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LA GOUVERNANCE DES SYSTÈMES MULTI-ORGANISATIONNELS L'exemple des services sanitaires et sociaux au Québec Alain Dupuis et Luc Farinas E.N.A. | Revue française d'administration publique 2010/3 - n° 135 pages 549 à 565 ISSN 0152-7401 ISBN 9782909460192 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2010-3-page-549.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dupuis Alain et Farinas Luc , « La gouvernance des systèmes multi-organisationnels » L'exemple des services sanitaires et sociaux au Québec, Revue française d'administration publique, 2010/3 n° 135, p. 549-565. DOI : 10.3917/rfap.135.0549 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour E.N.A.. © E.N.A.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - enap - - 207.162.4.22 - 28/01/2011 16h33. © E.N.A. Document téléchargé depuis www.cairn.info - enap - - 207.162.4.22 - 28/01/2011 16h33. © E.N.A.

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LA GOUVERNANCE DES SYSTÈMES MULTI-ORGANISATIONNELS L'exemple des services sanitaires et sociaux au QuébecAlain Dupuis et Luc Farinas E.N.A. | Revue française d'administration publique 2010/3 - n° 135pages 549 à 565

ISSN 0152-7401ISBN 9782909460192

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Dupuis Alain et Farinas Luc , « La gouvernance des systèmes multi-organisationnels  » L'exemple des services

sanitaires et sociaux au Québec,

Revue française d'administration publique, 2010/3 n° 135, p. 549-565. DOI : 10.3917/rfap.135.0549

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LA GOUVERNANCE DES SYSTÈMESMULTI-ORGANISATIONNELS

L’EXEMPLE DES SERVICES SANITAIRESET SOCIAUX AU QUÉBEC

Alain DUPUIS

Professeur de management, Universitédu Québec à Montréal *

Luc FARINAS

Doctorant, École nationaled’administration publique du Québec **

Résumé

Cet article porte sur l’organisation globale des systèmes multi-organisationnels de santé et deservices sociaux et utilise le cas québécois pour approfondir la question. Il adopte une perspectiveancrée dans les sciences de l’organisation et s’inspire essentiellement de travaux anglo-saxonspour analyser le principe central de bien des réformes structurelles, celui de l’intégrationhiérarchique et formelle des systèmes dont il fait une analyse critique. Il met ensuite en valeurle recours à des mécanismes à base d’ajustement mutuel pour assurer l’organisation d’ensembledes systèmes multi-organisationnels de santé et de services sociaux.

Mots-clefs

Systèmes multi-organisationnels de soins de santé, critique de l’intégration formelle, ajustementmutuel

Abstract

– The governance of multi-organisational systems – The example of the health and socialservices system in Quebec – This article looks at the overall coordination of multi-organisationalhealth and social services systems, and examines the specific case of Quebec. Written from thestandpoint of organisational science and inspired mainly by Anglo-Saxon research, it analysesthe hierarchical and formal “integration” of systems, which is a central principle in manystructural reforms. This idea does not appear to have a great deal of support, and this articlemakes a critical analysis of it. It goes on to highlight some operational mechanisms based onmutual adjustment which serve to ensure the overall coordination of multi-organisational healthand social services systems.

Keywords

Multi-organisational health care systems, critical analysis of formal integration, mutualadjustment

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Dans le secteur de la santé et des services sociaux du Québec, on peut remarquerdifférents éléments de l’idéologie managériale 1, du nouveau management public 2 et desarchétypes organisationnels mécanistes. L’un de ces éléments est l’intégration organisa-tionnelle par fusion d’organisations locales et prend la forme de Centres de santé et deservices sociaux (CSSS). Un second élément est le contrôle de gestion par la normalisationdes résultats (la gestion axée sur les résultats) et prend la forme d’ententes contractuelles« de gestion et d’imputabilité ». La logique de ces deux éléments ressemble à celle del’organisation « divisionnalisée » par territoires décrite par H. Mintzberg, dont le typeextrême est le conglomérat 3. Ce dernier soutient d’ailleurs que les gouvernements, et enparticulier les grands ministères comme ceux de la santé et de l’éducation, ressemblent deplus en plus à de gigantesques conglomérats, avec tous les défauts qu’on a découverts à cetype d’organisation, en particulier la superficialité de la gestion à distance.

Encadré no 1 : Quelques points de repère sur le système socio-sanitaire québécois 4

Au début des années 1970, le système socio-sanitaire québécois avait acquis l’essentiel de sescaractéristiques actuelles à savoir :

— Assurance maladie universelle

— Gestion publique de l’assurance maladie

— Financement par les impôts

— Intégration des services sociaux et des services de santé

— Rôle prépondérant du ministère de la santé et des services sociaux (MSSS) dansl’administration des services

— Paiement à l’acte des médecins par l’assurance maladie pour les soins couverts

— Impossibilité pour un médecin de facturer directement des soins couverts sans s’exclure durégime d’assurance maladie

* Téluq, Université du Québec à Montréal (UQAM) ; [email protected] ; Codirecteur duÉnap Téluq (Cergo) ; 514-840-2747 poste 2914 ; 100 rue Sherbrooke Ouest, Montréal, Canada, H2X 3P2.

** Chercheur au Centre de recherche sur la gouvernance, ÉNAP Téluq (Cergo)1. Sur l’importance de l’idéologie managériale et des principes organisateurs qui lui sont associés dans

les réformes du système de santé québécois, voir Denis (Jean-Louis), Lamothe (Lise), Langley (Ann) etGuérard (Stéphane), « Réforme et gouverne en santé : l’attrait pour une managérialisation de l’actionpublique », dans Laborier (Pascale), Noreau (Pierre), Rioux (Marc) et Rocher (Guy) dir., Les réformes en santéet en justice. Le droit et la gouvernance, Québec, PUL, 2008, p. 51-68.

2. Pour un examen critique de ce courant de pensée et de ses impacts, voir Diefenbach, (Thomas), « NewPublic Management in Public Sector Organizations : The Dark Sides of Managerialistic ’Enlightenment’ »,Public Administration, Vol. 87(4), 2009, p. 892-909.

3. Mintzberg (Henry), The Structuring of Organizations, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1979 ;Mintzberg (Henry), Mintzberg on Management. Inside Our Strange World of Organizations, New-York, FreePress, 1989.

4. Trois ouvrages utiles pour comprendre l’histoire, le fonctionnement et avoir une vue d’ensemble dusystème socio-sanitaire québécois : Gaumer (Benoît), Le système de santé et des services sociaux du Québec,Québec, PUL, 2008 ; Fleury (Marie-Josée), Tremblay (Mireille), Nguyen (Hung) et Bordeleau (Luc) dir., Lesystème sociosanitaire au Québec, Montréal, Gaëtan Morin Éditeur, 2007 ; Lemieux (Vincent), Bergeron(Pierre), Bégin (Clermont) et Bélanger (Gérard) dir., Le système de santé au Québec, Québec, PUL, 2003.

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Depuis les années 1970, le ministère de la santé et des services sociaux mène des réformes àchaque décennie. Ces réformes ont été influencées par trois grandes commissions d’enquête surle financement et l’organisation des services de santé et des services sociaux, commissionsdésignées de façon courante par le nom de leur président : la commission Castonguay-Nepveu(1967-1972), la commission Rochon (1985-1988) et la commission Clair (2000) 5. Ces troiscommissions s’inscrivent dans une recherche d’effıcience, d’effıcacité, d’équité, d’universalité etde qualité des services 6. Elles ont toutes trois diagnostiqué, entre autres, un manque decoordination ou d’intégration des services 7 et recommandé, comme modèle d’organisationd’ensemble, un système intégré 8 de nature publique.La structure actuelle porte la marque de la réforme de 2003-2004 9. Elle est caractérisée entreautres par :— Le ministère de la santé et des services sociaux— 15 agences (régionales) de santé et de services sociaux (ASSS)— 95 centres de santé et de services sociaux (CSSS)— 4 réseaux universitaires intégrés de santé (RUIS)— 300 établissements (200 publics) 10

— 2 000 cliniques et cabinets privés— 3 000 organismes associatifs— Un budget de 25 milliards de dollars canadiens (19,5 milliards d’euros) en 2008-2009

Au ministère de la santé et des services sociaux du Québec, on s’est inspiré de lacommission Clair, elle-même inspirée par une logique d’imputabilité managériale 11, et ona regroupé la production des services sociaux et de santé dans une division locale, uneorganisation sous la responsabilité d’un gestionnaire imputable des résultats et devantrendre des comptes : le directeur général du Centre de santé et de services sociaux. Ces

5. Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (dite commission Castonguay-Nepveu)(CCN), Rapport, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1967-1972 (7 volumes) ; Commission d’enquête sur lesservices de santé et les services sociaux (dite commission Rochon) (CR), Rapport, Québec, les Publications duQuébec, 1988 ; Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux (dite commission Clair)(CR) Les solutions émergentes : Rapport et recommandations, Québec, Gouvernement du Québec, 2000.Bergeron, (Pierre), « La commission Rochon reproduit les solutions de Castonguay-Nepveu », Recherchessociographiques, vol. 31(3), 1990, p. 359-380 ; Dubois, (Carl-Ardy) et Denis, (Jean-Louis) De la CommissionCastonguay-Nepveu à la Commission Clair. Le façonnement socio-historique de l’imputabilité, Chaire GETOSFCRSS/IRSC sur la gouverne et la transformation des organisations de santé, 2001, http://www.medsp.umontreal.ca/getos/pdf/comm_cast-nepveu.pdf ; Contandriopoulos, (Damien) et Brousselle (As-trid), « Reliable in their failure : An analysis of healthcare reform policies in public systems », Health Policy,Vol. 95(2/3), 2010, p. 144-152.

6. Contandriopoulos (Damien) et Brousselle (Astrid), « Reliable in their failure : An analysis ofhealthcare reform policies in public systems », op. cit.

7. Ibid.8. Ibid.9. Plusieurs documents officiels présentent cette organisation résultant de la réforme de 2003. Voir par

exemple ministère de la santé et des services sociaux, Le système de santé et de services sociaux au Québecen bref, Québec, Gouvernement du Québec, 2008 ; et Regards sur le système de santé et de services sociauxdu Québec, Québec, Gouvernement du Québec, 2009. Ces documents peuvent être consultés à l’adressewww.msss.gouv.qc.ca, section Documentation, rubrique Publications, en effectuant une recherche par le titre.La réforme de 2003 a été amorcée par la Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de servicesde santé et de services sociaux adoptée en décembre 2003. Le texte de la loi peut lui aussi être consulté surle site du ministère de la Santé et des Services sociaux.

10. Le MSSS donne de l’« établissement » la définition suivante : « Entité juridique dotée de capacitéset responsabilités légales, qui détient un permis du ministre de la Santé et des Services sociaux pour gérer desservices correspondant aux cinq grandes missions définies dans la loi », MSSS, http://wpp01.msss.gouv.qc.ca/appl/m02/, page consultée en mars 2010.

11. Dubois (Carl-Ardy) et Denis (Jean-Louis), De la Commission Castonguay-Nepveu à la CommissionClair. Le façonnement socio-historique de l’imputabilité, op. cit.

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divisions locales ont été constituées par fusion d’établissements et sont placées sousl’autorité d’une division régionale, l’Agence de santé et de services sociaux (ASSS). Ontransforme ainsi en organisation hiérarchique unitaire des systèmes multi-organisationnelslocaux dans lesquels coexistent depuis des décennies plusieurs organisations légalementindépendantes les unes des autres mais offrant des services substituables ou complémen-taires. L’Agence réalise la normalisation des résultats attendus de la part des centres desanté et de services sociaux, qui sont formulés sous la forme de cibles chiffrées à l’aide de80 indicateurs quantitatifs, à la façon des entreprises divisionnalisées. Ces résultats fontl’objet d’une entente contractuelle entre l’ASSS et le CSSS. L’Agence fait elle-mêmel’objet d’une normalisation de ses résultats sous la forme d’une entente qu’elle signe avecle siège, c’est-à-dire le ministère de la santé et des services sociaux 12.

À cette intégration dans une même hiérarchie de plusieurs organisations localess’ajoutent d’autres facteurs importants qui poussent en direction de l’organisation hié-rarchique et mécaniste. Dans la configuration organisationnelle de l’organisation division-nalisée, on généralise le pilotage à distance par la normalisation des résultats. Lanormalisation des processus de travail (à l’aide de « pratiques fondées sur des résultatsprobants » par exemple) et la normalisation des résultats sont, avec la supervision directe(la hiérarchie), les mécanismes de coordination constitutifs du modèle hiérarchiste etmécaniste d’organisation 13. Dans ce contexte de pilotage à distance, les divisions tendentnaturellement vers ce modèle pour répondre aux exigences des indicateurs et des cibleschiffrés imposés par le siège 14. La taille des nouvelles organisations résultant des fusionsconstitue un autre facteur agissant dans le même sens. Comme les organisations deviennentplus grosses en étant fusionnées et intégrées localement sous la forme de Centres de santéet de services sociaux, la force d’attraction de l’organisation mécaniste s’en trouve en effetaccentuée comme le montrent bien certaines études depuis quelques décennies 15. Au total,cette importante pression sur les établissements de santé et de services sociaux en directionde l’organisation hiérarchique et mécaniste les éloigne des modèles d’organisationprofessionnelle et collégiale, habituellement jugés plus adaptés aux établissements deservices humains complexes (éducation, santé, services sociaux, etc.) 16.

Ce choix de l’organisation hiérarchique divisionnalisée comme modèle de gouver-nance et la tendance à la mécanisation organisationnelle qu’il accentue sont-ils nécessaireset inévitables ? L’organisation divisionalisée est-elle un modèle organisationnel appropriépour l’organisation d’ensemble des services de santé et des services sociaux ? N’y a-t-il pasd’autres modèles possibles et potentiellement plus adéquats ?

12. Loi sur les services de santé et les services sociaux. On trouve l’obligation des ASSS de signer uneentente de gestion et d’imputabilité avec le ministère à l’article 385 et l’obligation d’une entente de gestion etd’imputabilité entre l’ASSS et les CSSS à l’article 182 (182-1 à 182-8). Ces articles de la loi imposentégalement la structure du contenu des ententes.

13. Mintzberg (Henry) et Glouberman (Sholom), « Managing the Care of Health and the Cure of Disease– Part II : Integration », Health Care Management Review, Vol. 26(1), 2001, p. 74.

14. Mintzberg (Henry), Mintzberg on Management. Inside Our Strange World of Organizations, op. cit.15. Donaldson (Lex), The Contingency Theory of Organizations, Thousand Oaks, Sage Publications,

2001 ; Scott (Richard), Organizations, Rational, Natural, and Open Systems, 5e édition, Upper Saddle River,Prentice-Hall, 2002.

16. Mintzberg (Henry), Mintzberg on Management. Inside Our Strange World of Organizations, op.cit. ;Mintzberg (Henry) et Glouberman (Sholom), « Managing the Care of Health and the Cure of Disease – PartII : Integration », op.cit. ; Freidson (Eliot), Professionalism Reborn, Chicago, University of Chicago Press,1994 ; Freidson (Eliot), Professionalism, The Third Logic : On the Practice of Knowledge, Chicago, Universityof Chicago Press, 2001.

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Dans cet article, nous nous questionnons plus particulièrement sur les fondements dumodèle organisationnel unitaire et hiérarchiste qui inspire l’intégration organisationnellelocale, premier élément du modèle de l’organisation divisionalisée dans le secteur de lasanté et des services sociaux au Québec. Nous questionnons la valeur du cadre d’interpré-tation (l’archétype organisationnel) qui nous fait voir par défaut des problèmes decoordination dans les systèmes multi-organisationnels non intégrés de santé et de servicessociaux. Contrairement à ce que ce cadre d’interprétation peut laisser penser, l’absenced’une autorité centrale unique et d’une ligne hiérarchique englobante n’indique pasnécessairement qu’il y a un déficit de coordination important, encore moins que lacoordination peut être améliorée si on fusionne et unifie ces organisations à l’aide de cesmécanismes. Il y a d’autres cadres d’interprétation possibles selon lesquels les systèmesmulti-organisationnels peuvent avoir des qualités importantes et sous-estimées lorsqu’ilsmettent en œuvre une coordination non centralisée et peu formalisée à base d’ajustementmutuel et de normes sociales 17

LES SYSTÈMES MULTI-ORGANISATIONNELS ET LA QUÊTESYMBOLIQUE DE COORDINATION

L’intégration régionale des systèmes de santé est un objectif qu’on poursuit au Canadadepuis au moins une quarantaine d’années 18. La tendance au Québec depuis les annéessoixante consiste à fusionner et à intégrer hiérarchiquement les organisations dispensentdes services de santé et des services sociaux dans une quête symbolique de coordination 19.La dernière réforme en date au Québec, celle de 2003, demeure dans cet esprit. Elle intègredans une même organisation les hôpitaux, les centres de santé et de services locaux (CLSC)et les centres hospitaliers de soins de longue durée (CHSLD) présents sur un territoiredonné. Cette quête de coordination et d’intégration locale et régionale par l’unificationstructurelle et managériale a-t-elle un fondement théorique ou empirique bien assuré ?C’est loin d’être certain. Le Québec suit la tendance générale sur cette question. Commele rappellent R. Hambrick et D. Rog 20, il s’agit d’une démarche bien ancienne auxÉtats-Unis, sa promotion a été faite sous différentes appellations : intégration, consolida-tion, coopération, collaboration, continuité de services, réseaux et systèmes intégrés, entreautres. C’est aussi ce que soutiennent D. Dennis, J. Cocozza et H. Steadman : « What isoften overlooked is that calls for systems integration are far from new [...] Although thenames change, the underlying concepts do not. Over the past 30 years, efforts to achievesystems integration have been variously called : community integration, comprehensiveservices, comprehensive planning, coordinated services, systems of care, community

17. Dupuis (Alain) et Farinas (Luc), « Le fonctionnement organique du système multiorganisationneld’aide et de services aux sans-abri de Montréal », Administration publique du Canada, Vol. 52(1), 2009,p. 23-49.

18. Church (John) et Barker (Paul), « Regionalization of Health Services in Canada : A CriticalPerspective », International Journal of Health Services, Vol. 28(3), 1998, p. 467-486.

19. Dupuis (Alain), Farinas (Luc) et Demers (Louis), « Gouvernance et fusions d’établissementssociosanitaires », Revue Gouvernance, Vol. 1(2), 2004, p. 25.

20. Hambrick (Ralph S.) et Rog (Debra J.), « The Pursuit of Coordination : The OrganizationalDimension in the Response to Homelessness », Policy Study Journal, Vol. 28(2), 2000, p. 353.

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support services, and continuum of care- to name a few »21. Le rapport de la commissionCastonguay-Nepveu inscrivait en 1971 la pensée administrative québécoise dans cetteperspective : « On doit mettre les services à la disposition de tous, et d’une façon intégréeet coordonnée. Le manque de coordination et d’information est une des lacunes les plusgraves du système actuel » 22.

Les systèmes multi-organisationnels de production de services publics sont depuislongtemps jugés fragmentés, affaiblis par des chevauchements et des dédoublements,insuffisamment coordonnés, minés par des guerres de clochers, le chaos et le gaspillage,souvent à tort selon C. Lindblom, D. Chisholm, V. Ostrom ou M. Landau, par exemple 23.M. Landau décrit certains des nombreux défauts attribués à ces systèmes : des problèmesde coordination, des approches incompatibles les unes avec les autres, l’absence deresponsabilité claire et définie, des coûts importants qui résultent, entre autres, dugaspillage que provoqueraient les duplications et les chevauchements de services 24. AuQuébec, on voit ce type de diagnostic dans les rapports des commissions d’enquêtesuccessives sur l’organisation des services de santé dont voici quelques extraits édifiants :

— Commission Castonguay-Nepveu (1970) : « Nous faisons face à une fragmenta-tion, à une dispersion où l’on trouve chevauchements, doubles emplois, graves lacunes,coûts élevés et efforts gaspillés plutôt qu’un régime coordonné. Il faut améliorer ce régimesi l’on souhaite que la qualité des soins suive l’augmentation massive des coûts et deseffectifs [...] Nous croyons que les malaises du régime québécois de la santé sont dus àl’absence d’un véritable système de distribution des soins. Des systèmes partiels se sontdéveloppés, qui ont favorisé une catégorie de malades, certains établissements, des aspectsparticuliers dans l’un et l’autre cas, laissant le médecin libre d’exercer selon ses goûts et seshabitudes, et bien souvent à l’écart de tout système structuré » 25.

— Commission Rochon (1988) : « En somme, un système où chacun définit en vaseclos son propre champ d’intervention, favorise les dédoublements et l’émergence de zonesgrises en matière de services et de clientèles rejointes, amène des services discontinus etincomplets » 26.

— Commission Rochon (1988) : « Tout se joue sur la base du rapport de force, deluttes de clocher, de scandales, de coups d’éclat dans les médias, plutôt que sur la based’une planification à long terme orientée vers l’atteinte de résultats » 27.

— Commission Clair (2000) : « Encore aujourd’hui, on valorise trop la pratiqueprofessionnelle individuelle, l’autonomie juridique et budgétaire de chaque établissement,le fonctionnement en « silos » qui fait en sorte que chaque service, département ou

21. Dennis (Deborah L.), Cocozza (Joseph J.) et Steadman (Henry J.), « What Do We Know AboutSystems Integration and Homelessness », in Fosburg (L. B.) et Dennis (D. L.) dir., Practical Lessons : The1998 National Symposium on Homelessness Research, Delmar, NY, National Resource Center on Homeles-sness and Mental Illness, 1999, p. 12-13. Consulté à l’adresse suivante :www.aspe.hhs.gov/progsys/homeless/symposium/12-Sysintg.htm

22. CCN, Rapport, Développement, tome II, 1971, p. 164.23. Lindblom (Charles E.), The Intelligence of Democracy, New-York, Free Press, 1965 ; Chisholm

(Donald), Coordination without Hierarchy. Informal Structures in Multiorganizational Systems, Berkeley,University of California Press, 1989 ; Ostrom (Vincent), The intellectual Crisis of American PublicAdministration, 2e édition, Tuscaloosa, University of Albama Press, 1989 (1ère édition 1973) ; Landau (Martin),« On Multiorganizational Systems in Public Administration », Journal of Public Administration Research andTheory, Vol. 1(1), 1991, p. 5-18.

24. Landau (Martin), « On Multiorganizational Systems in Public Administration », op. cit. p. 6.25. CCN, Santé, Tome I, 1970, p. 96.26. CR, Rapport, op. cit. p. 410.27. CR, Rapport, op. cit. p. 429.

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établissement peut fonctionner indépendamment des autres. Chacun est incité à protégerson champ de pratique, sa juridiction, son budget » 28.

— Commission Clair (2000) : « Plusieurs déplorent en outre que les structuresactuelles soutiennent le fonctionnement en « silos » et qu’elles permettent l’isolationnismede certains établissements de même que les « guerres de clocher » encore trop fréquentsentre des établissements chargés de desservir la population d’un même territoire » 29.

Pour corriger ces défauts réels ou présumés, on a fusionné ou intègré ces systèmesmulti-organisationnels en une ou en quelques grandes organisations unifiées par unehiérarchie unique 30. Au Québec, pour illustrer l’ampleur du phénomène des fusions, on estpassé de 920 établissements en 1990 à 294 en 2009 31. Avec la fusion et l’intégration, onsouhaite éliminer la fragmentation et le fonctionnement dit en « silos » qui nuirait à uneoffre de service cohérente et continue. On souhaite éliminer les chevauchements et lesdédoublements qui seraient sources de gaspillage et de confusion, comme l’expliquentD. Dennis, J. Cocozza et H. Steadman : « The goals of integration are to improve accessto comprehensive services and continuity of care ; to reduce service duplications,inefficiency, and costs ; and to establish greater accountability » 32.

COORDINATION, INTÉGRATION ET RÉFORMESSTRUCTURELLES : MAUVAISE SOLUTIONÀ DE FAUX PROBLÈMES ?

Ces fusions et intégrations sont difficiles à réaliser et répondent rarement aux espoirsqu’on investit en elles 33. De plus, nous avons des raisons de penser que le « problème » de« manque de coordination » dans les systèmes multi-organisationnels n’est pas aussi réel etcriant qu’il n’y paraît.

Il existe tout compte fait peu d’études qui documentent les affirmations répétées surles problèmes ou le manque de coordination allégués et tenus pour acquis par tous ceux quien discutent depuis des décennies, comme l’ont constaté divers auteurs à différentesépoques 34. Dans son étude riche et subtile sur la collaboration interorganisationnelle dansles services publics, E. Bardach avoue que son hypothèse sur l’insuffisance de la

28. CC, Les solutions émergentes : Rapport et recommandations, op. cit. p. 25.29. CC, Ibid., p. 200.30. Chisholm (Donald), Coordination without Hierarchy. Informal Structures in Multiorganizational

Systems, op. cit. p. 17.31. MSSS, Statistiques et indicateurs ; établissements publics et privés ; nombre par regroupement de

mission ; http://www.msss.gouv.qc.ca/statistiques/stats_sss/index.php ?id=133,79,0,0,1,0. Page consultée le15 mars 2010. Ce nombre exclut les cliniques médicales privées, qui n’ont pas été visées par les réformes etles restructurations successives.

32. Dennis (Deborah L.), Cocozza (Joseph J.) et Steadman (Henry J.), « What Do We Know AboutSystems Integration and Homelessness », op. cit. p. 12-20.

33. Denis (Jean-Louis), Lamothe (Lise) et Langley (Ann), « The Struggle to Implement Teaching-Hospital Mergers », Administration publique du Canada, Vol. 42(3), 2004, p. 285-311 ; Kitchener (Martin),« Mobilizing the Logic of Managerialism in Professional Fields : The Case of Academic Health CentreMergers », Organization Studies, Vol. 23(3), 2002, p. 391-420 ; Field (J.) et Peck (E.), « Mergers andAcquisitions in the Private Sector : What are the Lessons for Health and Social Services », Social Policy andAdministration, Vol. 37(7), 2003, p. 742-755 ; Hinnings (C. R.), Caseberg (Ann), Reay (Trish), Golden-Biddle(Karen), Pablo (Amy) et Greenwood (Royston), « Regionalizing Healthcare in Alberta : Legislated Change,Uncertainty and Loose Coupling », British Journal of Management, Vol. 14(S1), 2003, p. S15-S30 ; Dupuis(Alain), Farinas (Luc) et Demers (Louis), « Gouvernance et fusions d’établissements sociosanitaires », op. cit.

34. Warren (R. L.), Rose (S. M.) et Bergunder (A. F.), The Structure of Urban Reform, Lexington Books,1974 ; Weiss (J. A.), « Substance vs. Symbol in Administrative Reform : The Case of Human Services

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coordination relève en grande partie d’une intuition 35. Cette intuition pourrait se révélercorrecte dans certains cas parce que les mécanismes habituellement choisis pour organiserles services socio-sanitaires ont pour conséquence de compliquer la coordination ensituation de complexité. Selon G. Morgan : « la bureaucratisation tend à provoquer desstructures de pensée et d’action fragmentaires » 36. L’intuition de E. Bardach reposetoutefois sur le postulat qu’il n’y a pas d’autres moyens à l’œuvre que ceux del’organisation hiérarchique et mécaniste dans les systèmes multi-organisationnels, ce quidoit être démontré dans chaque cas.

Il existe peu de démonstrations probantes que les réorganisations et réformesstructurelles mises en place pour résoudre les problèmes présumés peuvent augmenter enquantité ou en qualité la production de services socio-sanitaires, comme nous le rappelleBardach : « ...if there is one proposition on which consensus among students of publicadministration is firm and widespread, it is that reorganization normally produces littlevalue at a very high cost in time, energy, and personal anxiety » 37. D. Chisholm soutientque c’est particulièrement vrai pour ce type répandu de réforme structurelle qu’estl’intégration verticale et hiérarchique, qui n’apporte pas de progrès démontré dans lacoordination ni une performance plus grande 38. Dans leur brève recension des écrits surl’efficacité de l’intégration, R. Hambrick et D. Rog 39 concluent que les approchesformelles et à grande échelle sont largement remises en question. Rowe, Hoge et Fisk 40

concluent aussi de façon sceptique vis-à-vis de l’intégration formelle : « Systems integra-tion has been an elusive goal for planners and policy makers. To date, there is littleempirical evidence that, when achieved, it leads to better client outcomes ». Commentcomprendre alors cette fascination persistante pour l’intégration organisationnelle ?N. Brunsson constate que les écrits favorables aux réformes organisationnelles de ce typeont tendance à s’en tenir à la mise en valeur des principes de l’organisation « rationnelle »,principes qui semblent imperméables à toute réfutation 41. Il existe beaucoup d’écritsmettant en avant les principes « rationnels » de l’intégration organisationnelle des servicesde santé ou des services sociaux, mais très peu d’études de terrain sur la façon dont celafonctionne réellement et peu d’analyses conceptuelles ancrées dans les sciences del’organisation et dans l’étude organisationnelle des politiques publiques. Les principes del’intégration organisationnelle sont tenus pour acquis, considérés comme allant de soi etvalides en toutes circonstances.

Toutes les réformes structurelles ne visent pas l’intégration formelle, mais celles quile font demeurent parmi les plus importantes, ce qui s’explique peut-être par le fait qu’ellesdécoulent naturellement de la pensée courante en administration publique 42 et de

Coordination », Policy Analysis, Vol. 7(1), 1981, p. 21-45 ; Grubb (W. Northon) et McDonnell (Lorraine M.),« Combatting Program Fragmentation : Local Systems of Vocational Education and Job Training », Journal ofPolicy Analysis and Management, Vol. 15(2), 1996, p. 252-270.

35. Bardach (Eugene), Getting Agencies to Work Together, Washington, Brookings Institution, 1998,p. 11.

36. Morgan (Gareth), Images de l’organisation, 2e édition, Québec, PUL, 1999, p. 84.37. Bardach (Eugene), Getting Agencies to Work Together, op. cit. p. 16.38. Chisholm (Donald), Coordination without Hierarchy. Informal Structures in Multiorganizational

Systems, op. cit. p. 6-8.39. Hambrick (Ralph S.) et Rog (Debra J.), « The Pursuit of Coordination : The Organizational

Dimension in the Response to Homelessness », op. cit., p. 263.40. Rowe (Michael), Hoge (Michael A.) et Fisk (Deborah), « Services for Mentally I11 Homeless

Persons ; Street-Level Integration », American Journal of Orthopsychiatry, Vol. 68(3), 1998, p. 491.41. Brunsson (Nils), Mechanisms of Hope. Maintaining the Dream of the Rational Organization,

Copenhagen, Copenhagen Business School Press, 2006.42. Ostrom (Vincent), The intellectual Crisis of American Public Administration, op. cit.

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l’archétype hiérarchiste 43. Un archétype organisationnel est un modèle mental et culturelplus ou moins implicite et tenu pour acquis dont nous voyons les principes comme étantdans la nature des choses et n’ayant pas à être vérifiés. C’est pour cette raison que cesprincipes semblent irréfutables aux yeux de beaucoup de gens. L’organisation divisionna-lisée est peut-être un modèle inspiré des entreprises privées et de la nouvelle gestionpublique, mais le fait est qu’il demeure à l’intérieur d’un archétype hiériarchiste etmécaniste 44 qui transcende la distinction entre les organisations privées et les organisationspubliques, avec ses moyens de coordination privilégiés que sont la supervision directe et lanormalisation des processus de travail et des résultats 45.

Les écrits sur les réformes du système de santé au Québec correspondent pour unebonne part à la mise en valeur des principes de l’organisation rationnelle et unitaire dirigéepar un gestionnaire imputable. On ne trouve pas d’études empiriques qui cherchent àvérifier la valeur de ces principes et les conséquences de leur mise en œuvre. Les études surles réformes adoptent en général comme cadre d’interprétation le même archétypeorganisationnel que celui que les réformes mobilisent. On le tient pour acquis et on cherche,par exemple, à expliquer pourquoi on a tant de difficultés à l’implanter, ce qu’on attribueen général à l’obstruction des intérêts en présence 46. On cherche également à mettre enlumière le travail des dirigeants dans ce contexte de changement 47. Pour notre part, nousavons jusqu’à maintenant concentré nos efforts de recherche empirique à mettre en lumièrele fonctionnement organique des systèmes multi-organisationnels non centralisés 48. Nousne disposons donc pas actuellement d’études empiriques au Québec sur les effets du modèlede la grande organisation divisionnalisée, de l’intégration et des fusions, et du contrôle degestion à base d’indicateurs quantitatifs. Personne ne semble juger de telles étudesnécessaires. Dans ce contexte, il nous semble fort utile de questionner cet archétypeorganisationnel tenu pour acquis et de mettre en lumière d’autres cadres d’interprétationfort valables qui nous permettent de voir les choses autrement.

Les qualités sous-estimées des systèmes multi-organisationnels

Depuis longtemps des travaux théoriques mettent sérieusement en doute l’archétypeorganisationnel sur la base duquel sont diagnostiqués les manques de coordination dessystèmes multi-organisationnels et sont en conséquence engagées des réorganisations 49.Ces travaux montrent entre autres que ces systèmes ont souvent des qualités et despropriétés difficiles à voir et à apprécier du point de vue de l’archétype de l’organisation

43. Hood (Christopher), The Art of the State, Oxford, Oxford University Press, 1998.44. Mintzberg (Henry), Mintzberg on Management. Inside Our Strange World of Organizations, op. cit. ;

Morgan (Gareth), Images de l’organisation, op. cit.45. Mintzberg (Henry) et Glouberman (Sholom), « Managing the Care of Health and the Cure of Disease

– Part II : Integration », op. cit.46. Comme le font par exemple Contandriopoulos (Damien) et Brousselle (Astrid), « Reliable in their

failure : An analysis of healthcare reform policies in public systems », op. cit.47. Comme le font par exemple Denis (Jean-Louis), Lamothe (Lise), Langley (Ann), Breton (Mylaine),

(Gervais) Julie, Trottier (Louise-Hélène), Contandriopoulos (Damien) et Dubois (Carl-Ardy) « The reciprocaldynamics of organizing and sense-making in the implementation of major public-sector reforms », CanadianPublic Administration, Vol. 52(2), 2009, p. 225-248.

48. Dupuis (Alain) et Farinas (Luc), « Le fonctionnement organique du système multiorganisationneld’aide et de services aux sans-abri de Montréal », op. cit.

49. Lindblom (Charles E.), The Intelligence of Democracy, op. cit. ; Lindblom (Charles E.), Inquiry andChange. The Troubled Attempt to Understand and Shape Society, New Haven, Yale University Press, 1990 ;Landau (Martin), « Redundancy, Rationality, and the Problem of Duplication and Overlap », PublicAdministration Review, Vol. 29(4), 1969, p. 346-358 ; Landau (Martin), « On Multiorganizational Systems in

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hiérarchique et mécaniste qui semble inspirer les diagnostics de manque de coordination.Ce qu’on diagnostique ainsi, c’est la non conformité aux principes idéaux d’un archétype,et non des problèmes précisement documentés 50.

Les propriétés des systèmes multi-organisationnels non formellement intégrés sontentre autres : robustesse et adaptabilité 51, scepticisme organisé et créativité 52, richesse etévolutivité des valeurs, des idéaux et des connaissances intégrées dans le fonctionnementdu système 53. M. Landau énumère et met en valeur quelques-unes de ces propriétés :« Because such systems are flat, because there is no one “center of authority,” they mayappear to be disordered 54, but they have many virtues. They are adaptive, creative, andquite congenial to innovation. The cost of novelty is much higher in a tightly coupledorganization because of its disruptive effect upon routines. Loosely coupled organizationsare more easily pragmatic, goalsearching, and problem-oriented ; and they detect andcorrect error more easily than do hierarchical organizations. Their most striking property,however, is that they are self-organizing, and self-regulating, the stimuli for which are notthe a priori demands of planners, but the information generated by experience » 55.

Quelques études de terrain fouillées ont révélé l’existence à différentes époques desystèmes multi-organisationnels relativement bien organisés et coordonnés 56. La coordi-nation de ces systèmes repose en partie sur des mécanismes invisibles au regard del’archétype hiérarchiste et mécaniste, qui focalise l’attention sur l’autorité et les règlesformelles, la hiérarchie, l’unité de direction, la définition précise des responsabilités, si laséparation entre tâche de conception et d’exécution, et la planification stratégique.E. Bardach nous met sur la piste de certains de ces mécanismes « invisibles » : « we maynote that an informal and highly subjective set of working relationships across organiza-tional boundaries may operate effectively without any formal or objective recognition atall » 57. Ces mécanismes « invisibles » reposent entre autres sur des relations de persuasion,d’échange, de négociation et d’ajustement réciproque de partenaire à partenaire 58, sur desajustements mutuels unilatéraux 59, sur des luttes et des contestations 60, sur des cadrespartagés d’interprétation et d’intervention 61 bien organisés par des communautés de

Public Administration », op. cit. ; Wildavsky (Aaron), Speaking Truth to Power, the Art and Craft of PolicyAnalysis, New Brunswick, Transaction Publishers, 2e édition (1ère édition en 1979), 1987.

50. Brunsson (Nils), Mechanisms of Hope. Maintaining the Dream of the Rational Organization, op. cit.51. Landau (Martin), « Redundancy, Rationality, and the Problem of Duplication and Overlap », op. cit. ;

Landau (Martin), « On Multiorganizational Systems in Public Administration », op. cit. ; Bendor (Jonathan B.),Parallel Systems. Redundancy in Government, Berkeley, University of California Press, 1985.

52. Wildavsky (Aaron), Speaking Truth to Power, the Art and Craft of Policy Analysis, op. cit.53. Lindblom (Charles E.), The Intelligence of Democracy, op. cit. ; Lindblom (Charles E.), Inquiry and

Change, op. cit.54. Chisholm (Donald), Coordination without Hierarchy. Informal Structures in Multiorganizational

Systems, op. cit.55. Landau (Martin), « On Multiorganizational Systems in Public Administration », op. cit. p. 7.56. Warren (R. L.), Rose, (S. M.) et Bergunder (A. F.), The Structure of Urban Reform, op. cit. ;

Chisholm (Donald), Coordination without Hierarchy. Informal Structures in Multiorganizational systems,op. cit. ; Grubb (W. Northon) et McDonnell (Lorraine M.), Combatting Program Fragmentation : LocalSystems of Vocational Education and Job Training », op. cit. ; Dupuis (Alain) et Farinas (Luc), « Lefonctionnement organique du système multiorganisationnel d’aide et de services aux sans-abri de Montréal »,op. cit.

57. Bardach (Eugene), Getting Agencies to Work Together, op. cit., p. 22.58. Lindblom (Charles), The Intelligence of Democracy, op. cit. ; Chislom (Donald), Coordination

without Hierarchy. Informal Structures in Multiorganizational Systems, op. cit.59. Lindblom (Charles), The Intelligence of Democracy, op. cit.60. Warren (R. L.), Rose, (S. M.) et Bergunder (A. F.), The Structure of Urban Reform, op. cit.61. Ibid.

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pratiques, des communautés occupationnelles et des communautés sectorielles. D. Chis-holm résume bien la nature des mécanismes faiblement formalisés qui peuvent organiseravantageusement un système multi-organisationnel : « This shadowy, elusive mechanism isa system of informal channels, behavioral norms, and agreements. These informalorganizational features develop on the basis of need. They derive from the everydayprocesses of mutual adjustment that are exhibited by large-scale systems, public andprivate. Informal channels of communication, informal bargains and agreements, andnorms of reciprocity all contribute directly and indirectly to processes of coordination.They also form the foundation for formal schemes of coordination, especially by promotingconsensus in situations initially characterized by conflict and dissension »62.

Dans différents secteurs d’activités, des auteurs essaient de mettre en valeur le réseaude relations non formelles comme mode de gouvernance des systèmes multi-organisationnels 63. Le secteur des services de santé et des services sociaux aux sans-abrià Montréal illustre le caractère peu formalisé d’un tel système multi-organisationnel, et quin’est pas le résultat d’une ingénierie organisationnelle d’ensemble par des experts inspiréspar l’archétype hiérarchiste et mécaniste et voyant le réseau intégré comme le moyen deréaliser la réduction des duplications et de la fragmentation, la rationalisation des rôles etdes fonctions, la cohérence et l’efficience, bref l’organisation machine 64.

LA COORDINATION

La coordination est l’un des principes généralement évoqués dans les écrits surl’intégration formelle et hiérarchique. L’unité de direction et de commandement, c’est-à-dire la hiérarchie, serait un gage de coordination. Cette idée est souvent utilisée de façonimplicite, sans recul. Les sciences de l’organisation nous suggèrent pourtant qu’il y a unegrande variété de formes et de mécanismes organisationnels plus ou moins adéquats selonles contextes 65. Certains mécanismes organisationnels découpent ou décomposent lesproblèmes et limitent la complexité du travail à accomplir par chaque personne, chaqueunité et chaque organisation 66. Chaque sous-problème peut être traité de façon relative-ment indépendante, ce qui facilite le travail, permet la spécialisation et minimise les besoinsde coordination. La question n’est pas de savoir s’il faut décomposer ou non les problèmescomplexes – en réalité on n’a pas le choix – mais bien de savoir jusqu’à quel niveau lesdécomposer et à l’aide de quels mécanismes organisationnels. Dans les systèmesmulti-organisationnels, la capacité des mécanismes d’ajustement mutuel à réaliser cettedivision du travail est trop souvent sous-estimée voire ignorée. On conçoit trop exclusi-vement cette division du travail à l’aune du modèle rationnel de l’organisation regardéecomme une machine intégrée, hiérarchisée, formalisée, planifiée et optimisée. Or ce modèle

62. Chislom (Donald), Coordination without Hierarchy. Informal Structures in MultiorganizationalSystems, op. cit. p. 11-12.

63. Jones (Candaces), Hersterly (William S.) et Borgatti (Stephen P.), « A General Theory of networkGovernance : Exchange Conditions and Social Mechanisms », The Academy of Management Review,Vol. 22(4), 1997, p. 911.

64. Dupuis (Alain) et Farinas (Luc), « Le fonctionnement organique du système multiorganisationneld’aide et de services aux sans-abri de Montréal », op. cit.

65. Pour une synthèse de ces idées voir l’ouvrage de Grandori (Anna), Organization and EconomicBehavior, London, Routledge, 2001.

66. Simon (Herbert), « The Organization of Complex Systems », in Simon (Herbert), Models ofDiscovery, Dordrecht, Reidel Publishing Company, 1977.

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organisationnel est connu pour les problèmes de coordination qu’il crée en situation decomplexité des valeurs et des connaissances.

L’une des caractéristiques fondamentales d’un système, qu’il sait organisationnel oumulti-organisationnel, est la façon par laquelle il décompose les problèmes complexes touten prenant en compte certaines interdépendances entre les sous-problèmes. Cette prise encompte n’est pas gratuite, elle impose nécessairement des coûts. Elle devrait donc êtresoumise à un arbitrage entre les bénéfices qu’elle apporte et les coûts et inconvénientsqu’elle génère. Plus encore, comme le souligne D. Chisholm, il y a toujours un risqueimportant de sur-coordonner et d’augmenter inutilement le niveau d’interdépendance 67.Pour cette raison, il n’est probablement pas approprié, pour la grande majorité desproblèmes et des clientèles, de tenter d’augmenter le niveau d’intégration formelle del’ensemble du système des services de santé et des services sociaux comme on le fait dansles réformes structurelles depuis des décennies et comme on l’a fait au Québec dans ladernière réforme en date 68.

Les problèmes de coordination actuels, si problèmes il y a, peuvent très bien résulterdes réformes structurelles passées inspirées d’un archétype organisationnel hiérarchiste etmécaniste. L’organisation mécaniste provoque régulièrement des cercles vicieux qui fonten sorte que les solutions qu’on apporte à un problème causent toujours plus de problèmes,qu’on tente ensuite de résoudre par les mêmes solutions 69. On hiérarchise et formalise pourcoordonner, ce qui crée encore plus de problèmes de coordination, et pousse toujours plusvers la hiérarchisation et la formalisation. Les réformes structurelles successives dans lesecteur de la santé et des services sociaux pourraient bien entretenir un tel cercle vicieux.

La présomption qui fonde l’organisation hiérarchique et les réformes structurelles estla suivante : l’ensemble des services sociaux et des services de santé offerts sur un territoiredoivent être intégrés en un système organisationnel unifié par l’autorité, la hiérarchie, lesrègles formelles et la planification stratégique. Cette présomption peut-être sérieusementquestionnée si c’est l’efficacité qui est visée 70. Les mécanismes organisationnels doiventen effet être adaptés aux types de problèmes rencontrés sinon ils ne contribuent pas trèsbien ou pas du tout à composer avec eux 71 et peuvent même créer toute une série denouveaux problèmes 72. Il vaudrait donc mieux tempérer la tendance à formaliser et àhiérarchiser, les règles formelles et la hiérarchie n’étant pas des solutions adéquates pourtous les problèmes. Il serait probablement plus prudent d’avoir en tête une règle heuristiquedu type de celle que propose D. Chisholm : « use the minimum mechanisms necessary toachieve a satisfactory level of coordination » 73 et des préceptes (toujours heuristiques)comme ceux que propose A. Grandori : « not introducing explicit coordination mechanisms

67. Chislom (Donald), Coordination without Hierarchy. Informal Structures in MultiorganizationalSystems, op. cit., p. 44.

68. Morris (R.) et Lescohier (H.), « Service Integration : Real Versus Illusory Solutions to WelfareDilemmas », in Sari (R.C.) et Hasenfeld (Y.) dir., The Management of Human Services, New-York, ColumbiaUniversity Press, 1978 ; Dupuis (Alain), Farinas (Luc) et Demers (Louis), « Gouvernance et fusionsd’établissements sociosanitaires », op. cit.

69. March (James) et Simon (Herbert), Organizations, 2e édition (1ère 1958), Cambridge (USA),Blackwell Publishers, 1993, chapitre 3.

70. Demers (Louis), Dupuis (Alain) et Poirier (Mario), « L’intégration des services passe-t-elle par lafusion d’établissements ? », Santé mentale au Québec, Vol. 27(2), 2002, p. 27-38 ; Dupuis (Alain), Farinas(Luc) et Demers (Louis), « Gouvernance et fusions d’établissements sociosanitaires », op. cit.

71. Grandori (Anna), Organization and Economic Behavior, op. cit.72. Chislom (Donald), Coordination without Hierarchy. Informal Structures in Multiorganizational

Systems, op. cit., p. 44.73. Ibid. p. 63.

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if tacit coordination is sufficient ; not setting up figures of authority if this does not bringspecific advantages in costs of decision and control ; not setting up groups if there is nodemand for problem-solving based on diffused knowledge » 74.

LES MÉCANISMES D’ORGANISATION DES SYSTÈMESMULTI-ORGANISATIONNELS

Les sciences de l’organisation nous aident à comprendre les qualités potentielles dessystèmes multi-organisationnels. Elles nous suggèrent que l’organisation structurée commeune machine hiérarchisée, formalisée, planifiée et pilotée à distance par des indicateurssuperficiels est relativement mal outillée pour faire face aux problèmes changeants 75,variables, peu connus et difficiles à analyser 76, marqués par l’incertitude 77, non uni-formes 78, flous, complexes, faiblement structurés (« ill-structured » selon l’expression deSimon) 79, ambigus 80 voire « pernicieux » comme ceux qui caractérisent les serviceshumains. D. Chisholm rappelle ce point : « Central coordinating schemes do workeffectively under conditions where the task environment is known and unchanging, whereit can be treated as a closed system. In such a situation, coordination can be programmed,but the tendency has been (and continues to be) to apply such coordinating schemes tosituations marked instead by variability and conflict » 81.

De manière générale, lorsqu’il y a incertitude, flou et ambiguïté dans les buts visés,dans les « technologies » utilisées, et dans les résultats obtenus, les instruments managé-riaux de l’autorité hiérarchique, des règles formelles et du cycle de planification-contrôledes « résultats » sont relativement peu efficaces. Pour composer avec ce type de tâches etde problèmes, bien des travaux des sciences de l’organisation nous orientent plutôt vers desmodèles de gestion et de gouvernance professionnels ou organiques fondés sur le jugementet l’engagement des personnes qui font le travail, l’ajustement mutuel et des relations peuformalisées. Ces modèles minimisent la division entre l’exécution du travail et sa gestion.

74. Grandori (Anna), Organization and Economic Behavior, op. cit., p. 406.75. Burn (Tom.) et Stalker (George M.), The Management of Innovation, 3e édition (1ère 1961), Oxford,

Oxford University Press, 1994 ; Perrow (Charles), « A Framework for the Comparative Analysis Organiza-tions », American Sociological Review, Vol. 32(2), 1967, p. 194-208 ; Mintzberg (Henry), The Structuring ofOrganizations, op. cit. ; Donaldson (Lex), The Contingency Theory of Organizations, op.cit. ; Grandori (Anna),Organization and Economic Behavior, op. cit. ; Scott (W. Richard), Organizations, rational, Natural, and OpenSystems, op. cit.

76. Perrow (Charles) « A Framework for the Comparative Analysis Organizations », op. cit.77. Thompson (James D.), Organizations in Action, New-York, McGraw-Hill, 1967 ; Donaldson (Lex),

The Contingency Theory of Organizations, op. cit.78. Litwak (Eugene), « Organizational Constructs and Mega Bureaucracy », in Sari (Rosemary) et

Hasenfeld (Yeheskel) dir., The Management of Human Services, New-York, Columbia University Press, 1978,p. 123-162.

79. Simon (Herbert), « The Structure of Ill-Structured Problems », Artificial Intelligence Vol. 4 (3/4),1973, p. 181-201.

80. Cohen (Michael D.) et March (James D.), Leadership and Ambiguity, 2e édition, Boston, HarvardBusiness School Press, 1986 ; March (James), Decisions and Organizations, Oxford (UK), Basil Blackwell,1988.

81. Chisholm (Donald), Coordination without Hierarchy. Informal Structures in MultiorganizationalSystems, op. cit., p. 10.

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Une série de travaux classiques nous permettent de défendre une telle prescriptionheuristique 82.

Les systèmes de santé et de services sociaux, comme tous les systèmes multi-organisationnels de services humains en général, doivent composer avec un niveau élevé decomplexité des connaissances, des valeurs, des fins et des intérêts en jeu 83. Les fins, lesmoyens et les résultats y sont multiples, problématiques et ambigus 84. Ils représententégalement un enjeu de société touchant des conceptions et des intérêts plus ou moinsdivergents. Ils font l’objet de conflits de jugements et d’intérêts chez ceux qui y travaillent,mais également dans la population et chez les experts.

Les services humains se heurtent à des problèmes faiblement structurés par nosconnaissances et nos valeurs, à des dilemmes techniques et moraux, à des problèmessociétaux pernicieux qui rendent impuissants les mécanismes organisationnels habituelle-ment avancés dans les réformes structurelles. Pour que les systèmes multi-organisationnelsde services humains puissent accomplir leur travail, ils doivent être organisés de façon àpouvoir composer avec ces caractéristiques.

La coordination des services dans les systèmes multi-organisationnels de serviceshumains n’est pas une tâche distincte du travail d’assistance et d’intervention auprès de leurclientèle. Chaque intervenant, chaque organisation peut utiliser sa compréhension de lasituation générale du secteur et des situations vécues particulières pour assurer unajustement entre ce qu’il fait et ce que les autres font : « Management of clinical operationswill have to be effected by the managed, not by the managers » 85. Il ne devrait pas y avoirune division nette entre, d’un côté, un travail de production des biens et des services réalisé« en bas » et de l’autre un travail « administratif » de coordination, de planification et decontrôle réalisé « en haut ». C’est la perspective hiérarchiste et mécaniste qui divisehiérarchiquement le travail de cette façon. Dans chacune de leurs actions, les acteurs d’unsystème multi-organisationnel adaptent leurs décisions à un ensemble de décisionsantérieures. Ils tiennent compte des conséquences de leurs décisions pour d’autres acteurs.Ils discutent, négocient et échangent leurs interprétations et leurs décisions avec d’autresacteurs. Dans les systèmes d’ajustement mutuel, la coordination est assurée par tous lesacteurs dans le cours même du travail. En conséquence, contrairement à ce que l’archétypemécaniste nous incite à croire, plus il y a d’acteurs dans un secteur d’activités, mieux lesdivers éléments et leurs relations seront pris en compte, meilleure sera la coordination et laprise en compte des effets des décisions les unes sur les autres 86.

Un aspect important du travail des praticiens et des organisations dans un systèmefondé sur l’ajustement mutuel consiste à prendre en compte les autres organisations et leursactions, à les utiliser et à les mobiliser au service de leur mission ou à compenser pour ce

82. Burns (Tom) et Stalker (George M.), The Management of Innovation, op. cit. ; Perrow (Charles),Organizational Analysis : A Sociological View, op. cit. ; Mintzberg (Henry), The Structuring of Organizations,op. cit. ; Donaldson (Lex), The Contingency Theory of Organizations, op. cit. ; Grandori (Anna), Organizationand Economic Behavior, op. cit. ; Scott (W. Richard), Organizations, Rational, Natural, and Open Systems,op. cit.

83. Dupuis (Alain), La complexité des connaissances et des valeurs dans l’organisation des serviceshumains. Le cas de l’aide aux sans-abri, op. cit.

84. Hasenfeld (Yeheskel) et English (Richard A.), « Introduction. Human Service Organizations : AConceptual Overview » in Hasenfeld (Y.) et English (R. A.) dir., Human Service Organizations, Michigan, AnnArbour University of Michigan Press, 1974, p. 1-23 ; Hasenfeld (Yeheskel), Human Service Organizations,op. cit.

85. Mintzberg (Henry) et Glouberman (Sholom), « Managing the Care of Health and the Cure of Disease– Part II : Integration », op. cit., p. 76.

86. Lindblom (Charles E.), The Intelligence of Democracy, op. cit., p. 157.

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qu’elles font ou ne font pas. La prise en compte des interdépendances se fait alors dans uncontexte non hiérarchique et relativement peu formalisé. En bref, les intervenants aussi bienque les gestionnaires accomplissent un important travail de gestion, de coordination, degouvernance 87.

Les structures peu formalisées mettent les personnes, leur jugement et leurs interac-tions au centre des processus de travail et de leur gestion, dans les réseaux de relations nonformelles, dans les équipes, les communautés de pratique, les communautés occupation-nelles et sectorielles. Dans ce contexte, les processus d’ajustement mutuel constituentd’importants mécanismes de résolution de problèmes même s’ils ne reposent pas sur unedémarche intellectuelle d’analyse rationnelle par un planificateur ou un coordonnateurcentral 88. L’ajustement mutuel est un moyen fondamental en pratique, mais méconnu etsous-estimé dans nos modèles mentaux courants, par lequel sont résolus de très nombreuxproblèmes de coordination du travail collectif 89.

FRAGMENTATION DES SYSTÈMES MULTI-ORGANISATIONNELSET AJUSTEMENT MUTUEL

Dans les réformes structurelles, on hiérarchise et on intègre formellement pour mettreen œuvre une vision d’ensemble rationnelle par opposition à la vision fragmentéequ’auraient les acteurs d’un système multi-organisationnel. En réalité, dans notre mondeindéfiniment complexe, les solutions concevables et réalisables sont généralement par-tielles et partiales, fragmentées et potentiellement défectueuses. La multiplicité des acteurset leur relative autonomie par rapport à une autorité intégratrice peuvent constituer en faitun mécanisme de compensation de la faillibilité de toute autorité et de tout savoir. Pourcette raison, c’est généralement la moins mauvaise façon de traiter les différents aspects destâches complexes sur le plan des connaissances et des valeurs.

On intègre également par peur des conflits et des contradictions comme si la multitudedes valeurs et des perspectives ne rendait pas inévitable et même souhaitable une part deconflit et de points de vue contraires dans toute action collective. Face à la faillibilitétoujours possible des opinions, face à la multiplicité des critères de décision, la raison seuleest impuissante à rallier tous les esprits. Une certaine forme de conflit, d’opposition etd’action contradictoire est un passage obligé dans l’expression, la remise en question et latransformation des pratiques, des opinions et des pouvoirs en place. Vouloir éviter le conflitet la contradiction à tout prix, c’est en fait souvent protéger les intérêts dominants bienétablis au détriment de voix discordantes et de façons de faire différentes.

La différenciation sociale et organisationnelle est une composante importante desstratégies d’action et de décision qui permettent de composer avec la complexité desproblèmes, avec l’ambiguïté, la multiplicité et l’incohérence partielle des valeurs, desattitudes, des critères de décision et des fins, avec l’incertitude sur les méthodes et lessolutions, avec l’imprévisibilité et l’opacité des résultats dans les services humainscomplexes.

Dans les réformes structurelles, on centralise localement et régionalement, onfusionne, on intègre pour un ensemble de raisons qui se rapportent aux défauts supposés

87. Mintzberg (Henry) et Glouberman (Sholom), « Managing the Care of Health and the Cure of Disease– Part II : Integration », op. cit.

88. Lindblom (Charles E.), Politics and Markets, op. cit., p. 254-255.89. Lindblom (Charles E.), Inquiry and Change, op. cit., p. 240.

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des systèmes multi-organisationnels faiblement intégrés, mais on met rarement en balanceles failles, les insuffisances et les défectuosités des systèmes plus gros, hiérarchisés etformellement intégrés.

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Les réformes du système socio-sanitaire se succèdent depuis une quarantaine d’annéesau Québec comme ailleurs. On ne semble pas beaucoup se méfier d’un certain senscommun administratif et managérial dominé par un archétype organisationnel hiérarchisteet mécaniste. Ce cadre d’interprétation et d’intervention n’est pourtant pas très appropriépour réaliser un diagnostic organisationnel et proposer un traitement dans les situations decomplexité des connaissances et des valeurs. Un tel cadre peut nous faire voir desproblèmes qui n’existent pas, et nous inciter à mettre en place des solutions inadaptées,comme la grande organisation divisionnalisée, le contrôle de gestion par normalisation desrésultats, et l’intégration structurelle locale.

Pour comprendre les systèmes multi-organisationnels de santé et de services sociauxet intervenir sur eux de façon judicieuse, il faut utiliser un cadre d’interprétation appropriédans le contexte des services humains complexes, incertains et ambigus. Dans ce cadre, lesservices idéaux ne prennent pas la forme de flux linéaires, analysables et prévisibles quisont plutôt le propre de l’organisation machine. Il y a trop de variabilité, d’incertitude,d’ambiguïté et d’inconnu dans la matière première, les technologies de production, les butsvisés et les résultats obtenus pour que ce soit possible et souhaitable. Dans les systèmesmulti-organisationnels de services humains complexes, on peut être fort mal inspiré de fairela chasse aux duplications, de poursuivre une intégration formelle des organisations enprésence, de miser sur le contrôle de gestion à base d’indicateurs, et d’appliquer sansdiscernement des préceptes de la nouvelle gestion publique 90. Pour les citoyens, lesgouvernements, les gestionnaires et les intervenants, le risque est grand que le recours à cetarchétype hiérarchiste, mécaniste et managérialiste entraîne un gaspillage d’argent, detemps, d’efforts, de talents, de vocations et de bien-être collectif 91.

Les services humains comportent des problèmes faiblement structurés par nosconnaissances et nos valeurs, des cas posant problèmes, des dilemmes moraux ettechniques, et même, dans une certaine mesure, des problèmes sociétaux difficilementcompréhensibles et maîtrisables (le tabagisme, l’obésité, la toxicomanie, l’itinérance, parexemple). Un système multi-organisationnel à base d’ajustements mutuels est un moded’organisation pouvant contribuer à composer avec cette complexité et à assurer la valeurdes services. Pour ce faire, il tire, entre autres avantage, de la multiplicité des organisations,des relations peu formalisées entre les personnes et entre les organisations, des processusd’ajustement mutuel, du jugement éclairé, de l’engagement et des initiatives entrepreneu-riales des gens de terrain, des cultures et des communautés professionnelles, sectorielles etde pratique 92. Autant d’éléments nécessaires à la production de ces services complexes qui

90. Voir Diefenbach, (Thomas), « New Public Management in Public Sector Organizations : The DarkSides of Managerialistic ’Enlightenment’ », op. cit.

91. Ibid.92. Dupuis (Alain) et Farinas (Luc), « Le fonctionnement organique du système multiorganisationnel

d’aide et de services aux sans-abri de Montréal », op. cit.

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peuvent aussi être minés par l’usage de cet archétype de l’organisation rationnelle, intégréeet managériale 93.

Les gouvernements et les gestionnaires peuvent améliorer un système multi-organisationnel, non en l’intégrant formellement et en lui faisant perdre (ou en atténuant)son caractère multi-organisationnel, mais plutôt en favorisant des mécanismes d’organisa-tion qui font sa force. En favorisant, par exemple, la multiplicité et la diversité desorganisations composant ce système, des projets, et des sources de financement souple. Enfavorisant la circulation des personnes, les rencontres, les discussions et les échanges entreces organisations et entre les intervenants grâce, notamment, à des mécanismes interorga-nisationnels tels que des groupes de discussion, des équipes, des tables et des comitésinterorganisationnels, qui permettent les interactions entre ceux qui font le travail et doiventexercer leur jugement. Il ne s’agit toutefois pas de troquer une liste de recettes pour uneautre. Notre réflexion ne fournit pas de recettes managériales, mais elle contribue à enrichirles modèles mentaux avec lesquels nous appréhendons et construisons la réalité gestion-naire et organisationnelle 94.

93. Diefenbach, (Thomas), « New Public Management in Public Sector Organizations : The Dark Sidesof Managerialistic ’Enlightenment’ », op. cit ; Mintzberg (Henry) et Glouberman (Sholom), « Managing theCare of Health and the Cure of Disease – Part II : Integration », op. cit.

94. Brunsson (Nils), Mechanisms of Hope. Maintaining the Dream of the Rational Organization, op. cit.

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