La légitimation discursive des stratégies de localisation à l’international : une étude de...

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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article « La légitimation discursive des stratégies de localisation à l’international : une étude de cas comparée de deux groupes agroalimentaires français » Bertrand Sergot et Nathalie Claret Management international / International Management / Gestión Internacional, vol. 16, n° 1, 2011, p. 45-57. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/1006917ar DOI: 10.7202/1006917ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 25 June 2016 08:37

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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à

Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents

scientifiques depuis 1998.

Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]

Article

« La légitimation discursive des stratégies de localisation à l’international  : une étude de cascomparée de deux groupes agroalimentaires français »

Bertrand Sergot et Nathalie ClaretManagement international / International Management / Gestión Internacional, vol. 16, n° 1, 2011, p. 45-57.

Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

URI: http://id.erudit.org/iderudit/1006917ar

DOI: 10.7202/1006917ar

Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

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Lalittératureenmanagementinternationals’intéressedelonguedate aux stratégiesde localisationdesFirmes

MultiNationales (FMN), aux décisions qui les compo-sentetàleursdéterminants(Melin,1992;Dunning,1998;ColovicetMayrhofer,2008).Cet intérêtseconcentresurlesdécisionsconduisantàunaccroissementdeleurscapa-cités productives à l’étranger, écartant ainsi les décisionsderestructurationduchampd’étude.Sil’importancedelaquestiondelalégitimitédesFMNetdeleurspratiquesaétéreconnue(KostovaetZaheer,1999),peudetravauxacadé-miquesontétéréaliséssurlesdynamiquesdelégitimationdiscursive construites autourde leursdécisionsde locali-sation(LaurilaetRopponen,2003).Or,l’apparitionrécur-rente d’accusations de délocalisation à l’endroit de FMNréalisant parallèlement des opérations de restructurationdansleurpaysd’origineetdesopérationsd’accroissementde leurs capacités productives à l’international peut êtreanalyséecommelesigned’uneremiseencausedelalégi-timitéde leursstratégiesde localisation(Chanteau,2003;Levy,2008;DurvasulaetLysonski,2009).

Des travaux récents ont été réalisés sur les affronte-mentsdiscursifsentourantdesdécisionsderestructurationcontroverséesprisespardesFMN(Vaaraet al.,2006;Vaara

etTienari,2008;ErkamaetVaara,2010).Ilsontmisàjourlesprincipauxtypesdestratégiesdiscursivesmobilisésparlesdifférentsacteursconcernésenvuedecontesterlalégi-timitédeschoixeffectués,maisaussi,pour lesdirectionsdesFMNenquestion,afindepréserverlalégitimitédeceschoix. Ces stratégies discursives sont généralement utili-séesdemanièreimbriquée,donnantainsinaissanceàunevastepanopliedeconfigurationsdiscursivesàladispositiondesacteursimpliqués(Vaaraet al.,2006).

Philipset al.(2004)soulignentpourleurpartlesfortestendances à la convergence des productions discursivesdans un champ organisationnel donné. Il n’existe toute-fois pas de déterminisme en la matière et la question delaconvergencedesdiscoursauseind’unchampdemeureaujourd’huiencorelargementouverte.

Notreobjectifdanscetarticleestd’étudierdansquellemesurelatypologiedesstratégiesdelégitimationdeVaaraet  al. (2006) constitueunegrilled’analysepermettant derendre compte des principales similitudes et différencesexistant dans les configurations discursives construitespardifférentesFMNpourpréserver la légitimitéde leursstratégies de localisation à l’international, ainsi que de

Résumé

Les firmes multinationales (FMN) fontfaceàunecontestationpubliquecroissantede leurs stratégies de localisation. Cettecontestation, qui s’appuie notamment surla mobilisation du terme délocalisation,incite leurs dirigeants à produire un dis-coursdelégitimationdecesstratégies.Leprésentarticleétudie,àpartirdel’analysecomparative et longitudinale des cas desgroupes Bonduelle et Bel sur la période2001-2009,dansquellemesure la typolo-gie des stratégies discursives de Vaara et al. (2006) constitue une grille d’analysepertinentepourrendrecomptedesconfigu-rationsdiscursivesélaboréesparlesFMNpourpréserverlalégitimitédeleurstraté-giedelocalisationàl’international.

Mots clés: analyse de discours, industriesagroalimentaires,légitimité,restructurations,stratégiedelocalisation.

AbstRAct

Multinational Corporations (MNCs) areincreasinglyfacedwithapublicquestion-ingoftheirlocationstrategies.Thisques-tioning, which partly relies on the use oftheword“offshoring”,promptsmanagersto produce discourses legitimizing theselocation strategies. Through a compara-tiveandlongitudinalanalysisofthecasesof the Bonduelle and Bel groups in the2001-2009timeperiod,thepresentarticlestudies the interest of using the typologyofdiscursivestrategiesproposedbyVaaraet al.(2006)asaframeworktounderstandthediscursiveconstructionselaboratedbyMNCs topreserve the legitimacyof theirinternationallocationstrategy.

Keywords:discourseanalysis,foodindustry,legitimacy,restructuring,locationstrategy.

Resumen

Las EMN se enfrentan con una contesta-ciónpúblicacrecientedesusestrategiasdelocalización.Estaseapoyaparticularmentesobrelamovilizacióndeltérminodesloca-lizacióneincitaasusdirigentesaproducirundiscursodelegitimacióndesusestrate-giasde localización.Esteartículoestudia,apartirdelanálisiscomparativoylongitu-dinaldeloscasosdelosgruposBonduelleyBelsobreelperíodo2001-2009,enquémedida la tipología de las estrategias dis-cursivasdeVaaray al.(2006)constituyeuncuadrodeanálisispertinenteparainformardelasconfiguracionesdiscursivasconstrui-dasparalasEMNparapreservarlalegiti-midad de su estrategia de localización alinternacional.

Palabras claves: análisis de discurso,industriaagroalimentaria,legitimidad,res-tructuraciones,estrategiadelocalización.

La légitimation discursive des stratégies de localisation à l’international : Une étude de cas comparée de deux groupes agroalimentaires français

BERTRAND SERGOT NATHALIE CLARETPESOR PESOR Université Paris-Sud Université Paris-Sud

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comprendre lesoriginesdes éventuellesdifférences repé-rées.A cette fin, nous avons choisi de tester, à partir del’analysecomparativeetlongitudinaledescasdesgroupesagroalimentaires françaisBonduelle etBel sur la période2001-2009, laproposition selon laquelledeuxentreprisesexposéesàunensemblecomparabledeforcesinstitution-nellestendraientàs’appuyerdurablementsurlemêmetypedeconfigurationdiscursive.

Dansunepremièrepartie,nousanalyserons lesensei-gnementsde la littératuresur lesstratégiesdiscursivesdelégitimationdedécisions contestées et nous expliqueronsenquoicestravauxsontsusceptiblesd’éclairerlesdiscoursdelégitimationconstruitspardesFMNsurleursstratégiesdelocalisation.Dansunedeuxièmepartie,aprèsavoirjus-tifiélechoixdelaméthodedel’analysedecascomparée,nousprésenteronslesgroupesBonduelleetBeletexplique-ronslesraisonsdelasélectiondecesdeuxentreprises.Puis,nous expliciterons les principaux choix méthodologiquesqui ont guidé la collecte et l’analyse des données empi-riques.Enfin,dansune troisièmepartie, nous exposeronslesprincipaux résultatsde l’étudedecas comparéeavantdeconclureensynthétisantlesapportsdecetarticleetenévoquantlespistesouvertespourdefuturesrecherches.

Revue de la littérature

Légitimité, stRAtégies de LégitimAtion et discouRs

Demanièregénérale,Suchmann(1995)définitlalégitimitécomme« a generalized perception or assumption  that  the actions  of  an  entity  are  desirable,  proper,  or  appropriate within some socially constructed system of norms, values, beliefs, and definitions »(p.574).Lalégitimitén’estpasunattributstatiquedesorganisations.Elledoitêtreprogressi-vementconstruitepuisconstammentdéfendue,demanièreréactive ou préventive, au travers de processus de légiti-mation(Vaaraet al,2006).Lesélémentsdiscursifsoccu-pentuneplacecentraledanscesprocessusdelégitimation(Philipset al.,2004;Vaaraet al.,2006).

Letermedediscoursrecouvrel’ensembledesactivitésoralesouécritesdestinéesàdonnerdusensàunobjetsocialpouruneaudienceparticulière(Hardy,2001;Philipset al.,2004).Lesdiscourstrouventleurtraductionconcrètedansdestextesquienconstituentl’unitédebase(Hardy,2001).Cettenotionde«texte»désignetouteformed’expressionlinguistique ou sémiotique qui peut être isolée et conser-vée de manière permanente (documents écrits, photos,symbolestelsqueleslogos,conversationsouprésentationsorales,Philipset  al., 2004 ;Fairclough, 2005).Dansdescontextesorganisationnels,lestextessontprogressivementcombinés en structuresdiscursives cohérentes et relative-mentstablesquipeuventêtrequalifiées«d’ordresdedis-cours»(Fairclough,2001b,2005).

Les «crises de légitimité» constituent des momentsclésducycledelégitimation-délégitimationdesordresde

discoursdans lesorganisations(KostovaetZaheer,1999;Philipset al.,2004;VaaraetTienari,2008).Ils’agit,soitd’actionsnouvellesquiremettentenquestionlesschémascognitifsdominants(SuddabyetGreenwood,2005),soitdedécisionscontroversées,tellesquedesdécisionsdeferme-turedesitespardesFMN(VaaraetTienari,2008;ErkamaetVaara,2010).Lorsdeces«crisesdelégitimité»,lesdif-férentespartiesprenantesconcernéesdéploientdesstraté-giesdelégitimationoudedélégitimationvariées(Vaaraet al.,2006;ErkamaetVaara,2010;VaaraetMonin,2010).Demanièregénérale,lesstratégiesdelégitimationsontdes« specific ways of mobilizing discursive resources to create a sense of legitimacy or illegitimacy »(VaaraetTienari,2008,p. 987).EeroVaara (Vaaraet  al., 2006;Vaara etTienari,2008;VaaraetMonin,2010)distingue,ens’appuyantsurles travauxdeVanLeeuwenetWodak (1999), cinq caté-gories de stratégies discursives de (dé)légitimation : lesstratégiesdetypenormalizationounaturalization(VaaraetMonin,2010)s’efforcentd’établir,dansl’espritdesacteurssociaux,lecaractèreinévitabledesdécisionsd’entreprisespourasseoirleurlégitimité;lesstratégiesdetypeauthori-zationlégitimentcesdécisionsautraversdelaréférenceàdesentitésimpersonnelles,tellesquelestraditions,leslois,lesmarchésfinanciers,ouàdesindividusdotés,dufaitdesfonctionsqu’ilsexercentoudeleurexpertiseperçue,d’uneautoritéparticulière; les stratégiesde type rationalizationconfèrentdelalégitimitéàcertainespratiquesorganisation-nellesautraversdel’utilitéoudurôlespécifiquequileurestreconnu,enparticulieràl’aunedecritèresfinanciers;lesstratégiesdetypemoral evaluationlégitimentlesdécisionsd’entreprisesen recourantàdesvaleurs largementaccep-téesdansleurenvironnementsocial,tellesquelesvaleurshumanistes ou néolibérales; enfin les stratégies de typenarrativization s’appuientsurl’utilisationd’unetramenar-rative,autraversdelaconstructionderécitsplausiblesetattractifspourlesaudiencesvisées.Lesétudesempiriques(notammentVaaraet al.,2006;VaaraetTienari,2008)ontmontréquecesdifférentescatégoriesdestratégiesdiscur-sivesétaientgénéralementmobiliséesdemanièrecombinéeparlesacteurscherchantàdélégitimerdesdécisionsorga-nisationnellescontestées,maiségalementparlesdirectionsdes entreprises concernées cherchant à protéger la légiti-mitédeleurschoix.

Les déLocALisAtions et LA déLégitimAtion des stRAtégies de LocALisAtion des fmn

Dans le cadre des débats publics consacrés aux délocali-sations, ce terme est habituellement utilisé pour désignerl’ensemble des «mouvements d’entreprises conduisantà la substitution délibérée d’une production nationalepar une production étrangère» (Grignon, 2004), et, parvoie de conséquence, la substitution de salariés français,par exemple, par une main-d’œuvre étrangère en vue dediminuer les coûts, notamment les coûts salariaux (Jahnset  al., 2006). L’identification précise d’une décision de

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délocalisation,ausensusuelduterme,requiertdonclapré-senceconjointede trois éléments (Sergot, 2011) : 1)unedécision,paruneentreprise,deréduiresescapacités(etseseffectifs) dans son pays d’origine, ou dans d’autres paysindustrialisés ; 2) une décision, par la même entreprise,d’accroître ses capacités (et les effectifs qu’elle emploie)dansd’autrespaysoud’externaliserdesactivitésauprèsdeprestataires implantésdansdespays àbas coûts ; 3) unerelationcausaleentrecesdeuxdécisions,articuléeautourdelavolontéderéduirelescoûtsd’exploitation.

L’intérêt que suscite la question des délocalisations,notamment en France, signale une profonde remise enquestiondela légitimitédesstratégiesdelocalisationdesFMN. Cette remise en question s’appuie précisément surl’établissement,danslesdébatspublics,d’unerelationcau-saleentrelesopérationsderestructurationmenéesdanslepaysd’originedecesFMNet ledéveloppementparallèlede leursactivitésà l’international (Chanteau,2003;Levy,2008;DurvasulaetLysonski,2009).Elle induitdoncunemodificationdesfrontièresdelanotiondestratégiedeloca-lisationappliquéeauxFMNafind’inclure,outrelacréationdenouvellesfilialesoudenouveauxsitesàl’étrangeretlesopérations internationales de Fusion-Acquisition (Melin,1992; Dunning, 1998; Colovic et Mayrhofer, 2008), lesdécisionsd’accroissementdecapacitésdanslepaysd’ori-ginedecesFMNainsiquelesopérationsderéductiondecapacités (fermetures de sites, réductions localisées d’ef-fectifs)àlafoisdansethorsdeleurpaysd’origine.Dansla sphèrepubliquedepaysdéveloppéscomme laFrance,l’internationalisationcroissanted’uneentreprisetendainsià apparaître commeunemenace, non seulementpour lessalariésenpostedel’entrepriseconcernée,maiségalementpour la santé économique et sociale de régions, voire depaysentiers (Chanteau,2003;Levy,2008).L’association,sur la place publique, du mot délocalisation avec le nomd’uneentrepriseparticulièreconstituedoncune«crisedelégitimité»,ausensoùellerisquedeporteratteintegrave-mentà l’imagede l’entrepriseconcernéeet,par cebiais,aux relationsque celle-ci entretient, dans sonpaysd’ori-gine, avec certaines parties prenantes ancrées, telles queses employés ou ses clients (Levy, 2008; Durvasula etLysonski,2009).

constRuction et homogénéisAtion des discouRs de LégitimAtion des stRAtégies de LocALisAtion des fmn

Bienque l’établissement et lemaintiende leur légitimitéorganisationnelle ait été reconnu comme l’un des prin-cipaux enjeux pour des FMN confrontées à des environ-nements institutionnels nationaux multiples (Kostova etZaheer, 1999), peu d’intérêt a été porté à la légitimationdeleursstratégiesdelocalisationetàlanaturedesstraté-giesdiscursivesutiliséesàcettefin.LetravaildeLaurilaetRopponen(2003)constitueunpremierpasintéressantdanscesens,maisleuranalyserestelimitéeàlalégitimationdesopérationsd’expansionàl’international.

LagrilleproposéeparVaaraet al.(2006)aprouvésongrand intérêtpour l’analysedudiscoursdéveloppépar ladirectionde certainesFMNenvuede légitimerdesopé-rations de restructuration controversées. Elle n’a pas étéappliquéeàl’étudedesconstructionsdiscursivesdestinéesàpréserverlalégitimitédelastratégiedelocalisationd’en-semble d’une FMN lorsque celle-ci implique la mise enœuvre, sur une même période, de décisions de réductiondecapacitésdanssonpaysd’origineetdedécisionsd’aug-mentationdesescapacitésproductivesàl’international.Enoutre,cettegrilled’analysen’aétéutiliséejusqu’àprésentqu’enrelationavecdesdécisionsisolées.Lestravauxexis-tant ne sont, de ce fait, pas en mesure de contribuer auxdébats entourant la question de l’homogénéisation desconfigurations discursives construites par la direction desentreprisesappartenantàunmêmechamporganisationnel.

Dans leprolongementdes travauxfondateursdunéo-institutionnalismesociologique,Philipset al.,(2004)consi-dèrentqu’unchamporganisationnel se caractériseparunensemble de discours partagés, favorisant la convergenceprogressivedespratiquesdiscursivesdesorganisationsquile composent. Cependant, les discours constituent égale-ment un vecteur important du changement institutionnel.Certains acteurs disposant d’une légitimité particulière-ment forteproduisentdes textesqui,par leur largediffu-sion,peuventaltérerprofondémentl’ensembledesnormesetdescroyances régissant le fonctionnementd’unchamp(Philipset al.,2004).PourHoffman(1999),unchampdoitdonc être appréhendé non pas comme un environnementinerte,maiscommeunearènedanslaquelles’opposentdesagentsayantdesperspectivesetdesrhétoriquesdifférentes.L’homogénéité des pratiques et des discours, lorsqu’elleexiste, concerne plutôt des sous-populations d’agentsspécifiques au sein du champ. Des tendances fortes à laconvergencedesdiscoursontainsiétémisesenévidence,aussi bien dans la manière dont les agences de conseilsenrelationspubliquesde troispaysd’EuropeduNordseprésentent sur leurs sites Internet (Isaksson et Jorgensen,2010), que dans les discours élaborés par les entreprisesfinlandaisesdeproductiondepapierafindejustifierleursopérations de développement à l’international (Laurila etRopponen, 2003). Derrière cette apparente convergencediscursive, de subtiles différences apparaissent dans lesdeux cas. L’identification de leurs origines s’avère parti-culièrementutileàlacompréhensiondestrajectoiresdéci-sionnellessuiviesparlesdifférentesentreprisesétudiées.

Choix méthodologiques et présentation du terrain

L’étude compARée des cAs de bondueLLe et de beL entRe 2001 et 2009

Nousavonsretenulaméthodologiedel’étudedecascom-parative et longitudinale afin de tester, dans une logiquede réplication (Yin, 2003), la proposition selon laquellelesdiscoursde légitimationproduitspardeuxentreprises

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appartenantàunmêmechamporganisationneletexposéesàunensemblecomparabledeforcesinstitutionnelles ten-draientàs’appuyerdurablementsurlemêmetypedeconfi-gurationdiscursiveetafindemettreàjour,ennousappuyantsurlatypologieproposéeparVaaraet al.(2006),lesconfi-gurations autour desquelles cette éventuelle convergences’effectue.Lescassélectionnés, lesgroupesBonduelleetBel,seprêtentparticulièrementbienàcetexercice2.

Premièrement,legroupeBonduelleetlesFromageriesBel sont deux entreprises françaises de grande taille(voir tableau 1) appartenant au secteur des IndustriesAgroAlimentaires(IAA).

Ellessonttoutesdeuxspécialiséesdansunsous-secteurdesIAA,latransformationdelégumespourBonduelleetles produits laitiers pour Bel. Pour des raisons essentiel-lement logistiques (recherchedeproximité avec les four-nisseurs agricoles et/ou avec les clients) et économiques,lesIAAsontsouventperçuescomme«peudélocalisables»(Grignon,2004).Cependant,l’apparitionpériodiqued’ac-cusations de délocalisation particulièrement médiatiséesenvers des entreprises agroalimentaires, telles Flodor en2003,levolaillerDouxen2004et2008,ouAmora-Mailleen 2008, a contribué à faire évoluer cette représentation,les délocalisations n’étant plus considérées aujourd’huicommecomplètementirréalistesdansl’agroalimentaire,ycomprisparlesacteursdusecteureux-mêmes3.

Deuxièmement, les deux entreprises, déjà fortementinternationaliséesen2001,ontconnuuneexpansionaccé-léréedeleursactivitéshorsdeFrancede2001à2009(voirtableau1).Leursstratégiesdedéveloppementàl’interna-tionals’appuientsurunevolontédeglobalisationdeleursproduits,toutentenantcomptedesspécificitésdesconsom-mations alimentaires locales. Ainsi les Fromageries Belarticulent-ellesleurdéveloppementautourdecinqmarques

internationalesproposantdesproduitsstandardisés,commeLa Vache qui rit, et d’une trentaine de marques locales.Le groupe Bonduelle, pour sa part, a la volonté d’impo-serlesproduits(conserves,surgelésetfrais)desamarqueéponyme sur de nouveaux marchés, tout en reprenantquelques marques locales bien établies. Les deux entre-prises constituent donc des organisations transnationalesausensdeBartlett (1986).Demanièreplusprécise,ellesappartiennentaumodèle«glocaliste» identifiéparSaivesetDesmarteau(2010)danslesecteuragroalimentairequé-bécois. Ce développement à l’international s’est traduitsur le plan industriel par lamise en serviceou l’acquisi-tiondeplusieursusines,notammentenEuropeoccidentale(Italie,Allemagne,Belgique),enEuropedel’Est(Hongrie,Russie)etauCanadapourlegroupeBonduelle;auxPays-Bas, en Europe de l’Est (Ukraine, République tchèque),au Proche et au Moyen Orient (Maroc,Algérie,Turquie,Egypte, Syrie, Iran) pour Bel. Parallèlement, les deuxentreprises ont procédé à des restructurations significa-tivesdeleuroutilindustrielenFrance:4sitesfermésentre2003et2005pourBonduelle;1 site ferméet1 sitecédéen2001-2002pourBelainsiquedesréductionsd’effectifsimportantessur2autressitesen2008.LacoexistencedecesrestructurationsenFranceetd’unfortdéveloppementà l’international constitue un terrain fertile pour d’éven-tuelles accusations de délocalisation. De fait, BonduellecommeBelont fait l’objet,notammenten20044,de sus-picionspubliquesdedélocalisationsindustrielles,mêmesiellessontrestéesrelativementdiffuses.

Troisièmement, les deux groupes sont des entreprisesfamilialesausensleplusstrictduterme(LeBreton-MilleretMiller,2009),puisqu’ilssontcaractérisés, toutau longdelapérioded’étude,paruneconcentrationfortedupou-voirdepropriétéentrelesmainsdesdescendantsdeleursfamilles fondatrices respectives (la famille Bonduelle

TABLEAU 1

Chiffres clefs des groupes Bonduelle et Bel

CA en millions d’euros (dont part hors de France) Usines (dont usines hors de France) Effectifs permanents

2001 2009 2001 2009 2001 2009

Bonduelle 1100(48%) 1542(64%) 22(8) 37(23) 4508 6183

Bel 1741(63%) 2221(nc) 22(16) 27(21) 9300 11500

Sources:RapportsannuelsdeBonduelleetdeBel

2. Ilconvientdepréciserquenousavonschoisidenousconcentrersurlesstratégiesdelocalisationdecapacitésindustriellesàl’échelleinter-nationale (qui seront simplementqualifiées, dans la suitede l’article,de«stratégiesdelocalisation»)desdeuxgroupes.Lespolémiqueslesplusvivessurlethèmedesdélocalisationssesonteneffetconcentrées,dans la sphère publique française, autour des activités industrielles(Chanteau,2003;Sergot,2011).

3. Ainsi, l’ANIA (Association Nationale des Industries Agro-alimentaires) ne ferme-t-elle plus la porte, dans son discours, à la

possibilitédedélocaliserdesactivitésdeproductionagroalimentaires.Voir «‘Tout le monde se fiche de l’agroalimentaire’, interview deJean-RenéBuisson,Présidentdel’ANIA»,L’Usine Nouvelle,n°3173,10décembre2009.

4. Voirnotamment«Bonduelledélocaliseà l’Est sesproduitsà faiblemarge», La  Tribune, 1° juin 2004, et «Les ambitions mondiales dugroupeBel:CetteVache-qui-ritaurestedumonde»,Le Progrès,5mai2004.

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élargie contrôle 55% du capital de la société au 1er juin2009,alorsqu’Unibel, laholdingfinancièrede la familleBel-Fiévet, possède 71% du capital des Fromageries Belau 31 décembre 2009) avec une volonté de maintenir lecontrôlefamiliald’unegénérationàuneautregrâceàdesstructures juridiques appropriées (société en commanditepar actionspourBonduelle; contrôleau traversd’Unibel,pourBel).Acecontrôlefamilials’ajouteuneimplicationdirecteetcontinuedemembresdes famillespropriétairesdansladirectiondesdeuxentreprises.

Parmi les nombreuses particularités reconnues auxentreprisesfamilialesfigurelacapacitéàtisserdesrelationsdeconfiancetantaveclespartiesprenantesexternesàl’en-treprise(clients,fournisseurs,banques…)que,eninterne,avec les salariés qui tendent à s’identifier plus fortementavecdesemployeursfamiliaux(LeBreton-MilleretMiller,2006).

La modification de la répartition géographique descapacitésproductives sous-jacente aux stratégiesde loca-lisationà l’internationalpoursuiviesparBonduelleetBeldurant la période d’étude est susceptible d’être particu-lièrement dommageable pour ces entreprises du fait deleurs relations étroites avec leurs parties prenantes. Elleest ainsidenatureà susciter, chez leurs salariés français,un sentiment d’insécurité nuisible à leur implication. Or,cette implication est essentielle pourdes entreprisesdontlemodèleéconomiquereposesuruneremarquableproduc-tivitéindustrielle.IlenestdemêmepourlesagriculteursetlescoopérativesagricolesaveclesquelsBonduellecommeBel ont tissé des relations fortes. Il convient d’ajouter àcettelistelespouvoirspublicslocauxetnationauxsoucieuxdepréserverl’emploietlasantééconomiquedesterritoiresdont ilsont lacharge faceaudécalagecroissantexistant,dans lesdeuxcas, entre«l’espacede l’entrepriseet l’es-pacedupolitique»(Chanteau,2003).L’accroissementdelapartdescapacitésproductivessituéeshorsdeFrancepeutégalementremettreencauselesschémascognitifspartagésauseindelafamillequantauxstratégiesetauxcaractéris-tiques souhaitablespour l’entreprise (LeBreton-Miller etMiller,2009)etfaireainsinaîtredesdissensionsparmilesactionnairesfamiliaux.

BeletBonduelle sont, enoutre,desentreprises fami-liales cotées en bourse. Cette particularité commune aconduitàl’entréedansleurcapitald’actionnairesnon-fami-liauxplussensiblesauxlogiquesderéductiondecoûts.LemaintiendupoidsdelaFrancedansl’activitépourraitêtreinterprétéparcettecatégoried’actionnairescommelesigned’uneinertiestratégiquedemauvaiseaugureentermesderentabilité(Sirmonet al.,2008).

Lapériode2001-2009estparticulièrementintéressantedufaitdelapopularitéaccruedelathématiquedesdéloca-lisations en France, notamment en 2004 et 2005 (Sergot,2011),quiapuinfluersurlesdiscoursdelégitimationdesentreprisesétudiées.

séLection et AnALyse des données empiRiques

Nousavonsconcentrénotreanalysesurlapartienarrativedes rapports annuels publiés par les groupes Bonduelleet Bel. Peu de contraintes réglementaires pèsent sur lecontenuetlaformedecettepartienarrative(Aerts,2005).Ellefournitainsiauxdirigeantsuneoccasionrarederepré-senter de manière relativement libre l’entreprise qu’ilsdirigent et leurs propresdécisions sousun jour favorable(Abrahamson et Hambrick, 1997). Les détenteurs actuelsoupotentielsd’actionsdelasociétéainsiquelesanalystesfinanciersconstituentlaprincipaleaudiencecibléeparcesrapports.Toutefois, lamiseen lignedes rapportsannuelssur les sites Internet Corporate des sociétés cotées et ledéveloppement,danslecontenudecesrapports,delapartdévolue à la Responsabilité Sociale des Entreprises, ontélargileuraudience,suscitantnotammentunintérêtcrois-santdelapartdessalariés(RowbottometLymer,2009).

NotreétudedesrapportsannuelsdeBonduelleetdeBels’appuie sur l’approche de l’analyse critique du discours(Critical  Discourse  Analysis) proposée par Fairclough(1992,2001a,2001b,2003,2005).PourFairclough(1992),l’analysecritiquedudiscoursconsidèrelediscourscomme«being simultaneously a piece of  text, an instance of dis-cursive practice and an instance of social practice»(p.4).Dans cette perspective, l’analyse des caractéristiques lin-guistiques des rapports sélectionnés doit permettre demettre à jour des indices sur leur processus de produc-tion, les intentions de leurs producteurs et les audiencesauxquelles ils les destinent (Fairclough, 1992, 2001b).L’objectif est de comprendre dans quelle mesure et parquelsmoyenscestextesvisentàreproduireet/ouàmodifierlesreprésentationsquecesaudiencesontdelastratégiedelocalisationdesdeuxgroupeset,autraversdecesreprésen-tations,lesrelationsdepouvoirexistantentrecesaudienceset les dirigeants de Bonduelle et de Bel. L’étude de l’in-tertextualité,c’est-à-diredesrelationsconstruitesentrelesrapportsannuelsd’unemêmeentreprise,d’unepart,etentrecesrapportsetd’autrestextes,d’autrepart,tientuneplaceparticulièrementimportantedanscetteanalyse(Fairclough,2001a;LeitchetPalmer,2010).L’intertextualités’exprimeparlaprésencedanslestextesdecitationsdirectes(placéesentre guillemets) ou indirectes (au travers de présupposi-tions renvoyant à des ensembles de textes plus ou moinsvagues).Ellesetraduitégalementautraversdelastructuredutexte(positionnementrelatifdesesdifférentsélémentsetmodesdeconstructiondesacohérenceinterne),dustyleadopté (plusoumoinsdirect,plusoumoins informel…),du vocabulaire et des formes grammaticales employées(Fairclough,1992).

L’étude des rapports annuels publiés par les groupesBonduelle et Bel entre 2001 et 2009 a été effectuée enquatrephasessuccessives.Lapartienarrativedechacundecesrapportsad’abordétésoumiseàuneanalysedecontenuthématique(Yin,2003;Vaaraet al.,2006)afinderepérerlespassagesconsacrésàlastratégiedelocalisationglobale

50 Management international / International Management / Gestión Internacional, 16 (1)

desdeuxentreprisesétudiéesetauxdécisionsdelocalisa-tionquilacomposent,qu’ils’agissededécisionsd’accrois-sementouderéductiondecapacités.Unepremièreversionde la grille de codage a été établie par les deux auteursà partir de la lecture d’unepartie du corpus.Les catégo-riesainsiélaboréesontensuiteétéaffinéesetcomplétéesaumoyend’allersetretoursaveclestextes.Lecodagedel’ensembleducorpusaétéréaliséséparémentparlesdeuxauteurspuis les résultatsdecesanalysesséparéesontétécomparés.

Dansundeuxièmetemps,nousavonsprocédéàl’ana-lysedétailléedudiscourscomprisdanslespassagesrepérés(voirtableau2)enétudiantsuccessivementlevocabulaire,lesformesgrammaticales,lesrelationsinternesdecohésionet les relationsd’intertextualitécaractérisantcespassages(Fairclough, 1992, 2001b, 2003), ainsi que leur position-nementrelatifdanslesrapportsannuelsetleurarticulationavecleresteducontenudecesrapports.Nousavonsensuiteappliquélatypologiedesstratégiesdelégitimationpropo-sée parVaara et  al. (2006) aux résultats de cette analysetextuelle.Dansunetroisièmephase,lesrésultatsdesana-lysesdesdifférentsrapportsannuelsprisenconsidérationpourchacundesdeuxgroupesontétécroisésafindemettreà jour les éventuelles évolutions dans les stratégies dis-cursivesutiliséesaucoursdelapériodeétudiée.Dansunequatrième phase, les principaux enseignements retirés del’analyseséparéedesdiscoursdelégitimationdesstratégies

delocalisationdeBel,d’unepart,etdeBonduelle,d’autrepart,ontétécomparésenvuedefaireressortirleursprinci-palessimilitudesetdifférences.

Présentation des résultats

bondueLLe : un discouRs tRès stRuctuRé et stAbiLisé

L’analysedesrapportsannuelspubliésparBonduelleentre2001 et 2009 fait apparaître deux échelles emboîtées etsoigneusement articulées entre elles : un discours local,consacréàlaprésentationetàlajustificationdesdifférentesdécisions de localisation ayant affecté la répartition géo-graphiquedesactivitésindustriellesdel’entreprisedurantcettepériode;etundiscoursglobaldestinéàdonnerdusensàcesdécisionsindividuellesenlesreplaçantauseind’unelogique d’ensemble cohérente. Les principales stratégiesdelégitimationutiliséesàcettefinainsiquelescaractéris-tiquesdiscursivesquilessignalentsontprésentées,àl’aidedelatypologiedeVaaraet al.(2006),dansletableau3.

Un cœur discursif associant arguments économiques et moraux

L’ensembledestypesdestratégiediscursiveproposésparVaaraet al.estmobiliséparladirectiondeBonduellepourlégitimersastratégiedelocalisation.Cetinventairemasque

TABLEAU 2

Grille de codage thématique des rapports annuels (extrait)

Méta-catégories Thèmes Sous-thèmes Codes

Stratégie de  localisation globale

(discours global)

Identitéinternationale/localedel’entreprise

Description SiD

Relationsaveclastratégiedeloca-lisation

SiR

Evolutionsdel’environnementglobal

Description SeD

Relationsaveclastratégiedeloca-lisation

SeR

Principesdelocalisationdesactivités

Présentation SplP

Implications SplI

Décisions de  variation  

de capacités

(discours local)

Décisionsderéductiondecapacités

Description/Annonce DrD

Justification DrJ

Implications DcI

Décisionsd’accroissementdecapacités

Description/Annonce DcD

Justification DcJ

Implications DcI

La légitimation discursive des stratégies de localisation à l’international : Une étude de cas comparée de deux groupes... 51

TABLEAU 3

La légitimation discursive de la stratégie de localisation du groupe Bonduelle

Type de stratégie discursive

Détail des stratégies employées

Caractéristiques linguistiques typiques

Extraits significatifs

Normalization Normalisationrétrospective

La stratégie de  localisation s’inscrit dans le prolongement logique des choix antérieurs.

Positionnementstableetvisibledudiscourssurlastratégiedelocalisation

Lienexpliciteavecl’histoiredugroupe

Vocabulairedelacontinuité

«LedéveloppementduGroupeBonduelleà l’international est inscrit dans son his-toire, avec notamment une présence enEuropeorientale

dès1991.En2008/2009, legroupepour-suit sa croissance externe…» (rapport08/09,p.5)

Rationalization Rationalisationinstrumentaleécono-mico-financière

La stratégie de  localisation permet au groupe d’atteindre ses objectifs  financiers.

Rationalisationinstrumentalescientifique

La stratégie de locali-sation permet de sur-monter les variations agro-climatiques.

Utilisationintensivedesmar-queursderelationscausales

Utilisationdeformesaffirma-tives(ycomprispourlesbénéficesfuturs)

Stratégieutiliséecommesujetdeverbesdemoyen

Vocabulairetechniqueempruntéàl’agronomie

Emploidetermes/d’expressionsàdoublesens(«sain»,«seportentbien»,«pourl’alimenter»)

«Bienplusqu’uneprésencesurdesmar-chés où son savoir-faire lui procure unavantage compétitif, le développement àl‘international permet à Bonduelle de di-versifierleszonesd’approvisionnementetdeproduireauplusprèsdes lieuxoùsesproduits sont diffusés.» (rapport, 07/08,p.2)

«Industrie de première transformation,Bonduelledoitintégrerenpermanencelesaléasdelamétéo…Pourminimisercesim-pactsclimatiques,Bonduellepossèdeunezoned’approvisionnementslarge,duPor-tugalàlaRussie.»(rapport06/07,p.21)

Moral evaluation Référence à des  valeurs morales (ici celles de la famille traditionnelle  judéo-chrétienne) guidant l’action des dirigeants du groupe

Métaphoresfamiliales

Vocabulairedelanécessité(«nécessaire»,«devoir»,«engagement»,…)

Présupposésnégatifsenversl’optimisationfinancièredecourtterme

Empruntsaugenreduproverbepopulaire

«[Toutescesdécisions]méritaientsurtoutdes explications sur notre devoir perma-nentd’optimisationdescoûtsetdelaqua-litédeserviceànosclients,maisaussiderépartition des risques.» (rapport 03/04,p.2)

«‘Nepasmettretousseslégumesdanslemêmepanier.’»(rapport06/07,p.27)

Authorization Construction des  actionnaires fami-liaux comme une autorité compétente  et bienveillante

Représentationdesaction-nairesfamiliauxcommeuneautoritésupérieureetunifiée

Négationdurôledes«marchés»

Valorisationdesdécisionsantérieures

«Cette politique [de pure player du lé-gume]répondauxtroisobjectifsfixésparl’actionnaire : La pérennité tout d’abord,l’indépendanceensuitequisous-entend…l’indépendance vis-à-vis de ses marchéspour préserver l’autonomie de ses déci-sions. L’épanouissement des collabora-teursenfin...»(rapport05/06,p.19)

Narrativization Mise en récit  de la stratégie  de localisation

Structuredutexte

Marqueursderelationstemporelles

Successionsdeverbesconjuguésaupassé,auprésentpuisaufutur.

«Dès juillet 2006…nous avons ainsi faitl’acquisition de 23% du capital de [Ali-ments Carrière]. Durant cette année de«fiançailles» nous avons pu apprécier laqualité des équipes canadiennes… C’esttrèsnaturellementqu’uneprisedecontrôletotale…aétémiseenœuvreenjuillet2007.»(rapport06/07,p.5)

52 Management international / International Management / Gestión Internacional, 16 (1)

toutefoisl’importancetrèsvariablequiestaccordéeàcha-cundecestypes.Parmilesdifférentesstratégiesprésentesdurantlapérioded’étude,cesontlesstratégiesderationa-lisation instrumentalede type économico-financière et demoral evaluationquiprédominent.Apartirde2002/2003,ces stratégies sont constamment mises en avant dans lesrapportsannuels.Ellesapparaissentainsisystématiquementdans lesdeux sectionsclésque sont lemessagedesdiri-geantsetlaprésentationdelastratégiedugroupe(notam-mentdansunerubriquedédiée intitulée«International»).Elles sont de plus soigneusement articulées entre ellesgrâceaurecours intensifauxmarqueursderelationscau-salesetderelationsadditives(voir lesextraitsdu tableau3).Lesargumentséconomiques(recherchedela«rentabi-lité» et de la «compétitivité») sont combinés, au traversdelalogiqueaffichéede«répartitiondesrisques»,aveclavolontédepréserverl’«indépendance»dugroupefamilial.Cetteindépendanceestelle-mêmeprésentéecommeindis-pensableaumaintiendelacapacitéàdévelopperetàmettreen œuvre une vision stratégique à long terme (par oppo-sitionàl’adoptiondelogiquesd’optimisationfinancièreàcourt terme)etde lapréservationdesvaleurs socialesdugroupe(larecherchedel’«épanouissementdescollabora-teurs»)dontlesactionnairesetdirigeantsissusdelafamillefondatriceapparaissentcommelesgarants.Lapoursuitedecetobjectifd’indépendancefaitdoncdel’expansionàl’in-ternationaldeBonduelle,maisaussidesfermeturesdesitesindustriels, un «devoir» incontournable pour son équipede direction, qui protège ainsi, à l’image d’un bon pèredefamille,lesintérêtsdesesprincipalespartiesprenantes(ensembledesactionnairesfamiliaux,salariés,cultivateursdelégumes,clientsfinaux).Lesfermeturesdesitesindus-trielssontainsiprésentéescommedesmoyensd’améliorerlaproductivitéd’ensembledugroupeet,decefait,commedesobligationsmoralesconduisantausacrificed’unemino-ritédesemployéspourlebiendelamajoritérestante.

L’argument de «répartition des risques» constitue lepivot du dispositif discursif construit par la direction deBonduellepourjustifiersastratégiedelocalisation.Suivantlamanièredontilestformulé(parexempleenévoquant«ladiversificationdeszonesd’approvisionnement»)ouselonles adjectifs qui sont associés au vocable de risques (lesadjectifs «commerciaux» et «agronomiques» sont ainsiutiliséssuccessivementouconjointementdurantlapérioded’étude), cet argument est susceptible de s’inscrire dansl’ensembledesstratégiesdelégitimationdistinguéesdansletableau3.Lesdirigeantsdugroupesontainsienmesuredefairevarierleurdiscoursd’unrapportàl’autreenmet-tantenavantdesstratégiesdiscursivesdifférentesaumoyendedispositifslinguistiquesdifférents(lerapport2007/2008estainsibâti,dèssapagedegarde,autourduthèmedelafamille,alorsquedescitationsenformedeproverbesstruc-turent lapartieconsacréeà lastratégiedugroupedans lerapport2006/2007)toutenconservantlemêmecœurdis-cursifconstruitautourducouplageentrelesargumentséco-nomiquesetlesvaleursfamiliales.

L’affirmation de la complémentarité entre implantations industrielles

Lamiseenavantrépétéedelalogiquede«répartitiondesrisques» renvoie l’image d’une stratégie de localisationd’ensembleaxéesurlacomplémentaritéentrelesimplan-tations industrielles du groupe, notamment entre les sitesfrançais et étrangers, à l’opposé de la logique de substi-tuabilitédontestporteurletermededélocalisation.Cettelogique de complémentarité permet d’intégrer le mot dedélocalisationdanslediscoursorganisationnelsansmodi-ficationsignificativenicontradictionflagrante.Encitantcemot,ladirectiondeBonduelletientàmontrerqu’ellen’estpasinsensibleauxdébatspublicsautourdecethèmeetauxinquiétudesquecesdébatssontsusceptiblesdefairenaîtreeninterne,notammentparmilessalariésfrançaisdugroupe.Maisellecherchesurtoutàsedistancierdecesdébatsenrecourantàlacitationindirecte,àlanégationetàlacontes-tationsémantique:«Pasunsyndicatquines’inquiètedelabaissedupouvoird’achatetdesdélocalisations»(rapport2004/2005,p.2);«Internationalisationetnonpasdélocali-sation.Lapolitiquedugroupeestdedéveloppersonactivitéàuneéchellemondialeenvuede répartir ses risques, enproduisantlocalementsurlesmeilleureszonesdeculture,afindevendrelocalementsurdesmarchésàfortpotentielpourleslégumespréparés»(rapport2007/2008,p.27).

beL : un discouRs chAngeAnt ARticuLé AutouR d’ARguments économiques

L’analysedudiscoursconsacré,danslesrapportsannuelspubliéspar legroupeBelentre2001et2009,àsastraté-gie de localisation n’est pas une tâche aisée. Il existe eneffet, durant la période d’étude, de fortes et fréquentesvariations dans la place accordée à cette stratégie et auxdécisions individuellesde localisation,maisaussidans lepositionnementdespassagesquileurssontdédiésauseindesrapports,dansleurvisibilitéetdanslamanièredontlesélémentsdiscursifss’yrapportantsontstructurésetarticu-lésavecleresteducontenudecesdocuments.Decefait,lesdifférentesstratégiesdelégitimationdistinguéesdansletableau4nesauraientêtreinterprétéescommedesconsti-tuantspermanentsd’uneconstructiondiscursivestable.

Une stratégie de légitimation enrichie à partir de 2005

Unexamendétaillérévèlelaprésenced’unecésuremajeureau seinde lapérioded’étudeauniveaudu rapport2005.Cerapportintroduiteneffetunenetteautonomisation,danslediscoursde ladirectiondeBel,de l’industrielpar rap-portaucommercial.Cetteautonomisationestmarquéeparl’apparition d’adjectifs («commerciale», «industrielle»)visantàpréciserlesensdetermescléstelsque«présence»ou «implantation» (ce que Fairclough, 1992, qualifie demodifiers). La nature exacte de la présence ou de l’im-plantation de Bel dans certains pays ou groupes de paysn’étaiteneffetjamaispréciséedanslesrapportsantérieurs.

La légitimation discursive des stratégies de localisation à l’international : Une étude de cas comparée de deux groupes... 53

La très nette prédominance, dans ces rapports, du dis-cours sur les marques, les marchés et les performancescommerciales du groupe, ainsi que l’articulation exclu-sivedelalégitimitédesastratégied’ensembleautourdes

préoccupations commerciales indiquent toutefois que cestermesdoiventavanttoutêtreappréhendéssouscetangle.Lesaspectsindustrielsdelaprésenceoudel’implantationde Bel à l’international ne sont évoqués qu’en référence

TABLEAU 4

La légitimation discursive de la stratégie de localisation du groupe Bel

Type de stratégie discursive

Détail des stratégies employées

Caractéristiques linguistiques typiques

Extraits significatifs

Normalization La stratégie de loca-lisation s’inscrit dans une évolution inéluc-table du groupe.

Vocabulairedelacontinuité

Utilisationdeverbesd’état

Contrasteentredesverbesconjuguésaupassé(situationantérieure)etauprésent(situationactuelleetàvenir)

«L’exportation d’une production réa-lisée en France était le modèle do-minant il y a 10 ans à peine, mais dufait de l’évolution de certains mar-chés, et de la mondialisation deséchanges,celui-ciestdevenudemoinsen moins adapté. D’où un rapproche-ment de l’outil industriel des zonesde commercialisation des marques.»(rapport2005,p.35)

Rationalization Rationalisationinstrumentaleécono-mico-financière

La stratégie de lo-calisation permet au groupe d’atteindre ses objectifs commer-ciaux et financiers.

Utilisationduvocabulairedel’analysestratégiqued’inspi-rationéconomique(«modèleéconomique»,«recentragestratégique»,«facteursclésdesuccès»,…)

Miseenrelationexplicitedelastratégieaveclesrésultatsfinanciersdugroupe.

«Ouvertured’uneusine àAlgerdébutjanvier2007etinaugurationd’unedeu-xième usine égyptienne près du Caireenjuin,desinvestissementsimportantssur les sites de Sablé et d’Évron enFrance:lacroissancedesventesbéné-ficiedirectementd’unepolitiquedyna-mique de développement des moyensdeproduction.»(rapport2007,p.21)

Authorization Prédictionfuturologique

La stratégie de loca-lisation correspond à l’évolution future du groupe telle que prévue par ses  dirigeants.

Référenceàl’autoritéimpersonnelledesmarchés-produitsdugroupe

La stratégie de  localisation est  subordonnée aux besoins des marchés.

Utilisationd’un«nous»exclusif(restreintauxdirigeants)

Emploiintensifdestermes«avenir»et«futur»

Glissementprogressifdesmodalitésduvouloir(pourlavision)verscellesdudevoir(pourlastratégie)

Subordinationexplicitedelastratégieàlavisiondesdirigeants

Vocabulairedelacontrainteetdel’adaptation

Passagesconsacrésauxdécisionsindustriellesplacésaprèsceuxconsacrésauxperformancescommerciales

Utilisationdeformespassives

«La stratégie se définit par rapportà la vision qu’ont de l’entreprise leshommesetlesfemmesquil’animent…Elleditcequenousvoulons:Devenirle1erfromagerdemarqueseuropéenetle 2ème mondial, en chiffre d’affairesetenrentabilité…Pourréalisernosam-bitionsliéesànotrevisionduGroupe,nous nous sommes fixés cinq impéra-tifsstratégiques…4.Uneprésencein-ternationalerenforcée.»(rapport2002,p.8-11)

«L’extensiondel’usinedeTangers’estpoursuivie au cours de l’année 2001pour faire face à l’accroissement desventes au Maroc et à l’exportation.»(rapport2001,p.9)

«Parailleurs,lesitedeSaint-Félixaétéferméen2001,etcetteopérationaen-traîné,durantl’année,desperturbationsetuneaugmentationponctuelledesprixderevient.»(rapport2001,p.6)

54 Management international / International Management / Gestión Internacional, 16 (1)

à des opérations ponctuelles et localisées de variation decapacités. Ces opérations sont en outre présentées systé-matiquementdemanièresubordonnéeauxpréoccupationsetperformancescommercialesgrâceàl’utilisationderela-tionscausales,quecesoitpourexpliquerdemauvaisrésul-tatsconstatésdanscertaineszonesgéographiques(pourlesopérationsde réductiondecapacités),oupour illustrer lacapacitéd’adaptationdugroupeàuneaugmentationplusoumoinslocaliséedelademande(pourlesopérationsd’ac-croissementdecapacités).Cette subordinationdesopéra-tionsindustriellesauxexigencesdel’entitéimpersonnelleetgénéralequesontles«marchés»deBelestelle-mêmejustifiéeparlesobjectifsorganisationnelsqu’affichentsesdirigeants.Cesderniersproposentunevisiondu futurdugroupequi prend les apparencesd’uneprédiction futuro-logique(Fairclough,2003,p.167;VaaraetTienari,2008).Ils seprésententeneffetcomme investisde lacapacitéàfairedesprédictionssurlefuturdel’entrepriseetàimpo-sercettevision(notammentautraversdel’emploiduverbe«devoir») à l’ensemble des salariés du groupe («la stra-tégie doit être au cœur des préoccupations de chacun»,rapport2001,p.3).Lalégitimationdesdécisionsdeloca-lisation industrielle du groupe Bel repose donc, jusqu’aurapport2005, surune stratégied’authorization composéededeuxniveauxemboîtés.

L’autonomisation de l’industriel par rapport au com-mercialsecaractériseégalementparl’apparition,àcompterde 2005, d’un discours global, visant à légitimer la stra-tégie de localisation industrielle des Fromageries Bel enreplaçantlesdécisionsdelocalisationindividuellesauseind’unelogiqued’ensemblequiseveutlapluscohérentepos-sible. Cette cohérence est bâtie autour du couplage entreunestratégiediscursivederationalisationfinancièreetunestratégie discursive de normalisation. L’apparition d’undiscours global sur la stratégie de localisation de Bel nerendtoutefoispascaduqueslesmodesdelégitimationanté-rieurs.Ellevientplutôtlesenrichirenélargissantl’éventaildesstratégiesdiscursivesmobilisées.

LesdirigeantsdeBelnes’appuientpasexplicitement,pour légitimer leur stratégie de localisation, sur des stra-tégies discursives de type moral  evaluation. Toutefois,commelesouligneFairclough(2003), toutestratégiedis-cursive de légitimation est porteuse, de manière plus oumoinsexplicite,devaleursmorales.Ici,laprédominancedel’argumentationéconomico-financièreet lepoidsreconnuauxmarchéssurlesquelsBelécoulesesproduitsdanssesdécisionsdelocalisationsignalentlaprésencesous-jacentedevaleursappartenantàl’ordredediscoursnéolibéral.Cesvaleurs,mêmesiellesnesontpasdirectementreliéesaveclastratégieetleschoixdelocalisationdel’entreprise,sontexplicitementmisesenavantcommeguidesdescomporte-mentsetattitudesquelessalariésdoiventadopter,notam-mentautraversdurecoursàlamétaphoredel’entrepreneur(«Tousentrepreneurs!»,rapport2006,p.20)etdelamiseenrécitd’initiativeslocalessouslaformedecontesmoraux(moral tales,VanLeeuwenetWodak,1999).L’objectifest

depromouvoir, chez les employésdugroupe, laprisederisque, l’autonomie et la responsabilisation individuelle,ainsi que le goût de l’effort au service des performancesorganisationnelles.

L’évocation d’une possible substituabilité entre sites industriels

Lediscoursdelégitimationconstruitàpartirde2005autourdelastratégiedelocalisationdesFromageriesBelsecarac-tériseparunecoexistencemarquéedeslogiquesdecomplé-mentaritéetdesubstitutionentreétablissementsindustriels,en particulier entre les usines situées en France et cellessituéesàl’étranger(«Belchercheégalementàtrouverunéquilibreentrelamiseencommundesesmoyensdepro-ductionetsavolontéd’êtreauplusprèsdesmarchés»,rap-port2008,p.17).Lesstratégiesdiscursivesutiliséesainsique leurs modes d’articulation indiquent en outre claire-mentquelapartdechacunedecesdeuxlogiquesdanslastratégiedelocalisationdugroupeestsusceptibled’évolueraugrédesaltérationsapportéesparlesdirigeantsàlavisiondufuturde l’entreprise,maisaussipar lesévolutionsdesmarchéssurlesquelsBelestprésent.Al’imagedel’entre-prisequis’efforcedes’adapteràcesévolutions,lessalariéssont appelés à «se réinventer quand la situation l’exige»(rapport2008,p.26).Leprocessusdetransfertdesproduc-tions anciennement réalisées en France pour les marchésétrangersestainsiprésentédès2005commeachevé(voirlepremierextraitdutableau4).Lecontenudurapport2008laisse toutefois la porte ouverte à de nouveaux transfertsinternationaux de production, particulièrement au dépenddessitesfrançais,danslamesureoù«iln’yadoncpasuneseuleusinedanslemondepourfabriquerduKiri®,duMiniBabybel® ou de La vache qui rit®, mais plusieurs. CelapermetàBeld’optimisersesinvestissementsetlepilotagedesacapacitédeproduction,avecunesupplychainmon-diale»(p.26).Cettecitationvoisinedeplusaveclamiseenavantd’unexempledetransfertsdecompétencesentreunsitefrançaisetunsiteslovaque(p.23).Mêmesilathéma-tiquedesdélocalisationsetlesdébatspublicsquil’accom-pagnentpeuventfairenaîtredesinquiétudeseninterne, iln’estnullementbesoind’enfairementiondanslesrapportsdeBel dans lamesureoù sa stratégiede localisationn’ydépendquede lavisionconstruiteparsesdirigeants,desexigencesdesmarchésetdesperformancesindustriellesetcommercialesdugroupe.

Discussion

Lesrésultatsobtenus indiquentque,endépitdequelquesdifficultésduesàlaforteimbricationdesdifférentesstraté-giesdiscursivesutiliséesdanscertainspassagesainsiqu’aucaractèreouvertduclassementqu’ellepropose(voirVaaraet  al., 2006, et Vaara et Monin, 2010), la typologie desstratégiesdelégitimationproposéeparVaaraet al.(2006)est tout à fait apte à rendre compte, sans modificationsmajeures,desprincipalessimilitudesetdifférencesdansla

La légitimation discursive des stratégies de localisation à l’international : Une étude de cas comparée de deux groupes... 55

manièredontlalégitimitédesstratégiesdelocalisationdeBonduelleetdeBelestconstruite.

Cesconstructionsdiscursivescomportentdeuxniveauxemboîtés : le niveau des décisions de localisation indi-viduelles et celui de la stratégie de localisation globalede chacun des groupes, ce dernier niveau s’efforçant dereplacer lesdécisions individuelles au seind’une logiqued’ensemblecohérente.LatypologiedeVaaraet al.(2006)n’ayantétéappliquée,jusqu’àprésent,qu’aupremierdecesdeuxniveaux, l’étudedenotre terrain faitnécessairementapparaître des spécificités qui n’avaient pas été mises enavantparsesauteurs.Lapremièredecesspécificitésrésidedanslaprédominance,auseindudiscoursdelégitimationdesdeuxgroupes,d’unerhétoriquetéléologique(SuddabyetGreenwood,2005,p.46)visantàprésenterlesdécisionsde localisation mises en œuvre durant la période d’étudecomme les éléments d’un grand plan pensé dans sa glo-balité.CetterhétoriquetéléologiquetranscendelargementlestypesétablisparVaaraet al.Siellenepermetpas,enelle-même,dedistinguer lesdeuxcas, cesderniersdiffè-renttoutefoisparlanaturedesréférencesetdesoutilslin-guistiquesmobiliséspourétablircettecohérenceapparente.LesdirigeantsdeBonduelles’appuientsurundiscoursàlastructuration stable et particulièrement visible grâce à unpositionnementrelatifinvariantdesdifférentsélémentsquilecomposentetàl’utilisationintensivedesmarqueursderelations discursives (Fairclough, 2003). Ce discours estdominéparlecouplaged’argumentséconomiquesavecuneautoreprésentationdel’équipededirectionenbonpèredefamillepuisantlargementdanslareprésentationtradition-nelle de la famille judéo-chrétienne. La direction de Belprivilégiepoursapart,autraversdupositionnementrela-tifdans les textes,de l’emploidemodalitésexprimant lanécessité(notammentleverbe«devoir»)etdemarqueursderelationscausales,unedoublesubordinationdelastra-tégiedelocalisationàsavisiondufuturdel’entrepriseetà des logiques d’adaptation aux exigences des marchéssurlesquelslesproduitsdugroupesontvendus.Ellepuisesesréférencesprincipalesdanslediscoursnéolibéral.Lesprincipales caractéristiques distinctives de la rhétoriquetéléologique utilisée dans les deux cas émergent donc del’applicationdeladémarchedétailléed’analysedestextesdansleurcontexteproposéeparFairclough(1992,2001b).

Différentsindicesinclusdanslesrapportsannuelsétu-diésinvitentàattribueraumoinsenpartielesdifférencesrelevéesentrelesdiscoursdelégitimationdeBonduelleetdeBelàdesperceptionsdivergentesquantauxaudiencesauxquellessontdestinéeslespartiesnarrativesdecesrap-ports (Fairclough, 1992). Le discours de Bonduelle, quimobilisedesréférencesplusdiversifiéesetquiseprêteplusvolontiers à des interprétations multiples, semble destinéàdesaudiencesplusvariéesqueceluideBel.Lecontenudes rapports de Bonduelle traduit la volonté affichée deconserverunéquilibreentrelespréoccupationsdesaction-naires familiaux(etenparticulierdesactionnairesnefai-santpaspartiedupremiercerclecomposédetroisfamilles

quicontrôlentetdirigenteffectivementl’entreprise),cellesdesanalystesfinanciersetdesinvestisseursacquérantleursactions en bourse et celles des salariés (dont beaucoupsont également actionnairesdugroupe)présentés commeunepopulationunifiéeauxintérêtscommuns(Fairclough,2001b).Al’inverse,lesrapportsannuelsdeBelparaissentplus particulièrement destinés à une audience d’action-naires non-familiaux et d’investisseurs potentiels, dontl’intérêt tend à se concentrer sur les données financières(RowbottometLymer,2009),et,pourleurpartienarrative,aux cadres du groupe, catégorie explicitement distinguéedurestedessalariésetàlaquelleuneattentionparticulièreestdévolue(«Lesmanagers,aucœurdesdéfisdel’entre-prise»,rapport2004,p.7).

Cesindicessuggèrentquelacombinaisondelatypolo-giedeVaaraet al.(2006)aveclataxinomiedescapacitésdegestiondelaréputationdéveloppéeparHeugenset al.(2004) est susceptible d’améliorer encore la compréhen-siondesconfigurationsdiscursivesélaboréespourprotégerla légitimitédesstratégiesde localisationdesFMNetdefaciliterlamiseàjourdeleursfondements.Heugenset al.(2004)distinguentquatretypesdecapacitésorganisation-nelles que les dirigeants d’entreprises exposées au risquede crises de légitimité peuvent mobiliser : les capacitésde dialogue qui leurs permettent, notamment au traversde la recherche du consensus, de construire des relationsde confiance avec un large éventail de parties prenantesexternesauxattentesvariées;lescapacitésàplaider(advo-cacy)quivisentàpersuaderdesaudiencesexternesparti-culièresquelapositiondel’organisationsurunequestioncontroverséeestacceptable; lescapacitésdesilenceutili-sées en vue d’éviter l’association du nom de l’entrepriseavecdes sujetspolémiques; les capacitésde communica-tion de crise qui concernent l’aptitude, une fois la crisede légitimitésurvenue,àenatténuer leseffetsens’enga-geant dans des échanges d’informations avec les acteursextérieursconcernés.Lesindicesrepérésdanslesrapportsétudiés indiquentque lesdirigeantsdeBonduelleprivilé-gientledialoguedestinésimultanémentàplusieurspartiesprenantes internesetexternesetceuxdeBel leplaidoyerutilisédemanièreplusciblée.Lesdeuxentreprisesserejoi-gnentcependantdansl’utilisationdusilencesurlaquestiondesdélocalisations,autraversd’unedéconnexionexplicitedel’entrepriseaveclesdébatspublicssurlesujetdanslepremiercas,del’omissiondansledeuxièmecas.

Deux pistes explicatives peuvent être retenues pourrendrecomptedeceschoixdivergents.Lapremièrerenvoieàuneperspectivedéterministe(Heugenset al.,2004)mettantenavantlescaractéristiquespropresauxmétiersdesdeuxentreprisesetàleurspositionsconcurrentielles(plusassu-réepourBonduelle,leadermondialsurlemarchétrèsato-misédeslégumestransformés,quepourBel).Ladeuxièmeexplicationprivilégieaucontrairelesfacteursinternesliésà la structureducapitaldesdeuxgroupes (notamment lefaitquelesFromageriesBelsoientdétenuesàhauteurde24%parlegroupelaitierLactalis),ainsiqueleurscultures

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familialesrespectivesancréesdansleursrégionsd’origine(le Nord pour Bonduelle, la Franche-Comté pour Bel) etdansl’histoiredeleursfondateurstransmisedegénérationengénération.

Conclusion

L’analysedelapartienarrativedesrapportsannuelspubliéspar les groupes agroalimentaires Bonduelle et Bel sur lapériode2001-2009constitueainsiunpointdedépartparti-culièrementintéressantpourcomprendrelessimilitudesetlesdifférencesdanslesconfigurationsdiscursivesélaboréesenvuede légitimer leurs stratégiesde localisation indus-trielleainsiquelesfondementsdecesconfigurations.

Cetravailnécessitetoutefoisd’êtreprolongépardesrecherchesultérieuresmenéesdansdeuxdirections.Toutd’abord, une meilleure compréhension des dynamiquesdelégitimation-délégitimationentourantlesstratégiesdelocalisation à l’international des FMN nécessite d’ana-lyseruneplusgrandevariétédetextesproduitsparleursdirigeants, mais aussi d’intégrer les textes émanant desautres parties prenantes affectées (actionnaires, sala-riés et leurs représentants, pouvoirs publics nationauxou locaux, fournisseurs, clients…). D’autre part, unemeilleurecompréhensiondesdéterminantsdesconstruc-tions discursives destinées à légitimer les stratégies delocalisation des FMN et de leurs effets requiert l’étudedel’ensembledesprocessusdeproduction,dediffusionet d’interprétation de ces constructions par leurs desti-nataires surunéchantillond’entreprisesplus largedontoncontrôleralescaractéristiquesorganisationnellesetlessecteursd’activité.

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