Résistance du littéraire et détour du filmique ou la transposition filmique de l'épreuve au...

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54 E-Dil (3) 2014 Meriam AZIZI-ZYSERMAN 1 Résistance Du Texte Littéraire Et Détour Du Filmique Ou La Transposition Filmique De L’Epreuve Au Discours Yazının bilimsel içeriğinden yazarı sorumludur. Bu çalışma referans gösterilmeden kullanılamaz. Referans için aşağıdaki adresi kullanabilirsiniz: Azizi-Zyserman, M. (2014). Résistance Du Texte Littéraire Et Détour Du Filmique Ou La Transposition Filmique De L’Epreuve Au Discours. E-Dil Dergisi, Sayı 3, 54-64. www.e-dil.net [email protected] 1 Université de Lorraine, doctorante au CREM, Centre de Recherche sur les Médiations, France. E- mail : [email protected]

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E-Dil (3) 2014

Meriam AZIZI-ZYSERMAN 1

Résistance Du Texte Littéraire Et Détour

Du Filmique Ou La Transposition Filmique

De L’Epreuve Au Discours

Yazının bilimsel içeriğinden yazarı sorumludur.

Bu çalışma referans gösterilmeden kullanılamaz. Referans için aşağıdaki adresi

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Azizi-Zyserman, M. (2014). Résistance Du Texte Littéraire Et Détour Du

Filmique Ou La Transposition Filmique De L’Epreuve Au

Discours. E-Dil Dergisi, Sayı 3, 54-64.

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Résistance Du Texte Littéraire Et Détour Du Filmique Ou La

Transposition Filmique De L’Epreuve Au Discours

Meriam Azizi-Zyserman*

Résumé

Dans le cadre de ce colloque, nous proposons une réflexion sur deux phénomènes liés l’un à

l’autre et qui nous semblent consécutifs à la confrontation du langage littéraire au langage

cinématographique à l’étape de la scénarisation du roman et vérifiables au cours de l’interprétation des

films issus comme notre cas ici de la fresque proustienne. Il s’agit de ces deux concepts : la résistance

du littéraire et le détour du filmique. Certes, nous inscrivons cette réflexion dans le champ de la théorie

de l’adaptation mais plus en tant que discours filmique sur un discours littéraire que pratique

intertextuelle.

Mots clés : adaptation filmique, intersémiocité, énonciation, modalités, discours, langage

The literay text resistance and filmic detour or filmic transpose from ordeal to discourse

Abstract

At the occasion of this conference, we propose to study two linked phenomenons which are

consecutives at literary and cinematographic languages comparison’s during screenplay writing’s.

These phenomenons can be verified by filmic analyse. It’s about two concepts: literary resistance and

filmic detour. This study is in line with theory adaptation filed’s where adaptation, more than an

intertextual practice, is a filmic discourse.

Keywords : filmic adaptation, intersemiotics, enuntiation, modalit, discourse, language

* Université de Lorraine, doctorante au CREM, Centre de Recherche sur les Médiations, France. E- mail :

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Introduction

Les diverses critiques qui se sont penchées jusqu’à présent sur la question de

l’adaptation, relèvent ou des études cinématographiques ou des études littéraires sans que les

spécialistes des sciences du langage s’en soucient vraiment. Déplacer cette question pour la

considérer sous la problématique du genre, au cours d’une transposition intersémiotique, nous

permet de vérifier la pertinence de ces deux notions de la résistance et du détour. Mais tout

d’abord qu’entendons-nous par résistance et par détour et dans quel genre d’énoncé filmique

peut-on observer leur(s)occurrence(s) et dans quel sens ces deux notions interrogent les

frontières entre le genre littéraire et le genre filmique?

Corpus d'étude et méthodologie

L’étude des rapports intersémiotiques entre le texte littéraire et l’image audiovisuelle

impose un corpus double. La méthodologie se traduit par un aller-retour entre sémiotique du

texte littéraire et sémiologie de l’image.

Définition

Nous parlons de résistance du texte littéraire à l’image filmique dans le cas où, quand

bien même le second énonciateur autrement dit le réalisateur ou monstrateur comme le

qualifie André Gaudreault2, affiche un choix esthétique propre à lui et adopte des modalités

d’énonciation différentes du premier narrateur, le récepteur/spectateur retrouve, énoncés sans

aucune altération des modalités de l’énonciation, quelques passages du texte littéraire ou

marques de sa présence. La résistance du littéraire n’est pas la manifestation pas l’absence

d’un ou de plusieurs parties de l’hypotexte dans l’hypertexte mais bien l’incapacité de

l’énonciateur filmique de trouver au signifié littéraire un signifiant iconique et la contrainte de

conserver le signifiant tel qu’il est dans le texte littéraire. Dans ce sens, le mot détour filmique

se conçoit comme une stratégie discursive mise en place pour contourner cette résistance du

littéraire qui marque les frontières du genre.

2 A, Gaudreault, 1999, Du littéraire au filmique : système du récit. Le concept de monstration est introduit dans

la théorie filmique pour la démarquer de la narration. Sébastien Févry dans La mise en abyme filmique :

essai de typologie, Editions du CEFAL, 2000, p.21, la définit ainsi « Au cinéma la monstration a lieu durant le

tournage, lorsque les comédiens sont saisis en acte par la caméra. Elle ne dépasse jamais la durée d’un plan.

La narration, quant à elle, naît du montage, de la mise en relation des plans entre eux et est, de ce fait,

pluriponctuelle.»

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Dans les adaptations filmiques dites classiques, l’énoncé littéraire est pris en charge tel

qu’il est dans l’hypotexte par une voix off, s’il s’agit d’un fragment narratif descriptif, ou par

le dialogue s’il s’agit d’une scène ou d’une action. Dans ce type d’adaptation où l’on ne

cherche pas à réinventer le texte littéraire, on ne remarque ni une résistance du littéraire ni un

détour du filmique puisque l’adaptation classique qui est aussi un genre d’adaptation est un

choix narratif. C’est bien le cas d’Un amour de Swann, adaptation filmique du volume

éponyme de la Recherche3 par Volker Schlöndorff à propos duquel, Marie Miguet écrit dans

son article Un film mal aimé : Un amour de Swann de Volker Schlöndorff, « il aurait fallu

disaient (les critiques) que le film eût le courage de s’écarter davantage de la lettre du roman

proustien pour en respecter l’esprit. V. Sch serait resté trop prisonnier d’un langage littéraire et

n’aurait pas su inventer une écriture cinématographique4»

1. Résistance littéraire et détour filmique : modalités ou paradigmes énonciatifs?

Pour éprouver l’opérabilité de nos deux concepts, nous nous appuyons sur des exemples

tirés, tour à tour, du temps retrouvé de Raoul Ruiz et de La captive de Chantal Akerman, les

deux autres uniques adaptations filmiques du texte proustien, si l’on écarte le téléfilm A la

recherche du temps perdu de Nina Companeez qui n’a pas le même support de diffusion que

les précédents. Précisons-le d’emblée : si le film de R. Ruiz repose dans son énonciation sur

une dialectique de la résistance du littéraire et du détour du filmique, celui d’Akerman fonde

sa genèse exclusivement sur le détour du filmique dans le sens où à l’opposé de Ruiz, l’écart

du littéraire n’est pas un moyen d’échapper à la résistance du genre romanesque mais un

choix préétabli. D’ailleurs, la preuve du recours au détour par le filmique dans La captive

c’est cette exhortation formulée ainsi par le co-scénariste Eric de Kuyper : « Chantal a oublié

Proust dans sa lecture première. Moi aussi. On a décidé : il y aura Proust, à la base du film.

Puis on s’est hâté de dire : oublions Proust. Et pensons au film. C’était facile car il y avait

suffisamment de Proust en elle, suffisamment de Proust en moi pour pouvoir l’oublier.5»

La possibilité d’une dialectique au sein d’un même film peut s’expliquer par le fait que le

cinéma est un genre englobant. Autrement dit, un genre protéiforme qui peut se servir de tous

les langages artistiques y compris le langage littéraire pour signifier. A partir de ce postulat,

nous pouvons avancer que si ces deux adaptations sont un discours sur le discours c’est parce

3 Marcel, Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Collection Quarto, Gallimard, 1999.

4 Marie, Miguet, « Un film mal aimé : Un amour de Swann de Volker Schlöndorff » Bulletin Marcel Proust, 35,

1985, pp.350.

5 Eric de Kuyper « Oublier Proust » Trafic n°35, 2000, p.15.

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que premièrement, les réalisateurs pour les produire ont dû chacun emprunter le détour

filmique par rapport au genre littéraire et que, deuxièmement, cette opération de détour puise

la forme filmique du signifiant linguistique et du référent littéraire dans une esthétique bien

déterminée. Aussi, l’image ruizienne est-elle rattachée par les critiques, tantôt au baroque

cinématographique, tantôt au surréalisme voire au fantastique. Quant à l’image akermanienne

dans La captive, si jusqu’à présent aucune critique ne s’est prononcée sur l’esthétique dont

elle peut relever, nous pouvons prendre ici le risque de la qualifier d’image hyper-réelle dans

ce sens qu’on emprunte aux auteurs Laurence Graillot et Olivier Badot, je cite :

«L’hyperréalité représente une réalité, différente de la réalité objective-matérielle-perceptible,

qui conduit à ne plus pouvoir faire la différence entre le « vrai » et le « faux ». Cette réalité

différente est générée par un processus, celui de stimulation, qui remplace le réel par ses

signes, par sa (re)construction.6».

Inutile de rappeler que les lois de la communication étant des contraintes, chaque choix

est donc stratégique par le fait qu’il écarte d’autres choix possibles. Le choix esthétique est un

point de vue donc l’assise du discours. Dans cette perspective, dialectique de la résistance et

du détour dans le cas du temps retrouvé ou le détour pour ce qui concerne La captive, comme

modalité d’énonciation, participent à l’élaboration d’un discours filmique et déterminent le

genre cinématographique bien que ni le film de Ruiz ni celui d’Akerman n’appartiennent à la

nomenclature des genres cinématographiques reconnue par les théoriciens du cinéma. Michael

Goddard chercheur à l’université de Salford vient de publier The cinéma of Raoul Ruiz.

Impossible cartographies, un ouvrage dédié au cinéma de Raoul Ruiz édité par Columbia

University Press, écrit «It does so by treating Ruiz's work – with its surrealist, magic realist,

popular cultural, and neo-Baroque sources – as a type of 'impossible' cinematic cartography,

mapping real, imaginary, and virtual spaces, and crossing between different cultural contexts,

aesthetic strategies, and technical media. It argues that across the different phases of Ruiz's

work identified, there are key continuities such as the invention of singular cinematic images

and the interrogation of their possible and impossible combinations.7»

6 Laurence Graillot et Olivier Badot, « Marketing hyperréel » ou « marketing méditerranéen » Tentative

d’éclaircissement à partir du cas de l’enseigne L’Occitane, 11ème journées de Recherche en Marketing de

Bourgogne, Université de Bourgogne, Dijon, 9 et 10 novembre 2006.

7 Richard Bégin, Baroque cinématographique. Essais sur le cinéma de Raoul Ruiz, Les presses universitaires de

Vincennes, 2009. « Traiter le travail de Ruiz - avec le surréalisme, le réalisme magique, la culture populaire et le

néo-baroque comme sources – c’est traiter un type de cartographie cinématographique 'impossible', dressant la

carte d'espaces réels, imaginaires et virtuels en traversant des contextes culturels différents, des stratégies

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2. Marqueurs de la Résistance littéraire et du détour filmique

Plusieurs séquences dans le temps retrouvé film sont représentatives de ces deux

paradigmes d’énonciation filmique. Paradigme, dans le sens où résistance et détour

constituent deux systèmes sémiotiques participant de la genèse des films en question et plus

précisément d’une nouvelle représentation des romans correspondants. Commençons par

l’analyse des séquences où l’on note des marqueurs de la résistance littéraire au filmique.

2.1. Traces de résistance

Dans le long plan séquence qui s’étend de 00 :12 :14 à 00 :14 :06, nous percevons

auditivement un énoncé narratif qui représente le segment de résistance. Emis par le procédé

de la voix off, l’énoncé sous forme de récit est un fragment transféré du texte littéraire à

l’image. Cependant, par économie temporelle, caractéristique du langage cinématographique,

l’insertion de ce passage s’accompagne de quelques élisions que nous barrons dans la version

initiale : « Toute la journée, dans cette demeure un peu trop campagne qui n’avait l’air que

d’un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l’averse, une de ces demeures où

chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres, les roses du

jardin dans l’une , les oiseaux des arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent

campagnie-isolés du moins- car c’étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez

séparée pour qu’on eût pu si elle avait été vivante, la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage

et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d’aujourd’hui où sur un

fond d’argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais pour

halluciner les heures que vous passez au lit ;toute la journée je la passais dans ma chambre qui

donnait sur les belles verdures du par cet les lilas de l’entrée, les feuilles vertes des grands

arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil et la forêt de Méséglise ….je reconnus, peint lui

au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de

Combray.8»

Nous remarquons la suppression de l’apposition au nom « demeure » laquelle

apposition est enrichie d’une relative et la suppression de deux phrases coordonnées par

« car » la deuxième enrichies de deux relatives dont les sujets sont successivement « chaque

rose » et « chaque oiseau ». En dépit du plan qui précède où l’image annonce en quelque sorte

esthétiques et des médias techniques. C’est soutenir l’idée qu'à travers les différentes phases du travail de Ruiz, il

y a des continuités clés comme l'invention d'images cinématographiques singulières et l'interrogation de leurs

combinaisons possibles et impossibles.»

8 Marcel, Proust, ibid., p.2131.

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le récit en voix off, le narrateur monstrateur n’a pas trouvé une forme filmique qui pourrait

être interprétée comme l’équivalent visuel du contenu narratif du récit. Le personnage de

Marcel alité, tourné vers une porte qui laisse entrer une lumière intense et entrevoir un ciel

bleu est une image qui contient les éléments d’une mise en scène qui nous prépare à l’évasion

à l’extérieur de la chambre mais aussi dans le passé. Une forme filmique serait l’actualisation

du souvenir par un flash back visuel où seule l’image narre.

Mais en quoi il nous est utile de souligner l’existence de cette suppression qui

représente une forme de digression? La réponse à cette question est tributaire de l’analyse de

la fonction de l’image qui accompagne la narration verbale. Précisons tout d’abord que cette

image est composée de deux catégories de signes : le signe visuel que forment les objets que

l’on voit dans l’espace filmique et le signe spatio-temporel que représente le mouvement du

travelling. Pour le spectateur/lecteur de Proust, il s’agit d’une image illustrative donc

redondante puisqu’il va reconnaître dans les signes visuels « rose », « oiseau » et « cage », les

signes textuels supprimés de l’énoncé verbal. Cette conversion qui se manifeste sous forme

d’apparition hallucinée -des motifs de roses sur le papier peint s’animent et disparaissent

laissant la place à des oiseaux ensuite à des cages- peut être interprétée comme une figure de

détour par le filmique puisqu’elle rappelle l’esthétique fantastique du programme énonciatif

ruizien. Mais la présence du prédicat « halluciner » dans le syntagme « pour halluciner les

heures que vous passez au lit», nous amène à dire qu’il s’agit d’une forme de résistance du

littéraire. L’image hallucinée sur le mur est au final la traduction visuelle de cette proposition

supprimée «où sur la tenture des chambres (…) chaque rose était assez séparée pour qu’on eût

pu si elle avait été vivante, la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l’apprivoiser»

2.2. Marqueurs de détour

Le transfert implique la modification des modalités de l’énoncé et de l’effet de sens que

produit ce dernier sur le destinataire. Au cinéma, une image représente peut constituer à elle

seule un énoncé. Les marqueurs de détour désignent des images où le réalisateur traduit un

thème, un passage entier du texte littéraire en formes filmiques propres à son imaginaire

cinématographique. Dans le temps retrouvé on relève plusieurs images qui représentent le

détour par le filmique. Dès l’ouverture du film, Ruiz annonce son esthétique basée sur une

image conceptuelle et mentale. Ceci nous fait penser à ce que Bakhtine a écrit concernant la

notion du choix dans une production verbale mais peut-être pourrions-nous l’appliquer à la

production filmique. Je cite « Lorsque nous choisissons un type donné de proposition, nous ne

choisissons pas seulement une proposition donnée, en fonction de ce que nous voulons

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exprimer à l’aide de cette proposition, nous sélectionnons un type de proposition en fonction

du tout de l’énoncé fini qui se présente à notre imagination verbale et qui détermine notre

opinion. L’idée que nous avons de la forme de notre énoncé, c’est-à-dire d’un genre précis du

discours, nous guide dans notre processus discursif9.»

L’image fixe10 d’une rivière en plan rapproché accompagnant sur la durée du générique

est métaphore visuelle du temps. Elle fonctionne comme un signe temporel visuel. Le contenu

énonciatif pourrait équivaloir des paragraphes du roman où le narrateur s’abandonne à de

longues réflexions philosophiques sur le passage du temps. Le recours à la métaphore visuelle

est un marqueur énonciatif du genre filmique ici le cinéma conceptuel.

Par ailleurs, il existe plusieurs plans où Ruiz utilise une autre forme de détour qui se

caractérise par le recours à la superposition temporelle dans la construction de la mise en

scène. Ce type de plan est produit par la technique de la profondeur de champ que nous

pouvons voir dans les photogrammes ci-dessous :

Ce type de plan constitue une représentation d’une image-souvenir ou une image

mentale qui jaillit de la mémoire du personnage-narrateur Marcel. La présence simultanée du

personnage de Marcel petit en arrière plan et Marcel adulte en premier plan est une

imagination ruizienne de l’activité mémorielle du personnage.

Dans d’autres plans, on assiste à la même disposition spatiale des corps mais avec deux

modifications : La première est l’inversement dans la représentation du temps. Autrement dit,

9 Bakhtine. M, Esthétique de la création verbale, 1984, p. 288.

10 Visionner de 0 :0 :27 à 0 :1 :39

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Marcel petit qui représente le passé se tient au premier plan et Marcel adulte en arrière plan

symbolise le présent. La deuxième modification est le mode du filmage : Marcel adulte est

filmé non pas directement par l’objectif de la caméra mais dans le miroir qui reflète l’image

du corps. Celui-ci est aussi montré par métonymie à travers l’ombre du personnage. Si dans

l’autre configuration les deux temps sont superposés en étant distants, dans ce plan passé et

présent se croisent. Dans le texte littéraire, on retrouve des paragraphes décrivant cet état du

moi uni. Ruiz, par cette mise en scène mentale du temps, prouve que le langage

cinématographique peut s’écarter du texte tout en gardant son sens.

Dans La captive de Chantal Akerman, toutes les composantes de l’image et le film dans

son intégralité sont significatifs du détour par le filmique. En effet, si dans Le temps retrouvé,

le décor, les costumes, le mode du parler ont une seule référence temporelle, ce temps

physique que l’auteur-narrateur a vécu entre fin 19ème siècle début 20ème siècle, dans la

captive, l’idée d’une esthétique hyperréelle qui régit l’énonciation filmique s’explique

par d’une part, l’ambiance générale donnant l’impression d’avoir projeté l’intrigue de la

Prisonnière de Proust dans les années 50. Notons que pour mettre en scène la problématique

du dispositif amoureux dont jalousie et morosité sont les conséquences, la réalisatrice s’est

inspirée de l’univers hitchcockien. La voiture de Simon qui espionne Ariane dans

l’interminable poursuite qui ouvre le film possède les mêmes caractéristiques des voitures de

cette époque.

D’autre part, le fait qu’à voir le film, il est difficile de trancher sur la référence

temporelle. En effet, quelques indices montrent une volonté d’embrouiller le spectateur, de le

déranger dans son confort en introduisant dans le cadre temporel des années 50, des signes

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iconiques et verbaux qui renvoient à d’autres époques. Les signes iconiques marqueurs de ce

détour sont par exemple, le téléphone sans fil qu’utilise Simon11. La manière de parler des

personnages sur le plan de l’intonation et du débit constitue également un indice du détour. En

effet, les caractéristiques de locution sont similaires à ceux qui distinguent le cinéma de la

nouvelle vague nous renvoyant ainsi à la mode du parler des années soixantes. Aussi les

dialogues sont-ils caractérisés par la récurrence et à la répétition de phrases laconiques et de

comme « oui je sais ». Nous pouvons observer cette forme verbale de détour vers la fin du

film où à la question de Simon « Peux-tu me jurer que tu ne m’as jamais menti ?» Ariane

répond «Oui. C’est-à-dire non »12.

Conclusion

En conclusion, on retiendra deux choses : la première est que la résistance du texte

littéraire démontre les limites du genre cinématographique, étant donnée que l’énonciation

filmique n’est pas capable de tout traduire audio-visuellement ; tandis que le détour par

l’énonciation filmique nous fait oublier le signifiant linguistique pour mieux traduire le

signifié. Cette opération est subjective car elle fait appel au substrat culturel de chaque

énonciateur filmique. Ce substrat culturel belge chez Akerman, chilien amérindien chez Ruiz

additionné à la culture personnelle, acquise par la personne, rentre dans les conditions de

production, trait définitionnel de la notion du discours avec le texte. Il nous semble que le

bénéfice tiré de ce substrat est plus visible dans l’espace de l’image que dans l’espace du

texte. Ce bénéfice c’est la possibilité du détour par le filmique qui puise son expression dans

cette marge de liberté où l’imaginaire de chaque réalisateur peut s’exprimer. De ce fait, le

cinéma en tant que genre discursif est hétérogène.

Bien que l’écriture chez Proust soit qualifiée par les critiques littéraires de moderne et

bien qu’elle appartienne au genre romanesque, l’imagination du narrateur est limitée par les

contraintes graphiques et spatiales. Pour cette raison, c’est le genre cinématographique

contrairement au genre littéraire qui nous rappelle le plus ce que Jean Michel Adam affirme

en écrivant « Les genres possèdent certes un noyau normatif relativement stable et

contraignant pour l’énonciateur, mais néanmoins plus souple, plus plastique que les formes de

la langue.13»

11 Ch. Akerman a remplacé le nom Marcel par Simon et Albertine par Ariane

13 Jean-Michel Adam, «Genres, textes, discours : pour une reconception linguistique du concept de genre »

Revue belge de philologie et d’histoire, volume 75, n°75-3, 1997, p. 664.

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Bibliographie

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d’éclaircissement à partir du cas de l’enseigne L’Occitane, 11ème journées de Recherche en

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Schlöndorff » Bulletin Marcel Proust, Société des amis de Marcel Proust, 350-362.