La fugitive du camp des vainqueurs. Une lecture du Fanatisme ou Mahomet le prophète de Voltaire...

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1 « La fugitive du camp des vainqueurs » : Mahomet de Voltaire (2014) La fugitive du camp des vainqueurs. Une lecture du Fanatisme ou Mahomet le prophète de Voltaire (1741) Y. Baudelle, J. Deguy, Ch. Morzewski (dir.), La Recherche d’un sens. Littérature et vérité. Mélanges offerts à Monique Gosselin-Noat, Roman 20-50, coll. Actes, Presses du Septentrion, tome 1, 2014, pp. 231-242.

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1 « La fugitive du camp des vainqueurs » : Mahomet de Voltaire (2014)

La fugitive du camp des vainqueurs. Une lecture du Fanatisme ou Mahomet le prophète de Voltaire (1741)

Y. Baudelle, J. Deguy, Ch. Morzewski (dir.), La Recherche d’un sens. Littérature et vérité. Mélanges offerts à Monique Gosselin-Noat, Roman 20-50, coll. Actes, Presses du Septentrion, tome 1, 2014, pp. 231-242.

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intrigue ne brille pas par sa sobriété. Zopire, le sheik d’une Mecque encore polythéiste, est le dernier rempart sur la route de Mahomet, qui a déjà rallié à lui des milliers d’adeptes. Il voue à « l’imposteur » et au « séditieux » une haine d’autant plus implacable qu’il le tient pour

l’assassin de ses deux enfants. Il ignore que les deux esclaves de Mahomet qu’il détient en otages (la belle Palmire, puis le jeune Séïde) sont ses propres enfants. Mahomet nourrit cependant un second projet : se faire aimer de Palmire, qu’il a élevée comme sa fille adoptive, mais l’amour incestueux qu’il a jadis encouragé entre ses deux jeunes esclaves qui ignorent leur parenté fait obstacle à ce dessein. Il met alors en place un plan diabolique, qui lui devrait lui permettre à la fois de conquérir la Mecque, d’assouvir sa vengeance et de se débarrasser d’un rival : faire assassiner Zopire par Séïde puis éliminer son serviteur. Surmontant les scrupules que fait naître en lui la bonté manifeste de Zopire, Seïde commet l’assassinat ; Palmire, qui vient d’apprendre l’identité de Zopire, lui révèle alors l’horreur de son crime. Séïde décide alors de mener la fronde contre l’imposteur sans savoir qu’un poison mortel coule dans ses veines. Lorsque le rebelle meurt sous les yeux du prophète, toute la foule mecquoise est désormais convaincue de la puissance divine de Mahomet. Le triomphe politique de celui-ci est néanmoins gâté par le suicide de Palmire qui, les yeux dessillés, meurt en maudissant le tyran.

Les aléas contemporains de la représentation de la tragédie de Voltaire sont plus présents à l’esprit que l’intrigue d’une tragédie aujourd’hui largement méconnue1. En 1994, la représentation du Fanatisme ou Mahomet le prophète fut annulée après que la ville de Genève lui eut retiré sa subvention, au terme d’une campagne de pression d’associations musulmanes. Il faudra attendre 2005 pour que la pièce, mise en scène par Hervé Loichemol, soit jouée à Saint-Genis, en France, près de la frontière, avant de faire l’objet d’une lecture à Genève, au théâtre du Carouge, le tout sous étroite surveillance policière2.

On peut certes estimer navrante cette sombre histoire de censure ; mais on aurait du mal à trouver une démonstration plus probante, et somme toute plus réjouissante, des vertus politiques du théâtre en général et de l’actualité de l’œuvre dramatique de Voltaire en particulier. Certes, le scandale n’est pas un gage d’excellence, et il ne saurait être question de célébrer dans cette pièce un chef-d’œuvre impérissable ; à l’inverse, la ramener à un médiocre brûlot antimusulman serait faire injure à une œuvre qui vaut mieux que sa réputation. Que gagne la réflexion voltairienne sur la nature du fanatisme à s’inscrire dans une tragédie ? La

part étant faite de la caricature et des altérations historiques dont l’auteur ne se

cachait nullement , la tragédie de Voltaire est-elle porteuse d’un enseignement sur les mécanismes du fanatisme qui justifie à la fois qu’on l’étudie et qu’on la

1 Il faut ici rendre hommage à Jean Goldzink qui a permis de sortir la pièce de sa confidentialité. Nos

références sont tirées de cette édition : Voltaire, Zaïre, Le Fanatisme ou Mahomet le prophète, Nanine ou l’homme sans préjugé, Le Café ou l’Ecossaise, GF, 2004. 2 Entre-temps, la Compagnie de l’Elan avait pu jouer la pièce au Théâtre du Nord-Ouest, en 2002, sans

rencontrer de difficulté.

L’

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représente ? Si l’on admet que la pièce véhicule une vision outrageusement malveillante du prophète de l’Islam, cette vision traduit-elle chez Voltaire une passion antimusulmane ou révèle-t-elle la complexité propre d’une tragédie, confrontée à la double nécessité de représenter le triomphe du fanatisme et d’en susciter l’horreur ?

Fanatisme ou fanatismes ? Toute représentation dramatique du fanatisme repose sur une pré-

compréhension de celui-ci qu’il est tentant d’essayer de mettre au jour. Mais Le Fanatisme ou Mahomet le prophète, dès son titre, qui articule un thème et une figure sans les faire coïncider, se plaît à brouiller les pistes : Mahomet est-il vraiment le « fanatique » du Fanatisme ?

Dans la pièce, le mot « fanatique » apparaît quatre fois. Il s’applique d’abord à Mahomet (vu par Zopire) (I, 1), puis aux foules qui le suivent, décrites par Phanor (I, 1), puis à Omar, le lieutenant de Mahomet (c’est encore Zopire qui le qualifie ainsi, I, 4), enfin à Séïde, ainsi désigné par Mahomet et Omar.

Si l’on s’en tient aux définitions canoniques de Voltaire dans Le Dictionnaire philosophique, le fanatisme ressortit d’abord à la pure et simple pathologie : « Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. » Il est initialement défini comme un délire, il caractérise l’extatique « qui prend ses songes pour des réalités et ses imaginations pour des prophéties » et qui, sous l’emprise de ces visions, devient capable de « tuer pour l’amour de Dieu ». Ce délire suppose donc une indiscutable sincérité, on oserait dire une forme d’honnêteté : le fanatique doit croire à sa cause. Enfin, le fanatique est par nature celui qui ne s’appartient plus : la vérité à laquelle il se dévoue est toujours celle d’un

autre. La conjonction de ces trois critères délire, sincérité, aliénation , ne se retrouve dans la pièce que dans deux cas : celui des foules électrisées par le charisme du prophète et surtout celui de Séïde.

Le personnage de Séïde éclaire d’un jour intéressant notre compréhension contemporaine du fanatisme, sur le double plan de son étiologie et de sa dynamique. « L’amour, le fanatisme aveuglent sa jeunesse » diagnostique lucidement Omar. Le fanatisme pur est du côté de la jeunesse, parce qu’elle est non seulement plus crédule, mais aussi plus inflammable, moins encline à la demi-mesure ou au compromis. Le fougueux Séïde, résolu à prouver sa vaillance en se mettant au service d’un absolu, est un gibier de fanatisme, au lieu que le vieux Zopire est un homme au sens rassis, revenu des passions1. Plus encore, le cas de Séïde laisse entendre la constitution d’un ethos fanatique à partir d’un individu à l’identité ébranlée : Séïde se croit orphelin et éprouve le sentiment d’une dette illimitée envers Mahomet, en

1 Sur jeunesse et fanatisme, v. p. ex. Pierre Bergougnioux, « Les périls, l’immortalité », p. 30-31 et Paul-

Laurent Assoun, « La folie de l’idéal ou l’inconscient fanatique », in Penser/rêver n° 8, « Pourquoi le fanatisme », éd. de l’Olivier, automne 2005, respectivement p. 30-31 et p. 76 : P.-L Assoun évoque, à propos de la Schwärmerei, le « climat d’effervescence pulsionnelle et sentimentale [...] », la « turbulence qui se situe précisément dans les années qui suivent l’effervescence pubertaire ».

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qui se confondent la figure du père, celle du maître et celle de Dieu (« je crois entendre Dieu ; tu parles, j’obéis »).

La dynamique fanatique est quant à elle encore résumée dans les propos

d’Omar « Il sera furieux par excès de faiblesse » (III, 5, 180) qui pointent le paradoxe fondateur d’une puissance d’action irrésistible née d’une déficience originelle. L’efficience de la machine homicide est inversement proportionnelle à sa consistance. D’où ce sentiment de désarroi de la raison devant ce singulier adversaire, que Voltaire exprimait dans une formule fameuse du Dictionnaire philosophique : « Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. [...] Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? »

Il est pourtant remarquable que Séïde soit qualifié de fanatique et

implicitement méprisé comme tel par ceux-là mêmes qui sont désignés par Zopire, au début de la pièce, comme d’autres, et de plus redoutables, « fanatiques » : Mahomet et Omar. La stigmatisation fanatique peut-elle s’opérer au sein même du camp des fanatiques, ou faut-il alors incliner vers l’hypothèse d’une homonymie ? L’un des intérêts de la pièce est en tout cas de ne pas s’en tenir à des définitions figées, mais de faire toute leur place aux évolutions et aux hybridations de la pathologie fanatique.

Le « fanatisme » d’Omar mérite-t-il encore ce nom ? Le lieutenant de Mahomet n’a rien d’un furieux ni d’un naïf ; il est dans les confidences du prophète dont il connaît tous les calculs et les stratégies. Comme Saint-Paul, il a commencé par combattre son idole. Sa conversion (relatée à la scène 4 du premier acte) se présente comme un chemin de Damas à l’envers : le spectacle des victoires de Mahomet (p. 158) le convainc de se rallier. Peut-on dire pour autant que son parcours est proprement politique et non religieux ? Peut-on aller jusqu’à affirmer qu’il n’est pas un « fanatique » au sens strict ? Ce serait oublier que, malgré son pragmatisme, Omar fait appel aux lois de « l’Éternel » (I, 4, 157). L’itinéraire du personnage renvoie en réalité à une vision théologico-politique qui postule que le vainqueur est le favori des dieux, dans laquelle le triomphe militaire est le signe de la faveur du ciel. La loi en est énoncée par Palmire : « Et le Dieu qu’il annonce avec tant de hauteur, / Séïde, est le vrai Dieu, puisqu’il le rend vainqueur » (IV, 3, 191). Dès lors la distinction même du politique et du religieux devient inopérante. Ce fanatisme, moins naïf et plus calculateur, anticipe une distinction cardinale du Dictionnaire philosophique entre les furieux proprement dits et les « fanatiques de sang-froid ».

C’est avec Mahomet que la question du fanatisme atteint sans doute son degré de complexité maximale, tant le prophète imaginé par Voltaire est éloigné de la définition initiale du fanatisme comme adhésion sans distance à une vérité hétéronome. Mahomet n’a rien de la sincérité de l’extatique, mais tout de l’imposteur et du charlatan. Expert en double jeu et en double langage, il est celui qui sait tirer parti des « oracles » et des « préjugés » pour satisfaire le désir de mythes qu’il devine dans « le vulgaire » ; il vient « mettre à profit les erreurs de la terre » (II, 4, 165) et la pièce se termine sur un exploit remarquable : faire passer un assassinat prémédité pour la manifestation d’une foudre céleste. La passion de Mahomet n’est pas de sauver les âmes mais de gouverner les hommes. Plus qu’un dévot d’Allah il est un

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disciple de Machiavel, si l’on entend par machiavélisme l’athéisme en politique, c’est-à-dire un art de la conquête et de la conservation du pouvoir sans référence à une justification transcendante. Le « dieu » qu’il sert n’est jamais que celui de la « nécessité » (« ou véritable ou faux, mon culte est nécessaire. », II, 5, 170) et de « l’intérêt » (II, 5, 171). Si fanatisme il y a, c’est donc un fanatisme « purement politique, froidement médité »1. À la vérité, Mahomet est plutôt un fanatiseur2 : au premier degré, le fanatisme était la combinaison de l’exaltation religieuse et de la violence homicide ; tout l’art du prophète consiste à susciter et à manipuler le fanatisme des autres, au profit d’une ambition politique3.

L’idée de fanatisme est donc tout sauf claire, puisqu’elle désigne tantôt une ardeur religieuse, tantôt l’instrumentalisation froide de cette passion. Le fait qu’un fanatique puisse combiner un « tigre » et un « renard », et que, comme ne cesse de le répéter Voltaire, l’alliance entre la manœuvre politique et l’intransigeance religieuse soit partout illustrée dans l’histoire, n’autorise pourtant pas à confondre le cynisme quasi athée d’un imposteur et les fureurs d’un enthousiaste. En réalité, Voltaire est

beaucoup plus intéressé par la description d’un dispositif fanatique4 incluant

instigateurs et exécutants, penseurs et agents, émulation et imitation que par sa délimitation conceptuelle. C’est parce que son objet est le fanatisme en acte, entrant en combinaison avec d’autres passions humaines, que le théâtre et l’histoire, plus que la philosophie, apparaissent comme le lieu privilégié de sa dénonciation.

Pourquoi tant de haine ? Or, c’est justement sur ce terrain que la pièce pose aujourd’hui problème,

soupçonnée qu’elle est de véhiculer, sous couvert d’un combat contre le fanatisme, une vision elle-même intolérante de l’Islam et de son prophète. Ce procès fait rétroactivement à la pièce relève à la fois du constat objectif et de l’imputation abusive5.

Que la pièce de Voltaire soit porteuse d’une imagerie antimusulmane, dont les principaux paradigmes ont été fixés par la tradition culturelle occidentale depuis le moyen âge, ne fait aucun doute et ce n’est pas sans raison que Norman Daniel inscrit cette tragédie dans la riche filiation des écrits polémiques sur l’Islam. Elle se résume

en quelques mots : Mahomet est un gueux, un imposteur, un prophète belliqueux

et accessoirement luxurieux. Quand Zopire déclare à Omar « Tu verras de chameaux un grossier conducteur / Chez sa première épouse insolent imposteur / Qui sous le vain appât d’un songe ridicule, / Des plus vils des humains tente la foi

1 Jean Goldzink, Voltaire, Portraits littéraires, Hachette Supérieur, 1994, p. 88

2 Le mot n’apparaîtra cependant qu’au cours de la Révolution Française.

3 L’autre exemple de ce type est à chercher du côté de Cromwell, que Voltaire compare explicitement à

Mahomet dans son article du Dictionnaire.. 4 Expression empruntée à P-L. Assoun, art. cit., p. 173.

5 Dans sa préface, J. Goldzink observe malicieusement que « l’ironie de l’Histoire veut que la tolérance

moderne produise le même effet que l’intolérance du parlement de Paris au siècle des Lumières » (éd. cit., p. 140).

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crédule » (I, 4, 157) il semble être porte-parole de l’écrivain qui ne craint pas d’écrire à Frédéric II de Prusse :

Mais qu’un marchand de chameaux excite une sédition dans la bourgade; qu’associé à quelques malheureux coracites, il leur persuade qu’il s’entretient avec l’Ange Gabriel; qu’il se vante d’avoir été ravi au ciel, et d’y avoir reçu une partie de ce livre inintelligible, qui fait frémir le sens commun à chaque page ; que, pour faire respecter ce livre, il porte dans sa patrie le fer et la flamme ; qu’il égorge les pères, qu’il ravisse les filles, qu’il donne aux vaincus le choix de sa religion ou de la mort, c’est assurément ce que nul homme ne peut excuser, à moins qu’il ne soit né Turc, et que la superstition n’étouffe en lui toute lumière naturelle.1

On connaît pourtant la réponse invariable à ce type d’incrimination. L’auteur du Fanatisme, qui ne se souciait que très modérément de l’Islam, se sert comme il est d’usage en son siècle d’un discours à double entente : sous l’Islam, le catholicisme,

sous Séïde Ravaillac2. Sous Mahomet, le Christ ? Pas précisément sinon au regard

de la mystification , car l’antithèse entre la non-violence du Messie chrétien et les méthodes du prophète armé ne relève pas du simple préjugé. Il demeure en revanche aisé de trouver, dans l’histoire de la chrétienté, l’alliance funeste entre les deux glaives, et l’habile dédicace à Benoît XIV ne saurait faire oublier qu’à cinq reprises c’est par le terme de pontife que Mahomet est désigné3. La pratique du « dépaysement » sert donc, ici comme ailleurs, à exposer de manière biaisée une problématique interne à l’histoire politique et religieuse européenne.

Pour être pertinente, l’argumentation du discours « par ricochet » ne répond cependant qu’à la moitié de la question. Pas plus que la dénonciation du christianisme ne peut suffire à rendre compte des obsessions antijudaïques de Voltaire, la nécessité de passer par Mahomet ne justifie qu’il ait à ce point noirci le trait (« il n’appartenait qu’aux musulmans de se plaindre, car j’ai fait Mahomet un peu plus méchant qu’il n’était », admettait-il élégamment, 140). À quelle nécessité répond le projet de faire du fondateur de l’Islam un sommet dans le mal et la combinaison de tous les vices ? La comparaison avec l’antijudaïsme, voire l’antisémitisme, trouve ici d’ailleurs sa limite, car, à l’exception de cette tragédie, on ne trouve rien qui s’apparente à quelque passion antimusulmane dans l’œuvre de Voltaire : Zaïre ne verse pas dans la caricature, et il est aisé de trouver dans ses écrits des jugements élogieux sur l’Islam : ne feint-il pas de s’étonner, dans son Essai sur les mœurs (chapitre 7), de l’intolérance des sociétés chrétiennes, qui se réclament d’un fondateur pacifique, qu’il oppose à la tolérance de la société mahométane, fondée par un prophète belliqueux ?

1 V. sur ce point Norman Daniel, Islam et Occident, éd. du Cerf, 1993, p. 367.

2 Abdelwahab Meddeb, Contre-prêches, chroniques, éd. du Seuil, p. 503.

3 II, 5 : « mais jamais roi, pontife, ou chef, ou citoyen, / ne conçut un projet aussi grand que le mien » ;

III, 1 « pontife-roi » ; III, 6 : « Roi, pontife, et prophète, à qui je suis voué » ; « si Dieu m’en a créé le pontife et le roi » ; « rendez grâce au pontife à qui vous le devez »

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Comment donc expliquer cet excès du mal qui fait non seulement de Mahomet un personnage méchant, mais proprement satanique ?

Une première réponse serait à chercher dans le choix du genre : le Mahomet de Voltaire n’est pas seulement un imposteur ; il doit être un vrai méchant de tragédie. L’épisode de Palmire est à ce titre significatif. À partir d’une source coranique qui a déjà beaucoup servi à la polémique antimusulmane1, l’auteur surenchérit dans la perversité, noircissant jusqu’à la caricature ce qui n’aurait pu être que matière à anticléricalisme. Résumons l’horreur : Mahomet entretient délibérément des feux incestueux entre Palmire et Séide, afin de se venger de son ennemi Zopire : il punit ainsi les enfants pour se venger du père en attisant des amours contre nature. Moyennant quoi, l’inceste est partout : entre Palmire et Séide ; dans l’affection paternelle un peu appuyée de Zopire pour sa propre fille ; dans la passion de Mahomet pour sa fille adoptive. À partir de telles prémisses, les crimes peuvent s’enchaîner : séparer des jeunes gens qu’on a poussés à s’aimer, haïr d’une haine implacable celui qui vous vénère comme son bienfaiteur (Séïde) ; et, comble d’ignominie, pousser un fils au parricide.

L’hypothèse que nous voudrions ici soumettre, sans nier aucunement la « force du préjugé » ni celle des conventions dramatiques, entend situer ailleurs les enjeux de cette surenchère diabolique. L’extrémité dans le mal est peut-être induite, voire contrainte, par la signification politique et morale de la pièce. En deux mots : il importe d’autant plus de faire apparaître le vice de Mahomet que celui-ci est un fanatique triomphant.

Consécration politique, contre-feux pathétiques Dans « l’avis de l’éditeur » Voltaire répercute les reproches de certains

spectateurs : « ils dirent que la pièce était un ouvrage très dangereux, fait pour former des Ravaillac et des Jacques Clément » (145). Voltaire, avec habileté (145-146), se défend d’avoir pu autoriser une telle interprétation, en citant les précédents d’Electre, de Cléopâtre et de Médée… mais en oubliant de dire que le sort malheureux de ces héroïnes ne pouvait se comparer à la consécration finale de Mahomet. Celui-ci s’inscrit dans le sens de l’Histoire : c’est lui qui est porteur de la puissance à venir, ce qui fait d’ailleurs de Zopire, en dépit de ses vertus admirables, un homme du passé, un homme dépassé, attaché à une société en train de mourir.

En tant que pièce historique et politique, Le Fanatisme n’est donc pas dépourvu d’une certaine ambiguïté, dont Voltaire pourrait ne pas avoir été tout à fait inconscient. La pièce est une tragédie qui se termine, il est vrai, dans le sang des innocents et des justes. Mais elle n’en est pas moins le récit d’un « triomphe » (V, 4, 208) ponctué par un coup de prestidigitation : la fabrication d’un faux miracle, qui lui vaudra l’allégeance définitive du peuple. Quand Palmire meurt en déclarant que « le

1A. Meddeb en a dégagé la source coranique, l’un des épisodes les plus controversés de la vie du

Prophète : tombé amoureux de Zaynab, l’épouse de son fils adoptif Zayd, Mahomet a l’heur de recueillir une révélation ad hoc qui lui signifie que l’adoption est non avenue et qu’il peut épouser la jeune femme sans se rendre coupable d’inceste. (op. cit., p. 499)

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monde est fait pour les tyrans » (V, 4, 209), la pièce semble lui donner raison : le crime paie. Car le spectateur sait que Mahomet n’est pas le vainqueur d’un jour, mais qu’il est à l’orée d’une carrière glorieuse, au terme de laquelle se constituera le grand Empire arabe dont il annonçait l’avènement à Zopire dans une superbe tirade (« le temps de l’Arabie à la fin est venu », II, 5, 168). Mahomet n’apparaît pas tant comme un illuminé que comme un visionnaire, tyran fondateur et législateur d’exception, dans la lignée des César et des Alexandre.

Si la pièce est formellement une tragédie, où donc est le tragique de cette tragédie qui s’achève sur la prise de pouvoir du tyran ? Celui-ci est exclusivement d’ordre passionnel : Mahomet, qui a accompli son dessein politique, voit lui échapper Palmire, qui meurt en le maudissant. Cet échec sentimental suffit-il vraiment à contrebalancer l’évidence de la victoire politique ? Et comment faire en sorte que le triomphe du méchant inspire essentiellement la haine dissuasive du crime plutôt que l’exemple cynique de l’efficacité politique ?

Les arguments de type rationnel sont ici notoirement insuffisants. Ainsi Voltaire s’efforce de souligner la fragilité du triomphe de Mahomet : Palmire et Séïde meurent en ayant recouvré leur lucidité ; la dernière phrase de Mahomet souligne la précarité d’un triomphe politique fondée sur la mystification : « Mon Empire est détruit, si l’homme est reconnu » (V, 4, 210). L’avertissement demeure cependant de faible portée au regard du verdict de l’Histoire.

On peut donc gager que, faute d’une véritable contre-argumentation politique, Voltaire a choisi de mettre en branle la plénitude des pouvoirs du théâtre ; celui-ci joue moins sur la corde des idées que sur « l’incandescence paroxystique des émotions »1 : horreur et terreur, pitié et identification.

La « tirade obligée du remords »2 par laquelle Voltaire se résigne à clore sa pièce ne répond pas à d’autres justifications : il s’agit bien de montrer que le criminel, même triomphant, ne saurait jouir pleinement de son crime : nulle « prospérité du vice » pour celui qui, comme Phèdre, respire à la fois l’inceste et l’imposture. Le soupçon de repentir que Mahomet semble éprouver (même fugacement) est censé

rejoindre l’horreur ressentie par le spectateur. Mais l’artificialité de la scène telle

que Jean Goldzink suggère de la « retrancher » lors d’une éventuelle représentation empêche celle-ci d’être véritablement convaincante.

Le vrai pathétique s’est exprimé plus tôt et ce pathos est très rigoureusement articulé à l’argument philosophique. Toute la dynamique dramatique en témoigne. L’émotion du spectateur repose sur le croisement de deux courbes : d’un côté la progression du projet homicide (Seïde conditionné à tuer son père) ; de l’autre, la voix de la nature qui émerge progressivement chez les trois victimes de Mahomet (Zopire et ses deux enfants), qui les rapproche à mesure même que le crime est sur le point de les séparer.

La tragédie commence au moment où l’on apprend que Zopire s’est pris d’une

tendre affection manifestation inconscience de l’instinct paternel pour sa captive ; Palmire elle-même ne peut se retenir d’éprouver pour celui qu’elle tient pour son ennemi un respect et une affection qu’elle ne comprend pas, et que seule sa fidélité

1 Jean Goldzink, éd. citéé, p. 138.

2 Ibid., p. 139.

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obstinée à Mahomet lui permet de refréner. La crise se précise avec la venue de Séïde : Zopire suscite à son tour chez son otage des sentiments de gratitude que celui-ci se fait un devoir de combattre au nom de sa foi (III, 1, 175-176).

Si Séïde peut passer pour le prototype du fanatique, il n’est dramatiquement intéressant que dans la mesure où son monolithisme se fissure, dès lors que deux lois combattent en lui : celle du Dieu implacable et meurtrier que Mahomet lui enseigne, et celle de la nature qui ne cesse de protester en lui. Comble du pathétique : c’est au moment où, la mort dans l’âme, il vient de se résoudre à l’assassinat que Séïde doit subir les démonstrations de générosité et d’humanité de Zopire ; Séïde se décide alors à « abjurer un serment » qu’il « abhorre » (III, 9, 186) avant que Mahomet ne le persuade à nouveau, par le pouvoir d’un « mot » (IV, 2, 190). À mesure que Zopire voit se confirmer ses pressentiments paternels, Séide connaît les affres d’un devoir que tout désormais lui rend odieux.

Le désarroi affectif, est surtout un déchirement métaphysique devant un « dieu qu’[il] ne comprend pas » (IV, 3, 190) et auquel semble s’opposer un « autre dieu » :

Mahomet s’expliquait, il a fallu me taire ; Et, tout fier de servir la céleste colère, Sur l’ennemi de dieu je portais le trépas : Un autre dieu, peut-être, a retenu mon bras. [...] À mon cœur éperdu l’humanité parlait. (IV, 3, 191)

Cet « autre dieu » n’est certes pas le Dieu chrétien encore que, très habilement,

Voltaire n’interdise pas à son public de l’y reconnaître mais un « dieu » sensible au cœur qui se confond avec cette « humanité » en train de devenir la référence majeure de la philosophie morale. Zopire lui avait déjà enseigné l’essentiel : « De ma pitié pour toi tu t’étonnes peut-être ; / Mais enfin je suis homme et c’est assez de l’être » (III, 8, 184). Compendium du programme philosophique d’une humanité raisonnable : la morale, la vertu, la bonté peuvent se passer de religion ; la simple condition d’homme fournit les lumières naturelles suffisantes pour nous éclairer sur nos devoirs. À cette aune, toutes les religions ne sont plus que des conventions. (« L’instruction fait tout », disait déjà la jeune Zaïre I, 1, 71.) Le corollaire est évident : le fanatisme est par excellence une passion contre nature. Si les passions qu’attise Mahomet sont monstrueuses, c’est que le fanatisme s’édifie sur le double sacrifice de la raison et de la sensibilité.

C’est en raison de ce fléchissement métaphysique que l’intervention d’Eros se révèle nécessaire. En convainquant Séïde qu’il obtiendra Palmire (IV, 3, 192) pour prix de son obéissance inconditionnelle, Mahomet vise à consolider sa motivation

religieuse chancelante par une seconde motivation amoureuse. Le fantasme

supplée ici aux carences du fanatisme1. Quand la nature a commencé à parler sous

1 Sur l’Eros fanatique, au risque de l’anachronisme, comment ne pas songer ici aux soixante-dix vierges

que les prédicateurs islamistes promettent aux auteurs d’attentats-suicides ? A. Meddeb convient, avec courage : « Que de passages correspondent, au mot près, aux slogans fichés dans les têtes des intégristes peuplant nos rangs, [...] aux pensées qui structurent l’imaginaire des islamistes » (op. cit., p. 503)

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la forme de la compassion et de l’humanité l’injonction contre nature du fanatisme est menacée : il faut alors toute la puissance du désir pour affermir une volonté qui se cabre contre la monstruosité.

Le ressort pathétique de la tragédie tient au choc de ces forces : reste à savoir si le spectacle de la mort édifiante des victimes du fanatisme est plus efficace qu’un « arrêt du conseil » dans le combat contre l’Infâme.

*

Ainsi, la représentation dramatique de Mahomet ne se contente pas de faire de

celui-ci un fanatique il ne l’est, on l’a vu, que sous réserve ni même un simple

passionné ce qui ne suffirait pas à conjurer l’exemple funeste de son triomphe. Voltaire ne pouvait s’en tenir, dans sa tragédie, aux violences somme toute ordinaires du prophète armé inventoriées dans la lettre à Frédéric II. Il fallait encore que Mahomet fût un grand pervers, afin que la répulsion éthique fît contrepoids à la leçon machiavélienne d’efficacité politique.

Le préjugé antimusulman n’a pas dans la pièce la part prépondérante qu’on serait tenté, par anachronisme, de lui attribuer aujourd’hui. À défaut de faire une

grande pièce, cette injonction contradictoire représenter le triomphe politique d’un

tyran sans le constituer en modèle permet de mesurer la complexité des enjeux. L’usage qui est fait, par Mahomet (et par Voltaire) de l’exemple d’Abraham en

fournit un saisissant récapitulatif :

Si la Mecque est sacrée, en savez-vous la cause ? Ibrahim y naquit, et sa cendre y repose : Ibrahim, dont le bras, docile à l’Éternel, Traîna son fils unique aux marches de l’autel, Étouffant pour son dieu les cris de la nature (III, 8, 182).

Première lecture : Mahomet, qui s’apprête à forcer un fils au parricide se

réclame de celui qu’il croit disposé à l’infanticide. Abraham représente bien pour Voltaire ce phénomène d’hétéronomie pure, de soumission à une voix inhumaine et irrationnelle : il est ici le premier des fanatiques. Cependant, nul n’ignore qu’Abraham est le père des monothéismes et que le sacrifice du « fils unique » constitue même, dans le cadre d’une lecture typologique, la préfiguration du sacrifice christique : en amenant Mahomet à se réclamer d’Abraham, Voltaire compromet implicitement le christianisme. Mais il y a plus. Le fanatique, qu’il s’appelle Abraham ou Mahomet, est en position de violence fondatrice : il fait advenir une civilisation par la barbarie. Quand le fanatique reste sourd aux « cris de la nature » pour se conformer à un idéal, il ne se différencie pas formellement du héros et l’on sait que le modèle du sublime prisé tant par les révolutionnaires (culte de Brutus) que par certains romantiques (Schiller ou Kleist) résidera dans cette capacité de faire taire ses

intérêts sensibles au nom de la Loi. Le fanatisme « ce redoutable amour de la

vérité » (Alain) apparaît aussi comme l’envers troublant et diabolique de l’idéal philosophique : Mahomet ne croit-il pas, comme le philosophe, à la puissance de l’esprit ? « S’il était vertueux, c’est un héros peut-être » (I, 4, 159), concède Zopire à son propos. Au nom d’une certaine idée de l’humain, et parce qu’il sait, comme

11 « La fugitive du camp des vainqueurs » : Mahomet de Voltaire (2014)

Simone Weil, que la justice est souvent cette « fugitive du camp des vainqueurs »1,

Voltaire n’a reculé devant aucun moyen pas même devant la diffamation pour interdire à Mahomet d’être un héros. Aussi politiquement incorrect pour son époque que pour la nôtre, son théâtre n’en finit pas d’être intempestif.

1 Simone Weil, Œuvres complètes, VI, Gallimard, 1994, p. 165.