Analyse des préfaces du Cid comme réponses de Corneille aux critiques du Cid

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Université de Tel Aviv Faculté des Lettres Département d'Études Françaises Analyse des préfaces du Cid comme réponses de Corneille aux critiques du Cid par Olga Levina Dissertation présentée à Prof. Nadine KupertyTsur pour le cours « Les polémiques qui ont fait la France » Jean de SaintIgny, Représentation théâtrale au Palais Royal avec Louis XIII, Anne d'Autriche et Richelieu. (1637) Avril 2015

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Université de Tel Aviv Faculté des Lettres

Département d'Études Françaises

Analyse des préfaces du Cid comme réponses de Corneille aux critiques du Cid par

Olga Levina

Dissertation présentée à Prof. Nadine Kuperty­Tsur

pour le cours « Les polémiques qui ont fait la France »

Jean de Saint­Igny, Représentation théâtrale au Palais Royal avec Louis XIII, Anne d'Autriche

et Richelieu. (1637)

Avril 2015

Table des matières Introduction Corneille et son œuvre La chronologie de la polémique Arguments majeurs des détracteurs de Corneille Analyse de réponses de Corneille dans les préfaces du Cid

L’objectif de Corneille dans les préfaces du Cid L’auditoire des préfaces du Cid L’ethos Arguments de l'autorité

Conclusion Bibliographie

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Introduction

Le fait d’utiliser les préfaces aux pièces de théâtre comme riposte dans les polémiques théâtrales était une pratique très répandue en XVIIe siècle que l'on surnommait « le temps de préfaces » , car les auteurs dramatiques très souvent défendaient la valeur de leurs œuvres 1

dans leurs préfaces.

Dans ce travail, on se propose d’étudier les outils rhétoriques trouvés dans les deux préfaces rédigées par Corneille pour les éditions différentes du Cid, l’Avertissement (écrite pour la première fois pour l’édition de 1648) et l’Examen (pour l’édition de 1660). On analysera comment le dramaturge répondait aux accusations lancées contre lui et contre son œuvre dans le cadre de la polémique du Cid.

Pour ce travail, on se concentrera sur une partie des arguments principaux des adversaires principaux de Corneille, Scudéry et Chapelain, dans le cadre de la querelle, Chapelain ayant rédigé une réponse officielle de l’Académie française à partir de la critique de Scudéry. Parmi les nombreuses accusations lancées contre Corneille et contre le Cid dans le cadre de la polémique, on a choisi de se concentrer sur les accusations majeures portant sur l’ordre littéraire, c'est­à­dire celles concernant le fait de ne pas suivre les règles d’unité (les règles d’Aristote) et celles contre la vraisemblance des personnages et de leurs actions.

Il est clair que cette dissertation courte ne permet pas une recherche approfondie sur la question, cependant, elle nous conduira à spécifier les outils rhétoriques majeurs que Corneille a utilisé dans les préfaces du Cid contre la critique.

Le XVIIe siècle est marqué également par le début des notions de « public », d'« opinion publique » et d'« espace public ». Le but de ce travail est d'analyser des préfaces du Cid comme réponses de Corneille aux critiques du Cid, en montrant comment le dramaturge a appelé l’opinion publique qui était en train de se constituer, pour justifier la valeur de son œuvre contre les accusations lancées pendant la querelle du Cid.

Corneille et son œuvre

Pierre Corneille (1606 ­ 1684) est né en 1606 à Rouan, dans une famille de la bourgeoisie normande. Devenu avocat en 1624, il se consacre toutefois au théâtre en 1629 après le succès de sa première pièce. Corneille a écrit plusieurs comédies et une première tragédie, Médée, mais c'est la représentation du Cid en 1637 qui lui apporte une reconnaissance éclatante, et pourtant, lui aussi a été la cible d’une polémique qui éclata autour du Cid.

Profondément blessé par la querelle du Cid, Corneille garde le silence pendant presque trois ans. En 1640, le dramaturge retourne au théâtre avec Horace, une tragédie romaine et

1 Civardi, Jean­Marc, « Quelques critiques adressées au Cid de Corneille en 1637­1638 et les réponses apportées », L'information littéraire 2/2001 (N° 54), p.12.

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politique, écrite en concordance avec les règles de l’unité. C’est l'époque de « l'âge d’or de Corneille », où il écrit plusieurs tragédies et comédies, et est élu à l’Académie française (1647).

En 1660, Corneille publie son Théâtre complet, avec les trois Discours sur l’art dramatique et les Examens de chaque pièce, dont l’Examen du Cid. En 1674, à l’âge de 69 ans, Corneille cesse son activité théâtrale.

En 1684 Corneille meurt à Paris, il a 78 ans. Il est succédé à l’Académie par son frère Thomas.

Le Cid est inspiré par l’histoire du héros de la Reconquista (XIe siècle) Rodrigo Díaz de Vivar (El Cid). Dramaturge espagnol, Guillén de Castro raconte l'histoire d’El Cid dans une épopée dramatique appelée Las Mocedades del Cid (1618).

Don Rodrigue doit choisir entre la vengeance de l’honneur de son père Don Diègue et sa fiancée, Chimène. Après le duel de Rodrigue et de don Gomès le père de Chimène, c’est au tour de Chimène d'être déchirée entre l’amour et l’honneur. Elle demande vengeance pour le meurtre de Rodrigue tout en ne cessant de l'aimer secrètement.

Quand Rodrigue revient victorieux d'une grande embuscade tendue par des ennemis, le roi met fin à l'impasse en autorisant le mariage de Rodrigue et de Chimène.

La chronologie de la polémique 2

La querelle du Cid s’est déroulée pendant l’année 1637. Après la première représentation et le véritable succès du Cid, Corneille publie une épître intitulée l’Excuse à Ariste, où il parait se féliciter de son succès d'une manière excessive : « La fausse humilité ne met plus en crédit. Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit. [...] Je satisfais ensemble et peuple et courtisans ; Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans : Par leur seule beauté ma plume est estimée ; Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée, Et pense toutefois n'avoir point de rival A qui je fasse tort en le traitant d'égal. » 3

Aussitôt le dramaturge Jean Mairet lance contre Corneille une accusation de plagiat, intitulée L’Auteur du vrai Cid espagnol, à son traducteur français, sur une lettre en vers qu’il a fait

2 Une partie des dates de la polémique sont approximatives; des recherches différents peuvent donner des dates légèrement différents aux mêmes évènements. Ici on utilise la chronologisation de Civardi : Civardi, Jean­Marc, La querelle du Cid (1637­1638) ; édition critique intégrale, Paris : H. Champion, 2004. 3 Gasté, Armand, La Querelle du Cid, Paris : H. Welter, 1899, p. 64.

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imprimer, intitulée Excuse à Ariste, où après cent traits de vanité, il dit parlant de soi­même : Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée : « Je pense à toi vanteur dont l’audace achevée, S’est depuis quelques jours dans le ciel enlevée, [...] Ingrat, rends­moi mon Cid jusques au dernier mot, Après tu connaîtras, Corneille déplumée, Que l'esprit le plus vain est souvent le plus sot Et qu'enfin tu me dois toute ta renommée. » 4

Corneille ne répond qu’avec un rondeau injurieux à Mairet.

En avril 1637, l’écrivain et dramaturge Georges Scudéry publie les Observations sur le Cid, où il retient quatre points principaux pour soutenir sa condamnation de la pièce :

« Que le sujet n’en vaut rien du tout, Qu’il choque les principales règles du poème dramatique, Qu’il manque de jugement en sa conduite, Qu’il a beaucoup de méchants vers, Que presque tout ce qu’il a de beautés sont dérobées [...]. » . 5

Le texte de Scudéry est très populaire. Il y a quatre éditions de ce texte pendant l’année de la querelle.

Il faut noter que Mairet et Scudéry sont tous les deux des dramaturges et des rivaux théâtraux de Corneille. La nature de leurs accusations est parfois très personnelle et on verra que dans les préfaces Corneille présentera ces accusations comme des attaques personnelles (ad hominem).

La majorité des textes de la querelle du Cid parait après la publication d'Observations.

Corneille refuse toute discussion avec Scudéry dans sa Lettre apologétique ­ la seule réponse officielle de Corneille pendant la querelle. « Résistez aux tentations de ces gaillardises qui font rire le public à vos dépens, et continuez à vouloir être mon ami, afin que je me puisse dire le vôtre. » Mais en juin 1637, Scudéry fait appel à l’arbitrage de l’Académie 6

avec Lettre à l’illustre Académie. Bon gré mal gré, Corneille accepte l’arbitrage (« Messieurs de l'Académie peuvent faire ce qu'il leur plaira [...] et que cela doit divertir son Éminence, je n'ai rien à dire» ). 7

4 Ibid., p. 67. 5 Ibid., p. 73. 6 Ibid., p. 151. 7 Le Brun, Roger, Corneille devant trois siècles: opinions des principaux écrivains des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, New York : Burt Franklin, 1970. p.170.

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Après presque six mois de travail, I’Académie publie Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi­comédie du Cid, mis au point par le poète et critique littéraire Jean Chapelain avec l’accord de Richelieu, fondateur de l'Académie française. Les Sentiments soutient plusieurs arguments de Scudéry.

Scudéry remercie l’Académie avec La lettre à Messieurs de l’Académie française sur le jugement qu’ils ont fait du Cid et de ses Observations. À l'époque, il n’y a aucune réaction officielle de la part de Corneille et la querelle s’éteint. Cependant, selon Jean­Marc Civardi :

« Corneille, on le sait par Chapelain, fut profondément affecté par le résultat. Il n’a eu alors de cesse de répondre à ses adversaires dans ses préfaces et examens et surtout dans ses Discours. » 8

Arguments majeurs des détracteurs de Corneille

Les critiques principales lancées contre Corneille et le Cid dans le cadre de la querelle sont notamment les accusations de plagiat, les allégations que le succès de la pièce est injustifié et que les règles d’unité et de vraisemblance ne sont pas suivies.

Comme on a vu, dès la première attaque contre Corneille par Mairet, Corneille est accusé de plagiat, justifié par le fait que le Cid est fortement inspiré de la pièce de Guillen de Castro. Ces accusations continuent dans les Observations. Pourtant, dans les Sentiments, Chapelain les adoucit « puisqu’il y reconnaît que Corneille a dépassé l’auteur espagnol » , selon Civardi. 9

De même, alors que Scudéry soutient que le succès du Cid est injustifié, l’approche de Chapelain est plus modérée.

Pourtant, à propos des critiques concernant le fait de ne pas suivre les règles d’unité (les règles d’Aristote) et celles contre la vraisemblance des personnages et de leurs actions, Chapelain est largement d’accord avec les Observations de Scudéry. En effet, le problème de vraisemblance est au cœur de la querelle du Cid.

Dans son article « Vraisemblance et motivation » (1968), Gérard Genette nomme la querelle du Cid comme l’un de « deux grands procès de vraisemblance » du XVIIe siècle (l’autre 10

étant l’affaire de la Princesse de Clèves). De même, selon Civardi : « Du point de vue des règles, Scudéry s’en tient [...] aux deux préoccupations de l’époque : la vraisemblance [...] et la règle des vingt­quatre heures » . 11

8 Civardi, Jean­Marc, « Quelques critiques adressées au Cid de Corneille en 1637­1638 et les réponses apportées », L'information littéraire 2/2001 (N° 54), p.14. 9 Civardi, Jean­Marc, op. cit., p. 15. 10 Genette, Gérard, « Vraisemblance et motivation », Communications, 1968 N° 11, p. 5. 11 Civardi, Jean­Marc, op. cit., p. 16.

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Comme on a vu, Scudéry soutient que « [le sujet du Cid] choque les principales règles du poème dramatique » . Il rajoute que « je n’aurai pas plus de peine à prouver qu’il [le sujet du 12

Cid] choque les principales règles dramatiques, [...] entre toutes les règles dont je parle, celle qui sans doute est la plus importante, et comme la fondamentale de tout l’ouvrage, est celle de la vraisemblance. [...] Ce sujet ne peut être vraisemblable ; et par conséquent il choque une des principales règles du poème. » 13

Scudéry et Chapelain soutiennent aussi que le Cid ne suit pas les règles d’unité, spécialement celle d’unité de temps. Dans les Sentiments, Chapelain note que « l’Auteur ne peut nier ici que l’art ne lui ait manqué, lorsqu’il a compris tant d’actions remarquables dans l’espace de vingt­quatre heures » . 14

Donc, ce n’est pas étonnant que Corneille ait consacré une partie majeure des préfaces du Cid pour répondre aux accusations concernant le fait de ne pas suivre les règles d’unité et de vraisemblance.

Analyse de réponses de Corneille dans les préfaces du Cid

L’objectif de Corneille dans les préfaces du Cid

Gérard Genette a consacré plusieurs chapitres de son ouvrage Seuils (1987) à l’analyse des préfaces. Genette distingue trois types différents de préfaces en fonction du moment de leur écriture :

la préface originale, qui est publiée avec l’œuvre la préface ultérieure, écrite pour la réédition d’une œuvre la préface tardive, composée le plus souvent « pour un recueil tardif d’œuvres

complètes ou choisies » 15

Selon cette classification, l’Avertissement, écrit pour la première fois pour l’édition de 1648, est une préface ultérieure et l’Examen, écrit pour le Théâtre complet de Corneille en 1660 ­ une préface tardive.

Les caractéristiques de la préface tardive sont pareilles à celles de la préface ultérieure, avec des caractéristiques supplémentaires dans le cas où la préface tardive est écrite quand l’auteur y inclut l’idée de sa mort prochaine (la préface « préposthume » ), ce que n’était pas 16

le cas pour Corneille en 1660.

12 Gasté, Armand, op. cit., p. 73. 13 Ibid., p. 74. 14 Ibid., p. 369. 15 Genette, Gérard, Seuils, Paris : Éditions du Seuil, 1987, p. 162. 16 Ibid., p. 228.

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Selon Genette, « la fonction cardinale de la préface [...] ultérieure) » est « une réponse aux 17

premières réactions du premier public, et de la critique » . C’était aussi le cas dans la 18

pratique du théâtre du XVIIe siècle, en particulier, dans les préfaces du Cid :

« [La réponse aux critiques] était la grande affaire des préfaces de théâtre de l’âge classique [...]. Affaire délicate [...], car on y risque de sembler susceptible, ou immodeste. D’où le recours à divers parades, ou couvertures. Ainsi : je ne me défends par contre la critique, qui est libre, mais je tiens à rectifier quelques erreurs (Corneille, avertissement du Cid : il est faux que j’aie accepté l’arbitrage de l’Académie, et faux que j’ai contrevenu aux règles d’Aristote). » 19

Dans l’Avertissement, Corneille déclare les objectifs principaux de sa préface : Défendre le caractère et les actions de Chimène : « tirer [le personnage de Chimène]

de la honte qu'on lui a voulu faire » 20

Comme Genette mentionne dans la citation ci­dessus, l’autre but est de « désabuser le public de deux erreurs » : 21

Corneille n’est pas d’accord avec l’arbitrage de l’Académie Le Cid ne rompt pas les règles d’Aristote (« ces grandes et souveraines

maximes que nous tenons de ce philosophe » ) 22

Les objectifs de l’Examen sont, de même : Défendre le caractère et les actions des personnages de la pièce, en particulier de

Chimène (par exemple, son comportement pendant les rendez­vous avec Rodrigue) Défendre l’usage des règles d’unité dans la pièce

Donc l’objectif des deux préfaces est de défendre le Cid contre les critiques lancées pendant la querelle du Cid, particulièrement, les critiques contre la vraisemblance des personnages et de leurs actions et celles concernant le fait de ne pas suivre les règles d’unité.

Dans les chapitres suivants, on analysera comment Corneille atteint cet objectif dans le texte des préfaces en appelant l’auditoire des lecteurs et spectateurs des pièces de théâtre, en utilisant des arguments de l‘autorité et en créant l’ethos de l’écrivain.

L’auditoire des préfaces du Cid

Dans leur ouvrage Traité de l'argumentation : la nouvelle rhétorique (1958), Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts­Tyteca développent la notion de l’auditoire et sa signification. Selon Perelman et Olbrechts­Tyteca, dans des textes argumentatifs, toute argumentation se

17 Ibid., p. 222. 18 Ibid. 19 Ibid., p. 223. 20 Corneille, Pierre, «L’Avertissement», dans Théâtre complet, tome premier, Paris : Garnier Frères, 1960, p. 577. 21 Ibid., p. 578. 22 Ibid., p. 579.

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concentre sur un auditoire qu’elle cherche à influencer. L’auditoire est défini comme « l’ensemble de ceux sur lesquels l’orateur veut influer par son argumentation » . 23

Dans les préfaces du Cid, Corneille s’adresse aux lecteurs et spectateurs de ses pièces. (Dans les citations suivantes, le texte surligné en turquoise démontre l’appel à l’auditoire.) Le dramaturge s’adresse à son auditoire directement : « Je vous donne donc ces pièces justificatives de la réputation où [Chimène] a vécu » ou, plus souvent, indirectement : « Je 24

me sens obligé de désabuser le public de deux erreurs [...] » , « Je laisse au jugement de 25

mes auditeurs si je me suis assez bien acquitté de ce devoir pour justifier par là ces deux scènes [rendez­vous de Chimène et Rodrigue] » , « la plupart de ses auditeurs n'ont pas 26

voulu voir les défauts de [la conduite de la poème du Cid], et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation. » 27

Corneille semble dire à son auditoire que s’il y a des défauts dans le Cid, le texte de ces préfaces a pour le but de les justifier aux yeux des spectateurs et des lecteurs. Cependant, la plupart d'entre eux aimaient tant la pièce qu'ils ne voulaient pas en voir les défauts (prétendus).

Dans son livre Public et littérature en France au XVIIe siècle (1994), Hélène Merlin­Kajman parle de la « guerre des préfaces », où s'opposaient deux clans formés d'hommes de théâtre : « tenants des règles et tenants du seul critère du plaisir pour évaluer la réussite d’un poème dramatique » . 28

On peut considérer la position de Corneille comme située entre ces deux parties. En insistant sur son respect des règles, Corneille souligne cependant l’importance du plaisir que sa pièce suscite chez le spectateur.

Jürgen Habermas a consacré son livre L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962) à l’étude du développement de l’espace public aux XVIIIe et XIXe siècles. Au XVIIe siècle, le public se constituait de « lecteurs, spectateurs, et auditeurs » comme « the addressees and consumers, and the 29

critics of art and literature. » Selon cette définition, en s’adressant aux lecteurs et 30

spectateurs, Corneille s’adresse au public : le public comme spectateurs de théâtre, et au sens large du mot, le public comme l’ensemble de la population cultivée, qui génère l’opinion publique.

23 Perelman, Chaïm; Olbrechts­Tyteca, Lucie, Traité de l'argumentation : la nouvelle rhétorique, Bruxelles : Ed. de l'Université de Bruxelles, 1970, p. 25. 24 Corneille, Pierre, «L’Avertissement», dans op.cit., p. 577. 25 Ibid., p. 578. 26 Corneille, Pierre, « L’Examen », dans op.cit., p. 584. 27 Ibid., p. 582. 28 Merlin­Kajman, Hélène, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris : Belles Lettres, 1994, p. 154. 29 Habermas, Jürgen, The Structural transformation of the public sphere : an inquiry into a category of bourgeois society, Cambridge England : Polity Press, 1992, p. 235. 30 Ibid.

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L’ethos

Selon Ruth Amossy, l’ethos, ou « la présentation de soi de l’orateur » , s’est produit dans 31

chaque discours : « Toute prise de parole implique la construction d'une image de soi » . 32

Les deux préfaces du Cid sont écrites à la première personne, en soulignant le point de vue et l’implication personnels de Corneille dans la discussion. (Dans les citations suivantes, le texte surligné en orange démontre la subjectivité du discours, et celui surligné en turquoise ­ l’appel au public.)

« Ce que j'ai rapporté de Mariana suffit pour faire voir l'état qu'on fit de Chimène [...] dans son siècle même, où elle vécut en un tel éclat, que les rois d'Aragon et de Navarre tinrent à honneur d'être ses gendres [...]. » 33

« Je vous donne donc ces pièces justificatives de la réputation où [Chimène] a vécu, sans dessein de justifier la façon dont je l'ai fait parler français. Le temps l'a fait pour moi [...] » 34

« Je ne puis dénier que la règle des vingt et quatre heures presse trop les incidents de cette pièce. » 35

Contrairement à l'Excuse à Ariste où la phraséologie de Corneille pouvait paraître orgueilleuse (ce qui a servi un des prétextes pour le lancement de la querelle du Cid), celle du texte des préfaces du Cid est remplie d'humilité, en cherchant à créer l’ethos de l’écrivain modeste (on a souligné les termes sur lesquels on voudrait attirer l’attention).

« j'ose dire que cet heureux poème [le Cid] n'a si extraordinairement réussi que parce qu'on y voit les deux maîtresses conditions (permettez­moi cette épithète) que demande [Aristote] aux excellentes tragédies [...] » 36

Bien que Corneille soit très conscient des mérites de sa pièce, il s'y réfère à la troisième personne (« ce poème », « cette pièce») pour construire l’ethos de l’objectivité de sa propre analyse :

« Ce poème a tant d'avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses auditeurs n'ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation.» 37

31 Amossy, Ruth, « Gérer le désaccord en démocratie », dans Amossy, Ruth, Apologie de la polémique, Paris : Presses universitaires de France, 2014, p. 19. 32 Amossy, Ruth, « L'ethos au carrefour des disciplines », in Amossy, Ruth (éd.), L’image de soi dans le discours, Paris – Lausanne : Delachaux & Niestlé, 1999, p. 7. 33 Corneille, Pierre, « L’Avertissement », dans op.cit., p. 576. 34 Ibid., p. 577. 35 Corneille, Pierre, « L’Examen », dans op.cit., p. 585. 36 Ibid., p. 579. 37 Corneille, Pierre, « L’Examen », dans op. cit., p. 582.

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Finalement, Corneille présente la querelle du Cid comme une attaque personnelle contre lui (ad hominem), plutôt qu’un débat d’ordre littéraire. Cette représentation dévalorise la polémique autour du Cid et disqualifie les arguments des adversaires de Corneille :

« je serais ingrat envers la mémoire de cette héroïne [Chimène], si [...] je ne tâchais de la tirer de la honte qu'on lui a voulu faire, parce qu'elle a passé par mes mains. » 38

« Et voilà [...] la véritable et seule cause de tout le succès du Cid, en qui l'on ne peut méconnaître ces deux conditions, sans s'aveugler soi­même, pour lui faire injustice. » 39

Selon Genette, « Cet appel du jugement de la critique à celui du public est caractéristique de la doctrine classique, pour qui les « doctes » ne sauraient jamais prévaloir contre les « honnêtes gens », et quelques pédants poussiéreux contre le Roi, la Cour et la Ville ; mais il est de tout temps d'une efficacité redoutable, car il met les critiques en position difficile, ridicule, et surtout suspecte de mesquinerie et de jalousie. » 40

Pour résumer, dans les préfaces du Cid, Corneille crée l’ethos du poète et dramaturge, il se présente comme un auteur assez modeste d'une œuvre très réussie, comme une personne persécutée par les critiques qui attaquent l’auteur personnellement (ad hominem) en prétendant critiquer son œuvre.

Arguments de l'autorité

Comme l'on en a discuté ci­dessus, un des objectifs de Corneille dans les préfaces du Cid est de justifier le comportement et les actions du personnage de Chimène. Pour atteindre ce but, Corneille commence L’Avertissement avec un témoignage historique sur Chimène sous la plume du célèbre historien espagnol, Mariana de la Reina (1536 ­ 1624) :

« Il avait eu peu de jours auparavant un duel avec don Gomèz, comte de Gormaz. Il le vainquit et lui donna la mort. Le résultat de cet événement fut qu'il se maria avec doña Chimène, fille et héritière de ce seigneur. Elle­même demanda au Roi qu'il le lui donnât pour mari [...], ou qu'il le châtiât conformément aux lois, pour avoir donné la mort à son père. Le mariage, qui agréait à tous, s'accomplit [...]. » 41

(Comme dans les chapitres ci­dessus, dans ce chapitre le texte surligné en orange démontre la subjectivité du discours et celui surligné en turquoise ­ l’appel au public. Le texte surligné en vert démontre l’appel à l’autorité.)

Comme le notait Voltaire dans Les Commentaires sur Corneille, « ces paroles de Mariana suffisent pour justifier Corneille » , c’est­à­dire, qu'elles suffisent pour extraire Corneille des 42

38 Corneille, Pierre, « L’Avertissement », dans op. cit., p. 576. 39 Ibid., p. 579. 40 Genette, Gérard, op. cit., p. 223. 41 Corneille, Pierre, Ibid., p. 576. 42 Voltaire, Œuvres complètes, volume 40, L'imprimerie de la Société Typographique, 1785, p. 104.

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reproches qu'on lui fait à propos de la vraisemblance des actions de Chimène. Pour renforcer l’effet du témoignage de Mariana, Corneille continue à élaborer cette idée dans la citation ci­dessous, en persuadant qu’elle sert de condition suffisante pour justifier Chimène (on pourrait ajouter d'autres preuves, mais ce n'est pas nécessaire) :

« Deux chroniques du Cid ajoutent [que le mariage de Rodrigue et Chimène] fut célébré par l'archevêque de Séville, en présence du roi et de toute sa cour; mais je me suis contenté du texte de l'historien [...]. Ce que j'ai rapporté de Mariana suffit pour faire voir l'état qu'on fit de Chimène [...] dans son siècle même, où elle vécut en un tel éclat, que les rois d'Aragon et de Navarre tinrent à honneur d'être ses gendres [...]. » 43

Afin de persuader le lecteur que Le Cid ne rompt pas les règles d’unité et de vraisemblance, Corneille a recours à l’autorité d’Aristote. Corneille affirme qu'Aristote n'a pas apporté de précisions sur « [les] bienséances et [les] agréments » dans ses écrits, c’est­à­dire, il n’a 44

pas précisé la définition des règles d’unité ; c’est une interprétation moderne que définit les règles.

Cependant, Aristote a nommé « maîtresses conditions » celles d'être d'« excellentes 45

tragédies » . Le Cid s'accorde aux conditions d’Aristote comme étant une excellente 46

tragédie, donc, selon Aristote, le Cid est une excellente tragédie, ce qui prouve la valeur du Cid.

En donnant cet argument, Corneille n'a pas seulement inscrit Aristote à ses côtés dans le débat en prouvant la valeur du Cid, mais il a aussi déplacé le centre de la discussion des règles susnommées soit­disant d’Aristote en disant que ces règles ne sont en fait qu’une interprétation ultérieure.

De même, afin de prouver la valeur du Cid, Corneille ajoute à son argument de célèbres contemporains, écrivains et théoriciens du théâtre, Guez de Balzac et l’abbé d'Aubignac., Pour établir l’autorité de Balzac, Corneille lui fait un éloge dans L’Avertissement en disant que ses écrits « regard[ent] toute la postérité » . En notant que Balzac soutien la valeur du Cid 47

dans une « admirable lettre qu'il a écrite sur ce sujet » , Corneille ajoute une autre preuve de 48

la valeur et du succès justifiés de sa pièce.

Corneille fait l’appel à l’autorité de l’abbé d'Aubignac dans un passage fascinant de L’Examen où il incorpore l’ensemble des outils rhétoriques principaux trouvés dans le texte des préfaces du Cid : la subjectivité de discours, l’appel au public et les arguments de l’autorité.

43 Corneille, Pierre, Ibid. 44 Ibid., p. 579. 45 Ibid. 46 Ibid. 47 Ibid., p. 578. 48 Ibid.

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« permettez­moi de dire avec un des premiers esprits de notre siècle, "que [la conversation de Rodrigue et Chimène] est remplie de si beaux sentiments, que plusieurs n'ont pas connu ce défaut, et que ceux qui l'ont connu l'ont toléré". J'irai plus outre, et dirai que tous presque ont souhaité que ces entretiens se fissent [...]. Aristote dit "qu'il y a des absurdités qu'il faut laisser dans un poème, quand on peut espérer qu'elles seront bien reçues; et il est du devoir du poète, en ce cas, de les couvrir de tant de brillants, qu'elles puissent éblouir". » 49

Dans son livre Essai de génétique théâtrale : Corneille à l'œuvre (1996), Georges Forestier souligne le fait que Corneille se réfère ici à l’abbé d'Aubignac, et fait la remarque suivante dans cet extrait :

« Corneille, qui s’abstient d’ordinaire soigneusement de citer [l’abbé d'Aubignac], s’en sert ici pour opposer une approbation d’un docte envers les scènes qui ont été les plus critiqués par Scudéry et l’Académie [...]. Souligner les contradictions des doctes, c’est légitimer l’approbation du public, meilleur juge. » 50

Donc, dans le passage cité ci­dessus de l’Examen, Corneille utilise les éloges à son adresse faites par l’abbé d'Aubignac dans ses écrits théoriques pour justifier le comportement de Chimène pendant des scènes critiquées du Cid. Aussi, Corneille fait un recours à l’opinion publique en maintenant, encore une fois, que la plupart du public (« plusieurs », « tous presque ») apprécie la pièce comme elle est, donc ses irrégularités dans l’usage des règles ne sont pas importantes.

Conclusion

Dans ce travail, on se proposait d’étudier les outils rhétoriques trouvés dans les deux préfaces rédigées par Corneille pour le Cid, l’Avertissement (écrite pour la première fois pour l’édition de 1648) et l’Examen (pour l’édition de 1660). On analysait comment le dramaturge répondait aux accusations lancées contre lui et contre son œuvre dans le cadre de la polémique du Cid, en se concentrant sur une partie des arguments principaux (les règles d’unité et de vraisemblance) des adversaires principaux de Corneille, Scudéry et Chapelain.

On a vu que dans les préfaces du Cid, Corneille emploie le discours à la première personne pour créer l’ethos de l’auteur d’une grande œuvre persécuté par les critiques, qui l’attaquent personnellement en prétendant avoir des arguments d’ordre littéraire. Corneille s’adresse à l’opinion publique pour justifier la valeur de son œuvre contre les accusations lancées pendant la querelle du Cid, en mettant en avant le plaisir que sa pièce suscite chez le spectateur comme un critère de valeur d’une pièce. Enfin, les arguments sur l’autorité soutiennent également l’ethos du poète et dramaturge que Corneille construit et déconstruisent l’argumentation de ses adversaires.

49 Corneille, Pierre, « L’Examen », dans op.cit., p. 584. 50 Forestier, Georges, Essai de génétique théâtrale : Corneille à l'œuvre, Genève : Droz, 2004, p. 155.

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Cette dissertation n'est qu’un début de recherche possible à ce sujet. Pour nommer seulement quelques possibilités, on pourrait faire une analyse comparative des deux préfaces du Cid en cherchant les différences rhétoriques et structurelles entre les deux, influencées par les événements historiques et biographiques. Il est possible aussi d’analyser les stratégies rhétoriques dans d'autres textes théoriques de Corneille (notamment dans ses Discours), pour comprendre l'influence postérieure de la querelle du Cid. De plus, on pourrait faire une recherche pour analyser comment les stratégies rhétoriques de Corneille ont influencé l’écriture critique en général, par exemple, celle de la Princesse de Clèves.

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Bibliographie

Source

1. Corneille, Pierre, Théâtre complet, tome premier, Paris : Garnier Frères, 1960.

Articles critiques

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2. Amossy, Ruth, « Gérer le désaccord en démocratie », dans Amossy, Ruth, Apologie de la polémique, Paris : Presses universitaires de France, 2014.

3. Civardi, Jean­Marc, La querelle du Cid (1637­1638) ; édition critique intégrale, Paris : H. Champion, 2004.

4. Civardi, Jean­Marc, « Quelques critiques adressées au Cid de Corneille en 1637­1638 et les réponses apportées », L'information littéraire 2/2001 (N° 54), p.12­26.

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