Identité territoriale et schizophrénie

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1 Identité territoriale et schizophrénie Jérôme Englebert 1. Prolégomènes : les impasses de l’« identité narrative » Il est fréquent en psychologique clinique de se référer au paradigme historique, c’est -à-dire au récit que le sujet élabore à propos de son histoire personnelle. De ce point de vue, l’apport de Ricœur (1983, 1984, 1985, 1990) à travers le concept d’« identité narrative » est décisif et fondamental pour la pratique clinique. Ce dernier concept, que nous ne faisons qu’évoquer et que nous ne développerons pas, tient dans le constat que l’énonciation par un sujet de son histoire, de ce qu’il estime faire partie de son identité , est un moment de transmission mais également de création . Lorsqu’on énonce son identité, on la crée synchroniquement. Les précédents chapitres de ce livre reposent certainement sur cette hypothèse ricœurienne. Cependant, ce paradigme historique peut, dans le cas de la schizophrénie, également conduire à l’impasse. Le recours à l’anamnèse peut se révéler « corrompu » par le discours délirant de nos patients. Prenons, par exemple, les réponses à nos questions anamnestiques de Jean- François, patient schizophrène que nous rencontrons en prison. Lorsqu’on l’interroge sur les rapports qu’il entretient avec ses parents, sur leur âge, leur profession, voici ce qu’il nous répond : « Vous n’allez pas me croire mais… je suis le fils de Dieu ! ». Voyant sur notre visage un étonnement, le patient insiste et commence une joute argumentative qui semble l’amuser. Après dix minutes d’un « débat » dans lequel le patient utilise des arguments plus incohérents les uns que les autres, il se lève et dit qu’un jour nous comprendrons ce qu’il veut dire. Il ouvre la porte du bureau en répétant cette petite phrase identitaire : « Je suis le fils de Dieu, je suis le fils de Dieu, je suis le fils de Dieu, … ». À cet instant passe l’aumônier catholique de la prison, qui salue le patient et nous salue. Jean-François saute sur l’occasion : « N’est-ce pas que je suis le fils de Dieu ? » lui demande-t-il. L’aumônier de répondre sérieusement : « Mais bien sûr, nous le sommes tous ». Le patient s’est alors retourné vers nous, nous a fait un large sourire et un grand clin d’œil et a refermé la porte. ***

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Identité territoriale et schizophrénie

Jérôme Englebert

1. Prolégomènes : les impasses de l’« identité narrative »

Il est fréquent en psychologique clinique de se référer au paradigme historique, c’est-à-dire au

récit que le sujet élabore à propos de son histoire personnelle. De ce point de vue, l’apport de

Ricœur (1983, 1984, 1985, 1990) à travers le concept d’« identité narrative » est décisif et

fondamental pour la pratique clinique. Ce dernier concept, que nous ne faisons qu’évoquer et

que nous ne développerons pas, tient dans le constat que l’énonciation par un sujet de son

histoire, de ce qu’il estime faire partie de son identité, est un moment de transmission mais

également de création. Lorsqu’on énonce son identité, on la crée synchroniquement. Les

précédents chapitres de ce livre reposent certainement sur cette hypothèse ricœurienne.

Cependant, ce paradigme historique peut, dans le cas de la schizophrénie, également conduire

à l’impasse. Le recours à l’anamnèse peut se révéler « corrompu » par le discours délirant de

nos patients. Prenons, par exemple, les réponses à nos questions anamnestiques de Jean-

François, patient schizophrène que nous rencontrons en prison. Lorsqu’on l’interroge sur les

rapports qu’il entretient avec ses parents, sur leur âge, leur profession, voici ce qu’il nous

répond : « Vous n’allez pas me croire mais… je suis le fils de Dieu ! ». Voyant sur notre

visage un étonnement, le patient insiste et commence une joute argumentative qui semble

l’amuser. Après dix minutes d’un « débat » dans lequel le patient utilise des arguments plus

incohérents les uns que les autres, il se lève et dit qu’un jour nous comprendrons ce qu’il veut

dire. Il ouvre la porte du bureau en répétant cette petite phrase identitaire : « Je suis le fils de

Dieu, je suis le fils de Dieu, je suis le fils de Dieu, … ». À cet instant passe l’aumônier

catholique de la prison, qui salue le patient et nous salue. Jean-François saute sur l’occasion :

« N’est-ce pas que je suis le fils de Dieu ? » lui demande-t-il. L’aumônier de répondre

sérieusement : « Mais bien sûr, nous le sommes tous ». Le patient s’est alors retourné vers

nous, nous a fait un large sourire et un grand clin d’œil et a refermé la porte.

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Le propos de ce chapitre consistera à interroger un autre paradigme que celui de l’histoire et

de l’« identité narrative ». Il cherchera à convoquer le paradigme géographique et ce que nous

appelons l’« identité territoriale ». En complément de cette approche biographique s’articule,

pour reprendre les propos de Bachelard, une « topo-analyse [qui] serait donc l’étude

psychologique systématique des sites de notre vie intime » (Bachelard, 1957, p. 27). Si nous

reprenons l’anecdote de notre discussion avec Jean-François, cette situation, en plus d’être

amusante, est très utile pour notre réflexion. En effet, nous voyons que le sens d’une

information est relatif et qu’il est finalement assez difficile d’expliquer en quoi notre patient

est délirant et pas l’aumônier. Nous reviendrons plus loin sur cette question tournant autour du

concept de « sens commun » ; mais nous pouvons également constater que, face à la

schizophrénie, le recours à la « trame narrative » comme méthode de travail se révèle désuet.

Un auteur important pour notre propos est le philosophe G. Deleuze qui estime qu’« une

psychanalyse doit être de dimensions géométriques avant d’être d’anecdotes historiques »

(Deleuze, 1968, p. 113). Cherchons, au sein de son corpus philosophique, mais également à

travers des études contemporaines en psychologie cognitive, des pistes pour entreprendre de

répondre à son ambitieux projet.

2. La territorialisation

Dans Mille plateaux (Deleuze et Guattari, 1980), existe un chapitre influencé par l’éthologie

de von Uexküll, Lorenz et Eibl-Eibesfeldt. Ce onzième « plateau » s’appelle « De la

ritournelle » ; il s’agit certainement du passage de l’œuvre deleuzienne où les concepts de

territoire et de territorialisation sont énoncés le plus en profondeur. Selon ce propos, l’espace

objectif demande à être investi par des mouvements d’appropriation et devient « habité » par

un acte de territorialisation ; mouvement constitutif qui se confond avec son effet : « Le

territoire est en fait un acte qui affecte les milieux et les rythmes, qui les "territorialise". Le

territoire est le produit d’une territorialisation des milieux et des rythmes. Il revient au même

de demander quand est-ce que les milieux et les rythmes se territorialisent, ou quelle est la

différence entre un animal sans territoire et un animal à territoire » (Deleuze & Guattari, 1980,

p. 386). Apparaît une notion essentielle, à savoir celle des rythmes produits par le sujet qui

« territorialise » mais aussi des rythmes induits par le territoire investi. Par un double

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mouvement d’investissement, le sujet va habiter un espace et être habité par celui-ci lorsque

les mécanismes d’expressivité et de subjectivité peuvent s’exprimer : « Précisément, il y a

territoire dès que des composantes de milieux cessent d’être directionnelles pour devenir

dimensionnelles, quand elles cessent d’être fonctionnelles pour devenir expressives. Il y a

territoire dès qu’il y a expressivité du rythme. C’est l’émergence de matières d’expression

(qualités) qui va définir le territoire » (Ibid., p. 387).

Ces matières d’expression sont le sifflement des oiseaux autour du nid (la ritournelle dans son

acception éthologique première), le chantonnement d’un enfant dans le noir pour appréhender

sa peur (Ibid. p. 382), les affrontements entre animaux dits « territoriaux » (Ibid., p. 394) ou

encore les temps, silences ou cadences dans les œuvres de Schumann, Bartók ou Mozart

(Ibid., pp. 428-433). Les matières d’expression sont en fait un large panel de comportements

dans lequel le sujet territorialisant va puiser. Ce sont ces gestes de la vie quotidienne qui

permettent de prédire, dans une certaine mesure, le comportement des gens que nous

connaissons bien : dans telle situation, untel réagirait de la sorte à l’opposé d’un autre qui

réagirait bien différemment… Cette sémiologie fine, productrice de sens et de prédiction –

l’essentiel ne consistant bien évidemment pas dans la véracité absolue de la prédiction –, est

un processus psychologique intuitif et automatique qui permet d’entrer « naturellement » en

interaction sociale et d’attribuer à certaines de nos relations un ordre de prépondérance. De

cette manière, nos proches – le terme semble bien adéquat – sont ceux que nous connaissons

le mieux et pour lesquels nous pouvons le mieux nous représenter une théorie du

fonctionnement psychologique.

Ce panel comportemental que nous identifions, s’il trouve son origine dans un compromis

entre valeurs culturelles, familiales et personnelles, est aussi à situer dans un ancrage

biologique évident. Les apports de la recherche cognitive permettent de mettre en évidence

qu’un processus en apparence aussi simple que la reconnaissance des visages, mais qui est en

réalité un enchaînement de mécanismes cognitifs extrêmement complexes que nous

parvenons à réaliser de manière tout à fait naturelle, est défaillant chez le schizophrène

(Chambon et Baudouin, 2009 ; Weiss et al., 2009 ; Schwartz et al., 2006 ; Trémeau et al.,

2005). Ces études indiquent une incompétence importante pour les sujets schizophrènes à

identifier les visages mais aussi plus précisément les émotions sur le visage d’autrui ou la

production d’émotions faciales. Au-delà du rôle fréquemment souligné que remplit le visage

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dans le processus d’identité (Sami-Ali, 1977), c’est aussi l’ensemble des compétences

interrelationnelles qui sont ici privées des modes de rétroaction et d’ajustement que permet

généralement l’identification des émotions sur le visage d’autrui. Privées de ce feed-back

essentiel, les interactions sociales ne peuvent qu’être moins adéquates et performantes.

Un second pan de la recherche cognitive correspond à notre identification des actes de

ritournelle. Il s’agit de la théorie du « salience syndrome » (George, 2009 ; Speechley et al.,

2010 ; Van Os, 2009a, 2009b, 2010 ; Van Os & Kapur, 2009 ; Kapur, 2003) qui est aussi tout

à fait intéressante pour situer avec des arguments cognitifs la problématique sociale et

relationnelle du schizophrène. Selon cette théorie très « actuelle », il fait partie du quotidien

de l’homme d’être « bombardé » de milliers de stimuli venant de l’environnement extérieur.

Parmi ces stimuli, certains ont la qualité spécifique d’être des vecteurs potentiels

d’informations pertinentes. Pertinence qui est à l’origine des échanges sociaux sur lesquels

tout un chacun peut s’entendre (ce que nous appelons le « sens commun ») et permet par

exemple les interactions relationnelles entre deux personnes qui ne se sont jamais rencontrées

auparavant. L’hypothèse nodale de ces recherches « cognitivo-sociales » est que ces « stimuli

saillants » apparaissent problématiques pour le schizophrène. Ce dernier présenterait un

déficit majeur qui serait à la racine de sa tendance au repli social. Les sujets schizophrènes

identifieraient comme stimuli saillants des stimuli qu’une population contrôle ne sélectionne

pas ou identifie comme des stimuli neutres (on parle dans ce cas de « saillance aberrante »).

Il n’est ici guère question d’entrer dans le débat insoluble du déterminisme biologique de la

schizophrénie ; il s’agirait alors de se positionner dans une causalité linéaire et génétique alors

que la réflexion gagne à être inscrite dans une causalité circulaire (Sami-Ali, 2003 ; Englebert,

2013a). Il nous paraît, dès lors, plus opportun d’envisager un ensemble de phénomènes

congruents permettant la description la plus fine possible du phénomène schizophrénique,

plutôt que de sélectionner un facteur au détriment d’autres.

Notre hypothèse consiste à discuter de la perte d’un sens et d’un corps communs (d’un

« corps partagé » pour reprendre le titre de ce livre). Celle-ci pose la problématique du

phénomène psychotique du côté du social. Bleuler (1911), déjà, considère le retrait social

comme étant un symptôme majeur de la schizophrénie. La territorialisation est évidemment

décisivement liée au social et à la capacité pour le sujet d’intégrer l’autre dans sa géographie

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intime. Comment être avec les autres au milieu d’un espace ou comment investir un espace au

milieu des autres : « Le territoire, c’est d’abord la distance critique entre deux êtres de même

espèce : marquer ses distances. Ce qui est mien, c’est d’abord ma distance, je ne possède que

des distances. Je ne veux pas qu’on me touche, je grogne si l’on entre dans mon territoire, je

mets des pancartes. La distance critique est un rapport qui découle des matières d’expression.

Il s’agit de maintenir à distance les forces du chaos qui frappent à la porte. Maniérisme :

l’ethos est à la fois demeure et manière, partie et style » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 393).

La ritournelle est « le rythme et la mélodie territorialisés, parce que devenus expressifs, – et

devenus expressifs parce que territorialisants » (Ibid., p. 389). Il nous faut donc concevoir que

le « Facteur T, le facteur territorialisant » (Ibid., p. 388) trouve un terrain d’expression à

travers une rythmique que nous ne pouvons concevoir autrement que corporelle et gestuelle :

« En un sens général, on appelle ritournelle tout ensemble de matière d’expression qui trace

un territoire, et qui se développe en motifs territoriaux, en paysages territoriaux (il y a des

ritournelles motrices, gestuelles, optiques, etc.) » (Ibid., p. 397).

Deleuze et Guattari rejoignent selon nous Bachelard en nous démontrant que le « chez soi »

n’est jamais donné et que l’espace vécu est un espace transformé, approprié par la subjectivité

du sujet qui l’investit : « L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent

livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa

positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination » (Bachelard, 1957, p. 17). Dans

L’espace imaginaire, Sami-Ali (1974) démontre que l’acquisition de la tridimensionnalité par

l’enfant permet une progressive différenciation de l’autre. Cet auteur nous permet de

comprendre par ce raisonnement l’enracinement fondamentalement spatial de la relation à

autrui ; processus essentiel à l’origine de l’identité du sujet. L’exploration, l’appropriation, la

territorialisation de l’espace sont donc des mécanismes, pour beaucoup intuitifs et

automatiques, essentiels au processus identitaire et incluant la reconnaissance d’autrui et la

manière d’interagir avec lui.

Nous voyons donc s’amorcer les contours d’une définition de l’identité territoriale. Celle-ci

correspond à la manière qu’a un sujet de s’approprier un lieu, de faire d’un espace un

territoire. L’enjeu ne se limite pas à permettre au sujet d’adhérer à son environnement, de se

fondre dans son milieu ; il révèle plutôt un double mouvement. Celui-ci consiste d’une part

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pour le sujet à rencontrer les normes (implicites et explicites) de son environnement, mais

également à transcender ces dernières en modifiant ce milieu ambiant1. Le sujet est influencé

par son milieu mais il est également, grâce à ses actes de territorialisation, celui qui le

modifie, le seul capable de le faire passer du statut d’espace à celui de territoire. Comme nous

l’avons vu, cette identité territoriale ne peut se décliner sans évoquer la place de l’autre. Il faut

tolérer des territoires mixtes, d’autres neutres ; accepter que différents territoires puissent se

superposer.

3. Rupture dans l’identité territoriale chez le schizophrène

Il convient maintenant de démontrer en quoi l’identité territoriale est un concept permettant

une analyse heuristique de la schizophrénie. Pour ce faire, il est important de partir du corps.

Les patients schizophrènes présentent au travers de l’attitude corporelle, plus particulièrement

au niveau de ce que nous appellerons le « corps commun », un trouble spécifique. Merleau-

Ponty (1945) nous permet de comprendre que l’expérience corporelle humaine se confond en

réalité avec celle de l’intersubjectivité et que la rencontre d’autrui est, en son socle primaire,

une situation incarnée ; intersubjectivité et intercorporéité sont en réalité un phénomène

unique. Cette phénoménologie du corps permet d’affirmer que la rencontre entre deux sujets

n’est pas la rencontre de deux pensées isolées mais avant tout la rencontre de deux corps ; que

l’incarnation est le fondement de l’intersubjectivité (Gallagher, 2005). Qu’en est-il de

l’« intercorporéité schizophrénique » ? Elle semble se caractériser par un fonctionnement

intuitif défaillant (Stanghellini, 2008, 2009). Défaillant ou, du moins, en dehors d’une certaine

norme anthropologique. Deleuze et Guattari le suggèrent également : « Il y a tout un art des

poses, des postures, des silhouettes, des pas et des voix. Deux schizophrènes se parlent, ou

déambulent, suivant des lois de frontière et de territoire qui peuvent nous échapper » (Deleuze

& Guattari, 1980, p. 393).

Cette proposition concernant une communication idiosyncrasique est très fréquemment

rencontrée dans la quotidienneté des institutions. Par exemple, nous sommes appelé par un

infirmier qui cherche à comprendre les interpellations de deux patients qui « habitent » dans la

1 Sur le double mouvement de l’adaptation, nous nous permettons de renvoyer à Englebert (2013a) et Englebert

& Follet (2014).

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même chambre. Ces deux patients, schizophrènes chroniques déficitaires, ne sont pas

capables de formuler de phrases pour exprimer leur pensée mais nous comprenons bien qu’ils

tentent d’exprimer une demande précise. L’intonation de leurs cris et l’émotion qu’ils

semblent nous exprimer nous font comprendre qu’ils voudraient quelque chose mais qu’ils

sont dans l’impossibilité de le formuler. Alors qu’ils semblent répéter sans cesse les mêmes

sons, comme un langage qui nous apparaît inaudible, nous décidons de faire appel à différents

collègues espérant qu’ils parviendront à déchiffrer les demandes des deux patients. Après

plusieurs minutes de tentatives de déchiffrage, d’interprétation, de réinscription de cette

demande dans l’historique institutionnel des derniers jours, nous devons bien reconnaître

notre impuissance à entrer en relation avec nos deux patients. Jusqu’au moment où un

troisième patient, psychotique lui aussi, semblant amusé par tout le remue-ménage que crée

cet épisode, passe la tête dans l’encadrement de la porte et identifie en quelques secondes que

ses deux « voisins » doivent se rendre chez le dentiste et qu’ils se plaignent d’avoir été

oubliés.

Cette anecdote, qui fait écho à la rencontre entre Jean-François et l’aumônier dans l’exemple

que nous avons énoncé en tout début de chapitre, met en évidence que lorsque nous parlons de

perte de sens commun et de corps commun, il ne peut donc pas être postulé que la

signification exacte se situe du seul côté d’un des deux interlocuteurs (le sujet indemne de

psychose) mais qu’une signification, un sens existe chez chaque sujet. Il nous semble plutôt

que c’est au niveau de l’accordage relationnel, qui entend des conventions sociales implicites

(une intuition relationnelle), que se situe la défaillance. Ce distinguo est essentiel car il permet

de comprendre que la difficulté du sujet schizophrène se situe essentiellement dans le

relationnel, la signification relationnelle des événements. C’est bien en cela qu’il ne s’agit pas

d’une simple perte de sens mais bien plus d’une perte de sens commun. Les implications

thérapeutiques, dont nous aurons à discuter plus loin, sont évidemment très importantes

puisque le problème cesse alors de reposer uniquement sur les déficits du sujet malade pour se

poser sur les modes d’entrée en relation proposés par ce sujet mais aussi par son interlocuteur

(ici le clinicien). Ce renversement de perspective permet de penser que c’est aussi le clinicien

qui est incompétent pour entrer en relation avec un sujet schizophrène présentant un sens et un

corps relationnel en dehors de l’acception commune.

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À titre d’exemple, nous estimons qu’une observation de la relation de l’individu à

l’alimentation peut être une source d’informations pertinentes. Alors que la psychanalyse

confère à l’alimentation une valeur psycho-sexuelle sous l’autorité de la pulsion orale, nous

estimons plutôt que l’alimentation peut être un puissant vecteur de l’émotion. Les

« nourritures affectives » seraient ces aliments auxquels, à la valence alimentaire et gustative,

sont associées des composantes affectives majeures où éléments culturels et familiaux

trouvent un terrain d’expression. C’est ainsi que la région dans laquelle on habite possède ses

spécialités culinaires et que la famille issue de cette région donne une interprétation

personnelle de ces recettes. Enfin, à l’intérieur même de cette famille, les nouvelles

générations ne parviendront jamais à reproduire à l’identique la finesse de la madeleine de la

grand-mère. L’alimentation serait donc un besoin biologique essentiel sur lequel serait venu

s’étayer non pas une pulsion sexuelle mais plutôt une signification sociale, un sens commun

qui se transmet naturellement, intuitivement entre la mère (et le père évidemment) et son

enfant et ce, dès le plus jeune âge. Nous avons déjà pu observer à plusieurs reprises chez les

sujets schizophrènes un « désaccordage » relationnel concernant ces éléments a priori anodins

de la vie quotidienne.

La mère de Franz, patient schizophrène, insiste à de nombreuses reprises pour que la visite

que nous devons réaliser avec le patient dans la famille se déroule pendant un temps de midi ;

cela lui permettant de préparer les plats préférés de son fils. Lors du repas tant attendu, nous

sommes étonné de constater que notre patient mange tout ce qui lui est proposé à l’exception

stricte de ce que sa mère présente comme étant ses plats préférés. Il est probable que cette

attitude reflète d’autres éléments caractériels ou relationnels, mais elle témoigne aussi d’une

incapacité pour le patient à saisir la signification affective que semblent représenter les

denrées que sa mère lui avait spécialement cuisinées. Analysant le phénomène dans le sens

inverse, nous pouvons aussi nous poser des questions sur l’adéquation des propositions de la

mère. Une fois de plus, c’est plutôt au niveau relationnel et commun que la problématique

semble prendre racine. Ces petits éléments banals mettent en évidence, selon nous, une

certaine psychopathologie de la vie quotidienne et sont porteurs d’une signification

relationnelle et émotionnelle majeure.

L’ensemble de ces petits gestes quotidiens prend donc une valeur d’analyse significative dans

la problématique du sujet schizophrène. C’est à travers l’espace investi – le territoire – et la

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capacité à faire œuvre de territorialisation et de ritournelles que le sujet psychotique propose

un mode d’expression où la question centrale devient : comment être au milieu des autres ?

Cette question qui apparait de prime abord dans sa composante intuitive, automatique et

quasiment inconsciente semble, chez le psychotique, le submerger. Ce sentiment de

déterritorialisation irait de pair avec ce qu’il convient d’appeler une crise identitaire. Le socle

social de l’identité propre est ici vacillant ; il y a trouble de l’ajustement corporel et

dissolution du corps commun. L’ensemble des conventions sociales implicites devient un

ensemble d’énigmes ou d’impasses explicites auxquelles le sujet ne parvient pas à répondre.

Les travaux de Sass (1992, 1994, in press, Sass & Parnas, 2003) sur l’« hyper-réflexivité »

schizophrénique sont d’une grande clarté et sont superposables à cette observation d’une

dialectique entre l’implicite et l’explicite. Si la réflexivité caractérise la conscience aux prises

avec sa structure même, l’hyper-réflexivité correspond à une attitude rigide et excessive

d’analyse de ses propres phénomènes de conscience et d’intentionnalité. Cette « hyper-

conscience » portée à soi-même conduit à interroger sur un mode explicite l’ensemble des

phénomènes de la vie quotidienne qui nous apparaissent généralement implicitement, sans

que nous ayons à les interroger. Cette crise de la conscience sensorielle serait selon Sass – et

bien d’autres représentants de la psychopathologie phénoménologique tels que Parnas (2000)

ou Stanghellini (1997, 2006) – la racine anthropologique de l’existence schizophrénique2.

Cette hypothèse d’une crise anthropologique caractérisant le vécu schizophrénique nous

permet de préciser notre hypothèse d’une rupture au sein de l’identité territoriale. Celle-ci

agirait sur un socle anthropologique profond. Le double mouvement de l’adaptation, celui de

la création de territoire n’est plus opérant. Le sujet ne fait que coller à la norme, il adhère mais

ne fait plus rien adhérer à lui-même. Il est créé par son environnement mais ne crée plus ce

dernier. Comme nous allons maintenant le voir, l’on peut trouver cette explication du côté du

rapport au temps. Ce qui nous permettra de comprendre que le territoire est aussi une affaire

de temps ; l’identité territoriale est en fait un rapport spatio-temporel.

4. Le temps du territoire

2 Nous avons également étudié cette manifestation de l’hyper-réflexivité schizophrénique au sein du test de

Rorschach. Voir à ce propos Englebert (2011, 2013b).

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Le phénomène de territorialisation doit aussi pouvoir s’inscrire dans la temporalité car la

ritournelle n’aura d’effet que si elle se répète et s’inscrit dans le temps. Cette inscription

temporelle, permettant d’introduire cohérence et articulation entre différents éléments, est une

notion essentielle à laquelle Husserl (1893-1917) a eu recours pour définir son projet

phénoménologique. L’unité même d’un objet, pour apparaître à la conscience, suppose le

temps. Husserl le démontre en décrivant l’audition d’une mélodie. Si l’on isole les différentes

notes, chacune prise comme une réalité isolée, une idée globale de la phénoménalité de la

mélodie est tout simplement impossible. Ce sont l’articulation et l’enchevêtrement des

mesures qui vont permettre la perception auditive de la mélodie et d’échapper ainsi à la

monotonie ou à la cacophonie.

Il en est de même pour l’appropriation d’un espace par les petits gestes de ritournelle

permettant la territorialisation. Il s’agit d’un processus dynamique faisant d’un territoire un

bien jamais totalement acquis qui devra se soumettre à l’épreuve du temps et à la subtile

dialectique de la différence et de la répétition (Deleuze, 1968). De manière à ce qu’un

territoire, plus qu’un simple lieu, soit surtout la capacité d’investissement de ce lieu dans un

décours temporel. Deleuze et Guattari ne proposent pas autre chose lorsqu’ils expliquent : « Il

appartient à la ritournelle de se concentrer par élimination sur un moment extrêmement bref

(…). La ritournelle fabrique du temps. Elle est le "temps impliqué" (…). Il n’y a pas le Temps

comme forme a priori, mais la ritournelle est la forme a priori du temps, qui fabrique chaque

fois des temps différents » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 431).

Le décours temporel permettra d’envisager une projection dans le rapport au territoire et dès

lors de choisir de demeurer en cet espace (la répétition) mais aussi de le quitter (la différence).

Ce « processus de quotidienneté » serait donc la faculté d’avoir les bases stables qui

permettront au sujet d’envisager la survenue du changement. De cette manière, un espace

devient un territoire lorsque le sujet sait qu’il peut le quitter avec l’assurance de pouvoir le

récupérer par la suite (ou du moins qu’il pourra être re-territorialisé). Deleuze et Guattari

(1980) distinguent la déterritorialisation relative et la déterritorialisation absolue. La relative

laisse la perspective de re-territorialiser à l’avenir alors que la déterritorialisation absolue

suggère une perte irrévocable et irrécupérable. La schizophrénie peut être considérée comme

une déterritorialisation absolue. La territorialisation est aussi liée à la faculté de concevoir que

l’on existe en un endroit tout en n’y étant pas présent. Cette conception induit par principe un

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rapport du sujet à l’imaginaire (Sami-Ali, 1974) puisqu’il doit imaginer un lieu où il n’est pas,

avec toutes les partialités de cet irréel (Sartre, 1940). Sartre analyse également le rapport que

le sujet entretien au corps d’autrui en tant qu’absent dans L’être et le néant : « (…) l’absence

est une structure de l’être-là. Être absent, c’est être-ailleurs-dans-mon-monde (…) » (Sartre,

1943, p. 382). Comme le propose Sartre dans L’imaginaire, « Il n’est nullement prouvé que le

temps d’écoulement de la conscience d’image soit le même que le temps de l’objet imagé »

(Sartre, 1940, p. 248). Le fait de ne pas être sur un territoire mais de parvenir à l’imaginer

induit un rapport particulier au temps et surtout à la durée. Le territoire ou la personne proche

que je me représente « irréellement » a une qualité intemporelle : « (…) d’une seconde à

l’autre de mon temps à moi, [l’objet irréel] n’a pas varié, il n’a pas vieilli, pas "pris" une

seconde de plus : c’est un intemporel. (…). Ces objets, de toute façon, demeurent immobiles

en face du flux de la conscience » (Ibid., p. 249).

Pierre est un patient que nous rencontrons en milieu carcéral et qui a présenté un premier

épisode psychotique lorsque des cambrioleurs se sont introduits dans le domicile familial. À

l’époque, il a 20 ans et vit chez ses parents. Quelques mois plus tard, il est incarcéré pour une

tentative de meurtre perpétrée dans la structure psychiatrique où il avait été hospitalisé. Si

nous pouvons d’emblée observer la notion de territoire et de violation de celui-ci dans

l’organisation psychologique du sujet, un autre élément retient notre attention lorsque nous

rencontrons ses parents en sa compagnie. Après beaucoup d’incompréhension, nous saisissons

que le patient ne parvient pas à concevoir que ses parents continuent d’exister pendant que lui

est enfermé (et que le temps est pour lui arrêté). Lorsque les visites sont espacées, il lui est par

exemple très éprouvant de constater que les traits du visage de son père ou de sa mère se

modifient. Le patient en arrive alors à douter qu’il s’agisse réellement de ses parents. Il

semble qu’il ne puisse concevoir que la vie familiale existe sans sa présence tout comme il ne

peut envisager que les membres de cette famille discutent à son sujet en dehors des moments

où il les voit. Il ne peut comprendre qu’il existe dans le discours ou les pensées d’autrui. Nous

avons le sentiment que, pour ce patient, la réalité extra-carcérale n’existe pas car il ne peut la

percevoir. Pierre ferait sien le célèbre aphorisme de Berkeley : « être, c’est être perçu ou

percevoir ».

Le processus de « quotidienneté » est aussi à situer dans le registre de l’intuitif, de

l’automatique, du hors-de-la-conscience. Et c’est précisément une faculté déficitaire chez le

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sujet schizophrène. À la place du processus de quotidienneté apparaît le « quotidien sans

processus » ou, pour reprendre l’exemple husserlien, la monotonie ou la cacophonie au

détriment de la mélodie. Ce quotidien sans processus de quotidienneté s’apparente à ce que

Sami-Ali (1980) appelle le banal. Ce concept, qui s’intéresse au versant pathologique de

l’adaptation, décrit la tendance à réduire l’identité à l’identique, la différence à la répétition ou

le subjectif à l’objectif. Cette tendance paradoxale à être « unique en général », à « vivre une

subjectivité sans sujet », semble annihiler les facultés à se projeter dans un espace et un temps

qui sont dès lors dépouillés de leurs potentialités imaginaires. Le temps et l’espace ne sont

plus considérés que dans leur versant réel, induisant forcément une tendance à la répétition

stéréotypique : « C’est cette identité que l’on s’efforce maintenant de recréer, au moyen de la

répétition du même, du même son ou de la même couleur, à la faveur d’une rythmique faisant

dissoudre le subjectif et l’objectif dans une temporalité spatiale et une spatialité temporelle »

(Sami-Ali, 1980, p. 12). En effet, intrinsèquement liés, temporalité et espace sont alors

distendus et leurs complexes interconnexions ne sont plus efficientes, ne permettant plus une

projection du sujet en un autre lieu ni en un autre moment. C’est cette entrée dans le banal

(que nous distinguons donc ici nettement du processus de quotidienneté par son absence de

processus) qui va interdire au schizophrène les actes de ritournelle et de territorialisation et,

chemin faisant, d’inscription de ce processus dans une temporalité organisatrice.

Afin de se donner une représentation didactique de la problématique du schizophrène dans

son rapport à la géographie, il pourrait donc être dit qu’il est un phénoménologue pratiquant

l’épochè de manière radicale, Blankenburg (1971) et Tatossian (1979) suggèrent déjà cette

hypothèse d’un épochè schizophrénique et d’une analogie relative avec la « mise entre

parenthèses » phénoménologique. Il s’agirait d’un phénoménologue qui n’aurait pas réussi à

résoudre la problématique de l’enchaînement des phénomènes, qui n’aurait pas trouvé dans la

temporalité cette valeur organisatrice qui permet à partir d’un espace l’émergence d’un

territoire, ou à partir d’un enchaînement de sons l’audition d’une mélodie. Le schizophrène

serait donc voué à vaquer du chaos au néant, de la monotonie à la cacophonie, sans jamais

rencontrer un quotidien-changeant essentiel à la territorialisation et à l’inscription sociale.

5. L’utilisation du territoire dans la pratique clinique

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5.1. Approche topo-analytique et projet géographique

Une étude du rapport que le sujet entretient avec l’espace apparaît essentielle. Les lieux de vie

anciens, actuels et futurs seront donc discutés ainsi que le degré d’investissement du sujet à

cet égard. Citons derechef Bachelard : « Il semble que l’image de la maison devienne la

topographie de notre intime (…) il y a un sens à prendre la maison comme un instrument

d’analyse pour l’âme humaine (…). Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont

"logés". Notre âme est une demeure. Et en nous souvenant des "maisons", des "chambres",

nous apprenons à "demeurer" en nous-mêmes » (Bachelard, 1957, pp. 18-19). Il conviendra

donc d’analyser dans l’histoire du sujet son rapport à la géographie intime. Il sera ici question,

en parallèle à l’approche biographique, d’y articuler une approche « bio-géo-graphique » ; une

étude de l’espace habité qui doit être à la fois diachronique, synchronique et projective.

L’étude diachronique est consacrée à l’analyse en compagnie du sujet (et autrui pouvant aider

à compléter l’analyse, par exemple la famille) de l’historique de l’investissement de l’espace

– quels rapports avec l’espace le sujet a-t-il entretenus dans le passé ? – ; tandis que l’étude

synchronique se centre sur la manière actuelle d’investir un territoire (autrui pouvant aussi

compléter l’analyse, par exemple un éducateur ou tout autre membre du personnel de

l’institution). Enfin, la perspective finale de l’analyse consistera à envisager avec le sujet une

projection future dans un espace encore inconnu qu’il conviendra de territorialiser.

La pratique clinique nous a permis d’observer à de nombreuses reprises que cet

investissement, qu’il soit diachronique ou synchronique, est souvent marqué par l’instabilité

et la rupture. La dimension projective et future de la territorialisation est généralement absente

et semble même dépasser l’entendement du sujet schizophrène : « Où j’habiterai plus tard ?

Quelle question étonnante ! … [après plusieurs minutes d’un silence que nous ne voulions pas

interrompre] Je ne m’étais jamais posé la question, je n’y avais jamais pensé » nous répondra

Franz (patient dont nous avons parlé plus haut). Voici un second exemple issu d’une

conversation avec un patient schizophrène dont le symptôme délirant prend le pas sur

l’ensemble des signes du tableau clinique (l’action neuroleptique n’ayant aucun effet). Cette

situation clinique nous permet de constater que, lorsque ces questions concernant les futurs

lieux de territorialisation apparaissent, elles sont souvent irréalisables voire délirantes : Robert

a le même nom de famille (d’un point de vue phonétique car l’orthographe varie légèrement)

qu’un important agent immobilier de la région. Lors d’une sortie accompagnée par des

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professionnels de l’établissement, sans mot dire, il observe les affiches apposées sur les

façades de nombreuses maisons avec son nom, mal orthographié, qui y apparaît. C’est lors de

notre entretien suivant qu’il tient à me prévenir qu’il n’aura aucun problème de réinsertion car

il possède de nombreuses maisons et m’explique sa découverte et son raisonnement. Pensant

trouver une faille qui serait de nature à le raisonner, je lui fais remarquer la différence

orthographique. Il me répond qu’il avait remarqué cette faute et que c’est bien embêtant car il

devra, une fois sorti, réimprimer un nombre considérable d’affiches avec son nom

correctement orthographié !

Le processus à concevoir, partagé entre le clinicien et le sujet, consiste à élaborer un « projet

géographique ». Ce projet se construit via l’évaluation dans le passé de la situation dans

laquelle le sujet évoluait (fonctionnait) le mieux. Il s’agit de déterminer un territoire à venir

qui pourra s’inspirer des époques où la territorialisation était la plus adéquate. Généralement,

cette projection en un espace futur s’accompagne d’une identification des différents acteurs

sociaux qui aideront le sujet dans ses processus de quotidienneté et dans ses actes de

ritournelle. Il s’avère donc essentiel de repérer dans l’histoire du sujet, entre le chaos et le

néant, entre l’instabilité et la rupture, des « moments géographiques » où le sujet parvenait le

mieux à une adaptation sociale. La tâche consiste donc à faire du nouveau avec de l’ancien.

5.2. Psychologie orthopédique et psychologie clinique

Aux côtés de la topo-analyse, proposée ci-avant, il est essentiel au sein même du processus

psychothérapeutique de poser la question de l’acte. Celui du clinicien comme celui du patient,

qui s’inscrivent dans le contexte précis du territoire institutionnel. La pratique actuelle de la

clinique schizophrénique doit inclure les programmes de remédiation cognitive, de

psychoéducation et autres processus de reconnaissance de la maladie. Tout comme les

traitements médicamenteux, évidemment, ces techniques apparaissent incontournables et tout

à fait pertinentes pour envisager une prise en charge globale du patient. Mais ces processus à

visée correctrice, s’ils sont essentiels, traduisent, selon nous, une approche partielle et

incomplète de la prise en charge d’un sujet schizophrène. Deux éléments doivent être pris en

compte en complément de ces méthodes orthopédiques.

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D’une part, il s’avère nécessaire de distinguer, au sein de ces séances, celles qui s’effectuent

en groupe de celles qui se réalisent seul avec un thérapeute. En effet, l’éprouvé du groupe, que

nous tendrons à favoriser, est certes un puissant outil de remédiation et d’apprentissage

fonctionnels et cognitifs, mais surtout un lieu où vont se mettre en actes les processus de

territorialisation, de ritournelle ou d’accordage affectif. Ces séances de groupe permettant

petit à petit au sujet d’éprouver et de construire sens et corps communs ; d’exister au milieu

des autres et d’accepter que d’autres existent à ses côtés.

D’autre part, la tâche plus spécifique du clinicien sera la même que celle du sujet

schizophrène, consistant à essayer d’entrer en relation l’un avec l’autre. En effet, ce que nous

pouvons appeler, tant cette tâche nous apparaît fondamentale, un « paradigme

méthodologique » conçoit la relation clinique comme un éprouvé qui permet au sujet

d’utiliser, de donner sens aux fonctions défaillantes stimulées par les techniques

orthopédiques. Il ne suffit pas, par exemple, d’améliorer la mémoire à long terme ou de

réduire les troubles de l’attention pour permettre au sujet d’entrer en relation (bien que ces

processus y contribuent). Il faut, certainement dans une démarche pédagogique, chercher avec

le sujet à nouer un accordage affectif minimal, à tisser un corps commun.

En résumé, nous pourrions dire qu’il ne suffit pas de donner au sujet les potentialités

neurocognitives pour améliorer son quotidien mais il faut aussi chercher avec lui les moyens

d’inscrire ces acquis dans le vécu relationnel et social et dès lors d’oser se pencher sur les

questions du sens et de la sensation psychotique. Le clinicien doit interroger le vécu du

patient, et prendre le territoire comme « lieu d’expression » est probablement une méthode

utile et cohérente. Il faut, en collaboration, chercher à tisser un sens et un corps communs.

Rappelons que l’accent est mis sur le pôle commun et relationnel de la signification plus que

sur sa véracité. La schizophrénie témoigne avant tout d’une perte d’un sentiment de

communauté, de la possibilité de partager sens et intuition. Le clinicien doit donc se garder

d’attribuer à son propre point de vue l’exactitude, mais doit plutôt situer la défaillance du

sujet schizophrène dans l’accordage relationnel et les conventions sociales implicites. Le

nœud central de la problématique psychotique est alors déplacé des déficits du sujet

schizophrène vers les déficits dans la relation et les deux termes qui la composent.

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5.3. Contre-transfert corporel et contre-transfert territorial

Ce sont certainement l’espace et la faculté de territorialiser qui seront les vecteurs d’analyse

privilégiés pour expérimenter la mise en abîme des processus de ritournelle, d’intuition

relationnelle ou d’accordage affectif, nœuds centraux de l’acte thérapeutique. Pour le patient

comme pour le clinicien, il est davantage question de vécu, de subjectivité et d’affect que de

théorisation et même, à la limite, de réflexion : « Il faut donc que le savoir s’accompagne d’un

égal oubli du savoir. Le non-savoir n’est pas une ignorance mais un acte difficile de

dépassement de la connaissance » (Bachelard, 1957, p. 15). C’est donc la notion d’acte qui

permet d’introduire un accordage affectif. Un acte passant par une mobilisation et un

investissement corporel du clinicien qui devra utiliser ses propres ressources intuitives et

relationnelles là où le sujet se révèle moins performant.

Nous pensons aux prémices du travail clinique réalisé avec Michel, un patient schizophrène

qui refuse systématiquement depuis le début de son hospitalisation, il y a quatre ans, de

rencontrer un psychologue. Refuser n’est pas tout à fait adéquat puisque c’est plus

d’indifférence qu’il s’agit lorsqu’il boude nos sollicitations par courrier, par un appel via le

haut-parleur ou encore lorsque nous l’interpellons dans les couloirs ou devant sa chambre. À

chaque fois, le patient présente la même réaction qui consiste, plus qu’à faire comme si

l’interpellation n’existait pas, à, ressentons-nous, ne pas vivre ce moment, être « inexistant »

lorsque nous le voyons. Les seules réponses reçues parfois étaient des saluts militaires ou

l’entame d’une marche au pas caractéristique. S’il est évident que cette réaction est à mettre

sur le compte de la psychose, il n’en est pas moins évident que ce constat ne permet pas pour

autant d’entrer en relation avec le patient. Après de nombreuses tentatives infructueuses pour

entrer en relation, nous prenons le parti de ne plus interpeller le patient. Jusqu’au jour où,

ayant probablement observé cette prise de distance, c’est Michel qui nous interpella, avec son

mode de communication propre, en nous adressant ostensiblement un salut militaire

particulièrement solennel. Sans trop savoir pourquoi, nous prîmes le parti de lui renvoyer son

salut en exécutant un garde-à-vous qui étonna les quelques patients et membres du personnel

présents. Quelle ne fut pas notre surprise de voir, quelques heures plus tard, Michel se

présenter dans notre bureau pour la première fois. Nous pouvons de fait penser que sans cet

échange d’actes initiaux, aucune rencontre clinique n’aurait pu voir le jour.

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Un long travail d’élaboration consistera à poser avec le sujet des actes de territorialisation, de

ritournelle mais aussi simplement des actes relationnels et sociaux et d’inscrire cette activité

dans la temporalité.

Gilles est un patient schizophrène qui refuse, si ce n’est par un discours hyper-délirant, toute

modalité de communication. Physiquement imposant, la représentation qui vient à l’esprit

lorsque l’on évoque ce patient est son regard noir perçant, artéfact qui ne le favorise

certainement pas dans ses interactions sociales. Gilles présente comme comportement régulier

d’uriner dans sa cellule et de conserver ses excréments. Ce comportement, qui est aussi

déroutant que remarquable d’un point de vue homologique avec l’éthologie animale, est

certainement à interpréter comme une ritournelle, un acte de territorialisation. De fait, le

territoire pose ici question car il est impossible pour un membre du personnel de mettre un

pied dans la cellule du patient. Une « chasse gardée » qui pose rapidement d’importants

problèmes d’hygiène pour ce patient qui, comme le suggèrent certains, « tourne comme un

lion en cage ». C’est petit à petit que les membres du personnel ont réalisé un véritable travail

clinique laborieux mais remarquable avec Gilles. Par des gestes simples, réalisés

quotidiennement (donc inscrits dans une temporalité organisatrice), les cliniciens instauraient

une ritournelle induisant un « processus de quotidienneté » qui permet une inscription spatiale

et temporelle de la psychothérapie. Ces gestes ou actes sont d’abord le simple fait de pouvoir

entrer, après plusieurs mois d’agencements, dans la cellule du patient pour, finalement, arriver

à l’en faire sortir pour territorialiser d’autres espaces. Et ces « intervenants » de révéler que

« les choses se sont faites naturellement, quand on le sentait, quand le regard du patient nous

incitait à le faire ». C’est dans un long processus de prise en charge, fait de rechutes et

d’améliorations, que cette psychopathologie de la vie quotidienne a été aménagée, permettant

au sujet d’améliorer et de développer ses compétences sociales et ses facultés d’adaptation à

l’environnement.

Nous pouvons remarquer qu’indépendamment des compétences intuitives propres au

clinicien, ce sont la stabilité et l’inscription dans une temporalité commune qui offrent les

résultats les plus efficaces. Dès lors, ce que nous pourrions appeler le « contre-transfert

corporel » serait la faculté pour le clinicien de s’investir corporellement et activement dans le

dispositif thérapeutique, et la possibilité de s’y inscrire dans la durée. Le clinicien devra

s’interroger sur ses propres capacités intuitives et sur le sens commun qui émerge dans la

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relation. Il devra aussi être compétent en matière de spécificités culturelles, familiales et

institutionnelles qui entourent un sujet déraciné et déterritorialisé.

6. Conclusion

L’identité territoriale est la faculté pour un sujet de s’approprier un lieu et de lui conférer les

caractéristiques d’un territoire. Elle révèle un double mouvement, une rythmique, voyant le

sujet être en partie contraint par son environnement – le sujet est dans ce cas territorialisé par

son espace – mais également l’espace se révèler envahi, investi, territorialisé par le sujet.

C’est au prix de ce double mouvement que l’on peut évoquer le concept d’« identité

territoriale ». Le rapport à autrui est également essentiel et, de façon analogue, autrui nous

transforme, nous bouleverse, tout en sachant que nous exerçons les mêmes forces à son égard.

L’autre nous impose ses territoires, nous les cède, suggère des compromis, et nous en faisons

de même. Avec une variabilité interindividuelle qui révèle nos caractères, notre personnalité,

nos états d’âmes passagers, nos sautes d’humeur. Si bien que territorialiser en compagnie

d’autrui indique ce que nous sommes, la manière dont autrui nous perçoit.

Enfin, nous pourrions dire que ce concept, tout comme celui de Ricœur d’« identité

narrative », repose sur une bipolarité fonctionnelle : là où l’identité narrative est à la fois force

de transmission et à la fois de création, l’identité territoriale s’observe et tout en s’observant

se construit en s’adaptant au regard de l’observateur. Il s’agit d’une piste d’entrée vers les

processus thérapeutiques. S’annonce la question du changement et de l’agencement. Cet effet

est complémentaire à celui de l’identité narrative. Tous deux sont source de créativité, de

modification. Les difficultés dans l’existence schizophrénique se jouent certainement en partie

sur ce point décisif. Minkowski suggérait qu’« À la question : "Où êtes-vous ? " (…) le

schizophrène, même à un stade avancé, dira qu’il sait bien où il est – en effet il le sait – mais

qu’il ne se sent pas à l’endroit où il se trouve, qu’il ne se sent pas dans son corps, que

"j’existe" n’a pas de sens précis pour lui » (Minkowski, 1966, p. 329). Vieira va peut-être

encore plus loin dans sa proposition puisqu’il propose un mouvement, un déplacement :

« Dans l’évolution de la schizophrénie, tout se passe comme si le schizophrène était l’homme

qu’un vecteur inconnu déplacerait sans cesse vers la frontière de son territoire (…). Il se

comporte comme s’il commençait à ne pas reconnaître les repères de son propre territoire

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(…) » (Vieira, 1974, pp. 68-69). Le concept d’identité territoriale et son potentiel de création

suggèrent au clinicien de chercher à inverser ce mouvement de déplacement repéré par Vieira.

À tout le moins, l’on peut suggérer qu’un mouvement parallèle peut probablement revoir le

jour. La territorialisation sera difficile, le processus se révélera peut-être laborieux, mais la

créativité mérite d’être recherchée.