Le relatif consentement à la

1 Régis BOULAT, Jean Fourastié, un expert en productivité. La modernisation de la France, années trente-années cinquante (Besançon, 2008).

modernité est-il le résultat d’une manipulation technocratique

ou d’une réflexion large autour des moyens et des objectifs ?

Répondre à ces question nécessite de revenir précisément

sur la configuration du débat public dans la France des années

1950 et 1960. Plusieurs types de sources seront mobilisés

(principalement littéraires et statistiques, que nous

présenterons le moment venu), afin de souligner, d’une part,

l’audience des critiques du progrès, d’autre part, leur

position de Cassandre : comme la fille du roi de Sparte, ces

prophètes sont entendus mais ne sont que faiblement écoutés. La

plupart des Français, séduits par Hélène, veulent avant tout

consommer et acceptent certains sacrifices au nom de cet

objectif : malgré de nombreuses mises en garde, ils consentent

à la modernisation, parce qu’elle promet le bonheur.

La mise en évidence de la réflexivité des années 1950 et

1960 permettra ensuite d’interroger la pertinence de la thèse

de la rupture entre une première modernité et une seconde : la

seconde modernité est-elle réellement plus « réflexive » ? Ne

faut-il pas interpréter la floraison des critiques du progrès

dans les années 1970 comme la suite logique d’un processus de

modernisation qui a simplement montré des limites ? Comme la

conséquence des déceptions de la modernité ? La moindre

adhésion à la modernisation procède-t-elle d’une réflexion

nouvelle autour de ses apories ou de l’épuisement de ces

virtualités ?

Les promesses de la modernisation

Malgré l’ampleur des résistances au progrès, force est de

constater que la modernisation ne provoque pas, en France et

dans les années 1950-1960, de révolution : les discours

critiques ont été nombreux et entendus, mais n’ont pas été

écoutés. C’est qu’ils entraient, en premier lieu, en opposition

avec les deux idéologies les plus prégnantes de l’époque : le

gaullisme et le marxisme, toutes deux productivistes. Pour les

gaullistes, les critiques du progrès n’auraient que faire de la

grandeur de la France2. Les communistes, moins sensibles à

cette fibre patriotique, considèrent que le progrès technique

est neutre : son développement accroit le nombre de chômeurs,

armée de réserve du capitalisme, mais les ouvriers doivent

s’approprier les moyens techniques modernes afin de jouir,

après la révolution, des fruits de leur travail. Certes, le

machinisme est ambigu. Mais Maurice Thorez « comprend

parfaitement la volonté d’une classe ouvrière formée dans les

conditions historiques modernes de participer au progrès

technique »3. Dans ce cadre, les critiques du progrès sont

assimilés à des moralistes bourgeois et, partant, dévalorisés :

leurs arguments sont désamorcés et leurs propos ne peuvent être

suivis. Ainsi, l’auditoire potentiel des critiques du progrès

se réduit comme peau de chagrin.

Ces critiques sont pourtant nombreuses : la modernisation

a été soutenue de manière réfléchie. L’espace manque pour

embrasser ici l’ensemble des critiques du progrès et nous nous

cantonnerons à l’examen des quelques-unes parmi celles qui ont

2 Robert Frank, La Hantise du déclin. Le rang de la France en Europe, 1920-1960. Finances, défense et identité nationale (Paris, 1994). 3 Maurice Thorez, Encore une fois la paupérisation !, (Paris, 1957).

eu le plus d’audience, afin de saisir la manière dont elles ont

été reçues. Tout d’abord, les fossoyeurs du progrès ne naissent

pas ex-nihilo, mais emboitent le pas à toute une tradition

discursive focalisée sur les méfaits de la modernisation4. Dès

le XIXe siècle, les briseurs de machines se sont fait entendre

et ont critiqué le machinisme avec virulence5 ; dans l’entre-

deux-guerres, les non-conformistes des années 1930 ont

également critiqué le progrès6. Mais ces-derniers, à l’image de

B. de Jouvenel ou de J. Giono, ont été décrédibilisés par leur

conduite durant la guerre, considérée, pour les Français et de

manière difficilement réversible, comme un révélateur des

individus : bien qu’officiellement blanchi, Giono et Jouvenel

souffrent de leur passé, si bien que leur propos sont moins

écoutés. Giono n’organise plus les rencontres du Contadour, au

cours desquelles les participants renonçaient temporairement à

la civilisation urbaine et au progrès technique et partaient à

la recherche de l’authenticité7 et Jouvenel éprouve des

difficultés à être publié8.

Plus largement, la critique du progrès subit les

conséquences de la défaite de 1940 et de la collaboration : la

constante invocation de la tradition de la part des vichystes a

contribué à la démonétisation de cette valeur. De fait, si

4 Christopher LASCH, Le seul et le vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, (Castelnau-le-Lez, 2002).5 François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des résistance à la technique(Paris, 2009).6 Olivier Dard, Des intellectuels français face à la société de consommation (1930-1960), in AuNom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux Etats-Unis au XXe siècle, ed.Alain Chatriot (Paris, 2004), 376-391.7 Saoussan Rajab, La notion de bonheur dans l’œuvre de Jean Giono (PhD diss,université de Tours, 1988), 115.8 Olivier Dard, Bertrand de Jouvenel (Paris, 2008), 211.

l’invention de la tradition a permis, au XIXe siècle, de

sanctifier un ordre des choses pourtant neuf9, ce mode de

légitimation n’est plus aussi efficace en France dans les

années 1950 et 1960 : le passé ne justifie plus aussi bien le

monde qu’auparavant. En outre, la défaite n’a pas conduit à une

dévalorisation durable de la technique : dans la mesure où,

selon l’opinion commune, la défaite française ne procède pas de

la supériorité technique allemande, mais de l’abandon de la

puissance par les Français des années 193010 et dans la mesure

où, en revanche, la victoire des alliés découle de leur

maitrise technique, la Seconde Guerre mondiale, malgré la bombe

atomique, n’a pas été suivie par la remise en cause du progrès

technique. Au contraire, elle a eu pour conséquence un regain

d’attention des Français pour l’organisation et la puissance

technique américaine11. Dès lors, les événements dramatiques du

tournant du siècle ont participé de la modernisation de la

France des années 1950-1960 : le souvenir de la défaite a

contribué à éclipser les critiques du progrès.

En outre, leur force argumentative est atténuée par leur

position sociale : dès avant d’être entendus, ils sont

partiellement déconsidérés, parce qu’ils n’appartiennent pas,

le plus souvent, aux élites dirigeantes et décisionnaires, mais

aux milieux universitaires et artistiques. Dès lors, les

critiques n’ont pas beau jeu dans la partie qui les oppose aux

9 Eric Hobsbawm et Terence Ranger, L’invention de la tradition (Paris, 2006).10 C’est la thèse d’A. Sauvy (Théorie générale de la population (Paris, 1952-1954)),relayée partout, et notamment par J. Fourastié dans Machinisme et bien-être(Paris, 1951), 163.11 Regis Boulat, « Jean Fourastié ou le prophète repenti », Vingtième siècle,Revue d’histoire, no 91 (2006) : 111-123, esp 113.

promoteurs de la société de consommation : non seulement ces

derniers peuvent soutenir leur projet par le rappel des

bienfaits de la civilisation technicienne, mais encore leur

statut social leur confère un crédit supérieur, tel Fourastié,

économiste, expert auprès du Commissariat au Plan et professeur

au CNAM. Au contraire, les critiques les plus en vus

appartiennent plutôt au milieu artistique, tel Vian, Perec ou

Tati : tandis que les ingénieurs physiciens vantent les mérites

de la modernisation drapés dans le sérieux de leur activité,

Perec et Vian appartiennent au collège de Pataphysique.

Partant, ils risquent facilement d’être assimilés à de doux

rêveurs. Malgré ce déficit de crédit social, ils peuvent

néanmoins s’exprimer et certains parviennent à être entendus à

de larges échelles.

Au milieu des années 1950, Boris Vian écrit et interprète

La complainte du progrès, satyre de la société de consommation

naissante. Mais cette chanson passe peu ou prou inaperçue parmi

les chansons possibles et impossibles : l’artiste a libre cours pour

s’exprimer sur ce sujet peu sensible. Ce n’est pas le cas du

déserteur, qui déclenche une polémique lors de la tournée en

Province, heurte le public et le gouvernement, et informe la

mise à l’écart du disque, sous la forme d’une censure, d’abord

discrète, puis explicite12. Contrairement aux critiques

pacifistes, celles du progrès peuvent donc être entendues et

leur disqualification ne procède pas d’une pure et simple

éviction, mais du faible écho qu’elles reçoivent dans les

années 1950, à l’instar de la complainte du progrès. Comme en

12 Claire Julliard, Boris Vian (Paris, 2007), 289.

témoignent d’élogieuses critiques du figaro littéraire, du Monde ou

de dimanche matin, les amateurs de Vian, peu nombreux mais

enthousiastes, relèvent d’ailleurs moins le ressort de la

complainte – banale opposition entre « autrefois » et

« maintenant » – que son rythme et son comique (la construction

d’objets incongrus et inutiles tel le « ratatine-ordure » ou le

« coupe-friture »)13. C’est qu’au même moment, les instituts de

mesure d’opinion construisent l’optimisme des Français et leur

sentiment de progrès, en les interrogeant notamment sur leur

niveau de vie perçu comparé à 1939 : de plus en plus de sondés

ont l’impression que « la vie est plus facile qu’en 1939 »14 et

la médiatisation de cette « opinion publique » contribue à la

propager. De même, c’est à cette époque que « Moulinex libère

la femme » grâce à une pléiade d’appareils électroménagers : si

la « tourniquette pour faire la vinaigrette » parait superflue,

le gain de temps et d’effort permis par l’aspirateur, le

réfrigérateur ou le robot-mixeur suscite le désir des

consommateurs, qui n’ont cure de la chanson et se pressent au

salon des arts ménagers15.

Cette foi dans le progrès et dans les nouveautés dont il

est porteur s’exprime par exemple dans le consensus autour des

transformations nécessaires : les modes de production doivent

être révisés pour être plus performants, au risque d’un

13 Cité dans Michel Fauré, Les vies posthumes de Boris Vian (Paris, 1975), 220-221.14 Alain Girard et Henri Bastide, « Niveau de vie et répartitionprofessionnelle : enquête sur l'information et les attitudes du Public »,Population, no1 (1957) : 137-70.15 Claire Leymonerie, « Le salon des arts ménagers dans les années 1950.Théâtre d’une conversion à la consommation de masse », Vingtième siècle, Revued’histoire, no 91 (2006) : 43-56.

désordre social16. Ils sont donc modifiés, sans entraîner de

révolte majeure : l’organisation scientifique du travail se

déploie et conduit des millions de Français à devenir ouvriers

spécialisés. Loin de donner raison aux critiques culturelles ou

sociologiques du « travail en miettes »17, ils ne s’insurgent

pas contre ce travail insipide et ennuyeux. Au contraire, ils

affluent dans les usines : le salaire compense la monotonie du

travail et le consensus de la « république des consommateurs »

parvient à maintenir la paix sociale18. Lorsque les ouvriers

font grève, c’est le plus souvent pour obtenir de meilleures

rémunérations ou, comme en 1955 chez Renault, pour la troisième

semaine de congés payés19. Sur un axe polarisé par la tradition

et la modernité, la société française des années 1950-1960 se

situe ainsi du côté de la modernité. Parmi les voies qui

s’offrent à eux, de larges groupes de Français choisissent la

nouveauté : cette dernière est attractive et semble leur

promettre une pléiade de jouissances.

C’est que la consommation constitue la principale voie

d’accès au bonheur : les critiques sociales des années 1960 ne

parviennent pas à modifier en profondeur cette représentation,

constamment renouvelée par les dispositifs top-down de

fabrique, de promotion et de normalisation du consumérisme, en

16 Dans l’ouvrage d’A. Touraine sur L’évolution du travail ouvrier aux usines Renault, leprogrès technique est d’ailleurs constitué en variable indépendante,assimilé à un processus inexorable (Paris, 1955).17 Friedmann, Georges, Le Travail en miettes (Paris, 1956).18 Lizabeth Cohen, A Consumer’s republic. The Politics of Mass Consumption in Postwar America(New York, 2004).19 Stéphane Sirot, La Grève en France. Une histoire sociale (XIXe-XXe siècle) (Paris, 2002).

plein développement20. Ils ont pourtant été nombreux à tenter

de mettre fin à cette liaison et à avoir trouvé un large

auditoire : La Dolce Vita de Fellini, palme d’or à Cannes en 1960,

ou Les choses de G. Perec, prix Renaudot de 1965 ont connu le

succès, si bien que de larges groupes d’individus ont pris

connaissance de leur thèse, soit directement, soit par ouï-

dire. Mais ils n’ont pas plus suivi ces critiques dans les

années 1960 qu’au cours de la décennie précédente : les

artistes sont restés dans la position de Cassandre, entendue

mais non écoutée ; les charmes d’Hellène, mis en scène et

déployé à l’envi sur un nombre croissant de supports

publicitaires21, ont continué de séduire et de canaliser les

aspirations. Ainsi, les sondages réguliers portant sur les

« principales préoccupations » des sondés indiquent que leur

principal souci est d’abord budgétaire : ils estiment avoir

besoin de plus d’argent, afin de pouvoir mieux consommer22.

Certes, cette mesure d’opinion est sujette à caution23. Mais,

sa médiatisation, performative, modifie la configuration du

débat public : la force argumentative des résultats d’un

sondage est loin d’être négligeable – ils invitent à20 Voir par exemple la mise en place et le développement des études psycho-sociométriques, soutenues par Ernst Dichter (La Stratégie du désir : une philosophie dela vente (Paris, 1961)). Relevons d’ailleurs que le point de vue critique a été tenu rapidement, mais n’a guère entravé leur essor (Cf. Vance Packard, La persuasion clandestine (Paris, 1958) ou John Kenneth Galbraith, Le nouvel état industriel : essai sur le système économique américain (Paris, 1968)).21 Marc Martin, Trois siècles de publicité en France (Paris, 1992).22 Dès 1946, l’IFOP sonde la population française sur les principauxproblèmes auquel les ménages sont confrontés. Entre 1946 et 1971, la mêmequestion ouverte est posée à vingt-trois reprises à des échantillonsreprésentatifs de la population française : « Quel est le problème le plusimportant auquel vous et votre famille avez à faire face actuellement ? »Sondages, 1946-1971.23Pierre Bourdieu, « L'opinion publique n'existe pas », Les temps modernes, no318 (1973) : 1292-1309.

l’imitation ou à la démarcation. Partant, ces derniers

contribuent à accentuer l’économisme de l’époque : les Français

sont conviés à partager l’avis de leurs concitoyens sondés, et

la principale préoccupation devient monétaire.

D’autres dispositifs et technologies de consentement au

changement social interviennent dans ce processus et invalident

les critiques sociales, notamment la mesure du PIB, inventée en

1934 par Simon Kuznets, calculée par l’INSEE en France dès la

Libération, et médiatisée à partir de 196224 : visible et

lisible, elle modèle partiellement les expériences et les

attentes des acteurs, qui ont le regard rivé sur le récent et

moderne indicateur synthétique. Ses détracteurs ont dès sa

création tenté de pointer les apories de cette mesure25 ; mais,

avant les années 1970 et les tentatives d’élaboration

d’indicateurs sociaux mieux adaptés, il n’y a aucune autre

mesure de substitution, si bien que les critiques ne

parviennent pas à s’imposer, contrairement à l’indicateur. Or,

dans un monde où les individus aspirent à consommer plus et

mieux, l’administration n’a pas besoin de les influencer

fortement pour que le pourcentage de croissance du PIB devienne

synonyme de progrès social26 : les années 1960 sont celles où

l’économie détermine le plus fortement le niveau de bien-être

des populations. Ce n’est d’ailleurs pas pure coïncidence si24 Pierre Jacquet, « Simon Kuznets : le père des comptes nationaux », Lemonde économie, 17 mars 2009 et Cinquante ans d'INSEE : 1946-1996 ou la conquête du chiffre(Paris, 1996), esp 22-23.25 Bertrand de Jouvenel, « Niveau de vie et volume de consommation » inArcadie. Essais sur le mieux-vivre (Paris, 2002), 170-204.26 Sur l’économisme des administrateurs et la rationalisation des calculséconomiques au second XXe siècle, Cf. François Etner, Histoire du calculéconomique en France (Paris, 1987) et Les comptes de la puissance. Histoire de lacomptabilité nationale et du plan, ed. François Fourquet (Paris, 1980).

l’historiographie du temps se focalise sur l’histoire des prix

et de la croissance27. Les croyances de l’époque indiquent en

effet le primat de l’économie, les infrastructures décidant des

superstructures religieuses, politiques ou culturelles. Or

l’économie des années 1962-1968 est florissante, et les

contemporains perçoivent cette conjoncture favorable.

Chaque année, la médiatisation des taux de croissance met

en scène l’amélioration des conditions de vie et construit

l’optimisme : bientôt, tout un chacun pourra jouir des choses.

Mais pour l’heure, ils ne les possèdent pas encore, comme le

signalent les courbes de taux d’équipement des ménages :

lorsque parait l’ouvrage de Perec, moins de 50% des Français

possèdent une voiture, une machine à laver ou une télévision28.

S’il est relativement aisé de s’apercevoir, une fois les biens

acquis, que la recherche du confort ne comble pas l’ensemble de

besoins humains, il est plus difficile de renoncer à un désir

non satisfait de possession. C’est sans doute l’une des raisons

qui expliquent que le roman ne parvienne pas à convaincre les

lecteurs d’abandonner la voie du bonheur par la consommation.

Il les convainc d’autant moins que les objets procurent, pour

un temps, une satisfaction effective, comme le signale le

journal intime de Cécile Monnoyer, pourtant catholique

pratiquante, appartenant à un milieu aisé depuis son enfance et

peu encline à la consommation ostentatoire : dans son journal

intime, elle relate avec bonheur son premier voyage dans la

Peugeot familiale que son mari vient d’acheter29. 27 Avec le magistère de Labrousse et Braudel notamment.28 « L'équipement des français en biens durables fin 1968 », Economie etstatistique, no 3 (1969) : 65-68.29 Cécile Monnoyer, Un vie de femme, (Ambérieu-en-Bugey, APA 1240), 31.

Plus généralement, les objets modernes réjouissent

temporairement leur possesseur, comme en témoignent les achats

des Français : si l’eau courante et la radio sont acquises par

la plupart des ménages dès la Libération, ils s’équipent

progressivement des autres biens modernes. Certes, la théorie

économique des préférences révélées, selon laquelle les

individus maximisent leur utilité et révèlent leurs préférences

lors des actes d’achat, doit être critiquée, mais elle peut

être amendée en mobilisant la notion d’élasticité par rapport

au revenu. Les taux d’élasticité de certains produits, telle

l’automobile dans les années 1950, démontrent, ainsi,

l’attraction qu’ils exercent : en ce qui concerne l’automobile,

il est de l’ordre de 3, dans les pays du marché commun aux

environs de 195030. En d’autres termes, les consommateurs non

seulement dédient l’accroissement marginal de leur revenu à

l’achat d’une voiture, mais aussi ôtent une partie deux fois

égale à cet accroissement de leur budget habituel, pour le

reporter sur la voiture. Or, leurs besoins ne sont pas

entièrement satisfaits : à la même époque, de très nombreux

contemporains déclarent avoir des difficultés pour boucler le

budget et/ou se priver de certains biens31. Sans entrer dans le

complexe débat sur l’efficace supposée des dispositifs de

persuasion du consommateur, ce taux d’élasticité indique que

l’automobile les attire : acquérir un véhicule individuel les

30 Paul Yonnet, « La société automobile », Le Débat, no 31 (1984) : 128-148,esp 137.31 Question baromètre de l’IFOP, publiée dans Sondages et Enquête sur les tendancesde la consommation des salariés urbains. Vous gagnez 20% de plus, qu’en faites-vs ?, ed.Commissariat au Plan (Paris, 1955) esp 46-47, 76, 79.

satisfait et cette préférence automobile se maintient

longtemps32.

Les biens nouveaux ont donc une utilité manifeste, et les

moralistes critiques les possédaient certainement. C’est sans

doute pourquoi un échantillon représentatif des Français

déclare à 52% aimer « beaucoup » « l’équipement ménager à

l’américaine » et à 21% l’aimer « assez » en 1953. Ils ne sont

que 9% à ne pas l’aimer, tandis qu’ils sont 36% à ne pas aimer

les « cigarettes américaines », 33% à ne pas aimer les

« conserves » et 70% à ne pas aimer le chewing-gum33. Si

l’électroménager semble donc échapper à l’antiaméricanisme

français34, c’est sans doute qu’il est attractif. De fait, les

Français achètent les nouveaux produits par plaisir : ils ont

une valeur d’usage bien réelle et ne constituent pas tous des

« gadgets » au sens de Baudrillard35.

Les choses participent, en outre, de la formation du

consensus social des sociétés développées, qui sont à l’écart

du besoin, se délestent des tâches ingrates et apportent

satisfaction à leurs membres36. Les observateurs contemporains

ont tenté à plusieurs reprises de déconstruire la mythologie de

la « société d’abondance », mais leurs tentatives, bien que

largement médiatisées, ne sont parvenues à supprimer la

prégnance du mythe : mettre à jour un phénomène ne semble pas32 Yonnet, « la société » (1984), 139.33 Sondages, no2 (1953), 70.34 Philippe Roger, L’ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme français (Paris,2002).35 Jean Baudrillard, La Société de consommation (Paris, 1970).36 Cohen, A consumer’s…

suffisant pour le désamorcer37. Cette séduction du système des

objets est redoublée par celle de la valeur signe de chaque

chose, également efficace : elle apporte une plus-value en

termes de plaisirs éprouvés et entretient le désir des

consommateurs. Certes, déployant une pensée holiste,

Baudrillard critique, d’un point de vue moral, le jeu de la

valeur signe : à somme nulle, il est injuste pour les plus mal

lotis. En outre, dès lors qu’un objet est devenu banal, sa

valeur signe s’annihile et un autre vient proclamer la

hiérarchie sociale : la démocratisation de la consommation ne

réduit pas les inégalités38.

Mais si l’on change l’échelle d’analyse et que l’on

s’intéresse désormais à l’individu, la complexité s’accroît. Il

désire les objets sans distinguer dans son désir ce qui relève

de l’usage et du standing, à la manière des héros du roman de

G. Perec : dans leur environnement social habituel, Jérôme et

Sylvie, deux psychosociologues, qui désirent un « divan

Chesterfield », des « gants en pécari fumé » et des « chemises

de soie », « auraient aimés être riches […] leurs plaisirs

auraient été intenses39 ». S’ils parviennent à assouvir leur

envie, ils ressentent une satisfaction effective ; sinon, une

amertume. A l’échelle globale, la valeur signe est un jeu à

somme nulle, mais à l’échelle individuelle, il y a des gagnants

et des perdants, comme dans tous les jeux de ce type.

37 Par exemple, Roland Barthes, dont la plupart des mythologies ont étéd’abord publiées dans la presse (Mythologies (Paris, 1957)).38 Jean Baudrillard, « La société… »39 Georges Perec, Les choses. Une histoire des années soixante (Paris, 1965), 155-156et 17.

L’individu, dans la « zone d’incertitude40 » qui est la sienne,

a une espérance de gain, et parie, tel Jérôme et Sylvie : dans

la première partie du roman, ils espèrent obtenir les choses41. Le

dilemme du prisonnier permet de comprendre pourquoi les acteurs

jouent : chacun, informé ou non des règles, estime pouvoir en

tirer parti, si bien que les individus achètent les biens de

standing. Gagnants, ils en éprouvent une satisfaction et c’est

cette espérance de gain qui explique leur acquisition, malgré

les avertissements des Cassandre.

Dans les années 1950 et 1960, la majorité des individus

espère pouvoir consommer plus, dans un futur proche. Une

enquête réalisée auprès des ouvriers en 1955 signale cette

influence de l’espoir sur les désirs exprimés : chez les

plupart des sondés, un bien suscite le désir, dès que le

salaire laisse prévoir son acquisition prochaine42.

L’expression du désir n’est moins fréquente que lorsque le prix

d’achat est trop élevé pour le revenu : plutôt que de subir la

désagréable tension de ne pas pouvoir réaliser leur souhait,

les ouvriers adoptent une stratégie défensive de réduction de

la dissonance cognitive, en déclarant ne pas vouloir les objets

inaccessibles – tel le renard dans la fable de La Fontaine43.

Ce n’est donc pas suite aux critiques de la consommation que le

désir décroit, mais en raison du déclin de l’espoir. Dès lors40 Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’Acteur et le système : les contraintes de l’actioncollective (Paris, 1977).41 Les deux héros ne parviennent pas à devenir riches en France. Dans laseconde partie, ils s’exilent à Sfax : dans les souks, « ils n’achetaientrien », parce qu’ « aucun de ces objets, pour somptueux qu’ils fussentparfois, ne leur donnait une impression de richesse » (Perec, Les choses, 144 jesouligne).42 Sondages, no 2 (1956), 18.43 Leon Festinger, A theory of cognitive dissonance (Stanford, 1962).

que le salaire s’élève, l’objet devient d’ailleurs plus

attirant44. Cet appétit de consommation est tel, qu’il balance,

dans un premier temps et tant qu’il n’a pas été assouvi, les

méfaits de la modernisation. Ce n’est que lorsque les individus

ont fait l’acquisition des biens et que le plaisir issu de ces

objets s’épuise, que les critiques du progrès peuvent prendre –

au sens de Barthes : avant cela, les acteurs ont dû faire

l’expérience de la déception.

La propagation de la déception

L’histoire de la réception de Boris Vian témoigne, en

micro, du rapprochement entre les critiques et les attentes du

public. Après sa mort, Boris Vian, largement oublié, est

redécouvert ; puis, il devient, durant la seconde partie des

années 1960, un mythe fédérateur, une icône et un mot de passe

pour les jeunes45. Pour comprendre ce phénomène, M. Fauré

évoque la possibilité d’un travail de fond, souterrain et

invisible, qui aurait permis son succès futur : Vian

appartenait au collège de pataphysique, qui comprend en son

sein un grand nombre de professeurs. Ces derniers auraient joué

le rôle de passeur auprès de leurs élèves46. L’anecdote

mériterait sans doute d’être précisée, mais elle signale que

l’essor des discours critiques dans les années 1970 procède

peut-être aussi d’un travail de sape, de la part d’une armée

d’obscurs Cassandre : les professeurs, souvent critiques,

44 Sondages, no 2 (1956), 18.45 Michel Fauré, Les vies.46 Ibid., 385.

auraient réalisé une œuvre d’éducation en mettant en garde

leurs élèves contre les dangers d’une modernisation trop

rapide. Après avoir brièvement examiné cette hypothèse, il

suggère cependant que le facteur principal du succès posthume

de Boris Vian, c’est son « actualité »47 : les intérêts du

public, différents de ceux de Vian dans les années 1950, s’en

seraient progressivement rapprochés dans la décennie suivante.

Pourtant, les critiques ne sont pas soudainement devenues plus

aigües et les Français ne sont pas, tout à coup, décillés face

à la technique. Progressivement, ils sont devenus de plus en

plus nombreux à avoir fait l’expérience des limites de la

consommation.

L’individu s’habitue à tout, au meilleur comme au pire.

Cette propension humaine à l’adaptation a été soulignée par T.

Scitovsky dans les années 197048. Ce dernier estime, dans

L’économie sans joie, que l’économie moderne se fourvoie dans la

recherche de « biens de confort » qui procurent une

satisfaction immédiate importante lorsque l’individu les

acquiert, mais perdent rapidement leur capacité à nous

contenter : l’acteur s’y adapte et n’en retire plus de plaisir.

Pour Scitovsky, le confort ne constitue qu’un état statique

auquel l’individu est accoutumé et duquel il ne tire plus de

satisfaction. Dans la même veine, Kurt Lewin, dans sa théorie

du tapis roulant des besoins, ou Abraham Maslow, dans sa

célèbre pyramide, soulignent également ce caractère fuyant du

besoin : dès qu’une aspiration est satisfaite, une autre prend

47 Ibid.48 Tibor Scitovsky, L'économie sans joie (Paris, 1978).

le relais49. Si la pyramide hiérarchisée des besoins n’est pas

vérifiée expérimentalement, il semble toutefois que le

processus décrit par le psychologue – le passage d’une strate

vers une autre, depuis les besoins les plus matériels, vers les

plus spirituels – correspond partiellement à l’évolution

constatée en France.

Dans un premier temps, la technique des objets est

constamment renouvelée et parvient à cristalliser durablement

les aspirations : le tapis roulant décrit par Lewin ressemble

au contexte matériel réellement offert aux Français, tout au

moins dans la période 1944-1970. Lorsqu’une aspiration a été

comblée – par exemple, l’acquisition d’une cuisinière moderne

–, un autre artefact peut incarner le désir : la consommation

se présente comme une suite d’objets au sein de laquelle chacun

en appelle un autre, si bien que l’appétit court sans cesse,

entraînant avec lui l’acteur dans une série d’actions

instrumentales. L’efficacité de cette voie doit être soulignée

par l’historien, d’autant plus que les objets offerts sont en

nombre importants et recèlent un potentiel de jouissance élevé.

C’est là une des spécificités de cette période que d’avoir

rendu disponible et accessible un grand nombre d’objets

suscitant désir et plaisir en un temps très bref.

A partir de la seconde moitié des années 1960, la portée

des critiques est accrue, parce que les performances

subjectives des objets nouveaux sont moindres : aucun véhicule

réellement novateur ne succède à l’automobile ; en changer rend49 Abraham Maslow, « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, no50/4 (1943) : 370-396, Kurt Lewin, « Niveau d’aspiration », in Psychologiedynamique. Les relations humaines (Paris, 1959) : 136-194.

moins intensément et/ou longuement heureux qu’en acquérir une

pour la première fois. Aussi la ronde des choses connait-elle

un ralentissement au tournant des années 1960-1970, quand la

majorité des ménages sont équipés de voitures, de

réfrigérateurs ou de télévisions. La critique peut dès lors

plus facilement s’épanouir, parce qu’il est plus aisé

d’assimiler les biens nouveaux à des gadgets superflus et/ou de

mettre en évidence l’inanité de cette fuite en avant des

besoins. Le rapport de force entre Cassandre et Hélène évolue

donc en faveur de la première, parce que les charmes d’Hélène

se renouvellent moins vite qu’auparavant.

Ce rapport évolue également en raison de l’intervention de

la déception, « élément central de l’expérience humaine50 »

selon Albert O. Hirschman : « nombre de changements dans les

comportements collectifs deviennent mieux intelligibles si l’on

donne toute sa place au concept de déception51 ». Laissons le

sociologue décrire sa conception du changement social :

Dans le monde que j’essaie de comprendre à travers cet essai, les hommes

pensent désirer telle ou telle chose, puis, l’ayant obtenue, découvrent qu’ils sont loin

de la désirer autant qu’ils l’avaient cru, ou même qu’ils ne la désirent pas du tout, et

que c’est autre chose, à quoi ils ne pensaient pour ainsi dire pas, qu’ils désirent

réellement.52

Pour Hirschman, il existe des conditions sociohistoriques

favorisant tel ou tel type d’inclinations : les événements

et/ou la démographie conduisent à des mécanismes de

50 Albert O. Hirschman, Bonheur privé, action publique (Paris, 1983), 27.51 Ibid., 29.52 Ibid., 43 Il souligne.

synchronisation des déceptions et des espoirs53. La déception,

partagée par de larges groupes sociaux dont les membres ont

obtenu à peu près au même moment les choses, conduit les

individus déçus à se tourner vers un autre type d’activité54 :

au gré de leurs erreurs, ils modifient progressivement leur

trajectoire ; le « travail du négatif » les amène à

l’élaboration d’une nouvelle voie d’accès à la bonne vie. Ce

modèle du changement social correspond à l’évolution réelle :

au fur et à mesure que les individus sont déçus par des objets

qui ne comblent pas la totalité de leurs aspirations,

l’audience des critiques du progrès s’accroit, parce que les

discours des Cassandre sont désormais étayés sur une déception

amplement partagée. A nouveau, c’est donc en raison de la

progression des taux d’équipement, que le rapport de forces

évolue. Toutefois, ce changement procède, cette fois, moins du

vieillissement des objets, que de l’oscillation des préférences

individuelles : beaucoup se détournent d’Hélène, après l’avoir

possédé.

Ces deux facteurs – moindre attractivité des nouveaux

objets et déception vis-à-vis de la voie du bonheur par la

consommation – se conjuguent pour modifier le rapport de force

entre Cassandre et Hélène. Les représentants politiques

s’aperçoivent de la nouvelle solvabilité électorale des

aspirations qualitatives plutôt que quantitatives, si bien

qu’ils la prennent en charge : en 1974, René Dumont est le

premier candidat écologiste a une élection présidentielle.

Malgré une vigoureuse campagne électorale, il n’obtient53 Ibid., 32.54 Ibid., 110.

qu’1,32% des suffrages. Mais ce vote conduit les autres

candidats, et notamment l’élu, à prendre en considération les

revendications exprimées : le Ministère de la qualité de la vie

est créé, confié par Jacques Chirac à André Jarrot le 28 mai

1974. Son nom procède du « tournant marketing » de la

communication politique et signale donc la faveur dont jouit,

dans le public, cette qualité de la vie55 ; ses attributions

font de lui un ministère de l’environnement, signe que les

préoccupations écologiques sont désormais reconnues au plus

haut niveau de l’Etat.

Si cette institution nouvelle contribue, avec d’autres, à

accroitre la visibilité des critiques du progrès technique,

est-ce pour autant l’avènement, en France, d’une nouvelle

phase, « seconde modernité », « modernité réflexive » ou

« société du risque »56 ? Malgré la reconnaissance officielle,

l’expression publique des aspirations écologiques est restée

minoritaire. Les critiques de la modernisation ont trouvé un

écho social plus fort, mais ne sont pas parvenues à endiguer

les vastes projets modernisateurs : les barrages n’ont pas

cessé d’être construits parce qu’ils modifient l’écosystème,

mais parce que le potentiel national est bien mis en valeur ;

les centrales nucléaires ont été construites, tout comme les

autoroutes et les voies de TGV.

55 Christian Delporte, La France dans les yeux. Une histoire de la communication politique(Paris, 2007).56 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité (Paris, 2001) ; Anthony Giddens, Les Conséquences de la modernité (Paris, 1994).

In fine, concluons sur la coupure supposée entre les deux

modernités : la première, peu réflexive, se serait lancée dans

une course infinie vers le progrès et aurait ouvert une boite

de Pandore, tandis que la seconde aurait mené une réflexion

salvatrice sur les moyens et les fins et serait en voie de

parvenir à stopper cette aventure périlleuse. Certes, le risque

et sa gestion sont devenus plus centraux57. Mais cette étude a

montré que le progrès porte en lui à la fois ses louanges et

ses critiques : toujours, les seconds ont pu se faire entendre

et ont tenté de porter l’estocade contre ses méfaits. Il n’y a

donc pas une rupture nette entre deux phases, mais plutôt une

évolution progressive d’une dialectique, la transition entre

une France dans laquelle les citoyens ne sont pas équipés en

biens modernes et rêvent de l’être, et une autre où la majorité

des acteurs l’est et s’assigne d’autres objectifs. Au fur et à

mesure que la modernisation se réalise effectivement, ses

contradictions deviennent plus patentes : les mieux lotis sont

les premiers à en faire l’expérience, aidés en cela par

diverses Cassandre ; ils sont progressivement rejoints par la

majorité. En termes de discontinuité, l’effet génération doit

toutefois être souligné, dans la mesure où les baby-boomers

arrivent à l’âge adulte dans les années 1968 et éprouvent, de

manière plus ou moins synchrone, une déception face à l’idéal

de consommation. A ce moment, la dynamique s’accélère : 68

constitue plutôt un catalyseur de l’évolution socioculturelle,

qu’un crépuscule ou une aurore.

57 Ulrich Beck, La société.

Le processus se poursuit, qui déploie, la modernisation

et, consubstantiellement, ses critiques : les acteurs de la

première modernité sont déjà largement réflexifs (ils font le

choix du progrès, avertis de ses problèmes) et ceux de la

« seconde », quoique plus souvent déçus par la consommation et

plus attentifs aux finalités de leurs actions, restent

focalisés sur des questions de productivité et continuent de

vivre dans un monde de rareté plutôt que d’abondance58. Les

tenants de la rupture paraissent ainsi avoir, malgré eux, cédé

à la sirène hagiographique : la description trop contrastée de

la première et de la seconde modernité affecte implicitement la

seconde d’une connotation positive puisque, enfin, les hommes

auraient cessé leur vaine et dangereuse fuite en avant, et

auraient interrogés leurs objectifs. En ce sens, cette théorie,

sous couvert de mettre en évidence la fin du mythe du progrès,

lui offre son tribut.

58 Jeanne Lazarus, « les pauvres et la consommation », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, no 91 (2006) : 137-152.