Hec domus est sancta quam fecit domnus Oliva: Santa Maria de Ripoll

16
Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009 Immaculada LORÉS, Carles MANCHO 205 HEC DOMUS EST SANCTA QUAM FECIT DOMNUS OLIVA : Santa Maria de Ripoll 1 Immaculada LORÉS Universitat de Lleida Carles MANCHO Institut de Recerca en Cultures Medievals Universitat de Barcelona 1. INTRODUCTION Hec domus est sancta quam fecit domnus Oliva. Ceci est un des trois vers copiés dans un manuscrit de Ripoll et conservé dans les Archives de la Couronne d’Aragon, à Barcelone (ACA, ms. 46, f. 21). Il ne semble pas qu’ils forment une composition poétique, même si un autre des vers se réfère à l’église du monastère : « Virginis hanc aulam sacravit Oliva beatam » 2 . Quelques auteurs attribuent le vers à l’abbé Oliba et ont suggéré qu’il pouvait s’agir d’une ins‑ cription qui aurait été composée à l’occasion de la consécration de l’église, le 15 janvier 1032, et même placée sur les murs de l’église et, plus précisément, dans l’entrée 3 . La fête de consécration fut une cérémonie de la plus haute solennité à laquelle participèrent nombre de personnalités et qui fut rappelée et célébrée au long des années 4 . Il s’agissait de la quatrième consécration de l’église du monastère depuis sa fondation. Tous les textes qui introduisent une brève histoire du monastère rappellent la place de cette église par rapport aux églises précédentes ; et le document de l’acte de consécration l’explique de manière précise : le comte Guifré, qui avait fondé le monastère, avait aussi construit la première église en 888 ; son fils, le comte Miró, la remplaça par un autre bâtiment plus vaste, qui fut consacré le 935 ; et son petit‑fils, le comte Oliba Cabreta, père de l’abbé, avait promu une œuvre beaucoup plus large que la précédente et qui fut consacrée en 977. Le quatrième bâtiment consacré en 1032 (nommé domus ou aula) est attribué à Oliba et, par conséquent, est le résultat de l’activité constructive qui termine cette année 5 . Cette église fut la dernière construite pour le monastère, même si elle fut maintes fois remaniée tout au long des siècles et jusqu’au début du XIX e siè‑ cle. Malheureusement, elle ne nous est pas parvenue avec ses transformations et l’usure du temps, mais complètement reconstruite : aujourd’hui nous som‑ mes donc devant la cinquième église et non plus devant la quatrième (ill. 1). 1. Cette étude s’inscrit dans le cadre du projet de recherche du Ministerio de Educación y Ciencia (HUM 2005‑00131), Tradiciones y transmisión iconográfica en el arte alto medieval : la miniatura catalano-aragonesa del siglo XI y los primeros conjuntos monumentales románicos, dirigé par Milagros Guardia, de l’Université de Barcelone. 2. Junyent, E., Diplomatari i escrits literaris de l’abat i bisbe Oliba, Barcelona, 1992, p. 308‑309. Textes qui avaient été recueillis dans Beer, R., Los manuscrits del monestir de Santa Maria de Ripoll, Barcelona, 1910 ; Nicolau d’Olwer, Ll., « L’escola poètica de Ripoll en els segles X‑XIII », Anuari de l’Institut d’Estudis Catalans, VI, 1915‑1920, 1920, p. 3‑84, p. 34. 3. Mundó, A. M., « Olibae abbatis carmina quae exstant de rebus monasterii rivipullensis » dans F. Rico, Signos e indicios en la portada de Ripoll, Barcelona, 1976, p. 58‑62 ; Junyent, Diplomatari..., op.cit. p. 309. 4. Le jour de la consécration de la quatrième église devint une festivité du calendrier liturgique du monastère. 5. Marca, P. de, Marca Hispanica sive limes hispanicus, Barcelona, 1688, col. 1050‑1052 ; Junyent, Diplomatari..., op. cit. p. 165‑170.

Transcript of Hec domus est sancta quam fecit domnus Oliva: Santa Maria de Ripoll

Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009 Immaculada Lorés, Carles ManCho 205

Hec domus est sancta quam fecit domnus oliva :

Santa Maria de Ripoll1

ImmaculadaLorésUniversitat de Lleida

CarlesManChoInstitut de Recerca en Cultures Medievals

Universitat de Barcelona

1. IntRoductIonHec domus est sancta quam fecit domnus Oliva. Ceci est un des trois vers copiés dans un manuscrit de Ripoll et conservé dans les Archives de la Couronne d’Aragon, à Barcelone (ACA, ms. 46, f. 21). Il ne semble pas qu’ils forment une composition poétique, même si un autre des vers se réfère à l’église du monastère : « Virginis hanc aulam sacravit Oliva beatam »2. Quelques auteurs attribuent le vers à l’abbé Oliba et ont suggéré qu’il pouvait s’agir d’une ins‑cription qui aurait été composée à l’occasion de la consécration de l’église, le 15 janvier 1032, et même placée sur les murs de l’église et, plus précisément, dans l’entrée3. La fête de consécration fut une cérémonie de la plus haute solennité à laquelle participèrent nombre de personnalités et qui fut rappelée et célébrée au long des années4. Il s’agissait de la quatrième consécration de l’église du monastère depuis sa fondation.Tous les textes qui introduisent une brève histoire du monastère rappellent la place de cette église par rapport aux églises précédentes ; et le document de l’acte de consécration l’explique de manière précise : le comte Guifré, qui avait fondé le monastère, avait aussi construit la première église en 888 ; son fils, le comte Miró, la remplaça par un autre bâtiment plus vaste, qui fut consacré le 935 ; et son petit‑fils, le comte Oliba Cabreta, père de l’abbé, avait promu une œuvre beaucoup plus large que la précédente et qui fut consacrée en 977. Le quatrième bâtiment consacré en 1032 (nommé domus ou aula) est attribué à Oliba et, par conséquent, est le résultat de l’activité constructive qui termine cette année5.Cette église fut la dernière construite pour le monastère, même si elle fut maintes fois remaniée tout au long des siècles et jusqu’au début du XIXe siè‑cle. Malheureusement, elle ne nous est pas parvenue avec ses transformations et l’usure du temps, mais complètement reconstruite : aujourd’hui nous som‑mes donc devant la cinquième église et non plus devant la quatrième (ill. 1).

1. Cetteétudes’inscritdanslecadreduprojetderechercheduMinisteriodeEducaciónyCiencia(hUM2005‑00131),Tradiciones y transmisión iconográfica en el arte alto medieval : la miniatura catalano-aragonesa del siglo XI y los primeros conjuntos monumentales románicos,dirigéparMilagrosGuardia,del’UniversitédeBarcelone.2. Junyent,E.,Diplomatari i escrits literaris de l’abat i bisbe Oliba,Barcelona,1992,p.308‑309.TextesquiavaientétérecueillisdansBeer,r.,Los manuscrits del monestir de Santa Maria de Ripoll,Barcelona,1910;nicolaud’olwer,Ll.,«L’escolapoèticaderipollenelsseglesX‑XIII»,Anuari de l’Institut d’Estudis Catalans, VI,1915‑1920,1920,p.3‑84,p.34.3. Mundó,a.M.,«olibaeabbatiscarminaquaeexstantderebusmonasteriirivipullensis»dansF.rico,Signos e indicios en la portada de Ripoll,Barcelona,1976,p.58‑62;Junyent, Diplomatari..., op.cit. p.309.4. Lejourdelaconsécrationdelaquatrièmeéglisedevintunefestivitéducalendrierliturgiquedumonastère.5. Marca,P.de,Marca Hispanica sive limes hispanicus,Barcelona,1688,col.1050‑1052;Junyent, Diplomatari..., op. cit. p.165‑170.

206 Immaculada Lorés, Carles ManCho Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009

Un ensemble de circonstances de tout genre justifie aussi bien les transformations que la reconstruction du bâtiment roman. À côté des faits naturels et historiques comme le tremblement de terre du XVe siècle ou le désa‑mortissement des biens ecclésiastiques de 1835 et l’aban‑don puis l’incendie du monastère, Ripoll a toujours eu un caractère politique et symbolique qu’on trouve déjà dans l’acte de consécration de 1032. Le rôle de panthéon de la dynastie comtale qui fonde le monastère et pro‑meut la construction des différentes églises n’échappe pas à ces considérations. Cet aspect symbolique qui s’était attaché à Ripoll pendant tout le Moyen Âge fut récupéré et renforcé au XIXe siècle. Cela explique l’intérêt pour la reconstruction d’une partie de l’ensemble monumental après l’incendie de 1835. À ce propos il faut souligner le rôle de deux autres ecclésiastiques, successeurs d’Oliba par leur importance comme reconstructeurs soit de la symbolique soit de l’architecture de Ripoll : le poète Ja‑cint Verdaguer et l’évêque de Vic, Josep Morgades.Compte tenu de l’histoire complexe et particulière du monastère, l’étude de la basilique d’Oliba exige un pro‑cessus de déconstruction historique permettant de dé‑masquer le bâtiment consacré en 1032 de tous les élé‑ments ajoutés, les transformations et les restaurations. Tout aussi nécessaire est la révision des informations qui, depuis des années, ont essayé de décrire comment était ce bâtiment d’Oliba, bâtiment quasiment inexistant et, pour cette raison, propre à toute sorte de spéculations.

La récupération de la symbolique attribuée à Ripoll nous permet d’expli‑quer l’intervention de reconstruction du XIXe siècle et donne tout son sens à la décision prise par l’évêque de Vic Josep Morgades. Elle explique aussi la consécration solennelle du nouveau bâtiment, le 10 juillet 1893, ce bâti‑ment que nous pouvons visiter aujourd’hui. Cet acte politique et religieux fut, probablement, la partie la plus « médiévale » du processus de recons‑truction, comme manifestation du croisement des intérêts d’une partie de l’Église catalane avec le mouvement politique conservateur catalaniste, très fortement représenté, qui venait de naître. Parmi les hommes politiques y figurait le jeune Josep Puig i Cadafalch, disciple et héritier d’Elias Rogent, l’architecte auteur du projet et directeur des travaux de reconstruction de Santa Maria de Ripoll qui, curieusement, n’assista pas à la consécration6.Cette cinquième consécration de Ripoll comporta le renforcement du ca‑ractère symbolique du monastère et aussi du personnage‑fondateur, l’abbé Oliba, qui depuis le XIe siècle était déjà considéré comme un des hommes illustres de la politique médiévale, et qui, après ce moment, devint aussi l’un des hommes illustres de la politique et la culture catalanes. Comme toutes les légendes, Ripoll a aussi de solides racines : au XIXe siècle il ne fut pas nécessaire d’inventer un monastère‑symbole, car Ripoll était déjà considéré au Moyen Âge comme le foyer de la « patrie ». Outre le fait d’être un grand centre culturel, le monastère avait été fondé par Guifré le Velu qui le transforma en panthéon de sa dynastie, la première à se rendre indépen‑dante du pouvoir franc. Au XIIe siècle, Ripoll devient aussi le panthéon des comtes‑rois de Barcelone.

6. nousn’avonspaslaplacededévelopperlesliensentrelemouvementpolitiqueetreligieuxqu’estlecatalanismeconservateuretlemouvementculturelquisouslenomde«renaixença»définitleXIXesiècleenCatalogne.Pouruneintroductionsurcesthèmesv.Història, Política, Societat i Cultura dels Països Catalans,vol.6et7,Barcelone,1996.

1 ‑ Église de Ripoll.

Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009 Immaculada Lorés, Carles ManCho 207

2. La ReconStRuctIon de L’égLISe de Santa MaRIa de RIpoLL

Il est peut‑être superflu de rappeler que le bâtiment actuel est le fruit de la reconstruction complète d’une église ruinée entre 1830 et 18867. Le bâtiment que nous pouvons visiter aujourd’hui est celui conçu par l’architecte Elias Ro‑gent i Amat8. « Avant de finir – écrit l’auteur – j’ai besoin de me poser à moi même une question. Les travaux qui viennent de finir et ceux qui sont en train de l’être, revêtent‑ils, dans leur réalisme constructif, l’apparence des anciens ? » Et il continue : « Le monument de Santa Maria appartient à des périodes dif‑férentes, et chacun a mis en œuvre les moyens techniques qu’il possédait... » « ... nous sommes convaincus que, dans le cas présent, et compte tenu qu’il s’agit d’une reconstruction, même si les lignes, profils, et détails [du projet de recons‑truction] suivaient les caractères propres du siècle auquel nous nous référons, il y aura toujours quelque chose manifestant que les travaux ont été réalisés dans le dernier tiers de ce siècle [c’est‑à‑dire le XIXe] »9. La première question qu’on peut donc se poser est : quel bâtiment était‑on en train de « récupérer » ?Avant la reconstruction définitive, on avait réalisé divers projets. Le thème est passionnant surtout pour l’histoire de la restauration, pour l’histoire des mentalités et même pour connaître la situation politique du pays. Pourtant nous ne pouvons analyser dans toute leur profondeur ni les raisons d’être de chaque projet, ni les raisons du choix du projet définitif 10.Le plus ancien des projets est celui de 1865. À cette date, l’Académie Provinciale des Beaux Arts charge les architectes Augusto Font y Carreras, Francisco de Paula del Villar et Elias Rogent de rédiger un rapport sur le monastère. On conserve ce document à la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando à Madrid. La partie la plus intéressante est, sans doute, celle des dessins de l’architecte Elias Ro‑gent, déjà célèbre pour un bâtiment très novateur à l’époque, celui de l’Université de Barcelone11 (ill. 2a, 2b).

7. Pourmieuxconnaîtrelepointdedépart,rappelonsquelquesfaits.En1820legouvernementespagnoldécidelapremièreconfiscationdespropriétésecclésiastiques.Elleentraîneen1822l’expulsiondelacommunautédemoinesderipoll.Leschangementspolitiquespermettenten1826leretourdesmoines.Ceretourcomporteladernièregranderéformedubâtiment,entre1826et1830.Le11octobre1835la«Desamortización»duministreMendizabalsupprimelesordresreligieux;lemonastèreestmisàsac.santaMariaderipolldevientalorspropriétédel’état.Entrele9etle11août1835‑premièreguerrecarlina -lemonastèreestmisàsacetbrûle;c’estlapremièregrandedestruction.En1842l’églisedesantaMariadevientparoisse.En1885ontransfèrelapropriétédubâtimentaudiocèsedeVic.Le21mars1886lestravauxdereconstructioncommencent.L’évêquedeVic,JosepMorgades,consacresolennellementlebâtimentle10juillet1893.8. Cependantcetteaffirmationpeutnepasêtretrèsprécise.Bienqu’ils’agissed’undesaspectsàapprofondir,onpeutconstaterquelquesproblèmesentrel’auteuretleprojetfinal.D’abord,iln’assistepasàlacérémoniedeconsécrationsoi‑disantpourdesennuisdesanté,maisquelquesjoursaprèsilserendàsantJoandelesabadesses,toutprèsderipollpourvisiterlechantier.Ensuite,ilestétranged’écrireunrapport‑voirnotesuivante‑le24décembre1886,neufmoisettroisjoursaprèsl’inaugurationdestravauxle21mars,surtoutsil’onconsidèrequ’iln’yaurapasdedocumentsemblableaprèsavoirfinilebâtiment.Quelqueschangementsentrelepremieretledernierdesprojetsderogent,donc,nedevraientprobablementluiêtreattribués.Ilfaudraitanalyser,attentivement,l’interventionsoitdel’évêqueJosepMorgades,soitdel’architectediocésain,D.Joseartigasyramoneda.[nousvoudrionsremercierM.EliesrogentetM.Jordirogent,lesdescendantsdel’architecte,quinousontaccueillistrèsaimablementdanslamaisondefamilleetquinousontlargementaidés].9. C’estnotretraductionetnousquisoulignons.V.rogent,E.,Santa María de Ripoll. Informe sobre las obras realizadas en la basílica y las fuentes de la restauración.Barcelona,1887,p.20‑21.10. Commenousallonsvoir,lestroisprojetssontprofondémentdifférentsentreeux.récemmenta.hernández(La clonación arquitectónica,Madrid,siruela,2007,p.29etsuiv.)atraitécesujetdansuncadrepluslarge.L’auteurseconcentresurleprojetdéfinitifetlaissedecôtélesdeuxprojetsprécédents,carsonintérêtestcentrésurl’utilisationpolitiquedupatrimoineauXIXesiècledanslecadrethéoriquedelarestaurationdupatrimoine.Danscecadre,lechoixdumomentreconstruitàripolletlamanièredontrogentprocèdesonttrèsclairs.11. FontyCarreras,a.,Elogio del arquitecto D. Elías Rogent y Amat : leído en la sesión que se celebró el día 30 de diciembre de 1897 por el académico...,Barcelona,1897;Bassegodaiamigó,B., El Arquitecto Elías Rogent,Barcelona,1929;hereuPayet,P.,L’Arquitectura d’Elias Rogent,Barcelona,1986.2a/2b ‑ Elias Rogent, premier projet de reconstruction de l’église de Ripoll, 1865.

208 Immaculada Lorés, Carles ManCho Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009

Le deuxième projet appartient à M. Martí Sureda, architecte de la Commission Provinciale de Girona. En 1880 il réalise les dessins à un moment où la Com‑mission de Girona s’occupait des travaux de conserva‑tion du bâtiment partiellement en ruines12 (ill. 3). Le troisième projet est signé par Elias Rogent qui, modifiant les plans de 1865, nous offre ce qui de‑vient la version définitive de Santa Maria de Ripoll. L’architecte travaille cette fois pour l’évêque de Vic, Josep Morgades, qui en 1886 inaugure la recons‑truction13 (ill. 4a‑b et 5).Sans entrer dans les détails, nous dirons que la prin‑cipale différence entre les projets de Rogent et de Su‑reda était conceptuelle. Rogent imagine toujours la reconstruction tandis que Sureda imagine la conso‑lidation de ce qu’on conservait encore du bâtiment.

Sureda relève des dessins de ce qu’il voit pour es‑sayer de stopper la des‑truction. Rogent nous propose aussi bien dans le premier que dans le deuxième projet des dessins ayant pour ob‑jectif la reconstruction. Même s’ils partagent des concepts communs à l’école de Viollet‑le‑Duc, par exemple l’unité de style, les différences entre eux sont fondamentales. En fait, dans le projet de Sureda on peut parler sans hésiter de restau‑ration, tandis que pour Rogent on doit parler de reconstruction14.Pour comprendre le choix définitif ainsi que l’état d’esprit de l’épo‑que, il est intéressant de reprendre le com‑mentaire de Josep Pel‑licer à propos du projet de Martí Sureda, sans le citer ; il nous infor‑me que « l’idée s’était répandue de conserver la partie monumentale comme ruine, tout en faisant les réparations opportunes comme s’il

12. alcaládehenares,archivoGeneraldelaadministración,(05)14‑02c.31/8045.PourlesprojetsdeMartísuredaetrogentdereconstructionderipoll,voirGonzález‑Varas,I.,«LareconstruccióndesantaMaríaderipollporMartínsuredayElíasrogent(1880‑1893).historiografíaeideologíaenlaafirmacióndelprimerrománicocataláncomoestilo nacional »,Espacio, Tiempo y Forma,9,1996,p.249‑296.13. Ibidem.14. Vid.hernandez,La clonación...,op. cit.,supra.nousavonsdéjàsoulignélefaitquerogentlui‑mêmeparlede«reconstruction»pourdésignerleprojet.V.aussiF.Vilà,«Larestauracióderipoll,unintentderedreçarlahistòria»,D’Art,13,1987,p.213‑223.

3 ‑ Martí Sureda, plan du projet de restauration des bâtiments du monastère, 1880.

4a/4b ‑ Elias Rogent, deuxième projet de reconstruction de l’église de Ripoll, 1885.

Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009 Immaculada Lorés, Carles ManCho 209

s’agissait d’un monument grec ou romain, et non du temple national dont la Catalogne attendait la consécration »15. L’objectif de la ruine‑musée était inconcevable dans l’idéal catalaniste conservateur pour lequel la religion catholique était l’un des axes de cohésion nationale. Le ton de Pellicer est impressionnant : il ne comprend pas une solution proche de celle des ruines grecques et romaines, on dirait qu’il s’agit pour lui d’une possibilité quasi‑ment hérétique. En simplifiant, on peut donc dire que dès le moment où la paroisse de Santa Maria devint propriété du diocèse de Vic en 1885, le projet de Sureda n’était plus acceptable.Quant au projet de Rogent, c’est lui‑même qui nous raconte la raison d’être des différences entre les projets de 1865 et 1885. Fondamentalement il s’agissait du peu d’expérience qu’il avait en 1865 car il affirme que sa meilleure connaissance de l’architecture romane catalane lui permettait d’améliorer sa première version de Ripoll. Selon lui les défauts du premier projet sont dus à son manque d’expérience « y al poco aprecio que merecía, en aquel periodo, el romanismo particular de Catalunya ». Rogent consi‑déra qu’il « podría completarlo leyendo las páginas de piedra escritas en lenguaje ideográfico, en los flancos y las cumbres de las montañas catalanas, en las cuencas de la Tet, Fluviá, Llobregat, y Cardener y en los pintorescos valles de la region Noreste del Principado, levantando acta de los edificios religiosos que conservamos de los siglos X y XI cuando las partes Sud y Oeste sufrían aún el yugo maometano »16.C’est à partir de toutes ces données, culturelles comme techniques, que nous pouvons comprendre quel bâtiment on voulait reconstruire. Rogent est conscient du fait que « Santa Maria appartient à des périodes différentes », mais il doit refaire le bâtiment du XIe siècle, celui d’Oliba. Le bâtiment d’Oli‑ba signifie « l’église d’Oliba », car la chose la plus étonnante aujourd’hui est de constater comment le monastère fut complètement mis de côté, et même détruit pour le peu de parties et d’éléments survivants, pour se concentrer sur l’église17. La renaixença culturelle et le catalanisme politique avaient besoin d’un symbole. L’école de restauration à laquelle appartient Rogent comme ses propres écrits fournissent les arguments théoriques ou scientifiques qui justifiaient le résultat final18.

15. Pellicerétaitsansdoutel’undespersonnageslesplusactifsduprojetderestaurationdubâtiment.V.parexempleCalzadaioliveras,J.,«Períodecivildelarestauraciódelabasílicaolibiana»dansCommemoració del Centenari de la restauració del monestir de Ripoll (1886-1986),ripoll,1986,p.57‑75,enpart.p.65etsuiv.16. Vid.rogent,Santa María de Ripoll. Informe...,op. cit.,p.23.aujourd’hui,uneaffirmationdecegenrepourraitparaîtreétonnante,maisilfauttenircomptedesbasesthéoriquesdela«restaurationstylistique»,l’écoledanslaquellenouspouvonsplacerrogentetsesinterventions,«...unatendenciaque,nacidaenelsenodeunaculturaformalistacomoesladelsigloXIX,basabalarestauracióndelosmonumentosenelconceptode"estilo",instrumentocimentadoenunriguroso conocimientodelahistoria,laarqueologíaylaarquitecturaquepermitiócompletarymejorarlosmonumentos...»(hernandez,La clonación...,op. cit.,p.30)[c’estnousquisoulignons].Cescitationsdutextederogentsonttiréesduchapitre«Fuentesartísticasdelarestauración»,oùl’auteurexpliquelesmodèlessuivispourreconstruirechaqueélémentmanquantdanslanouvelleéglise.17. Lecloîtrefaitexception,maisilestconçucommeunegalerieouunportique;caraucunedesdépendancesquil’intégraientnefutnirespectéenireconstruitev.infra.18. Cf.note16.

5 ‑ L’évêque Morgades avec Elias Rogent dans l’église reconstruite.

210 Immaculada Lorés, Carles ManCho Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009

3. LeS choIx du ReconStRucteuR

Au delà des plans et des élévations, le document essentiel pour connaître les idées de Rogent est le rapport, Santa Maria de Ripoll. Informe sobre las obras realizadas en la basílica y las fuentes de la restauración, que nous avons déjà cité. Ce texte, qui a aussi une valeur pour connaître la contestation du projet, est extrêmement intéressant car Rogent nous explique le processus créatif, mais aussi, partiellement, l’état du bâtiment.Dix‑neuf jours avant l’inauguration des travaux, le 21 mars 1886, Rogent, l’évêque Morgades et l’architecte diocésain Josep Artigas i Ramoneda font une visite. « J’explique – nous dit‑il – la scène désolante : voûtes effondrées, murs et piliers fêlés et équarris, masses informes et détachées où poussaient des plantes pariétaires et le lierre grimpant, entassement discordant et hété‑rogène de décombres dans l’atrium qui précède le portail, dans les bas‑côtés, dans la croisée du transept et dans la ligne extérieure de l’abside ; tout était confusion et désordre... »19.Le bâtiment que visite Rogent était un bâtiment partiellement en ruines. La première initiative était d’isoler l’église des structures environnantes. C’était déjà un choix qui faussait la perception de l’édifice car les églises monastiques étaient justement masquées par nombre de bâtiments qui les entouraient. Et, effecti‑vement, bien qu’il ne fouille pas, il nous informe que dans le côté sud il y avait nombre de structures, appartenant aux dépendances monacales et au cloître, complètement enterrées. Selon l’auteur, parlant de l’église, ils remirent les struc‑tures primitives dans leur état originel, même si les premières initiatives passèrent par la destruction des réformes des murs de 1827 et de la voûte du XVe siècle. Ces destructions étaient, semble‑t‑il, nécessaires pour assainir les murs de sup‑port. Pendant ces travaux on retrouve des éléments sculptés du XIe siècle.Il serait trop long d’expliquer chacun des choix et chacune des interventions. Nous dirons seulement que quelques parties furent consolidées, par exemple, les absidioles, les murs du vaisseau central et les murs extérieurs. Quelques parties furent intensément restaurées, c’est le cas, par exemple, de l’abside ma‑jeure. Et quelques parties furent complètement inventées, soit parce qu’elles n’existaient plus, même si on avait quelques informations à leur propos, soit parce qu’elles n’existaient plus depuis bien plus longtemps, mais qu’on savait comment elles devaient être au XIe siècle. Parmi les premières, par exemple, figurent les supports entre les bas‑côtés supprimés en 1827 ; parmi les deuxiè‑mes, la voûte en plein‑cintre. Quelques parties, finalement, furent tout sim‑plement construites parce qu’on les croyait indispensables dans un bâtiment si important du XIe siècle, même si aucune donnée n’en soutenait le choix, c’est le cas du croisillon ou d’autres parties comme la sculpture.Quant à la polychromie cet élément pose un problème tout particulier. L’ar‑chitecte dit que « L’église était, dans la première période, sans aucun doute, polychrome ; et le fait d’avoir trouvé dans les hémicycles mineurs et dans l’intérieur des fenêtres murées au XVe siècle des fragments de peinture le démontre... » (p. 36). Rogent adhérait aux théories françaises qui s’étaient développées surtout à partir du milieu du XIXe siècle lors de la découverte de Saint‑Savin ou de Notre‑Dame la Grande, de l’église complètement peinte. Cependant, les vestiges à Ripoll étaient insuffisants – et en plus on les dé‑truira –, mais surtout on n’avait encore découvert aucun des fameux cycles de peintures catalanes. Les premières découvertes, Marmellar, Pedret, Terrassa, datent des années 1887 et 188820. Le projet définitif n’inclut pas le décor et, bien qu’on ait soutenu que la raison de cette importante modification était le budget, il faut se demander si contre l’opinion de Rogent des voix ne se sont pas élevées, soutenant la théorie des églises médiévales à murs dépouillés21.

19. rogent,Santa María...,op. cit.,p.8(c’estnotretraduction).Pourlesréférencessuivantesnousnouslimiteronsàciterlapageoulespagesdecetexteàcôtédelacitationtextuelle.20. V.Guardia,M.;Camps,J.;Lorés,I.,La descoberta de la pintura mural romànica catalana. La col·lecció de reproduccions del MNAC,Barcelona,1993,p.11etsuiv.21. Commenousl’avonsdéjàdit,ils’agitdel’undeschangementslesplusimportantsentrelepremierprojetderogentetledernier.Danslepremierprojetl’égliseétaitcomplètementpeinte,tandisquedansleprojetdéfinitifledécorpeintn’apparaitplus.Leprixdenepasavoirpeintl’églisefutdelarevêtird’unfauxparementdepierresdetailleservantàunifierlesmurs;etcelanedevaitpasêtremoinssimplenipluséconomiquequelespeinturesmurales.

Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009 Immaculada Lorés, Carles ManCho 211

4. InfoRMatIonS SuR Le bâtIMent pRéaLabLeS à La ReconStRuctIon

L’un des auteurs fondamentaux pour connaître Ripoll avant la reconstruction était Josep Maria Pellicer i Pagès. C’est lui qui écrit l’histoire du monastère et qui nous parle de quelques œuvres disparues comme le Psalterium Argenteum carolingien conservé jusqu’en 1835 dans l’abbaye ou la mosaïque du presby‑tère. On pourrait supposer que l’analyse des textes de cet auteur devrait nous permettre d’en extraire une idée claire du bâtiment avant la reconstruction. Les deux textes fondamentaux sont sa première étude de 1873 et l’étude dé‑finitive de 188822. Cependant, dans l’un comme dans l’autre, quand l’auteur en arrive à la description du bâtiment, il ne décrit pas ce qu’il voit mais « le bâtiment d’Oliba ».Ainsi, son récit devient un mélange plus ou moins réussi de réalité et de fic‑tion. De réalité, on peut le supposer, quand il nous parle de ce qu’il voit, par exemple la mosaïque, ou de ce qu’avaient vu des auteurs précédents tels que Villanueva, par exemple quand il nous dit que les bas‑côtés étaient divisés moitié par colonnes moitié par piliers, tandis qu’il ne voyait qu’un bâtiment à trois nefs avec des intérieurs néoclassiques. De fiction, quand il nous ra‑conte ce qu’il croyait que devait être le bâtiment de ce grand architecte que fut Oliba 23. Dans ses deux études le bâtiment d’Oliba est en croix latine, de 60 m de profondeur et 16 m de largeur avec un vaisseau central de 8 m. Les cinq nefs sont voûtées en plein‑cintre et une galerie supérieure apparaît garnie avec des vitraux colorés. Le presbytère montre trois absides de chaque côté de l’abside centrale, les murs sont couverts de versets bibliques et de nombreuses peintures et le pavement est une belle mosaïque24.C’est en parlant des différents abbés qu’il nous donne des nouvelles d’un bâtiment très modifié. Sous Dalmaci de Cartellà, le 2 février 1429, un trem‑blement de terre effondre la voûte – mais pas forcement celle de l’époque d’Oliba – et on est obligé de construire une nouvelle voûte, celle en arête que voyait Pellicer25. Beaucoup plus récente et importante est la réforme sous Francesc de Portella i Monteagudo, abbé entre 1816 et 1830, qui supprime les bas‑côtés, transformant Santa Maria de Ripoll en une église à trois nefs et décorant tout l’ensemble avec une nouvelle articulation des murs et peintures à la manière néoclassique26.On constate dans ses descriptions la puissance du mythe d’Oliba, à qui sont attribués le bâtiment, le portail, la mosaïque, le rôle secondaire des abbés qui l’avaient précédé et une vision du XIIe siècle de soumission à Marseille et donc stérile du point de vue artistique. On doit conclure que Pellicer, s’appuyant sur ses éléments et sur le peu de notices documentaires disponibles, nous offre l’église imaginée – voire même désirée – d’Oliba, peut‑être influencé par les deux projets de Rogent, peut‑être influençant lui‑même Rogent et le résultat final de la reconstruction.L’un des auteurs les plus importants pour connaître avec rigueur l’état de nombre d’églises, bibliothèques et archives avant les grandes destructions du XIXe siècle est Jaime de Villanueva. C’est le volume VIII du Viage litera-rio, publié en 1821, qui traite de Ripoll. En réalité, la lettre LX qui y figure fut écrite lors des deux visites de Villanueva au monastère de Ripoll en fé‑vrier 1806 et en octobre 1807. Il est important de préciser la date car, comme nous l’avons vu, après le premier abandon du monastère en 1822, la commu‑nauté monastique réalise l’une des réformes les plus importantes de l’histoire du bâtiment : la suppression des doubles bas‑côtés. Villanueva était donc le dernier auteur qui avait pu connaître la structure dans sa configuration la plus voisine de celle de l’époque médiévale27.

22. PelliceryPages,J.M.,El Monasterio de Ripoll. Memoria descriptiva de este célebre monumento en sus relaciones con la religión, las ciencias y el arte,Girona,1873;idem,Santa María del Monasterio de Ripoll. Nobilísimo origen y gloriosos recuerdos de este célebre Santuario hasta el milenario de su primera dedicación. Reseña histórica,Mataró,1888.23. Pellicer,El Monasterio de Ripoll. Memoria...,op. cit.,p.25.24. Ibidem,p.26‑7etPellicer,Santa María del Monasterio de Ripoll. Nobilísimo...,op. cit.,p.65‑6.Pellicerestimportantpourlamosaïque,sonattitudeparrapportauxvestigesdecedécorestcurieusementtrèsdifférentedecellesurlebâtiment.surcettemosaïquev.infra.25. Pellicer,El Monasterio de Ripoll. Memoria...,op. cit.,p.79‑80.26. Ibid.,p.88.27. Villanueva,J.de,Viage Literario a las iglesias de España, Tomo VIII. Viage á las iglesias de Vique y Solsona, 1806-1807,València,1821,lettreLX,p.1‑60.

212 Immaculada Lorés, Carles ManCho Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009

L’auteur, qui écrit des lettres à son frère lui racontant ce qu’il voit, commence sa description avec les mots suivants : « En revenant maintenant à l’église, je dois te prévenir que celle que nous voyons aujourd’hui était la même qui fut consacrée en 1032 », et il continue « On a ici la tradition qu’Oliba n’avait rien fait, si ce n’est le transept ou la clef du maître‑autel, tout en laissant intactes les nefs qui y dé‑bouchent, réalisées par les abbés Arnulf et Guidiscle »28. L’autorité de Villanueva et son privilège d’avoir été le dernier à décrire l’église avant les réformes du XIXe siècle ont sans doute influencé les auteurs postérieurs.Du bâtiment il fait une description « attentive et précise », selon ses propres paroles. Voici quelques extraits des données de sa « précise » description : dans le porche, ou galilée, on trouve la porte, large de 50 paumes, divisée en 7 registres de 3 paumes de hauteur chacun, divisés en divers carrés avec des reliefs de l’Ancien Testament et des inscriptions ; depuis le porche, on doit descendre 4 ou 5 degrés pour accéder à l’intérieur ; l’église est à cinq nefs, plutôt basses, avec une nef centrale d’à peu près 40 paumes de largeur, étant la largeur totale des cinq nefs de plus ou moins 120 paumes ; les bas‑côtés sont divisés en partie par des colonnes et en partie par des piliers ; la longueur des nefs est de 300 paumes ; dans sa partie supérieure le transept a une lar‑

geur de 200 paumes ; devant le maître‑autel on peut voir une mosaïque avec des dauphins, des chiens, etc. ; selon Villanueva, on ne peut pas supposer que cette mosaïque soit romaine mais postérieure ; l’autel était en bois et la pierre d’autel de jaspe était celle de la consécration d’Oliba en 103229.Nous voudrions souligner que cette « attentive » description ne l’est pas selon les paramètres du XXIe siècle et nombre d’éléments restent imprécis. Il ne dit rien de la voûte ou des fenêtres, quant à la première nous sa‑vons qu’elle fut complètement refaite à cause du tremblement de terre du XVe siècle et, conséquemment, Villanueva n’avait pas l’opportunité de nous informer sur la voûte précédente, mais il est significatif que l’auteur n’ait eu aucune curiosité pour cet élément important du bâtiment. Il ne précise pas, non plus, de quel type sont les supports de la voûte du vaisseau central ou des bas‑côtés ; nous ne savons rien, donc, d’un des éléments qui a attiré le plus l’attention des chercheurs, c’est‑à‑dire la raison du changement des colonnes du premier projet de Rogent par l’alternance de piliers et de co‑lonnes dans le deuxième. Aucune information ne nous est parvenue sur le nombre d’autels ou leur position et Villanueva ne parle pas, non plus, de la place précise de la mosaïque, bien qu’on puisse la déduire du fait qu’il en parle dans ses allusions au transept. L’absence de références la plus specta‑culaire est celle concernant le chevet, dont l’auteur ne nous dit rien. Même si nous savons qu’il s’agissait d’une partie fortement remaniée, à travers le peu de photographies anciennes conservées, il aurait été d’un grand intérêt d’avoir des informations directes de la part de Villanueva.L’autre autorité d’époque moderne, de la fin du XVIIIe siècle, était le P. H. Flórez. Habituellement il donne de remarquables informations do‑cumentaires. C’est aussi le cas pour Ripoll. Malheureusement il n’apporte, pour notre église, aucune donnée à propos du bâtiment. Tout simplement Flórez n’avait jamais visité Ripoll30.Il faut donc admettre que l’époque moderne ne nous offre pas d’informa‑tions rigoureuses permettant de connaître la réalité physique du dernier bâtiment médiéval. Le projet de reconstruction ne prend pas en compte les données du bâtiment lui‑même mais celles de l’ensemble de l’architecture romane catalane. Des raisons politiques, culturelles et aussi les théories de

28. Ibid.,p.20.29. Ibid.p.21etsuiv.30. C’estVillanueva,op. cit,p.1,quinousinformedecettecirconstance.Cf.Flórez,h.(†1773),España Sagrada. Tomo XXVIII. Contiene el estado antiguo de la iglesia Ausonense, hoy Vique,(Ed.)Manuelrisco,Madrid,1774.Cettefois,donc,l’auteurmontrepeud’intérêtpourconnaîtrephysiquementlebâtiment.

6 ‑ Ripoll, portail de l’église.

Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009 Immaculada Lorés, Carles ManCho 213

la conservation du patrimoine à la fin du XIXe expliquent les choix de Ro‑gent et même la description fantaisiste de Pellicer. Le seul auteur qui nous fournit des données « archéologiques » est, malheureusement, Villanueva, du début du XIXe siècle, qui n’est probablement guère intéressé par le bâ‑timent et son époque, ni obnubilé par un esprit de précision. Néanmoins, ses données sont très intéressantes compte tenu du fait qu’il est le dernier historien qui a vu l’église avant la grande transformation néoclassique. À ce jour, donc, ce sont les restes conservés et la documentation qui nous rensei‑gnent le mieux sur l’église du XIe siècle31.

5. LeS veStIgeS du xIIe SIècLe

Curieusement, quand nous regardons ce qui est conservé du monastère ro‑man, nous constatons que, au delà des productions du scriptorium, la plupart des vestiges appartiennent au XIIe siècle. Ce sont des œuvres d’embellissement du monastère du XIe, parmi lesquelles se distinguent les réalisations sculptu‑rales qui monumentalisent l’église et le cloître32. Cela est curieux compte tenu du fait que l’ombre du grand abbé Oliba a projeté sur la grande partie des historiens qui se sont occupés de Ripoll la perception qu’il faut chercher le moment de « splendeur » de l’abbaye au XIe siècle et que le XIIe siècle, à cause de la soumission de Ripoll à Saint‑Victor de Marseille, était un siècle obscur pour le monastère.Cependant, il n’y a aucun doute aujourd’hui que le grand et spectaculaire portail sculpté fut réalisé au XIIe siècle et donc qu’il n’a rien à voir avec le célèbre abbé33 (ill. 6). Cet arc, sur lequel on a abondamment écrit34, est un massif ajouté à la façade de la basilique consacrée par Oliba, construit à la manière des arcs honorifiques romains, selon une conception triomphale liée au rôle de l’église et qui commence à se développer dès le IXe siècle. Nous n’entrerons pas dans l’analyse de cet élément, mais nous limiterons à souligner comment une œuvre d’une telle importance a été étudiée du point de vue de sa richesse iconographique et de son rapport avec les Bibles de Ripoll, mais sans considérer l’importance d’un tel élément au XIIe siècle à Ripoll, par rapport au mythe d’Oliba, et, plus important encore, sans qu’on ait essayé d’expliquer les raisons qui ont conduit le promoteur à s’engager dans un tel projet et les buts du concepteur du programme par rapport aux besoins du promoteur.Beaucoup plus claires sont les raisons des sépulcres des comtes de Barcelone, Ray‑mond Bérenger III (ill. 7) et Raymond Bérenger IV35. Mais cette fois aussi, la repri‑se de l’église du monastère comme panthéon des comtes de Barcelone est plus im‑portante, si on nous permet de le dire, que la réalisation des sépulcres. La décision, en tout cas, appartient au XIIe siècle et l’exécution aussi. Si on n’a pas tenu compte de cette évidence, c’est, tout simplement, en raison du poids du XIe siècle d’Oliba.

31. Ilfautrappelerquecetarticlen’ad’autreprétentionqued’établirunpointdedépartpourdesrecherchesencoursoùl’onessayeraderecueilliravecrigueurlesinformationsdesautresauteursd’époquemodernes’étantoccupésdenotremonastère.L’intérêtdutexteprécédentestdoncdemettreenquarantainelesdonnéesquiontétésouventutiliséesd’unemanière,disons,troplégèrepourexpliquersoitlebâtimentmédiévalsoitlebâtimentnéoroman.32. surlasculpturedecettepériodeàripoll,lestravauxdeBarral,X.,«LasculptureàripollauXIIesiècle»,Bulletin Monumental, 131,1973,p.311‑359continuentàêtreuneréférenceenlamatière.Dernièrement,nousavonsreprislaquestion:Lorés,I.,«LadecoraciónescultóricaenelmonasteriodesantaMaríaderipoll»,Los grandes monasterios benedictinos hispanos de época románica (1050-1200), aguilardeCampo,2007,p.167‑189.33. LepoèmeCanigódeJacintVerdaguer,emblèmedela«renaixença»etcouronné«PoetanacionaldeCatalunya»parl’évêqueJosepMorgadesdeVic,imaginelacréationduportailparoliba:«ressegueixentretantcenobiytemple/oliva,nohiharèsquenocontemple;/fundaenripollunaltremonestir,/[...]//‑Miràulaaquí,‑losdiu,ylaPortada/contemplenpersongenidibuxada,/l’historiadelasantareligió,/enpedraescritaperlamàderoma,/unacroçadebisben’eslaploma,/n’eslopaperunflanchdeCanigo.»,Verdaguer,J.,Obres completes,Barcelona,1974,p.390.34. surleportail,Barral,X.,«Leportailderipoll.étatdesquestions»,Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, IV,1973,p.139‑161,avectoutelabibliographieantérieure;rico,Signos e indicios..., op. cit.;Yarza,J.,«notesintroductòriesiaspectesgeneralssobrelaportaladadesantaMariaderipoll»,Catalunya Romànica, X. El Ripollès, Barcelona,1987,p.241‑252;Melero,M.,«Lapropagandepolitico‑religieuseduprogrammeiconographiquedelafaçadedesainte‑Mariederipoll»,Cahiers de Civilisation Médiévale, 46,2003,p.135‑157;Castiñeiras,M.,«Unpassaggioalpassato:ilportalediripoll»,Medioevo : il tempo degli antichi, Milano,2006,p.365‑381;Lorés,I.,«TransmissiondemodèlestoulousainsdanslasculpturemonumentaleenCatalognedanslapremièremoitiéduXIIesiècle:anciennesetnouvellesproblématiques»,Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XXXVII,2006,p.91‑102.35. surlesépulcrederaymondBérengerIIIetd’autresfragmentsnousdevonsrenvoyeràBarral,«Lasculptureàripoll...»,op. cit.,enpart.p.331‑334,oùilréunittoutelabibliographiequiatraitélaquestiondesenterrementscomtauxaumonastèrederipoll.7 ‑ Église de Ripoll. Sépulcre du comte Ramon Berenguer III.

214 Immaculada Lorés, Carles ManCho Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009

Nous pouvons ajouter à cette liste la construction d’un cloître neuf, ou mieux, de la nouvelle galerie nord (ill. 8) car la construction du cloître ne finit qu’au XVIe siècle36. Les travaux consistèrent probablement à remplacer des portiques préexistants en permettant l’introduction de la sculpture. Il s’agissait d’un projet énorme, surtout si on considère qu’il fut mené en parallèle avec les travaux que nous venons de citer. C’est aussi au XIIe siècle que l’on renouvelle une partie importante du mobilier liturgique dont nous conservons quelques éléments, en particulier sculptés, d’un très haut niveau artistique, conservés aujourd’hui sur les murs et dans les galeries du cloître37. C’est pourquoi il est difficile de considérer que le XIIe siècle fut un siècle culturellement « mineur » pour Ripoll par rapport au siècle précédent, bien qu’on ignore le rôle que jouèrent les abbés qui dirigèrent le monastère et leur lien avec les différentes productions artistiques. Pourtant, ce qu’on fait toujours valoir, c’est la soumission de Ripoll à Marseille. Rappelons les faits : le comte Bernard II de Besalú place Santa Maria, peu après le gouvernement d’Oliba, sous la discipline de Saint‑Victor de Mar‑seille. Il semble que, après une période de relâchement de la vie monastique, le comte, grand soutien des mouvements réformateurs au sein de l’Église, prend cette décision pour Ripoll comme il l’avait fait pour d’autres monas‑tères. Cette soumission se produit en 1070 et se poursuit pendant tout un siècle. Cette période « marseillaise » de Ripoll a été interprétée par l’historiographie comme un moment négatif, la perte d’indépendance – donc de la capacité à choisir leurs propres abbés et d’administrer leurs propres biens – et le « trans‑fert » de livres et de documents aux archives marseillaises en seraient les élé‑ments les plus visibles. Des auteurs comme Pellicer – de grande influence sur des auteurs postérieurs – nous décrivent cette époque en la vidant de la production artistique qui probablement lui revenait et en déplaçant toutes ces réalisations soit à l’époque précédente, c’est‑à‑dire l’époque d’Oliba, soit aux époques postérieures. C’est le cas, par exemple, du cloître attribué par Pellicer à Ramon de Berga, abbé entre 1172‑1205. Les recherches sur ces en‑sembles sculptés, dès le début du XXe siècle, ont conduit à corriger ces appré‑ciations et actuellement ce sont des œuvres qu’on place, plus justement, entre le deuxième et le troisième quart du XIIe siècle, c’est‑à‑dire durant l’époque marseillaise38.

36. Concernantlagalerieducloîtreroman,déjàdécriteparPellicer,v.Barral,«Lasculptureàripoll...»,op. cit.;etsonarticledansVv.aa.,«santaMariaderipoll»,1987,p.206‑335,surtoutp.252‑257.nousavonsreconsidérélachronologiedupointdevuedelarelationdelasculptureducloîtreaveccelledurestedumonastère,Lorés,I.,«Percorrerelascultura.nuoviaprocciallostudiodeichiostriromanicicatalani»,Medioevo : Arte e Storia, Parma,2009,p.286‑302.LesdonnéesdocumentairesquiéclairentlacontinuationetlaconclusionducloîtresontdansJunyent,E.,«notesinèditessobreelmonestirderipoll»,Analecta Sacra Tarraconensia, IX,1933,p.185‑225.37. ondoitplaceraussidanslesinterventionsduXIIesiècle,probablementenrapportaveclerenouvellementdumobilierliturgiqueetdudécordel’église,lamosaïquedécriteparPellicer(Santa María del Monasterio de Ripoll...op. cit..,p.68‑71)etdont,malheureusement,n’ontsurvécuquequelquesfragmentsconservésaudépôtdel’arxiuComarcaldelripollèsàripolletdanslacollectionrogent.DanscettecollectiononconserveaussilapetiteaquarelleréaliséeparPellicercommeessaiderestitution.nousn’avonspaslaplacedenousattardersurcettemosaïquequiestunélémentprécieuxàétudierdanslenouveaucadrequenoustentonsdedéfinir,carc’estl’élémentlepluséclatantdelapuissanceduXIIesiècledansl’abbaye.surcettemosaïqueonpeutrenvoyerauxtravauxdeX.BarraletspécialementàEls mosaics de paviment medievals a Catalunya,Barcelona,1979,p.55‑94,aveclabibliographieantérieure.38. Leschronologiesduportailetducloître‑et,parconséquent,desgrandesréalisationssculpturalesderipoll‑n’ontpasétéclairementfixées.Celleduportailadonnélieuàundébat,dépendantdesoninterprétation.Celleducloîtren’avaitpasétémiseenquestiondepuisPellicer,quilarattachaàl’abbéramondeBerga,déjàendehorsdel’étapemarseillaise.Cependant,récemmentnousavonsfournitdesargumentsconcernantdesdatesplusprécocesetplusprochesdecellesduportail,aumilieuoudansletroisièmequartduXIIesiècle.(Lorés,«Percorrerelascultura...»,op. cit.).

8 ‑ Cloître de Ripoll, galerie romane.

Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009 Immaculada Lorés, Carles ManCho 215

Cette vision négative a conditionné notablement notre connaissance de l’activi‑té artistique et culturelle de Ripoll. Il nous semble indiscutable que c’est à cette période qu’il faut attribuer les premières modifications importantes de la basili‑que et du monastère légué par Oliba, les seules, en outre, que nous connaissons et que nous conservons compte tenu des destructions postérieures.Toute l’historiographie, d’autre part, semble avoir oublié le puissant élément comtal. C’est à l’époque du comte Raymond Bérenger III, et moyennant des politiques matrimoniales, que les comtés de Besalú – en 1111 – et ses annexes du Vallespir (Castellnou), Fenolledès et Perapertusès, et le comté de Cerdagne – en 1118 – avec les Conflent, Capcir, Donezan et Berguedà, furent incorporés aux domaines de la maison de Barcelone‑Girona‑Osona. Il faut rappeler que tous ces territoires avaient déjà appartenu à la maison de Cerdagne à l’époque de Guifré le Velu bien qu’ils aient à nouveau été divisés après sa mort en 897. Par conséquent, la reconstruction faite par Raymond Bérenger III marque un moment très important dans la configuration de la Catalogne comme princi‑pauté féodale. Ce n’est sans doute pas un hasard si le comte, dans son testament rédigé à Barcelone en 1131, peu avant de mourir, exprime d’une manière nette sa volonté d’être enseveli à Ripoll – cela explique la représentation de la transla-tio dans le sépulcre, car le comte mourut à Barcelone –. Donc, Ripoll reprend le rôle de panthéon comtal précisément à l’époque de la « décadence » marseillai‑se, rôle qui avait déjà été souligné par Oliba, dans son texte Disticha epitaphia comitum Rivipullo quiescentium, poème en forme d’épitaphes sur les différents comtes inhumés au monastère39. Le sépulcre de Raymond Bérenger III, en outre, doit être lié au grand portail puisqu’il fut réalisé par le même atelier.Nous ne pouvons pas développer ce point, donc nous rappellerons seulement que, probablement en rapport avec ces faits, c’est aussi pendant le XIIe siècle que le scriptorium de Ripoll continue et intensifie une activité qui remontait à très loin : la rédaction des Cronicons, une sorte d’annales, voire la construc‑tion de l’histoire officielle. D’autre part, en 1147, est rédigée la Brevis Historia Monasterii Rivipullensis, et dans la deuxième moitié de ce même siècle, pro‑bablement peu après la mort de Raymond Bérenger IV, on rédige le noyau initial de la Gesta comitum Barchinonensium et regum Aragonum40.

6. LeS docuMentS conteMpoRaInS d’oLIba et La conStRuctIon de L’égLISe

Certains documents contemporains d’Oliba, ou un peu postérieurs, sont aussi des sources pour connaître l’église, consacrée en 1032. Et ici nous repre‑nons le vers contenu dans le manuscrit 46 de Ripoll, conservé aux Archives de la Couronne d’Aragon, à Barcelone, et que nous avons pris pour titre de ce travail : Hec domus est sancta quam fecit domnus Oliva41. Le texte ne laisse aucun doute puisqu’il attribue la construction de l’église à Oliba. Et le pres‑tige du commanditaire est aussi transmis au bâtiment.D’autres textes contemporains ou postérieurs rappellent la responsabilité de l’abbé dans la nouvelle église consacrée le 15 janvier 1032. En premier lieu, l’ac‑te de consécration de la nouvelle église. Il décrit l’intervention de l’abbé dans la construction d’un bâtiment tout neuf qui remplaça un bâtiment précédent42. Cet‑te description figure à la fin de la liste des comtes qui ont contribué à la construc‑tion des trois églises précédentes. Le texte se réfère aussi à la décoration de l’église, au travail qu’elle a supposé et à son magnifique résultat. L’acte de consécration fut utilisé au XIIe siècle, dans l’Histoire de Ripoll (Brevis Historia Monasterii Ri-vipullensis), où la référence à la construction de la quatrième basilique de Ripoll par Oliba est rapportée dans les mêmes termes et avec presque les mêmes mots43.

39. Junyent,Diplomatari...,op. cit.,p.304‑307.40. Pourcequiestdel’élaborationdespremierstextesd’histoire,voirdanslerecueildetextesdeVallsTaberner,F.,Matisos d’història i de llegenda,saragossa,1991,p.112‑140(textépubliéàl’origineen1932);Collialentorn,M.,«LahistoriografiadeCatalunyaenelperíodeprimitiu»,Estudis Romànics, III,1951,p.139‑196;Zimmermann,M.,En els orígens de Catalunya. Emancipació política i afirmació cultural,Barcelona,1989,p.71‑96;etsalrach,J.M.,«Contribuciódelsmonjosderipollalsorígensdelahistoriografiacatalana:elsprimerscronicons»,Art i cultura als monestirs del Ripollès, Barcelona,1995,p.17‑35.41. V.supran.2.42. «(...) Omne enim superpositum eiusdem ecclesiae solo tenus coaequavit, et a fundamentis extruens, multo labore et miro opere divina se iuvante gratia ipse complevit».«(...)ipsius domus decorem et statum, ut in melius proficeret, qua valuimus perficere instantia peregimus ».(E.Junyent,Diplomatari...,op. cit.,p.165‑170).43. «(...) tertiam quam diximus eiusdem ecclesiae fabricam solo tenus coaequavit, et a fundamentis eam quae nunc est aedificans, multo labore et miro opere, divina se iuvante gratia, ipse complevit».(Junyent,Diplomatari...,op. cit.p.424‑427).

216 Immaculada Lorés, Carles ManCho Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009

En deuxième lieu, un autre texte un peu postérieur à l’acte de consécration, écrit par Oliba, insiste à nouveau sur sa responsabilité dans la construction complète de la basilique, depuis les fondations, ainsi que dans son magnifique décor. C’est un poème d’éloge aux abbés de Ripoll qu’écrit Oliba comme septième abbé44. En dernier lieu, le rouleau funéraire d’Oliba, composé en 1046. Il s’agit d’un texte qui, bien sûr, ne fut pas écrit sous le contrôle de l’abbé. Et on y trou‑ve de petites différences, par rapport aux textes précédents, qui nuancent, peut‑être, l’attribution de tous les travaux à Oliba, puisqu’il introduit le mot « ampliavit »45.

7. LeS veStIgeS du xIe SIècLe

Les textes contemporains d’Oliba sont donc unanimes en lui attribuant la responsabilité de la décoration de l’église consacrée en 1032. Cependant, pour ce qui est de la construction ils y introduisent des nuances : depuis « ... a fun-damentis extruens », c’est‑à‑dire « ... construisant dès les fondations... », jusqu’à « ampliavit ». C’est justement dans cette ambiguïté que s’est situé un débat, avec peu d’arguments solides, sur le degré de responsablilité d’Oliba dans la rénovation d’un bâtiment qui n’existe plus. À partir des informations fournies par Villanueva, auteur qui doit être considéré comme une source privilégiée puisqu’il fut le dernier à visiter et à écrire sur le bâtiment avant sa dernière modification et sa destruction postérieure, et de son interprétation des faits, on devrait limiter l’intervention d’Oliba au chevet. Bien que cette opinions ait été une des plus généralisées, Villanueva nous offre comme seul argument pour la soutenir que c’était la tradition du monastère46. Puig i Cadafalch, en revanche, était convaincu que toute l’église était l’œuvre d’Oliba, vu l’expression de l’acte de consécration « ... a fundamentis extruens » que nous venons de citer47.L’historiographie a soutenu de manière généralisée l’opinion de Villanueva, à savoir que les cinq nefs de l’église consacrée par Oliba étaient celles du bâtiment construit par les abbés Arnulf et Guidiscle, qui avait été consacré en 977. Cette opinion a reçu le soutien de quelques arguments. En premier lieu, l’hypothèse que le bâtiment de 977 était à cinq nefs, argument construit à partir d’une déduction forcée de l’acte de consécration. Le texte mentionne la dédicace de quatre autels, saint Sauveur, saint Michel, saint Pons, et sainte Croix. Compte tenu qu’il manque dans cette liste l’autel principal, celui dédié à la Vierge, on considéra dans un premier temps que les quatre autels cités correspondaient à ceux des absides latérales et que, par conséquent, le chevet avait cinq absides48. Bien que ce soit une conclusion un peu forcée, l’hypothèse sur le chevet aurait pu être plausible, encore plus si nous tenons compte du style cultivé caracté‑ristique de Miró Bonfill, frère du comte Oliba Cabreta, évêque de Girona et l’auteur de l’acte, qui appelle ces autels tituli. Le terme peut renforcer l’idée de chapelles et, par conséquent, d’absides49. Ainsi donc, à Ripoll, le chevet de 977 aurait pu être à cinq absides, comme celui de l’église contemporaine de Cuixà, consacrée deux ans auparavant, en 975. Un problème plus grave surgit quand on force cet argument et, sans plus de données, que l’on déduit qu’aux cinq absides avaient dû correspondre cinq nefs50 – ce qui n’est pas le cas même dans le bâtiment contemporain le plus proche, celui de Saint‑Michel de Cuixà.La deuxième hypothèse sur laquelle des auteurs postérieurs fondent l’idée initiale de Villanueva se base sur les chapiteaux conservés de l’édifice originel et exposés aujourd’hui dans le cloître. Très tôt ils furent considérés comme des chapiteaux « califaux », à partir des ressemblances avec la structure des chapiteaux corinthiens andalousins51. Ce fut, cependant, Georges Gaillard,

44. «Presul Oliva sacram struxit hic funditus aulam, / hanc quoque perpulcris ornavit maxime donis... »(Junyent,Diplomatari...,op. cit.,p.307‑308).45. «Aecclesiarum quoque statum doctrina sapientae, et edificiorum mirabili structura, diversorumque ornamentorum gloria summis honoribus ampliavit ».(Junyent,Diplomatari...,op. cit.,p.341ets.;v.aussiJ.Dufour,«LesrouleauxetencycliquesmortuairesdeCatalogne(1008‑1102)»,Cahiers de Civilisation Médiévale, 20,1977,p.13‑48).46. «Tiéneseaquiportradicionqueaquelpreladonohizootracosamasqueelcruceroónavedelaltarmayor,dejandointactaslasnavesqueabocanáella,queeranobradelosabadesantecesoresarnulfoyWidisclo»(Villanueva,Viaje literario...,op. cit.,p.20).47. PuigiCadafalch,J.,Falguera,a.de,Goday,J.,L’arquitectura romànica a Catalunya,Barcelona,1909‑1918,v.II,p.153ets.,enpart.,p.158‑159.48. Ibidem.49. LesujetaététraitéparConxaPeix,avecdesconclusionscependantdifférentes(«santaMariaderipoll:l’actadeconsagraciódel’any977ielproblemadelsTituli.aproximacióaunanovalecturaarquitectònica»,Actes del Congrés Intenacional Gerbert d’Orlhac i el seu temps : Catalunya i Europa a la fi del 1r. mil·lenni (Vic-Ripoll, 10-13 novembre 1999), Vic,1999,p.839‑860).50. C’estcequ’onproposeàpartirdesannéesquarante:Gudiolricart,J.,Gayanuño,J.a.,Arquitectura y escultura románicas,Madrid,1948,p.27‑29.

9 ‑ Chapiteau du XIe siècle de l’église.

Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009 Immaculada Lorés, Carles ManCho 217

en 1938, qui les plaça parmi les œuvres du Xe siècle, une chronologie qui s’est maintenue pratiquement jusqu’à aujourd’hui. Ainsi considérés, les chapiteaux permettaient de justifier parfaitement la construction des nefs au Xe siècle52. Et si on soutenait que le projet d’Oliba ait comporté une rénovation complète du bâtiment, dans ce cas les chapiteaux étaient considérés comme réutilisés. Actuellement nous avons suffisamment d’arguments pour écarter la possibi‑lité que les chapiteaux corinthiens aient été sculptés au Xe siècle et que, par conséquent, ils aient été réalisés pour l’édifice de 97753. Comme pour la sculp‑ture, il faut procéder à la révision d’autres éléments dont nous disposons, afin de reconsidérer dans de meilleurs conditions des questions que la plupart des auteurs se sont posées chacun à leur tour, année après année, en raison de la fragilité des arguments sur lesquels se fondaient les réponses. Si nous revenons au bâtiment actuel et si on en juge par les témoignages graphiques antérieurs aux travaux de restauration, on peut affirmer qu’Elias Rogent respecta de manière générale le plan de ce qui s’était conservé et récupéra la basilique à cinq nefs. Les photographies anciennes révèlent que trois absidioles latérales du côté sud de la nef demeuraient debout et, au moins, deux du côté nord, ainsi qu’une partie du périmètre de l’abside majeure et du côté sud du transept. Quant aux nefs, on conserve les murs périmétraux et une partie des arcades de la nef centrale. Les images de l’intérieur du bâtiment montrent comment les voûtes des nefs, du croisillon et du transept nord s’étaient déjà effondrées. C’est précisément cela qui permit de faire des photographies de l’intérieur, car il y avait suffisam‑ment de lumière naturelle, et celles‑ci nous montrent de façon non équivoque la conservation d’au moins deux des absidioles septentrionales ainsi que de la contre‑façade54.

Analysant les murs de ces parties que Rogent trouva encore conservées, qu’il in‑tégra dans son œuvre et qui ne furent pas revêtues d’enduits imitant un appareil du XIe siècle, nous nous rendons compte qu’il faut changer complètement de perspective. Les absidioles et le bras sud du transept, d’après les photographies anciennes et selon ce qu’on peut encore voir aujourd’hui, semblent clairement des parties originelles de l’édifice roman. Pourtant, les différences d’appareil entre le mur sud du transept et les absidioles posent des problèmes pour les attribuer à un même projet ou à une même phase constructive (ill. 10a et b).

51. Parex.PuigiCadafalch,Falguera,Goday,L’arquitectura romànica...,op. cit.,v.II,p.153‑162;ethernández,F.,«UnaspectodelainfluenciadelartecalifalenCataluña(basasycapitelesdelsigloXI)»,Archivo Español de Arte y Arqueología, VI,1930,p.21‑49.52. Premiers essais de sculpture monumentale en Catalogne aux Xe et XIe siècle,París,1938;«ripoll»,Congrès Archéologique de France,1959,p.144‑159,p.149‑150.53. nousavonsargumentélaquestionàdifférentesoccasions:Lorés,«Ladecoraciónescultórica...»,op. cit.,p.171‑172.54. V.lesphotographiesderogentpubliéesdansPuigiCadafalch,Falguera,Goday,L’arquitectura romànica...,op. cit.v.II,p.158.

10a/10b ‑ Absidioles du côté sud du transept.

218 Immaculada Lorés, Carles ManCho Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009

Sur les absidioles, la décoration supérieure ornée d’arcs aveugles, à partir d’exem‑ples du nord de l’Italie, peut se situer déjà dans la deuxième moitié du Xe ou au début du XIe siècle. On constate le même type d’arcs derrière le portail du XIIe siècle. L’appareil du transept sud, par contre, appartient d’une manière plus claire à la première moitié du XIe siècle, comme celui que nous voyons dans la nef qui se prolonge de chaque côté de l’atrium de Cuixà. Par conséquent, l’attribution du transept à Oliba ne présente aucun problème, tandis que les absidioles pourraient appartenir à une phase antérieure.En fait, le chevet à sept absides coupe un groupe de tombes anthropomor‑phes55. Étant donné que ce type de tombes, quoique dépourvues d’une chro‑nologie précise, sont habituellement datées des IXe et Xe siècles, c’est à partir de ce moment qu’il faut situer la construction du chevet. Le transept appar‑tiendrait à une phase postérieure ainsi que les nefs. En conséquence, il n’y a pas d’arguments suffisants pour détacher complètement le chevet des travaux de l’étape antérieure à Oliba.C’est justement ici où nous croyons qu’il faut changer de manière radicale la perspective et la façon d’aborder la question relative à l’édifice roman de Ripoll. À partir des actes de consécration de 977 et de 1032, en passant par les textes d’Oliba et les histoires écrites à Ripoll au XIIe siècle, et jusqu’aux textes les plus récents sur le monastère roman – y compris les nôtres –, la tendance a été de continuer à parler de quatre églises, chacune conçue comme celle qui remplaçait la précédente ou comme une profonde réforme, et, surtout, comme le résultat du projet personnel d’un abbé. La succession de deux projets complètement différents dans une fourchette si courte de temps, celui de 977 et celui de 1032, a été considérée pour le moins étrange, ou anomale, puisqu’elle suppose la destruction d’un bâtiment pratiquement quarante ans après l’avoir inauguré. En revanche, les phases constructives différentes qui peuvent encore être appréciées dans les parties conservées de l’église romane nous conduisent à penser que les choses ce pas‑sèrent sûrement de manière bien différente. Ce qu’on constate à partir de la documentation est la grande activité construc‑tive au monastère de Ripoll depuis l’époque de l’abbé Arnulf (941‑970), un mo‑ment de grande effervescence architecturale dans tous les comtés catalans. C’est cet abbé qui rénova complètement les constructions du monastère : maisons des moines, canaux d’irrigation, remparts, etc. C’est lui qui, probablement, fixe le plan général du monastère, tel qu’il est parvenu jusqu’au XIXe siècle, même pour les dimensions du cloître56. L’église était probablement comprise dans ce renouvellement global, bien qu’il ne pût voir la conclusion des tra‑vaux et ce fut déjà son successeur, Guidiscle, qui consacra l’abbatiale en 977. Nous ne pouvons pas croire que l’activité constructive se soit arrêtée en 977, car elle continua probablement après la consécration. Le chevet de ce bâtiment devait être, déjà, très large : même si l’acte ne contient pas forcément une liste de tous les autels, on y consacre quatre autels dans quatre chapelles.Ce qui semble évident, c’est qu’existait le projet d’agrandir l’église, soit à l’époque d’Oliba – tout au moins, il s’attribue ce projet –, soit à l’époque de ses prédécesseurs57. En tout cas, Oliba couronna sans doute ce processus avec la construction, au moins, des cinq nefs. C’est pour celles‑ci qu’on peut par‑ler, à notre avis, d’un modèle romain, celui des grandes basiliques58 ; modèle qui sert, surtout, à fournir au monastère de Ripoll la dimension monumen‑tale d’une grande église. Un exemple de ce work in progress, de ce chantier qu’est Santa Maria de Ripoll entre le grand projet d’Arnulf et le couronne‑ment au XIIe siècle, pourrait être le décor peint derrière le grand portail. Lors de travaux de restauration, il y a quelques années, on a découvert une partie du décor peint derrière le portail. Il s’agit d’un décor de façade, extérieur, à la

55. D’aprèscequ’onpeutconstaterdanslesfouilleseffectuéessousletranseptetlesabsides(ripoll,E.,Carreras,T.nuix,J.M.,«notespreliminarssobrelesexcavacionsarqueològiquesdelabasílicadesantaMariaderipoll»,Revista de Girona,XXIV/83,1978,p.223‑231).56. Villanueva,Viaje literario...,op. cit.,p.6‑7.

Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, XL, 2009 Immaculada Lorés, Carles ManCho 219

manière de celui que nous connaissons sur la porte de Sant Joan de Boí59.On pourrait spéculer sur ce que pouvait être cette décoration, mais les restes sont excessivement minces. Il n’y a que deux constatations possibles quant à cette décoration. En premier lieu, le fait qu’il s’agissait de décorer par moyen de la peinture des éléments architecturaux – des arcs lombards – qu’on avait jusqu’à présent certainement imaginé delivrés du décor. La deuxième chose que nous voudrions souligner est le caractère apparemment schématisé qu’on devine dans le peu de traits visibles. Cependant cela n’offre pour le moment aucune possibilité d’analyse approfondie. Si on veut, on peut supposer que, le mur de soutien étant attribué à l’époque d’Oliba, cette décoration pourrait être aussi de cette époque‑là. Cela dit, pour le moment rien ne nous empêche de croire que la décoration put être réalisée plus tard, entre la mort d’Oliba en 1046 et la construction du portail. Par conséquent, on a pu faire ce décor, par exemple, à la fin du XIe siècle. Il n’y a donc aucun argument objectif qui permette de soutenir, pour le moment, une option ou une autre.Avec ce travail nous avons essayé de déconstruire les informations, les ma‑tériaux et, surtout, l’image du mythe qui encore aujourd’hui plane sur le monument de Ripoll. Il n’y a pas de conclusions – il ne peut pas y en avoir –, parce qu’en réalité ce que nous présentons est un projet de recherche sur Ri‑poll, avec une approche différente. C’est pourquoi nous sommes permis des suggestions qui pourront permettre une nouvelle mise au point du sujet que nous oublions souvent, éblouis par les grands personnages, et dans ce cas le sujet est Santa Maria de Ripoll et non pas Oliba.

57. rappelonsquelerouleaufunéraired’olibanousparleseulementd’agrandissement(v.supran.45).58. aspectsouventévoqué,depuisPuigiCadafalch,Falguera,Goday,L’arquitectura romànica...,op. cit.,v.II,p.162.V.aussiPalol,P.de,«ripolliroma»,Revista de Girona, XXIV,núm.83,1978,p.175‑178),etsurlequelilfaudraitintroduiredesnuancesparrapportàlafaçondontsontutiliséscestypesdemodèlesauXIesiècle.59. VoirlafaçondontM.Guardiatraitedecetensembledanscemêmevolume.