Isabelle Sommier, « Vers une approche unifiée de la conflictualité sociale », in Sociologie du...

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Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris) (2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002 ARTICLE IN PRESS Modele + SOCTRA-2720; No. of Pages 34 Sociologie du travail xxx (2011) xxx–xxx Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Dossier-débat Au-delà du conflit et de la négociation ? Beyond conflict and negotiations? Odile Join-Lambert a,* , Michel Lallement b , Nicolas Hatzfeld c , Jean-Emmanuel Ray d , Isabelle Sommier e , Michel Offerlé f , Jérome Pelisse g a Institut de recherches économiques et sociales (IRES), 16, boulevard du Mont d’Est, 92193 Noisy-Le-Grand, France b CNAM, analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations, LISE CNRS UMR 5262, 2, rue Conté, 75003 Paris, France c Laboratoire d’histoire économique sociale et des techniques (LHEST), université d’Évry-Val-d’Essonne, boulevard Fran¸ cois-Mitterrand, 91025 Évry cedex, France d École de droit de Paris I-Sorbonne, 2, place du Panthéon, 75731 Paris cedex 05, France e CESSP, université Paris 1, CNRS UMR 8209, 14, rue Cujas, 75005 Paris, France f ENS, centre Maurice-Halbwachs, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France g CNRS UMR 8085, laboratoire Printemps, université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, France Résumé Depuis la création de Sociologie du travail, les conflits et les négociations ont changé d’importance et de forme. Ils ne portent pas non plus nécessairement sur les mêmes enjeux. En raison de l’apparition de nouveaux acteurs sur les scènes de la contestation et de l’émergence de nouvelles stratégies de lutte sociale, les notions de « conflit » et de « négociation » méritent d’être revisitées au regard des formes de circulation entre différents univers (État, syndicat, patronat, associations). Même si elle fait débat, la place du droit dans les relations de travail d’aujourd’hui suscite à ce sujet un intérêt tout particulier. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Conflit ; Négociation ; Syndicat ; Patronat ; Mouvements sociaux ; Droit Abstract Since the creation of Sociologie du travail, the importance and forms of conflicts and of negotiations have changed. Nor are the stakes still necessarily the same. Given the emergence of new players in public * Auteur correspondant. Adresses e-mail : [email protected] (O. Join-Lambert), [email protected] (M. Lallement), [email protected] (N. Hatzfeld), [email protected] (J.-E. Ray), [email protected] (I. Sommier), [email protected] (M. Offerlé), [email protected] (J. Pelisse). 0038-0296/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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Sociologie du travail xxx (2011) xxx–xxx

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Dossier-débat

Au-delà du conflit et de la négociation ?Beyond conflict and negotiations?

Odile Join-Lambert a,!, Michel Lallement b, Nicolas Hatzfeld c,Jean-Emmanuel Ray d, Isabelle Sommier e,

Michel Offerlé f, Jérome Pelisse g

a Institut de recherches économiques et sociales (IRES), 16, boulevard du Mont d’Est, 92193 Noisy-Le-Grand, Franceb CNAM, analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations, LISE CNRS UMR 5262,

2, rue Conté, 75003 Paris, Francec Laboratoire d’histoire économique sociale et des techniques (LHEST), université d’Évry-Val-d’Essonne,

boulevard Francois-Mitterrand, 91025 Évry cedex, Franced École de droit de Paris I-Sorbonne, 2, place du Panthéon, 75731 Paris cedex 05, France

e CESSP, université Paris 1, CNRS UMR 8209, 14, rue Cujas, 75005 Paris, Francef ENS, centre Maurice-Halbwachs, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

g CNRS UMR 8085, laboratoire Printemps, université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines,47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt cedex, France

Résumé

Depuis la création de Sociologie du travail, les conflits et les négociations ont changé d’importance etde forme. Ils ne portent pas non plus nécessairement sur les mêmes enjeux. En raison de l’apparition denouveaux acteurs sur les scènes de la contestation et de l’émergence de nouvelles stratégies de lutte sociale,les notions de « conflit » et de « négociation » méritent d’être revisitées au regard des formes de circulationentre différents univers (État, syndicat, patronat, associations). Même si elle fait débat, la place du droit dansles relations de travail d’aujourd’hui suscite à ce sujet un intérêt tout particulier.© 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Conflit ; Négociation ; Syndicat ; Patronat ; Mouvements sociaux ; Droit

Abstract

Since the creation of Sociologie du travail, the importance and forms of conflicts and of negotiationshave changed. Nor are the stakes still necessarily the same. Given the emergence of new players in public

! Auteur correspondant.Adresses e-mail : [email protected] (O. Join-Lambert), [email protected] (M. Lallement),

[email protected] (N. Hatzfeld), [email protected] (J.-E. Ray), [email protected](I. Sommier), [email protected] (M. Offerlé), [email protected] (J. Pelisse).

0038-0296/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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movements and of new strategies in social protest, it is worthwhile reviewing the ideas of “conflict” and“negotiation” in the light of the forms of circulation between different universes (government, labor unions,employer organizations, associations). Though a topic of debate, the law’s place in labor relations has specialimportance with regard to these two ideas.© 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Conflict; Negotiations; Labor unions; Employer associations; Protest movements; Law

1. Introduction (Odile Join-Lambert, Michel Lallement)

Il est un paradoxe qui, depuis de nombreuses années déjà, caractérise plus qu’ailleurs la socio-logie du travail francaise. Tandis que les responsables des organisations représentatives du mondedu travail interviennent régulièrement pour peser sur les grandes orientations socio-économiquesde notre pays, que les conflits du travail continuent — sous des formes nouvelles — d’émaillerl’actualité, que les règles et les pratiques des négociations collectives évoluent si radicalementqu’elles bouleversent certaines logiques fondatrices du modèle francais, les sociologues du travailfrancais semblent bien discrets pour rendre raison de ces faits pourtant centraux pour la vie sociale.Le constat n’est certes pas entièrement nouveau et l’on possède déjà quelques explications à ceparadoxe : éclatement du champ d’étude des relations professionnelles en disciplines multipleset affaiblissement accru depuis la disparition du groupe de recherche (GDR) dédié à cet objet ;prégnance encore forte, sur la base du simple examen des statistiques de syndicalisation, de lathèse de la fin des syndicats ; recomposition de l’espace de la sociologie du travail au profit dutravail et aux dépens des relations de travail, etc. (Lallement, 2008).

Depuis ces toutes dernières années pourtant, plusieurs évènements ont contribué à modifieren profondeur la logique des conflits et des négociations en France et la structure du jeu danslequel ils s’inscrivent. La crise économique de 2008 a suscité l’apparition de nouvelles formes deconflits dans les entreprises menacées de payer comptant, en termes d’emplois, les dysfonction-nements du capitalisme financier. Ce choc a amplifié les doutes sur la capacité des organisationssyndicales de salariés à produire des cadres d’interprétation pertinents et des modes d’action quisoient susceptibles de fournir une issue positive au bénéfice des salariés exposés à la mondiali-sation (Ires, 2009). Le développement continu d’un niveau européen de négociations collectivestransnationales et de comités d’entreprise a par ailleurs semé le doute. La meilleure garantiedes droits sociaux est-elle assurée par chacun des systèmes nationaux ou faut-il parier sur laconstruction d’un système européen de négociations collectives (Cochoy et Goetschy, 2009) ?Autre changement significatif, à l’échelle francaise cette fois : les modalités de reconnaissance dela représentativité syndicale et les règles de validation des accords collectifs ont été modifiées en2008. Cette étape décisive pour le devenir de l’ensemble du système de régulation des relationsentre l’État et les acteurs sociaux n’a pas encore été analysée en profondeur par les chercheurs.Mais l’on peut raisonnablement penser que les implications seront sérieuses. De même, l’État a vuson rôle brouillé par la cohabitation de deux stratégies présidentielles, des décisions unilatéralessuccédant à des phases de négociations et de loi négociée. Au sein même de l’État, la question desstructures représentatives des organisations syndicales de fonctionnaires est posée par la loi surle dialogue social dans la fonction publique de juillet 2010 qui conduit les syndicats, ici commeailleurs, à négocier sur un certain nombre de sujets avec des responsables locaux.

Le tableau se complexifie encore lorsque l’on intègre la partie patronale. Ainsi qu’en témoignel’élection en 2007, à la tête du Medef, d’une présidente qui n’est pas issue de l’Union des industries

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et métiers de la métallurgie (UIMM), les rapports de force évoluent : les fédérations de servicegagnent en puissance tandis que l’UIMM perd en influence (Daumas, 2010). Enfin, au niveauinternational, des institutions représentatives ont pu, dans la foulée de quatre directives européen-nes préconisant l’information, la consultation et parfois même la participation des salariés, fairela preuve d’une efficacité nouvelle à propos de questions aussi lourdes que celles des restructura-tions (Didry et Jobert, 2010). Ce cas singulier révèle en même temps, et à nouveau, la nécessitéde réviser nos catégories d’analyse. Il montre en effet combien les frontières entre négociationet consultation s’avèrent de plus en plus poreuses et incertaines. Les débats contradictoires ettoujours inachevés sur la flexicurité (Bevort et al., 2006), que certains assimilent à un nouvelhorizon pour le modèle social européen, participent de cette même problématique.

Le présent dossier-débat est centré sur les transformations dont il vient d’être question. Il invitece faisant à adopter une posture réflexive sur nos manières de regarder le monde du travail. Pourêtre plus exact, trois types d’interrogations complémentaires sont travaillés par les chercheurs quiont accepté de prêter leur voix à la discussion. Le premier concerne les évolutions des dynamiquesdes conflits, des négociations et des acteurs qui en sont à l’origine. Le second invite à repenserla pertinence des catégories de « conflit » et de « négociation » et celle des frontières classique-ment utilisées et dévolues aux relations professionnelles. Le troisième a trait à la place accordéeau droit dans les relations de travail. Les constats et les réflexions qui alimentent ces interroga-tions prennent sens à l’aune d’une histoire de moyen terme, celle de notre revue en l’occurrence.Comme l’indique Nicolas Hatzfeld, l’acception complexe de la notion de relations profession-nelles utilisée par Jean-Daniel Reynaud « se situe au début de la longue période de recompositiondes mondes du travail dont elle ne prend que partiellement la mesure ». Les contributions quisuivent montrent que les conflits et négociations d’aujourd’hui ne sont plus analysables avec lemême point de vue que celui développé dans les années 1960 par certains des fondateurs de larevue Sociologie du travail. Ceux-ci ont été, en France, les pionniers de cette spécialité intitu-lée « relations professionnelles ». Mais ils ont aussi été associés aux projets de pacification et decontractualisation des relations sociales impulsés par Jacques Chaban-Delmas ou Jacques Delors,qui, à la fin des années 1960, réfléchissaient en termes de « nouvelle société ». Cette période-cléest celle de l’institutionnalisation de syndicats, thème qui n’en finira plus — c’est toujours le casaujourd’hui — de faire débat. Cette institutionnalisation est encore souvent percue comme le pro-duit d’une volonté gouvernementale, renforcée par celle du patronat des grandes entreprises. Pourbien cadrer la discussion, cette idée demande à être revisitée. Il convient en effet de reconsidérer lerôle de l’État, notamment celui du ministère du Travail qui encourageait la négociation ainsi quecelui du Plan où les acteurs des différentes sphères se rencontrent (Chatriot et al., 2006 ; Borzeixet Rot, 2010). Le patronat, pour sa part, n’avait recours à la négociation que sous la menace d’uneintervention législative. Il préférait contrôler lui-même la production des normes. Mais c’est aussile développement des associations qu’il faut prendre en compte (Tartakowsky et Tétard, 2006),qui ont pris en charge, à partir des années 1980, les intérêts des exclus de l’entreprise à côté dessyndicats, sans être présentes dans les négociations.

Hormis une (celle de N. Hatzfeld), les contributions qui suivent reviennent peu sur cette périodefondatrice. Celle-ci compte pourtant pour une autre raison que celles qui viennent d’être évoquées.C’est le moment en effet où se forge de manière durable la grammaire des relations profession-nelles. Nous abordons, avec cette remarque, le second registre des interrogations qui trament cedossier-débat. Avec John T. Dunlop comme référence éponyme, une longue tradition d’inspirationnord-américaine nous a incités depuis plusieurs décennies à lire les conflits et les négociationsen considérant trois acteurs principaux (syndicats, employeurs, État). Si ceux-ci restent bien audevant de la scène, d’autres acteurs agissent aujourd’hui et sont susceptibles de transformer éga-

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lement les conditions de travail et d’emploi : les salariés eux-mêmes, les clients, les organisationsde consommateurs, les actionnaires. . . bref les multiples « parties prenantes » de l’entreprise. Lesscènes de l’action, qu’elles soient locales ou internationales, se sont également démultipliées. Pourdes raisons diverses (ignorance réciproque, refus de la montée en généralité, tropisme francais. . .),rares sont les chercheurs à faire le pari qu’il convient de repenser radicalement les relations detravail à l’aune de cette donne nouvelle. De ce point de vue, ce dossier-débat tranche heureusementavec la tonalité ambiante.

Avec des options différentes, Jean-Emmanuel Ray et Isabelle Sommier mettent tous deuxl’accent sur les transformations qui affectent les espaces où les conflits prennent forme. Lesrapports de force évoluent et se cristallisent hors de l’entreprise, parfois jusqu’au niveau mondial.Pour sa part, J.-E. Ray est sensible avant tout à ce fait totalement neuf : face aux entreprisesmondialisées, et en l’absence d’interlocuteur, les salariés « en grève virtuelle » n’ont d’autrechoix que de susciter le conflit en jouant sur la réputation des employeurs. Pour dire le nouveau,Isabelle Sommier préfère décrire les formes d’action des associations et des groupes (chômeurs,sans papiers, mal logés) qui ne sont toujours pas, à la différence des organisations syndicalesreprésentatives, présentes dans les négociations. À ses yeux, c’est donc moins l’outil (Internet)ou la stratégie (agir sur l’image) qui font la novation que la capacité des catégories en marge dusalariat (Sawicki et Siméant, 2009) à se mobiliser. Cette réflexion n’est pas sans raviver de vieuxdébats, parfois douloureux, sur la légitimité des associations de chômeurs à s’inscrire dans le jeudes relations professionnelles francaises. L’importance et la persistance du chômage de longuedurée depuis le milieu des années 1980 pourraient amplement justifier que de telles associationssoient reconnues, au moins dans certaines instances, à l’égal des partenaires sociaux traditionnels.Elles sont pourtant toujours exclues des négociations relatives au régime d’assurance-chômage,ce qui peut poser problème si l’on considère les choix en faveur de la dégressivité des allocationsqui ont été entérinés par les organisations syndicales (Mouchard, 2009). On voit bien néanmoinsque, sur fond de crise et de recomposition du salariat, il est difficile de mobiliser les catégories deconflit et de négociation comme on pouvait le faire aux premiers temps de Sociologie du travail.

Les stratégies et les formes de la lutte sociale ne sont pas les seules à évoluer. Les acteurs« classiques » se transforment également. Tel est le point d’entrée privilégié ici par Michel Offerlé.Celui-ci montre que la politique sociale menée par le patronat francais est passée d’un modèle decoproduction active avec les pouvoirs publics dans les années 1970 à une coproduction routinièreet réactive depuis les années 1980. Coproduction et non négociation au sens premier du terme,qui incluait davantage de confrontations et de désaccords. La négociation est désormais devenuecoproduction, c’est-à-dire un métier pour les organisations syndicales et professionnelles, avecses spécialistes, ses rites de discussion et de consultation des mandants (Fridenson, 2000). Dans lamesure où les autres contributeurs à ce dossier accordent moins d’importance à cette dimension, ilest difficile de leur imputer un avis convergent ou non à propos de cette thèse, qui n’est pas mineurepour qui souhaite prendre la mesure des évolutions vers un au-delà du conflit et de la négociation. Àdéfaut, signalons que plusieurs travaux ont mis au jour récemment la part des oppositions affichéeset des négociations officieuses, tant du côté des organisations professionnelles que syndicales, dansdifférents moments clés de notre histoire sociale. On connaît mieux maintenant la place occupéepar les syndicats de salariés dans la production des réformes du début du xxe siècle (Mil neuf cent,2006). On sait également que les pratiques de négociation collective et de gestion paritaire desannées 1970 reflétaient largement la ligne de partage institutionnelle entre organisations syndicalesprotestataires et réformistes (Freyssinet, 2010 ; Yon, 2009). À l’occasion d’une recherche sur lanégociation des classifications dans la métallurgie entre 1968 et 1975, Éric Pezet (2000) a pumontrer que, alors que le souci du syndicat Force ouvrière (FO) était avant tout de se faire

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reconnaître comme interlocuteur privilégié des pouvoirs publics et du patronat, la Confédérationgénérale du travail (CGT) et la Confédération francaise démocratique du travail (CFDT) ontopté pour des tactiques différentes. Ces deux organisations n’ont par la suite pas signé les accordsauxquels, pourtant, elles avaient apporté largement leur contribution, comme dans le cas de celui de1975 sur les conditions de travail. Un peu plus tard, l’échec de l’accord de 1984 sur l’adaptation desconditions de l’emploi est aussi instructif pour évaluer les conditions présentes. Les organisationssyndicales ont toutes refusé de ratifier ces négociations sur la flexibilité, attitude qui inaugure unepériode de retrait, au moins à travers les discours affichés, de près de 20 ans en matière de réforme(Fridenson, 2009).

La question de la dynamique des conflits et des négociations se pose de facon plus radicaleencore à propos de la dénomination de cet espace aux contours incertains que sont les « relationsprofessionnelles ». Nos collègues anglo-saxons interrogent aujourd’hui la pertinence du termeIndustrial Relations et certains lui préfèrent désormais celui d’Employment Relations. Le glisse-ment sémantique est révélateur de mutations de fond qui valent aussi, et peut-être même surtout,pour la France. L’ébranlement des marchés internes du travail dans les grandes entreprises et, plusgénéralement, la flexibilité croissante de l’emploi est venue bousculer les pratiques anciennes(largement centrées sur la négociation salariale) pour favoriser des négociations qui, au nom del’emploi souvent, mêlent les registres (salaire, qualification, conditions de travail. . .) les uns auxautres. Le flou et la porosité entre les statuts (des faux salariés aux quasi-indépendants en passantpar toute la gamme des formes particulières d’emploi) invitent ainsi, une fois encore, à réfléchirsérieusement sur la pertinence de la césure entre conflit et négociation.

À ce sujet, le présent dossier n’apporte pas de réponse assurée, mais il plaide en faveur d’uneétude des circulations entre les mondes qui contribuent à la fabrique des relations de travail.Comme le montre I. Sommier pour les associations, M. Offerlé pour les organisations patronaleset Jérôme Pélisse pour les organisations syndicales, aucun acteur ne fonctionne en autarcie. Il en vapareillement de l’État qui, par l’entremise du ministère du Travail, encourage le dialogue, encadreles négociations et gère des contacts permanents avec les organisations syndicales et patronales(Fraboulet, 2007). À rebours des idéaux types classiques qui modélisent les acteurs et leurs modesd’action et d’organisation, un des résultats qu’il convient de retenir en croisant les lectures descontributions à ce dossier-débat est que nous aurions tout intérêt, dans les années à venir, à mettrerésolument l’accent sur une démarche comparative sur les formes de circulation des personnes,des idées et des pratiques entre mondes patronal, syndical, associatif, étatique et politique.

Le troisième point que nous avons souhaité mettre en débat concerne la place accordée audroit dans l’action collective. Tous les contributeurs ne sont pas d’accord quant aux conclusionsà tirer des évolutions récentes. Certains mettent en évidence une tendance, dans les nouveauxmouvements mondialisés, à l’affranchissement des règles juridiques. Tel est le cas de J.-E. Ray qui,en professeur, s’interroge sur le contenu de l’enseignement du droit de grève à prodiguer désormaisà ses étudiants. J. Pélisse défend un point de vue différent, celui d’un adossement des acteurs audroit toujours plus important. Le juridique, qui n’est pas le judiciaire, prendrait davantage deplace dans les procédures de négociation relatives aux objets classiques comme le temps detravail. Ce débat mériterait d’être prolongé et approfondi, notamment pour y inclure la dimensioneuropéenne. À la différence des régulations en vigueur aux niveaux interprofessionnel et sectoriel,la négociation collective d’entreprise à caractère transnational ne bénéficie pas d’une législationqui valide juridiquement les accords passés au sein et avec les firmes multinationales (Join-Lambert, 2009). En dépit de cette absence de cadre juridique, on observe néanmoins une évolutionen ce sens dans la pratique de certains comités d’entreprise européens (Delteil et Dieuaide, 2011).Aussi, bien qu’aucun des contributeurs n’évoque la question, il est loisible de se demander en

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quoi l’évolution du droit et de la jurisprudence européenne constituent une nouvelle régulation etcomment il est possible, de ce point de vue, de caractériser la situation francaise.

La singularité francaise, si tant est que celle-ci existe, constitue plus généralement une pistequi aurait mérité plus ample débat. La France demeure-t-elle un pays inclassable au regard destypologies habituellement utilisées en comparaison internationale (Bosch et al., 2009) ? À défautde pouvoir répondre avec assurance, on peut constater que les dernières statistiques disponiblesmontrent que la France vient toujours en dernière position des pays de l’Union européenne pourson taux de syndicalisation. En revanche, elle remonte à la dixième place, devant l’Allemagneet le Royaume-Uni, lorsque l’on considère le taux de présence syndicale sur les lieux de travail.La présence syndicale s’accroît donc mais cette dernière se réduit souvent, il est vrai, à l’actiond’un délégué isolé de l’organisation qui est censée l’avoir adoubé. Cette configuration singulière,et notamment le grand écart entre les « nouveaux » délégués syndicaux et les structures fédéraleset confédérales, pourrait expliquer certains des mouvements sociaux de 2009 (Ires, 2009). Ceconstat ne fait qu’ouvrir la boîte à questions : un nouveau système de régulation s’affirme-t-il, qui conjugue décentralisation de la négociation, individualisation des relations de travail etfaiblesse de l’action syndicale locale ? Quelles en sont les conséquences alors du point de vue desidentités collectives ? Peut-on lier les transformations récentes à la propension des organisationsde salariés et d’employeurs à se tourner vers l’État et à compter sur les systèmes nationauxde protection sociale pour faire face aux conséquences de la crise financière de la fin des années2000 ? Ce mouvement ne risque-t-il pas d’ailleurs de tempérer l’engagement européen des acteursdes relations professionnelles ? Toutes ces questions, que nous avions initialement posées auxcontributeurs de ce dossier-débat, restent encore en suspens. Une des raisons est que, à notre grandesurprise, la réflexion sur le conflit a pris le pas, on va le voir, sur celles relatives aux négociations.Les frontières entre les domaines sont certes de plus en plus poreuses, si tant est qu’il eut étéauparavant possible de scinder nettement les deux territoires. Comme le souligne N. Hatzfeld, ilsemble bien que l’acception de la négociation comme un mélange instable de contrainte et deconfiance qui périodiquement explose (Fridenson, 1990 ; Reynaud, 1993 [1989]) ne correspondeque partiellement aux pistes de recherches suivies par les chercheurs tant en sociologie qu’enhistoire. Il est donc particulièrement intéressant de noter ce regain d’intérêt pour les luttes sociales.En plus des raisons évoquées précédemment, une explication possible à cette attention tient à laconjoncture politique qui, à l’instar de ce que nous avons pu observer avec la nouvelle loi sur lesretraites de 2010, avive les tensions et prédispose ainsi les chercheurs à reconsidérer autrementla dynamique des conflits. Moins surprenante en revanche est la focalisation sur la situationfrancaise, qui ne permet pas de conclure sur la singularité de notre pays. Doit-on y voir une formed’éternel tropisme de notre communauté, encore trop peu portée à la confrontation systématiqueavec ce qui se vit et se dit au-delà des frontières de l’hexagone ? Il y a là en tous les cas matièreà travaux et à réflexion afin de savoir si les quelques lignes d’interrogation que nous avons pudégager nous sont propres ou si elles structurent également les débats à l’échelle internationale.

2. Les conflits du travail, source renouvelée d’expérience et de connaissance (NicolasHatzfeld)

Sur les récents renouvellements que connaît l’agencement ambivalent des relations sociales,l’historien est porté au contournement. Il se pose, bien sûr, les questions de son temps, etl’évolution du couple conflit/négociation en est une. Mais il n’est guère à l’aise avec le binômeavant/maintenant qu’il s’emploie précisément à retravailler. La caractérisation de ce qui fait lemaintenant est donc indispensable pour ordonner quelques réflexions. Parmi différentes défini-

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tions recevables, je qualifierai d’actuelle l’ample dynamique de recomposition des activités detravail dans les organisations privées et publiques. Entrent dans cette dynamique les processusde dissociation des entreprises et des activités, de fragmentation des organisations formelles,d’externalisation des activités, d’extension du domaine de l’incertitude des emplois et des fonc-tions, etc. Cette dynamique n’est pas récente, et l’on en trouve des premiers élans à 30 ans d’ici,voire plus. Mais elle continue d’œuvrer, même si elle suscite des résistances auxquelles corres-pondent les différentes formes de conflictualité évoquées par plusieurs autres contributions à cedossier. Elle marque les termes de la négociation sociale comme les enjeux de conflit. Parmi cesaspects, en m’appuyant essentiellement sur le cas de la France, je soulignerai les vertus particu-lières des conflits en tant qu’événements riches de connaissance pour la recherche, et avant celafondateurs d’expérience pour les acteurs eux-mêmes.

2.1. Conflits, conflictualités, mouvements : une tradition plurielle chez les historiens

Pour l’histoire sociale des xixe et xxe siècles, le conflit du travail constitue un objet doté d’uneprésence singulière. Il continue souvent de représenter les conflits sociaux ou le mouvementsocial en général, comme le montrent deux grandes synthèses émanant d’auteurs qui, pourtant,ont œuvré dans leurs propres recherches à l’élargissement des perspectives du social (Fridenson,1990 ; Prost, 2006). Dans l’une d’elles, Patrick Fridenson met en lumière différents niveaux etdifférentes formes de la conflictualité en France dans la longue durée. Il examine les formespremières de conflictualité, souligne l’importance de ce qu’il nomme les conflits inorganisés telsque les protestations sourdes et les conflits individuels, auxquels les historiens allemands ontconsacré un courant de recherche nommé l’Histoire du quotidien (Lüdtke, 1994 [1989]). Étudiantensuite les grèves ouvrières, il examine alors la transformation progressive de ce mode d’actionpuis les grandes vagues qui ont marqué l’histoire francaise du xxe siècle. Toutefois, cette fresquemet également l’accent sur la montée en puissance de la négociation, et sur celle des organisationsprofessionnelles, « ouvrières » (cadres compris) et patronales. De la sorte, négociation et conflitsont d’emblée pris dans le « mélange instable et antagoniste de contrainte et de confiance quipériodiquement explose ». Cette acception complexe et balancée des relations sociales fait écho àla combinaison développée par Jean-Daniel Reynaud à la même époque (Reynaud, 1993 [1989],p. 115–117). Cependant, l’analyse se situe au début de la longue période de recomposition desmondes du travail, dont elle ne prend que partiellement la mesure.

L’analyse de P. Fridenson constitue un relatif déplacement des repères historiens. En se formanten courant, lors des années 1950, l’histoire sociale s’est plutôt fédérée en France à travers desrecherches concentrées sur une période allant du milieu du xixe au début du xxe siècle, censée êtrecelle de la formation du mouvement ouvrier. Se rencontrant en grande partie dans Le Mouvementsocial des années 1960 et 1970, ces travaux offrent une sorte d’écho collectif au point de vueconstructiviste et interactif d’Edward P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise(Le Mouvement social, 1977 ; Thompson, 1988 [1963], p. 11). De fait, ils offrent un ensemble plusdivers qu’il y paraît, notamment dans leurs problématiques de la conflictualité, des mouvementssociaux et des forces de contestation. Nombre de recherches s’attachent à l’étude de formesorganisées de mouvement, associatives, syndicales, politiques, que je laisserai ici de côté. Lesgrèves occupent parfois une fonction décisive. Dans son histoire des mineurs de Carmaux, RolandeTrempé étudie les différentes formes de la conflictualité, de l’absentéisme à la série de grèvesfrontales qui s’y produisent, et le rôle de ces dernières dans la construction d’une force syndicaleet socialiste au sein du bassin minier (Trempé, 1971). Michelle Perrot examine comment au coursdes années 1871–1890 les ouvriers inventent des grèves comme autant d’aventures alors que

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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cette forme de lutte sociale n’est pas encore régulée (Perrot, 2001 [1974]). Ces thèses, engagéesdans la perspective du mouvement ouvrier, l’excèdent au final de maintes facons1. Yves Lequins’en démarque. Connaisseur précoce d’E.P. Thompson et de Charles Tilly (Lequin et al., 2005), ilinsère les conflits entre ouvriers et patrons dans une diversité d’expériences sociales — migration,urbanisation, légitimité croissante de la référence républicaine. Il dessine le double mouvementd’intégration du monde ouvrier, à la fois construction d’une classe et intégration à la nation(Lequin, 1977).

Ainsi, en même temps que s’installe dans l’histoire sociale la figure du conflit gréviste, celui-ci se voit pris dans des points de vue qui, en majorité, inscrivent les enjeux d’entreprise dansun espace plus ample, national en général. Cependant, cette mise en perspective passe par deuxgrands types d’approche des conflits, la constitution d’un corpus propre à caractériser une époqueet l’étude de cas.

2.2. Vagues historiques de conflit : des turbulences instructives

La première approche mène vers l’étude des grandes vagues de conflits qui affectent la sociétéfrancaise, parmi lesquelles on peut distinguer les moments du Front populaire et de la Libération(Prost, 2006). Le cas de 1968 offre de nouvelles pistes de réflexion. Antoine Prost y relève, aprèsdes sociologues, l’écart entre la vitalité du mouvement gréviste et la modestie d’acquis relevant audemeurant du répertoire revendicatif des confédérations syndicales (Prost, 2006, p. 256 ; Dassa,1970). Xavier Vigna (2007) déplace la perspective et inscrit mai–juin 1968 dans la conflictua-lité qui parcourt les usines du milieu des années 1960 à la fin des années 1970, extraordinairepar sa puissance, par ses turbulences, ses thèmes et ses inventions tactiques. Il relève la pro-fonde remise en cause des formes instituées du syndicalisme comme mode de représentation etd’organisation. Il éclaire l’écart noté plus haut et le développement des formes de représentationou d’organisation plus souples et plus ouvertes. Après un temps conflictuel, celles-ci s’imposerontcomme complémentaires des structures syndicales (cf. dans ce dossier I. Sommier). S’appuyantsur un ample corpus d’expression gréviste, il en tire les axes d’une politique ouvrière distinctedes orientations stratégiques des confédérations ainsi que, sous-jacentes, quelques lignes de forced’une éthique du travail.

Une combinaison théorique assez proche permet de reconsidérer, à l’autre rive de l’histoireindustrielle, le mouvement luddite du début du xixe siècle. Le conflit qui oppose ce mouvementaux capitalistes industriels investissant dans le machinisme a longtemps été représenté par leursadversaires victorieux, ainsi que par le marxisme. Les luddites passaient pour des ennemis duprogrès condamnés par l’Histoire. Cette disqualification partiale trouve un écho dans les discoursactuels sur les conflits suscités par les fermetures d’usine, et dans l’usage du terme de néo-luddites appliqué à des mouvements très contemporains. Contre ces stigmatisations expéditives,Francois Jarrige (2009) retrace une dynamique complexe de conflits et de négociations menéespar les ouvriers face à des options techniques qui menacaient leurs revenus, leurs métiers ouleurs emplois. Visant, à travers l’Europe, à peser sur l’agencement des nouvelles techniques, à lesconjurer ou à s’y adapter, les travailleurs d’alors recourent à un registre varié de tactiques dontles bris de machines ne sont que la plus radicale. La loi et la jurisprudence sont alors des données

1 Dans la recension qu’il fait pour les Annales du livre de Michelle Perrot (2001 [1974]), Maurice Agulhon salueprécisément le fait qu’il cesse de raisonner en termes de mouvement ouvrier, et le qualifie d’ouvrage fondateur d’uneanthropologie ouvrière.

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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importantes, à une époque où la notion d’entreprise est en train de se constituer. Les conflits ontalors leur versant judiciaire, témoin de la faible intervention de l’État dans les relations de travail,à la différence du présent étudié par J. Pélisse. L’histoire de cette résistance enrichit notablementla compréhension de la société industrielle au temps de ses premiers choix.

Dans ces deux contributions récentes, l’ampleur des corpus constitués permet d’établir desgénéralisations robustes voire des stylisations efficaces. Pris de cette facon, les conflits exprimentdes lignes de force sur les enjeux du travail qui inscrivent ces derniers dans un agencementplus ample des rapports sociaux. Ils rappellent le constant renouvellement de l’organisation destravailleurs dans le cours des luttes, sous des formes qui traduisent l’inscription de ces conflitsdans les sociétés de leur époque.

2.3. Les conflits comme cas

Les conflits peuvent aussi être pris comme cas. La démarche prend toute sa force lorsqu’uneapproche monographique, butant sur des singularités irréductibles aux analyses courantes, metcelles-ci en question et entreprend une analyse « sur la base d’un agencement inédit de traitsconstitutifs » (Passeron et Revel, 2005, p. 18). L’opération émerge souvent de distorsions entrepartenaires-adversaires, de désordres dans l’ordre même de la conflictualité.

Ainsi, l’examen des conflits d’usine à Peugeot-Sochaux faisait ressortir, à l’aube des années1960, des grèves comportant tous les attributs conférés aux mouvements de 1968 et d’après,notamment une contestation des cadences, la turbulence d’une jeune génération d’ouvriers spé-cialisés, en porte-à-faux des syndicats, etc. (Hatzfeld, 2002, p. 333–342). Le phénomène, confirmédans d’autres entreprises, trouvait un élément d’explication lors d’une recherche effectuée sur lesconflits d’avant 1968 à la Rhodiaceta (Hatzfeld et Lomba, 2008). Aux énergiques rationalisationsdu travail et à la rapide recombinaison de la main-d’œuvre ouvrière s’ajoutait la difficulté, pourles jeunes hommes revenant de la Guerre d’Algérie, de se réadapter aux contraintes de l’usineet à son système hiérarchique. Autrement dit, l’espace de l’entreprise, même élargi à sa sphèred’influence, ne répondait pas de tout. Certaines empreintes de guerre — un phénomène soulignépour les suites de la Première Guerre mondiale — apportent un éclairage sur la conflictualitésociale (ouvriers, agriculteurs, commercants, etc.) des années 1960–1970. Une génération sedégage entre la « génération singulière » (Noiriel, 2002 [1986], p. 195–236) et celle qui entreradans la vie active à l’époque de la montée du chômage et de la précarité et des déstructurations-restructurations d’entreprises, à partir des années 1980. Cette génération contestataire, qui ne serésume pas à un « effet 68 », offre à la partie longtemps considérée comme périphérique du mondeouvrier, les ouvriers sans métier et sans qualité, de sortir de l’ombre et de formuler de nouveauxénoncés revendicatifs et contestataires, les femmes et les immigrés prenant le relais de conflitsengagés par les hommes francais.

Un autre problème était posé par un conflit survenu dans l’usine automobile de Talbot-Poissy,de 1982 à 1984, à travers sa résistance à l’épuisement des explications. D’une certaine facon,il s’intègre dans une vague de grèves qui touche la plupart des entreprises automobiles entre1981 et 1984. Toutefois, le cas Talbot voit se succéder pendant la durée exceptionnelle de18 mois, de juin 1982 à janvier 1984, un florilège des formes de conflit du travail (Loubet etHatzfeld, 2001, p. 223–276). Aux deux extrêmes se déroulent des grèves avec occupation ponc-tuées d’affrontements d’une violence exceptionnelle entre salariés de la même entreprise — faitrare —, la police intervenant dans les deux cas pour séparer les combattants. Durant quelquesjours, fait unique dans l’automobile francaise, les chaînes sont même actionnées par les grévistes,en démonstration d’une production sans patron. Entre les deux, une durable effervescence est

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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entretenue par des « délégués de chaîne » sans légitimité juridique, dotés du soutien des syndi-cats, contestant l’autorité hiérarchique et les règles en vigueur. La reprise du travail n’est pas lemoins extraordinaire de l’affaire. Une semaine après s’être lancé des ferrailles au travers des ate-liers, les anciens adversaires recommencent à travailler ensemble, sans plus le moindre heurt, et defacon durable. Un tel foisonnement de formes combiné à l’intensité des affrontements renvoie àla multiplicité et à l’exacerbation de tensions dont la portée variait de l’atelier à l’espace national,combinant des aspects professionnels, sociaux, économiques et politiques. On citera pêle-mêlel’effondrement d’un modèle de management corporatiste oppressif, la crise du marché automo-bile, une restructuration d’entreprise après rachat par un concurrent, le clivage au travail entreouvriers de fabrication immigrés et Francais occupant les fonctions supérieures, le basculement dela Gauche vers une politique de rigueur, l’acceptation de milliers de licenciements par le ministrecommuniste de l’emploi, la substitution dans le discours des socialistes d’une stigmatisation desislamistes manipulateurs à la défense des travailleurs immigrés. Chacun des enjeux infléchit laconfiguration des rapports sociaux, au gré de circonstances précises dans lesquelles chaque acteurdoit sans cesse redéfinir son rôle. Sur fond d’inquiétude, de méfiances en tout genre, ce momentmarque à sa facon l’épuisement de la dynamique des Trente glorieuses et le passage de la sociétéfrancaise aux « années grises de la fin du siècle » (Frank et al., 2004).

2.4. Éloge circonstancié du conflit

Somme toute, qu’ils soient mis en série ou pris comme cas, les conflits constituent des objetsd’une exceptionnelle richesse, pour des raisons dont je ne citerai que quelques-unes.

Tout d’abord, les protagonistes produisent eux-mêmes l’essentiel du matériau propice à lacompréhension de leur situation et de la facon dont ils y réagissent. Cette production au fil desévénements, délicate à recueillir, est d’une richesse incomparable et d’une consistance singulière :verbalement ou par leurs faits et gestes, les acteurs se disent leurs vérités, et les expriment à laface de la société.

En outre, les conflits défont l’ordre des choses et, ce faisant, libèrent des ressorts généralementcachés de la vie au travail. Les conflits font venir à la surface des traits explicites et impli-cites, des aspects formels et informels du travail. Ils mettent également au jour l’accentuationou l’accumulation de tensions nouvelles auxquelles l’ordinaire des relations n’a pas accordé deréponse (Rancière, 1981). Par ailleurs, ils ne constituent pas seulement un changement d’attitudedes partenaires sociaux. Ils donnent à voir l’épaisseur du travail de médiation par lequel, enpériode calme, s’élabore un domaine de transaction auquel correspond, du côté patronal commedu côté syndical, la formation des expertises nécessaires (cf. dans ce dossier M. Offerlé). Àcôté du « travail » des militants et du jeu codé des partenaires sociaux, par lequel le négociablesert d’intermédiaire entre le contesté et l’obtenu, des initiatives plus ou moins intempestivesrenouvellent des messages à l’adversaire, interlocuteur en temps calme.

Dans le déroulement des conflits, les reprises appellent une remarque particulière. Si les déclen-chements font l’objet de tous les regards, elles sont en effet négligées d’une facon ou d’une autre.Les tenants du mouvement social tendent, parfois, à détourner leur attention des négociationsqui les ponctuent, puis de la facon dont les liens se recomposent après s’être en partie défaits.Les analystes des organisations privilégient quelquefois les formes de cette recomposition sanstoujours suivre les traces de défection, des départs aux simples mises en retrait, que ces conflitslaissent sous la reprise des activités (Hirschman, 1995 [1972]).

Enfin, les formes d’action sortant du huis clos entre protagonistes sont un indicateur du sensque prend le conflit et des rapports qui s’établissent entre les protagonistes et leur contexte

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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social. L’enjeu est d’autant plus important que les limites de l’espace-travail sont recomposées(cf. J. Pélisse) et que la distinction entre conflit de travail et mouvement social se modifie (cf.I. Sommier). La prise à témoin de l’opinion, la construction de solidarités extérieures sont uneaffaire d’inventions stylistiques, ainsi que de légitimité des thèmes invoqués, comme le développeJ.-E. Ray dans ce dossier pour la situation présente. Communicants actifs, les luddites finissentpar perdre à la longue. Les contestataires soixante huitards remportent maintes victoires avantque n’intervienne le spectre de la crise. Moins connu, le registre de la santé au travail aurait puici être mobilisé. L’écho que rencontrent chez les usagers et plus largement dans la société lesprotestations en la matière décide, bien souvent, de l’issue des conflits engagés sur le terrain dutravail.

On l’a compris, ce texte est une sorte d’apologie des conflits, qui n’expriment qu’une forme deconflictualité, mais qui traduisent une part importante des contrats collectifs. Par la réouverturedes possibles que permettent les événements, ils offrent à voir avec profondeur les lignes de forcedu tissu social, ses zones de tension et les modalités de ses recompositions.

3. Nouveaux conflits collectifs dans notre société de la réputation : de la grève interne àl’action collective externalisée (Jean-Emmanuel Ray)

Dans notre société de la réputation et des médias, l’action collective des salariés ne se limiteplus à la grève, cet arrêt des bras parfaitement adapté aux chaînes de production nées de la Révo-lution industrielle avec leur unité de lieu, de temps et d’action. Depuis la Révolution numérique,externaliser le conflit en créant un rapport de force sur un tout autre terrain, l’image de la marque,est souvent plus efficace, moins coûteux. . . et parfois l’unique solution (Pisani et Piotet, 2010 ;Fel et Sordet, 2010 ; Ray, 2011 [2001]).

Car la chute du militantisme syndical ne permet souvent plus, à travers un arrêt de travaildevenu trop minoritaire (cf. « les grèves de délégués »), de créer aujourd’hui une pression suffi-sante sur l’entreprise. Cette faiblesse en interne oblige à évoluer vers d’autres formes d’actionplus économes en moyens humains et matériels (ex. : grève d’avertissement, pétitions. . .), maisaussi plus efficientes lorsqu’il s’agit de grands groupes dispersés sur toute la planète. Même si àl’évidence l’un n’exclut pas l’autre (tractage pour faire connaître le site), et que les cinq salariés dela Boucherie Sanzot ne sont guère concernés par ces cyber-conflits ; à moins que leur entreprisen’ait été absorbée par un des groupes en question : avec Internet la puissance des faibles peutdevenir redoutable et David encore terrasser Goliath.

Ces nouvelles formes d’action sont extrêmement inquiétantes pour les sociétés en cause (Labbéet Landier, 2004 ; Denis, 2005, 2006 ; Giraud, 2010)2, avec leurs sites très institutionnels et doncun peu décalés pour les jeunes générations nées avec Internet, connectées en permanence3 surle Web 2.0 et habituées à une immense liberté de ton. Mais ce décalage se retrouve au seindes syndicats. Les animateurs de sites Internet ou de blogs sont rarement les délégués siè-geant lors des congrès confédéraux. Si dans sa contribution à ce dossier I. Sommier a raison

2 Voir en particulier dans (Giraud, 2010) : p. 13 « La contestation des réformes, une passion francaise pour lagrève ? » (M. Noblecourt) ; p. 23 : « Représentations statistiques de la grève » (B. Giraud) ; p. 42 « Public-privé : des modesd’appropriation évolutifs et différenciés de la grève » (J.-M. Pernot).

3 « Pendant notre travail, nous sommes toujours connectés au réseau, notre ordinateur portable est notre bureau, nouscommuniquons avec nos collègues du monde entier à travers le chat de l’entreprise et souvent notre activité passe par letélétravail. Nous avons décidé d’exploiter les nouvelles technologies pour lutter avec les mêmes armes » (Davide Barellari,délégué IBM-Italie, voir infra).

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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de remettre en cause le caractère soit disant antinomique entre les « nouveaux mouvementssociaux » et les « vieux syndicats », les militants ici décrits ne sont pas toujours liés à un syndicat,loin de là.

Car en France depuis la création du site « Ubifree » il y a 15 ans par un graphiste de lasociété Ubi-Soft, puis de « Cryosecours » par de facétieux collaborateurs de Cryo et autres« Jeredoutelaredoute » ou « Lolfstory2 », les sites Internet syndicaux ont envahi la Toile (Ray,2007, 2010), parfois à l’insu des structures fédérales ou confédérales ne voyant pas toujours d’unbon œil les cogitations de ces atomes libres cependant accessibles du monde entier. Nombre desections ou de syndicats ayant créé leur site Internet externe l’ont d’ailleurs fait à la suite du refusde l’employeur de leur donner accès à son intranet par accord collectif4, craignant de donner ainsil’arme atomique à ses partenaires en cas de conflit collectif dur.

Ainsi chez Technip, où la direction avait refusé que les nombreux expatriés soientjoints par messagerie, aboutissant à la création du site externe (http://www.cgttp.eu.org). Etlorsqu’expérience faite, les moteurs de recherche orientant parfois les clients vers ces sites syn-dicaux habilement configurés, un site intranet lui est finalement proposé, il est exceptionnel quele syndicat en cause ferme son site externe. En plein conflit, il permettra de faire face à unedéconnexion patronale ou une panne de l’éventuel site intranet accordé en interne, tout en conti-nuant à diffuser aux militants, mais aussi le cas échéant au monde entier, les informations dujour. Car ces sites sont très appréciés des journalistes francais et étrangers pouvant ainsi diver-sifier leurs sources d’information, et des salariés sympathisants voulant rester discrets en ne seconnectant pas de l’intérieur de l’entreprise. Et ils passionnent parfois la concurrence, ravie detrouver en ligne des informations sensibles comme la politique de rémunération du challenger detoujours5.

Bref, ces nouvelles formes « d’action collective » embarrassent tous les partenaires d’hier.Cette interactivité souvent proche de la base — l’électeur qui depuis la loi du 20 août 2008 peutfaire et défaire syndicats et accords d’entreprise — met en difficulté voire en colère les syndicatset certains représentants du personnel officiels pas encore tout à fait convaincus par cette trèsvirtuelle démocratie d’opinion. Avec parfois en fond d’écran des luttes intra ou intersyndicales,voire franchement interpersonnelles passant par divers pseudos et qui finissent par empoisonnerl’atmosphère en interne.

« L’action collective est aspirée dans la spirale de la société du spectacle » : comme l’a montréAlain Supiot (2001a, p. 697), le rapport de force interne se nourrit certes de la judiciarisationdes relations sociales abordé infra par J. Pélisse, mais aussi chaque jour davantage du rapportmédiatique externe où l’appel au juge est nettement plus risqué. Ainsi, dans notre monde dela consommation et donc de la réputation, dans une société où les préoccupations écologiquesaugmentent de jour en jour6, les rapports de force changent parfois de lieu et d’acteurs.

4 Accord collectif légalement obligatoire depuis la loi du 4 mai 2004, que la cour de Cassation applique avec fermeté :ainsi en cas de dépassement des limites ici contractuelles de fréquence ou de périodicité, les sanctions prévues par l’accordtombent (Cass. Soc. 19 mai 2010, no 09-40.279).

5 L’immense majorité des responsables de site a compris que mettre en ligne des informations vraiment confidentiellesétait ouvrir la porte à un plan de sauvegarde de l’emploi dans la guerre économique d’aujourd’hui : « Je ne diffusejamais des informations relatives à des dysfonctionnements commerciaux. Je sais parfaitement que nos parts de marchéreprésentent des emplois » (délégué syndical CFTC d’HP).

6 La loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite « Grenelle II » (JO du 13 juillet 2010)oblige les entreprises de plus de 500 salariés à présenter dans leur rapport annuel des informations sur la manière dontelles prennent en compte les conséquences sociales et environnementales de leur activité, ainsi que sur leurs engagements

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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Faute de pouvoir bloquer une entreprise par manque de militants, comité d’entreprise ou syndi-cats vont faire bloquer par le tribunal de grande instance (TGI) le plan de sauvegarde de l’emploi.C’est au moins aussi efficace, et la médiatisation est assurée, avec une contre-publicité pourl’entreprise. De même, à défaut d’exercer une pression suffisante localement, des dessins, desphotos ou désormais de courtes vidéos prises sur place sont mis en ligne sur Internet par des mili-tants associatifs ou écologistes, montrant le gouffre existant entre la charte de responsabilité socialedes entreprises (RSE) habilement médiatisée par l’employeur-élève-modèle-du-développement-durable et les réalités du terrain. Au point que certaines entreprises éprises de RSE commencentà réfléchir à l’effet boomerang de ce militantisme patronal forcément médiatisé. Qu’un loin-tain sous-traitant ne respecte pas vraiment les engagements en cause était hier de peu d’effet ;avec Internet aujourd’hui, une petite vidéo bien montée pose rapidement des problèmesmondiaux.

Et quelle réponse alors apporter ? Cette évolution de la liberté de communication, de Gütembergà Bill Gates, a été constitutionnalisée le 10 juin 2009. Au visa de l’article 11 de la Déclarationde 1789, le Conseil constitutionnel a voulu dans la décision Hadopi 1 protéger la dimensionactive de la liberté de communication et d’expression du Web 2. Soulignant que cette libertéest « d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une desgaranties du respect des autres droits et libertés », il énonce : « En l’état actuel des moyensde communication et eu égard au développement généralisé des services de communication aupublic en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démo-cratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à cesservices ».

3.1. Première grève mondiale virtuelle et nouveau « droit à l’action collective »

Pour le juriste du travail, la médiatisation — cf. les occupations et autres menaces de pollutionvoire d’explosion du site — et l’externalisation de la main-d’œuvre et des activités ne sont pasvraiment une nouveauté7. Le problème est que ces nouvelles formes d’action et/ou ces nouveauxacteurs intervenant à l’extérieur de l’entreprise, outrepassent l’ensemble du droit du travail indi-viduel et collectif, même s’il s’agit d’un site Internet syndical comme l’a indiqué la Cour decassation dans l’arrêt Secodip/CGT du 5 mars 20088.

3.1.1. Nouvelles formes d’actionQu’il s’agisse de syndicalisme ou de grève9, les militants italiens ont toujours fait preuve

d’une grande créativité que l’on retrouve à notre grand bonheur dans d’autres formes d’art. Le

sociétaux en faveur du développement durable ; les institutions représentatives du personnel « et les parties prenantesparticipant à des dialogues avec les entreprises » (sic) peuvent présenter leur avis sur ces démarches en complément desindicateurs présentés, faisant l’objet d’une vérification par un organisme tiers indépendant (article L. 225-102-1 nouveaudu Code de Commerce).

7 L’expression « droit à l’action collective » est utilisée pour reprendre les termes, nettement plus larges que ceux de« l’exercice normal du droit de grève » à la francaise, de l’article 28 de la « Charte des droits fondamentaux de l’UE »entrée en vigueur le 1er décembre 2009.

8 Cass. Soc. 5 mars 2008, no 06-18907 : « Si un syndicat a le droit de communiquer librement des informations au publicsur un site internet, cette liberté peut être limitée dans la mesure de ce qui est nécessaire pour éviter que la divulgationd’informations confidentielles porte atteinte aux droits des tiers ».

9 Cf. la loi de 1990 sur la grève dans les « services publics essentiels » qui a légitimement inspiré notre loi du 21 août2007 relative à la continuité dans les transports publics de voyageurs.

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14 O. Join-Lambert et al. / Sociologie du travail xxx (2011) xxx–xxx

27 septembre 200710, plus de 2000 salariés de Big Blue venus du monde entier se sont rendus surla plate-forme centrale de Second Life, univers virtuel en trois dimensions et à l’époque puissantoutil de marketing. IBM y a par exemple ouvert des magasins où les internautes peuvent acheterleur matériel informatique et, comme nombre d’entreprises internationales, chercher à s’y mon-trer sous le meilleur jour pour attirer les jeunes branchés du monde entier — ses futurs clients etcollaborateurs. Chaque manifestant y a créé son avatar — i.e. identité virtuelle, permettant ausside préserver son anonymat —, puis s’est rendu dans la station de la Fédération syndicale inter-nationale UNI pour y prendre son « kit de contestation », avec tee-shirt et banderoles diverses,avant de se télétransporter massivement sur les sept îles qu’IBM a acheté sur Second Life. Afinde couvrir tous les fuseaux horaires et pouvoir ainsi accueillir les salariés d’IBM Asie, Europe etAmérique, cette action collective et concertée au niveau mondial a duré 12 heures. Cette mani-festation virtuelle avec pancartes, banderoles et slogans en quatre langues, sans oublier le serviced’ordre pour éloigner les provocateurs, ressemblait vu de loin à une manifestation réelle. Imageimmédiatement reprise par des centaines de sites et réseaux sociaux particulièrement fréquentéspar les jeunes hauts potentiels et hauts consommateurs, décideurs de demain.

Le succès mondial de cette initiative mille fois plus (nombre de médias) et mieux médiatisée(volume ou durée, en raison de l’a priori favorable des journalistes pour cette amusante mani-festation sortant de l’ordinaire) qu’une invisible grève d’avertissement au siège d’IBM-Italie aprovoqué le remplacement immédiat de son PDG — le siège mondial n’a guère apprécié qu’il aitlaissé l’image de l’entreprise ainsi se dégrader —, puis la reprise des négociations salariales et lasignature d’un accord collectif. Mais il a aussi permis la formation d’une représentation syndicalede tous les salariés de Big Blue : IBM Workers International Solidarity, avec 24 représentantssyndicaux issus de 13 pays.

3.1.2. Irruption de nouveaux acteursAu printemps 2001 en France, le groupe Danone a été, à l’occasion du plan social visant son

usine LU d’Evry, le premier groupe à devoir faire face à ce type de campagne Internet à partird’un site externe, mais cette fois plus du tout syndical. Cette cruelle lecon a fait très peur puisécole dans les services juridiques et de ressources humaines, mais aussi de communication detoutes les sociétés du CAC 40. Craignant que le succès du boycott proposé par le « Réseau Vol-taire » ne conduise à d’autres plans de sauvegarde de l’emploi, les syndicats de Danone sont pourleur part prudemment restés en dehors de cette opération admirablement orchestrée sur le planmédiatique. Car malgré l’astucieux angle d’attaque judiciaire choisi par Danone — pas le combatmédiatiquement perdu d’avance diffamation/liberté d’expression, mais la complexe et subtilecontrefacon —, les poursuites du site « http://www.jeboycottedanone.com » ont donné lieu à unepuissante campagne sur le double thème de la défense des libertés de 1789, le méchant Ogre(Danone) voulant écraser le pauvre Petit Poucet : le « Réseau Voltaire » appelant à boycotter sesproduits. Quand la décision du TGI de Paris sanctionnant l’utilisation de la marque est tombéele 4 juillet 2001, la campagne attisée et médiatisée par le procès a simplement changé de nom-mage (transfert à « http://www.ouijeboycottedanone.com »), le site précédent maintenant sa pageet son dessin sanguinolant associé à une immense croix bien rouge : « Censuré ». Le tout assortide commentaires fort sévères sur cette puissante multinationale bafouant les libertés fondamen-tales en voulant baillonner les sites contestataires, et sur l’ordonnance scélérate manifestementmalfondée et évidemment liberticide rendue.

10 Voir le récit complet sur le site http://www.planetlabor.com.

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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La nouveauté dans l’affaire Danone, qui a fait beaucoup de bruit dans le Landerneau patronal,est évidemment que les contradicteurs n’étaient plus des salariés, des représentants du personnelou des permanents syndicaux des fédérations bien connus de l’employeur, mais des militantsexternes à l’entreprise, à la ligne politique incertaine11, parfaitement inconnus d’elle avant leconflit et qui disparaitraient ensuite.

3.2. Des « partenaires sociaux » aux « acteurs sociétaux »

Depuis plusieurs années le « mouvement social », ce Mundial de l’antimondialisation avec sesmyriades d’associations imbriquées et autres « collectifs » en réseau grâce à Internet, auparavantcentré sur la Cité ou l’environnement, investit le monde du travail et s’intéresse directement auxentreprises. Il vient parfois y concurrencer les syndicats, y compris internationaux, s’apercevantnon sans déplaisir ni choc culturel que ces nouveaux venus — pas toujours si nouveaux quecela, comme le remarque justement I. Sommier infra — se révèlent être de redoutables profes-sionnels de la communication, avec une habile combinaison d’images-choc — cf. le petit garconpakistanais fabriquant des Nike et manifestement énivré par les odeurs de colle —, puis de buzzsur Internet finalement repris par les grands médias. Et qui, en ciblant à l’américaine quelquesentreprises leaders soigneusement sélectionnées réussissent à faire plier, en quelques mois d’unecampagne médiatique digne des meilleures agences, des firmes internationales réputées très arro-gantes en interne. C’est par exemple l’association américaine Human Rights Watch qui a dénoncéles entraves au droit syndical chez WallMart (1,3 million de salariés) à l’occasion du 1er mai 2007,avec un retentissement mondial alors que l’AFL-CIO en parlait depuis dix ans. Nike hier, Applepeut-être demain auront beaucoup plus de mal avec les associations de consommateurs évoquantles conditions de travail chez leurs sous-traitants qu’avec leurs syndicats, même internationaux.

La régulation sociale dans les multinationales leaders de leur marché passerait-elle désormaismoins par l’Organisation internationale du travail, la Confédération internationale des syndicatslibres ou la Confédération générale du travail voulant protéger les travailleurs, que par d’autresorganisations non gouvernementales (ONG) et autres « coordinations de collectifs » faisant pres-sion à l’autre bout de la chaîne sur le consomm-acteur ou le citoyen du monde, au mieux décude l’entreprise dont il est un fidèle client, au pire boycottant et faisant boycotter ses produits parFacebook et autre Twitter interposés ? Sur ce terrain, la « tracabilité sociale » d’un bien pourraitinciter les sociétés à surveiller de près les conditions de travail réelles de leurs producteurs loin-tains, avec par exemple un label délivré par une organisation regroupant entreprises, syndicats etONG.

Car une grande entreprise nationale ou mondiale doit être en permanence attentive à son image,y compris et chaque jour davantage sur le Net. Soumise aux évaluations permanentes de multipleset parfois bien obscures agences de notation sociale qui souvent ne prennent même pas la peinede se rapprocher des représentants du personnel concernés, elle préférera demain discuter RSEet application du droit du travail avec une ONG ultra-médiatisée, et moins avec ses syndicatsaffaiblis12.

11 Le responsable du « Réseau Voltaire » s’est illustré quelques mois plus tard en publiant un ouvrage expliquant que lesattentats du 11 septembre était le fait de la CIA elle-même.12 « Les syndicats ont bradé les problèmes environnementaux pour remporter des victoires sociales » déclarait en sep-

tembre 2007 le représentant de l’ONG « Écologie sans frontière » lors du Grenelle de l’Environnement, proposant que« les ONG intègrent les comités d’entreprise, avec un collège de salariés élus représentant les ONG » : c’est finalement leCHCST qui doit voir ses attributions élargies, ce qui ne fâche guère les syndicats.

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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3.3. L’image (de marque) : fragilité et efficacité

Internet est en effet un médium d’une puissance jusqu’ici inconnue, réalisant dans un anglaisapproximatif le fameux « village mondial » à la fois réel et virtuel décrit par Marshall Mac Luhanen 1967. Jamais auparavant quelques délégués syndicaux ou 83 militants associatifs n’avaient puinonder la planète entière de tracts vengeurs, chercher et parfois obtenir en quelques jours unesolidarité nationale ou mondiale, voire bloquer la production, ici informationnelle, de tout ungroupe intellectuellement et techniquement mal préparé à cet épisode social inédit.

Une campagne Internet bien menée, syndicale ou associative13, touche en effet triplementau cœur les groupes internationaux médiatisés, et en particulier ceux mettant en valeur leurresponsabilité sociale14.

— C’est d’abord le cœur de l’activité, son image de marque méthodiquement construitedepuis des décennies qui est remise en cause, souvent auprès de ses propres consommateurs(Nike/adolescents).

— Une campagne Internet permet de toucher directement le véritable décideur, en passant pardessus une myriade de niveaux. Ainsi en cas de conflit dans une obscure filiale d’Amérique duSud, les dizaines de milliers de courriels vengeurs pré-rédigés envoyés par la puissante associationaméricaine de défense des droits de l’homme associée à l’AFL-CIO ou à la fédération syndicaleinternationale sont directement adressés au siège européen, où l’on pensait que la fermeture decette petite unité à 12 000 kilomètres au Sud se ferait sans problèmes particuliers dans l’hémisphèreNord.

— Nés avec Apple puis le vaste Web, les contestataires ont souvent un sens inné de la commu-nication. Il n’est donc pas rare que la mise en scène frappe au cœur l’internaute, puis le grandpublic grace à la reprise par les grands médias d’une séquence, photo-choc sur Facebook ouvidéo-choc avec bande-son ad hoc sur You Tube. Dans notre société de l’émotion, la vidéo d’unblême enfant pakistanais vacillant sous les vapeurs de colle avec le commentaire adéquat enfonceen une seconde tous les discours économiques.

Qu’il s’agisse de l’identité exacte des négociateurs ou des thèmes à négocier — à supposerque quelque chose soit à négocier — les services habituellement compétents se trouvent fortdépourvus. Faire appel à la justice au risque de lancer un site inconnu ? Laquelle ? Celle del’hébergeur russe ? Du fournisseur d’accès américain ?

Et si, miracle aujourd’hui15, les deux sont installés en France, le problème est évidemment quele temps d’internet, mondial et celui de l’éclair, n’est manifestement pas celui du juge francais,même des référés : ainsi dans l’espèce Secodip/CGT jugée le 5 mars 2008, les faits remontaient ànovembre 2004. . .

Alors que faut-il enseigner à nos étudiants ? Notre bon vieux droit de grève, cette « cessationcollective et concertée du travail pour la satisfaction de revendications professionnelles quel’employeur peut satisfaire » ? Ou le Far Web 2.0 ? Si l’on y ajoute l’irruption de jeunes militantspeu expérimentés et donc volontiers dans le « tout ou rien, et tout de suite » sur une revendicationunique, nombre de directeurs juridiques ou de ressources humaines regrettent aujourd’hui lesbonnes vieilles grèves d’antan : dures, mais loyales et prévisibles.

13 Mais parfois aussi d’un simple et unique particulier ayant des comptes à rendre, ou une extorsion de fonds à opérer.14 Les meilleurs élèves sont souvent les plus fragiles en termes d’image (Areva/Nucléaire, Rhodia/Chimie).15 Il va de soi que les sites très contestataires comprennent vite l’intérêt qu’ils ont à se situer hors de portée de la justice

francaise ou européenne : ce qui n’est techniquement pas très compliqué.

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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4. Vers une approche unifiée de la conflictualité sociale (Isabelle Sommier)

Depuis quelques années maintenant, les Franciliens ont pris l’habitude de voir sur les pan-neaux d’affichage de la RATP qui annoncent des perturbations de trafic : « mouvement social ».Ce changement sémantique, amorcé à partir des grèves de novembre-décembre 1995 qui avaientvu la très forte mobilisation des fonctionnaires et agents des services publics contre le projetJuppé de réforme des régimes spéciaux de retraite, avec 3,7 millions de journées individuellesnon travaillées dans la fonction publique et 2 millions dans le secteur privé, est très révélateur desreprésentations collectives supposément plus positives attachées au « mouvement social » plu-tôt qu’à la « grève ». Il l’est également de la diffusion voire de la vulgarisation d’une notiondont la précision s’est perdue au cours des décennies et des querelles de définition de sespromoteurs, et dont l’attractivité doit être interrogée ainsi que la pertinence questionnée. Ledomaine « sociologie des mouvements sociaux » s’est en effet historiquement construit dansl’ignorance de celui des groupes d’intérêts et du syndicalisme, et a contribué à promouvoirsciemment ou non une vision enchantée des premiers contre une vision archaïque des seconds(Section 4.1). En dehors de son intérêt heuristique, sans aucun doute dommageable, une tellecoupure démontre depuis une vingtaine d’années sa vacuité dans les faits tant la porosité entreles deux domaines supposés opposés s’avère bien réelle (Section 4.2). L’heure est ainsi venuede les rapprocher pour enfin interroger les hybridations croisées des modes de contestation(Section 4.3).

4.1. Syndicalisme et « mouvements sociaux » : l’étanchéité de deux domaines d’études

La construction du sous-champ disciplinaire « sociologie des mouvements sociaux » aux États-Unis à partir des années 1960 fut sans conteste une avancée considérable pour remettre en question,par la réhabilitation du conflit en démocratie, l’opposition entre participation politique conven-tionnelle et participation politique non conventionnelle. Classiquement, elle se fit par clôture desobjets d’analyse et donc exclusion de certains : d’une part, les mouvements de foule étudiés par lapsychologie des foules et l’École de Chicago ; d’autre part, le syndicalisme et plus généralementles groupes d’intérêt, en adoptant une définition à la fois restrictive et éminemment floue de lafinalité des dits mouvements sociaux orientés vers un changement social ou politique. Il faut direque, très perméable au contexte politique, elle s’est imposée par l’analyse des mouvements del’époque (droits civiques, lutte contre la guerre du Vietnam, révoltes des campus) aux antipodesde l’ancrage professionnel qui est celui du mouvement ouvrier.

Le désintérêt des chercheurs étatsuniens pour le syndicalisme semble devenir une oppositionchez leurs homologues européens qui, eux, se penchent sur les « nouveaux mouvements sociaux »(NMS) de la période post-1968 comme le féminisme, le mouvement homosexuel, l’écologie.Accoler l’adjectif « nouveau » à leur endroit était déjà contestable d’un point de vue historiqueen renvoyant à l’idée de leur caractère inédit. Cela l’est plus encore en suggérant une oppositionavec l’« ancien » mouvement social que serait le mouvement ouvrier, c’est-à-dire le syndicalisme,souvent rabaissé par les termes de la distinction au rang d’une institution désuète d’un autre âge« simplement » animée par des revendications « quantitatives » (versus « qualitatives » ou « post-matérialistes » pour les NMS) et aux modes d’action toujours routiniers (versus l’inventivité desNMS en la matière). En France, cette opposition a suscité débats pour ne pas dire polémiquesà la parution de l’ouvrage de Jacques Ion (1997) sur La fin des militants ?, souvent lu, de faconexcessive de mon point de vue, comme un enterrement en bonne et due forme du syndicalisme etl’exaltation d’un « nouveau » imaginé.

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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La sociologie des mouvements sociaux n’est toutefois pas seule responsable de l’éclipse desconflits du travail. Elle a été autant dynamique et novatrice depuis une trentaine d’années que lesétudes sur le syndicalisme marquaient le pas sans se renouveler, car si la première est marquéepar l’inflation conceptuelle, parfois jusqu’à la logorrhée, la seconde est elle tellement pauvre d’unpoint de vue théorique que ses productions ont trop souvent relevé de la monographie descriptive.Dans un contexte idéologique saluant la fin des classes sociales, en particulier de la classe ouvrière,et de profonde crise affectant le syndicalisme à compter de la fin des années 1970, c’est tout un pande recherches qui passe de mode jusqu’à une période très récente ainsi que le souligne J. Pélissedans ce dossier. Il faudrait également interroger l’écho bienveillant dont profitent les thèses surla nouveauté et les soi-disant « nouveaux mouvements »16 chez les journalistes. Leur propensionà littéralement « se jeter dessus », en leur offrant une couverture souvent démesurée n’a en effetd’égale que leur désintérêt pour les conflits du travail sauf s’ils empruntent des formes radicalessi possible violentes17.

4.2. La porosité croissante des modes de prise de parole publique

Les travaux d’Olivier Fillieule (1997) sur les manifestations des années 1980 avaient déjàentamé la croyance au déclin des conflits « matérialistes » encadrés par des organisations clas-siques ; J. Pélisse rappelle d’ailleurs utilement combien aujourd’hui « les salaires restent le premierthème de conflit ». Si tant est qu’elle fut pertinente à un moment historique précis (celui du pas-sage, pour aller vite, de la société industrielle à la société post-industrielle au cours des années1970) et pas seulement l’expression des logiques d’affirmation d’un domaine spécifique d’analyse,l’opposition entre « vieux » et « nouveaux » conflits s’est révélée improductive avec le renouveaude la critique sociale18 observée à partir des années 1990.

C’est en effet précisément autour de la question sociale qu’elle opère, et ce de deux facons.D’une part et pour nuancer fortement le leitmotiv d’un épuisement de la forme syndicale en tantque telle, on observe à la charnière des années 1980–1990 une recomposition de la scène syndi-cale avec la création en 1987 de la Confédération paysanne puis celle des syndicats SUD. D’autrepart, apparaissent les « mouvements de sans » qui, par des actions à très forte visibilité commeles squattages d’immeubles par les sans-logis, les occupations de locaux des Assedic par deschômeurs, ou encore les marches contre le chômage des printemps 1994, 1997 et 1999, mettenten scène la mobilisation, réputée pourtant improbable, de « groupes à faibles ressources »19. Lecaractère innovateur des mouvements dont il est ici question tient d’abord à l’effet de surpriseprovoqué par leur éclosion dans un contexte idéologique marqué par une doxa établie depuis

16 Je le dis d’autant plus volontiers que j’ai pu contribuer à ce mouvement en me faisant imposer le titre « Les nouveauxmouvements contestataires » lors de la première édition parue en 2001.17 À rapporter aux mutations du journalisme social (Lévèque, 2000), à l’origine sociale des journalistes et plus récemment

au profil jeune et précaire des pigistes qui les rend sans doute plus sensible aux mobilisations de précaires, fussent-ellesde micro-mobilisations.18 Sur la distinction entre critique artiste et critique sociale, voir (Boltanski et Chiapello, 1999).19 Sans logis ou mal logés (le Comité des mal logés qui scissionne en 1990 pour donner naissance à Droit au logement et

le Comité des sans-logis, né en décembre 1993) ; chômeurs et précaires (Mouvement national des chômeurs et précairescréé en 1986, Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et travailleurs précaires fondée l’annéesuivante, Agir ensemble contre le chômage créé en avril 1993) et enfin Droits devant ! ! (Dd!!), association mise en placeau cours de l’occupation de la rue du Dragon à Paris en décembre 1994 dans un objectif de globalisation des luttesengagées contre toutes les formes d’exclusion : du travail, du logement, de la santé, de la culture. Plus tard viendront lesmouvements de sans papiers.

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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les années 1980 : celle de la fin du conflit social synonyme de grève aux yeux de beaucoup. Ilvient aussi de leur aptitude à l’hybridation des cultures militantes. Tout en renouvelant la questionsociale classique, ils y agrègent en effet deux acquis des NMS. Sur le plan organisationnel, ilsont tous opté, quelle que soit leur structuration associative ou syndicale, pour un mode de fonc-tionnement souple qui semble répondre aux nouvelles aspirations de l’engagement apparues dansl’après-1968 comme une moindre remise de soi et une implication plus directe au groupe. Maiss’agissant de groupes encore jeunes, il est trop tôt pour juger de la part idéologique et durablede ces innovations ; il est possible que leur pérennité passera par un renforcement institutionnel.Leur répertoire d’action est étendu qui comprend concomitamment l’action directe et la stratégied’influence sur les pouvoirs décisionnels par le biais plus classique des pétitions, manifestations,contacts avec les partis politiques et batailles juridiques. Comme les conflits du travail envisagéspar J. Pélisse ou les stratégies patronales étudiées par M. Offerlé, on observe en effet une ten-dance toujours plus grande depuis les années 1970 à la référence au droit dans l’action collective(Agrikoliansky, 2010), associée au recours également croissant au registre expert du militantisme.

Par leur existence même, les associations de sans pointaient du doigt les insuffisances dusyndicalisme traditionnel à représenter les exclus du rapport salarial et plus largement, à défendreles plus fragiles. Néanmoins, elles ne doivent pas être vues comme antinomiques, ne serait-cequ’en raison du rôle joué par des syndicalistes dans leur fondation ; ainsi, AC ! a été créé en avril1993 à l’initiative d’adhérents de la CFDT, de SUD et du SNUI pour l’essentiel déjà rassemblés defacon unitaire au sein de la revue Collectif, tandis que l’APEIS ne se comprend pas sans le concoursde militants de la CGT, du PCF et du Secours populaire. En provoquant la réactivation, par laCGT, de ses comités de chômeurs qui vont conduire, en parallèle des associations puis avec elles,le « Mouvement des chômeurs » de l’hiver 1997–1998, elles les ont forcés à s’atteler à la questionde la précarité préparant, en quelque sorte, l’accueil positif réservé plus tard au mouvement desstagiaires lancé par Génération Précaire. De même, la contribution des associations de sans etdes nouveaux syndicats à l’émergence de la cause antiglobalisation (Sommier, 2008), si elle acontribué dans un premier temps à « ringardiser » les confédérations syndicales sur le terrain del’internationalisme, a fini par obliger une partie d’entre elles à s’y investir et à lui fournir lesressources nécessaires à l’organisation du second forum social européen dans notre pays en 2003(Agrikoliansky et Sommier, 2005). Ces quelques exemples illustrent, du moins l’espère-t-on, lecaractère assez vain de l’opposition entre « ancien » et « nouveau » mouvement social qui tropsouvent structure l’analyse de l’action collective, ainsi que la capacité des syndicats à s’adapter,voire à se régénérer, face aux interpellations des minorités actives. Sur une autre période d’ailleurs,celle des années 1968, N. Hatzfeld souligne les formes de continuités et les variations des conflitsainsi que « l’écart séparant la vitalité contestataire des revendications formulées par les appareilssyndicaux ».

4.3. L’entrelacement des formes de conflictualité sociale

L’impératif de décloisonnement de la sociologie des mouvements sociaux est bien admisaujourd’hui. Il a été au principe de l’invention, par Doug Mac Adam, Sidney Tarrow et CharlesTilly, d’une nouvelle approche théorique : la « sociologie de la contention » ou « politique contes-tataire » (contentious politics) visant notamment à contrer l’ultra-spécialisation scientifique surles mouvements sociaux stricto sensu en les rapprochant d’autres phénomènes contestataires éga-lement porteurs de revendications adressées à un gouvernement (Mac Adam et al., 2001). Maisles résultats d’un tel programme ne sont pas encore probants. Il a également été appelé de sesvœux en 2009 dans cette même revue par Johanna Siméant et Frédéric Sawicki qui tracaient des

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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pistes concrètes de rapprochement entre les formes classiques et récentes d’engagement. Sur laquestion plus circonscrite qui est la mienne et dans le format restreint qui lui est imparti, j’enesquisserais deux pour lutter contre les sirènes de la nouveauté qui reste le péché mignon de madiscipline d’appartenance, la sociologie des mouvements sociaux.

La première consisterait à adopter un usage plus rigoureux de la notion de répertoire d’actioncollective développée par C. Tilly (1978, 2008) et, en ce sens, par Olivier Fillieule (2010) qui rela-tiviserait considérablement les prétendues innovations dont seules les entreprises de mouvementsocial seraient capables. Dès lors que l’on désubstantialise le concept pour ne pas le réduire abu-sivement à un mode d’action (qui, dans le vocabulaire de l’auteur, constitue une « performance »)et, comme le fit C. Tilly lui-même, que l’on porte l’attention sur les interactions qui y sont àl’œuvre, plusieurs constats s’imposent.

— Les innovations des NMS dans le cadre, par exemple, des manifestations, apparaissentmarginales plutôt qu’elles n’en renouvellent la forme ; elles sont par ailleurs à rapporter auxpropriétés et dispositions sociales de leurs acteurs ainsi qu’à ce qu’O. Fillieule (2010) appellele « répertoire tactique » pour désigner l’agencement de performances et d’interactions propre àchaque groupe.

— Ces aménagements sont en partie intégrés par les confédérations syndicales ou encore« modularisés », ce qui contribue à les banaliser. J.-E. Ray en fournit une parfaite illustration avecle recours syndical à Internet, NTIC d’abord investie par les mouvements sociaux avant de l’êtredans des conflits d’entreprise locaux et enfin par les confédérations.

— Si l’on observe les épisodes contestataires, c’est-à-dire la séquence de performances, onvoit clairement une division du travail militant qui montre la complémentarité entre organisationsclassiques, qui fournissent le nombre et conduisent les négociations, et nouvelles, plutôt dansla logique de l’effet de surprise et des coups tactiques, et par ailleurs peu férus d’entrer ennégociations dans la mesure où leur cause porte sur des conflits non négociables — « irréalistes »dit Lewis A. Coser (1982) — ou très politiques, ne pouvant alors que déboucher sur de simpleseffets d’annonce sans suite comme la loi sur la réquisition des logements vacants le montre. Déjàà propos du luddisme, N. Hatzfeld rappelle lui aussi que conflits et négociations ne s’opposentpas, en particulier dans notre pays.

— Des recherches récentes reviennent sur les piliers du concept de répertoire d’action collec-tive, en particulier sur l’opposition individuel-collectif et résistance-contestation qu’elle postule(Péchu, 2006). Ainsi, sur la question des conflits du travail, l’une des rares équipes associantdes spécialistes des mouvements sociaux et du syndicalisme a parfaitement montré combien laconflictualité dans l’entreprise ne saurait se résumer aux grèves, mais prenait des formes variées,parfois collectives, parfois individuelles (Béroud et al., 2008). Cette tendance est décrite ici par J.-E. Ray lorsqu’il analyse le retrait des salariés (désinvestissement au travail, absentéisme) commeforme passive de désengagement de l’entreprise.

La deuxième piste inscrit l’engagement dans une carrière suivant une perspective interaction-niste très utilisée par les sociologues francais des mouvements sociaux (Fillieule, 2001). Elleéclaire, là encore, plusieurs points de rencontre entre les syndicats et les associations. Elle infirmed’une part le caractère supposément nouveau des mouvements les plus récents en soulignant toutce qu’ils doivent aux reconversions militantes des activistes des années 1968 qui en sont souventles initiateurs [sur les mouvements de sans, voir Sommier (2003), sur l’altermondialisme, voirAgrikolianski et Sommier (2005)] et l’importance du multi-engagement. Les minorités activessont en effet le plus souvent portées par des militants chevronnés partageant deux caractéristiques :celle d’être des « marginaux sécants », c’est-à-dire capables de mettre en relation des univers — ici,militants — séparés (Crozier et Friedberg, 1977 ; Agrikoliansky, 2005) ; celle d’être des orphelins

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de leur organisation d’origine — par exemple, les organisations d’extrême gauche des années1968 — et/ou d’avoir été minoritaires puis dissidents jusqu’à la rupture volontaire ou subie parl’exclusion (Sommier, 2008). D’autres enquêtes portant elles sur les primo-militants ont montréque cette entrée dans l’engagement peut, pour les jeunes, constituer l’antichambre d’un enga-gement traditionnel, partisan ou syndical, où ils apportent leur savoir-faire (Jossin, 2008), ainsique le montrent les relations désormais établies entre certains fondateurs du collectif Généra-tion précaire et la CGT. Reste toutefois à ouvrir un chantier sur les effets de ces arrivées sur lesorganisations classiques.

Ces invitations sont assez banales pour la sociologie francaise des mouvements sociaux etconstituent ce que d’aucuns appellent la french touch dans un domaine d’études largement dominépar les travaux anglo-saxons. Mais pour que le décloisonnement ne demeure pas au stade del’incantation, elles requièrent une semblable remise à plat de la part des sociologues du syndi-calisme mais aussi des confédérations syndicales qui n’y sont visiblement pas toutes prêtes, etce dans un esprit commun : ouvrir la perspective du conflit hors des murs de l’entreprise et desrelations professionnelles et cesser d’avoir une vue surplombante sur les « mouvements sociaux »sous l’argument d’une représentativité syndicale aujourd’hui bien fragile et par ailleurs en voiede recomposition totale.

5. La production sociale patronale en France (Michel Offerlé)

Lorsqu’il est question de « social patronal », on pense spontanément à ce découpage traditionnelet fonctionnel des organisations professionnelles patronales entre leurs missions affichées diteséconomiques (défendre par des actions de promotion et de lobbying, les entreprises, l’esprit etla liberté d’entreprendre) et leurs missions dites sociales (négocier les normes sociales avec lesorganisations de salariés).

On n’oubliera pas que les organisations professionnelles sont d’abord des pourvoyeuses deservices, qui dans leur pratique quotidienne du droit produisent des solutions aux problèmesconcrets que rencontrent « les entrepreneurs de terrain ». Et l’on élude trop souvent la complexitédes niveaux de compétences entre un Mouvement des entreprises de France (Medef) national etses adhérents que sont « ses » fédérations — elles-mêmes structurées en syndicats spécialisés etémiettés —, et parfois constituées en fédérations départementales et régionales. Chaque fédérationa « son » social fédéral indépendant de l’organisation faîtière — le Conseil national du patronatfrancais (CNPF) puis le Medef —, et chacune gère ses niveaux de négociation. Ainsi la banqueest-elle passée au « tout à l’entreprise » pour les rémunérations et les questions de recrutement. Etles diverses fédérations présentent des configurations dissemblables, selon la place que tiennentles grands groupes dans la vie de la fédération.

Il convient également de ne pas oublier que les grands groupes ont des politiques socialesspécifiques et que leurs directions des ressources humaines (DRH) confrontent leurs expériencesplus souvent par le canal de l’Association francaise des entreprises privées (AFEP) qu’au seindu Medef. L’AFEP, discrète organisation des 90 entreprises les plus importantes, n’investit passeulement dans le domaine fiscal ou économique, mais aussi dans le social.

On peut toutefois, à des fins d’analyse, autonomiser un discours social du CNPF/Medef eninsistant sur quelques caractéristiques qui pourrait le styliser sous son double aspect, relationsprofessionnelles et protection sociale. La première d’entre elles étant la place reconnue à l’État.En outre, on pourra insister sur l’appétence pour une activité soutenue de négociations, la pré-férence pour tel niveau de négociation, la priorité pour la négociation avec tel ou tel type decoalition de partenaires, la prédilection pour la négociabilité de certains thèmes, le degré auquel

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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une doctrine sociale cohérente peut être explicitée dans des textes de référence. Par ailleurs, onpourra relever l’acceptation plus ou moins contrainte des régimes sociaux étatiques ou paritaires,l’individualisation, la mutualisation des risques ou le repli sur le professionnel, les variations surle thème de la subsidiarité, la pratique confiante ou sélective du paritarisme (Bunel et Saglio,1977, 1979, 1980 ; Sellier, 1984).

Rechercher une doctrine un tant soit peu constituée pourrait toutefois bien être un artefact dechercheurs. Il existe peu de textes ex cathedra, type manifeste ou motion d’assemblée générale20,qui pourraient, à l’instar des documents d’orientation des organisations syndicales, donner lieuà exégèse. Au lieu de textes programmatiques utilisés par les acteurs pour encadrer, expliquer,justifier, contraindre ou guider les pratiques politiques, juridiques et expertes en matière sociale,ce sont plutôt des bribes documentaires que le chercheur ne doit pas sur-interprêter à l’excès,pour en tirer, comme pour une histoire des idées patronales, une doctrine. La pratique patronaleen la matière se laisse découvrir dans des entretiens avec des journalistes, dans quelques tribunesde presse interne ou nationale, dans des notes internes, au cours des formations données auxmandataires patronaux et dans les multiples opérations dans lesquelles les porte-parole et acteurspatronaux utilisent « l’arme du droit » en situation. Travailler sur cet aspect permet de comblerune partie du vide signalé furtivement par Liora Israël à la suite de Austin D. Sarat et StuartA. Scheingold, qui montrent le déficit de connaissances que nous avons concernant les usagessociaux et collectifs du droit par et dans les organisations représentatives des élites économiques(Sarat et Scheingold, 1998 ; Israël, 2009).

Ces manières d’aborder l’objet tendent toutefois à mettre entre parenthèses le travail de pro-duction qui s’effectuent au sein même de ces organisations. Cela est en effet coûteux et difficiled’accès : autorisation d’observer le travail en train de se faire rarement accordée, archives des orga-nisations peu communicables ou inexistantes, difficulté, en l’absence d’une possibilité d’approcheethnographique, de faire décrire de manière significative et sous la forme goffmanienne du « whatis going on »21, le travail quotidien de production de textes destinés à préparer d’autres textes etpositions discutés dans des négociations et dans les divers paritarismes, la formulation souventpeu explicite du mandat donné aux négociateurs ou la mise en œuvre et l’explicitation des textesadoptés (services aux adhérents).

Dans cette courte note nous reconsidérerons les découpages du social dans les organisationspatronales francaises, en précisant les modalités de mise en agenda du social dans le temps et enréfléchissant sur le périmètre de l’action patronale francaise22.

Longtemps la situation a été simple dans le principal syndicat patronal, le CNPF. Principalet hégémonique, car les autres centrales patronales n’ont ni le personnel technique suffisant nil’autorité politique efficiente pour infléchir les orientations patronales ou pour présenter d’autresbranches de l’alternative auprès des pouvoirs politiques ou des partenaires sociaux. Dans toutes lesnégociations interprofessionnelles, c’est la délégation CNPF, puis Medef, qui mène les débats et

20 Voir cependant, Yvon Chotard « Projet de rapport sur la politique sociale », assemblée générale du 18 décembre 1979 ;Francois Ceyrac « Stratégie sociale 1980 », CNPF, mars 1980, no 411 ; entretien avec Francois Ceyrac mené par BernardColasse et Francis Pavé « Francois Ceyrac, Le patron du social », Gérer et comprendre, juin 2004, no 76 ; Francois Ewald« Retraite : la fin du Yalta social », L’Express, 10 avril 1998 ; Denis Kessler « L’avenir de la protection sociale », La Revuedes entreprises, novembre-décembre 1999, no 616.21 Sur une posture ethnographique dans l’étude des institutions, voir la thèse d’Étienne Penissat (2009), consacrée à la

DARES, ainsi que les travaux en cours de Mickaël Ciccotelli sur l’engagement patronal dans les instances de sécuritésociale et ceux de Yohann Morival sur les constructions européennes du patronat francais.22 La présente esquisse repose sur une enquête en cours sur les organisations patronales francaises. Quelques entretiens

anonymisés et documents recueillis ont ici été sollicités (Offerlé, 2007, 2009).

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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organise l’agenda. Les informations que l’on peut recueillir sur le processus concret de négociationmontre clairement que la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises(CGPME) et l’Union professionnelle artisanale (UPA) sont en situation d’appoint et d’appui àl’égard des négociateurs CNPF/Medef qui ont la maîtrise, du côté patronal, du déroulement desopérations, en séance et hors séances. Quant aux autres pôles constitutifs de l’espace patronal (thinktanks, mouvements de pensée, clubs ou chambre de commerce), ils n’ont pas de compétencesdécisionnelles en la matière (« nous produisons des normes » disent les négociateurs) et leurcapacité à rentrer dans l’agenda patronal de manière interne ou externe, notamment par le canaldes médias, est faible, indirect ou inexistant.

C’est donc dans la commission sociale du CNPF, et plus encore dans ses groupes de travail,qu’il faut, en principe, aller chercher la manière dont s’élabore la politique patronale, à condi-tion de replacer cette commission dans le fonctionnement même du CNPF. Il conviendrait desuivre sa composition, d’y mesurer l’investissement exact des « vrais chefs d’entreprise », ceuxde la métallurgie, du bâtiment, des banques — tard venus — et des assurances principalement, etconsidérer la place qu’y ont pris les « grands permanents du social » ceux qui font tourner le socialdes fédérations et le social interprofessionnel entre expertise et capacité de traduction politique.On y parle d’abord de questions d’actualité et très rarement de doctrine. Il semble que l’assiduitédes élus soit faible dans la commission sociale du CNPF/Medef, car « le social n’intéresse pasgrand monde » (permanent social fédération professionnelle). Il faudrait aussi travailler finementsur les permanents et techniciens du social, recrutés sur titres — autrefois doctorats, aujourd’huimaster de droit social — ou parfois « décrutés » dans des administrations ou organismes sociaux.

Il faut rappeler ce truisme, que le CNPF, puis le Medef, est une organisation confédérale.Dans leurs activités fédérales, les composantes disposent d’une capacité de négociation dans leurbranche et, pour ce qui est de l’interprofessionnel, elles sont les composantes des instances dedélibération interne et d’action externe sur le social. Elles composent la commission sociale etfont partie des délégations qui négocient avec les syndicats. À ceci près que, pendant la premièrepériode du CNPF, la commission sociale présidée par Marcel Meunier fut une « commissionde papier » qui ne s’est quasiment jamais réunie et qui n’a d’ailleurs impulsé aucune politiquecontractuelle interprofessionnelle jusqu’au début des années 1960 et la prise en charge progressivepar Francois Ceyrac de la question sociale au patronat.

Bien sûr la seconde limitation à l’élaboration confédérale des normes est l’hégémonie reven-diquée et érigée au rang de règle évidente de fonctionnement, de l’UIMM où se décident lespolitiques patronales importantes. Parce que l’UIMM paye les plus fortes cotisations et parce quedans l’UIMM se concentre une expertise sociale telle qu’elle est incontournable et indispensablepour les entreprises de la métallurgie, mais aussi pour d’autres entreprises qui n’appartenant pasau secteur de la métallurgie s’abonnent pourtant à ses services, et plus généralement pour le CNPFlui-même. Cette réputation experte auto-proclamée et fondée sur une spécialisation très serrée(« nous avons la papesse du temps de travail, nous avons le roi du droit du contrat, nous avons leroi du droit des conventions collectives, nous avons la grande duchesse des régimes complémen-taires, nous avons la meilleure spécialiste francaise de la sécurité sociale. . . » déclarait ainsi unancien dirigeant de l’Union) qui semble avalisée par la communauté des intéressés (juristes, syn-dicalistes, hauts fonctionnaires) est une sorte de boîte noire qu’il conviendrait d’ouvrir. L’UIMMc’était et c’est « un bureau d’études » et de négociations, « un grand cabinet d’expertise socialeréparti sur tout le territoire ».

La présidence Ceyrac des années 1970 fondée sur une délégation partielle à Yvon Chotard de lagestion du social, sous surveillance des dirigeants de l’UIMM et de son principal ex-responsableFrancois Ceyrac lui-même, a été, on le sait, la période la plus florissante en ce qui concerne les

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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accords interprofessionnels qui organisent une réponse à « la crise » en accroissant des prélève-ments obligatoires. La rupture se manifeste dès la seconde présidence Ceyrac. C’est sans doutele moment où se ferme une période où le social, assimilé au progrès social était considéré commeune sorte d’espace indéfini d’améliorations possibles ayant des impacts également bénéfiques surl’économique.

C’est surtout sous Yvon Gattaz que le social patronal prend une toute autre configuration. Eneffet, lors des élections de 1981 à la tête du CNPF, le nouveau président est triplement en porte-à-faux sur la question sociale. Il est d’abord élu contre l’UIMM qui soutient son adversaire YvonChotard. En second lieu, c’est ce même Yvon Chotard qui garde la direction de la commissionsociale de 1972 à 1986, avec l’appui de la métallurgie qui tentera de nommer, pour remplacer ledirecteur des affaires sociales, Jean Neidinger, un successeur qu’elle entend imposer au présidentdu CNPF. Il faudra plusieurs mois de discussions pour qu’un candidat de compromis, ClaudeArchambault soit désigné. Enfin, le président du CNPF est convaincu de l’inutilité du socialinterprofessionnel. Il prône un repli massif du social sur l’entreprise en estimant que le CNPFest depuis trop longtemps un pur syndicat au détriment de sa vocation première de défense del’entreprise : « Si on prend la théorie du 80/20 de Pareto, le CNPF c’était 80 % social et 20 %économique [. . .]. Il ne fallait pas hésiter et il fallait que j’inverse la tendance et que je fasse 80 %d’économique pour sauver des entreprises et que je laisse 20 % de social à Chotard »23.

L’échec de la négociation sur la « flexibilité » en 1984 a été aussi pour Yvon Gattaz une sortede confirmation du peu d’intérêt d’une dépense de travail dans des compromis inatteignables, euégard à l’état du syndicalisme francais.

Le magistère de l’UIMM se réalise parfois directement, ce sera le cas avec Pierre Guillenet Arnaud Leenhardt, présidents de la commission sociale de 1986 à 1991 et de 1995 à 1997,ou indirectement par l’acceptation de l’Union à l’égard de la nomination par le président duCNPF (sorte de cooptation sous contrainte) de présidents consensuels (tel Jean Domange, dubâtiment) et de l’acceptation de Jean-Louis Giral, président des Travaux Publics, qui n’avait cesséde guerroyer contre Yvon Gattaz, et qui avait échoué à faire élire Yvon Chotard contre FrancoisPérigot en 1986. De la même manière, la désignation de Bernard Boisson, ancien industriel, commedirecteur des affaires sociales du CNPF (1991–1998) repose sur une délégation temporaire dusocial à la Fédération du bâtiment dont sont issus Jean Domange et Bernard Boisson (directeurdes affaires sociales de cette Fédération) : une fédération ramifiée comme l’UIMM, dotée de trèsfortes institutions paritaires purement professionnelles, mais ne revendiquant pas de place pivotdans le concert des fédérations.

Cette présentation centrée sur les seuls postes les plus visibles (président de la commissionet directeur des affaires sociales du CNPF) ne saurait occulter la question des grands mandatspatronaux dans les multiples organismes paritaires qui sont tenus par quelques dirigeants del’UIMM cumulant les charges, ni la place qu’occupent comme chefs ou membres de délégation,les élus et permanents de l’UIMM participant aux négociations interprofessionnelles qui, malgrétout, continuent à se dérouler sur un mode plus routinier ou réactif que d’une manière pro-activedurant la décennie 1990.

La définition de la politique sociale du CNPF est donc de la compétence de sa commissionsociale, dominée par l’UIMM, sous couvert du président. Le pouvoir de décision appartient auconseil exécutif qui donne les mandats (non écrits pour raisons de confidentialité ou souples) denégociation sur proposition de la commission sociale.

23 Entretien Yvon Gattaz, octobre 2007.

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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La commission économique, l’autre grand pilier de la confédération est séparée de la commis-sion sociale et peu ou pas de réunions de coordination les réunit. Cela nourrira, plus encore quesous Yvon Gattaz, la refonte de l’institution en 1998 et sa transformation en Medef. Annoncé parde multiples rapports qui décrivent les dysfonctionnements voire l’illégitimité ou l’inutilité d’unetelle structure confédérale, le changement de sigle n’est pas seulement formel. La vieille commis-sion sociale est démantelée : relations du travail, protection sociale, formation. Le programme ditde la refondation sociale n’est pas seulement une alliance Medef-CFDT, au nom de la sociétécivile, pour transformer en profondeur les relations entre partenaires sociaux et l’ensemble desrelations de travail en France. Il est explicitement de la part de ses concepteurs patronaux, DenisKessler et Francois Ewald en tête, un moyen d’en finir avec le Yalta social établi à la Libération,dans un tout autre contexte politique, économique et social. Il est aussi un moyen de tenter d’enfinir avec ce que d’aucuns stylisent comme un modèle social UIMM, fait de compromis rectifiantà la marge les structures sociales, volontiers dépensier et acteur de la hausse des prélèvementsobligatoires : « à partir de la refondation sociale, on a essayé d’avoir une vision de long termeavec un objectif majeur, comment faire en sorte que les systèmes sociaux soient plus efficaces,fonctionnent mieux pour moins cher et aient un impact positif sur l’emploi. . . ce sont en réalitédes notions économiques et non pas tellement des notions sociales traditionnelles »24.

Cette approche nouvelle est portée par les nouveaux grands contributeurs de l’organisation, lesbanques et les assurances, qui souhaitent ouvrir un marché à la protection sociale et refusent demutualiser les coûts des licenciements massifs dans les vieux secteurs industriels. Une opposition àcette sorte de « patronat de la main gauche », qui ferait payer par l’économie désormais majoritairedes services, le coût de la paix sociale d’abord, et le prix du chômage et de la crise continueensuite. Les promoteurs de cette refondation entendaient négocier au plan interprofessionnelpour pouvoir régler ensuite les questions à un autre niveau de négociation. Ils entendaient aussimettre l’économique au sein du social prioritairement en termes de coûts plutôt qu’à partir deconsidérations pragmatiques tirées d’une accoutumance, voire d’une confiance partagée lentementaccumulée, par des voies diverses, certaines — on le saura plus tard, fondées sur des relationsd’échanges, parfois monétaires — avec des partenaires syndicaux. S’il y a eu expression doctrinalec’est bien durant cette période.

Les effets à court terme de cette mobilisation patronale sont peu spectaculaires sur le plandes accords signés. Sur le versant interne, l’affaiblissement de l’UIMM n’est que temporaire, etles figures éponymes de l’Union, qui tomberont lors de la crise de 2007–2008, Denis Gautier-Sauvagnac et Dominique de Calan n’ont jamais perdu leurs mandats et reconquièrent leurspositions surtout lors du second mandat d’Ernest-Antoine Seillière.

C’est justement dans la gestion de cette crise de 2007–2008 que la répartition des tâchesau sein du Medef est redéfinie. Désormais les différents mandats sont l’objet d’appels d’offresétudiés par le comité des mandats qui recoit, instruit et examine oralement des candidatures. Unepréférence est donnée aux candidat(e)s en activité en entreprise, chefs d’entreprise ou surtoutDRH, notamment des services, plutôt qu’à des professionnels de la représentation, ces permanentssouvent stigmatisés comme apparatchiks. Le non-cumul de mandats mais aussi le non-cumul decharges de présidence de commission, de négociateur ou de gestionnaire d’un organisme prioritairecorrespondant, est la règle.

Le premier mandat de Laurence Parisot (2005–2010) aura été une nouvelle tentative pour chan-ger les structures décisionnelles du Medef dans l’organisation faîtière et quant à l’articulation entre

24 Entretien permanent Medef, mars 2009.

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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ses composantes et dans le même temps, car l’un ne va pas sans l’autre, pour recomposer la poli-tique sociale patronale. Le social serait dès lors un aspect d’un problème et non plus une catégorieétanche d’action patronale. Il n’aurait plus seulement à se conjuguer avec l’économique mais està référer au nouveau venu « le sociétal », parfois traduit par corporate social responsability, quidémontre la tentative d’extension du périmètre légitime d’intervention patronale.

Le travail « ensemblier » pour reprendre une des formules favorites d’Ernest-Antoine Seillière,passe aussi par la prise en compte des co-producteurs de la politique sociale du Medef : l’État dansses composantes administrative et politique (président, ministres et conseillers) et les syndicats.Le premier, depuis 2007, a imposé un « agenda social » qui contraint l’autonomie proclamée departenaires sociaux prétendant réformer leur social à leur rythme — ce qui n’a pratiquement jamaisété le cas en France sauf peut-être durant quelques années, sous Ceyrac ou sous Seillière-Kessler.Les seconds laissent entendre que les négociateurs patronaux ne sont pas à la hauteur de leursprédécesseurs et que le savoir-faire de gestion paritaire ne saurait être entrepreneurial mais doitengager d’autres ressources et d’autres compétences. Un DRH n’a pas spontanément une visioninterprofessionnelle des problèmes. Il s’agit aussi d’une manière de dire que les compétencesd’un chef d’entreprise ne sont pas immédiatement transposables dans le champ relativementautonome de la représentation patronale et qu’ils préfèrent avoir en face d’eux des généralistesde la négociation et des professionnels de la représentation, comme eux.

Le retour annoncé de l’UIMM dans le jeu central par le truchement de son nouveau déléguégénéral, Jean-Francois Pilliard est-il un simple indicateur de la nécessité lors d’une réélection,pour sa présidente, de désamorcer des oppositions potentielles ? Ou n’est-il pas le signe de laviscosité d’une institution susceptible d’être réformée seulement incrémentalement, et décidé-ment plus proche d’une organisation de représentation politique que d’une pure et simple voixdes entreprises ? L’activité sociale serait donc toujours une des raisons d’être de l’organisationpatronale qui doit « promouvoir un environnement social le plus favorable au développement desentreprises dans le respect de ceux qui y travaillent »25. Mais la pyramide des âges des grandspermanents du social est telle que dans les années à venir, c’est une toute autre génération quiaura ces dossiers en charge, et les représentants des services qui sont positionnés et intéressésautrement que ceux de l’industrie, y revendiqueront une reconnaissance de la place qu’ils ontconquise depuis quelques années.

6. Ce que la juridicisation des relations de travail fait au conflit et à la négociation(Jérôme Pélisse)

Conflit, négociation : ces deux catégories séminales des relations professionnelles sont-ellesencore pertinentes aujourd’hui ? Au sein de ce débat, une intuition guidera le propos : celle dela place grandissante du droit et du registre juridique — ce qui ne signifie pas automatiquementjudiciaire, loin de là — dans la manière dont les acteurs des relations professionnelles se rapportentles uns aux autres, s’affrontent, luttent et entrent en conflit autant qu’ils s’accordent, négocientet créent les règles du travail26. Rien de très neuf dans cette intuition a priori : le droit a toujoursété intégré à l’analyse des relations professionnelles, depuis les Beatrice et Sydney Webb et JohnT. Dunlop en passant par John R. Commons, et il en est de même dans l’espace francais, avecFrancois Sellier ou Jean-Daniel Reynaud, qui placaient cependant la règle, plutôt que le droit, au

25 Entretien ancien responsable de l’UIMM, avril 2009.26 Merci aux relecteurs des versions antérieures de ce texte.

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centre de leurs analyses. Pour autant, un processus de formalisation et d’extension de la logiquejuridique — qu’on peut nommer juridicisation — semble imprégner, plus qu’avant, les manièresde produire, de mettre en œuvre, de se rapporter ou d’utiliser au quotidien les règles du travail. Lalégalité quotidienne qui se construit sur les lieux de travail, tout comme les ressources qu’emploientles acteurs dans leurs relations, apparaissent davantage adossées au registre juridique et moinsà des usages, coutumes ou conventions non référées au droit, ce qui n’est pas sans effets sur letype de négociations et de conflits qui structurent les relations professionnelles. D’autant que ledroit du travail lui-même n’est pas sans connaître de profondes évolutions, non seulement parcequ’il s’hybride et/ou se voit concurrencé par d’autres branches du droit (commercial, civil, droitsfondamentaux, etc.), mais aussi parce que sa logique et ses formes procédurales elles-mêmes setransforment, sous l’effet notamment de la montée d’un paradigme de l’emploi et d’une logiquecontractualiste qui modifient la singularité historique sur laquelle il s’est construit (Supiot, 2005).

Pour autant, juridicisation ne signifie pas judiciarisation, si l’on entend par ce dernier termela saisie plus fréquente des institutions judiciaires (prud’hommes, tribunaux de grande instance,cours d’appel, etc.). Contrairement à un sens commun aujourd’hui bien ancré, un tel processus dejudiciarisation semble en effet, en matière de relations de travail et d’emploi du moins, à infirmer,sinon à fortement relativiser. Et ce d’autant plus que se manifeste, depuis quelques années, unretour des conflits collectifs et de leurs formes traditionnelles (débrayages, grèves, manifesta-tions, pétitions, etc.). Alors qu’il y a dix ans, lors des 40 ans de la revue Sociologie du travail, JeanSaglio (2001) situait « les relations professionnelles entre négociation et consultation », RichardHyman était parti « à la recherche de la mobilisation perdue ». La situation apparaît avoir évoluédepuis, aussi bien en termes statistiques qu’à l’agenda médiatique ou dans celui du monde aca-démique, sans pour autant que la thèse d’une judiciarisation des relations de travail puisse êtreaccréditée (Section 6.1). En revanche et particulièrement sous l’effet d’un développement et d’unedécentralisation de la négociation collective elle-même impulsée en grande part par la législation,un approfondissement de la juridicisation des relations de travail semble s’opérer depuis unevingtaine d’années (Section 6.2). Celle-ci n’est pas sans effets sur les relations professionnelles,contribuant à faire du droit un cadre qui s’impose et une ressource qui s’utilise de manière de plusen plus centrale mais aussi ambivalente dans les relations de travail et d’emploi.

6.1. Revenir à une analyse des conflits

Les conflits ne sont pas revenus dans les colonnes de Sociologie du travail27. Mais plus qu’undésintérêt, cela traduit sans doute le positionnement généraliste de la revue qui s’est encoreaccru depuis dix ans. Car plutôt qu’aller « au-delà » du conflit, c’est, après une longue périoded’inattention (Hyman, 2001), la nécessité de reprendre leur analyse qui est apparue dans la périoderécente.

6.1.1. Un retour des conflitsEn effet, aussi bien les journalistes, friands de conflits « radicaux » (plutôt qu’illégaux), que

les statisticiens du ministère du Travail ou les chercheurs soulignent l’importance qu’a prise laconflictualité depuis quelques années en France. Non pas que les conflits n’aient pas évolué.Leurs formes, leurs agencements, leur intensité, la manière de les définir se sont transformés

27 En comptant large, d’après les titres et résumés des articles parus entre 2000 et 2010, moins d’une quinzaine decontributions traitent des conflits du travail et/ou du syndicalisme, sur environ 250 articles publiés durant ces dix années.

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28 O. Join-Lambert et al. / Sociologie du travail xxx (2011) xxx–xxx

(Denis, 2005 ; Béroud et al., 2008). Des luttes de précaires aux luttes des travailleurs sans papiers— exceptionnelles à plus d’un titre —, la conflictualité se développe même dans des espaces qued’aucuns pensaient improbables, suscitant des études articulant sociologie et sciences politiques(Abdelnour et al., 2009 ; Béroud et Bouffartigues, 2009 ; Giraud, 2009 ; voir le texte d’I. Sommier).Et si l’extériorisation du conflit, sinon son déplacement dans des enceintes comme les médias ou lestribunaux — les uns allant avec les autres, bien souvent —, prend des formes incontestablementrenouvelées à l’ère d’Internet (voir la contribution de J.-E. Ray), les formes ordinaires de laconflictualité collective, y compris dans le secteur privé, sont loin d’avoir disparues et augmententmême depuis une décennie. Certes, les formes sans arrêt de travail (manifestations, pétitions etsurtout refus d’heures supplémentaires) sont celles qui se diffusent le plus ; mais les arrêts de travail— à l’exception de la grève de plus de deux jours — concernent aussi davantage d’établissementset il est loin d’être évident qu’il y ait substitution plus que combinaison entre ces modalitésd’action collective, avec et sans arrêt de travail, ou même internes et externes aux entreprises.Dans des entreprises de plus en plus organisées en flux tendu, un débrayage de quelques heuressuffit souvent à modifier un rapport de force28, bien plus qu’un blog lu par quelques internautesou une dénonciation publique, même médiatisée. La forme syndicale, enfin, se transforme aussi,tout en restant un maillon essentiel, à la fois condition et partie prenante, de ces luttes.

Celles-ci ne se déroulent d’ailleurs pas seulement dans ou contre des entreprises mais aussi àl’occasion de réformes sur des sujets nationaux, comme sur les retraites en 2003, 2007 et 2010,le contrat première embauche en 2006, ou encore, lors du premier semestre 2009 et de manièresi rarement unitaire, pour une autre politique face à la crise. À chaque fois, les syndicats ontété des acteurs de premier plan de la contestation. . . autant que des réformes, lorsqu’elles ontété négociées. Les années 2000 sont en effet aussi celles du retour des grandes négociationsinterprofessionnelles, comme sur la formation professionnelle, le contrat de travail ou, de manièremoins unitaire, la représentativité. Et si les salaires restent le premier thème de négociationet de conflit — avec vraisemblablement l’emploi depuis 2009 —, les questions de conditionsde travail et de relations de travail ont pris une place grandissante ces dernières années. C’estpourquoi les formes de résistance ordinaires individuelles (Bouquin, 2008), telle l’absentéisme,le retrait, le turn-over voire le sabotage sont aussi à prendre en compte. Nul doute en effetque l’intensification, les thématiques du stress, des risques psychosociaux et du harcèlement, toutcomme le développement de formes de concurrence généralisée ou de techniques de managementet de gestion des entreprises principalement régies par des critères financiers ou simplementquantitatifs, ne sont pas étrangères à cette mise en tension des activités, des relations et desacteurs, individuels et collectifs, du travail (Lallement, 2010).

6.1.2. Une judiciarisation des conflits ?Les conflits seraient aussi, si l’on en croit de nombreux rapports officiels ou la presse spécialisée,

en phase de judiciarisation. Le phénomène inquiète, au point que c’est une dé-judiciarisation desruptures du contrat de travail qui est promue via l’invention, en 2008, sous l’impulsion du patronatet de certains syndicats, d’une rupture conventionnelle qui connaît un succès fulgurant depuis.

En réalité, un tel processus de judiciarisation est à relativiser fortement. Le nombre de pro-cédures prud’homales recule de manière significative ("12 %) depuis 15 ans, même si les tauxd’appels progressent, indiquant un durcissement des litiges du travail (Munoz-Perez et Serverin,

28 Les données de la dernière enquête REPONSE montrent ainsi qu’organisations en flux tendu et occurrences dedébrayages apparaissent significativement corrélées, toutes choses égales par ailleurs.

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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2008 [2005]). Quant aux procédures collectives initiées par les syndicats, elles restent encorepeu nombreuses (Guiomard, 2003). A contrario, un processus de juridicisation, c’est-à-dired’extension de la référence qu’est le droit dans les interactions ordinaires de travail, semblebien se développer, par l’entremise d’une attention et d’une médiatisation peut-être plus forte desdécisions judiciaires, mais aussi et surtout d’une extension de la négociation (Pélisse, 2009a).

6.2. Négociations, conflits et juridicisation

Il ne s’agit pas ici de revenir sur le développement de la négociation depuis une trentained’années, comme pratique sociale ou comme catégorie d’analyse scientifique29. C’est davantagedans les manières dont négociations et conflits se nouent que se nichent des interprétations et desdébats au sein desquels la place et le rôle du droit méritent d’être revisités.

6.2.1. Le développement d’une juridicisation négociée des relations de travailEn inventant en 1982, dans le domaine du temps de travail, et en étendant constamment depuis,

la possibilité de dérogation sous condition de négociation collective, le législateur a en effet ouvertun régime juridique nouveau, qui a permis de contourner, et in fine de miner le principe de faveur.Pilier structurant la hiérarchie des sources de droit, ce principe faisait qu’un texte de niveau infé-rieur (accord d’entreprise) devait toujours être plus favorable aux salariés qu’un texte de niveausupérieur (branche ou loi, par exemples). D’une logique d’acquisition, la négociation est ainsidevenue « donnant-donnant », modifiant, dans un univers syndical toujours plus éclaté et concur-rentiel, les jeux traditionnels entre syndicats dominants et syndicats minoritaires. Couplée avecle fait que ces négociations échangent des contreparties hétérogènes (salaire, emploi, flexibilité,réorganisation du travail, formation, etc.), et concernent aussi de plus en plus les moyennes etpetites entreprises, la juridicisation des relations de travail a nécessité l’invention d’acteurs nou-veaux (comme les mandatés) ou l’extension des prérogatives d’autres acteurs comme les déléguésdu personnel ou les élus au comité d’entreprise (Bloch-London et Pélisse, 2008).

L’extension du droit comme référence quotidienne pour les actions résulte ainsi d’abord d’unemultiplication des lois, des transformations des relations entre lois et négociations30 et d’undéveloppement de droits internes d’entreprise (Gavini, 1997), fondé non plus sur des coutumesou des usages (Morel, 1979) mais sur des textes et des accords négociés à des niveaux de plus enplus décentralisés. Mais les transformations du travail lui-même y contribuent. De plus en plusformalisé, normalisé, encadré par des procédures qualité, des reporting incessants, une tracabilitétotale qui rend les salariés de plus en plus comptables et responsables de leurs actions, l’évolutiondes activités et des conditions du travail elles-mêmes participent à cette juridicisation. Après unerationalisation matérielle (dirait Max Weber) des modes de production (dirait Marx) des années1985–1995, sous l’effet de l’informatisation et de nouvelles organisations qui se sont traduitespar une forte intensification du travail attestée par les enquêtes « Conditions de travail », c’est une

29 Une revue intitulée Négociations s’est même créée en France en 2004, sous la houlette notamment de ChristianThuderoz (2010).30 La loi de janvier 2007 instituant l’obligation pour les parlementaires ou le gouvernement de provoquer et tenir

compte des résultats de négociations entre partenaires sociaux avant tout dépôt de projet de loi apparaît ainsi commeun bouleversement fondamental des relations entre démocratie sociale et démocratie politique. Plus avant, la dérogationlargement étendue en 2004 au-delà du temps de travail, d’une part, et la supplétivité adoptée par la loi du 20 août 2008 etqui ne concerne cette fois — pour le moment — que le temps de travail, d’autre part, constituent chacune des procéduresqui contribuent à développer un véritable droit interne d’entreprise (Auzéro, 2010).

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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rationalisation formelle des dispositifs cognitifs et des équipements symboliques du travail — etau premier chef, du droit — qui s’est produite au tournant des années 2000, en lien notammentavec les 35 heures. Car les lois de réduction du temps de travail, accompagnées d’un mouvementsans précédent de négociations, ont été un accélérateur important de cette juridicisation négociéedans les entreprises (Pélisse, 2004a).

Dans ce domaine, comme dans ceux de l’épargne salariale, de la prévention des risques oude l’égalité professionnelle, la négociation est ainsi devenue un outil de politique publique auniveau interprofessionnel — ce qui n’est pas nouveau — mais aussi pour agir directement surles entreprises elles-mêmes. Cela n’a pas été sans conséquence sur « le travail social patronal »(voir la contribution de M. Offerlé) et, chez les employeurs, sur la diffusion d’une vision du droitdu travail non plus comme une seule contrainte mais aussi comme une opportunité, voire unearme concernant la nature des règles ainsi produites, voire leurs conditions d’effectivité. Ainsi,la fonction de contrôle de la réglementation s’est trouvée éminemment compliquée par cetteexpansion du droit conventionnel élaboré à l’ombre des lois (Pélisse, 2004b). En étant invitésà élaborer leurs propres règles dans le cadre de négociations qui s’inscrivent toujours dans desrapports de force, les acteurs pourraient pourtant ne garantir en rien l’effectivité de ce droit, commecela a pu être montré à propos de la mise en œuvre des 35 heures, marquée par un processus de« managérialisation du droit » qui est loin d’avoir toujours profité aux salariés (Pélisse, 2009b).

6.2.2. Des négociations moins conflictuelles ?Ainsi, selon certains auteurs, le conflit ne serait plus « la source du droit » (Groux, 1999). « Le

mode dominant de construction des règles du jeu » serait constitué de pratiques de négociationdétachées de toute expression de la conflictualité (Tixier, 2007). Les conflits ouverts, préalablesaux négociations ou déclenchés pendant celles-ci, auraient perdu leur fréquence, leur importanceou même leur justification. Les luttes ne porteraient plus que sur les règles, et selon Guy Groux,« les litiges et les différends [auraient lieu] hors des seuls jeux concernant le face à face capital-travail ».

La fragilité de cette thèse est néanmoins à souligner. Derrière l’injonction à tout négocier età « moderniser le dialogue social » se développent des conceptions idéologiques — celle d’une« contractualisation de la société », pour reprendre l’expression d’Alain Supiot (2001b), qui n’estpas sans lien, pour ce juriste, avec une « re-féodalisation du monde ». La conflictualité connaîtpar ailleurs un certain regain depuis la fin des années 1990, comme on l’a vu. Et ces conflitsconcernent toujours principalement les salaires, le temps de travail ou l’emploi, qui sont autantde dimensions propres aux luttes capital-travail. Surtout, conflits et négociations ne s’opposentpas et « le recours à l’action collective se combine plus que ne s’oppose avec la réappropriationdes enceintes, ressources et techniques formalisées de la négociation » (Béroud et al., 2008).Il n’en reste pas moins que se diffusent ces négociations « à froid », moins mobilisatrices etque peuvent davantage subir les représentants des salariés. Ces derniers ne sont pas forcémentdemandeurs de négociations dérogatoires, sur des sujets techniques où ils ne possèdent pas toujoursde ressources appropriées, que ce soit sous forme d’expertise juridique ou de capacité à mobilisercollectivement. Si « négocier ou entrer en conflit [ce qui revient à peu près à la même chose], c’estéchanger des règles », énonce J.-D. Reynaud (1999), alors l’échange, même constamment référéau droit, reste asymétrique et structuré par des rapports de force. Autrement dit, la juridicisationcollectivement négociée n’est pas forcément synonyme d’extension des droits pour les salariés.Elle peut n’être qu’une simple formalisation, ce qui n’est pas rien tant la juridicisation est unecondition, nécessaire mais non suffisante, à la judiciarisation. Mais elle peut aussi traduire unrecul pour les droits des salariés ou même pour leur capacité à s’affranchir de la légitimité et

Pour citer cet article : Join-Lambert, O., et al., Au-delà du conflit et de la négociation ? Sociol. trav. (Paris)(2011), doi:10.1016/j.soctra.2011.03.002

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du « cela va de soi » que naturalise une forme juridique qui aplatit « les plis du tissu social quecompose le travail » (N. Hatzfeld) et qui transcrit toujours, in fine, des décisions politiques.

La focale juridique proposée ici est en effet bien sociologique, et même, en réalité, politique. Ilne s’agit pas de redoubler le travail des juristes, mais bien d’insister sur une analyse sociologiquede la juridicisation des négociations et plus largement des relations professionnelles, qui montre,par exemple, qu’elle est loin de s’accompagner d’une judiciarisation équivalente des conflits.Mais, en rappelant que le droit est politique, que les politiques (publiques) passent par le droitet que la politique elle-même se juridicise (Commaille et al., 2000), il s’agit aussi d’insister surces nouvelles dimensions du politique qui lient relations professionnelles et régulations sociales(Duclos et al., 2009). De ce point de vue, la question de la démocratie sociale, qui se calque de plusen plus sur la démocratie représentative, reste ouverte. L’articulation entre conflits et négociationsy constitue un objet d’avenir, tant les relations de travail et d’emploi s’inscrivent dans des cadrescollectifs et asymétriques qui obligent les questions de la représentation et de la décision à seposer dans des termes spécifiques. Car c’est souvent pour obtenir ne serait-ce que l’ouverture denégociations que les conflits se déclenchent, et parfois, se radicalisent, aujourd’hui en France.

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