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L'ÉLARGISSEMENT COMME FONDEMENT DE L'ORDRE COMMUNAUTAIRE Une étude comparée du discours de l'européanité Marie-Ève Bélanger L'Harmattan | Politique européenne 2014/3 - n° 45 pages 176 à 198 ISSN 1623-6297 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-politique-europeenne-2014-3-page-176.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Bélanger Marie-Ève, « L'élargissement comme fondement de l'ordre communautaire » Une étude comparée du discours de l'européanité, Politique européenne, 2014/3 n° 45, p. 176-198. DOI : 10.3917/poeu.045.0176 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan. © L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 15/01/2015 10h20. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 15/01/2015 10h20. © L'Harmattan

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L'ÉLARGISSEMENT COMME FONDEMENT DE L'ORDRECOMMUNAUTAIREUne étude comparée du discours de l'européanitéMarie-Ève Bélanger L'Harmattan | Politique européenne 2014/3 - n° 45pages 176 à 198

ISSN 1623-6297

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bélanger Marie-Ève, « L'élargissement comme fondement de l'ordre communautaire » Une étude comparée du

discours de l'européanité,

Politique européenne, 2014/3 n° 45, p. 176-198. DOI : 10.3917/poeu.045.0176

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L’élargissement comme fondement de l’ordre communautaire : une étude comparée du discours de l’européanité

Cet article propose une analyse comparée des discours sur l’élargissement entre 1970 et 2013 afin de mettre en lumière les constantes discursives struc-turant la forme qu’adopte l’organisation politique européenne. À partir d’une grille de lecture tirée de la déclaration Schuman (1950), le discours de l’euro-péanité est d’abord défini selon quatre propositions sur sa nature. Ce discours est ensuite déconstruit suivant les thèmes récurrents de l’origine, du devenir, du sens et de l’espace. En conclusion, il est montré que la construction euro-péenne se produit dans une permanence discursive qui précède et dépasse les capacités stratégiques supposées ou le potentiel de socialisation passive des acteurs européens.

The Enlargement as the Foundation of the Community order: Comparative Analysis of the Europeanity discourse

This article offers a comparative discourse analysis of the enlargement processes between 1970 and 2013. It shows how order is built on the European territory by highlighting the discourses’ structuring power. Through an original analytical framework designed from the study of the Schuman Declaration (1950), the europeanity discourse is defined through four propositions about its nature. This discourse is then deconstructed along the recurring themes of origin, beco-ming, meaning and space. In conclusion, it is shown that European integration occurs in a determinate discursive setting, above and beyond European actors’ strategic capabilities or their passive socialization.

PoLITIqUE EUroPéEnnEn° 45 | 2014

Marie-Ève Bélanger

[p. 176-198]

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L’élargissement comme fondement de l’ordre communautaireUne étude comparée du discoursde l’européanité

Marie-Ève BélangerUniversité de Genève - École Polytechnique Fédérale de Zurich

L e 1er juillet 2013 la Croatie devint officiellement le 28e État à rejoindre l’Union européenne (UE). La veille de l’adhésion, Martin Schultz, pré-

sident du Parlement européen, déclare qu’« il s’agit d’une journée historique pour l’Union européenne et pour la Croatie. » (Schultz, 2013). Cette formule fait directement écho à une autre, prononcée quarante ans plus tôt par le Premier ministre irlandais John Lynch à l’occasion de la signature du tout premier traité d’adhésion visant la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark. John Lynch y présente l’élargissement comme « un événement historique qui parachève comme il se doit nos négociations » (Lynch, 1972). En 1981, Roy Jenkins, président de la Commission européenne, posait de manière similaire le caractère remarquable de l’élargissement au territoire hellénique lorsqu’il déclarait : « c’est un jour historique pour la Grèce et pour la Communauté européenne. » (Jenkins, 1981). En 2004, c’est au tour du commissaire Romano Prodi de qualifier l’événement de l’inclusion des territoires post-communistes dans l’espace communautaire de « journée historique et heureuse » (Prodi, 2004). D’un élargissement à l’autre, le discours reste inchangé : s’agit-il d’une simple expression de la rhétorique communautaire1 ou alors cette répétition adresse-t-elle précisément la singularité de l’ordre territorial européen2 ?

Cet article suggère d’explorer cette seconde proposition. Mobilisant les contributions philosophiques à la théorie de l’action politique et s’inspirant des approches linguistiques de l’analyse du discours, il postule que la répétition de l’expansion du territoire européen constitue le fondement de son ordre

1 Sans minimiser ce que la rhétorique recèle de contraintes et de nécessités (Schimmelfenning, 2002).

2 Où il est entendu que « la répétition n’est une conduite nécessaire et fondée que par rapport à ce qui ne peut être remplacé. La répétition comme conduite et comme point de vue concerne une singularité inéchangeable, insubstituable ». (Deleuze, 1968, 7).

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singulier. Suivant cette thèse, ce qui est effectivement historique dans l’élargissement, c’est que sa permanence établit un ordre politique qui est à la fois expansif et pacifique. C’est donc sa capacité d’élargir sans limite et sans violence son espace politique qui caractérise l’ordre européen. Le retour itératif du phénomène le montre, l’élargissement n’est pas qu’un instrument de politique étrangère : il est une pratique politique essentielle à l’établissement et au maintien de l’ordre européen.

Le système discursif européen repose sur cette nécessité de maintenir ouvert son espace politique. La déclaration Schuman, reconstruite comme l’acte fondateur de la communauté européenne, recèle déjà l’intégralité de la structure de l’ordre territorial et politique européen : elle détermine son espace (« [ouvert] à tous les pays qui voudront y participer »), son origine (l’élimination de « l’opposition séculaire » entre la France et l’Allemagne), son devenir (« le rassemblement des nations européennes ») et son sens (« le maintien des relations pacifiques »). La déclaration Schuman est loin de constituer la première prise de parole européenne. Cependant, sa répétition à travers l’histoire de la construction européenne produit pour la première fois un écho, une résonance discursive, un surplus : l’Union européenne.

En provoquant la naissance d’acteurs politiques (les Européens) et l’émergence d’un espace où il est possible à ces acteurs de discuter des conditions du vivre-ensemble (l’Union européenne) la déclaration Schuman devient la première performance de l’européanité, le premier acte européen. Le Plan Schuman propose « l’idée d’une haute autorité formée de personnalités indépendantes auxquelles les États délégueraient une partie de leurs pouvoirs, (….) destinée à prendre des décisions “européennes” en attendant qu’il y ait des Européens » (Gerbet, 1956, 543). La construction européenne n’est possible qu’à partir de la déclaration Schuman ; les Européens ne préexistent pas à la construction européenne, ils en sont les auteurs et les sujets. En ce sens, les Européens sont définis comme les individus qui, discutant collectivement des modalités du vivre ensemble, activent le discours de l’européanité3. La production intersubjective de ce discours crée l’Union européenne ; l’ordre européen est constitué par la répétition deleuzienne de la performance Schuman originelle4.

3 Les Européens ne sont pas définis par leur appartenance à une communauté culturelle, historique, géographique ou religieuse. Ils se définissent par leur action politique : est européen qui parle « Europe », construisant de ce fait la communauté des parlant[s] européen[s]

4 « Ne pas ajouter une seconde et une troisième fois à la première mais porter la première fois à la nième puissance .» (Deleuze, 1968, 8).

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L’analyse du discours de l’européanité repose donc d’abord sur l’établissement d’un lien entre la récursivité5 d’un certain discours entourant l’élargissement et la spécificité de l’ordre européen ; c’est ce qui sera fait dans une première partie. Une seconde partie sera consacrée à un commentaire sur le discours de l’européanité par l’énoncé de quatre propositions éclairant sa structure. La troisième partie établira les critères méthodologiques et la grille d’analyse discursive tirés de l’analyse du texte à l’origine du discours de l’européanité, la déclaration Schuman (1950). Enfin, les résultats de l’analyse seront examinés à l’aide d’un tableau récapitulatif retraçant quarante-cinq ans de discours de l’européanité. L’étude établira le rôle pivot de l’élargissement dans la création de l’ordre européen. Ce faisant, la performance du discours de l’européanité sera reconnue comme l’acte politique fondant la communauté et l’ordre euro-péens. Cela tranche avec la simple capacité supposée du discours à assurer la transmission de l’idée européenne vers l’espace politique grâce au processus d’institutionnalisation (Hay et Rosamond, 2002, 8). Ici, le discours n’est pas « comme n’importe quel autre facteur, parfois significatif dans le processus de changement et parfois non » (Schmidt et Radaelli, 2004, 184), il est ce mouvement politique qui porte la construction européenne.

L’élargissement européen dans le processus de création de l’ordre

Les études sur l’élargissement de l’UE s’inscrivent dans le domaine plus large des recherches sur l’intégration européenne. La question de l’expansion du territoire communautaire y est souvent abordée selon une perspective causale privilégiant l’étude de cas et analysant l’élargissement en termes de socialisation des élites politique, d’efficience des transferts institutionnels ou de stratégie politique. Les approches de l’européanisation s’attachent à démontrer et analyser comment les transferts institutionnels occasionnés par les mécanismes d’élargissement influencent les processus de démocratisation et de développement économique dans les pays candidats (Pridham, 2002 ; Epstein et Sedelmeier, 2008). L’élargissement y est considéré comme la variable indépendante. Les approches de l’élargissement étudient plus

5 C’est-à-dire la propriété que possède un élément constituant de pouvoir théo-riquement se répéter un nombre indéfini de fois par application de la même règle. L’UE est toujours élargie dans le discours bien que cet élargissement ne soit pas toujours effectif. C’est l’une des propriétés les plus importantes du discours de l’européanité.

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volontiers les facteurs décisifs dans le choix d’élargir l’Union. Qu’ils relèvent de la défense et la promotion de l’intérêt national (Moravcsik et Vachudova, 2003) ou des modes de résolution des conflits entre les États membres concernant les modalités de mise en œuvre des stratégies de négociation avec les pays tiers (Schimmelfennig, 2001), ces facteurs appartiennent généralement à la tradition réaliste où domine la préférence des acteurs étatiques ; dans ces cas, l’élargissement représente la variable dépendante.

Une des caractéristiques communes à ces analyses est qu’elles sont presque systématiquement contextuelles, c’est-à-dire attachées à décrire des épi-phénomènes ou des manifestations ponctuelles, dont les plus citées restent les études de cas, spécialement nombreuses pour les deux derniers élar-gissements6. L’étude de cas peut se révéler intéressante pour l’analyse comparative des processus politiques, mais elle ne permet pas d’apprécier la récursivité de l’élargissement comme phénomène constitutif de l’ordre européen. Si elles sont « extrêmement informatives et détaillées », elles se révèlent cependant « rapidement datées » (Dakowska et Neumayer, 2005, 9), et recèlent un faible potentiel d’analyse transversal. Ces études portent généralement sur une étape précise du processus d’adhésion ou sur un cas unique. Autrement dit, l’élargissement est plus volontiers considéré comme la conséquence rationnelle, stratégique ou historique d’un rapprochement volontaire ou naturel entre les États que comme l’acte politique fondant la spécificité de l’ordre territorial européen.

Or, dans la pratique, l’élargissement se distingue effectivement comme prin-cipal outil de construction de l’ordre politique sur le territoire européen. Depuis l’avènement de la construction européenne, l’expansion du territoire communautaire continue de transformer le continent, autant politiquement que géographiquement. En 1952, alors qu’elle ne rassemble encore que 6 États membres7, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) se dit déjà « ouverte à tous les pays qui voudront y participer » (Schuman, 1950, § 4). S’il faut attendre presque quinze ans avant que la communauté ne s’élargisse pour la première fois (1972), la cadence s’accélère nettement par la suite. Reproduit à pas moins de sept reprises8 sur une période de cinquante ans, ce modèle de transformation territoriale se caractérise notamment par

6 Voir à titre d’exemple concernant les élargissements à l’Est (Cameron, 2007 ; Csergo and Goldgeier, 2004 ; Laursen, 2005 ; Piedrafita et Torreblanca, 2005).

7 Allemagne, France, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg

8 Incluant l’unification allemande en 1991.

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le fait que l’inclusion de nouveaux territoires se déroule systématiquement de manière pacifique, ce qui le distingue notamment de la construction de l’espace politique westphalien.

Le mécanisme d’élargissement communautaire a cette particularité que les nouveaux membres investissent toujours d’abord l’espace discursif européen avant que leur adhésion ne soit consacrée : l’espace européen est toujours plus élargi dans le discours que dans ses frontières transitoires. Cela s’illustre non seulement au moment des élargissements, mais également entre ceux-ci, plus particulièrement aux moments où l’ordre est en jeu. Ainsi, le discours récent de l’UE sur l’Ukraine se révèle un exemple particulièrement prégnant du déploiement du discours de l’européanité hors élargissement. En ce qui concerne l’ancienne République Soviétique, le processus d’adhésion à l’UE n’est pas en marche : il n’existe pas d’accord cadre entre l’UE et l’Ukraine ni d’agenda en vue de l’élargissement et les instruments d’aide de pré-adhésion n’ont pas été négociés. En fait, l’Ukraine est un des pays visés par la poli-tique de voisinage mise en œuvre par l’UE qui, dans sa définition, s’adresse spécifiquement à des États n’ayant pas vocation à intégrer l’UE9. D’ailleurs, jusqu’au début des années 2000, il est encore possible d’entendre au Parlement européen : « un pays comme l’Ukraine ne peut devenir membre de l’Union européenne à l’heure actuelle et ne le pourra sans doute pas non plus à l’avenir » (Brok, 2000). À ce moment, contrairement à la Pologne, la Hongrie et même la Roumanie, l’Ukraine n’a pas investi le discours de l’européanité.

Or, au cours des derniers mois de 2013 et depuis le début de 2014, la place de l’Ukraine dans le discours européen s’est sensiblement modifiée, même si son statut formel comme pays partenaire de l’UE n’a pour sa part pas évolué au regard de l’adhésion10. Au Parlement européen, au-delà des divisions sur la question de savoir si l’Ukraine devrait ou non intégrer la communauté, on commence à admettre sans haro que l’« Ukraine est ancrée dans notre histoire et dans la culture européenne commune d’Ouest en Est » (Tannock, 2014), une affirmation qui construit l’Ukraine comme historiquement incluse

9 <http://ec.europa.eu/world/enp/docs/2013_enp_pack/2013_comm_conjoint_fr.pdf>.

10 Le 16 septembre 2014, les parlements européen et ukrainien ont voté simul-tanément en faveur de la ratification d’un accord d’association bilatéral entre les deux partenaires. Au terme du vote, le président du Parlement européen Martin Schulz a déclaré : « Il n’y a jamais eu de vote simultané de deux Parle-ments appelés à ratifier ensemble un accord d’association. C’est un moment inédit et historique, nous pouvons en être fiers. » (c’est moi qui souligne)

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dans l’espace de l’européanité, au même titre et aux côtés des États fonda-teurs, et ce, alors qu’elle n’est pas encore membre de l’UE ni même encore candidate à l’adhésion. Ici, le devenir européen de l’Ukraine, la possiblité de son adhésion future fonde l’histoire européenne : cette capacité à faire du devenir européen l’origine de la construction européenne est tout à fait caractéristique du discours de l’européanité.

Cette évolution discursive vers l’inclusion de nouveaux territoires dans l’Union n’est pas accidentelle, pas plus qu’elle n’est spécifique au cas ukrainien. Au contraire, c’est précisément la permanence de l’expansion discursive de l’espace communautaire qui constitue la véritable originalité du processus d’élargissement. Le discours de l’européanité est conditionné par le devenir territorial et politique de la communauté, un devenir nécessairement plus étendu et plus approfondi que l’Union prise à un moment donné. Ce discours inclut toujours plus d’Europe que n’en contient l’Union européenne, qui s’élargit ainsi chaque fois dans une vaine tentative de rattraper ses frontières discursives.

Les discours sur l’élargissement ne peuvent donc être pris isolément puisqu’ils s’inscrivent dans un récit intertextuel et intersubjectif dont la trace remonte jusqu’à l’origine de la construction européenne et jusqu’à la déclaration Schu-man. L’espace européen est un produit intersubjectif, un acte de création discursive se produisant dans l’échange d’une parole politique, c’est-à-dire commune aux Européens se saisissant du discours de l’européanité. Prati-quement, ce mouvement intersubjectif à l’échelle d’un continent est difficile à appréhender en dehors d’une analyse intertextuelle révélant comment les résonances entre les discours européens affectent leur interprétation et en construisent le sens. Grâce à une lecture intertextuelle des discours sur l’élar-gissement, la trace de l’européanité n’est plus simplement trace, elle devient cet entrelacs, indifférencié du système discursif européen. Le discours sur l’élargissement construit l’Europe territoriale de l’intérieur et en synchronie avec les règles et les conditions de l’épistème européen.

Bref retour sur l’origine : Robert Schuman. Le ministre des affaires étran-gères français n’est pas objectivement le Père de l’Europe : il devient la figure fondatrice de l’Union européenne grâce à l’interprétation de sa déclaration en tant qu’acte originel par les discours européens subséquents. C’est cette même intertextualité qui transforme un acte unilatéral du gouvernement français en discours fondant l’UE. La multiplication de ces interactions textuelles se traduit dans la production d’un logos du territoire européen : le

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moment où la volonté, la raison et le verbe se rejoignent dans la performance de l’agir politique (Arendt, 1983, 233) des pères de l’Europe. Ce discours est action dans le sens où il produit la réalité – la fiction – que les Européens performent et qui les fait exister. Et si « les effets du discours performatif excèdent et perturbent l’autorisation que leur confère le contexte dans lequel ils surgissent » (Butler, 2004, 209), alors cette performance de l’européanité est l’acte politique qui brise le cycle de la violence, répondant ainsi à l’impé-ratif de paix. Le plan Schuman est un projet politique et économique visant au rétablissement de la paix continentale en passant d’abord par l’échelle nationale et régionale. L’espace de paix, le lieu de l’européanité, le territoire communautaire, est toujours d’abord élargi dans le discours avant d’être effectif. Performance discursive du devenir (Deleuze, 1975) de l’européanité, l’acte d’expansion du territoire européen est continu : dans son existence en devenir, la communauté européenne est toujours plus large qu’elle ne l’est juridiquement à un moment donné. La communauté excède systématique-ment son espace légal temporaire.

Le discours de l’européanité : quatre propositions

L’Union européenne n’est donc pas un état continu et stable, elle est un acte, changeant et provisoire, une performance éphémère dont la nécessaire réi-tération s’accompagne de la production d’un surplus au sens derridien entre l’ « excédent et la totalité excédée » (Derrida, 1979, 96). La production continue d’un surplus d’espace – l’élargissement – et de sens – l’approfondissement – consacre la nature transitoire de l’espace européen. L’ordre européen est construit par un discours qui traverse l’histoire de l’intégration européenne et qui structure les modalités d’élargissement du territoire et d’approfondis-sement des politiques communautaires. Ce discours dit « de l’européanité » est entendu comme « les Européens discutant collectivement des modalités du vivre ensemble » en tant qu’application de la théorie de l’action proposée par Hannah Arendt (1983, 235) : c’est dans l’action politique (la production d’un discours) que simultanément se révèle l’acteur politique (l’Européen) et que se déploie l’espace politique à l’intérieur duquel celui-ci peut évoluer (la Communauté européenne).

Les propositions suivantes concernent donc la nature de la communauté européenne : fondée dans un discours de paix, un logos, la construction de l’ordre européen est réputée emprunter une trajectoire singulière de construc-

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tion structurelle du politique, c’est-à-dire du vivre-ensemble et du partage de l’espace. L’Union est fondée et reproduite par la répétition pacifique du discours d’élargissement. Comprendre ce qu’est l’Union européenne, c’est donc pouvoir répondre à la question : « Que disent les Européens à propos de la communauté politique lorsqu’ils parlent de l’élargissement ? ». C’est suivant cette logique que sera étudié le discours de l’européanité tel que performé lors des instances d’élargissement de l’Union européenne. Le discours de l’européanité est :

1. Un acte politique de rupture

L’apparition du discours de l’européanité coïncide avec un moment où l’État n’est plus en mesure de performer l’ordre sur le continent européen. La Seconde Guerre mondiale marque la faillite de l’État à assurer la préservation de l’ordre sur son territoire et le triomphe de ce qu’on appelle déjà « l’état d’exception », celui où la loi est littéralement suspendue par décret souve-rain. L’impossibilité pour les États de rétablir l’ordre antérieur, consacrée par l’émergence d’une volonté européenne – c’est-à-dire non limitée par les frontières étatiques – de briser le cycle de la violence, est contenue dans l’expression du « plus jamais ça ! » qui marque la transition discursive d’un épistème étatique à un épistème européen11 : l’État et l’Europe continuent de coexister, mais seule la seconde est en mesure de produire un surplus politique intertextuel. Le « plus jamais ça ! » inaugure une nouvelle façon de dire la communauté politique. Le discours de l’européanité est un acte par lequel le politique se libère de l’emprise de la frontière et « rompt avec l’idée d’un monopole nécessaire de la nationalité » (Bertossi, 2001, 173) dans la production d’une communauté politique. La construction européenne doit inaugurer une nouvelle aire de paix et de coopération sans lesquelles elle est sans objet : « Les crises et les affrontements entre les États membres ne doivent plus se reproduire et ils ne se reproduiront plus. Ils sonneraient le glas de l’Europe. » (Parlement européen, 16 janvier 1973).

11 Chez Michel Foucault, l’épistème est un système discursif établissant les critères de vérité d’un discours. Il représente l’ensemble des conditions de possibilité d’un discours à un moment donné. Il est ce rapport entre des « configura-tions qui ont donné lieu aux formes diverses de la connaissance empirique » (Foucault, 1966, 13). Ce qui est en jeu dans l’étude de l’épistème européen, c’est la reconnaissance des conditions faisant qu’à un certain moment donné il semble possible pour les États européens d’abandonner une partie de leur souveraineté aux mains d’une organisation supranationales alors que cela avait auparavant paru impensable.

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2. La communauté européenne : la performance de l’intersubjec-tivité européenne

Définissant sa notion d’actes performatifs, John Austin explique : « énoncer la phrase ce n’est ni décrire ce que je suis en train de faire en parlant, ni affirmer que je le fais ; c’est le faire » (Austin, 1970, 40). C’est précisément ce dont il est ici question : le discours de l’européanité ne produit pas l’Union européenne ou la Communauté européenne et il ne la décrit pas davantage ; il est la Communauté européenne. Lorsque les Européens parlent entre eux, ils agissent, constituant de fait cette Communauté européenne capable d’inventer du politique en dehors des frontières interétatiques, créant ainsi un système autonome de production de la norme. La Communauté européenne n’est pas l’œuvre objective d’une évolution du politique devant aboutir de manière téléologique au remplacement de l’État ; elle est la performance continue – et donc variable – d’une Communauté européenne caractérisée par l’absence de limites géographiques et conceptuelles, c’est-à-dire ouverte. Le discours de l’européanité tel que performé par les Européens donne forme à la Communauté politique européenne, qui en constitue le surplus.

3. Constant, intertextuel et synchronique : on peut le retracer

Le discours de l’européanité se construit de manière systémique : reposant sur la déclaration Schuman du 9 mai 1950, il prend de l’expansion au fur et à mesure que les signes qui le composent accumulent du sens les uns par rapport aux autres ; c’est la qualité synchronique (Saussure, 1972, 140) du discours à produire du sens plutôt qu’à refléter une essence (Deleuze, 2002, 88). Il n’y a ni principe, ni limite objectifs au discours de l’européanité, ce qui ne signifie pas pour autant que ce discours soit dénué de structure ou anomique ; il est fondé sur un mouvement dialectique entre ses conditions de possibilité et les interdits qui le circonscrivent. Les conditions de possibilité du discours de l’européanité sont à explorer à la fois dans la volonté poli-tique de rupture mise en œuvre par les Européens suite à la Seconde Guerre mondiale et dans les conditions matérielles du politique régissant la même période. L’européanité est le discours social propre à ce contexte historique et dans lequel « les énoncés [….] sont les reflets les uns des autres, pleins d’échos et de rappels, pénétrés des visions du monde, tendances, théories d’une époque » (Angenot, 1988, 370). La prise en compte non seulement du contexte dans lequel ce discours est prononcé, mais également des cir-constances historiques desquelles il émerge permettent l’établissement d’un

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véritable dialogue entre le passé et le présent (Deloye, 2006, 8), formalité nécessaire à la reconstruction de ses conditions de possibilité. Intertextuel et intersubjectif, ce discours peut être retracé jusqu’à son origine, qui est également le lieu de formation de son interdit constitutif : le discours de l’européanité interdit le patriotisme, le nationalisme, la guerre, et surtout, la frontière ; ces interdits tracent également sa limite et sa voie. Structuré par ses conditions de possibilités et ses interdits, le discours de l’européanité est reconnaissable et retraçable.

4. Proliférant : produit un surplus – le devenir – qui le fonde

Enfin, la caractéristique la plus spécifique du discours de l’européanité est sa capacité à produire un surplus. Les trois propositions précédentes convergent vers cette dernière, qui représente bien la singularité du système européen. Le surplus de sens, d’espace et de politique généré par le discours de l’européanité introduit le principe de la potentialité du devenir à fonder la Communauté européenne, ce qui peut sembler a priori paradoxal. Or, il apparaît que la construction européenne est toujours ouverte, c’est-à-dire toujours plus élargie et approfondie, dans le discours de l’européanité que dans ses limites frontalières provisoires. C’est ainsi qu’elle peut perdurer en tant que système : grâce à sa capacité à se penser – et à se dire – plus étendue et plus politique dans l’avenir qu’elle ne l’est dans le présent. Ce mouvement ininterrompu vers son devenir, qui repousse sans cesse plus loin le lieu et le moment de la guerre, est l’acte politique qui lui donne tout son sens. Cette capacité à produire un surplus, et donc à rester ouverte, plutôt qu’à reproduire inlassablement les frontières d’un espace fermé, fait de l’Union un objet politique unique.

Pour résumer, le discours de l’européanité est à la source de la rupture par laquelle peut naître une communauté politique désétatisée : performé par les Européens en train de construire un espace de paix, il est constant dans la forme et proliférant dans le fond. C’est de cette façon qu’il arrive à créer un espace pacifique toujours plus élargi, tout en tissant un lien politique toujours plus profond. La constance des processus d’élargissement et d’approfondissement de l’Union européenne est un indice important de la qualité structurante du discours de l’européanité dans la construction européenne. Pour comprendre comment cela s’articule dans la création de l’ordre sur le territoire européen, il s’agit à présent de dégager les composantes matérielles de ce discours de l’européanité : quels sont les mots de l’Europe et comment résonnent-ils entre eux pour construire l’UE ?

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L’analyse du discours de l’européanité sert deux objectifs : elle illustre d’une part le surgissement des conditions de vérité de ce discours, c’est-à-dire du moment où la construction européenne est devenue pensable, l’origine de l’épistème. C’est ce qui sera montré par l’analyse de la définition du concept de « communauté » dans la déclaration Schuman. Elle montre d’autre part le développement et l’enrichissement de ce discours dans le temps : l’analyse de l’espace conceptuel inclus dans les termes d’origine, de devenir, de sens et d’étendue de la communauté politique dévoile le processus d’amplification du discours de l’européanité. L’Union européenne n’est autre que la répétition et l’expansion de ce discours : de plus en plus d’Européens en train de parler collectivement du vivre-ensemble européen, créant ainsi l’ordre européen.

La déclaration Schuman à l’origine de l’européanité

La déclaration Schuman est à l’origine du discours de l’européanité : elle introduit la structure du récit que la Communauté européenne peut désor-mais raconter sur elle-même. C’est parce qu’elle pose ses conditions d’exis-tence par-delà les interdits discursifs illustrés par le « plus jamais ça ! » que la déclaration arrive à produire un écho dans le vide politique suivant la Seconde Guerre mondiale. Et si ce discours n’est pas le premier texte à promouvoir une union européenne, il est cependant le premier à produire un écho intertextuel et intersubjectif assez puissant pour produire cet ordre européen. Le texte de la déclaration Schuman définit la communauté politique européenne suivant quatre principes : deux aspects temporels – son origine et son devenir – et deux considérations matérielles – son sens et son étendue.

Le discours s’ouvre sur une appréciation des origines de la Communauté européenne qui est en train de prendre forme : les « dangers » qui menacent la paix et « nous avons eu la guerre » (Schuman, 1950, §1) sont autant de rappels à l’ordre que peut instaurer la Communauté européenne précèdent le chaos de la guerre. Les origines et l’histoire de la genèse de la Communauté sont très importantes dans le récit communautaire et l’emphase porte ici sur une prise de distance entre l’Europe d’avant la Seconde Guerre mondiale et la construction européenne. Cela témoigne d’une volonté consciente de créer un point de rupture qui protège les peuples Européens de tout retour au désordre pré-communautaire. Il en découle une vision positive de l’émergence de la Communauté, qui est présentée comme la seule véritable protection contre la récurrence cyclique de la guerre. L’origine de la Communauté est

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donc l’ « effort créateur » (Schuman, 1950, §1) des pères de l’Europe, l’acte politique de rompre avec un passé guerrier en instaurant un ordre nouveau qui, prenant ses racines dans la parole échangée, exclut tout recours à la violence dans la gestion de la cohabitation entre les peuples d’Europe.

La déclaration Schuman se poursuit en abordant déjà le devenir de cette communauté : grâce à l’établissement de la communauté européenne du charbon et de l’acier, « sera [réalisé] simplement et rapidement […] l’éta-blissement d’une communauté économique qui introduit le ferment d’une Communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes » (Schuman, 1950, §6). Avant toute chose, la vocation de la Communauté européenne est de s’élargir et de s’approfondir. C’est d’ailleurs précisément ce que rappelle Pompidou à La Haye en 1969 lorsqu’il expose sa vision pour l’Europe dans son fameux triptyque – achève-ment, approfondissement, élargissement (Pompidou, 1969). Les modalités de l’intégration restent à définir, mais la nature de la Communauté européenne est déjà en place : elle doit être « vivante et organisée » (Schuman, 1950, §1), autrement dit, elle doit grandir politiquement et géographiquement pour pouvoir produire du sens. Et c’est cela le devenir de la Communauté européenne : rester ouverte pour unir l’Europe.

La Communauté n’a pas seulement une origine et un devenir, elle a aussi et surtout une raison d’être, une consistance : la Communauté européenne apparaît parce qu’elle est « indispensable à la préservation de la paix » (Schuman, 1950, §7). Issue d’une volonté de rupture avec la violence, la communauté est destinée à élargir et approfondir un espace, mais pas n’importe quel espace, un espace de paix. La Communauté existe d’abord pour faire échec à la guerre, puisque grâce à elle, toute guerre devient « non seulement impensable, mais matériellement impossible » (Schuman, 1950, §4). Cette volonté de construire une communauté pour la paix va plus loin qu’un simple pacifisme de circonstance ; elle est aussi volonté de construire une communauté par la paix, autrement dit se fondant sur le logos, plutôt qu’un nomos de la terre. La Communauté européenne est la gardienne d’une paix internationale, territorialement extensible et c’est pourquoi il lui est structurellement défendu de se donner une frontière permanente. Le sens de la Communauté européenne, telle que définie par la déclaration Schuman, est donc de préserver la paix en évitant de produire des frontières, lieux traditionnels de déclenchement des conflits européens. La tâche à accomplir par l’avènement de la Communauté européenne est donc de celle que l’on n’aurait pu prédire à peine quelques années auparavant : donner un nouveau

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visage à l’ordre sur le territoire européen en s’appropriant la capacité à produire du sens politique fondé sur l’idée de paix.

Enfin, le lieu de la Communauté est central dans la déclaration Schuman : ce discours ancre la Communauté non seulement dans un espace, mais aussi dans une époque. « Le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée. L’action entreprise doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne » (Schuman, 1950, § 2). La frontière franco-allemande est, depuis des siècles, un des lieux de répétition des explosions de violence en Europe. Que l’on pense à la guerre de Trente Ans (1618-1648), à la guerre franco-allemande de 1870, et, plus récemment, à la Première et la Seconde Guerre mondiale, les enti-tés politiques allemandes et françaises se retrouvent immanquablement au cœur des conflits européens. Pacifier cette frontière est un geste symbolique puissant qui donne une profondeur historique indéniable à la volonté de bâtir le nouvel ordre européen sur une telle fondation politique. Éliminer la possibilité d’un conflit franco-allemand c’est un acte de réconciliation qui prépare déjà la dissolution des frontières car il suggère l’ouverture d’un dialogue unificateur plutôt que la construction de cloisons qui divisent. Le lieu de la communauté européenne est donc très précisément défini et son contour géographique n’est pas le fruit du hasard : il est fait pour marquer l’histoire. Ce n’est pas pour rien que l’élargissement de l’espace pacifié par la réconciliation franco-allemande est depuis l’origine systématiquement présenté comme historique.

Grille d’analyse

Dans l’épistème européen fondé par la déclaration Schuman, la Communauté des Européens se définit suivant quatre propriétés : son origine, son devenir, son sens et son étendue. Elle tire son origine de la volonté de briser le cycle de la violence, son devenir est d’unir l’Europe par-delà les frontières nationales, son sens est de préserver la paix et son territoire déborde des frontières découpant le territoire du système westphalien. Voilà comment la Communauté est dite, voilà le discours de l’européanité. C’est de l’interaction entre ces composantes discursives que naît la structure organisant le politique sur le continent européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle donne naissance au discours de l’européanité – les Européens en train de parler Europe – et à son surplus – la Communauté européenne. L’européanité

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n’est autre que la mise en relation de ces quatre éléments – origine, devenir, sens et étendue du projet européen.

Cette structure du discours de l’européanité a été retracée dans les discours sur l’élargissement du territoire de la Communauté européenne. Dans ces discours, ce sont les références à chacun des composantes du discours de l’européanité qui ont été cherchées, identifiées et analysées suivant la méthode de l’analyse de contenu. Pour ce faire, les textes ont été interrogés sur les quatre aspects structurant le discours de l’européanité tel que défini par la déclaration Schuman : que disent les Européens à propos de l’origine/du devenir/de l’espace/du sens de la Communauté lorsqu’ils parlent de l’élar-gissement ? Cela a été fait dans l’objectif de déterminer s’il était possible de retracer le discours de l’européanité à partir de la déclaration Schuman jusqu’à aujourd’hui afin de constater si sa structure pouvait passer l’épreuve du temps. L’analyse du discours établit les modalités de construction de l’espace discursif de l’européanité. S’appuyant sur la déclaration Schuman, cette européanité est établie comme la réalisation d’une communauté poli-tique pacifiée et sans frontières, ayant comme point de départ la division de la souveraineté étatique et comme résultat un constant élargissement des limites de son espace politique. Cet élargissement existe toujours d’abord dans le discours avant de se matérialiser géopolitiquement dans l’expansion du territoire politique communautaire. La déconstruction de ce processus d’européanisation vise à montrer comment la déclaration Schuman inaugure l’ère d’un ordre politique pacifique débarrassé de sa contrainte frontalière.

Le discours social possède une cohérence interne (Angenot, 1988) : il est le reflet des conditions de possibilité de son épistème. Ainsi, tout échantillon sélectionné de discours est réputé contenir l’entièreté de la règle formant l’ordre discursif à un moment donné. Dans cette étude, le choix du corpus d’analyse de l’européanité s’est porté sur les discours émanant de l’espace politique central de cette communauté : le Parlement européen. L’analyse des débats parlementaires sur la question de l’élargissement circonscrit les termes selon lesquels on parle « Europe » sur le continent. En définitive, l’établissement du contenu formel du discours de l’européanité révèle le processus de création du surplus discursif menant à l’approfondissement et l’élargissement de la communauté européenne.

L’analyse du discours concerne donc les débats européens sur l’élargissement tenus dans l’enceinte du Parlement européen lors des sessions plénières précédant les élargissements de 1972, 1981, 1986, 1995, 2004 et 2007. Le

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corpus se compose des procès-verbaux en version française de quarante-huit débats européens menés entre le 16 janvier 1973 et le 14 mars 2012, soit chaque fois où la question de l’élargissement est présente à l’ordre du jour à la rubrique « débats ». Un échantillon de quatorze discours a été sélectionné parmi ceux-ci pour mener cette analyse comparative. Ces débats correspondent à ceux qui se sont tenus durant la période comprise entre le moment de la signature des traités d’adhésion et celui de la ratification de ces traités, soit en moyenne de un à deux ans avant l’élargissement. La longueur des débats varie entre 10 000 et 35 000 mots environ. Les occurrences d’interventions se rapportant à la construction de l’européanité (en réponse aux questions de l’origine, du devenir, du sens et de l’étendue de la communauté) s’élèvent en moyenne à soixante par débat pour une quarantaine d’intervenants12.

Cette analyse inductive reconstruit la structure du discours de l’européa-nité à partir de l’étude de ces textes dans l’ordre chronologique. Elle établit quelques constantes. Premièrement, l’origine de la communauté européenne est systématiquement représentée par la réconciliation franco-allemande qui, rapidement, se mue dans une ouverture des frontières entre ces deux États, puis entre tous les États membres puis, éventuellement de plus en plus loin vers l’extérieur à partir de ce centre, évoquant l’idée de « retour » à une Europe originelle imaginée. Bientôt, des espaces étrangers à la construction européenne sont réputés fonder l’Europe : « l’Espagne est un pays européen car sans l’Espagne et le Portugal, la civilisation européenne ne serait pas ce qu’elle est13 », peut-on entendre, plus de six mois avant l’adhésion effective de ces espaces politique à cette « Europe » dont il est ici question. Deuxièmement, le sens de cette construction se traduit invariablement par l’idée de préservation de la paix et de sa perpétration par l’approfondissement et l’élargissement des liens politiques en Europe. L’Europe est cette « entreprise exaltante de haute civilisation, généreuse et démocratique, de solidarité et de fraternité, de progrès social, de liberté, de respect mutuel et de paix14 ».

Ce projet se manifeste par la création d’une communauté politique qui se reconnaît dans les traits suivants : elle tire son origine de la volonté de briser le cycle de la violence et elle a vocation à préserver la paix par la création d’une

12 Le nombre minimal d’occurrences relevées étant de 29 pour environ 10 000 mots et 23 intervenants en 2006 (P6_CRE(2006)11-29(14) et le nombre maximal de 184 pour environ 27 000 mots et 67 intervenants en 1994 (PE3 AP DE/1994 DE19940504-01).

13 PE2 AP DE/1985 DE19850508-02, p. 128.

14 PE0 AP DE/1972 DE19720419-01, p. 80.

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union politique ouverte à tous les États désireux d’y participer. L’élargisse-ment aux États neutres n’est par exemple que la « prémisse de futurs autres élargissements15 » puisque l’Autriche, la Finlande et la Suède « complètent […] le vaste cercle de l’Europe occidentale, ce qui nous permettra ultérieurement d’inclure Prague, Varsovie et Budapest16 ». Enfin, la seule chose qui empêche ce discours autoréférentiel de tourner en rond, c’est le surplus dégagé par la pratique intersubjective menant à l’élargissement : « il ne fait aucun doute que l’Union poursuivra son expansion énergique17 » car « c’est un destin continental dont nous avons besoin18 ».

résultats

Le tableau 1 présente le discours de l’européanité dans les processus d’élar-gissement au cours des quarante-cinq dernières années. On y retrouve une combinaison entre la continuité d’un discours qui se répète d’un élargissement à l’autre, et le foisonnement de ce même discours qui prend une ampleur de plus en plus importante tant au niveau horizontal que vertical. Le sens des mots se complexifie au fur et à mesure que se construit le système dis-cursif européen, et c’est de cette façon qu’il déborde toujours de son espace politique et géographique, ce qui entraîne de nécessaires élargissements et approfondissements de la Communauté politique européenne. C’est là le fondement de l’Union européenne et le cœur de sa rupture avec l’ordre politique reposant sur la frontière.

Ce tableau montre que le discours de l’européanité interdit le statu quo puisqu’il repose sur le mouvement : plus les Européens discutent collective-ment des modalités du vivre-ensemble, plus l’espace discursif qu’ils inventent ce faisant s’élargit, à la fois dans l’espace et dans le temps. Cela affecte au premier plan le déroulement de l’élargissement : de tous les actes politiques posés par les membres de la Communauté européenne, l’élargissement est celui qui montre le mieux à quel point le discours structure la forme et le contenu de l’ordre européen.

15 PE3 AP DE/1994 DE19940504-01, p. 158.

16 Ibid., p. 164.

17 P6_CRE(2005)12-14(15), p. 70.

18 P6_CRE(2006)11-29(14), p. 41.

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Avant le grand bouleversement géopolitique de la chute du mur de Berlin, la Communauté européenne a connu trois élargissements : 1972 (Danemark, Grande-Bretagne et Irlande), 1980 (Grèce) et 1986 (Espagne et Portugal). Le tableau 1 montre que les discours entourant ces trois premiers élargisse-ments sont restés constants malgré le fait que ceux-ci se soient déroulés dans des conditions historiques et politiques très variables. Cela s’explique par le fait que le discours de l’européanité n’est pas contingent, il est structurel : il impose le rythme et la méthode communautaire dans tout acte politique européen, incluant l’élargissement. Le discours de l’européanité crée un cadre conceptuel stable et dans les limites duquel évoluent les conceptions acceptables de ce que doit être la construction européenne : un rassemble-ment politique ouvert à tous les peuples européens qui, unis dans leur désir d’opposer une force pacifique aux dérives guerrières des États, performent un espace communautaire caractérisé par son absence de frontière et son double mouvement d’expansion verticale et horizontale.

Les quatrième, cinquième et sixième élargissements de la communauté européenne représentent la première série d’expansions territoriales faisant suite à la transformation de la « Communauté européenne » en « Union euro-péenne » en 1993, et également les premiers suivant l’unification allemande de 1990. Ces élargissements s’inscrivent déjà dans un processus bien établi par les précédents ; les discours qui les accompagnent témoignent de cette continuité en persistant à mettre en avant la promotion de la paix malgré que cette paix – intérieure – fût établie depuis déjà quarante ans. Ils insistent toujours sur l’importance de l’approfondissement des liens politiques, de plus en plus établis par les traits européens. Sur les thèmes de l’origine et de l’espace, ces discours ne renoncent toujours pas à se référer aux pères fondateurs ni à la réconciliation comme origine historique, pas plus qu’ils ne rejettent l’idée d’élargissements futurs.

Ainsi, tandis que les fondements du discours de l’européanité demeurent inchangés dans le temps – le discours continue de s’appuyer de la même façon sur les quatre piliers que représentent l’origine, le devenir, l’espace et le sens – le contenu de ce discours continue pour sa part de s’enrichir de significations nouvelles. Ce surplus se décline de plusieurs façons dans cha-cune des facettes du discours. La découverte la plus intéressante demeure sans doute le fait que l’expansion constante du devenir de la communauté – un devenir commun et pacifique – va de pair avec l’expansion de l’origine de la communauté – une origine également commune et pacifique. C’est ce passé, construit, qui rejoint l’avenir, lui aussi construit, de la communauté,

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dans un mouvement circulaire et non plus linéaire. Construire le futur passe par une reconstruction du passé et ainsi, seul un passé européen commun peut laisser présager d’un avenir européen commun.

Dans tous les discours étudiés, l’élargissement se présente comme un « retour » à l’Europe, comme la réunion d’une communauté de valeurs ou d’une communauté historique, ce qui laisse croire à une unité passée, une union politique antérieure aux déchirements récents du continent européen. Or cette unité, il ne faut pas la chercher en dehors du système discursif de l’européanité puisque c’est lui qui la crée. De même, l’espace politique de la Communauté, son devenir, est toujours plus élargi et plus approfondi dans le discours de l’européanité que dans la réalité formelle de la communauté ; c’est ainsi que le discours invente et rend possible ces élargissements et ces approfondissements.

Les mots pour dire l’Europe restent étonnamment constants au fil des élar-gissements ; c’est leur sens qui continue de gagner en signification grâce à la multiplication des liens intertextuels et inter-référentiels qui s’additionnent les uns aux autres, créant le système discursif duquel surgit le sens de la communauté : préserver la paix européenne. Et soixante années de paix n’ont pas changé ce discours : avec l’entrée des États d’Europe de l’Est, c’est la fin de la guerre froide qui est signée ; avec l’entrée des États issus de l’ex-Yougoslavie, c’est la fin de la guerre des Balkans qui sera célébrée, et ainsi de suite. Le discours de l’européanité continue de produire du sens et de structurer la construction européenne. Ainsi, ce discours n’est pas un réceptacle qui se remplit de sens jusqu’à en déborder, créant de cette façon une entité nouvelle. Plutôt, c’est la nature intersubjective de la construction de ce discours qui le fait exister comme surplus, c’est-à-dire comme devenir fondant la Communauté. Cette Communauté a vocation à s’élargir jusqu’aux frontières de l’européanité, qui elles aussi continuent de s’élargir au fil de l’intégration de nouveaux lieux dans son espace discursif. Suivant cette théorie du discours, l’ordre européen est structurellement contraint par la répétition de l’élargissement ; les élargissements passés, en cours et prévus confirment cette proposition ; la poursuite de l’analyse dans le cadre des pro-chains élargissements pourra montrer la validité du pronostic dans la durée.

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Marie-Ève bélanger

Ph.D, Université d’Ottawa, chercheure invitée, Global Studies Institute | UNIGE, Université de GenèveVisiting Fellow, Center for International and Comparative Studies | ETH Zurich

[email protected]

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