INTERLOCKING-DIRECTIONAL TONALITY : LA CONCEPTUALISATION D'UNE NOUVELLE ORGANISATION TONALE DANS LES...

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SHIGERU FUJITA INTERLOCKING-DIRECTIONAL TONALITY : LA CONCEPTUALISATION DUNE NOUVELLE ORGANISATION TONALE DANS LES BALLADES DE CHOPIN ET DE LISZT. INTRODUCTION Cet article vise à conceptualiser comme l’Interlocking-Directional tonality, une nouvelle organisation tonale, fut pratiquée dans les ballades pour piano de Chopin et de Liszt. Certes, la même organisation tonale pourrait être appliquée non seulement à d’autres œuvres de ces deux compositeurs, mais aussi à certaines œuvres d’autres compositeurs du XIX e siècle. Cependant, du moins à ma connaissance, il n’existe aucune œuvre où une telle organisation tonale soit appliquée avec plus d’intensité que dans les ballades de Chopin et de Liszt. Si cette nouvelle organisation tonale mérite d’être conceptualisée, cela doit être fait dans les études musicologiques portant sur leurs ballades. D’ailleurs, notre choix circonscrit aux ballades des deux compositeurs doit être justifié par deux autres raisons. Premièrement, si les ballades furent établies par Chopin comme un nouveau genre pianistique, il est intéressant d’assurer son identité générique à travers notre Interloking-Directional tonality. Deuxièmement, si les ballades comme genre trouvaient leur descendance dans les ballades de son contemporain privilégié, Franz Liszt, il est intéressant d’examiner aussi jusqu’à quel point la même conceptualisation est valable chez Liszt. Notre essai commence par un examen succinct des études préexistantes relatives aux ballades de Chopin. Il nous amènera à confronter les deux problèmes méthodologiques : celui de la référence omniprésente à la forme sonate et celui de la narrativité corrélative aux ballades en tant que genre littéraire. Puis, nous les surmonterons avec la conceptualisation d’Interlocking-Directional tonality. Cette conceptualisation sera élaborée tout d’abord en examinant la Deuxième Ballade de Chopin, dont la structure tonale a été considérée comme la plus énigmatique parmi ses quatre ballades. Puis il sera tout de suite démontré que, selon cette conceptualisation, toutes les ballades de Chopin pourront être décrites de façon unificatrice. Cela assurera une identité générique des ballades chez Chopin. Et enfin, nous examinerons la validité

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SHIGERU FUJITA

INTERLOCKING-DIRECTIONAL TONALITY : LA CONCEPTUALISATION D’UNE

NOUVELLE ORGANISATION TONALE DANS LES BALLADES DE CHOPIN ET DE LISZT.

INTRODUCTION

Cet article vise à conceptualiser comme l’Interlocking-Directional tonality, une nouvelle organisation tonale, fut pratiquée dans les ballades pour piano de Chopin et de Liszt. Certes, la même organisation tonale pourrait être appliquée non seulement à d’autres œuvres de ces deux compositeurs, mais aussi à certaines œuvres d’autres compositeurs du XIXe siècle. Cependant, du moins à ma connaissance, il n’existe aucune œuvre où une telle organisation tonale soit appliquée avec plus d’intensité que dans les ballades de Chopin et de Liszt. Si cette nouvelle organisation tonale mérite d’être conceptualisée, cela doit être fait dans les études musicologiques portant sur leurs ballades. D’ailleurs, notre choix circonscrit aux ballades des deux compositeurs doit être justifié par deux autres raisons. Premièrement, si les ballades furent établies par Chopin comme un nouveau genre pianistique, il est intéressant d’assurer son identité générique à travers notre Interloking-Directional tonality. Deuxièmement, si les ballades comme genre trouvaient leur descendance dans les ballades de son contemporain privilégié, Franz Liszt, il est intéressant d’examiner aussi jusqu’à quel point la même conceptualisation est valable chez Liszt. Notre essai commence par un examen succinct des études préexistantes relatives aux ballades de Chopin. Il nous amènera à confronter les deux problèmes méthodologiques : celui de la référence omniprésente à la forme sonate et celui de la narrativité corrélative aux ballades en tant que genre littéraire. Puis, nous les surmonterons avec la conceptualisation d’Interlocking-Directional tonality. Cette conceptualisation sera élaborée tout d’abord en examinant la Deuxième Ballade de Chopin, dont la structure tonale a été considérée comme la plus énigmatique parmi ses quatre ballades. Puis il sera tout de suite démontré que, selon cette conceptualisation, toutes les ballades de Chopin pourront être décrites de façon unificatrice. Cela assurera une identité générique des ballades chez Chopin. Et enfin, nous examinerons la validité

d’Interlocking-Directional tonality dans les ballades de Liszt. Cela nous ouvrira la voie d’une réflexion sur un rapport mythique entre Chopin et Liszt dans un langage plus scientifique. 1. HISTOIRE DES ETUDES SUR LES BALLADES DE CHOPIN Inutile de dire que les ballades de Chopin figurent parmi les pièces pianistiques les plus importantes du XIXe siècle. D’où la floraison de commentaires. Mis à part tant d’éloges émanant des pianistes, des quantités de réflexions critiques ont été consacrées aux mystères de ces ballades. John Rink nous a fait le bilan de « la réponse critique pour les ballades de Chopin tout au long des cent cinquante dernières années » :

Il complète ainsi la succession quasi-dialectique [...], à partir du discours critique “littéraire” de

Schumann et d’autres auteurs du XIXe siècle, à travers les schémas structuraux de Leichtentritt,

Schenker et al., et la prose “technique” d’autres auteurs de ce siècle, jusqu’aux analyses de

l’expression et du sens théoriquement éclairées [....] de ces dernières années1 [RINK 1994, 99-100].

Ce bilan est encore valable aujourd’hui. Nous y trouvons les trois éléments à examiner successivement : le discours critique « littéraire », dont le représentant est Schumann ; les analyses structurales, dont le symbole est Schenker ; les approches sémantiques, souvent psychologiques, que l’on qualifie parfois de new musicology . Le discours critique de Schumann Le discours critique de Schumann fait partie d’une pratique typique au XIXe siècle, que Dahlhaus a appelé « la paraphrase poétisante » ou « la manière poétisante ».

La manière poétisante était le revers de la méfiance à l’égard de l’analyse qu’au XIXe siècle les

compositeurs - Schumann non moins que Wagner - partageaient avec les amateurs. La forme et

la technique, que Schumann appelait dédaigneusement le « côté mécanique » de la musique, ne

devaient pas être étalées mais rester dans l’ombre. La forme était considérée comme la face

extérieure de la musique ou comme un moyen qui remplissait d’autant mieux sa fonction qu’il

restait inaperçu : tout comme la formulation d’une phrase dont la perfection consiste à se faire

oublier au profit du contenu qu’elle transmet [DAHLHAUS 1990, 37-38]. 1 Les citations tirées d’une langue étrangère ont été traduites par l’auteur.

Certes, le discours critique de Schumann se caractérise généralement par sa manière poétisante ; il est marqué par la méfiance à l’égard de la forme et de la technique pour faire l’éloge du contenu poétique de la musique. Toutefois, dans la littérature musicologique des ballades de Chopin, c’est une des ses critiques qui nous a inspiré des argumentations sur leur aspect formel. Voici la critique, ou plutôt le témoignage, de Schumann, figurant dans la Neue Zeitschrift für Musik en 1841. Elle mentionne sur la Deuxième Ballade :

Nous devons enfin mentionner la Ballade comme un travail remarquable. Chopin a déjà écrit une

composition sous le même nom, une de ses compositions les plus sauvages et originales; la

nouvelle est différente, inférieure comme œuvre d’art à la première mais tout aussi fantastique et

inventive. Ses épisodes passionnés semblent avoir été insérés par la suite. Je me souviens très

bien que lorsque Chopin a joué ici la Ballade, elle a fini en Fa majeur, maintenant elle s’achève

en La mineur. A cette époque, il a également mentionné que quelques poèmes de Mickiewicz lui

avaient suggéré ses ballades. [SCHUMANN in BELLMAN 2009, 3-4] L’attention doit être portée sur cette phrase: « Ses épisodes passionnés semblent avoir été insérés par la suite. Je me souviens très bien que lorsque Chopin a joué la Ballade ici, elle a fini en Fa majeur, maintenant elle s’achève en La mineur ». Cela nous pose la question : la Deuxième Ballade, a-t-elle été conçue comme monotonale en Fa majeur ou comme plus que cela ? Selon Bellman, qui a creusé les documents concernés, « la première exécution de Chopin pour Schumann à Leipzig n’était pas la seule fois où la Ballade a été entendue sous une forme notablement différente de celle publiée » [ibid., 6]. Il serait donc tentant d’essayer de rétablir « la version fantôme alternative » de la Deuxième Ballade, la tonalité serait interprétée comme monotonale en Fa majeur. Mais, il serait plausible de considérer avec Bellman que « la version fantôme alternative de l’op.38 n’est rien de plus que la première section, mes. 1-46, jouée peut-être avec une cadence finale légèrement différente et sans sa suite » [ibid., 33]. La réponse doit être plutôt négative :

Les efforts pour retracer ou composer une telle version ne sont pas rares, dus le plus souvent (on

s’en doute) à un sentiment musicologique général de j’aime-un-mystère sur les versions

fantômes, œuvres incomplètes, et ainsi de suite [ibid., 13-14].

Samson avait presque le même avis sur ce point : « Nous savons, à partir d’autres sources, que Chopin avait l’habitude d’exécuter seulement la première section de

l’œuvre, et c’est sans doute ce qu’il a fait en présence de Schumann» [SAMSON 1992, 53]. Par la suite, le témoignage de Schumann nous conduit à réfléchir justement sur la réalité tonale de la Deuxième Ballade dans la version définitive et publiée : elle effectue un parcours tonal particulier au cours duquel la musique commence par Fa majeur et se termine par La mineur. Comment peut-on comprendre une telle structure tonale ? Ce sera une question sous-jacente à diverses tentatives d’analyse structurale, tout d’abord, sur la Deuxième Ballade mais, par la suite, sur toutes les ballades de Chopin. Les tentatives d’analyse structurale Comme Rink l’observe précisément, le précurseur de l’analyse structurale des ballades de Chopin était H. Leichtentritt. Toutefois, « il est indéniable que le graphique de plan moyen de Schenker dans la Fig. 153/1 du Freie Satz présente une source principale d’unité dans la Première Ballade avec une clarté et une force bien plus grandes que les synopsis formels de caractère statique de Leichtentritt » [RINK 1994, 102-103]. Certes, ce n’était que la Première Ballade dont Schenker avait analysé la grande forme. Mais, la théorie schenkerienne continuait à occuper néanmoins une place importante dans les tentatives analytiques qui cherchaient à accéder à l’unité formelle de l’ensemble des ballades de Chopin. D’ailleurs, il faut noter que, lorsque Schenker nous avait communiqué son analyse de la Première Ballade, il l’avait citée comme « un exemple exceptionnellement beau et audacieux d’une forme ternaire de grande envergure ». [SHENKER 1979, 133] Il est donc très curieux que les analystes qui ont été inspirés par la théorie schenkerienne aient souvent rapproché, à leur tour, les formes des ballades de Chopin, y compris celle de la première, de la forme sonate, qui était classée chez Schenker dans une autre catégorie que la forme ternaire. En effet, Samson, qui a créé les diagrammes schenkeriens des quatre ballades, écrit :

Loin d’ignorer la forme sonate, nous devons la reconnaître comme le point de référence

essentiel pour les quatre ballades – “le type idéal” ou l’archétype sur lequel des discours

musicaux uniques ont été mis en contrepoint. D’autres archétypes formels, notamment la forme

de rondo et de variation, peuvent être invoqués dans des cas particuliers, mais ils restent d’une

importance secondaire. En effet, il a déjà été suggéré qu’une motivation importante pour les

ballades était l’accommodation des structures basées sur la forme sonate à un idiome dérivé de

répertoires post-classiques de concert. Une analyse qui n’invoque pas la forme sonate va

manquer une grande partie du champ de force qui existe dans cette musique entre les exemples

et le texte en question [SAMSON 1992, 45]. Toutefois, il serait injuste de constater ici une discordance entre Schenker et les analystes schenkeriens. Puisque sur le fond ils ont partagé le même questionnement : comment, dans chaque ballade, les diverses parties si improvisantes s’organisent-elles vers “l’unité” ? Dans la théorie de Schenker, « la forme ternaire de grande envergure » et « la forme sonate » convergent, au bout du compte, sur la notion d’unité, dont la représentation originale et ingénieuse n’est autre que son fameux Ursatz. Or, la notion d’unité chez Schenker, est-elle représentée, entre autres, par l’unité tonale, autrement dit, la monotonalité ? C’est très vraisemblable. Il est donc judicieux que Krebs ait commencé son article, Alternatives to monotonality, par le commentaire de l’Ursatz schenkerien :

Les théoriciens du XIXe siècle considéraient généralement chaque modulation, même si elle est

transitoire, comme l’établissement d’une nouvelle tonalité, et leurs analyses en vinrent donc à

ressembler à une machine à produire les abréviations. Heinrich Schenker, mécontent de la vision

qu’offrait le XIXe siècle de la tonalité, lui opposa une théorie d’une originalité stupéfiante de

l’unité tonale, ou monotonalité. Il a soutenu qu’au niveau le plus fondamental, une œuvre tonale

consistait en deux lignes : une ligne supérieure qui déploie l’un des intervalles de la triade de la

tonique au moyen d’une descente conjointe et une ligne inférieure qui horizontalise la quinte de

la tonique sous la forme de la progression de I-V-I. Ces deux lignes se combinent pour créer une

énonciation horizontale de la triade de la tonique qui s’étend sur la composition entière. Ainsi,

une œuvre tonale prolonge en fin de compte une seule triade, sa seule et unique tonique

[KREBS 1981, 1].

Si cela est exact, il est naturel que les analystes schenkeriens aient été bouleversés face à la Deuxième Ballade de Chopin, qui montrait la tonalité équivoque de Fa majeur et de La mineur. Et, si la Deuxième Ballade ne va pas de pair avec la théorie de Schenker, n’est-il pas aussi difficile, sinon impossible, d’appliquer à la Deuxième Ballade la forme sonate, qui est, selon Samson, le type formel idéal selon lequel la théorie de Schenker, ou la théorie de la monotonalité, peut fonctionner le plus effectivement ? A présent, nous sommes arrivés au point où nous pouvons commencer notre propre argumentation : nous allons tenter d’élaborer le nouveau concept tonal selon lequel les structures tonales dans les ballades doivent être interprétées, non en terme de monotonalité, ni en terme de formes classiques corrélatives à la monotonalité, mais en

leurs propres termes. Cela sera appliqué à la Deuxième Ballade. Mais, cela s’appliquera aussi à l’analyse des autres ballades, et finalement à celle des ballades de Liszt. Avant de l’aborder, nous devons poser notre regard sur un autre mode de pensée : les approches sémantiques de la new musicology. Les approches sémantiques de la new musicology C’est en 1995 que Lawrence Kramer a écrit dans son livre qui avait pour but « d’explorer les nouvelles possibilités que les modes de pensée postmodernistes offrent à la compréhension de la musique classique occidentale et, par voie de conséquence, à la musique en général » [KRAMER 1995, xi].

Beaucoup de ce qui a été surnommé the new musicology a évolué à travers des critiques

postmodernistes des modèles autrefois (et, à vrai dire, encore actuellement) dominants de

connaissance musicologique, que, faute de meilleurs noms, l’on peut appeler le formalisme et le

positivisme [ibid., xiv]. La nouvelle direction en musicologie telle que je la comprends et la soutiens, est tout simplement

une demande de dimension humaine. Elle s’irrite de l’isolement scolastique de la musique, de

même qu’elle s’impatiente si un tas de faits ou d’anatomies techniques obscures meublent la

froide cellule du chercheur [ibid., 1]. Sans entrer dans la polémique, nous constatons simplement que la new musicology et sa « demande de dimension humaine » ont induit diverses approches sémantiques, souvent psychologiques, de la musique classique, qui avaient été mises méthodologiquement entre parenthèses dans l’analyse structurale. En effet, c’est dans ce contexte que le livre de Bellman est paru en 2009 dans la littérature musicologique de Chopin, sous le titre Polish Ballade : Op.38 as Narrative of national martyrdom:

Nous devenons progressivement conscients, ici à notre époque actuelle, du fait que la vision

familière de quasiment toute musique instrumentale entendue comme « absolue » est

anachronique, incompatible à la fois avec le répertoire du XVIIIe et du XIXe siècle et avec les

discussions analytiques contemporaines s’y rapportant ; ainsi est-il fondamental d’avoir un

meilleur sens des traditions dont Chopin pourrait s’inspirer pour savoir comment il approcherait

la composition d’une pièce intitulée “Ballade” [BELLMAN 2009, 34]. Or, ce « meilleur sens des traditions dont Chopin pourrait s’inspirer » est, suivant

l’argumentation de Bellman, celui de la narrativité, puisque « l’utilisation du titre de “Ballade” par Chopin insiste pratiquement sur cette association avec la poésie narrative », à savoir, la ballade littéraire [ibid., 51]. Ainsi sommes-nous amenés à revenir sur la critique de Schumann que nous avons citée plus haut. Mais, cette fois, l’attention doit être portée sur la partie qui conclut la citation : « A cette époque, il a également mentionné que certains poèmes de Mickiewicz lui avaient suggéré ses ballades ». On sait bien que, dans la littérature relative à Chopin, la remarque de Schumann avait été transformée en « une tradition reçue »: « Comme Mickiewicz a écrit quelques poèmes qu’il appelle Ballady, chacune des quatre Ballades pour piano de Chopin doit donc avoir été basée sur un poème particulier de Mickiewicz » [ibid., 20]. Toutefois, après avoir suivi le processus historique selon lequel cette tradition avait été construite, Bellman a abouti à cette conclusion d’importance : « la tradition est essentiellement folklorique, sans sources véritables » [ibid., 32]. En fin de compte, l’essentiel de l’argumentation de Bellman consiste à ne jamais identifier le contenu même de chaque ballade en se référant à une ballade littéraire quelconque ou à d’autres sources littéraires. Son apport essentiel consiste à faire porter notre attention non pas sur le contenu même mais sur le pouvoir des ballades de Chopin : le pouvoir de narration, autrement dit, le pouvoir de raconter quelque chose. Dans cette optique, les jeux de l’interprétation sémantique auxquels se livre Bellman dans le dernier chapitre de son livre, Martyrdom and Exile : The Narrative of Chopin’s F Major Ballade, nous apparaissent, pour ainsi dire, comme une “exécution verbale” de l’œuvre choisie, à l’aide de ses recherches approfondies sur le contexte socio-culturel dans lequel Chopin a écrit ses ballades instrumentales. Selon Bellman, qui considère la Deuxième Ballade comme « un conte explicitement nationaliste : le martyre des Polonais et leurs aspirations nationales racontés en sons », cette œuvre peut être interprétée verbalement comme suit : L’œuvre commence par « la Pologne avant la Chute, dans une sorte d’état édénique de beauté et de joie ne pouvant jamais être retrouvé », mes. 1-46 ; vient brusquement « la première réponse de la Russie à l’Insurrection de Novembre 1830: violente et irrésistible », mes. 47-83 ; puis, « la période entre la fin de mars et septembre 1831, où il semblait possible [...] que le désastre avec la Russie pût être minimisé », mes. 83-140 ; mais, les Russes reviennent, « il n’y aura pas de possibilité de s’échapper ou de retourner dans la Pologne bien-aimée des souvenirs d’enfance », mes. 141-161 ; « l’impuissance de voir les horreurs qui abattent les amis et les proches comme sa nation s’effondre devant les forces russes », mes.169-197 ; « La défaite polonaise est complète », « et donc, jusqu’au Jour de la

Rédemption, ils vont continuer à errer », mes. 197-204 [ibid., 163-165]. Il ne nous appartient pas de porter un jugement sur cette “exécution verbale”. Toutefois, il est utile de s’interroger sur la raison pour laquelle Bellman a choisi la Deuxième Ballade parmi d’autres comme objet principal de son approche sémantique narrative. Pour répondre à la question, il faut remarquer que Bellman représente la structure tonale de la Deuxième Ballade avec des expressions comme « bizarrerie harmonique (harmonic oddity) », « excentricités structurales (structural excentricities) », « la structure à double tonalité si déconcertante pour beaucoup (the two-key structure so puzzling to many) », et ainsi de suite [ibid., 88, 111, 165]. En effet, cette anomalie, soit « un défi retentissant à pratiquement toutes les conventions académiques de la forme et du genre », doit être responsable, au moins en partie, de son choix [ibid., 90]. L’argumentation narrative de Bellman consiste à compenser l’anomalie de structure ou son incohérence par la cohérence de la narration. Généralement parlant, ceci est en fait l’apport radical des approches sémantiques de la new musicology aux recherches analytiques structurales : l’anomalie de la structure peut se résoudre comme la normale dans son rapport avec la narration implicite de l’œuvre musicale. Or, entre la structure tonale de la ballade et sa stratégie narrative, laquelle est la cause, et laquelle est l’effet ? En fait, il est raisonnable de penser que les deux sont interdépendantes. Mais, pour Bellman, représentant des approches sémantiques récentes, c’est la stratégie narrative qui est méthodologiquement retenue comme étant la cause, et la structure tonale est donc expliquée comme son effet. En ce qui nous concerne, du point de vue méthodologique, nous prenons l’autre parti: nous allons chercher à définir la structure tonale bien qu’elle soit ouverte et puisse inciter à l’interprétation sémantique. 2. VERS UNE CONCEPTUALISATION DE L’INTERLOCKING-DIRECTIONAL TONALITY : LES

ANALYSES DE LA DEUXIEME BALLADE DE CHOPIN La direction de nos recherches est alors bien définie et délimitée : par rapport aux tentatives antécédentes d’analyse structurale, implicitement ou explicitement basée sur la notion de monotonalité, nous allons tenter d’élaborer le nouveau concept tonal selon lequel les structures tonales doivent être comprises dans les ballades, non en terme de monotonalité, ni en terme de formes classiques corrélatives à la monotonalité, mais en leurs propres termes. Nous examinerons d’abord la Deuxième Ballade dont la structure tonale est la plus énigmatique des quatre.

Interlocking tonality ou/et Directional tonality Commençons par reprendre les deux concepts de la tonalité, anciens certes, mais utiles pour atteindre notre but. Ce sont : Interlocking tonality et Progressive tonality. Après avoir été argumentés selon la manière comparative en 1970 par George dans son livre, Tonality and Musical Structure, les deux concepts trouveraient leur prolongement dans les analyses de la Deuxième Ballade de Chopin [GEORGE 1970]. Quant à l’Interlocking tonality, c’est Krebs qui y a fait appel lorsqu’il a abordé les « œuvres musicales du XIXe siècle qui semblent, à première vue, violer la théorie de la monotonalité, et qui commencent apparemment par une tonalité et terminent par une autre tonalité », y compris évidemment la Deuxième Ballade de Chopin [KREBS 1981, 1]. Même si Krebs n’a pas mentionné directement Tonality and Musical Structure, son analyse n’est autre qu’une extrapolation de la théorie de Schenker à l’aide du concept d’Interlocking tonality, qui avait été introduit dans le livre de George comme suit :

Dans l’histoire de l’opéra, de Monteverdi à Wagner, il y a deux grands types de structure tonale:

la structure “fermée”, qui commence et se termine par la même tonalité et fournit ainsi

l’intelligibilité immédiate de la structure globale ; et ce qu’on pourrait appeler l’Interlocking

tonal structure dans laquelle deux structures “fermées” sur différents centres tonals se

chevauchent de telle sorte que la structure globale se termine par une tonalité autre que celle par

laquelle elle a commencé [GEORGE 1970, 29]. Comme George l’avait fait remarquer, l’Interlocking tonal structure se trouve d’abord dans les œuvres théâtrales. Néanmoins, l’auteur de Tonality and Musical Structure avait voulu conceptualiser cette structure comme l’Interlocking tonality pour en faire bénéficier les analyses des œuvres instrumentales des compositeurs de la fin du XIXe au début du XXe siècle, tels que Mahler, Nielsen, Richard Strauss ou Hindemith. Lorsque Krebs a interprété la structure tonale de la Deuxième Ballade de Chopin comme « un chevauchement des deux progressions différentes de I-V-I » de La mineur et de Fa majeur, il a en effet adopté le concept de l’Interlocking tonality par le biais de la théorie de Schenker. Krebs nous a communiqué son idée avec le diagramme schenkerien “doublé” ; celui-ci est si détaillé qu’on ne peut le reproduire ici ; nous en faisons la réduction très simplifiée. (Fig. 1)

Fig.1.2 2 Les tonalités majeures sont notées en majuscule, et les mineures en minuscule.

&?

b

b

˙ ˙ ˙˙ ˙ ˙

˙ ˙ ˙˙˙ ˙

47 82 83 157 169

FA majeur la mineur FA majeur et sa cadence

Une structure tonale sur le centre de Fa:

Une structure tonale sur le centre de la :

la mineur et sa grande cadence

Quant à l’autre concept, soit la Progressive tonality, c’est Kinderman qui en a hérité à son tour, pour en faire bénéficier l’analyse de certaines œuvres de Chopin. Bien que, dans Tonality and Musical Structure, le concept de la Progressive tonality n’ait été cité que pour être abandonné au profit de celui de l’Interlocking tonality, il sera développé plus loin chez Kinderman sous le nom de Directional tonality. Trouvant l’origine du concept dans le livre de Dilka Newlin (publié initialement en 1947), Kinderman a décrit la Directional tonality comme suit :

Une caractéristique familière de la pratique tonale dans le style classique de Haydn, Mozart et

Beethoven est l’apparition de la tonique dès le début d’une œuvre, contre laquelle une (ou des)

tonalité(s) secondaire(s) est opposée et éventuellement résolue. [...] Il y a toutefois une autre

possibilité logique inhérente au système tonal, celle qui a été exploitée avec une fréquence

croissante au cours du XIXe siècle, dans les œuvres des compositeurs tels que Wagner, Bruckner

et Mahler. La tonique peut être traitée non pas comme un point initial d’orientation, mais comme

l’objectif d’un processus directionnel. Dans ce cas, un morceau ne commencera pas par la

tonique, mais par une tonalité secondaire, qui à son tour peut être présentée de telle manière

qu’elle suggère et prépare à la tonique. Une telle procédure a été décrite comme la Progressive

tonality ou l’Interlocking tonality, mais son appellation la plus juste est sans doute la Directional

tonality [KINDERMAN 1981, 59]. Même si Kinderman nous paraît ne pas être suffisamment sensible à la différence entre l’Interlocking tonality et la Progressive tonality, il est néanmoins indéniable que c’était en sophistiquant le concept de la Progressive tonality qu’il a ainsi conceptualisé « une autre possibilité logique inhérente au système tonal » comme la Directional tonality. En

effet, le génie de Kinderman réside dans le fait qu’il a défini la Directional tonality non pas comme un parcours tonal libre mais comme un processus tonal directionnel, disons téléologique, vers la finalité. Selon Kinderman, « la Deuxième Ballade est l’exemple le plus extrême de la Directional tonality parmi les œuvres de Chopin ». Il nous en a communiqué son analyse avec le diagramme. Au lieu de le reproduire, nous le refaisons en reprenant l’essentiel pour faciliter la comparaison avec la Fig. 1.

Fig. 2.3

La tonalité de la Deuxième Ballade ne s’interprète plus comme une entité statique : l’œuvre n’est donc ni en Fa majeur au point de départ, ni en La mineur au point d’arrivée. La tonalité se manifeste comme un processus directionnel vers la finalité de La mineur :

Ici, l’établissement de la tonalité de base est reporté jusqu’à la coda [m.169], alors que les

relations directionnelles sont mises en place à partir des deux champs tonals différents de

l’exposition [m.1 et m. 47]. La longueur de la première section en Fa majeur [m.1], l’instabilité

tonale de l’exposition du Presto en La mineur [m.47], le flottement qui suit, apparemment

inexplicable, sur la note de Mi bémol [m.71], tout cela contribue à une impression de

succession fragmentaire de parties. Compte tenu de ces nettes contrastes, le point auquel la

récapitulation [m.149] et la coda [m.169] réussissent à unifier l’œuvre est étonnant [ibid., 75].

L’utilisation des termes tels que « l’exposition », « la récapitulation » et « la coda » ne signifie en rien que cette œuvre s’entende comme la forme sonate ; « dans la Deuxième Ballade, Chopin semble tâtonner vers des formes nouvelles fondées sur une conception nouvelle de la tonalité » [ibid.]. 3 Les notes blanches indiquent les tonalités de structure, et les notes noires indiquent les tonalités

passagères.

Conceptualisation de l’Interlocking-Directional tonality Les concepts de l’Interlocking tonality et de la Directional tonality nous offrent ainsi les deux regards sur la structure tonale de la Deuxième Ballade : le premier nous la fait comprendre par l’idée de la tonalité doublée, le dernier par celle du processus tonal directionnel vers la finalité. Mais ces deux regards sont-ils alternatifs ? Sont-ils plutôt complémentaires ? En effet, nous pensons que lorsque l’on réussit à joindre les deux concepts d’une façon synthétique, il devient possible de mieux définir la structure tonale dans cette ballade. Revenons d’abord à l’Interlocking tonality (voir Fig. 1). Sa leçon, qui est d’importance, consiste dans le fait qu’elle suppose les deux tonalités, à chacune desquelles appartient chaque matériau thématique : c’est au Fa majeur qu’appartient le matériau Andantino (I), et c’est au La mineur qu’appartient le matériau Presto con fuoco (II). Revenons ensuite à la Directional tonality. (voir Fig. 2) Sa leçon d’importance consiste dans le fait qu’elle renouvelle la notion de la tonalité en y introduisant l’élément de directivité vers la tonique mise à la fin : la tonalité ne se conçoit plus comme une entité statique mais comme un processus directionnel téléologique. L’essentiel consiste dans la généralisation de la notion de directivité tonale. Lorsqu’une directivité tonale crée la ligne tonale vers la tonalité finale partant de celle au-dessous ou au dessus de l’intervalle “x”, nous disons qu’il s’agit de la ligne tonale “en pente” parcourant la différence de la hauteur de l’intervalle x. Lorsqu’une directivité tonale crée la ligne tonale vers la tonalité finale partant de la même tonalité et y demeurant, nous disons qu’il s’agit de la igné tonale “droite” parcourant la non-différence de la hauteur. Tout compte fait, l’organisation tonale de la Deuxième Ballade de Chopin se comprend comme le chevauchement des deux directivités tonales créant chacune sa ligne tonale. L’une est droite : La mineur – La mineur – La mineur ; l’autre est en pente parcourant la sixte : Fa majeur – Mi majeur – Ut majeur – La mineur. Nous conceptualisons cette organisation tonale qui résulte de la synthèse de l’Interlocking tonality et de la Directional tonality comme Interlocking-Directional Tonality. (Voir Fig. 3)

Fig. 3.4

4 [I] indique le champ tonal où se déploie le matériau I ; [II] indique le champ tonal où se déploie le

matériau II. Les tonalités entre parenthèses sont celles qui sont passagères.

Les deux lignes tonales se rencontrent au dernier moment : c’est le moment où se réalise l’unité formelle de l’œuvre d’une manière toute autre que celle de la monotonalité. D’ailleurs, il faut noter que, dans l’optique de l’Interlocking-Directional tonality, les matériaux thématiques sont groupés par deux parce qu’ils appartiennent à chacune des deux lignes tonales dans chaque ballade. De plus, métaphoriquement parlant, on peut comparer les deux lignes tonales, si l’on veut, aux deux lignes de narration, qui convergent vers une résolution. On ne peut jamais identifier le contenu même de la narration de manière intrinsèque, mais la structure tonale de la ballade pourrait être susceptible de mettre en œuvre les jeux d’interprétation sémantique tels que ceux auxquels Bellman s’est livré de manière extrinsèque en attribuant aux deux lignes tonales les personnages à faire dialoguer, les sentiments à faire s’opposer, les situations à faire rivaliser, etc. En effet, on pourrait dire que l’Interlocking-Directional tonality possède le pouvoir de réaliser la structure tonale, disons, évocatoire.

3. LES BALLADES DE CHOPIN A LA LUMIERE DE L’INTERLOCKING-DIRECTIONAL TONALITY La conceptualisation de l’Interlocking-Directional tonality étant ainsi faite, il devient possible de décrire les structures tonales des quatre ballades de Chopin de façon unificatrice. La Troisième Ballade D’abord, dans la Troisième Ballade, on trouve le chevauchement des deux directivités tonales créant chacune sa ligne tonale. L’une est droite : La bémol majeur – La bémol majeur – La bémol majeur ; c’est le long de cette première ligne tonale que le matériau I se déploie. L’autre est en pente parcourant la sixte ; Fa majeur/mineur – Ré bémol

majeur/Do dièse mineur enharmoniquement – La bémol majeur ; c’est le long de cette deuxième ligne tonale que le matériau II se déploie. Les deux directivités tonales se rencontrent au dernier moment en La bémol majeur, où se réalise l’unité formelle dans la virtuosité pianistique. (Fig. 4)

Fig. 4.

La Quatrième Ballade La Quatrième Ballade en est la réalisation la plus parfaite. On y trouve le chevauchement des deux directivités tonales créant chacune sa ligne tonale. L’une est droite : Fa mineur – Fa mineur – Fa mineur – Fa mineur ; c’est le long de cette première ligne tonale que le matériau I se déploie. L’autre est en pente “la plus aiguë” parcourant la septième, Sol bémol majeur – Si bémol majeur – Ré bémol majeur – Fa mineur; c’est le long de cette deuxième ligne tonale que le matériau II se déploie. Les deux directivités tonales se rencontrent au dernier Fa mineur, où se réalise finalement l’unité formelle de l’œuvre dans la virtuosité pianistique (Fig.5). Il est remarquable que juste avant ce moment de l’explosion de la virtuosité pianistique, on écoute le choral tranquille en Fa majeur pendant lequel la note de dominante, ut, se répète à la base (mes. 203-210). Cet ut se situe au milieu de fa, le point de départ de la première ligne tonale, et de sol bémol, celui de la deuxième ligne tonale. Le choral est donc le lieu de repos pour mieux préparer la dernière rencontre explosive des deux lignes tonales en Fa mineur.

Fig. 5.

La Première Ballade A l’inverse de la Quatrième Ballade, la Première Ballade, que l’on a rapprochée le plus souvent de la forme sonate [LEICHTENTRITT 1922 ; WAGNER 1976 ; SAMSON 1992], procède par tâtonnement. Certainement, on y trouve le chevauchement des deux directivités tonales, mais elles ne sont pas encore sûres : La première ligne tonale, droite, le long de laquelle le matériau I se déploie, est en Sol, mais avec la réfraction légère vers le ton de La ; la deuxième ligne tonale, en pente, le long de laquelle le matériau II se déploie, n’achevant pas sa directivité, revient à son point initial. En conséquence, la section finale, malgré son caractère explosif, ne peut faire éclater pleinement l’énergie accumulée des deux lignes tonales. Comme nous l’avons vu, les ballades suivantes vont corriger cette défaillance en faisant se rencontrer les deux lignes tonales au dernier moment dans la même tonalité. (Fig.6)

Fig. 6.

Identité générique des ballades de Chopin Nous avons vu que le concept de l’Interlocking-Directional tonality nous a permis de

décrire l’ensemble des quatre ballades de Chopin de façon unificatrice, ce qui assure leur identité générique. Cette identité générique devient d’autant plus fiable que l’on trouve difficilement l’Interlocking-Directional tonality dans d’autres genres du même compositeur : les mazurkas, les polonaises, les nocturnes, les valses, les scherzos, les impromptus, les études et ainsi de suite. Contrairement à la Directional tonality de Kinderman qui a l’ambition de bénéficier de manière générale à l’analyse des œuvres de maturité de Chopin, l’Interlocking-Directional tonality demeure le concept presque exclusivement fait pour les ballades. 4. APPLICATION DE L’INTERLOCKING-DIRECTIONAL TONALITY AUX BALLADES DE LISZT De ce point de vue générique, il est intéressant que l’Interlocking-Directional tonality puisse se trouver dans les deux ballades de Liszt, composées respectivement en 1845-49 et en 1853. Le contexte biographique dans lequel les ballades de Chopin avaient influencé Liszt est mis en lumière par Walker :

Au moment de la difficile convalescence de Carolyne, au long des jours anxieux passés à Bad

Eilsen (1850-1851), Liszt avait l’esprit tout occupé au souvenir de la vie et de l’œuvre du maître

polonais. C’était l’époque où lui-même et Carolyne travaillaient au texte de son livre sur Chopin,

tribut presque sans précédent d’un grand compositeur à un autre, et l’on ne peut guère s’étonner

que Liszt se soit bientôt laissé gagner par des formes musicales que Chopin avait fait siennes – la

polonaise, la mazurka, la berceuse et la ballade. Du vivant de Chopin, jamais Liszt n’avait

abordé ces genres, mais la mort de son ami d’autrefois, en octobre 1849, sembla déclencher en

lui un élan créateur : Liszt, en effet, épouse alors si étroitement le style musical de Chopin qu’il

incorpore temporairement quelques-unes de ses caractéristiques marquantes dans ses propres

œuvres [WALKER 1989, 611-612].

En ce qui concerne les ballades, l’identification du style de Liszt avec celui de Chopin n’est jamais passagère ni superficielle, puisque, avec les ballades de Liszt, plus fortement avec la deuxième, l’Interlocking-Directional tonality se manifeste d’abord de manière évolutive. La Première Ballade de Liszt Achevée en 1848 et publiée en 1849, la Première Ballade de Liszt se situe au début d’une série d’œuvres chopiniennes de ce compositeur. Jusqu’à présent, on n’a pas porté

beaucoup d’attentions à cette œuvre qui « laisse beaucoup à désirer sur le plan de l’organisation structurale.» [GUT 1989, 322]. Mais elle est quand même remarquable parce qu’elle a hérité un type d’organisation tonale à l’analyse duquel l’Interlocking-Directional tonality peut effectivement s’appliquer. Suivant les exemples de Chopin, on y trouve le chevauchement des deux directivités tonales créant chacune sa ligne tonale. L’une est droite : Ré bémol majeur – Ré bémol majeur ; c’est le long de cette ligne tonale que le matériau I se déploie. L’autre est en pente parcourant la quinte : La majeur – Fa majeur – Ré bémol majeur ; c’est le long de cette seconde ligne que le matériau II se déploie. (Fig. 7)

Fig. 7.

Les deux lignes tonales se rencontrent au dernier moment en Ré bémol majeur, où se réalise l’unité formelle de l’œuvre. Comme Parakilas l’a remarqué [PARAKILAS 1992,], la Première Ballade de Liszt est plus courte que la ballade la plus courte de Chopin. C’est en fait la réalisation modeste de l’Interlocking-Directional tonality. La Deuxième Ballade Par contre, la Deuxième Ballade de Liszt est plus longue que la ballade la plus longue de Chopin [ibid.]. Faisant partie des œuvres les plus étendues et les plus complexes du compositeur, cette pièce fait évoluer l’héritage de Chopin, l’Interlocking-Directional tonality, jusqu’au point où toute sa potentialité s’épanouit. L’essentiel est le suivant. Chez Chopin, les structures tonales des ballades se réalisent, ainsi que nous l’avons vu, comme le chevauchement des deux directivités tonales créant, l’une la ligne tonale “en pente” parcourant divers intervalles et l’autre, la ligne tonale “droite” demeurant au même ton. Mais, avec sa Deuxième Ballade, Liszt fera un pas en

avant : la structure tonale de l’œuvre se réalise comme le chevauchement des deux directivités tonales créant les deux lignes tonales toutes deux “en pente” en agrandissant leur processus directionnel (Voir Fig. 8).

Fig. 8.

La première ligne tonale est déjà très caractéristique. Pendant son parcours de l’octave montante, elle transforme le Si mineur de départ en Si majeur final, faisant apparaître successivement Si mineur – Si bémol mineur – Fa dièse mineur – Sol dièse mineur – Ut mineur – Si majeur. Il est notable qu’on y trouve les deux réfractions légères, l’une vers Si bémol mineur (mes. 38), un demi-ton plus bas par rapport à la tonalité précédente, l’autre vers Ut mineur (mes. 181), un demi-ton plus haut par rapport à la tonalité suivante. Ces réfractions paraissent à première vue hasardeuses, mettant un frein à la directivité montante vers Si majeur. Mais, elles sont en fait la manipulation raisonnable par laquelle le caractère symétrique de cette ligne tonale est renforcé. (Fig. 9)

Fig. 9.

Les notes blanches indiquent les tonalités, indifféremment celles de majeur et de mineur, qui réalisent la directivité tonale ; les notes noires indiquent les tonalités de réfraction qui s’y insèrent. Cela fait apparaître la symétrie de l’agencement tonal : un demi-ton est

mis à chaque extrémité, et la quinte augmentée (si bémol – fa dièse) et la quarte diminuée (sol dièse – ut bécarre) sont dans un rapport de renversement. De plus, la dimension thématique de cette ligne tonale est, elle aussi, remarquable. De même que dans les ballades de Chopin que nous avons argumentées précédemment, c’est le matériau I qui se déploie le long de la première ligne tonale (Allegro moderato, mes. 3-6). Ce matériau de structure mis en mineur au début va changer de couleur pour convertir finalement sa tonalité en majeur. Mais, malgré sa présence puissante, on ne peut pas ignorer l’existence de l’autre matériau qui se répète (p agitato, mes. 96-97). Ce matériau agitato doit être aussi étiqueté par I puisqu’il apparaît le long de la première ligne tonale. Mais, il n’est jamais passager ni épisodique : en tant que matériau de structure complémentaire qui se répète trois fois et se combine avec le matériau de structure principal, il fait partie intégrante du plan thématique de la première ligne tonale. (Voir Fig. 8) On peut difficilement trouver chez Chopin l’équivalent d’une telle fertilisation de la dimension thématique de la ligne tonale. La deuxième ligne tonale parcourt, à son tour, la quinte descendante, faisant apparaître successivement Fa dièse majeur – Fa bécarre majeur – Ré majeur – Si majeur. C’est le matériau II qui se déploie le long de cette ligne tonale (Allegretto, mes. 24-26). Il faut d’ailleurs noter que la même fertilisation de la dimension thématique a lieu : on y trouve l’autre matériau qui se répète (A piacere, mes. 135-138). Ce matériau A piacere doit être étiqueté, à son tour, par II puisqu’il apparaît le long de la deuxième ligne tonale. En tant que matériau de structure complémentaire qui se répète également trois fois, il fait partie intégrante du plan thématique de la deuxième ligne tonale. Ainsi, les deux lignes tonales, respectivement montante et descendante avec la fertilisation de la dimension thématique, se rencontrent-elles donc au dernier moment en Si majeur, où se réalise l’unité formelle. Le moment est marqué par la triple manifestation en Si majeur du matériau I (mes. 254, mes. 284, et mes. 292) de manière croissante. Cela devient d’autant plus impressionnant que cette tonalité finale est confirmée à nouveau, dans la version finale de la Deuxième Ballade, par le matériau II en dolce espressivo.

Identité générique des ballades de Liszt Pour conclure notre argumentation, soulignons que l’on trouve difficilement l’Interlocking-Directional tonality chez Liszt ailleurs que dans ses deux ballades. Celles-ci forment en fait le genre unique dans lequel l’Interlocking-Directional tonality

est recherchée de manière évolutive. Cela assure l’identité générique des ballades de Liszt ainsi que la continuité génétique de Chopin à Liszt. Certes, possédant une richesse inépuisable, ces pièces sont susceptibles d’accepter les diverses approches analytiques : ce n’est qu’une perspective que notre Interlocking-Directional tonality leur a offerte. Mais, si l’Interlocking-Directional tonality, a plus ou moins réussi à décrire les ballades des deux compositeurs de façon unificatrice en leur propre terme, et par cela, à assurer leur identité générique, notre objectif a été atteint. L’Interlocking-Directional tonality et les ballades de Chopin et de Liszt s’éclairent mutuellement et réciproquement.

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