La Liberté des contemporains, 2011 : introduction et conclusion

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Thierry Ménissier La liberté des contemporains Pourquoi il faut rénover la République 2011

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Thierry Ménissier

La liberté des contemporains

Pourquoi il faut rénover la République

2011

Présentation de l’ouvrage :

L’idée de république est en crise, car le projet politique de la modernité a

échoué. Il visait depuis le XVIIe siècle à unifier l’espace civique et à le penser

comme un vaste ensemble soumis à la même discipline. De plus, un soupçon

plane sur la référence républicaine exacerbée dans les discours actuels : dans le

contexte de l’érosion des souverainetés nationales sous l’effet de la globalisation

et de la construction de l’Union Européenne, cette référence apparaît au mieux

comme une incantation vers un passé rassurant mais défunt, au pire comme un

levier démagogique qui en appelle à la souveraineté toute puissante du

« peuple ». Il s’agit donc de savoir si l’on gagne à se passer ou si l’on peut

sauver quelque chose de cette référence ; l’auteur enquête à ce titre sur les

principes fondamentaux du discours républicain, tout en les situant dans

l’histoire concrète des évolutions politiques.

Si une certaine forme de républicanisme est périmée, le projet républicain

demeure d’actualité : créer les conditions de la communauté civique apparaît

même comme une nécessité pour la démocratie en voie de dépolitisation.

L’ouvrage s’attache à déterminer ce que signifie aujourd’hui cette perspective,

grâce à une confrontation entre le républicanisme et les autres courants de la

pensée politique moderne : marxisme et socialisme, libéralisme et

néolibéralisme. Il propose un nouveau concept d’intérêt général et indique

comment l’expérience collective de la culture offre un biais pour construire la

communauté civique dans le cadre de la société démocratique. Le moment est

venu de repenser la distinction cardinale entre « liberté des anciens » et « liberté

des modernes » qui enferme l’action politique dans un dilemme insoluble. La

liberté des contemporains offre l'opportunité de redonner au mot de « liberté »

son sens politique qui, de nos jours, n’est plus que formel ; une telle ambition est

possible grâce à un dialogue sans concessions entre le républicanisme et le

libéralisme politique.

Présentation de l’auteur (2011) :

Thierry Ménissier, né en 1964, est agrégé de philosophie, docteur de l'Ecole des

Hautes Études en Sciences Sociales (Centre Raymond Aron, Paris), et

actuellement maître de conférences de philosophie politique habilité à diriger les

recherches en science politique et en philosophie à l'Université Pierre Mendès

France – Grenoble 2. Il anime le réseau Recherches Philosophiques Franco-

Italiennes (RePFI), du centre de recherches Philosophie, Langages et Cognition

de cette université. Il préside depuis 2004 la Société alpine de philosophie, et est

également le fondateur et l’organisateur des Rencontres Philosophiques

d’Uriage.

Auteur d’une cinquantaine d’articles dans des revues académiques et de

chapitres d’ouvrages collectifs, il a également publié les livres suivants :

- Eros philosophe. Une interprétation philosophique du Banquet de Platon,

traduction du Banquet suivie d'un essai interprétatif, Paris, Kimé,

collection « Philosophie Épistémologie », 1996, 155 pages.

- Machiavel, la politique et l'histoire. Enjeux philosophiques, Paris, P.U.F.,

collection « Fondements de la politique », 2001, 270 pages.

- Machiavel, Le Prince ou le nouvel art politique (codirection avec Y.-C.

Zarka), Paris, P.U.F., collection « Débats philosophiques », 2001, 250

pages.

- Le vocabulaire de Machiavel, Paris, Ellipses Marketing, collection

« Vocabulaire de », 2002, 62 pages.

- L'idée de contrat social. Genèse et crise d'un modèle philosophique

(codirection avec J.-P. Cléro), Ellipses Marketing, collection « Philo »,

2004, 172 pages.

- Éléments de philosophie politique, Paris, Ellipses Marketing, 2005, 247

pages.

- Lectures de Machiavel (codirection avec M. Gaille-Nikodimov), Paris,

Ellipses-Marketing, 2006, 368 pages.

- L'idée d'empire dans la pensée politique, historique, juridique et

philosophique (direction), Paris, L’Harmattan, collection « La Librairie

des Humanités », 2006, 280 pages.

- Machiavel ou la politique du Centaure, Éditions Hermann, « Hermann

Philosophie », 2010, 548 pages.

Sommaire

Introduction

La faillite du Léviathan

Première partie

Le patrimoine théorique républicain et ses limites

Chapitre I : La république dans le projet moderne

Le legs de l’Antiquité

Le républicanisme moderne : réception ou invention ?

Volonté générale et discipline du citoyen

Chapitre II : Nation et peuple : les protagonistes de la communauté civique

Culture et communauté politique, un lien constitutif et problématique

Individu, culture et communauté politique dans le contexte de la globalisation

Identités ethniques et politiques dans la construction de l'Union Européenne

Chapitre III : Quelle théorie normative pour la république aujourd’hui ?

Théorie normative et spécificités de la démocratie

Scepticisme, démocratie et pluralité

Républicaniser la démocratie, une nécessité

Deuxième partie

Penser la « liberté des contemporains »

Chapitre IV : Sortir du dilemme des « deux libertés »

Une dichotomie, plusieurs enjeux

Constant et Berlin, pères de la conception moderne et négative

La dialectique de la liberté

Chapitre V : Généalogie du sujet de l’intérêt

La révolution hobbesienne

Intérêt et subjectivité dans la tradition libérale

La pluralité démocratique des intérêts

Chapitre VI : Le lobbyisme, mise en forme « intéressée » de la décision publique

L’action des groupes de pression

Le lobbyisme favorise-t-il une « représentation privée » ?

La nécessaire redéfinition de la partition privé / public

Troisième partie

Républicanisme et culture démocratique

Chapitre VII : « Recomposer » l’intérêt général

Modèles participatif et délibératif de la démocratie

L’étrange destin de la notion d’intérêt général

La composition des intérêts sociaux et de l’intérêt public

Chapitre VIII : La dynamique des lois et des mœurs

Passions dominantes et moralité civique

Eduquer aux vertus démocratiques

La question des jugements collectifs de goût

Chapitre IX : communauté civique et démocratie sociale

Repenser les fondements du droit individuel de propriété

Utilité sociale de la propriété et solidarité

Le chantier de l’égalité

Conclusion

Réinventer la république : élargir et approfondir la communauté civique

Remerciements

Bibliographie

Index des noms propres

Index thématique

Table des matières

Introduction

La faillite du Léviathan

« But as the Inventions of men are woven, so also are they

ravelled out ; the way is the same, but the order is

inverted. »

Thomas Hobbes,

Leviathan, or The Matter, Forme & Power of a

Commonwealth ecclesiastical and civill, chap. XLVII,

Edited by C.B. Macpherson,

Londres, Penguin Books, 1985, p. 7101.

Avec cette remarque, Thomas Hobbes, le philosophe anglais qui composa son œuvre

vers le milieu du XVIIe siècle dans le contexte de la guerre civile, entend signifier que les

cadres politiques d'une société peuvent être défaits selon un processus symétrique de celui qui

les a faits. Il évoque donc une réalité susceptible d'engendrer un certain vertige : la

constitution civique de la société – processus délicat et souvent humainement coûteux –

apparaît toujours passible d’une pénible « déconstitution ». Si la métaphore du tissage

constitue depuis l’Antiquité une référence majeure pour désigner la tâche de l’art politique,

elle se trouve employée ici pour dire la régression provoquée par la crise des paradigmes qui

assuraient l’action humaine. Et derrière cette régression, elle évoque les dangers de la

désagrégation de l’investissement civique, jusqu’à la perte de ce qu’une autre éminente

philosophe politique, Hannah Arendt, nommait la perte du « monde commun ». En d’autres

termes, tandis que, selon le récit philosophique hobbesien fondateur de la modernité politique,

le patient travail de conception et de mise en œuvre de la chose publique a pour finalité

l’émergence et l’efficience du « grand Léviathan » capable, en régulant les passions humaines

1 « Mais les inventions des hommes se défont de la même manière qu’elles ont été tissées : le processus

est le même, l’ordre seul est inversé », Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la

république ecclésiastique et civile, chapitre XLVII, trad. J. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 705.

naturellement désordonnées, de conjurer la violence sociale, on ne doit jamais perdre de vue

l’échec éventuel de cette tentative. Avec lucidité, le philosophe de Malmesbury envisage la

faillite du Léviathan comme une possibilité toujours comprise dans le mouvement de sa

constitution.

Si notre époque semble moins agitée que l’était le XVIIe siècle, nous croyons qu’elle

correspond à une illustration possible de la sentence de Hobbes, et cela pour plusieurs sortes

de raisons. D’abord, pour des raisons historiques de long terme : le projet moderne du

Léviathan était celui d’une société politique adossée à la fondation rationnelle du pacte et

régie par un Etat parfaitement souverain ; or, ce projet a trouvé ses limites au sein même de

l’histoire des nations européennes, c’est-à-dire dans le cadre de ce qui en fut le laboratoire

privilégié : l’ensemble du XXe siècle porte le témoignage de la faillite de la forme étatique dès

lors qu’elle est trop radicalement entendue, qu’il s’agisse des énormes destructions guerrières

dues à l’exacerbation de l’Etat-nation ou des effroyables résultats des sociétés totalitaires, ces

deux modes d’assujettissement des individus citoyens par les cadres mêmes qui prétendaient

les émanciper. La réalité contemporaine peut même être comprise en fonction d’une double

rupture avec le projet hobbesien : au niveau mondial, d’une part, le développement de la

globalisation économique recompose les relations de pouvoir de telle manière que la structure

« verticale » du gouvernement – cette forme proprement moderne de la direction politique,

tout à la fois rationnelle, publique et stabilisée – est amenée à se redéfinir de manière

différente, à savoir en tant que gouvernance, autrement dit comme structuration immanente et

indéfinie des interactions complexes de pouvoirs fondamentalement hétérogènes2. Sous

l’influence grandissante de la forme de pensée néolibérale, toutes les constructions théoriques

classiques se trouvent de ce point de vue bouleversées et remises en question, qu’elles soient

issues du républicanisme ou du libéralisme politique. Sur un plan européen, d’autre part,

l’émergence progressive durant ces soixante dernières années du projet d’un vaste espace

commun post-national remet en question le modèle traditionnel de la souveraineté : la

perspective d’une société démocratique continentale riche de la culture des vingt-sept Etats

membres et reposant sur l’expression de plus de cinq cent millions d’eurocitoyens repose la

question de l’ajustement des volontés individuelles par le pacte civil en des termes alternatifs

2 Sur la globalisation, voir André Tosel, Un monde en abîme. Essai sur la mondialisation capitaliste,

Paris, Editions Kimé, 2008 ; et Saskia Sassen, La globalisation : une sociologie, trad. P. Guglielmina, Paris,

Gallimard, 2009.

par rapport aux cadres mentaux proposés par le penseur anglais.

Mais la manière dont la sentence de Hobbes concerne nos préoccupations directes

regarde surtout l’évolution préoccupante du thème de la république dans le paysage des

sociétés occidentales. Spontanément, la notion de république évoque un espace public apaisé

et clairement organisé ; elle symbolise également ce qui peut être considéré comme une des

finalités fondamentales de l’art politique : la création par des hommes de quelque chose de

commun. Or, si on la saisit dans le discours des politiques d’aujourd’hui, la référence

républicaine apparaît singulièrement brouillée, notamment en France, où, loin d’identifier

clairement une position univoque, elle est revendiquée aussi bien par la droite sarkozyste3 que

par le socialisme fortement marqué à gauche d’un Jean-Luc Mélenchon4. Appréhendée dans

une optique théorique, la notion de république n’offre pas davantage de garantie : depuis

plusieurs siècles elle constitue certes un thème de référence pour nos textes constitutionnels

ainsi qu’un axe cardinal pour nos manières personnelles de nous rapporter à l’activité

politique et pour nos rituels civiques collectifs ; toutefois, son évolution pose au philosophe

politique plusieurs problèmes originaux vis-à-vis desquels la maîtrise des concepts de la

tradition (proposés par une tradition intellectuelle qui court de Machiavel à Tocqueville)

constitue peut-être un outillage insuffisant. La crise que connaissent aujourd’hui un certain

nombre de concepts ou de réalités politiques fondamentaux pour cette dernière, tels que la

nation ou le peuple, l'égalité des droits, l’intérêt général, le système représentatif – tous

cardinaux dans la tradition de pensée républicaine – se complique du fait qu’ils constituent

encore la grammaire civique de nos sociétés. Comme de nombreux autres observateurs de

cette crise, nous avons été conduits à réfléchir à la signification de ces concepts qui, pendant

des dizaines d’années, ont permis d’inscrire le développement la démocratie dans l’horizon

républicain.

Quoique le mot puisse paraître galvaudé, la notion de république demeure d’une

complexité redoutable. Entendue dans son acception classique et quelles que soient les formes

variées qu’elle a revêtues, elle implique en premier lieu la mise en œuvre de la communauté

civique. Ainsi l’ont conçu les « pères fondateurs » des thématiques républicaines, Aristote et

3 Voir par exemple l’entretien donné au journal Le Monde par Henri Guaino, conseiller spécial du

Président Sarkozy, dans l’édition datée des 12 et 13 décembre 2010 et intitulé « Tout concourt insidieusement à

affaiblir notre modèle républicain ». 4 Voir Jean-Luc Mélenchon, La République sociale, Paris, L’Harmattan, 1992 ; et plus récemment,

Qu’ils s’en aillent tous ! Vite, la révolution citoyenne, Paris, Flammarion, 2010, chapitre I : « La refondation

républicaine », p. 21 sq.

Cicéron ; malgré leurs différences, Grecs et Romains s’accordaient à propos de la

représentation de la « chose politique commune » comme quelque chose de supérieur aux

individus qui y agissent ; quand on le réfère à son origine antique avec une terminologie

sociologique, le républicanisme est donc plutôt un holisme. Ensuite, dans sa version moderne

née en Italie vers le milieu du XVe siècle dans le contexte de l’humanisme civique, il évolue

vers un holisme d’un type particulier, presque contradictoire car, loin de dissoudre l’individu

dans les constructions sociales (comme le font, chacun à leur manière, le tribalisme

caractéristique des sociétés traditionnelles, et, pour la modernité, aussi bien les différents

conservatismes que les formes variées du marxisme), il reconnaît à ce dernier un rôle

fondamental, notamment en tant que citoyen dans l’espace public, comme tel coresponsable

avec les autres citoyens de son destin historique. A cet égard, on a même pu soutenir avec une

certaine pertinence la thèse a priori étonnante selon laquelle la pensée républicaine française

typique de la IIIe République constitue une variante du libéralisme politique

5. Ce qui n’est pas

faux, c’est que, compte tenu de la place qu’elle accorde aux choix des individus vis-à-vis du

groupe et bien qu’elle soit liée au socialisme, la version moderne du républicanisme a parfois

été plus proche du libéralisme que du marxisme6. Un degré de complexité supplémentaire

provient du fait que le courant républicain s’est trouvé impliqué, lors son affirmation

historique en Europe, dans le développement des nationalités, ou, mieux dit, dans le processus

d’institutionnalisation des nations sous la forme des États-nations. Les différentes formes du

républicanisme européen sont d’ailleurs reliées à cette fragmentation nationale, voire, dans

une large mesure, issues de ce mouvement. Enfin, ultime difficulté, en dépit de cette

fragmentation ou plus exactement dans son sein même, tout au long de son développement

historique le républicanisme s’est conçu comme un universalisme : les élaborations

philosophiques, juridiques et politiques « situées » issues des contextes nationaux ont à des

degrés divers (aux U.S.A., en France) été envisagés comme devant valoir pour l’humanité

toute entière. Avant qu’ils ne se développent selon une dynamique éthique propre,

l’expérience républicaine a promu les droits universels de l’homme comme droits politiques

5 Cf. Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ? Ethique, politique et société, Paris, Gallimard,

2009, p. 257-266. 6 Dans Le moment républicain en France (Paris, Gallimard, 2005), Jean-Fabien Spitz a montré que lors

d’un de ses points d’incandescence, en France au moment de l’affaire Dreyfus, le républicanisme correspondait

non pas, comme on le croit souvent, à l’apologie de l’Etat, mais à l’émergence d’une « société des individus »

pour laquelle la revendication d’égalité doit être considérée comme une des conditions de la liberté.

des citoyens7. Précisément, le lien entre la république et l’universel – un lien fondateur,

spécialement dans le cas de la France – se trouve aujourd’hui lui-même remis en question.

Les facteurs d’évolution mentionnés plus haut réapparaissent ici sous un autre angle de vue :

la montée en puissance de l’Union Européenne a impliqué une érosion constante de la

souveraineté nationale des États membres, et corrélativement une modification progressive de

leurs politiques publiques ; la globalisation des échanges contribue également à la

reconnaissance d’une pluralité qui s’avère contradictoire avec la volonté républicaine

d’incarner l’universel – en tant que « dé-limitation » du monde8, elle contrevient au principe

de territorialisation caractéristique de la souveraineté traditionnelle. Il apparaît donc

nécessaire de sonder la crise de la république, non moins que d’envisager si et à quelles

conditions une nouvelle façon de la concevoir peut permettre d’en sauver le principe : quelle

communauté politique, et quelles libertés civiques pour nos sociétés démocratiques plurielles,

prises dans des ensembles juridico-politiques aux frontières floues, et traversées par les effets

déstructurants de la globalisation ?

Avant d’examiner le sens de ces questions, il convient de caractériser en quelques

mots la démarche que nous voulons emprunter. Ce livre contient des arguments

philosophiques et s’inscrit dans une recherche théorique sur la culture politique de notre

époque. Cependant, l’auteur doit avouer certaines motivations plus proches de l’actualité.

Affirmer que le monde est entré dans une phase de globalisation signifie que chaque année,

davantage d’économies nationales se trouvent interconnectées dans le marché mondial. Et

constantes sont désormais les interactions entre les marchés, les politiques publiques, les

innovations scientifiques et technologiques. En d’autres termes, le mouvement même du réel

le rend terriblement difficile à penser. Notre monde est en quête des théories qui, parce

qu’elles sauront rendre compte de ce qui cause cette difficulté, nous permettrons d’y évoluer

avec davantage de justesse. Or, dans le même temps, plusieurs nations européennes, foyers de

républicanisme et terroirs de haute culture, se sont dotées de leaders politiques dont les faits et

gestes semblent les situer radicalement à contre-courant de cette entreprise : en France comme

en Italie, confrontés aux problèmes posés par de tels ensembles effarants de complexité, ces

7 Voir à ce propos cette déclaration emblématique de Condorcet : « Une constitution républicaine est la

meilleure de toutes. C’est celle où les droits de l’homme sont conservés, puisque celui d’exercer le pouvoir

législatif, soit par lui-même, soit par ses représentants, est un de ces droits » (Vie de Turgot, cité in Charles

Coutel, Politique de Condorcet, Paris, Payot & Rivages, 1996, p. 113.). 8 Cf. Daniel Innerarity, La démocratie sans l’Etat. Essai sur le gouvernement des sociétés complexes,

trad. S. Champeau, Paris, Climats/Flammarion, 2006, p. 169-170.

leaders répondent par une rhétorique simplifiée autour d’un culte archaïsant du « je » ;

sollicités par le désir d’autonomie des populations politiquement et moralement adultes, ils

offrent la solution d’une « hyperprésence » ; à leur volonté d’émancipation, ils objectent des

raisonnements hiérarchiques centrés sur des solutions bureaucratiques ; et comme si cela ne

suffisait pas, face à la revendication de la pluralité des cultures, ils imposent les vieilles lunes

de « l’identité nationale », agitant même le spectre de l’exclusion pour les citoyens « d’origine

étrangère ». Tout cela, en revendiquant pourtant haut et fort l'héritage républicain typique de

notre tradition : il ne passe quasiment pas une semaine sans que les leaders politiques les plus

divers ne s’en réclament. Bref, il est semble que nos sociétés démocratiques n’ont pas encore

rencontré les leaders qui seraient à la hauteur des défis qu’elles posent. Et non seulement il

règne une grande confusion quant à la signification du mot « république » aujourd’hui, mais

encore un légitime soupçon pèse désormais sur la référence à la république dans le discours

des politiques : au mieux, cette référence semble faire partie d'une rhétorique convenue, au

pire elle apparaît comme une incantation au sein d'un rapport magique au monde dont les

effets sont largement démagogiques. Ce livre, dans l’intention de fournir une analyse de

certains de ces défis, espère aussi clarifier le sens de la notion de république et par suite

participer au renouveau culturel dont a besoin la politique de notre époque.

C’est en vue d’un tel renouveau que nous convions le lecteur à un parcours sur les

chemins de la théorie politique. Notre démarche s’inscrit dans la perspective de la

connaissance conceptuelle caractéristique de la philosophie. Bien sûr, la république

correspond d’abord à une expérience vécue de la politique : il est même possible d’en

examiner les caractères à partir de l’étude des épisodes historiques qui, par le passé, ont vu

émerger un comparable processus de constitution d’une communauté civique9. Cela posé, il

est remarquable que, dans des contextes historiques variés, la notion de république a désigné

des régimes très divers, tour à tour révolutionnaires, modérés, socialement progressistes et

conservateurs10

. Cette variété tend à la faire apparaître comme un des termes les plus

9 Voir par exemple les épisodes de référence étudiés dans Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey (dir.),

La République dans tous ses états. Pour une histoire intellectuelle de la république en Europe, Paris, Payot &

Rivages, 2009 : la République romaine, les communes italiennes du XIIIe au XV

e siècle, la République du

Consiglio Maggiore de Florence à partir de 1494, les Provinces-Unies et la Configuration helvétique au début de

l’époque moderne, l’Angleterre du milieu du XVIIe siècle, les cinq Républiques françaises (avec les dates

symboliques de 1792, 1848, 1871, 1940 et 1958) – expériences de référence auxquelles il est nécessaire d’ajouter

le moment de l’Indépendance et de la constitution états-uniennes à partir de 1776. 10

Dans une optique libérale, Philippe Nemo soutient que cette équivoque est ancienne et fondamentale

dans le paysage intellectuel de la politique française ; la République y apparaît à la fois comme Etat de droit

controversés du lexique de la théorie politique. Mais elle signifie simplement que la

république n’est ni une forme de régime, ni un type d’action gouvernementale, mais plutôt un

tour d’esprit politique, un « esprit des lois » particulier. Elle renvoie d’une part à l’affirmation

du politique entendu comme participation des citoyens à la « chose commune », et partant à la

création d’une communauté politique ; et de l’autre à la visée d’institutionnalisation du sujet

collectif qui en résulte. Par le premier aspect, elle se rapproche de l’expérience

révolutionnaire, par le second elle évoque la constitution de l’Etat moderne. Notion complexe,

philosophiquement articulée et « non sans paradoxes », la république peut donc également

être caractérisée comme une « idée », à savoir comme quelque chose qui prend son sens du

point de vue de l’abstraction, voire comme un idéal régulateur de la pratique politique selon

ce double aspect11. Parce que nous voulons penser la république, il nous faut donc considérer

à leur juste mesure, et c’est ce que nous ferons dans cet ouvrage, l’apport de la théorie

politique contemporaine, notamment telle qu’elle est issue du courant dit néo-républicain.

Plus précisément encore notre démarche se veut normative. Entendue d’une manière

générale, la théorie politique peut être descriptive, critique, ou normative. Certainement, en

fonction des attentes normalement exprimées vis-à-vis de la théorie, toute théorie est

descriptive : on attend évidemment d'une théorie qu'elle fournisse des séries de concepts

susceptibles de décrire adéquatement la réalité afin de mieux comprendre cette dernière et de

pouvoir y évoluer en connaissance de cause. De leur côté, les théories critiques sont

également descriptives, proposant par exemple (pour prendre des idées politiques aujourd’hui

répandues) des concepts tels que ceux, marxistes, d'aliénation et d'exploitation, ou ceux,

foucaldiens, de pouvoir disciplinaire et de biopouvoir. Les uns et les autres possèdent une

certaine valeur descriptive, et ils permettent de plus de mettre en question les réalités socio-

politiques constituées, ils les remettent en cause : les concepts marxiens visent à dénoncer le

marché de dupes dont les travailleurs sont victimes dans le schéma de production capitaliste ;

les notions foucaldiennes entreprennent de dénouer les liens étroits qui se tissent entre le

savoir et le pouvoir en vue d’exercer un contrôle tant sur les corps que sur les esprits. Dans le

cas de la théorie normative, enfin, la dimension descriptive se redouble de la capacité

explicitement formulée de réfléchir les thèmes majeurs de l'action collective au point de

démocratique et libéral, et comme projet de société étatiste et socialiste. Cette équivoque existerait depuis qu’en

1793 la Première République a mis à mal l’œuvre législative de 1789, qui était l’héritière des Lumières. Voir

Philippe Nemo, Les deux Républiques françaises, Paris, P.U.F., 2010. 11

Cf. Juliette Grange, L’idée de république, Paris, Pocket, 2008, p. 28.

donner prise aux citoyens sur leur existence par le biais de la décision politique. Même en

présentant aussi schématiquement les choses, on comprend de ce fait qu’une théorie

normative est doublement éclairante pour le jugement : elle oriente l'expérience et fournit

certains moyens pour y agir. Plus que toute autre forme de théorie, la théorie normative place

donc un certain espoir dans la dimension politique, domaine de l'agir commun. Plus

exactement, la normativité à laquelle peut espérer prétendre la théorie politique est fonction

de la possibilité même d'une action collective. Cette réflexion nous ramène directement à

notre objet principal d’étude, à savoir la république ; en effet, si toute théorie normative n'est

pas républicaine, du fait qu’elle invite les citoyens à réfléchir et à construire leur espace

commun, la doctrine républicaine est par excellence normative, ou bien, tout simplement, elle

n'est pas.

Comment s'exprime la normativité de la théorie politique ? Dit autrement, comment la

théorie peut-elle agir sur la réalité ? Ces questions, la philosophie les a toujours posées, mais

elles prennent un relief particulier depuis qu’elles sont formulées dans le contexte de nos

sociétés démocratiques, car il est devenu spécialement difficile d'y répondre du fait que, dans

ces sociétés, des systèmes multiples et variés (qu’il s’agisse d’instances de la décision

publique et privée, de sources de production des biens et des services, ou des foyers de

contestation) interagissent sans cesse pour composer la réalité sociale. Moins que jamais, nous

ne saurions trouver des réponses toutes faites à ces questions ; nous pouvons toutefois

suggérer une piste en évoquant le style d’une réponse possible – style qui concerne à au moins

deux titres les relations complexes entre le réel et le possible.

Premièrement, on peut faire l'hypothèse que la théorie normative a la compétence

nécessaire pour mener à bien une telle tâche. Dans l'ensemble des qualités requises pour la

recherche intellectuelle, la qualité spécifique pour la théorie politique consiste ainsi en une

capacité particulière d'invention conceptuelle : il s'agit pour elle de forger des concepts

inventifs, et de les mettre à l'épreuve des faits historiques et politiques afin de les constituer en

paradigmes utiles, principes futurs des règles juridiques et précieux appuis pour les décisions

collectives. Dans un monde contemporain sans cesse renouvelé par l’innovation

technologique, l’invention conceptuelle apparaît comme un impératif vital pour la philosophie

politique.

Deuxièmement, la théorie peut s’inscrire dans l'optique de ce que Robert Damien

désigne par les termes de « construction d'une rationalité du conseil »12

. Fort différente de la

figure de l'expert qui de nos jours a surinvesti la réalité politique, la figure du « conseiller »

n'est pas sans lien avec la dimension du possible évoquée avec la première orientation. Tandis

que l'expert s'attache à observer les faits grâce aux ressources de la science expérimentale et à

envisager l'avenir grâce à celles du calcul, le conseiller envisage le possible en exploitant des

ressources de type culturel. Aussi Damien, dans son archéologie politique de la rationalité

politique, décèle-t-il la genèse du conseil moderne dans la mise en œuvre des bibliothèques

d'Etat. Nulle conception patrimoniale des données culturelles dans cette manière d'envisager

la théorie normative par le biais de la rationalité du conseil : comme le ferait certainement un

Secrétaire florentin de notre temps, il est au contraire nécessaire de traverser les sources qui

sont mobilisées comme ressources, et d'agir sur elle avec la même précision mobile qui était

celle de Machiavel face au savoir politique des Anciens13

. De la sorte, si la lecture constitue le

ressort principal du conseil, « le lecteur est moins le substrat d'une conscience dépositaire d'un

universel que le support dynamique d'un affrontement des contraires »14

. De là un état d'esprit

extrêmement différent de celui qui préside à l'expertise : dans cette quête indéfinie du

judicieux point de vue pour le jugement conseiller, il est nécessaire de faire son deuil de l'avis

impeccable qu’on espère de la science experte, et de rompre avec toute conception totalisante

de la vérité en politique. Dans la mobilité structurelle qui consiste à parcourir des livres, « le

lecteur est une sorte de centaure mitoyen circulant dans plusieurs mondes. Toujours décalé

sinon souvent en porte-à-faux, il ne prétend pas pourtant habiter le point de vue de Dieu et

donner à voir le tout »15

. La tâche du conseil, tournée aussi bien vers les sources culturelles

fondatrices de la civilisation que vers les innovations de notre temps, est aussi longue et

périlleuse que l'action politique elle-même, dans une histoire commune à jamais ouverte ;

c’est elle qu’avec ce livre nous voulons reprendre et poursuivre.

Un livre de plus, donc, sur l’idée de république ? Peut-être, mais qui repose sur un

soupçon à la fois salutaire et inquiétant : l’inflation actuelle du vocable républicain est

12

Cf. Robert Damien, Bibliothèque et Etat, naissance d'une raison politique, Paris, P.U.F., 1995, et Le

conseiller du Prince de Machiavel à nos jours. Genèse d'une matrice démocratique, Paris, P.U.F., 2003. 13

Cf. la fameuse de lettre de Machiavel à Francesco Vettori du 10 décembre 1513, qui décrit la manière

machiavélienne de se recueillir « le soir » afin de s’interroger avec les maîtres anciens sur ce qui se passe « le

jour » (dans Nicolas Machiavel, Oeuvres, trad. sous la dir. de C. Bec, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 1239), ainsi

que, dans l'épître dédicatoire du Prince à Laurent de Médicis, le passage qui induit la tension dialogique comme

matrice de l'intelligence politique (ibidem, p. 110). 14

Cf. Robert Damien, Le conseiller du Prince de Machiavel à nos jours, op. cit., p. 393. 15

Robert Damien, « Machiavel et le miroir brisé du conseil », dans Thierry Ménissier et Yves Charles

Zarka, Machiavel. Le Prince ou le nouvel art politique, Paris, P.U.F., 2001, p. 96.

corrélative de la crise de nos institutions, de la désaffection de la politique sous ses formes

traditionnelles, et, derrière la transformation du marché mondial sous l’effet du

néolibéralisme, de la crise du sens commun16

. Elle correspond si étroitement à ces

phénomènes qu’il est tentant de la considérer comme un symptôme, au sens psychanalytique

du terme, à savoir comme une représentation-écran vis-à-vis d’angoisses ressenties comme

insupportables. Le doute, lorsqu’il se propage, devient gênant. Mais avec le malaise qui en

résulte, l’opportunité nous est aujourd’hui offerte de savoir si l’on peut se passer de la

référence à la république, et également quel coût aurait le dépassement de cette référence. La

construction d’une société démocratique, où la liberté privée et publique ne relève pas d’une

incantation, en quoi saurait-elle s’émanciper du recours théorique à l’idée de la communauté

politique ? Ou alors, s’il convient d’en sauver quelque chose, que nous apporte aujourd’hui la

représentation d’une « chose commune », et comment l’entendre exactement vis-à-vis des

urgences et des contradictions de notre monde ?

16

Cf. Denis Sieffert, Comment peut être (vraiment) républicain ?, Paris, La Découverte, 2006 ; Monique

Boireau-Rouillé, « Les enjeux du retour de l’idée de république dans le débat politique et intellectuel français »,

dans Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey (dir.), La République dans tous ses états, op. cit., p. 95-126.

Conclusion

Réinventer la république : élargir et approfondir la communauté civique

« Cependant il ne peut y avoir ni vraie liberté ni justice

dans une société si l’égalité n’y est pas réelle ; et il ne peut

y avoir d’égalité si tous ne peuvent acquérir des idées

justes sur les objets dont la connaissance est nécessaire à

la conduite de leur vie. L’égalité de la stupidité n’en est

pas une, parce qu’il n’en existe point entre les fourbes et

leurs dupes : et que toute société qui n’est pas éclairée par

des philosophes est trompée par des charlatans. »

Condorcet,

Journal d’instruction sociale. Prospectus17

Cette enquête sur les principes du républicanisme, nous l’avons conçue à la lumière de

la question de savoir si l’on devait aujourd’hui conserver à la fois le vocable et la grammaire

de la république, en soupçonnant, compte tenu des évolutions de notre monde, une usure

sémantique du premier et une possible péremption de la seconde. Nous pouvons conclure

cette enquête avec les résultats suivants : de fait, les notions cardinales de peuple, d’égalité, de

liberté politique, de légitimité de l’Etat ne peuvent plus valoir avec l’autorité que leur

conférait le discours républicain standard ; celles de peuple et de nation, plus particulièrement,

ne renvoient plus à une unité substantielle sur laquelle l’entendement pourrait compter afin de

déterminer aisément qui est le sujet politique légitime ; cette confusion des principes n’est en

soi nullement dramatique, du moins tant qu’il existe des cadres privilégiés pour un débat

public instituant, et pour des procédures qui transforment la pluralité conflictuelle en force de

proposition tangible pour la création des lois ; de plus, on remarque que, si le capitalisme

s’étend et offre au néolibéralisme la possibilité de s’imposer comme doctrine universelle

régissant les affaires, des dynamiques participatives apparaissent un peu partout sur la planète,

reflet d’une authentique aspiration à faire l’épreuve de la démocratie ; enfin, la recherche

17

Cité in Charles Coutel, Politique de Condorcet, op. cit., p. 38.

théorique concernant cette dernière n’a, dans l’histoire humaine, jamais été aussi massive ni

active. Une telle activité rejaillit sur le débat des anciennes questions républicaines, ainsi

qu’en témoigne le questionnement que leur adresse aujourd’hui le néo-républicanisme. En

d’autres termes, quand bien même la rhétorique républicaine de certains leaders politiques

d’aujourd’hui s’apparente effectivement à l’incantation magique ou à la manipulation

démagogique, si « république » signifie bien « expérience de la communauté politique »,

l’idée républicaine, ramenée à ses caractères essentiels, n’est pas encore devenue désuète car

elle peut s’appliquer à certains phénomènes importants de notre temps.

Nous avons montré, dans ce livre, à quelles conditions une telle possibilité nous

semble capable d’offrir ses ressources : il est nécessaire de contrer les effets du monisme

culturel et politique hérité de la tradition française du républicanisme, au profit d’une culture

de la participation et d’une pratique de la délibération qui, toutes deux, demeurent en

souffrance dans notre pays. Attitude qui revient à assumer les conséquences théoriques de

l’anthropologie « humaniste civique » (selon laquelle l’homme ne devient lui-même que

lorsqu’il œuvre à son émancipation par le biais de la participation civique), tout en ne

s’enfermant pas dans une conception substantielle de la morale civique. Les « valeurs de la

république », cette dernière doit les établir dans le mouvement même du débat qui constitue le

sujet collectif légitime. Actuellement, le débat existe sous deux formes : sous celle du débat

politique institutionnel, puisque dans les régimes démocratiques les élus, qui en ont reçu le

mandat, débattent au sein des assemblée afin d’établir les lois communes ; et sous celle du

débat public généraliste sur les questions politiques, sociales, culturelles et morales dans le

cadre des médias. Nous estimons que les évolutions actuelles rendent nécessaires un

déplacement des lignes structurant ces partitions, ainsi que la mise en œuvre d’une troisième

et d’une quatrième formes de débat, dont le déficit est aujourd’hui patent : il s’agit de créer les

conditions d’un débat politique généraliste préparant, pour certaines questions importantes,

un débat public institutionnel. En d’autres termes, nos démocraties formelles doivent

permettre à davantage d’individus particuliers de participer, pour autant qu’ils le souhaitent, à

un questionnement commun qui les responsabilise et qui éventuellement leur fournisse un

accès plus direct aux procédures de la décision collective. L’esprit du débat politique

gagnerait à devenir comme la seconde nature de nos sociétés, car les procédures actuelles

d’expression (élection des représentants et referendum) apparaissent insuffisantes, et l’activité

politique relativement confisquée. Si l’on veut donner ou redonner du sens au système actuel,

il est impératif que les citoyens se réapproprient directement une part de la délibération et de

la décision. Ainsi peut se produire un phénomène de réaffiliation à la chose publique, mais

surtout une publicisation des questions sensibles, et, par le biais de la discussion tumultueuse,

une élévation du niveau culturel et intellectuel général, selon une logique dont nous avons,

dans cet ouvrage, précisé les modalités18

. La responsabilité partagée du sens, telle est de ce

point de vue la signification ultime de la république.

Nous espérons de ce fait avoir établi que, lorsqu’on la débarrasse des scories de

l’histoire, il y a dans l’expérience républicaine un noyau dur sur lequel il est possible de se

fonder pour en renouveler l’exigence, si l’on veut échapper aux illusions dangereuses tendues

par un rapport magique au monde et par la démagogie. Cependant il ne s’agit pas de

« rénover » la république (comme on le dit d’une construction ancienne qui menace de

s’écrouler), mais bien de la « réinventer » par la promotion et la mise en forme des forces

susceptibles de régénérer la communauté civique. Nous estimons que cette réinvention peut

consister à la fois en un élargissement et en un approfondissement de celle-ci.

L’élargissement est possible par le biais par une utilisation publiquement intelligente

et politiquement active des nouvelles technologies. L’approfondissement – qui donne son sens

à l’élargissement – s’appuie sur le fait que le républicanisme se distingue du libéralisme et

plus encore du néolibéralisme en ce qu’il propose une conception de la vie bonne.

Ce serait l’objet d’un autre travail que de préciser quelles technologies d’information,

d’expression et de communication peuvent avoir des effets stimulant pour la « publicité »

démocratique et véritablement innovants sur la pratique républicaine de la politique. Nous

pouvons, dans les lignes suivantes, simplement esquisser quelques pistes. De nombreuses

analyses documentées et sans concession mettent en valeur le fait qu’Internet favorise

effectivement l’effervescence typique de la démocratie19

. En effet, tandis que la presse

classique semble perdre continuellement de l’influence, la Toile s’avère un extraordinaire

instrument de démultiplication et de variation de l’information ; grâce à ce médium si typique

de la pluralité démocratique, l’expression personnelle prend des formes d’une variété infinie ;

le savoir est renouvelé dans ses modes de présentation et même d’intelligibilité ; la

participation civique évolue également et se reformule par le biais des nouvelles technologies.

18

Voir supra, chapitres VII et VIII. 19

Voir notamment Nicolas Vanbremeersch, De la démocratie numérique, Paris, Presses de Science Po,

2009 ; Henri Oberdorff, La démocratie à l’ère numérique, Grenoble, P.U.G., 2010 ; Dominique Cardon, La

démocratie internet. Promesses et limites, Paris, Editions du Seuil et La République des Idées, 2010.

Dans sa variété même, le nouveau monde médiatique suit une logique dont on a montré

depuis quelques temps déjà qu’elle impliquait un ensemble de conduites capables de remettre

en question les comportements politiques traditionnels20

. Si, la démocratie est bien un espace

où le sens s’autoinstitue21

, Internet ouvre des perspectives remarquables pour la pratique

publique de la parole et pour la promotion de la vérité. Ces nouvelles Lumières

technologiques expriment d’ailleurs un fort désir de mise en commun. Fondamentalement

contributif, le web 2.0 connaît des formes variées de communauté, depuis les réseaux sociaux

plus ou moins ouverts jusqu’aux sources documentaires sans cesse enrichies par la

multiplicité des approches. Ces évolutions nous inspirent deux remarques. Premièrement,

l’ethos néolibéral dominé par la conduite intéressée trouve dans l’économie numérique à la

fois un développement et un contrepoint qui donne à penser que la fin de l’histoire n’est pas

encore à l’ordre du jour : tant sur le plan économique que politique, des évolutions relatives

au désir contemporain de communauté sont possibles, qui sont susceptibles de bouleverser la

psyché contemporaine. Deuxièmement, nous ne confondons pas la fraternité révolutionnaire

et « l’amitié » des membres du réseau Facebook lorsque nous évoquons la modification

apportée par Internet à la pratique de la communauté ; souvent superficielle, la relation

interindividuelle par le biais du premier réseau social mondial n’est probablement pas le levier

direct d’un renouveau de la communauté civique. Toutefois, très empathique, l’échange

électronique participe bel et bien d’une re-émotionnalisation du rapport à autrui et tend à

constituer une « société des semblables » (pour employer une expression volontairement

ambigüe) aux contours indéfinis, mais qui fournit à l’humanité le sentiment d’être une en

dépit de ses différences culturelles, politiques, religieuses et morales. Entendue au sens vague

du terme, la communauté humaine s’élargit, même si Internet n’est pas la conscience-monde

qu’une nouvelle forme de républicanisme pourrait considérer comme son principe moteur.

Cependant, cet élargissement n’a aucun sens politique tant qu’on ne l’a pas pensé en

fonction d’un approfondissement de ce que signifie « communauté civique ». Un des points

centraux abordé par notre enquête à travers les différentes formes de républicanisme réside

dans la réponse à la question de savoir ce qui peut être commun dans l’expérience de la

20

Voir Manuel Castells, La galaxie Internet, trad. P. Chemla, Paris, Fayard, 2002 : chapitre V « La

politique d’Internet I », p. 171-205 ; et Cass Sunstein, Republic.com, Princeton, U.P., 2001. 21

Voir Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France,

Conclusion : « Les voies nouvelles de la souveraineté du peuple », Paris, Gallimard, 2000, p. 440 : « Le but de la

démocratie est […] de substituer un principe d’auto-institution du social à tous les pouvoirs antérieurs imposés

de l’extérieur ».

république. Le républicanisme n’est ni tout-à-fait un individualisme, ni tout-à-fait un holisme,

il est un « individualisme participatif » pour lequel la délibération et la prise de décision

collective sont vecteurs de sens pour l’humain. Et mieux encore, parce qu'il est cela, le

républicanisme implique un engagement éthique qui le distingue de la « neutralité » libérale.

C’est à partir de ce souci éthique que la question du commun est posée par tous les auteurs

républicains. C'est pourquoi une des propositions finales de Philip Pettit dans Républicanisme,

par laquelle cet auteur invite à « civiliser la république »22

, prend un relief tout particulier : il

est en effet conforme au projet républicain depuis ses origines de penser la « civilité », c’est-

à-dire de proposer aux citoyens un rapport non-utilitariste aux lois communes qui, derrière

l’idéal de mœurs harmonieuses, se confond avec une certaine idée de la civilisation. Nous

souscrivons à une telle perspective, et tout en développant dans les pages qui suivent des

considérations personnelles nous la reprenons volontiers à notre compte.

Aujourd’hui, dans le contexte de la globalisation du monde, la question du commun

est reposée à une toute autre échelle, et il s’agit de savoir ce qui peut être commun entre des

hommes toujours séparés selon l’espace et de par leurs cultures mais tout de même reliés

grâce aux liens du commerce. Or, bien que, du point de vue moral, nous puissions concevoir

l’humanité comme un ensemble, la communauté civique mondiale n’existe pas encore, et il

n'est d'ailleurs pas certain qu'une telle entité puisse exister un jour. Mais on pourrait dire que,

sous l'effet de la globalisation, il doit se produire une nécessaire convergence entre les

thématiques républicaines et le point de vue du cosmopolitisme. Dans cette configuration, il

semble possible de concevoir un concept médian qui guide la convergence. Ce concept, c’est

celui de dignité, et, bien que d'origine morale plutôt que politique, il est susceptible de jouer

un rôle essentiel non seulement en faveur d'une telle convergence, mais également pour

rappeler la signification de la notion de communauté civique dans un monde comme celui

d’aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de répondre à la question : « de quoi peut-il y avoir

communauté ? ».

Cette notion de dignité repose sur une ambiguïté majeure : si étymologiquement elle

renvoie à la dignitas latine, et renvoie au rang social occupé par une personne, elle évoque

également le respect qui s’attache à la même personne, considérée d’un point de vue moral.

Cette dernière signification est au cœur de la construction moderne des droits de l’homme,

pour lesquels toutes les personnes humaines possèdent une part de dignité, car on estime qu’il

22

Voir Philip Pettit, Républicanisme, op. cit., chapitre VIII, p. 323-362.

se trouve par nature attachée à elles une qualité impliquant la considération d’autrui, voire

suscitant en lui l’empathie23

. Nous disons que la dignité peut servir à réinventer la

communauté civique, en l’approfondissant, car elle apporte un début de réponse à la

question contemporaine : « que mettons-nous en commun dans la république ? », et cela de

trois manières différentes.

D’abord, le monde « globalisé » est régulièrement traversé par des expériences

d’indignation collective – expression de protestations empathiques disant que quelque chose

d’indigne se produit d’un point de vue humanitaire ou politique. Certes, l’indignation est

mauvaise conseillère, car elle peut aisément être suscitée par les démagogues, et de plus cet

affect négatif ne saurait suffire à donner sens à l’idée d’une véritable communauté civique.

Mais cela signifie que, très nombreux dans le monde, nous ressentons la violation de dignité

comme un affect fondamental, sinon comme la base d’une émotion collective qui ne s’épuise

pas dans la défense de telle ou telle cause. Cette émotion dessine, même si c’est de manière

vague, les contours d’une communauté humaine fondée sur l’égalité de dignité entre tous les

êtres humains susceptibles de souffrir.

Ensuite, et plus fondamentalement, la notion de dignité humaine apporte au projet de

communauté civique dans un monde globalisé une perspective très stimulante. Une des

limites du républicanisme standard, nous l’avons montré dans le chapitre II, réside dans le fait

qu’il a part liée aux ensembles « nationaux », ethniques et étatiques. Double limite en vérité,

puisque le républicanisme a présidé à la construction des logiques nationalistes dans le

moment de constitution de l’Etat-nation, puis se trouve amoindri par la remise en question du

niveau étatique et national dans le mouvement de la globalisation. Ces deux phénomènes

renvoient au même problème de l’enfermement du républicanisme standard dans la

communauté civique entendue comme particularité ethnique, culturelle, idéologique ou

politique – cela, même si la conception de la république issue des Lumières (sensible en

particulier dans les œuvres de Condorcet et de Kant) a toujours intimement mêlé la

représentation de l’Etat de droit et la considération des droits de l’homme. L’idée de dignité

humaine relève quant à elle d’une logique, tout différente, de l’universalité de ces droits, et

23

Cette détermination « subjective » ou éthique de la notion de dignité recouvre elle-même une ambiguïté

importante, du fait que, ainsi que le montre Jean-Yves Goffi à propos de la question topique de la fin de vie

volontaire, le même argument d’une qualité intrinsèquement attachée à la personne peut servir aussi bien les

défenseurs de l’euthanasie que ceux qui la condamnent. Voir Jean-Yves Goffi, Penser l’euthanasie, Paris,

P.U.F., 2004 : chapitre V, « Arguments déontologiques à propos de l’euthanasie : dignité humaine et droits », p.

88-98.

par conséquent pointe leur caractère non- ou supra-politique. De sorte que la dimension de la

dignité fournit pour la notion de communauté civique un moyen remarquable d’en préciser les

limites.

Quelle communauté voulons-nous, ou pouvons-nous espérer, pour le monde qui est en

train de se faire ? Question qui apparaît idéaliste, il est vrai, si on la pose en dehors de toute

considération matérielle (économique, sociale et technologique), mais qui n’en demeure pas

moins pertinente au plan d’une philosophie à la fois entendue comme théorie normative et

valable pour aujourd’hui. Elle réinterroge en effet un des thèmes cardinaux du républicanisme

que nous avons évoqué dans les deux premiers chapitres, celui du patriotisme : tandis que cet

affect, étroitement caractérisé ou envisagé selon le nationalisme typique de la modernité,

désigne pour le citoyen un attachement à sa communauté de coutumes, de culture et de

valeurs, la question est posée de savoir à quel niveau il peut de nos jours se situer sans outrage

pour la dignité humaine. Dans certains contextes tendus que l’histoire connaît souvent et que

les flambées nationalistes recréent à loisir, le patriote peut légitiment être soupçonné de

négligence envers les droits de l’homme, et symétriquement l’humaniste des droits de

l’homme peut aisément passer pour quelqu’un qui n’aime pas sa patrie. Il existe par

conséquent un véritable dilemme, qui met en tension l’amour des siens et l’amour des

hommes24

.

On pourrait trouver dans l’œuvre d’Arendt des éléments pour sortir du dilemme entre

une communauté « patriotique » étroite (fondée sur un attachement sensible des citoyens car

basée sur le partage de la langue, des habitudes, des représentations et des valeurs) et une

communauté « universelle » (dont la portée morale est basée sur l’idée d’humanité, mais qui

peine à se constituer politiquement faute d’une histoire et de passions communes à l’ensemble

des hommes). La communauté humaine – horizon ou ressort de la communauté civique, la

chose apparaît finalement indécidable chez Arendt – se fonde pour l’auteur de The Human

Condition sur la prise en compte de la culture ; un patriotisme de type culturel rappelle aux

individus l’importance du registre du sens, par lequel les affaires humaines sont sauvées du

risque de l’oubli. D’après Arendt, en effet, les hommes agissent politiquement à partir du

moment où – et dans ce moment se joue leur dignité, c’est-à-dire rien moins que la

24

Pour une discussion de ce dilemme et de la valeur éthique du patriotisme dans le contexte

contemporain, voir Alasdair MacIntyre, « Le patriotisme est-il une vertu ? », dans André Berten, Pablo Da

Silveira et Hervé Pourtois, Libéraux et communautariens, op. cit., p. 286-309.

consistance de leur existence – ils prennent conscience de leur fragilité commune et en dépit

de leurs différences ils se rassemblent pour agir collectivement25

.

Enfin, c’est dans la perspective d’une philosophie politique appliquée que nous

pouvons envisager les ressources de l’idée de dignité. A cet égard, la réflexion d’Avishaï

Margalit nous apporte un éclairage considérable sur ce qu’elle peut signifier pour une

communauté civique aujourd’hui. Dans son examen du concept de la « société décente »,

Margalit avance qu’une telle organisation se définit comme « une société dont les institutions

ne violent pas la dignité des gens qui se trouvent dans son orbite »26

, au sens où elles

n’humilient pas les personnes placées sous l’autorité de l’administration. S’il paraît fort

délicat à préciser, le concept d’humiliation peut lui-même être pensé à partir de la

problématique de la reconnaissance, soit à partir d’un concept intersubjectif de l’autonomie

emprunté à la théorie critique27

. Ainsi le couple constitué par la visée de la « société décente »

et par la considération de la « reconnaissance » contribue à établir des conditions concrètes

favorables à la dignité. La tâche de veiller à ces conditions recouvre le périmètre d’action

d’une communauté civique d’aujourd’hui. Envisagée de cette manière, la communauté

civique de la république adaptée à notre temps consacrerait en effet une attention particulière

au fait que les citoyens soient considérés à égalité de dignité : respectés au sein de la « société

décente » et égaux dans la prise de parole (aidés en cela par la volonté publique d’éduquer et

d’enrichir culturellement ceux qui sont en souffrance), ceux-ci apporteraient à la délibération

la variété de leur expérience, et seraient guidés par des responsables politiques dont l’attitude

ne serait jamais indigne (est digne le leader qui, par sa conduite, contribue à donner ou à

redonner à chacun l’idée de sa propre dignité).

Le républicanisme, ainsi requalifié comme théorie politique adaptée à notre temps,

trouve donc dans la dignité partagée par tous le « commun » qui fonde la chose publique. Et

au-delà de ce constat, ainsi que nous espérons l’avoir montré, dans les pratiques innovantes

d’une communauté civique réinventée par les significations variées de la dignité réside la

possibilité d’une authentique liberté publique.

25

Voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., chapitre V, p. 241, sur « le réseau des

relations humaines qui existent partout où les hommes vivent ensemble ». 26

Avishai Margalit, La société décente, trad. F. Billard, Paris, Flammarion, 2007, p. 57. 27

Voir Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rusch, Paris, Le Cerf, 2000.