La méthode comparative : son utilité, ses limites

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129 LA MÉTHODE COMPARATIVE : SON UTILITÉ, SES LIMITES 1 U NE DES ÉTUDES DESCRIPTIVES et classificatoires les plus riches sur la comparaison de deux langues est indéniablement la Stylistique comparée du français et de l’anglais de Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet publiée en 1958. Cet ouvrage est, dans une large mesure, l’application des catégories de la stylistique interne, notamment celle de Charles Bally, et des procédés de la rhétorique classique à une confrontation méthodique et originale de l’anglais et du français. Cette stylistique externe s’articule sur trois plans : le lexique, l’agencement (morphologie et syntaxe) et le message entendu au sens d’ensemble des significations d’un énoncé. Les auteurs récla- ment l’inscription de cette discipline descriptive dans le cadre de la linguistique appliquée. Aux yeux des auteurs, la méthode comparative trouve une triple application : a) la traduction scolaire (pour vérifier la compréhension); b) la traduction professionnelle (pour faire comprendre) et c) la recher- che linguistique (pour observer) (Vinay et Darbelnet 1958 : 24). Aux étudiants d’une langue étrangère, le rapprochement de deux systèmes linguistiques est un moyen d’acquisition de connaissances linguistiques et de vérification de l’exactitude des connaissances acquises. Appli- quée par les futurs traducteurs professionnels, la méthode est censée leur apprendre les techniques régissant le passage d’une langue à une autre et leur faciliter l’analyse du texte à traduire et le repérage des difficultés à surmonter. Enfin, la confrontation de deux langues se révèle un moyen d’investigation, un instrument de recherche, permet- tant d’«observer le fonctionnement d’une langue par rapport à une autre» et «d’éclairer certains phénomènes qui, sans elle, resteraient ignorés» (ibid. : 25). Un certain nombre de commentaires s’imposent en ce qui concerne l’application de la méthode comparative en ensei- gnement de la traduction professionnelle.

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Chapitre 4

LA MÉTHODE COMPARATIVE :SON UTILITÉ, SES LIMITES1

UNE DES ÉTUDES DESCRIPTIVES et classificatoires les plus richessur la comparaison de deux langues est indéniablement laStylistique comparée du français et de l’anglais de Jean-Paul

Vinay et Jean Darbelnet publiée en 1958. Cet ouvrage est, dans unelarge mesure, l’application des catégories de la stylistique interne,notamment celle de Charles Bally, et des procédés de la rhétoriqueclassique à une confrontation méthodique et originale de l’anglais etdu français. Cette stylistique externe s’articule sur trois plans : lelexique, l’agencement (morphologie et syntaxe) et le message entenduau sens d’ensemble des significations d’un énoncé. Les auteurs récla-ment l’inscription de cette discipline descriptive dans le cadre de lalinguistique appliquée.

Aux yeux des auteurs, la méthode comparative trouve une tripleapplication : a) la traduction scolaire (pour vérifier la compréhension);b) la traduction professionnelle (pour faire comprendre) et c) la recher-che linguistique (pour observer) (Vinay et Darbelnet 1958 : 24). Auxétudiants d’une langue étrangère, le rapprochement de deux systèmeslinguistiques est un moyen d’acquisition de connaissances linguistiqueset de vérification de l’exactitude des connaissances acquises. Appli-quée par les futurs traducteurs professionnels, la méthode est censéeleur apprendre les techniques régissant le passage d’une langue à uneautre et leur faciliter l’analyse du texte à traduire et le repérage desdifficultés à surmonter. Enfin, la confrontation de deux langues serévèle un moyen d’investigation, un instrument de recherche, permet-tant d’«observer le fonctionnement d’une langue par rapport à uneautre» et «d’éclairer certains phénomènes qui, sans elle, resteraientignorés» (ibid. : 25). Un certain nombre de commentaires s’imposenten ce qui concerne l’application de la méthode comparative en ensei-gnement de la traduction professionnelle.

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Les catégories de la Stylistique comparée

Les comparatistes puisent à deux sources les équivalences qu’ilsanalysent, décrivent et cataloguent : a) la langue elle-même en tant quesystème de signes reliés les uns aux autres (sens saussurien); et b) lestextes traduits dont les éléments extraits sont généralement traités horsde leur contexte. Les correspondances2 de mots ou de phrases isoléeset les équivalences de messages servent donc indifféremment à l’éta-blissement des catégories taxinomiques de la Stylistique comparée.Citons, à titre de rappel, quelques-unes de ces catégories pour chacundes trois plans étudiés :

Plan du lexique : la particularisation et la généralisation (ex. :bus = autobus et car); les faux amis (ex. : actuel / actual); le sensintellectuel et le sens affectif (ex. : belligérant = belligerent; belliqueux= warlike); la modulation lexicale (ex. : moyen et résultat : firewood =bois de chauffage).

Plan de l’agencement : les genres de transposition (ex. : adverbe/ verbe : He will soon be back = Il ne tardera pas à rentrer); le chassé-croisé (ex. : blown away = emporté par le vent); les catégories (ex. :mots pluriels traduits par un singulier : the stairs = l’escalier; ou l’in-verse : beauty care = soins de beauté); l’expression du temps desverbes; la voix et les aspects des verbes; les groupes syntaxiques paropposition aux composés (ex. : la cellule d’un moine / une cellule demoine).

Plan du message : les notions de gains et de pertes; les faux amisde structure (ex. : a man of the people et «un homme du peuple»); ladilution (ex. : un bilan = a balance sheet) et son contraire, la concen-tration (ex. : le tir à l’arc = archery); l’économie lexicale (ex. : inédit =previously unpublished); les tours de présentation (ex. : some peoplethink = il y a des gens qui pensent que); la mise en relief (ex. : par ré-pétition : Yes, indeed = Oui, oui); les différents genres de modulations(ex. : une partie pour une autre : He cleared his throat = Il s’éclaircitla voix; le contraire négativé : He made it plain = Il ne cache pas que).

Les très nombreuses catégories descriptives de la Stylistiquecomparée ont été établies à partir de mots, de syntagmes ou d’énoncésconfrontés. Mais de toutes les correspondances ou les équivalencespossibles, les comparatistes n’en retiennent qu’une seule. Ainsi, fromcover to cover rendu par «de la première à la dernière page» est citécomme exemple de modulation lexicale caractérisée par un change-ment de comparaison (ibid. : 90). Cette observation est exacte maiselle vaut uniquement pour cette correspondance; dans le corps d’un

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texte, d’autres solutions fonctionnelles toutes aussi valables du pointde vue de la traduction peuvent rendre la même idée : «Il a lu le livredu début à la fin»; «Il a lu le livre en entier»; «Il a lu tout le livre»; «Ila lu le livre au complet»; «Il a lu livre de A à Z». Hors contexte cettephrase ne diffère pas de He has read the book through. Des motifs trèsdivers peuvent amener le traducteur à recourir à l’une ou l’autre de cessolutions : répétition à éviter, effet stylistique à rendre, perte à com-penser, etc. En outre, cet énoncé pourrait même avoir un tout autresens que celui qu’on peut imaginer dans le système de la languecomme c’est le cas de smooth traduit pas «hydrodynamique» dansl’énoncé suivant décrivant un sous-marin nommé EEL (anguille) :«The EEL’s surface is perfectly smooth with the forward divingplanes, rear rudder, radio and sonar bubbles as the only protrusions.= On a donné au EEL une forme parfaitement hydrodynamique :seuls les ailerons avant de plongée, le gouvernail et les dômes logeantla radio et le sonar font saillie.»

Les catégories de la Stylistique comparée sont forcément tribu-taires des correspondances ou équivalences choisies, d’où leur carac-tère très relatif. Il ne saurait d’ailleurs en être autrement puisque lesauteurs étudient généralement les «signes séparés des messages», invo-quant «des raisons pratiques et pédagogiques» (ibid. : 29) pour justi-fier leur démarche. Ce parti-pris méthodologique, tout à fait légitimed’un point de vue linguistique, a cependant pour effet, si l’on se placedu point de vue de la démarche cognitive du traducteur, d’accorderune importance disproportionnée à la face formelle et contingente dessignes linguistiques au détriment du sens dont ils sont porteurs.L’analyse de la langue que pratiquent les comparatistes est d’un autreordre et reste en deçà de l’analyse du discours à laquelle procède letraducteur. C’est indirectement qu’elle y conduit. Et on ne saurait êtred’accord avec les auteurs lorsqu’ils écrivent que «la traduction estavant tout une discipline comparée» (ibid. : 25). Vous verrons pour-quoi plus loin. Il faut reconnaître, cependant, en toute honnêteté, queles auteurs sont conscients de l’importance de la situation. Certainesaffirmations nous le prouvent : «Il y a des cas où la traduction neressort ni de la structure, ni du contexte, mais où le sens global etultime n’est perceptible que pour celui qui connaît la situation» (ibid. :173). Un peu plus loin on peut lire : «La situation étant le supportconceptuel du message, il faut donc la connaître pour pouvoir déchif-frer ce dernier sans risque d’erreur [...]. C’est le cas, par exemple, decertains avis ou affiches, qui ne sont pas suivis de commentaires expli-catifs» (ibid.). Et deux pages plus loin : «L’étude des situations est [...]

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essentielle en stylistique comparée, puisqu’elle seule permet de déci-der, en dernier ressort, de la signification d’un message» (ibid. : 175).Ces affirmations justes sont en accord avec la théorie interprétative dela traduction. Mais les auteurs, cantonnés dans une approche delinguistique appliquée n’abordent pas généralement les problèmes detraduction sur le plan du discours entendu au sens d’ensemble d’énon-cés considérés sous le rapport de leur organisation narrative et argu-mentative. Ils ne conçoivent pas le texte comme un dispositif qui re-présente de façon dynamique l’interaction entre l’auteur et le des-tinataire ainsi que la finalité et les circonstances de cette interaction.

Les «procédés» de traduction

Parmi les catégories les plus célèbres de la méthode comparative figu-rent en bonne place les sept procédés techniques de traduction :emprunt, calque, traduction littérale, transposition, modulation, équi-valence, adaptation. Mais s’agit-il vraiment de «procédés»? Contri-buent-ils à la reconnaissance des équivalences de traduction? Unprocédé, selon la définition du Nouveau Petit Robert (2000) est une«méthode employée pour parvenir à un certain résultat». C’est unmode d’exécution, une marche à suivre pour accomplir une activité.Or, les sept «procédés» en question sont en réalité des étiquettesservant à classer des résultats. Ils rendent compte des transformationsstructurales (ou absence de transformation3) résultant du processusinterprétatif de la traduction. Croire qu’ils concourent à l’établissementdes équivalences contextuelles équivaut à assimiler un résultat à unmoyen. Le terme «procédé» est donc impropre et trompeur : le do-maine de la stylistique comparée n’est pas le processus de l’établisse-ment des équivalences, mais la description des particularités rattachéesaux paires d’équivalences mises en parallèle.

Le traducteur disposant d’une certaine latitude dans le choix desmoyens linguistiques pour réexprimer un message, liberté relative etcréatrice qu’aucun comparatiste ne conteste, les solutions uniques sontrares, exceptions faites des équivalences «obligées» consacrées parl’usage, celles auxquelles s’intéressent les auteurs. Le contexte a poureffet de décupler les moyens linguistiques dont dispose le traducteurpour réexprimer en langue d’arrivée le sens du texte original. C’est unpostulat de la traductologie. Par conséquent, à un même énoncé enlangue de départ peuvent correspondre, en pratique, plusieurs formu-lations en langue d’arrivée donnant lieu à plus d’un «procédé». Unmême texte traduit par plusieurs traducteurs sera rendu différemment

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par chacun d’eux. Du fait qu’ils sont imprévisibles, les présumés «pro-cédés» sont sans valeur opératoire au moment du transfert sémantique.Ne facilitant ni l’analyse d’un message ni sa restitution, ils ne peuventpas avoir valeur de règles pratiques de traduction.

Ainsi, on convient facilement que grown wearisome from constantrepetition traduit par «qui finit par lasser à force d’être répété» (ibid. :97) aboutit à une triple transposition : adjectif/verbe (wearisome =lasser), adjectif/locution adverbiale (constant = à force de) etnom/verbe (repetition = être répété). Toutefois, cette constatationn’est d’aucune utilité pratique pour le traducteur qui doit traduire enfrançais «grown wearisome from constant répétition». Lorsqu’ilcherche la formulation française de ce segment de texte, il ne sedemande pas : «Vais-je procéder ici à une triple transposition adjectifY verbe, adjectif Y locution adverbiale, nom Y verbe?» Quel intérêtaurait-il à savoir a priori qu’un adjectif de l’énoncé original deviendradans son texte d’arrivée une locution adverbiale, qu’un autre se chan-gera en une locution adverbiale et que le substantif se réincarnera enverbe? Rien ne lui indiquerait de quels verbes ou de quelle locutionadverbiale il s’agit. Disposant des contenants, il lui manquerait encoreles contenus. Personne ne réfléchit par catégories grammaticales. Latransposition, qui est en fait une «recatégorisation» (changement decatégorie grammaticale) n’est pas un «procédé» de traduction au senspropre du terme. Cette forme d’analyse linguistique pratiquée a poste-riori par les comparatistes, analyse qui n’est pas sans intérêt parailleurs, est tout à fait étrangère au processus cognitif de la traduction.«La plupart des représentants de cette conception analysent la traduc-tion seulement en tant que résultat donné, c’est-à-dire d’une manièrenormative bien qu’ils affirment en principe que c’est un processuslinguistique» (Ljudskanov 1969, I : 44; souligné dans le texte).

Force est donc de reconnaître que les catégories de la Stylistiquecomparée (et tout particulièrement les présumés «procédés» de tra-duction) se révèlent inopérantes non seulement au moment del’interprétation et de la réexpression d’un message, mais aussi au stadede la justification de l’équivalence actualisée. Le fait d’établir aprèscoup que l’énoncé traduit a abouti à un «transfert», à une «modu-lation» ou à une «adaptation» n’offre aucune garantie de son exacti-tude par rapport au sens ou de sa pertinence par rapport à l’ensembledu texte, à sa fonction, à ses destinataires. En conséquence, on ne peutpas reconnaître à ces catégories une valeur d’algorithmes de traduc-tion. Si c’était le cas, il suffirait, pour justifier une équivalence, d’appli-quer l’algorithme pertinent, comme en grammaire on vérifie l’accord

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des participes passés en appliquant les règles pertinentes. Seule l’in-terprétation de la signification pertinente des mots permet de comblerl’écart entre la langue et le discours.

Pour comparer, il faut avoir deux points de comparaison. Lescomparatistes en ont deux, le mot ou l’énoncé original et un corres-pondant en langue d’arrivée. Le traducteur, lui, ne dispose que d’unseul élément actualisé, le texte de départ composé d’une série d’énon-cés successifs interdépendants. Comment pourrait-il mettre en parallèleun énoncé déjà figé dans une forme linguistique et une équivalence nonencore actualisée dans une autre langue? Sa tâche consiste précisémentà concrétiser cette équivalence. Il trouve en quelque sorte le deuxièmepoint de comparaison grâce auquel la démarche comparative devientpossible. Les comparatistes court-circuitent le processus interprétatifde la traduction et c’est pourquoi on ne peut pas hisser leurs catégoriesau rang de règles ou de procédés de traduction. C’est aussi l’avis dulinguiste Maurice Pergnier qui écrit : «La linguistique contrastive(qu’elle apparaisse sous ce nom ou sous ceux de "grammaire compa-rée", "stylistique comparée", etc.) tend à s’ériger abusivement enscience de la traduction, dont elle n’est en fait que le produit»(Pergnier 1973 : 29).

Les critiques formulées ci-dessus ne s’appliquent pas à l’apport dela stylistique comparée à la science du langage. Tant que la traductiondemeure un fait de langue, les auteurs ont raison. Exacte lorsqu’elles’applique à des formes et locutions figées dans la compétence dechacun des groupes linguistiques, la méthode comparative n’est plusapplicable que dans son principe en présence de faits de discours. Pourenglober les faits de discours que représentent les textes, il faut allerplus loin. Les auteurs de la Stylistique comparée ont raison de nousrappeler que All buses must stop here correspond en français à laformulation «Arrêt obligatoire des autobus»; ils sont cependantincapables de prédire ce qui n’est pas déjà consigné dans les systèmeslinguistiques confrontés. Le traducteur reste le créateur des formula-tions inédites. C’est pourquoi, pour expliquer l’opération traduisantedans sa totalité, la linguistique se doit d’aborder l’étude du discours etde ses rapports avec la pensée et les faits de communication.

Apport de la Stylistique comparée

Bien que le tort des auteurs de ce traité remarquable ait été de pré-senter leur ouvrage comme une «méthode de traduction» et de donneren règles a priori ce qui est constatations a posteriori, leur contribu-

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tion présente néanmoins l’immense mérite de montrer que les diffé-rences entre les langues ne se situent pas seulement aux plans de laphonétique, de la sémantique lexicale, de la morpho-syntaxe et, defaçon générale, du fonctionnement des signes linguistiques, mais queles membres de deux communautés linguistiques n’extériorisent pasleurs pensées avec le même outillage linguistique et n’expriment pasleur sensibilité de la même manière. Chaque collectivité linguistique adéveloppé des habitudes langagières qui, à la longue, se sont impri-mées dans la langue et lui ont conféré certains «caractères». Cetteconstatation est capitale en traduction. Les meilleures pages de laStylistique comparée ne sont pas à nos yeux celles qui décrivent lessept procédés, ce qui a surtout été retenu de cet ouvrage, mais plutôtcelles qui traitent de la «caractérologie» de l’anglais et du français. Lacaractérologie est, selon Jean Darbelnet, l’étude des caractères d’unidiome, c’est-à-dire l’étude de la nature et de l’utilisation desressources d’une langue, l’outillage «dont les langues se sont dotéesau cours de leur histoire pour satisfaire les besoins de ceux qui lesparlent. Or, apparemment, ces besoins, de par leur nature et leurintensité, varient d’une langue à l’autre» (Darbelnet 1977 : 1). Etl’auteur ajoute : «Deux langues peuvent être toutes les deux flexion-nelles, appartenir à la même famille et n’en présenter pas moins descaractères différents dans leur façon d’exprimer les idées et lesmouvements de la sensibilité» (ibid.). S’élevant donc au-dessus de laconfrontation de mots hors contexte ou de structures syntaxiquesfigées, les auteurs ont découvert, par une approche plus intuitive quescientifique, ce que des linguistiques n’ont pas manqué de leur re-procher4, certains traits caractéristiques de l’anglais et du français. Envoici quelques exemples :

a) «L’anglais préfère la juxtaposition, le français l’articulation»(Vinay et Darbelnet 1958 : 218; 221; 222).

b) «L’anglais note le déroulement de l’action, le français lerésultat et ensuite le moyen» (ibid. : 105).

c) «L’anglais est intuitif ou sensoriel, le français, raisonné»(ibid. : 222).

d) «En français, les prépositions ont moins d’autonomie queles prépositions anglaises (d’où nécessité d’étoffement)»(ibid. : 33).

e) «L’anglais est sur le plan du réel, le français sur le plan del’entendement» (ibid. : 114).

f) «Le français désigne, puis qualifie c’est-à-dire qu’il énonce

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le "thème" avant le "propos" alors que l’anglais utilise l’or-dre inverse» (ibid. : 203-204).

Les linguistes, qui rejettent la notion de «génie de la langue», con-testent évidemment la validité de telles observations. Il n’empêche queces tendances générales inscrites dans les langues (et n’ayant aucuncaractère absolu, il faut le préciser, et que seules des analyses statis-tiques poussées pourraient infirmer ou confirmer) servent de balises autraducteur lorsqu’il franchit le pont de la traduction.

Le plus grand mérite de la Stylistique comparée est d’être d’abordet avant tout un instrument d’observation du fonctionnement de deuxsystèmes linguistiques, ce que reconnaissent les auteurs eux-mêmes,comme en fait foi cet extrait de leur introduction :

La comparaison du français et de l’anglais nous a permis dedégager du français, et par voie de contraste, de l’anglais, descaractères qui resteraient invisibles au linguiste travaillant surune seule langue. Il semble donc que la traduction, non pourcomprendre ni pour faire comprendre, mais pour observer lefonctionnement d’une langue par rapport à une autre, soit unprocédé d’investigation. Elle permet d’éclaircir certainsphénomènes qui sans elle resteraient ignorés. À ce titre elleest une discipline auxiliaire de la linguistique» (ibid. : 25;c’est nous qui soulignons).

Cet extrait est assez convaincant. Et c’est précisément celui-là queJean-Paul Vinay a choisi de reprendre en 1975 dans sa rétrospectivede l’évolution des théories de la traduction parue dans un numérospécial de Meta. Il faut y voir la confirmation que la traduction dontil parle est bel et bien la traduction de la langue. «Comment traduit-onl’anglais et le français?» est l’interrogation fondamentale de la Stylis-tique comparée et non «Comment traduit-on tel texte anglais enfrançais?». Or, un texte n’est pas constitué uniquement de correspon-dances (ou d’expressions figées), et si le «génie de la langue» doitcontinuer à se manifester dans chaque traduction, ce n’est pas a priorique l’on peut en fixer toutes les équivalences. Il faut donc se garderd’assimiler traduction de la langue (objet d’étude principal de laStylistique comparée) et traduction de textes (qui nécessite une ana-lyse discursive) : la traduction de la langue est un exercice comparatif,la traduction de textes, un exercice interprétatif.

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À quelques exceptions près, les deux Cahiers d’exercices accom-pagnant le traité de Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet renferment desexercices de transcodage lexical, syntagmatique ou phrastique dont lebut, selon les auteurs eux-mêmes, est de faciliter «l’étude du françaiset de l’anglais» (Vinay et Darbelnet 1960, I : ix). Ils sont destinés aux«francophones qui désirent se spécialiser en anglais ou à ceux quicherchent avant tout à mieux pratiquer les ressources de leur languematernelle»; «le bilinguisme entraîne inévitablement le mélange desdeux systèmes structuraux et stylistiques» (ibid.). Le premier de cescahiers porte en épigraphe une citation de l’économiste, avocat etprofesseur à l’École des Hautes Études commerciales de l’Universitéde Montréal, Édouard Montpetit (1881-1954) : «L’anglais, poursuivijusque dans ses nuances, nous aidera aussi à défendre notre langue.Nous y trouverons une occasion de plus de bannir l’à-peu-près quinous ronge; connaissant l’anglicisme, nous le fuirons. Aujourd’hui,l’anglais gagne sur le français par suite des traductions incorrectes quis’incrustent» (Montpetit 1938). Cette citation est assez révélatrice dubesoin auquel répondait (et répond encore) la Stylistique comparée.C’est un fait qu’au Canada, le français a toujours subi fortement l’in-fluence de l’anglais. La connaissance du contexte historique et socialdans lequel est apparue la méthode comparative aide sans doute à enmieux comprendre l’esprit général. Dans les années 1950, il importaitd’enseigner au Canada français à bien dissocier les deux langues enprésence. La Stylistique comparée a été un instrument idéal pour yarriver. Elle est aussi une excellente préparation à l’apprentissage dela traduction proprement dite. On peut même dire qu’avant de pouvoirtraduire des textes, il faut avoir appris à traduire la langue correcte-ment. Un exemple fera saisir cependant la différence qui sépare la con-frontation de correspondances (en langue) et l’interprétation d’un sensen vue de la postulation d’une équivalence (en discours).

Pour parfaire sa connaissance de l’anglais, il est bon de rapprocherdes structures telles que there is no such thing as et there is nothinglike (Vinay et Darbelnet 1958 : 171). Bien que proches par leur forme,ces deux structures n’ont pas la même signification. La premièresignifie «n’existe pas» (There are no such things as ghosts = Lesfantômes ça n’existe pas), la seconde «Il n’y a rien de tel que» (There’snothing like a good meal! = Il n’y a rien de tel qu’un bon repas! Var.Rien ne vaut un bon repas! Rien n’est plus agréable qu’un bon repas!).Cela est vrai sur le plan de la langue et aussi, généralement, encontexte. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il arrive, comme dans lepassage suivant relevé sous la plume du sémanticien Stephen Ullmann,

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qu’on ne peut pas soupçonner de méconnaître l’anglais, que there isnothing like ait le sens de «n’existe pas», sens que la langue reconnaîtpourtant à there is no such thing as. Cet extrait est le suivant :

There is certainly nothing like an automatic connexionbetween the interest which a subject commands and thenumber of metaphors inspired by it (Ullmann 1972 : 202).

Il n’existe sûrement aucune corrélation directe entrel’intérêt suscité par une réalité et le nombre de métaphoresqu’elle inspire. (Notre traduction)

La non-concordance de la correspondance (en langue) et de l’équi-valence (en discours) prouve bien que le contexte infléchit (plussouvent qu’on ne le croit) le sens que l’on reconnaît normalement horscontexte aux mots ou aux locutions d’une langue donnée. Par consé-quent, s’il est important pour le traducteur d’apprendre, par laméthode comparative, à connaître la distinction à faire entre there isno such thing as et there is nothing like, il est tout aussi importantqu’il sache reconnaître, par la méthode interprétative, le sens de cesexpressions en contexte, sans quoi il traduira par psittacisme.

Georges Mounin a très bien vu que l’ambition de la linguistiquegénérale ou appliquée (comme c’est le cas de la Stylistique comparée)à l’égard des traducteurs «est moins de les former que de les informer;moins de leur enseigner leur art, ou de transformer cet art en scienceinfaillible, que de leur fournir sur les phénomènes du langage uneculture générale plus large et plus complète, qui les éclaire» (Mounin1976 : 86-87).

Pour bien cerner la spécificité de l’activité traduisante, il est doncessentiel de départager clairement ce qui, dans le savoir-faire du tra-ducteur, relève de la connaissance pure et simple des langues et ce quiappartient au processus interprétatif, sans quoi on fausse le processusde la traduction en en faisant exclusivement une recherche de formu-lations consignées dans deux systèmes linguistiques. C’est d’ailleursla principale pierre d’achoppement de la traduction automatique.Traduire n’étant pas un exercice de confrontation de deux langues,mais une analyse du discours, la pédagogie de la traduction ne peut passe ramener exclusivement à des exercices comparatifs. Traduire n’estpas comparer. «Si l’art essentiel de la traduction consiste à dissocierdes langues en prenant le sens comme objet à traduire [...], on com-

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prend que faire intervenir en traduction des comparaisons de languesrevienne à poser de faux problèmes» (Lederer 1973 : 24).

Stylistique comparée et enseignement de la traduction

Dans un programme de formation de traducteurs, la stylistique com-parée présente un intérêt indéniable en tant que moyen de perfection-nement du bilinguisme des futurs traducteurs. Elle intervient avecprofit en enseignement de la traduction en raison de l’insuffisance desconnaissances linguistiques des apprentis traducteurs et cela, en dépitdes exigences imposées par les écoles de traduction à l’admission.Cette méthode a le mérite de faire découvrir le non-parallélismestructural des langues confrontées, ainsi que la façon dont les languesdécoupent la réalité. Pour chaque langue mise en parallèle, elle permetde déceler des traits caractérologiques propres, comme nous l’avonsvu plus haut. Elle est en quelque sorte l’étape ultime de l’acquisitiond’une langue seconde et un moyen de consolider la langue maternelledes aspirants traducteurs. En ce sens, la linguistique différentielle estune discipline auxiliaire de la traduction au même titre que la lexico-logie, la linguistique générale ou la terminologie. Aussi, l’enseignementde cette matière devrait-il intervenir en début de programme, puisquela connaissance des langues est une exigence préalable à l’exercice dela traduction. Le reporter en fin d’études nous apparaît une erreurpédagogique.

L’activité traduisante se situe au-delà du rapprochement de deuxsystèmes linguistiques et, par conséquent, les buts à assigner aux coursd’initiation à la traduction ne sont pas ceux des cours de linguistiquedifférentielle. On ne peut pas faire de la comparaison des languesl’objet de l’apprentissage pratique des traductions. La démarche dustylisticien comparatiste est descriptive et normative, celle du traduc-teur, interprétative et communicative. La typologie comparative destransformations structurales, si utile soit-elle, ne réussit pas à comblerl’écart qui sépare l’analyse de la langue et l’analyse du discours.

Paradoxalement, le modèle de la communication unilingue estcelui qui peut le mieux expliquer l’opération traduisante, cas particulierde la communication interpersonnelle. En communiquant par le lan-gage, on associe toujours une formulation à une idée; en traduisant, onfait de même. C’est pourquoi on a pu écrire que «la langue étrangèreest un obstacle à surmonter plutôt qu’un objet à traduire» (Lederer1976 : 39) ou à comparer.

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1. Version remaniée de la section 4 du Chapitre II de L’Analyse dudiscours comme méthode de traduction. Théorie et pratique,Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1980, p. 86-95.

2. Nous entendons par correspondance une «relation d’identité établiehors discours entre des mots ou des syntagmes de langues diffé-rentes» et par équivalence une «relation d’identité établie dans lediscours entre deux unités de traduction de langues différentes,dont la fonction discursive est identique ou presque identique»(Delisle, Lee-Jahnke et Cormier 1999).

Conclusion

Il en est ainsi car la linguistique est à la traduction ce que la physiqueest à la biologie. La médecine des hommes accuse un retard sur laphysique parce qu’elle s’adresse à un domaine d’un ordre supérieur decomplexité, l’homme tout entier avec ses facultés intellectuelles, sesémotions, ses réactions psychologiques imprévisibles, ses troublespsycho-somatiques, etc. Parallèlement, la théorie de la traductionmarque un retard par rapport à la linguistique parce que son objet, lesens tel qu’il se dégage des discours individuels, échappe auxdescriptions exactes de la science du langage. «La langue est plusqu’un savoir acquis. Elle est liée à l’être, au caractère humain de celuiqui parle» (Cary 1956 : 8). Les linguistes sont unanimes à reconnaîtreque la sémantique est le domaine de la linguistique le plus difficile àstructurer, car on ne peut lui appliquer les méthodes descriptives de lagrammaire et de la phonologie. La linguistique, science de la langue,est physique, la traduction, opération sur le discours, biologique. Pourêtre coextensive à une vue d’ensemble du langage, instrument de com-munication humaine, une théorie spécifique de la traduction réunira aumoins les trois caractéristiques suivantes : a) avoir pour objet le sensdes textes; b) se situer sur le plan du discours et non exclusivement surcelui de la langue; c) expliquer dans la mesure du possible ladynamique du processus de traduction et non pas uniquement sonrésultat.

En somme, faire l’apprentissage de la traduction professionnellerevient à apprendre à penser et à bien rédiger afin de réexprimerefficacement dans une autre langue un message transmis par écrit ets’inscrivant dans une situation de communication précise. Pour bientraduire, il faut se montrer habile à analyser les articulations de lapensée dans un discours, c’est-à-dire savoir subordonner des formeslinguistiques à la réexpression d’idées. La didactique de la traductiondans une optique d’analyse du discours portera donc essentiellementsur le maniement du langage.

Notes

THÉORIE ET ENSEIGNEMENT

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3. L’emprunt est un cas de non-traduction et le calque, un transcodagelexical.

4. Dans son compte rendu de la Stylistique comparée du français etde l’anglais, Georges Mounin a formulé certaines réserves àl’endroit de cette méthode «intuitive et subjective» à laquelle lesauteurs n’ont pas appliqué la rigueur de la méthode statistique. «Celivre, écrit-il, si riche d’exemples excellents pour faire réfléchir auproblème, illustre aussi cette lacune : les exemples, quand ils nesont pas comptés, sont toujours choisis, quelquefois construits,quelquefois distordus, pour aller dans le sens de la thèse» (Mounin1976 : 233).