La noblesse russe à l'épreuve de la révolution d'Octobre: Représentations et reconversions

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LA NOBLESSE RUSSE À L'ÉPREUVE DE LA RÉVOLUTION D'OCTOBRE Représentations et reconversions Monique de Saint Martin et Sofia Tchouikina Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2008/3 - n° 99 pages 104 à 128 ISSN 0294-1759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2008-3-page-104.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- de Saint Martin Monique et Tchouikina Sofia, « La noblesse russe à l'épreuve de la révolution d'Octobre » Représentations et reconversions, Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2008/3 n° 99, p. 104-128. DOI : 10.3917/ving.099.0104 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 194.199.7.36 - 01/02/2014 16h17. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 194.199.7.36 - 01/02/2014 16h17. © Presses de Sciences Po

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LA NOBLESSE RUSSE À L'ÉPREUVE DE LA RÉVOLUTIOND'OCTOBREReprésentations et reconversionsMonique de Saint Martin et Sofia Tchouikina Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2008/3 - n° 99pages 104 à 128

ISSN 0294-1759

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--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------de Saint Martin Monique et Tchouikina Sofia, « La noblesse russe à l'épreuve de la révolution d'Octobre »

Représentations et reconversions,

Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2008/3 n° 99, p. 104-128. DOI : 10.3917/ving.099.0104

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1. Des membres de la famille Zvorykine chassés de leur terre dînent dans la cuisine d’un manoirvoisin – transformé en « musée » improvisé –, où ils se sont réfugiés (province de Tver, années 1920).

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 99, JUILLET-SEPTEMBRE 2008, p. 104-128 105

La noblesse russe à l’épreuve de la révolution d’OctobreReprésentations et reconversionsMonique de Saint Martin et Sofia Tchouikina

Que sont devenus les nobles russes après larévolution de 1917, restés au pays ou partis enexil ? Leurs destins sont loin d’avoir été uni-formes. Le recours à un modèle sociologiquede comportements distinguant trois grandstypes de réactions, ainsi qu’à des témoignagesd’hommes et de femmes demeurés en Russieou partis en France, permet de dessiner icile portrait d’un monde nobiliaire profondé-ment transformé dans la première partie du20e siècle.

« Ce que tu écris à propos de la question pécu-niaire est inquiétant », remarque dans une let-tre à sa fiancée Fedor Anatolievich Zvorykine,un noble, alors engagé dans un train-hôpitalmilitaire. Son futur beau-père, un riche entre-preneur, a en effet décidé de vérifier les senti-ments et les intentions de celui qui demande àêtre son gendre, et, pour ce faire, lui annoncéune dot assez modeste. Et Fedor d’ajouter :« Je peux à peine m’imaginer travailler pour del’argent et pas seulement pour mon plaisir. Tusais bien que, si tu n’as pas assez de moyens, onne pourra pas agrandir notre propriété etracheter la partie appartenant à mon frère. »Pouvait-il concevoir en 1915 que la dot ne ser-virait à rien, que son frère partirait bientôt àl’étranger, laissant derrière lui sa propriété, sonfils, toute sa famille pour ne jamais revenir, etque lui-même deviendrait en 1922 « responsa-ble de l’instruction politique et culturelle »dans un village à quelques kilomètres de sonancien manoir, où il tiendrait la bibliothèque,

s’occuperait des « loisirs du peuple », organi-serait des soirées musicales où sa femme chan-terait des romances, composées et accompa-gnées par lui ? Qu’en 1926, il essaierait, sanssuccès, de vendre ses romances à des maisonsde divertissement ou des cinémas de Leningradet deviendrait comptable ? « Mes romancessont très belles. Le plus important, c’est desavoir les vendre. Tu sais, je suis persévérant etje cherche des acheteurs », écrit-il alors à safemme 1. On ne saura pourtant jamais ce quecet ancien propriétaire terrien et musicienamateur a pensé des transformations dont ilétait témoin car, dans le journal qu’il a tenu de1916 à 1926, on ne trouve aucune description, nimême aucune mention de l’actualité révolu-tionnaire. Ses écrits étaient entièrement consa-crés à des réflexions de type philosophique, surla nature humaine, la beauté et la psychologie.

Reconstituer des parcours ou des trajec-toires de vie des représentants de l’anciennenoblesse, restés en Russie ou partis en émigra-tion à partir de 1917, comprendre le sens deschoix effectués à différentes étapes de cesparcours n’est pas une tâche aisée ; ces histoiressont chaotiques, très diverses, y compris àl’intérieur d’une même famille, et très richesen événements de toutes sortes. L’analyse enest rendue d’autant plus difficile et les tentati-ves de synthèse d’autant plus hasardeuses et ris-quées que le contexte historique était instable

(1) Lettres de Fedor Anatolievich Zvorykine, né en 1876, àsa femme Olga Matveeva, née en 1893, archives privées.

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et imprévisible pour les contemporains, que lessources et les recherches dans ce domaine sontrares et qu’il n’existe pas de données statistiquesfiables sur les destinées contrastées des anciensnobles. Aussi avons-nous tenté, en développantune approche sociologique, de suivre la logi-que pratique guidant les efforts et les investisse-ments personnels de plusieurs de ces nobles, parle prisme, notamment, de leurs tentatives dereconversion 1.

ReconversionsPar reconversions, nous entendons des straté-gies ouvertes permettant aux anciens noblesde transformer leurs ressources, qu’elles soientsymboliques (titre, nom, prestige, anciennetéde la lignée), sociales (relations) ou culturelles(savoirs, titres scolaires ou diplômes) en emploiset en ressources économiques, afin de chercherà maintenir ou améliorer leur position sociale etcelle de leur famille 2. Ces reconversions sontindissociables des représentations du tempsque se forgent les membres de la noblesse. Lierle passé à l’avenir et transmettre à ses descen-dants la conscience de ce que leur avenir estétroitement lié au passé familial font partie destâches de l’aristocrate. Nulle part ailleurs quedans la noblesse, on ne trouve, selon MauriceHalbwachs, « une telle continuité de vie et depensée, nulle part ailleurs le rang d’une famillen’est défini à ce point parce qu’elle et les autressavent de son passé 3 ». Si cela est sans doutemoins vrai de la noblesse russe que de la

noblesse française, la première n’en était pasmoins inscrite dans la continuité et, jusque versles années 1880, était quasi assurée de l’avenir,n’envisageant que rarement d’explorer desvoies nouvelles. Or, l’instabilité, croissante àpartir du début du 20e siècle, a défait la conti-nuité des temporalités. Lorsque l’angoissegrandit, que la vie quotidienne est bouleversée,que disparaissent les routines de vie et quel’avenir devient difficilement prévisible, commeen octobre 1917, envisager des reconversions serévèle fort délicat : cela suppose de se repré-senter la possibilité d’un avenir meilleur etd’accorder un rôle important aux circonstances.Comme il s’agit d’abord d’assurer la survie de lafamille, le présent devient le moment clé.

Les reconversions n’ont pas concerné de lamême façon les différents membres de lanoblesse russe. Celle-ci constituait un ensem-ble assez important numériquement à la fin du19e et au début du 20e siècle : on dénombre1635 211 nobles en 1897, en tenant compte desfamilles de l’ancienne noblesse héréditaire etde la nouvelle noblesse (fonctionnaires, militai-res, citoyens notables anoblis pour leurs ser-vices et mérites) 4, et 1900 000 individus en19125, soit approximativement 1% de la popu-lation de Russie. Les familles nobles étaient for-tement présentes dans les « villes capitales »,Moscou et Saint-Pétersbourg – au début dusiècle, environ 7 % de la population de cetteville 6.

Avant la Grande Guerre, l’ordre noble, loinde constituer un ensemble homogène, com-prenait plusieurs communautés antagonistes et

(1) Marguerite Aymard a traduit du russe au français ungrand nombre d’entretiens réalisés par Sofia Tchouikina etnous a fait de nombreuses suggestions et remarques, de sorteque cet article lui doit beaucoup.

(2) Sur la notion de reconversion, voir Pierre Bourdieu, LucBoltanski et Monique de Saint Martin, « Les stratégies dereconversion », Information sur les sciences sociales, 12 (5), 1973,p. 61-113 ; Monique de Saint Martin, L’Espace de la noblesse,Paris, Métailié, 1993.

(3) Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire,Paris, Alcan, 1935, Paris/La Haye, Mouton, 1976, p. 231.

(4) Avenir Korelin, Dvorianstvo v poreformennoï Rossii, 1861-1904 g.g. [la noblesse en Russie après la réforme, 1861-1904],Moscou, Nauka, 1979.

(5) Marina Gorboff, La Russie fantôme : l’émigration russe de1920 à 1950, Lausanne, L’Âge d’homme, 1995, p. 33. Pour 1912,il s’agit d’une estimation.

(6) Adolf Rashin, Naselenie Rossii za 100 let (1811-1913), Moscou,Gosstatizdat, 1956.

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distinctes les unes des autres, que ce soit parleurs modes de vie, leurs manières de pensée ouleurs différences régionales. Si aucune classifi-cation ne peut embrasser ou épuiser cettediversité, cinq groupes peuvent cependant êtredistingués, en fonction de leur situation éco-nomique et sociale, de leur position au sein dela noblesse, de leurs représentations politi-ques, du volume et de la composition de leursressources culturelles, économiques, socialeset symboliques : la haute aristocratie, compo-sée des familles les plus anciennes, notables etriches qui maintenaient encore facilement lemode de vie aristocratique et constituaient unecommunauté assez fermée ; les propriétairesterriens de la moyenne noblesse vivant la plu-part du temps en province et tentant de trans-former leur domaine en économie rentable ;une nouvelle noblesse de fonctionnaires dansl’armée ou dans le service civil, disposantd’assez peu de capital social et symbolique,sans manoir hérité, vivant de salaires et deplacements ; les entrepreneurs nobles, proprié-taires de grandes usines et d’exploitations dematières premières qui avaient investi une par-tie des capitaux dans la production et avaientdes liens à titre professionnel avec les autresgroupes de la société, y compris la bourgeoisieindustrielle ; enfin, des professionnels, noblesreconvertis dans les professions libérales et uni-versitaires, « bourgeoises » – médecins, ingé-nieurs, enseignants, savants –, groupe qualifié àl’époque de « progressiste », très ouvert auxautres professionnels et intellectuels et peuattaché aux valeurs de la noblesse. Tous ont étéplus ou moins fortement frappés par la GrandeGuerre et par la Révolution et ont rapidementété déstructurés. De 1917 à l’adoption de la nou-velle constitution stalinienne en 1936, l’anciennearistocratie est officiellement devenue un élé-ment de la structure sociale de la société sovié-tique : elle a fait partie du groupe statutaire des« membres des classes d’exploiteurs d’autrefois »,

ceux qu’on appelait « les gens d’autrefois »,parmi lesquels les plus discriminés et stigmati-sés étaient les plus riches et les plus importantsde l’Ancien Régime.

En interrogeant les tentatives de reconver-sion des nobles russes, ce qui les a rendu pos-sibles, et les effets des reconversions des élitessur la structure sociale, l’intention est ici decomprendre et d’expliquer les parcours desanciennes élites déclassées dans des sociétés enplus ou moins forte transformation, la sociétésoviétique et la société française entre les deuxguerres. Une recherche sur ce groupe dans lesannées 1920 et 1930 ne peut s’appuyer que surdes sources fragmentaires : les entretiensapprofondis faits en Russie et en France sousforme de récits de vie et les archives privéesconstituent ici les principales sources 1. Cettetentative de comparaison doit permettre detester le potentiel d’adaptation de la noblesserusse face aux changements sociaux et sa capa-

(1) Voir Daniel Bertaux, Les Récits de vie : perspective ethnoso-ciologique, Paris, Nathan, 1996. Les entretiens ont été réalisésen Russie, principalement à Saint-Pétersbourg et sa région, parSofia Tchouikina entre 1996 et 2003, auprès de 23 personnes(dont 20 femmes) nées dans les années 1905-1918 au sein defamilles nobles, principalement dans la noblesse moyenne,ainsi que de certains de leurs descendants ; en France, ils ontété menés à Paris et dans la région parisienne, en 2002 et 2004,auprès de 10 descendants de la noblesse russe nés au début du20e siècle, pour la plupart des femmes, arrivées en France dansl’enfance ou l’adolescence. Quelques informateurs connaissantbien la communauté russe ont également été interviewés enFrance. De nombreux Mémoires, récits autobiographiques oufamiliaux, des photographies et des lettres, apportant des infor-mations sur la vie quotidienne des familles nobles avant 1917 etau-delà, sur leurs stratégies d’adaptation, leurs représentationsdu temps, ont également été consultés notamment dans lesarchives privées. Le dépouillement des quotidiens locaux deLeningrad, Krasnaia Gazeta et Leningradskaia Pravda, du quo-tidien national Komsomolskaia Pravda, a fourni les principauxéléments permettant de connaître les lois et textes concernantl’intelligentsia et la noblesse ainsi que les principaux événe-ments affectant leur vie durant les années 1918-1941. Pour uneanalyse d’ensemble des modes d’adaptation et de la vie privée desanciens nobles restés en URSS, voir Sofia Tchouikina, Dvorjans-kaja pamjat’ : byvsie v sovetskom gorode (Leningrad, 1920-30 gody)[la mémoire noble : les anciennes élites dans la ville soviétique(Leningrad dans les années 1920-1930)], Saint-Pétersbourg,EUSPb Press, 2006.

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cité à répondre aux défis de la modernisation.Celle-ci a en effet détruit pour une grande partles anciennes élites russes, a été vécue doulou-reusement, conduisant une large fraction d’entreelles à souhaiter s’assimiler à la société soviétiqueou étrangère, quitte à perdre leur mémoire etleur identité noble. Le processus de reconver-sion naît dans ce cas d’une situation extrêmemais est aussi encouragé par des transforma-tions intervenues dès la fin du 19e siècle qu’il estnécessaire de retracer brièvement avant d’entre-prendre l’étude des tentatives de reconversionet des parcours en Russie et en France dans lesannées 1920 et 1930.

La crise et la première vague de reconversions (1880-1917)Riche, dominante et surreprésentée dansl’administration du pays, la noblesse s’est trou-vée en Russie plongée dans une transitionrapide, profonde et inattendue à la suite des« grandes réformes » des années 1860. L’aboli-tion du servage en 1861 mit fin à la prospéritédes élites agraires. La période transitoire quisuivit fut marquée par l’appauvrissement d’unepartie de la noblesse et de l’économie seigneu-riale, l’apparition de nouvelles élites, la pertedu monopole de l’aristocratie dans la gestiondes affaires de l’État et la compétition entreanciens et nouveaux groupes dirigeants.

Dès les années 1880, des nobles ont embrassédes carrières médicales et juridiques ou sontdevenus entrepreneurs ; l’agriculture et l’armée,domaines traditionnels pour la noblesse, enRussie comme ailleurs, n’étaient plus alorsleurs seuls points d’attache. L’inefficacité éco-nomique de l’agriculture et la ruine progressiveont contraint les propriétaires fonciers mal-chanceux à émigrer en ville tandis que les mar-chands accaparaient des terres, que l’activitécommerciale se développait et que l’inquiétudegrandissait parmi les nobles. Le manoir nobleest alors devenu le principal héros et le sym-

bole de cette crise 1, objet de discussions infi-nies et d’œuvres littéraires. Après les soulève-ments de 1905 et la constitution du Parlement(Douma) en 1906, la politique est entrée dansla vie quotidienne des nobles. De plus en plussouvent, dans les salons, les discussions onttourné autour des personnalités de la vie poli-tique, des partis, des actes terroristes commispar des radicaux, des procès contre les révolu-tionnaires, des pogroms antisémites. Les gestesmaladroits de Nicolas II, ses visions antimo-dernistes et le comportement compromettantdes membres de sa famille, notamment lesrelations étranges de la tsarine avec GrigoriRaspoutine, ont soulevé l’indignation des Rus-ses, y compris de la noblesse et même de l’aris-tocratie de cour. Si l’ordre patriarcal régnaitencore, l’idéal moderniste de réalisation de soidans l’amour et dans le travail minait le fon-dement du traditionalisme. Les piliers de lamorale nobiliaire – la religion, la lignée, lafamille, le service de l’État – s’opposaient àl’individualisme de l’époque industrielle. Lestraditions familiales et les conventions mon-daines limitaient encore les choix personnelsmême si ces derniers devenaient plus accepta-bles et si les possibilités de déviation du chemintracé par la tradition se multipliaient. Les jeu-nes femmes nobles ont été particulièrementaffectées par cette crise économique et idéolo-gique. L’appauvrissement des familles dimi-nuait en effet les possibilités de faire « un bonmariage ». Les mésalliances n’étaient pas bienvues par les nobles, surtout pour les femmes.Aussi, des femmes privées de dot sont-ellessouvent restées célibataires et devaient-elles secontenter de vivre chez leurs parents ou chez

(1) Seymour Becker, Nobility and Privilege in Late ImperialRussia, Dekalb, Northern Illinois University Press, 1985 ; Ave-nir Korelin, Dvorjanstvo v poreformennoi Rossii (1861-1904 gg)[la noblesse en Russie avant la réforme (1861-1904)], op. cit. ;Roberta Manning, The Crisis of the Old Order in Russia : Gentryand Government, Princeton, Princeton University Press, 1982.

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leurs frères et sœurs où elles contribuaient à labonne éducation des neveux et nièces. Cetordre des choses était toléré par la majorité desfemmes nobles mais les visions émancipatricespénétraient peu à peu ; quelques-unes, sansmoyens financiers, s’orientaient vers des étu-des supérieures puis vers des activités profes-sionnelles.

Cependant, jusqu’à la première guerre mon-diale, la noblesse, ébranlée de diverses façons,demeurait encore dominante, tant étaient nom-breux les obstacles sur la voie de la mobilitésociale pour les représentants des autres grou-pes sociaux. Cette domination de la noblesseétait en effet protégée par la loi et soutenue parle système éducatif ; les voies des carrières nobi-liaires étaient clairement tracées. La bourgeoi-sie qui, peu à peu, s’imposait politiquement etculturellement et tentait de créer un nouveaustyle de vie, ne réussit pas à le faire avant la chutede l’Ancien Régime 1. La Grande Guerre, qui aaggravé la situation économique des propriétai-res terriens, a bouleversé plus encore l’ordrepatriarcal en encourageant l’émancipation desfemmes 2 ; elle a incité de nombreux nobles àsortir de leur monde pour participer aux activi-tés bénévoles ou salariées liées à la guerre.

Dès le milieu de la guerre, le désordrerégnait dans la plupart des provinces. Cepen-dant, la perception des événements politiques,et notamment de la fin de l’Ancien Régime,variait fortement selon les individus. Certainsnobles ont écrit dans leurs journaux intimes ou

leurs mémoires que les bouleversements avaientcommencé en 1914, pour ne plus s’arrêter.D’autres ont pressenti la révolution en 1916lorsque les cas d’agression des manoirs par despaysans révolutionnaires sont devenus relative-ment fréquents, d’autres encore n’ont perçuque plus tard la fin de l’ordre ancien. La révo-lution bourgeoise de février 1917, l’administra-tion de l’État par le gouvernement provisoireaprès l’abdication du tsar Nicolas II et l’exten-sion du mouvement révolutionnaire ont incitéun grand nombre de familles aisées à partir àl’étranger « pour quelques mois », comme ilsle pensaient à l’époque. Cette vague est deve-nue bien plus importante après la révolutiond’Octobre 1917 qui renversa symboliquementl’ordre social, supprima l’ordre noble et expro-pria les propriétaires fonciers. Le déclenche-ment de la guerre civile en 1918 a plongé toutela population dans le chaos des migrations. Lesreprésentants des familles nobles, surtout lesporteurs des grands noms et les détenteurs desgrandes fortunes, ont essayé de fuir les agres-sions et de partir vers le Sud ou l’Est de la Rus-sie, où le pouvoir des Bolcheviks n’était pasencore établi de façon définitive. Avec la révolu-tion de 1917, puis la guerre civile, un éclatementde la noblesse s’est donc produit, entraînant sadésagrégation progressive mais incomplète.

Fuite, loyauté, ou apathie

Pendant la guerre civile (1918-1921), le paysétait en ruines, la population diminuait consi-dérablement, ceux qui subsistaient souffraientdes épidémies et de la famine et les conditionsde vie étaient des plus précaires. À la différencedes années qui suivront, tous les cheminsétaient alors pratiquement ouverts. Ainsi était-il possible, ou du moins n’était-il pas interdit,de partir à l’étranger ou de migrer au sein de laRussie, d’établir ou de rompre un mariage sansformalités. Des membres des élites apprirent à

(1) Harley Balzer (dir.), Russia’s Missing Middle Class : TheProfessions in Russian History, New York, M.E. Sharpe, 1996 ;Edith Clowes, Samuel Kassow et James West (dir.), BetweenTsar and People : Educated Society and the Quest for Public Identityin Late Imperial Russia, Princeton, Princeton University Press,1991.

(2) Alfred G. Meyer, « The Impact of World War I on Rus-sian Women’s Lives », in Barbara Evans Clements, BarbaraAlpern Engel et Christine D. Worobec (dir.), Russia’s Women :Accommodation, Resistance, Transformation, Berkeley, Universityof California Press, 1991.

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dissimuler leur identité, s’habiller en paysansou ouvriers, corrompre les bureaucrates, voya-ger avec de faux papiers, effectuer des travauxpaysans pour se nourrir, chauffer les apparte-ments avec des meubles ou à danser au milieud’un entourage inconnu et jusque-là méprisé.De ce point de vue, la guerre civile peut êtreconsidérée comme une période d’émancipa-tion forcée des valeurs de l’époque précédentemême si les conventions et les visions héritéesse sont largement maintenues.

Le changement brutal et souvent dramati-que des modes et des conditions de vie commele mécontentement grandissant obligeaient lesnobles à faire des choix. Face à la menace dedéclin, de perte du statut, des biens et de la vie,différents types de réactions, mis en évidencepar Albert O. Hirschman, se sont exprimésparmi eux 1. Ceux qui pensaient que la situationne s’améliorerait pas et qui n’avaient aucuneconfiance dans les institutions responsables dela situation ont choisi, si toutefois les moyensle leur permettaient, la fuite à l’extérieur (exit),moins redoutée que le présent et l’avenir enRussie ; ceux qui estimaient pouvoir encoreexercer une influence sur la situation émirentdes protestations (voice) – ce fut le cas d’officiersnobles de l’Armée Blanche qui protestèrentcontre le nouveau régime durant la guerrecivile. D’autres, qui n’acceptaient pas l’autocra-tie et rejetaient le milieu de la noblesse, se sontinsérés dans le monde soviétique, ont fait con-fiance aux nouvelles institutions et leur ont étéfidèles (loyalty). À ces trois types de réactions, ilsemble nécessaire, ainsi que le propose GuyBajoit, d’ajouter un quatrième type de réaction,assez fréquent chez les nobles restés en URSS,qui se manifestait par une forme d’apathie oud’accommodation et qui pouvait se traduire par

un exil intérieur 2. Ce sont ceux qui ont optépour le maintien dans le pays (loyauté ou apa-thie selon les cas) et ceux qui ont décidé dequitter le pays et de rompre de façon radicaleavec le présent (fuite) qui retiendront principa-lement notre attention. Les protestations, déjàétudiées par ailleurs, ne pourront être analy-sées ici.

Presque toutes les familles de la noblesse sesont posées la question du départ à l’étranger, etdans plusieurs d’entre elles, les malles ont étéfaites et refaites plusieurs fois avant de prendrela décision de partir ou de rester. Si certainsnobles ont très rapidement pris conscience dufait qu’ils ne pouvaient partir, d’autres ont long-temps hésité, soupesé les risques et les avantagesainsi que les chances de réussite.

L’unique groupe de la noblesse à considérerle départ comme quasiment la seule stratégiepossible était la haute aristocratie. Très connusde tous, dans les capitales comme en province,les grands aristocrates de tous âges ont été atta-qués plus souvent que les autres. Dès 1918, denombreux membres des grandes familles aris-tocratiques ont, en effet, été victimes de bandesviolentes 3. Aussi l’émigration était-elle moinsredoutée par eux que le présent et l’avenir enRussie soviétique. En outre, la vie à l’étrangerne leur était pas inconnue. Avant la révolution,ils passaient leurs hivers en Europe, y déte-naient des valeurs mobilières et des biens, yavaient des relations et des amis susceptibles deles aider ; les célèbres bijoux, qu’ils prirent aveceux, leur ont assuré leur existence durant les pre-miers mois. Des recherches historiques récentesmontrent que le départ était le seul salut possible

(1) Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty : Responses toDecline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.),Harvard University Press, 1970.

(2) Guy Bajoit, « Exit, Voice, Loyalty... and Apathy : les réac-tions individuelles au mécontentement », Revue française desociologie, 29 (2), avril-juin 1988, p. 325-345.

(3) Vadim Stark (dir.), Dvorjanskaja semja : Iz istorii dvorjans-kikh familii Rossii [la famille noble russe : à propos de l’histoiredes lignées de la Russie], Saint-Péterbourg, Iskusstvo Peterburga,Nabokovskii Fond, 2000.

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pour ces aristocrates, pris au cœur de la répres-sion, et qui, tout au long de la période stali-nienne, ne sont sortis de prison que pour decourtes durées 1. Des familles de la noblessemoyenne ont aussi pris le départ, surtout cellesqui vivaient à proximité des frontières, qui dis-posaient de ressources, qui avaient été agresséesou qui avaient vécu des événements tragiquespendant la guerre civile. Alors que certainesfamilles ont tenté de s’organiser pour fuir lepays de multiples façons, d’autres membres dela noblesse et leurs familles ont été « évacués »avec des groupes ou corporations − de petitesunités militaires, des institutions scolaires (éco-les de cadets, institutions pour jeunes filles de lanoblesse).

Ceux qui ont décidé de rester en Russieexpliquent qu’ils ne pouvaient pas partir etprésentent leur prise de décision commerationnelle et pragmatique (manque d’argent,d’emploi, d’hommes dans la famille) ; demeu-rer leur paraissait moins difficile que de partirà l’étranger. Parfois, ils étaient guidés par desraisons affectives ou patriotiques (ils « aimaientla Russie »), ou bien encore ils n’avaient pas lapossibilité de prendre une décision quelconque.D’assez nombreuses familles de la moyenneou de la petite noblesse mais aussi quelquesfamilles de la grande noblesse restèrent ainsi enRussie 2.

Il fut d’ailleurs possible jusqu’en 1925, dated’adoption d’une loi obligeant les propriétairesfonciers vivant dans leur région d’origine à laquitter, de continuer à habiter sur l’ancien

domaine ou près de ce domaine, au moins danscertaines régions éloignées des batailles de laguerre civile. Ceux qui n’étaient guère tenus aucourant des événements politiques, vivaientavec l’espoir que le gouvernement des Bolche-viks allait bientôt partir et que l’ordre précé-dent serait restauré. Cette attitude envers lenouveau régime était surtout le fait de lanoblesse foncière, moyenne et petite, qui pou-vait difficilement accepter les changements etqui n’avait aucune envie de quitter la campa-gne. John Channon a indiqué que 10 756 pro-priétaires terriens (50 000 avec les membresdes familles), soit 10 à 12 % d’entre eux, avaientcontinué à vivre sur leurs terres jusqu’au milieudes années 1920 3 en attendant la restaurationde l’ancien régime. Selon son étude, les pro-priétaires qui ont pu rester dans leurs manoirsavec la permission des autorités locales, étaienten général peu fortunés, n’avaient pas d’appar-tement en ville, ni de ressources pour l’émi-gration. Aussi sont-ils restés et ont-ils trans-formé leur propriété, soit en « commune »,soit en « musée » 4 (voir document 1). La der-nière vague de purges à la campagne est surve-nue pendant le premier Plan quinquennal(1928-1932), lors de la collectivisation. Les der-niers anciens propriétaires nobles ont alors étéobligés de partir et ont été souvent privés desdroits civils pour s’être « attardés ». À la suitedes lois discriminatoires, dans les années 1920,la plupart des familles de la noblesse provincialeont changé de résidence et se sont installées enville, de préférence dans les grandes villes, oùles familles nobles, jusque-là dispersées dansles provinces, ont pu se réunir dans les appar-tements communautaires, y retrouver amis etrelations et espérer y trouver un emploi.(1) Viktor Ivanov, Missija ordena. Mekhanizm massovykh

repressij v Sovetskoj Rossii v konce 1920-kh-40kh gg : na materia-lakh severo-zapada RSFSR [La mission. Le mécanisme de larépression de masse en Russie soviétique de la fin des années1920 aux années 1940 : à partir de documents du Nord-Ouestde la RSFSR], Saint-Péterbourg, Liss, 1997.

(2) Matthew Rendle, « The Problems of “BecomingSoviet” : Former Nobles in Soviet Society, 1917-1941», Euro-pean History Quaterly, 38 (1), 2008, p. 7-33.

(3) John Channon, « Tsarist Landowners after theRevolution : Former Pomeshchiki in Rural Russia duringNEP », Soviet Studies, 39 (4), 1987, p. 575.

(4) John Channon, op. cit., p. 579.

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Le marché du travail soviétique et les « ci-devant »La quasi-totalité des « ci-devant 1 » nobles,hommes et femmes de tous âges, demeurés enRussie, ont à un moment ou à un autre tenté desreconversions ; les récits recueillis et recons-truits font apparaître des enchaînements d’évé-nements et de nombreuses bifurcations, difficilesà prévoir ou à imaginer a priori. Ces tentatives dereconversion se sont réalisées sous la contrainte 2

et ont été massives – ce qui a sans doute renduces reconversions plus difficiles puisque, d’unseul coup, des centaines, voire des milliers depersonnes, se sont trouvées expulsées de leursterres ou de leurs propriétés, confrontées àl’obligation de devenir des travailleurs soviéti-ques, de chercher un emploi régulier alorsqu’elles n’y avaient parfois jamais songé aupa-ravant. Les ressources sur lesquelles les noblescomptaient jusqu’alors, en particulier le nom, letitre, la reconnaissance, étaient brutalementdiscréditées, dévalorisées, et pouvaient repré-senter bien des dangers ; d’autres ne leur étaientplus accessibles, telles les propriétés dont ils nepouvaient plus tirer de ressources. Les freins etles obstacles étaient nombreux en raison deschangements politiques, des purges et des vaguesd’arrestations en sorte que les plans échafaudésne pouvaient jamais l’être pour longtemps.

Sur le marché du travail, les principauxmodes de discrimination étaient la non-recon-naissance des diplômes d’études obtenus avantla révolution dans des écoles réservées auxreprésentants de la noblesse, les limites àl’entrée dans les écoles supérieures soviétiquespour les étudiants d’origine noble et les licen-ciements à cause de l’origine noble pendant les« purges ». Alors que le premier type de discri-mination concernait surtout ceux qui avaientété socialisés sous l’Ancien Régime et avaientobtenu un diplôme avant 1917, le deuxièmeconcernait la génération la plus jeune desnobles, ceux qui étaient nés dans les années1910, étaient passés par les écoles soviétiques etvoulaient entrer dans l’enseignement supé-rieur. Officiellement, de 1918 jusqu’en 1936, lesdescendants des anciennes classes « exploiteu-ses » ont été discriminés pour assurer aux per-sonnes issues des classes pauvres la prioritépour l’accès à l’éducation. Mais, de fait, c’estuniquement durant la période de la « révolu-tion culturelle stalinienne », qui correspond àla période du premier Plan quinquennal 3,qu’il a été quasi impossible de surmonter lesobstacles à l’entrée dans l’enseignement supé-rieur. Avant et après, les descendants de lanoblesse ont réussi à suivre des études supé-rieures, en recourant toutefois à des manipula-tions multiples ; ils dissimulaient leurs origi-nes, allaient travailler à l’usine pour obtenir lestatut d’un « prolétaire », changeaient de ville(voir document 2). Quant aux purges dans lesécoles et les institutions d’État ou aux purgesdes « éléments non-travailleurs » dans lesimmeubles, elles ont constitué tout au long desannées 1920-1930 une menace toujours présentepour les « ci-devant » de toutes les générations.Pour ne pas se faire expulser ou évacuer d’unappartement, il fallait pouvoir obtenir une

(1) « Ci-devant » (ou « gens d’autrefois », en russe byvsie),c’était la désignation officielle de l’ensemble des représentantsdes « classes exploiteuses d’autrefois ». Il y avait des ci-devantnobles, des ci-devant prêtres, des ci-devant propriétaires, etc.Cf. Sheila Fitzpatrick, « Ascribing Class : The Construction ofSocial Identity in Soviet Russia », The Journal of Modern His-tory, 65 (4), décembre 1993, p. 745-771.

(2) Nous nous appuyons ici sur les analyses de VictorKarady qui distingue « des situations qui ont des effets de “con-trainte” ou de “poussée” dans le sens de la conversion des élites,des conjonctures socio-économiques qui représentent surtoutdes chances neuves pour celles-ci, exerçant surtout un “effetd’attraction” ». (Victor Karady, « La conversion socioprofes-sionnelle des élites : deux cas historiques en Hongrie », inDonald Broady, Monique de Saint Martin et Mikael Palme, LesÉlites : formation, reconversion, internationalisation, actes du col-loque de Stockholm, 24-26 septembre 1993, Paris/Stockholm,CSEC EHESS/ FUKS Lärarhögskolan, 1995, p. 87-103)

(3) Sheila Fitzpatrick (dir.), Cultural Revolution in Russia,1928-1931, Bloomington, Indiana University Press, 1978.

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recommandation d’une personne jugée idéologi-quement, politiquement, socialement ou profes-sionnellement, honorable – d’anciens paysans,des voisins ouvriers, ou des révolutionnairesd’origine noble , ce qui souvent aidait mais pastoujours. Néanmoins, les discriminations desanciennes élites étaient légales jusqu’en 1936,encouragées par l’idéologie : dans ce contexte,toute personne voulant chasser un ex-noble dutravail ou prendre son logement pouvait arguerde ce stigmate contre lui.

Il y eut des périodes plus ou moins favora-bles à l’intégration sociale et aux reconversionsprofessionnelles des « ci-devant ». Lors de la

Nouvelle politique économique (NEP), de1921 jusqu’au « Grand Tournant », en 1929, lesecteur privé existait encore, et l’administrationdu pays n’était pas centralisée. Des régions, desvilles, des entreprises bénéficiaient d’une cer-taine autonomie tandis que le budget d’Étatétait fort réduit. Les possibilités d’intégrationprofessionnelle et de dissimulation d’identitéétaient nombreuses mais, dans le même temps,le chômage était élevé. Les principes élaboréset justifiés par Lenine concernant les « spécia-listes issus des classes exploiteuses » étaientappliqués ; selon lui, l’État avait entre autresobjectifs la soumission des élites de l’ancien

2. Kirill Stanukovich travaille à l’usine d’industrie mécanique dubois pour obtenir le statut de travailleur afin d’entrer à l’universitépar la suite (Léningrad, 1929).

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régime et l’utilisation de leurs connaissances.À partir du premier quinquennat, la conceptionofficielle de la place des anciennes élites chan-gea fortement. Après la nationalisation de toutel’économie, l’élimination du marché libre et dusecteur privé, le contrôle strict des migrations,la centralisation de l’administration, l’États’assigna comme objectif la création d’une éliteloyale au régime. Les conceptions idéologiquesdes professionnels, qui avaient été relativementpeu contrôlées dans les années 1920, sont deve-nues à partir des années 1930 un enjeu trèsimportant, et toute personne voulant travaillerpour l’État et y occuper une position respecta-ble devait manifester quotidiennement un cer-tain degré de loyauté. Si donc, dans les années1920 et 1930, la plupart des anciens nobles ont,à l’exception de quelques passéistes, cherché àutiliser leurs savoirs et leurs relations pour trou-ver un travail, c’est pour une part que le marchédu travail était relativement accessible pour eux.Les études qu’ils avaient faites et l’éducationreçue étaient de beaucoup plus importantes quecelles de la majorité de la population. C’est ainsique les femmes de la noblesse pouvaient êtrerecherchées pour devenir gouvernantes desenfants des nouvelles élites, qu’il était à la modepour celles-ci d’engager une gouvernante del’ancienne noblesse quand bien même les jour-naux soviétiques critiquaient cette mode. À partirdes années 1920, plusieurs grands programmesont été lancés et financés pour l’alphabétisationet la formation continue des adultes, préoccu-pations majeures du gouvernement soviétique ;des groupes et des clubs culturels ouverts pourles ouvriers manquaient d’enseignants et deformateurs. La pénurie de personnel était gravepour certains emplois. Les anciens nobles trou-vaient là de quoi s’employer. Des possibilités degagner de l’argent en dehors du marché du tra-vail officiel – leçons privées, travaux de couture,fabrication de meubles et différentes formes detravail au noir – se sont également développées.

De façon générale, dans les années 1930comme dans les années 1920, c’est dans les sec-teurs qui assuraient la continuité de la sociétéplutôt que dans les institutions créées par lenouveau régime, dont ils se méfiaient et qui seméfiaient d’eux, que les nobles ont tenté etmené des reconversions. Les institutions del’époque précédant la Révolution, maintenuesen activité avec plus ou moins de réformes, fai-saient appel aux anciennes élites. Dans quelquesenclaves professionnelles, notamment dans lesprofessions intellectuelles, dans des domainesliés à la continuité de la tradition et la reproduc-tion du savoir et qui permettaient d’être aussiéloignés que possible du contrôle de l’État, les« ci-devant » pouvaient être en nombre relati-vement important. Ils réussissaient à obtenirpour des périodes plus ou moins courtes unemploi, qu’il s’agisse des anciennes écoles, desmusées, des théâtres, de l’opéra, des orchestres,de la presse, de l’université, des différentes ins-titutions culturelles, des parcs et des jardins où ilspouvaient être enseignants, acteurs, chanteurs,gardiens, employés aux comptes, employés auxécritures, dactylographes pour les femmes, c’est-à-dire occuper des emplois aussi bien dans leshautes positions qu’en tant qu’auxiliaires.

Des parcours exemplaires

Les différents parcours individuels ont ainsi étémarqués par les circonstances et doivent aussibeaucoup aux dispositions personnelles etfamiliales. Le statut prérévolutionnaire et lenom avaient une importance majeure. Les pos-sibilités de dissimuler leur identité n’étaientpas les mêmes pour une personne issue d’unegrande famille pétersbourgeoise et pour unnoble appauvri qui avait migré à Leningraddepuis la Russie centrale. La perception de larévolution, et les raisons pour lesquelles unefamille avait choisi de rester en Russie, étaientaussi d’une grande importance pour envisager

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le futur. Ceux qui étaient restés pour des rai-sons patriotiques étaient plus enclins, au moinsau départ, à s’intégrer activement, tandis queles descendants des familles restées involontai-rement, effrayées par leurs pertes, avaient plussouvent tendance à vouloir se cacher.

Pour pouvoir analyser cette diversité trèsgrande des parcours des descendants de la no-blesse en URSS, et en tenter une synthèse provi-soire, nous ferons le détour par les biographies,et examinerons des reconversions plus ou moinsachevées. Selon notre modèle, nécessairementschématique, ceux qui ont voulu et ont pu deve-nir soviétiques à part entière ont mené une recon-version achevée ; ceux qui n’ont pas voulu et n’ontpas pu s’intégrer professionnellement, ni accep-ter le système soviétique et ont vécu un déclasse-ment tout en gardant la mémoire du passé, sontdes non reconvertis, et ceux qui ont pu s’intégrerprofessionnellement, tout en conservant le cer-cle « des leurs » dans la vie privée, sont des demi-

reconvertis. Ces derniers, on peut le supposer,sans cependant pouvoir apporter de preuves sta-tistiques, ont été les plus nombreux.

Ekaterina V., née en 1909, issue d’une famillede propriétaires terriens, a connu un de ces par-cours de demi-reconvertie, oscillant entre lestentatives de reconversion et le maintien d’uneculture noble 1. Elle a passé son enfance et sonadolescence, jusqu’à l’âge de 16 ans, à la campa-gne où le changement du mode de vie de safamille a été progressif. À la différence des noblesnés dans les années 1910 qui ont commencé àmigrer dès le début de la guerre civile, elle con-naissait assez bien le mode de vie d’antan et leslégendes familiales. Ses souvenirs d’enfant etd’adolescente lui ont fourni un matériel lui per-mettant d’écrire à un âge avancé des Mémoires,des nouvelles et des contes de fées évoquant les

(1) Les entretiens avec Ekaterina ont été réalisés à Saint-Pétersbourg en 1998 et 2001.

3. Varvara Puzanova, jeune ingénieure diplômée de l’Institut polytechnique, essaie un nouveau tracteur(années 1920).

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scènes de vie des familles nobles de son entou-rage. Son parcours professionnel a été marquépar les visions et les expériences professionnel-les de sa grand-mère (ancienne directrice d’unlycée de filles) et de sa mère (veuve et professeurdans un lycée), toutes deux diplômées d’un insti-tut pour les jeunes filles nobles. Ces deux fem-mes ont réussi à surmonter les difficultés de lapériode postrévolutionnaire et ont su apprendreaux enfants – deux filles et un garçon – les lan-gues étrangères et d’autres disciplines. Il n’étaitpas possible pour la grand-mère et la mère, en rai-son des discriminations, d’être acceptées commeprofesseurs dans les écoles soviétiques, même sielles avaient une expérience pédagogique. Ellesn’ont travaillé que de façon non officielle, aunoir, tandis que les enfants ont peu à peu péné-tré le marché du travail officiel. Le frère d’Eka-terina, Alexis, est allé à l’usine où un de sesoncles était employé comme ingénieur, officiel-lement comme ouvrier, en réalité comme dessi-nateur, et a réussi à entrer à l’école technique

comme « prolétaire ». L’éducation familiale abeaucoup compté pour les choix professionnelsd’Ekaterina. Selon elle, son niveau d’études sco-laires était très médiocre ; elle n’a pratiquementrien appris à l’école publique, bouleversée dansles années 1920 par des expérimentations, et laseule activité à laquelle elle pouvait se livrerétait l’enseignement des langues étrangères. Samère parlait avec ses enfants à la maison, sou-vent dans une langue étrangère, ce qui fut poureux une source de souffrance mais leur permitde maîtriser le français et l’allemand. Tout entravaillant comme gouvernante dans une famillejuive, Ekaterina a fait des études dans une écolede langues très réputée, sanctionnées par undiplôme équivalent à un niveau d’enseignementsupérieur. Elle y a rencontré plusieurs person-nes au parcours semblable au sien, devenues desamies, qui l’ont aidée par la suite dans des situa-tions critiques, et a pu obtenir un emploi commeprofesseur d’allemand à l’École de médecine.Victime d’une purge en 1935, elle a pu trouver

4. Ekaterina Voshinina entourée par le groupe de ses étudiants en allemand (Leningrad, années 1920).

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un autre emploi dans une autre école (voirdocument 4). Dans le cas d’Ekaterina et de safamille, l’éducation familiale, qui s’accompa-gnait d’un contrôle parental sur le cercle desconnaissances et le choix du conjoint, ainsi queles liens amicaux ont facilité la reconversionprofessionnelle de la jeune génération. Au seinde l’appartement, cette famille a pu tenter demaintenir le cercle « de qualité d’avant la pre-mière guerre mondiale », en invitant les per-sonnes de quelques bonnes familles à danser eten organisant des spectacles d’amateur. Ekate-rina s’est mariée à un homme de lettres, à la findes années 1930, mort de faim pendant le blo-cus, au cours duquel sont également décédésson enfant, sa mère et sa grand-mère. Beau-coup de membres de la famille ont aussi péridans les camps. Elle s’est remariée dans lesannées 1960 à un ingénieur, devenu à la fin desa vie, écrivain.

Si Ekaterina est toujours parvenue à mainte-nir le lien avec le passé et s’est appuyée durantson parcours sur les ressources familiales, ceuxqui, en revanche, peuvent être appelés « lesnobles soviétiques » ont opéré une ruptureconsciente avec le milieu de l’ancienne noblesseet avec le passé, ne se sentant plus responsablesde l’entretien du lien entre le passé et l’avenir,vivant à part entière dans le présent, manifestantde différentes façons, par la participation auxfêtes par exemple, leur loyauté et l’espoir dansl’avenir, désirant se fondre en quelque sorte dansle nouveau monde soviétique. Ces stratégies dereconversion achevée n’ont concerné que desindividus, et non pas des familles dans leurensemble 1.

Boris M., né en 1908 dans une famille noblede haut rang, dont le père, officier, avait aupa-ravant émigré en France, et dont la mère étaitdevenue une artiste itinérante voyageant deville en ville avec une troupe de théâtre, a,quant à lui, choisi d’être communiste 2. Aprèsavoir passé une grande partie de son enfance etde son adolescence dans des orphelinats, il a dûse résoudre à faire une carrière d’ingénieur pra-ticien, autrement dit ingénieur non diplômé, engravissant les échelons : ouvrier, dessinateur,puis ingénieur. Il s’est ainsi frayé un chemindans la société soviétique, a travaillé beaucoup,plus que les autres, sans aide de sa famille.Patriote de l’URSS et partisan fidèle du socia-lisme, honteux du départ à l’étranger de sonpère et surtout de son oncle, commandant del’Armée Rouge ayant pris le parti de l’ArméeBlanche, il raconte qu’il n’a jamais éprouvé deressentiment contre l’idéologie soviétique. Lesdiscriminations des nobles lui semblaient justi-fiées. Il a épousé une femme de même origineque lui avec laquelle il a vécu 60 ans ; tous deuxfêtaient le jour de la révolution d’Octobre et le1er mai, mais aussi Pâques, malgré son athéismedéclaré ; il participait d’ailleurs à des manifes-tations antireligieuses. Après la guerre, il a étédécoré de diverses médailles et est devenumembre du parti dans les années 1950. Lors del’entretien, il a évoqué avec nostalgie l’époquesoviétique et a tenu à affirmer son identité denoble et de patriote soviétique et communiste.

Très éloignés des « nobles soviétiques »,d’autres ont vécu attachés au passé, se sont peuou pas reconvertis sur le plan professionnel etont souvent été des déclassés. Dans ces familles,la hiérarchie familiale était respectée. Les mem-bres des familles les plus âgés restaient les

(1) Pour une analyse des trajectoires biographiques de des-cendants d’anciennes élites devenues soviétiques, voir DanielBertaux, « Les transmissions en situation extrême : famillesexpropriées par la révolution d’Octobre », Communications, 59,décembre 1994, p. 73-100.

(2) Entretien réalisé en 2000 à Saint-Pétersbourg. Pour uneanalyse plus complète de cet entretien, voir Sofia Tchouikina,« Le “Grand Compromis” et la mémoire familiale : les ex-nobles russes à l’époque stalinienne », Revue d’études compara-tives Est-Ouest, 37 (3), 2006, p. 165-197.

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« chefs de la famille », et leurs suggestions etconseils pouvaient être décisifs. Alors quel’époque soviétique défendait la suprématie dela jeunesse par rapport aux personnes plusâgées, les anciennes valeurs se maintenaientdans ces familles qui refusaient les choix met-tant en cause la solidarité familiale. Ces noblespasséistes étaient souvent assez âgés, mais pou-vaient aussi être jeunes, comme Olga G., dontl’exemple suit ; alors même qu’ils voyaientautour d’eux que le passé était révolu, ils conti-nuaient de vivre dans ce passé. Enfermés dansleur monde, ils n’attendaient pratiquementrien du présent, cherchaient souvent refuge etsecours dans la religion orthodoxe. Le désir dene pas être confrontés aux « inconnus » et aux« étrangers » était chez eux assez fréquent.

Issue d’une famille de la grande aristocratiepar son père, un prince, parti sans retour àl’étranger quelques années avant la révolutionavec sa maîtresse, et d’une famille de proprié-taires terriens par sa mère remariée, Olga G.,née en 1910, a passé son enfance avec sa sœurdans les manoirs, soit dans la famille de leurbeau-père, soit dans celle de leur mère, oumême chez des relations de leur père 1. Audébut des années 1920, la famille a continué àvivre dans l’ancien manoir à moitié occupé pardes soldats. Ni le beau-père, ni la mère n’avaientde profession ou d’expérience professionnelle,mais ils ont pu suivre une formation de météo-

(1) Autobiographie, archives privées.

5. La chambre d’un petit garçon avec des portraits des chefs sur le mur. Le portrait de Staline,par mesure de prudence, se trouvait à l’époque pratiquement dans tous les appartements indé-pendamment des convictions politiques (Leningrad, 1940).

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rologue à la fin des années 1920 et ont travaillétous les deux, lors de la décennie suivante, dansun village non loin de Leningrad. Les deuxsœurs ont reçu une bonne éducation à la mai-son avant 1917, sont ensuite passées par les éco-les soviétiques, assez épisodiquement toute-fois. La famille craignait en effet les contactsavec les écoles à cause du nom princier qui atti-rait l’attention, et les plus jeunes désiraientavant tout se débarrasser de ce nom. Olga asuivi une formation de dessinateur et est deve-nue une petite employée de bureau dans uneadministration où travaillaient quelques per-sonnes du même milieu. À la différence d’Eka-terina et de Boris, dont le statut social dans lasociété soviétique était déjà assez élevé aumilieu des années 1930, Olga n’a pas pu et n’apas voulu se reconvertir. Si Ekaterina s’estappuyée surtout sur des ressources familiales, etBoris, au contraire, sur les possibilités offertespar l’État, Olga a préféré recourir à la traditionet la religion pour effectuer une « émigrationintérieure ». Elle a conservé des sentiments etdes croyances religieux mais aussi des valeursfamiliales, comme sa mère. Elle s’est toujoursméfiée des possibilités de promotion profes-sionnelle et n’a jamais pu, par crainte d’êtretrop visible, avoir une éducation supérieure.Ses peurs étaient tout à fait justifiées, puisque,jusqu’à son mariage en 1935 qui lui a permis dechanger de nom, elle était toujours en dangerlors des purges. Ayant trouvé un travail modestegrâce aux réseaux familiaux, elle a bénéficié dusoutien de ses collègues qui ont essayé de la« cacher ». Lors des contrôles, on l’envoyait enmission, pour qu’elle ne soit pas questionnée oulicenciée. Elle s’est mariée en 1935 avec un ingé-nieur de cette administration, issu d’une famillecultivée, a eu deux enfants dont l’un est mortpendant le blocus. Le déclassement dura assezlongtemps, tout au long de la période de discri-mination des nobles mais, à la fin des années1930, elle a davantage cherché à s’intégrer à la

société soviétique. Très attachée cependant àson passé et au manoir familial, Olga a long-temps gardé des liens avec des personnes restéessur place, se rendant avec sa sœur sur les ancien-nes terres pour les visiter incognito.

Les différents modes de reconversion del’ancienne noblesse sur le marché du travailsoviétique s’expliquent ainsi par les possibilitésd’intégration professionnelle et par les disposi-tions des nobles eux-mêmes – les différentesressources convertibles, les visions qu’ilsavaient de leur situation et leurs représenta-tions du temps. Diversification des savoirsamateurs et des relations par la famille, l’insti-tution scolaire, l’entourage, et capital culturel,ont constitué les atouts les plus importantspour les anciens nobles restés en URSS. Lesdifférents savoirs amateurs aristocratiques ontpu être convertis en connaissances et automa-tismes professionnels. Ainsi, la connaissancedes langues étrangères (anglais, allemand etfrançais en particulier), de l’histoire et de lagéographie, des mathématiques, et les savoirsamateurs acquis (musique, chant, dessin,danse, théâtre) ont été assez souvent mobilisésdans l’enseignement ou les institutions cultu-relles, dans les orchestres ou les troupes dethéâtre amateurs et ont pu être valorisés dans lasociété soviétique.

Dans le processus de conversion de ressour-ces symboliques et culturelles, de savoirs ama-teurs en ressources économiques et profession-nelles, des anciens nobles ont obtenu, avecsouvent beaucoup de difficultés et en faisantdes compromis, des moyens d’assurer leur exis-tence. Les anciens nobles se sont aussi construitsune nouvelle identité professionnelle positive endevenant des spécialistes soviétiques et en tra-vaillant dans des formes de niches où il leur arri-vait souvent de se retrouver avec d’autres per-sonnes issues du même milieu, d’autres gensd’autrefois. Les tentatives de reconversion ontdû se réaliser dans une méconnaissance assez

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grande des possibles puisqu’une nouvelle struc-ture sociale s’élaborait et que les transforma-tions touchaient tous les groupes de la popula-tion russe. Ce caractère transitionnel de lastructure sociale et la participation involontairede toute la société à ces transformations ontcontribué à l’assimilation assez rapide des des-cendants de la noblesse. La deuxième guerremondiale a brassé encore une fois les différentsgroupes de la société et mis un terme à l’épo-que où les identités sociales de l’ancien régimeétaient importantes. Par ailleurs, beaucoup denobles, notamment les plus âgés ont péri lorsdu blocus de Leningrad.

Les anciens nobles ont ainsi perdu beaucoupau début, mais par la suite, ceux qui ont survécuaux vingt ans postrévolutionnaires et aux guer-res ont pu vivre comme d’autres fractions dela population 1. Avec l’adoption de la nouvelleconstitution stalinienne de 1936, qui déclaraitl’égalité des droits pour les individus, quelleque soit leur origine sociale, la presse cessa deconsacrer des articles aux « gens d’autrefois »,le régime ayant désormais d’autres ennemis.Cependant, personne n’avait intérêt à se direnoble, y compris de façon euphémisée. La plupartpréféraient se dire membres de l’« ancienne »intelligentsia, ce qui permettait d’oublier ou aumoins de tenter d’oublier les vexations et lestracas, voire les insultes, les menaces, les arres-tations ou les emprisonnements. L’identiténoble a alors disparu pour des décennies. Les« ci-devant » pouvaient garder des éléments dela culture noble mais ils ne les considéraient etne les évaluaient plus de la même façon quedans le passé et constituaient une nouvelle cul-ture hybride où le sentiment d’être différentdes autres, de ceux qui ne faisaient pas partie de

l’ancienne intelligentsia, par les manières, la dis-tinction, sans doute plus que par la naissance, semaintenait et où l’apprentissage de la différencese poursuivait selon des modalités nouvelles.

« L’étranger n’est pas un possesseur de sol »Mais tous n’étaient pas restés dans leur pays.La fuite ou le départ constituèrent une réactionfréquente, surtout dans la grande noblesse maisaussi dans la moyenne. Le passage de pays enpays, une situation matérielle difficile et insta-ble, la mobilisation des ressources de la famillepour l’éducation de la jeune génération, la dis-persion des membres de la famille dans diffé-rents pays sont quelques-unes des caractéristi-ques des trajectoires de ces familles.

Les estimations du nombre de Russes ayantquitté le pays pour venir en France sont nom-breuses, et il n’existe pas de données sûres, enparticulier sur le nombre d’aristocrates. Aumilieu des années 1920, de 200 000 à 400 000Russes étaient installés en France, puis leurnombre a tendu à décroître, surtout après lacrise de 1929. Ils ne représentaient cependantqu’une minorité de l’ensemble des étrangersrecensés sur le territoire français, à peine 3 %en 1926. Parmi les émigrés, les élites consti-tuaient une minorité influente et visible, sur-tout à Paris, devenue la « capitale » de la dias-pora russe 2, et sur la Côte d’Azur où vivaientdes membres de la famille impériale et où ilspouvaient cultiver les souvenirs de leur patrie,mais les emplois y étaient rares et l’industriepresque absente 3. Le marché de l’emploi était,dans les années 1920, en France, l’un des rares

(1) Tatiana Protasenko et Valery Golofast, « Family Histo-ries, Country History, Russian Gentlemen under SovietRegime : Problems of Declassement or Survival », résumé de lacommunication pour le colloque « Anciennes et nouvelles aris-tocraties de 1880 à nos jours », Toulouse, 1994 (texte inédit).

(2) Robert Johnston, « New Mecca, New Babylon » : Paris andthe Russian Exiles, 1920-1945, Montreal, McGill’s/Queen’s Uni-versity Press, 1988.

(3) Sur les nobles russes sur la Côte d’Azur, voir LeRoy Ellis,La Colonie russe dans les Alpes-Maritimes : des origines à 1939,Nice, Serre, 1988 ; Kira Kaurinkoski, « Les communautés russeet italienne de l’entre-deux-guerres à Nice : similarités et diffé-rences », Cahiers de la Méditerranée, 58, juin 1999, p. 133-155.

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6. Ekaterina Nasonova, née Kornilova, à la datcha, dans son fauteuil avec le journal La Pravda (années 1950).

parmi les pays d’Europe où l’offre était large-ment supérieure à la demande. Des recruteursproposaient des contrats de travail. L’existencedès avant la guerre de 1914 d’une immigrationrusse prérévolutionnaire active a sans douteaussi facilité la venue en France. Au milieu desannées 1920, beaucoup ont choisi ce pays quioffrait aux immigrants les conditions d’intégra-tion les plus acceptables et que nombre d’entreeux ont dû quitter par la suite après la crise de1929 puis sous l’Occupation.

Les chemins suivis par différents groupesou fractions de cette population ont souventété chaotiques, les expériences singulières, les

reconversions presque toujours précédées d’undéclassement 1. Quelques groupes profession-nels se détachent, les chauffeurs de taxi, lesouvriers de Renault, les ouvriers du cinéma, lespetits entrepreneurs et boutiquiers, les respon-sables d’associations et les membres d’organi-sations internationales, etc. Dans l’ensemble,

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Loin de vouloir chercher à renforcer la vision élitiste de cetteémigration justement dénoncée par Catherine Gousseff ou Oli-vier Le Guillou, l’intention est de contribuer à l’étude des diffé-rentes formes de reconversion non seulement chez les aristocratesmais aussi dans d’autres groupes sociaux et d’autres contextes.

(1) Pour un panorama général, voir notamment CatherineKlein-Gousseff, L’Exil russe : la fabrique du réfugié apatride,Paris, CNRS éditions, 2008 ; Olivier Le Guillou, « Des émi-grés russes ouvriers aux usines Renault de Boulogne-Billan-court en 1926 : étude du fichier du personnel », mémoire demaîtrise sous la direction de Pierre Milza, Antoine Prost etJean-Louis Robert, université Paris-I, 1988 ; Hélène Mene-galdo, Les Russes à Paris 1919-1939, Paris, Autrement, 1998 ;Charles Ledré, Les Émigrés russes en France : ce qu’ils sont, cequ’ils font, ce qu’ils pensent, Paris, Spes, 1930 ; Robert Gessain etMadeleine Doré, « Facteurs comparés d’assimilation chez desRusses et des Arméniens », Population, 1, janvier-mars 1946 ;Andrei Korliakov, Émigration russe en France, 1917-1947 : hon-neur et dignité maintenus, Paris, YMCA Press, 2001.

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cette émigration était plutôt jeune, sans douteun peu plus âgée pour les nobles et les intellec-tuels qui avaient souvent de 40 à 50 ans quepour les autres groupes, composée majoritaire-ment d’hommes.

Dans les pays d’accueil, les anciennes res-sources étaient souvent dévaluées ; le nom pro-tégeait sans doute mieux son porteur en Serbiequ’en France. Le diplôme comptait assez peu,et la plupart du temps n’était pas reconnu.Officiers, magistrats, avocats, pour ne citer queces exemples, ne purent trouver à exercer leursprofessions dans l’émigration et durent sou-vent accepter des métiers manuels. En revan-che, les ressources sociales étaient souventmises en jeu – parents proches et lointains,amis de la famille, connaissances – et de nou-velles ressources étaient rapidement engran-gées. Les savoirs de toutes sortes – couture,broderie, chant, danse, pratique d’un instru-ment de musique – mais aussi l’apparence phy-sique étaient mobilisés tandis que d’autressavoirs ont assez rapidement été acquis, parexemple le permis pour conduire un taxi. Lesreconversions étaient aussi facilitées par ladétention d’une forme de capital international– expérience de l’étranger, connaissance anté-rieure du pays, de la langue et d’autres langues.Les aristocrates pouvaient opter soit pour l’ins-tallation et l’adaptation dans le pays d’émigra-tion tout en vivant à la maison à la manièrerusse, soit pour le repli sur la famille, le groupe,la communauté russe, et une forme d’intransi-geance par rapport aux autres Russes qui cher-chaient à s’intégrer à la société française et à lasociété d’accueil, soit enfin pour la conversionquasi complète, voire la francisation. La mêmepersonne pouvait d’ailleurs fort bien adoptersuccessivement l’une ou l’autre de ces formesen fonction des contraintes rencontrées.

Trois types de parcours différents peuventêtre construits. Les premiers, ceux qui vivent

un peu entre deux mondes ou deux sociétés,sont des demi-reconvertis. Ayant encore dansles années 1920 et 1930 l’espoir de retourner enRussie mais aussi la volonté de trouver desmoyens de vivre et un emploi en France, ilssont souvent français sur le lieu de travail etrusses à la maison. Les seconds, les reconvertiset francisés qui construisent leur avenir enFrance, renoncent à faire le lien entre leurpassé et cet avenir. Enfin, les orthodoxes, assezpeu nombreux, refusent, autant qu’ils le peu-vent, la reconversion et vivent repliés sur lacommunauté russe et dans la nostalgie destemps anciens. À la première génération, beau-coup sont entre deux mondes ou deux commu-nautés. Ces familles, tentant de concilier passé,présent et avenir, entreprennent avec plus oumoins de succès des reconversions souvent dif-ficiles qui deviendront plus faciles pour lagénération des enfants. C’est en effet surtout àla deuxième génération que ces immigrés par-viendront à s’intégrer sur le plan de l’activitéprofessionnelle, mais à la maison, ils demeu-rent russes et aristocrates. Ces demi-reconver-tis participent aux activités de la communautérusse avec ses associations 1, ses églises, ses bals,ses écoles, ses colonies de vacances, ses com-merces. Pouvant compter sur des relationsdiverses, des savoirs et des aptitudes variés,un minimum de capital international etd’insertion dans les réseaux aristocratiquesinternationaux, l’expérience de l’étranger etdes langues, ils lancent souvent de petitesentreprises de couture, de mode, de lingerie.« L’étranger prend partout la figure du com-merçant – et le commerçant celle de l’étranger[…]. L’étranger arrive en surnombre dans uncercle où les positions économiques sont en fait

(1) Une Union de la noblesse russe est constituée dès 1925.De très nombreux cercles, amicales, associations ou unions ontété créés à la même époque.

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déjà occupées. De par sa nature même, l’étran-ger n’est pas un possesseur de sol 1. » Les aris-tocrates russes en France n’échappent pas àcette tendance générale observée par Simmelet sont, dans les années 1920, nombreux dansles petites entreprises commerciales ; ils subve-naient ainsi à leurs besoins et à ceux de leursfamilles et pouvaient proposer des emplois àdes compatriotes. Les exemples les plus specta-culaires et les plus souvent cités, aussi bien dansles témoignages des contemporains que dansles entretiens, concernent des maisons de cou-ture (vêtements, lingeries, chapeaux, fourru-res), des ateliers et petites fabriques de confec-tion, des magasins d’antiquités, des galeries detableaux, des boutiques d’objets décoratifs, dejouets, des restaurants, des maisons de thé, descabarets de nuit, des hôtels et des magasinsd’alimentation ainsi que des écoles de danse oude peinture.

Née en 1913 à Saint-Pétersbourg, Tatiana G.est arrivée en France en 1925 avec sa mère oùtoutes deux sont accueillies par la sœur dubeau-frère de sa mère après être passées par laSerbie et l’Allemagne 2. Issue d’une familleproche de la grande aristocratie – son grandpère maternel faisait partie de la suite du tsar etson père était officier de la garde impériale –,elle n’a cependant pratiquement pas reçud’éducation aristocratique, puisqu’elle n’a eu nigouvernante, ni précepteur, qu’elle a fréquentéun an l’école soviétique et qu’en France elle atrès souvent changé d’école – des pensionscatholiques –, autant de changements auxquelson peut ajouter un an passé en Angleterre pourapprendre l’anglais, qui ont sans doute facilitél’adaptation et les reconversions. Tatiana peutêtre considérée comme une demi-reconvertie,

qui, depuis l’enfance, souhaitait travailler,gagner de l’argent, et a fait des efforts et desinvestissements dans ce but ; elle cherchait às’entendre avec les Français mais elle avait lesentiment que les Russes étaient difficilementacceptés par eux. Aussi a-t-elle vécu dans lacommunauté russe tout en ayant des liens avecles Français. C’est une Française qui a prêté del’argent à sa mère pour monter le commerce delingerie. Sa mère et elle avaient « une bonneclientèle française », ont su entrer dans le« milieu riche » où il faut « savoir se tenir », ettravaillaient beaucoup, plus de douze heurespar jour, ce qui leur évitait de percevoir ledéclassement. Tatiana a épousé un ingénieurrusse de Kiev, dont elle divorcera peu avant laguerre, et a par la suite renoncé à savoir ce quise passait en URSS sans pour autant adhérercomplètement aux valeurs des milieux aristo-cratiques français dont elle ne cesse de semoquer dans l’entretien.

Les reconvertis sont ceux qui s’intègrentplus complètement à la société française, sedétachent de la Russie et de la communautérusse émigrée et qui conduisent à leur terme lamutation de leurs ressources sociales et symbo-liques en ressources professionnelles et écono-miques. Souvent très mobiles, déjà en Russieavant la Révolution, ils manifestent des dispo-sitions entrepreneuriales et construisent l’ave-nir, en tenant compte du présent, en sachants’appuyer si nécessaire sur le passé, mais ensachant aussi renoncer à une partie des hérita-ges. « Partout où il y a une place libre, ils laprennent courageusement sans songer à leursplendeur passée », observe à la fin des années1920 Charles Ledré, un journaliste 3. Dès qu’ilsle peuvent, ils demandent la nationalité fran-çaise et envoient leurs enfants dans les écoles

(1) Georg Simmel, « Excursus sur l’étranger », Sociologie, étu-des sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1999, p. 663-664.

(2) Entretien réalisé à Paris en 2002.(3) Charles Ledré, Les Émigrés russes en France…, op. cit.,

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françaises et non dans les écoles de la commu-nauté russe. Conscients de ce qu’ils ne peu-vent vivre sur les acquis anciens, ils saventmobiliser l’éducation reçue, les langues appri-ses, les autres savoirs culturels ou pratiqueset l’insertion dans les réseaux aristocratiquesinternationaux comme ils parviennent à seconstituer de nouveaux réseaux et de nouvellesrelations.

Maria S. est née en 1911 à Omsk en Sibérieoù son grand père était gouverneur, a passé sapremière enfance à Saint-Pétersbourg, mais lafamille changeait souvent de résidence au grédes nominations de son père qui était procu-reur, et était à Kiev au moment de la Révolu-tion 1. Son père arrêté, la famille est partiegrâce à un oncle dans le dernier train pourOdessa, où se trouve son grand-père sénateuret où Maria retrouve son père libéré. Ellequitte Odessa sur un bateau anglais parti pourConstantinople. Là, seule une partie de lafamille est acceptée tandis qu’une autre partieest envoyée, d’abord à Lemnos puis en Serbie.Pour elle, rétrospectivement, « il était évidentqu’il fallait partir. Que pouvions-nous faire ?Comment aurions-nous pu rester ? » explique-t-elle, et un peu plus tard, elle nuance : « Bienque je pense quelquefois : cela valait-il ou nonla peine de partir ? […] Certes, si nous avionsété très courageux, nous aurions pu rester.Mais l’histoire a montré ensuite qu’il valaitmieux partir. » Un de ses oncles, médecin del’Armée Blanche, est d’ailleurs resté à Odessa.En Serbie, son père, chanteur amateur, a étéengagé à l’Opéra et la famille a retrouvé unesœur de sa mère puis son grand-père qui étaitparvenu à les rejoindre. « La vie en Serbie étaitun peu morne. Il n’y avait pas grand-chose àfaire, le travail allait et venait. Et mon pèrepensait qu’il valait mieux s’installer à l’étranger

que là. Il est parti, s’est installé à Paris, il estentré à l’Opéra russe, a aussi joué du banjo dansles restaurants russes, car il était très difficile des’établir comme pianiste », tandis qu’elle estrestée en Serbie, à l’Institut de jeunes filles dela noblesse évacué de Russie, et que sa mère estpartie rejoindre son père. Ses grands-parentsmaternels étaient restés en Serbie et ses parentsvoyageaient tout le temps, en fonction des con-trats, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas. Arrivée en France à l’âge de 17 ans, elletravaille dans la maison de couture de sa tante,d’abord sur la Côte d’Azur puis à Paris ; poly-valente, elle prend les commandes et organiseles défilés. D’esprit indépendant, y compris parrapport à sa famille, Maria prend acte des situa-tions nouvelles et sait accumuler aux différen-tes étapes de son parcours des relations, entirer parti, et surtout ne pas se sentir liée parson passé ; elle s’est engagée résolument dansles activités professionnelles au sein de la com-munauté russe sans cependant s’y laisser enfer-mer. Dans les galas et les bals organisés dansdes hôtels de luxe sur la Côte d’Azur, il s’était,raconte-t-elle, « créé un univers de connais-sances, de vraies connaissances ». Sa tante, quiavait un « don incroyable » en matière de rela-tions publiques, prenait les commandes, les fai-sait exécuter et les livrait. Son oncle, aupara-vant officier, était danseur mondain, activitéalors semi-organisée et confiée à de jeunes etbeaux aristocrates russes, auxquels les rencon-tres lors des bals permettaient de trouver desclientes fortunées. « Les Américaines et lesFrançaises voyaient que c’était des gens de latrès bonne société, de plus auréolés par la souf-france, le dénuement total, l’émigration. Aulieu d’aller dans les magasins, elles préféraientpasser commande à des comtesses ou desbaronnes ». Au cours de cette période trèscourte, Maria et sa tante ont noué de très bon-nes relations et acquis la possibilité de faireensuite de nouveaux projets. Lorsqu’elle se(1) Entretien réalisé à Paris en 2004.

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marie en 1936 avec un ingénieur français, ren-contré dans un bal russe, et proche du milieude l’émigration, Maria cesse de travailler, partà Marseille où son mari avait été nommé direc-teur d’agence, et s’éloigne ainsi de « la colonierusse » dont elle estime n’avoir jamais beau-coup fait partie. Plus tard, Maria divorcera, sui-vra une formation et travaillera dans la sociétéL’Oréal.

Si la plupart des nobles venus en France onttenté des reconversions qu’ils ont menées plusou moins loin, selon notamment la représenta-tion qu’ils avaient de l’URSS, du retour enURSS et de l’avenir, quelques-uns ont d’unecertaine façon refusé les reconversions. L’émi-gration perçue comme forcée ou contrainte sti-mule et renforce le désir de rester russe 1 etconduit à une attitude anti-assimilatrice et anti-intégratrice dans le pays d’accueil. La Russie enexil se construit autour de la mémoire de laRussie d’avant la Révolution, surtout pour lafraction de l’émigration située à droite del’échiquier politique, mais aussi pour quelques-uns qui pouvaient être à gauche. Vouloir main-tenir ou prolonger le passé, imaginer plutôtl’avenir à partir du passé, ne pas tenir compteou peu du présent, ce sont là quelques-uns desprincipes qui guident ces exilés. Aussi s’inves-tissent-ils fortement dans les activités de lacommunauté russe, alors très structurée avecdes activités pour tous : orphelinats, colonies devacances, églises, associations, bals, journaux ;les anciens nobles avaient d’ailleurs souvent desresponsabilités dans les associations et les éco-les de la communauté russe. Ils souhaitent con-server leur identité nationale et culturellerusse, quel que soit le pays d’émigration. La

pratique de la religion orthodoxe et la foi con-tribuent à l’engagement identitaire. L’espoirdu retour dans le monde ancien a pu demeurerlongtemps, parfois jusque dans les années 1950,et durant ce temps, quelques-uns ont pu vivre« assis sur les valises » et refuser de vendre lesbijoux restants qui constituaient le seul lienreliant au passé et à la grandeur initiale 2. Cesanciens nobles se sentent des étrangers dans lesdifférents pays d’accueil et l’URSS est considé-rée par eux comme un monde étranger, voireennemi, à combattre.

Tamara L., née en 1913, n’a pas à propre-ment parler refusé la reconversion, mais ellen’en a pas moins vécu dans le souvenir dumonde ancien 3. Sa famille avait quitté l’URSSen 1919, en passant par Sebastopol, Constanti-nople, puis la Serbie ; son père, monarchiste etnationaliste, qui avait fondé et dirigé plusieursjournaux à Petrograd, Kharkhov et Sebastopol,arrive le premier en France en 1924 à Clermont-Ferrand grâce à un contrat de travail ; sa mèrele rejoint en 1925, et elle-même y vient, d’abordpour des vacances, puis en 1930 de façon défi-nitive. Son père quitte la France pour la Bulga-rie en 1935, car le chômage sévissait en France,et fut à la fin de la guerre déporté par les Sovié-tiques en Sibérie où il est décédé ; sa mère atravaillé un moment dans une fabrique de bis-cuits puis comme gouvernante d’un jeuneenfant. Tamara a fait ses études dans la mêmeinstitution de jeunes filles de la noblesse enSerbie que Maria où tous les enseignantsétaient russes et où les élèves parlaient russeentre elles. Elle suivait bien des cours de fran-çais mais ne savait pas bien le parler et estimequ’elle fait encore des fautes. Elle n’aimait pas

(1) Marc Raeff, Russia Abroad : A Cultural History of the Rus-sian Emigration, 1919-1939, New York, Oxford UniversityPress, 1990 ; Marina Gorboff, La Russie fantôme…, op. cit. ;Nikita Struve, Soixante-Dix Ans d’émigration russe, Paris,Fayard, 1996.

(2) S.A.I. La Grande Duchesse Marie de Russie, Éducationd’une princesse, Paris, Stock, 1934 ; S.A.I. Marie de Russie, Uneprincesse en exil, Paris, Stock, 1933.

(3) Entretien réalisé à Paris en 2002.

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beaucoup les études mais la vie et l’ambiancedans la pension lui plaisaient ; elle y a apprisles danses anciennes : polka, mazurka, valse.La religion compte beaucoup pour elle ;d’ailleurs, elle rappelle qu’au moment del’arrivée à Constantinople, l’évêque leur a dit :« Vous ne partez pas en exil, vous allez propa-ger l’orthodoxie. » Elle a toujours travailléavec des Russes, d’abord et jusqu’en 1932 dansla maison de couture de la princesse Mes-cherski comme « petite main » puis y a étéchargée de faire des achats ; ensuite, lorsque lamaison a été fermée, elle a pu travailler dans lesfourrures jusqu’en 1971 dans une petite maisondont le propriétaire arménien avait une femmerusse. En 1933, elle se marie avec un sous-offi-cier russe rencontré dans le bal d’un régiment,arrivé en France en 1920 avec un contrat de tra-vail dans les chemins de fer, qui a ensuite tra-vaillé dans une usine de disques à Billancourtpuis est resté cinq ans sans travail. Elle s’estd’emblée immergée dans l’émigration russe,dira d’elle une de ses amies ; à l’église russe dela rue Pétel, elle a tenu les comptes puis avendu les cierges ; elle a participé activement àla collecte des dons pour sa construction enorganisant loteries, spectacles, concerts, bals ;avec son mari, elle allait tous les samedis dansles bals russes. C’est seulement en 1959, à lasuite d’un voyage en URSS où vivaient encoredeux sœurs de sa mère, qu’elle a compris qu’ellen’y retournerait pas pour vivre. « Jusqu’à cettedate, j’avais mes valises à la maison, ensuite j’aisupprimé les valises et j’ai eu des armoires [...].Ma mère est morte sur ses valises, et il n’étaitpas question de s’en séparer, les valises atten-daient leur heure pour que vous les remplissiezd’affaires. C’était triste, et ensuite quand je lesai supprimées, je me suis offert une armoirebien pratique. » On peut penser que cettereprésentation du retour possible, ce refus derompre avec le passé ont constitué des freins

puissants aux tentatives de reconversion queTamara ne souhaitait pas véritablement.

Ce regard tourné vers le passé et cet espoirlongtemps entretenu de retourner dans le paysont aussi pu conduire à la solitude et à la tris-tesse. C’est le cas d’Alexis L., né en 1910, dontle père était officier et mourut en 1914, qui futintégré assez jeune dans le corps des cadets àVladivostok, avec lequel il fut évacué d’abord àShanghai puis en Serbie, et qui est arrivé enFrance en 1926 1. Embauché d’abord dans uneusine où travaillaient beaucoup d’ancienscadets, avec lesquels il passait ses temps libres,ayant changé plusieurs fois d’usine et d’emploiavec parfois des moments chômés avant dedevenir ingénieur, il se préparait à « aller enRussie combattre pour la monarchie ». Tousses amis et lui-même pensaient que leur voca-tion était de libérer la Russie du bolchevisme etattendaient le retour en Russie avec l’armée. Lareconversion achevée n’était guère envisagea-ble pour lui ; son sens de l’honneur militaire etnoble lui interdisait d’accepter des situationsjugées trop dégradantes et les affronts subis enFrance n’étaient pas toujours supportables.C’est ainsi qu’il raconte qu’on lui avait un jourproposé de distribuer devant un magasin desprospectus publicitaires, ce qu’il acceptapuisqu’il avait alors besoin d’argent et qu’il lefit en uniforme de cadet. Un passant lui donnal’aumône. De honte, il jeta tous les prospectuset s’enfuit. Après la guerre, ses idées sur la Rus-sie ont changé. Au cours de ses lectures, il a eneffet appris les abus et les injustices du régimetsariste et a compris qu’il avait passé sa jeunesseà attendre ce qui ne pouvait se réaliser. Il sesentait malheureux, tout comme ses amis dontplusieurs se sont suicidés. Dans les années1950, il a commencé à visiter la Russie comme

(1) Entretien réalisé à Paris en 2002.

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touriste et y est retourné environ une vingtainede fois. Plutôt content de son poste, Alexis arelativement réussi dans son métier mais n’acependant jamais fortement valorisé l’activitéprofessionnelle ; il n’aimait pas communiqueravec ses collègues français, n’a pas eu d’amisfrançais et se sentait étranger. Solitaire, sansfamille, ayant vécu des humiliations et rencon-tré de nombreuses difficultés, il est resté unancien officier noble russe, déçu de la vie, rési-dant en France.

Les dispositions par rapport au passé et à lacommunauté russe semblent ainsi décisivesdans le cas des aristocrates ayant émigré enFrance. Leur avenir étant lié dans leurs repré-sentations à celui de leur pays, et au passé,Tamara et Alexis n’ont pas tenté de mener àson terme la reconversion de leurs ressourcessymboliques, sociales ou culturelles ; ils ontvécu en France un peu malgré eux. En revan-che, Tatiana et plus encore Maria qui ont eu,très jeunes, l’expérience forte de la mobilité,qui n’ont pas reçu une éducation aristocratiquetraditionnelle, ont tenté de construire l’avenirsur la base du présent vécu en France, ontmobilisé à la fois les relations et les savoirsacquis. L’acceptation de la rupture complèteavec le passé, de l’investissement complet dansl’activité professionnelle présente et l’espritd’indépendance ont sans doute permis à Mariade mener la reconversion à son terme alors quela reconversion de Tatiana, contrariée dans sondésir d’intégration à la société française par lesréactions de certains Français et ne renonçantque tardivement au lien avec le passé, est restéeinachevée.

S’il est possible de tenter de comparer entreelles, d’une part, les trajectoires des anciensnobles ayant survécu en URSS un moment aumoins à la révolution de 1917, à la guerre civile,aux purges et, d’autre part, les trajectoires deceux arrivés en France, souvent au terme d’un

long périple, il est, en l’état actuel de la recher-che, assez difficile de comparer les parcours etles reconversions des uns et des autres. Lesconditions d’insertion n’étaient pas les mêmeset les ressources ou dispositions sur lesquellesils pouvaient s’appuyer étaient assez différen-tes. Cependant, dans les deux cas, on observeque les représentations du temps, du passé etde l’avenir ont été brutalement transformées etque le type d’éducation reçue a beaucoupcompté avec ses éléments favorables à la recon-version – les différents savoirs amateurs – maisaussi d’autres éléments constituant des entra-ves, tels le code de l’honneur, le poids de lamémoire et le rappel incessant du passé, lesconventions de l’éthique et de la religion. Lesreconversions achevées sont rares à la premièregénération où les déclassements sont fréquentset beaucoup plus nombreuses à la deuxièmegénération. En URSS comme en France, lesdiscriminations s’exercent sur les anciensnobles ; elles prennent des formes violentes enURSS avec les purges, les arrestations, les exé-cutions, mais ne sont pas négligeables enFrance où beaucoup se souviennent d’avoirété traités de « sales Russes ». Toutefois, enFrance, plusieurs se font connaître et reconnaî-tre en tant que nobles, bénéficiant d’une con-joncture favorable, au moins au moment de lamode russe, et du prestige d’aristocrates ayantenduré de dures épreuves.

En URSS, la mémoire de la première guerremondiale a été pour une large partie effacée parcelle de la révolution d’Octobre et de la guerrecivile. Vingt ans après l’abolition juridique del’ordre noble en 1917, les anciennes élites avaientdisparu de l’espace public ; l’identité noble avaitcessé d’exister pour des décennies. L’assimila-tion de la noblesse au sein des classes cultivées ya été beaucoup plus rapide qu’ailleurs. Cette

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« disparition » spectaculaire de la noblesserecouvrait des tragédies mais aussi de multiplestentatives pour refaire sa vie dans une nouvellesociété, des expériences quotidiennes banales,un processus lent, souvent pénible, et qui n’apas été sans conséquence sur la société. Nepouvant plus utiliser leur capital symbolique,la ressource la plus généralement mobiliséepar les nobles dans les tentatives de reconver-sion, ces « ci-devant » nobles se sont surtoutappuyés sur leurs compétences et les savoirsculturels. Ils ne se sont pas seulement plus oumoins « adaptés » à la société soviétique, diffé-remment selon leurs représentations du tempset leurs ressources convertibles, mais ont aussipour une part contribué à la formation dumilieu de l’« ancienne intelligentsia », com-posé des descendants des familles cultivéesd’avant la révolution, et qui, dans les années1960, s’autodésignera comme la « vraie intelli-gentsia ». Ainsi, les anciens clivages entrenobles et autres élites d’avant la révolution ontété presque oubliés lors de la transformationpostrévolutionnaire. En France, la mémoire dela première guerre mondiale a été présenteparmi tous les nobles russes. Cependant, lareprésentation du passé de la Russie et le lienimaginaire entre le passé et le présent ont cons-titué une ligne de fracture entre des personneset des familles qui ont choisi des voies d’intégra-tion différentes dans la société française. Enfin,pour beaucoup, l’identité russe est devenue plus

importante que l’identité noble, même si cettedernière a pu être souvent maintenue. Pourtous, la question de la transmission à la généra-tion suivante est devenue lancinante. Il n’étaitplus concevable d’imposer à ses descendantsd’adopter l’ancien mode d’éducation ou de vie.La rupture survenue était trop évidente. Lesnobles en URSS et les anciens nobles venus enFrance ont alors consenti d’importants investis-sements pour l’éducation de leurs enfants, sansrenoncer complètement à leur apprendre lesens de la différence.

Directrice d’études à l’École des hautes études en sciencessociales et chercheur au Centre d’étude des mouvementssociaux, Monique de Saint Martin a notamment publiéL’Espace de la noblesse (Métailié, 1993) ; avec Didier Lancien,Anciennes et Nouvelles Aristocraties, de 1880 à nos jours(Éditions de la MSH, 2007) ; et, parmi ses derniers articles,« Vers une sociologie des aristocrates déclassés » (Cahiersd’histoire, 4 (4), 2000), « Méritocratie ou cooptation ? La forma-tion des élites en France » (Revue internationale d’éducation,39, septembre 2005). ([email protected])

Chercheur au Centre for Independant Social Research età l’Université européenne de Saint-Pétersbourg, SofiaTchouikina effectue de fréquents séjours de recherche àParis, notamment au Centre d’étude des mouvementssociaux (EHESS-CNRS). Elle a publié Dvorjanskaja pamjat’ :byv ie v sovetskom gorode – Leningrad, 1920-30 gody [Lamémoire noble : les anciennes élites dans la ville soviétique –Léningrad dans les années 1920-1930] (EUSPb Press, 2006) etplusieurs articles, parmi lesquels « Le “Grand Compromis” etla mémoire familiale : les ex-nobles russes à l’époque stali-nienne » (Revue d’études comparatives Est-Ouest, 37 (3), 2006).([email protected])

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