Hanjian 漢奸: définir la Chine à travers ses traîtres

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1 Hanjian 漢奸 : définir la Chine à travers ses traîtres David Serfass SinoPolis, juillet 2010. http://sinopolis.hypotheses.org/172 La définition contemporaine du terme hanjian 漢奸 est la suivante : « hanjian désignait à l’origine la lie (bailei 敗類) de la race han (hanzu 漢族). Il a ensuite désigné une personne cherchant la protection d’un peuple étranger (waizu 外族) ou d’un envahisseur étranger, prêt à servir sous ses ordres et qui trahit les intérêts de la patrie (zuguo 祖國) et du peuple (minzu 民族) » 1 . Analyser la figure du traître permet de se faire une idée plus précise du « groupe » qu’il trahit. La Chine telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui avec ses frontières terrestres et sa division en ethnies – ethnie majoritaire des Han et « minorités ethniques » (shaoshu minzu 少數民族) – est le produit d’un processus historique qu’il ne faut ni figer ni relire à la seule lumière des concepts actuels. Le mot hanjian associe deux caractères recouvrant chacun un champ sémantique plus riche que pourrait le laisser penser la simple traduction par « traître » qu’on en donne aujourd’hui. Une analyse rétrospective de son étymologie pourrait, en effet, conduire à définir de manière anachronique les caractères qui le composent. Nationalisme et anachronisme font souvent bon ménage. Il n’est donc pas inutile d’essayer, à travers la notion de hanjian, de dater les étapes de la construction d’un discours sur la nation chinoise. S’il est relativement aisé de cerner les sens que couvre le caractère jian, on ne peut en revanche définir le caractère han sans préciser ses différentes acceptions au cours du temps. La manière qu’ont eue les Chinois de se définir et d’être définis par les autres transparaît dans l’évolution du terme hanjian qui épouse celle du caractère han. Ce processus est particulièrement manifeste à l’époque de la domination mandchoue entre le XVIIe et le XIXe siècle et durant la guerre sino-japonaise au milieu du L’auteur remercie Paul Charon et Guillaume Dutournier pour leurs précieuses remarques. 1 LUO Zhufeng 羅竹風 (dir.), Hanyu dacidian 漢語大詞典 (Grand dictionnaire de la langue chinoise), Shanghai : Hanyu dacidian chubanshe, 1990, vol. 6, p. 49. Nous reviendrons sur certains des termes indiqués entre parenthèses en montrant que ce sont des concepts développés à un moment précis de l’histoire chinoise.

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Hanjian 漢奸: définir la Chine à travers ses traîtres

David Serfass

SinoPolis, juillet 2010.

http://sinopolis.hypotheses.org/172

La définition contemporaine du terme hanjian 漢奸 est la suivante : « hanjian désignait à

l’origine la lie (bailei 敗類) de la race han (hanzu 漢族). Il a ensuite désigné une personne cherchant

la protection d’un peuple étranger (waizu 外族) ou d’un envahisseur étranger, prêt à servir sous ses

ordres et qui trahit les intérêts de la patrie (zuguo 祖國) et du peuple (minzu 民族) »1.

Analyser la figure du traître permet de se faire une idée plus précise du « groupe » qu’il trahit. La

Chine telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui avec ses frontières terrestres et sa division en ethnies –

ethnie majoritaire des Han et « minorités ethniques » (shaoshu minzu 少數民族) – est le produit d’un

processus historique qu’il ne faut ni figer ni relire à la seule lumière des concepts actuels. Le mot

hanjian associe deux caractères recouvrant chacun un champ sémantique plus riche que pourrait le

laisser penser la simple traduction par « traître » qu’on en donne aujourd’hui. Une analyse

rétrospective de son étymologie pourrait, en effet, conduire à définir de manière anachronique les

caractères qui le composent. Nationalisme et anachronisme font souvent bon ménage. Il n’est donc pas

inutile d’essayer, à travers la notion de hanjian, de dater les étapes de la construction d’un discours sur

la nation chinoise.

S’il est relativement aisé de cerner les sens que couvre le caractère jian, on ne peut en revanche définir

le caractère han sans préciser ses différentes acceptions au cours du temps. La manière qu’ont eue les

Chinois de se définir et d’être définis par les autres transparaît dans l’évolution du terme hanjian qui

épouse celle du caractère han. Ce processus est particulièrement manifeste à l’époque de la

domination mandchoue entre le XVIIe et le XIXe siècle et durant la guerre sino-japonaise au milieu du

L’auteur remercie Paul Charon et Guillaume Dutournier pour leurs précieuses remarques. 1 LUO Zhufeng 羅竹風 (dir.), Hanyu dacidian 漢語大詞典 (Grand dictionnaire de la langue chinoise),

Shanghai : Hanyu dacidian chubanshe, 1990, vol. 6, p. 49. Nous reviendrons sur certains des termes indiqués entre parenthèses en montrant que ce sont des concepts développés à un moment précis de l’histoire chinoise.

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XXe siècle. À l’issue de ce conflit, hanjian est devenu une épithète omniprésente dans le discours

nationaliste chinois dont on trouve encore la trace dans l’historiographie.

Étymologie

Le mot jian s’écrit de deux manières différentes : 姦 ou 奸2. La première forme, dont 奸 est

devenu la version « non régulière » (su 俗), a pour sens originel « privé, égoïste, secret » (si 私)3. Il

peut, aujourd’hui être traduit par « débauché, adultère ; fourbe, vicieux ; illégal ; voleur ; contrefait,

usurper ; violer »4. Le caractère 奸, avec lequel est généralement écrit le composé hanjian, possédait à

l’origine le sens de « fornication ; viol » (fanyin 犯婬 ) 5. Il a pris, par extension, le sens de

« transgression ». D’abord sexuelle, cette transgression est devenue politique puis ethnique lorsque

jian a été associé à han. La première occurrence du composé hanjian remonterait à l’époque des Song

宋 (960-1279) où il aurait servi à désigner les fonctionnaires Han espionnant pour le compte de la

dynastie des Jin 金 (1115 – 1234)6. Le Hanyu dacidian cite ainsi un passage du Yuzhao xinzhi 玉照新

志 (Nouvelle histoire du studio au reflet de jade) rédigé en 1198 par Wang Mingqing 王明清 dans

lequel celui-ci décrit le déclin des Song du nord et, notamment, le rôle néfaste joué par Qin Hui (ou

Qing Gui) 秦檜7. Or cette première occurrence8 est remise en cause par l’historien chinois Wang Ke

2 On trouve aussi la variante graphique 姧. Dans sa seconde forme, ce sinogramme appartenant à la catégorie des

agrégats logiques (huiyi 會意) peut se prononcer gan dans certains cas ; le composant 干, qui signifie notamment « offenser, violer, transgresser », servant à la fois d’élément phonétique et sémantique (TANG Kejing 湯可敬, Shuowen jiezi jinshi 說文解字今釋 (Édition commentée contemporaine du Shuowen jiezi), [1997] Changsha : Yuelu shushe, 2000, vol. 3, p. 1792, 卷24/女部).

3 Il semble que Frederic WAKEMAN Jr. fasse un contresens lorsqu’il écrit, dans une contribution par ailleurs remarquable, « The ancient lexicon Shuowen derives these meanings from the notion of doting on or being attached to three women » (« Hanjian (Traitor) ! Collaboration and Retribution in Wartime Shanghai », in YEH Wen-hsin (dir.), Becoming Chinese : Passage to Modernity and Beyond, Berkeley : University of California Press, 2000, p. 298). On lit au début de la définition de Xu Shen 許慎 que le caractère est « construit à partir de trois 女 » : « 姦,私也.从三女 » (TANG, op. cit., p. 1794).

4 XU Zhongshu 徐中舒 (dir.), Hanyu da zidian 漢語大字典 (Grand dictionnaire de caractères de la langue chinoise), [s.l.] : Hubei-Sichuan cishu, 1995, vol. 1, p. 1048.

5 TANG, op. cit., p. 1792. 6 WAKEMAN, art. cit., p. 299. 7 LUO, op. cit., p. 49. Le conflit avec le royaume jurchen fut marqué, côté chinois, par l’opposition entre le

valeureux général Yue Fei 岳飛 et le traître Qin Hui. Après avoir été libéré par les Jin qui l’avaient capturé, Qin Hui convainquit l’empereur Gaozong 高宗 (r. 1127–1162) de négocier avec eux. Ces négociations furent rendues possibles par l’exécution de Yue Fei (Voir Herbert FRANKE, Denis TWITCHETT (dir.), The Cambridge History of China, Volume 6, Alien Regimes and Border States, 907-1368, Cambridge : Cambridge University Press, 1994, p. 233).

8 « 檜既陷此,無以自存,乃日侍於漢奸戚悟室之門 » (Une fois fait prisonnier, Qin Hui n’eut d’autre moyen pour survivre que de servir le traître Wu Shi). Le Hanyu dacidian précise que la phrase se trouve dans le troisième juan 卷 (volume).

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王柯 dans un article récent sur lequel nous prendrons souvent appui9. À partir de sept éditions

différentes du texte de Wang Mingqing, Wang Ke démontre que non seulement le mot hanjian est

absent de la phrase en question, mais que celle-ci diffère d’une édition à l’autre10. Il en conclut qu’il «

est fort possible que Qin Hui, qui est considéré par les Chinois comme le plus grand des hanjian, n’ait

pas été qualifié de hanjian à l’époque des Song »11. Wang Ke remet ainsi en cause la conception

nationaliste, et donc récente, d’une histoire chinoise jalonnée par la lutte opposant l’ethnie han aux

peuples barbares (Hu-Han zhi zheng 胡漢之爭) qu’incarne l’emploi du terme hanjian12. Cette

opposition a certes été conçue avant l’époque des nationalismes, mais selon des modalités différentes à

mesure qu’évoluait la façon qu’avaient les « Chinois » et leurs dirigeants de se représenter leur

société.

Les Han : de la communauté politique à la communauté nationale

Qu’appelle-t-on les « Han » ? Wang Ke propose de distinguer, de manière diachronique,

quatre formes (politique, territoriale, culturelle et ethnique) que prit cette communauté13.

Le nom de Han qu’adopta le royaume puis l’empire fondés par Liu Bang 劉邦 à la fin du IIIe siècle

avant notre ère provient de celui de la rivière Han, l’un des principaux affluents du Changjiang 長江,

qui les bordait à l’origine. Les populations vivant à la périphérie de l’empire des Han – les Xiongnu 匈

奴 notamment – faisaient référence aux « hommes de Han » (hanren 漢人) de même qu’ils parlaient

9 WANG Ke, « Hanjian : Xiangxiang zhong de danyi minzu guojia huayu 「漢奸」: 想象中的單一民族國家話

語 (Hanjian : Discours sur un État-nation homogène imaginaire) », Ershiyi shiji 二十一世紀 (Twenty-First Century), n° 83, juin 2004, p. 63-73.

10 Voir la liste qu’il dresse (WANG, art. cit., p. 64). Ceci n’est pas chose rare pour des œuvres remontant à cette époque. Aucune des quatre éditions que nous avons pu consulter ne contenait le terme hanjian. Outre l’édition dirigée par WANG Yunwu (Shanghai : Shangwu yinshuguan, 1936, juan 4 [et non pas 5 comme indiqué par Wang Ke], p. 65), deux autres versions utilisées par Wang Ke : celles compilées dans le Song Yuan biji xiaoshuo daguan 宋元筆記小說大觀 (Notes et récits des époques Song et Yuan) (Shanghai : Shanghai guji, 2001, juan 4 du Yuzhao xinzhi [et non pas 5], vol. 4, p. 3959) et dans le Siku quanshu Wenyuange 四庫全書文

淵閣 (Bibliothèque complète en quatre sections de la chambre Wenyuan) (Taibei : Taiwan Shangwu yinshuguan, 1686, vol. 1038, juan 6, p. 672). L’édition de TAO Zongyi 陶宗儀 complétée par TAO Ting 陶珽 dans le Shuofu sanzhong 說郛三種 (Les Trois versions du Domaine des textes) (Shanghai : Shanghai guji, 1988, vol. 4) diffère non pas dans le découpage (5 ou 6 juan) mais dans le contenu même. La phrase censée contenir « hanjian » se retrouve ainsi dans le juan 3 (p. 1540). Le contenu même de la phrase diffère d’une version à l’autre : à la place de « 乃日侍於漢奸戚悟室之門 » (voir n. 8), on lit, dans l’édition de WANG Yunwu et celle du Song Yuan biji xiaoshuo, « 托跡於金之左戚悟室之門 » et, dans celle du Siku quanshu, « 張遜於金之左戚烏舍之門 ». Le sens est le même, mais Wu Shi (ou Wu She) est qualifié de « parent des Jin » et non de « traître ». La seule version comportant le mot hanjian que nous ayons trouvée est celle disponible sur internet (<http://zh.wikisource.org/zh/玉照新志> [page consultée le 27 juin 2010]).

11 Art. cit., p. 63. On construisit au pied de la tombe de Yue Fei à Hangzhou 杭州 des statues de Qin Hui et de son épouse. Des répliques de ces statues continuent à recevoir les crachats des passants.

12 Une telle conception est présente dans l’article de LI Ling 李零 « Hanjian fashengxue 漢奸發生學 (Étude de la genèse du terme hanjian) » (Dushu 讀書, octobre 1995, p. 87-93) dans lequel l’auteur remonte à la dynastie Han 漢 (206 a.C.-220 p.C.) pour trouver les premiers hanjian (p. 88 sq.)

13 Art. cit., p. 65 sq.

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auparavant des « hommes de Qin » (qinren 秦人). Avec la centralisation étatique, le terme han fut

donc utilisé pour désigner les membres de la communauté politique (zhengzhi gongtongti 政治共同體

) sur laquelle s’exerçait l’autorité des empereurs Han. Le processus de désintégration qui s’amorça au

IIIe siècle de notre ère entraîna le morcellement de cette communauté en plusieurs entités politiques.

Dans ce contexte, han renvoyait plus à une communauté territoriale (diyu gongtongti 地域共同體).

Parallèlement, il prit un sens péjoratif dans des composés comme hanzi 漢子 ou han’er 漢兒 (fils de

Han)14. La conquête durable de la « terre des Han » (hantu 漢土) par des peuples « barbares » khitan

契丹, jurchen 女真 ou mongol 蒙古, qui fondèrent les dynasties Liao 遼 (916-1125), Jin et Yuan 元

(1279-1368), amena à distinguer, au sein d’une même entité territoriale et politique, la culture des

dominants de celle des dominés. Cette distinction entre communautés culturelles (wenhua gongtongti

文化共同體) fut, selon Wang Ke, l’antichambre de la distinction entre communautés ethniques ou

nationales (minzu gongtongti 民族共同體). Les descendants de Gengis Khan mirent en place une

hiérarchie distinguant quatre groupes ethniques : les Mongols, les Semu 色目 (diverses populations

originaires des plateaux tibétains ou d’Asie centrale), les Han et les Nanren 南人 (gens du sud). Cette

taxinomie se fondait plus sur l’ordre dans lequel les populations conquises avaient fait soumission que

sur une véritable réflexion quant aux groupes ethniques qui les composaient. Ainsi, la catégorie des

Han comprenait les Jurchens ou encore les Khitans. L’avènement de la dynastie chinoise des Ming 明

(1368-1644) fut marqué par un reflux de cette tendance à l’« ethnicisation » esquissée sous les Yuan.

Elle fut relancée par les Mandchous 滿族 ; nouveaux maîtres de la Chine où ils fondèrent la dynastie

Qing 清 (1644-1911). De même que leurs prédécesseurs mongols, ils organisèrent leur système

politique selon une hiérarchie dont ils occupaient la tête et qui plaçait les populations Han à un rang

inférieur. Le processus de sinisation des empereurs mandchous ne réduisit jamais tout à fait cette

hiérarchie et les particularités d’une culture spécifiquement mandchoue15.

Le processus aboutit à la fin de l’empire, lorsqu’à la catégorie relativement floue de hanren se

substitua celle de hanzu tiré du terme japonais minzoku 民族, forgé sous l’influence du darwinisme

social16. Au contact de l’Occident, la Chine dut redéfinir sa place dans le « monde » (le world anglo-

saxon venant concurrencer le tianxia 天下chinois) et intégrer la division des peuples en quatre

« races » (blanche, noire, jaune et rouge). Reprenant le discours occidental, des lettrés chinois firent de

la « race jaune » (huangzu 黃族) une lignée descendant de l’Empereur jaune (Huangdi 黃帝). En

pleine période de remise en cause du régime impérial, deux discours s’opposaient sur cette question.

14 Hanzi fut plus tard employé dans le sens de « mari » ou d’« homme ». LUO, op. cit., p. 48. 15 Voir Mark C. ELLIOTT, « Ethnicity in the Qing Eight Banners », in Pamela Kyle CROSSLEY et Donald S.

SUTTON (dir.), Empire at the Margins : Culture, Ethnicity and Frontier in Early Modern China, Berkeley : University of California Press, 2006, p. 51.

16 Voir Frank DIKÖTTER, « Racial Identities in China : Context and Meanings », The China Quarterly, n° 138, juin 1994, p. 406.

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Le premier développé par les réformistes (favorables à la mise en place d’une monarchie

constitutionnelle) tels Kang Youwei 康有為 et Liang Qichao 梁啟超 incluait notamment dans la

« race jaune » les Mandchous et les Japonais. À l’inverse, des intellectuels antimandchous comme

Zhang Binglin 章炳麟, qui rallia le mouvement révolutionnaire de Sun Yat-sen 孫逸仙, usèrent d’un

discours « racialiste » opposant la « race han » (souvent désignée à l’époque par le composé hanzhong

漢種) à celle de l’occupant mandchou17. Aux réformateurs qui appelaient à maintenir à la tête de la

nation les empereurs sinisés au nom de la préservation de l’Empire (baohuang 保皇), les nationalistes

révolutionnaires opposaient la lutte pour la préservation de la race (baozhong 保種) menacée par

l’envahisseur mandchou. L’introduction de ces néologismes dans le débat politique rendit possible une

nouvelle définition de l’identité chinoise. À une identité culturelle basée sur le culte des ancêtres dans

le cadre de la lignée patrilinéaire – elle-même le produit d’une institutionnalisation progressive à partir

des Song – se substitua une identité fondée sur l’idée de « nation chinoise » définie par la race.

Reprenant le modèle de parenté traditionnel incarné par le patronyme (xing 姓), cette nouvelle

conception fit du sang le principal critère d’appartenance à la communauté des Han que formaient les

différentes branches d’un même lignage remontant aux empereurs mythiques18.

C’est donc à l’époque des Qing que han commença véritablement à qualifier une communauté

ethnique. Cette évolution ne fut pas brusque mais graduelle, comme le montre les différents emplois

que prit durant cette période le mot hanjian.

Qui trahit qui ? : les figures de hanjian sous les Qing

L’occurrence la plus ancienne du composé hanjian dans un texte remonte, selon Wang Ke, à

l’époque Yuan19. Mais ce n’est qu’à l’époque Qing que son usage se répandit. Son sens diffère selon

qu’il est employé par le pouvoir en place (les empereurs mandchous et leurs fonctionnaires chinois) ou

par ses opposants. Le premier de ces usages fit son apparition dans le cadre des conquêtes de la

17 CHOW Kai-wing, « Narrating Nation, Race, and National Culture : Imagining the Hanzu Identity in Modern

China », in CHOW Kai-wing, Kevin M. DOAK et FU Poshek (dir.), Constructing Nationhood in Modern East Asia, Ann Arbor : The University of Michigan Press, 2001, p. 48.

18 Cette analyse rapide reprend celle de Joël THORAVAL : « L’identité chinoise », in Pierre GENTELLE (dir.), Chine, peuples et civilisation, [1997] Paris : La Découverte, 2004, p. 70-72. Sur le concept d’« ethnie » ou de « nation » en Chine, depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui, on complètera utilement ce paragraphe avec l’article, du même auteur, « L’usage de la notion d’“ethnicité” appliquée à l’univers culturel chinois » (Perspectives chinoises, n°54, juillet-août 1999, p. 44-59). La possibilité offerte depuis quelques années aux chercheurs chinois d’étudier les Han sous un angle anthropologique jusqu’ici appliqué aux seules « minorités ethniques » met au jour une grande diversité au sein des populations classées comme « Han », questionnant ainsi la pertinence scientifique de la coupure entre « Han » et « non-Han » opérée arbitrairement par le pouvoir politique (ibid., p. 46-47). 19 Dans le juan 6 du Zhouyi yanyi 周易衍義 (Édition augmentée du Livre des mutations) de Hu Zhen 胡震 : « 李固欲去漢姦而反遭群小之毒吝也 » (Li Gu désirait écarter les ministres félons mais il subit les calomnies de la canaille). Général en chef à l’époque des Han postérieurs (25-220), Li Gu fut victime des intrigues de la cour. « Han » a donc encore ici le sens de « cour des Han » (WANG Ke, art. cit., p. 64).

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nouvelle dynastie qui repoussa les frontières de l’empire tout en cherchant à contrôler plus étroitement

les populations autochtones. L’installation de colons chinois dans la région où se concentraient les

Miao 苗 s’accompagna d’une incorporation administrative de celle-ci dans le premiers tiers du XVIIIe

siècle20. L’administration se divisa un temps entre les tenants de l’assimilation des Miao par le biais

des colons chinois, d’une part, et les fonctionnaires souhaitant limiter les interactions entre Miao et

Han, d’autre part. Aux yeux de ces derniers, les Chinois s’installant parmi les Miao étaient autant de

fauteurs de troubles auxquels ils appliquèrent le terme de hanjian21. Ils reprenaient – en stigmatisant

les Han par opposition aux Miao – le terme jianmin 奸民 en vigueur sous les Ming pour qualifier les

sujets qui, au milieu du XVIe siècle, se liguaient aux pirates japonais qui infestaient les côtes22. À une

époque où les dirigeants mandchous favorisaient la cohésion entre Mandchous et Han (Man-Han yiti

滿漢一體), les hanjian étaient ceux qui œuvraient contre les intérêts communs de ces deux peuples23.

Les identités se créent généralement à la marge ; là où se chevauchent différentes aires d’influence

politiques et culturelles, où coexistent des populations aux origines diverses. Le concept de hanjian,

fondé on l’a dit sur l’idée de transgression, fut construit dans ce cadre de la frontière. Au processus

d’extension des frontières de l’empire, succéda le contexte inverse qui vit la souveraineté des Qing

menacée par les puissances occidentales. Victorieuses lors des Guerres de l’opium au milieu du XIXe

siècle, elles imposèrent l’ouverture de ports qui devinrent les postes avancés d’une nouvelle frontière.

C’est à la même époque que la dynastie mandchoue dut faire face à des soulèvements populaires tels

que celui des Taiping 太平 (1851-1864). Comme ceux du XVIIIe siècle, les hanjian du XIXe siècle

étaient les sujets de l’empire qui menaçaient le pouvoir des empereurs mandchous en transgressant

l’interdiction de faire le commerce de l’opium. Le terme hanjian avait donc dans cet usage le sens de

« traître en territoire chinois » (hantu zhi jianmin 漢土之奸民) ou encore de « sujet félon parmi les

Chinois » (hanren zhong de jiantu 漢人中的奸徒) et non pas de « traître à la race han ». Ce dernier

sens fut utilisé par la population pour blâmer les fonctionnaires qui, en négociant avec les étrangers,

« vendaient leur pays » (maiguozei 賣國賊) ou encore contre les compradores (maiban 買辦) – ces

hommes d’affaires chinois qui jouaient un rôle d’intermédiaire auprès des sociétés marchandes

occidentales24.

Les hanjian – au sens de « sujets félons » – et non pas la menace occidentale, étaient la principale

préoccupation du pouvoir mandchou au milieu du XIXe siècle. La crainte d’un soulèvement intérieur

20 Donald S. SUTTON, « Violence and Ethnicity on a Qing Colonial Frontier : Customary and Statutory Law in

the Eighteenth-Century Miao Pale », Modern Asian Studies, vol. 37, n° 1, février 2003, p. 41. 21 Ibid., p. 61. 22 Donald S. SUTTON, « Ethnicity and the Miao Frontier in the Eighteenth Century », in CROSSLEY et

SUTTON (dir.), op. cit., p. 221, n. 13. 23 WANG Ke, art. cit., p. 68. 24 ZHANG Quanjin 張銓津, « Yapian zhanzheng shiqi de “hanjian” wenti yanjiu 鴉片戰爭時期的“漢奸”問題

研究 (Étude de la question des « hanjian » pendant la période des Guerres de l’opium) », Mémoire de maîtrise : Université Normale de Taiwan, dir. : Lü Shiqiang 呂實強, 1996, p. 59.

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fut à son comble au moment de la révolte des Taiping. Dans ces conditions, les hanjian étaient les

boucs émissaires tout trouvés pour expliquer l’impuissance de l’empire à se défendre. Le

« mouvement d’auto-renforcement » (ziqiang yundong 自強運動) lancé dans le dernier quart du

siècle, à la suite des défaites militaires successives, montre que les Qing réalisèrent alors seulement

que la principale menace était extérieure25.

Au tournant du XXe siècle, alors que le pouvoir continuait à qualifier de hanjian ceux qui allaient

contre sa volonté26, les nationalistes antimandchous firent eux-mêmes grand usage du mot auquel ils

donnèrent le sens précis de « traître à la race han ». Liu Daoyi 劉道一, qualifié par Sun Yat-sen de

« premier martyr de la révolution », rédigea à la veille de sa mort en 1906 un pamphlet intitulé Qu

Manqiu bi xian sha hanjian lun 驅滿酋必先殺漢奸論 (Afin d’éliminer les roitelets mandchous il faut

d’abord tuer les traîtres)27. Parmi ces traîtres figuraient les hérauts du courant réformiste Kang Youwei

et Liang Qichao28. En donnant un sens « racial » à la transgression (jian), les révolutionnaires

cherchaient à délégitimer les arguments en faveur d’un maintien du système impérial. C’était

désormais un groupe défini selon des critères raciaux que trahissaient les hanjian. Despotes étrangers

asservissant le peuple chinois, les Qing devaient être renversés. Cette nouvelle conception exprimée

par le terme hanjian participait donc de la construction d’une nation chinoise imaginée à partir des

mêmes critères que ses homologues occidentaux et japonais.

Désormais étroitement liée à la nation, l’utilisation du terme hanjian atteint son paroxysme lorsque

celle-ci fut menacée comme elle ne l’avait jamais été : au moment de l’invasion japonaise qui suivit le

déclenchement de la Seconde Guerre sino-japonaise (1937-1945).

Châtier les traîtres : les hanjian et la collaboration en temps de guerre

Durant ce conflit auquel les Chinois donnèrent le nom de « Guerre de résistance contre le

Japon » (kangRi zhanzheng 抗日戰爭), il fut certes question de résistance mais aussi de collaboration

et donc de hanjian. Après l’invasion de la Mandchourie en 1931, l’armée japonaise profita d’un

nouvel incident, le 7 juillet 1937, pour déclencher une vaste campagne militaire qui, en moins de cinq

mois, lui permit d’occuper les principaux centres économiques du pays. Réfugié en amont du

Changjiang – à Wuhan 武漢 puis à Chongqing 重慶 – le gouvernement nationaliste de Jiang Jieshi 蔣

介石 (Chiang Kai-shek) laissa à la merci des Japonais les populations qui n’avaient pu le suivre dans 25 Ibid., p. 152. 26 Ainsi les généraux qui refusèrent en 1900 de soutenir avec l’impératrice douairière Ci Xi 慈禧 la révolte des

Boxeurs (yihetuan qiyi 義和團起義) furent accusés d’être des manzu hanjian 滿族漢奸 (WANG Ke, art. cit., p. 68).

27 Hanzhi 漢幟 (L’étendard chinois), n°1, janvier 1907, in ZHANG Zhan 張枬 et WANG Renzhi 王忍之 (éd.), Xinhai geming qian shinian jian shi lunxuanji 辛亥革命前十年間時論選集 (Recueil d’œuvres choisies de la décennie précédant la Révolution de 1911), Beijing : Sanlian shudian, vol. 2 (cité par WANG Ke, art. cit., p. 72, n. 1).

28 Ibid., p. 68.

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sa fuite. Dès les premières semaines de l’occupation, des agents civils japonais furent chargés de

recruter des notables chinois pour mettre en place, au niveau local, des « comités de maintien de la

paix » (zhi’an weichihui 治安維持會), première étape d’un plan visant à construire, par le bas, un État

d’occupation29. Ce projet échoua et laissa place à une construction par le haut à travers la création de

gouvernements fantoches30. Parmi les différentes factions qui s’opposaient au sein de l’armée et du

gouvernement japonais, un courant se fit le promoteur de l’unification de ces régimes dans le cadre

d’un gouvernement central en zone occupée dirigé par une figure de premier ordre. L’objectif des

Japonais était de négocier un accord de paix avec Jiang Jieshi qui mettrait fin à une guerre coûteuse.

Des différents contacts qui s’établirent au cours de l’année 1938 entre agents japonais et membres du

régime nationaliste, l’un conduisit, le 18 décembre 1938, à la défection du numéro deux du régime,

Wang Jingwei 汪精衛31. Après plus d’un an de négociations et de désillusions, cette figure majeure du

Guomindang 國民黨 (Parti nationaliste chinois) prit la tête, le 30 mars 1940, d’un gouvernement à

Nanjing. Entre temps, il était devenu une figure de hanjian en puissance32.

Les représailles contre les hanjian n’attendirent pas la victoire chinoise et les procès qui s’ensuivirent.

Frederic Wakeman Jr. montre ainsi comment le gouvernement nationaliste retranché à Chongqing mit

en place, dès le début de la guerre, une véritable chasse aux traîtres qui prit la forme d’assassinats

perpétrés par des agents spécialisés dans ce type de missions33.

Après la victoire, Jiang Jieshi chargea Dai Li de l’épuration des traîtres (sujian 肅奸) tout en

favorisant une justice sélective en fonction des besoins du GMD qui fourbissait ses armes en vue

d’une reprise de la guerre civile contre un Parti communiste chinois (Zhongguo gongchandang 中國共

產當) sorti renforcé du conflit34. Les premières arrestations eurent lieu le 26 septembre 1945, environ

29 Ce processus est minutieusement analysé par Timothy BROOK dans son ouvrage Collaboration : Japanese

Agents and Local Elites in Wartime China (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 2005). 30 Le 5 décembre 1937 fut créé, dans la partie chinoise de Shanghai, le « Gouvernement municipal de la Grande

voie » (Shanghai dadao shizhengfu 上海大道市政府 ) suivi, le 14 décembre, par la formation du « Gouvernement provisoire de la République de Chine » (Zhonghuaminguo linshi zhengfu 中華民國臨時政府) dirigé par Wang Kemin 王克敏 à Beiping 北平 (Beijing 北京). Le 28 mars 1938 enfin, Liang Hongzhi 梁鴻志 prit la tête du « Gouvernement réformé de la République de Chine » (Zhonghuaminguo weixin zhengfu中華民

國維新政府) à Nanjing 南京. 31 Sur les circonstances et les raisons de cette défection, voir David SERFASS, « Le Guomindang en 1938 :

retour sur la crise d’un parti politique », Mémoire de Master : EHESS, dir. : Yves Chevrier, 2009. 32 Le 1er octobre 1939, lors d’une interview à propos de Wang Jingwei, Jiang Jieshi utilisa à douze reprises le

terme hanjian (cité par CHEN Musha 陳木杉, Cong handian shiliao guan kangri shiqi de Jiang Wang guanxi 從函電史料觀抗日時期的蔣汪關系 (Étude de la relation entre Jiang [Jieshi] et Wang [Jingwei] pendant la période de résistance contre le Japon à partir de leur correspondance), Taibei : Taiwan xuesheng shuju, 1995, p. 80-85). Il apportait ainsi, avec quelque peu de retard, sa voix au déchaînement provoqué par la défection.

33 Si Wang Jingwei échappa de peu à ses tueurs, de nombreux hanjian furent physiquement éliminés. Wakeman avance le chiffre de 150 assassinats pour la seule ville de Shanghai entre août 1937 et octobre 1941 (art. cit., p. 315). Les activités de ce « terrorisme patriotique » cessèrent à la fin de l’année 1941, lorsque ces mêmes agents, dirigés par le fameux Dai Li 戴笠, établirent des contacts entre Chongqing et Nanjing (ibid., p. 321).

34 Les dirigeants militaires du régime de Wang et leurs troupes furent ainsi pardonnés par Jiang Jieshi qui avait besoin d’eux contre les communistes. Voir David P. BARRETT et Lawrence N. SHYU (dir.), Chinese

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un mois après la capitulation japonaise35. À la fin de l’année, 4692 personnes avaient été arrêtées pour

trahison et, entre novembre 1945 et octobre 1947, plus de 25000 « traîtres » furent jugés36. Il est

probable que cette vague massive d’arrestations ait donné lieu à de nombreuses injustices37. Elle

s’appuyait sur deux lois anti-hanjian promulguées à l’hiver 194538.

Terme univoque dans les slogans de la propagande nationaliste et communiste, le sens juridique que

prit le terme hanjian après la guerre fut sujet à des interprétations variables. Fallait-il, par exemple,

être Chinois pour être jugé en tant que hanjian ? Et devait-on être de « race » chinoise (han) pour être

Chinois ? À travers l’étude du procès de deux femmes, Zhang Shiying 張世瑛 démontre les difficultés

que soulevaient de telles questions39. Le premier cas est celui d’une femme née japonaise ayant acquis

la nationalité chinoise et pris un nom chinois à la veille de la guerre pour faciliter ses activés

d’espionnage. La seconde femme est dans une situation inverse : née chinoise, elle a été adoptée par

un Japonais. En les condamnant toutes deux en tant que hanjian, leurs juges donnèrent une définition

floue de cette nouvelle catégorie juridique : elle relevait de la nationalité juridique dans un cas, de la

nationalité « raciale » dans l’autre. Ils légitimaient ainsi la qualification de hanjian en considérant

l’appartenance à la nation chinoise à la fois sous la forme d’un lien juridique (la nationalité) et d’un

lien racial. Ce flou amena les autorités judiciaires à se contredire, notamment lorsqu’elles furent

Collaboration with Japan, 1932-1945 : The Limits of Accommodation, Stanford, Calif. : Stanford University Press, 2001, p. 13.

35 Des procès avaient déjà eu lieu pendant la guerre après que le régime nationaliste eut recouvré des villes occupées un temps par les Japonais (voir LUO Jiurong 羅久蓉. « Lishi qinjing yu kangzhan shiqi “hanjian” de xingcheng : yi 1941 nian Zhengzhou weichihui wei zhuyao anli de tantao 歷史情境與抗戰時期“漢奸”形成 : 以1941年鄭州維持會為主要案例的探討 (Le contexte historique et l’apparition des « traîtres » : étude à partir du cas du comité de maintien de la paix de Zhengzhou en 1941) », Zhongyang yanjiuyuan jindaishi yanjiusuo jikan 中央研究院近代史研究所集刊 (Revue de l’Institut d’histoire moderne de l’Academia Sinica), n°24, juin 1995, p. 817-841.

36 HWANG Dongyoun, « Wartime Collaboration in Question : An Examination of the Postwar Trials of the Chinese Collaborators », Inter-Asia Cultural Studies, vol. 6, n° 1, mars 2005, p. 75.

37 C’est ce que laisse penser une lettre de Jiang Jieshi, envoyée le 8 septembre 1946 au maire de Shanghai Wu Guozhen 吳國楨, dans laquelle il demande que l’arrestation des hanjian se fasse dans le respect de la loi. Voir QIN Xiaoyi, 秦孝儀 (éd.), Zhonghuaminguo zhongyao shiliao chuban : duiRikangzhan shiqi, diliubian : kuileizuzhi 中華民國重要史料初版 : 對日抗戰時期, 第六編 : 傀儡組織 (Première édition des documents historiques importants de la République de Chine : la période de la guerre de résistance face au Japon, vol. 6 : les organisations fantoches), Taibei : Guomindang dangshihui, 1981, t. 4, p. 1627. 38 Le « règlement pour la gestion des procès contre les traîtres » (chuli hanjian anjian tiaoli 處理漢奸案件條例)

du 23 novembre et le « règlement pour le châtiment des traîtres » (chengzhi hanjian tiaoli 懲治漢奸條例) du 6 décembre 1945. Textes reproduits in NANJINGSHI DANG’ANGUAN 南京市檔案館 (Bureau des archives de la ville de Nanjing), Shenxun Wangwei hanjian bilu 審訊汪偽漢奸筆錄 (Les procès-verbaux des interrogatoires des traîtres du régime fantoche de Wang [Jingwei]), [1992], Nanjing : Fenghuang, 2004, vol. 2, p. 1441-1444.

39 « Cong ji ge zhanhou shenjian de anli lai kan hanjian de shenfen rending wenti (1945-1949) 從幾個戰後審奸

的案例來看漢奸的身份認定問題 (1945-1949) (Étude de la question du statut juridique des hanjian à travers quelques cas de procès pour trahison de l’après-guerre, 1945-1949) », Guoshiguan xueshu jikan 國史館學術集

刊 (Revue académique de l’Academia Historica), n°1, décembre 2001, p. 169 sq.

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confrontées à la question du statut particulier des Taïwanais ou encore aux quelques cas de hanjian

occidentaux40.

Guerre locale, le conflit sino-japonais était devenu, après 1941, l’un des fronts de la Seconde Guerre

mondiale. L’expérience chinoise de la résistance et de la collaboration, bien que très différente du cas

français par exemple, se trouva englobée dans une expérience mondiale de la guerre. Au cours de ce

processus, le hanjian devint l’équivalent du « collabo » français41. En analysant l’influence du procès,

largement couvert par la presse chinoise, du maréchal Pétain à l’été 1945 sur celui de Chen Gongbo 陳

公博 – successeur de Wang Jingwei à la tête du gouvernement de Nanjing après la mort de ce dernier

en 1944 – Margherita Zanasi montre ainsi comment le pouvoir nationaliste chercha, plus ou moins

consciemment, à renforcer sa légitimité en inscrivant le concept de hanjian dans le discours mondial

sur la collaboration et la résistance produit par les Alliés42.

Ce discours manichéen se perpétua dans l’historiographie de la collaboration qui fit de hanjian l’une

de ses étiquettes favorites.

Hanjian comme étiquette : les historiographies chinoises de la collaboration

L’historiographie de la collaboration durant la Seconde Guerre sino-japonaise prit son essor

dans les années 1980, d’un côté comme de l’autre du détroit de Taiwan. L’ouverture des régimes

communiste et nationaliste s’accompagna de celle de leurs archives dans lesquelles vinrent puiser les

historiens. Fort de cette base documentaire inédite, les chercheurs chinois purent répliquer à ce qu’ils

percevaient – chez leurs homologues occidentaux – comme une tentative de réhabiliter le mouvement

de paix de Wang Jingwei43. Les principaux représentants de ce terrain d’étude en Chine populaire

furent Cai Dejin 蔡德金 à Beijing et Huang Meizhen 黃美真 à Shanghai. Ils firent un grand usage du

40 Des Taïwanais jugés sous le chef d’accusation de hanjian en vertu de la loi de décembre 1945 se défendirent

en rappelant qu’ils étaient citoyens japonais pendant la guerre. En mars 1946, un comité se pencha sur cette question et conclut de manière contradictoire que, d’une part, l’inculpation comme hanjian ne concernait pas uniquement les individus de nationalité chinoise, mais que, d’autre part, les accusés taïwanais, en tant que citoyens d’un pays ennemi, devraient être jugés selon les lois internationales. De fait, la haute cour de justice de Shanghai condamna comme hanjian six européens (LO Jiu-jung [LUO Jiurong 羅久蓉], « Trials of the Taiwanese as Hanjian or War Criminals and the Postwar Search for Taiwanese Identity », in CHOW, DOAK et FU (dir.), op. cit., p. 289).

41 Une traduction neutre de « collaborateur » – c’est-à-dire dépourvue de la profondeur sémantique d’un mot comme hanjian – serait tongdizhe 通敵者. Mais, comme le rappelle ZHANG Shiying, ce dernier terme est rarement utilisé contrairement à hanjian (op. cit., p. 163, n. 2).

42 Elle ajoute : « the two trials cemented the simplification of the narrative of war and indirectly contributed to the simplification of the narrative of collaboration as a worldwide monolithic phenomenon » (Globalizing Hanjian : The Suzhou Trials and the Post-World War II Discours on Collaboration », The American Historical Review, vol. 113, n°3, juin 2008, p. 742).

43 Quelques travaux sur la question avaient été publiés en Occident dans les années 1970, parmi lesquels le plus marquant fut l’ouvrage de John Hunter BOYLE, China and Japan at War, 1937-1945 : The Politics of Collaboration (Stanford, Calif. : Stanford University Press, 1972). Une tentative de réhabiliter Wang fut initiée par LIN Han-sheng dans sa thèse « Wang Ching-wei and the Japanese Peace Efforts » (University of Pennsylvania, dir. : F. Hilary Conroy, 1967).

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mot hanjian qui, avec d’autres étiquettes telles que wei 偽 (fantoche), devait systématiquement

précéder le nom de Wang Jinwei et des autres collaborateurs44. Cette façon de porter sur Wang

Jingwei un jugement moral relève certes du rôle traditionnel conféré en Chine à l’historien, qui

consiste à « louer et à blâmer » (baobian 褒貶) les figures historiques selon le modèle des Annales de

Lu 魯 ou Chunqiu 春秋 (Printemps et Automnes)45. Elle s’inspire, dans sa forme, de l’habitude prise

par les historiens de Chine populaire d’étiqueter chaque individu en fonction de la classe à laquelle il

appartient46. Ainsi devenu une étiquette du bagu 八股 (discours stéréotypé) maoïste, le terme hanjian

était-il pour autant vidé du sens éminemment nationaliste qu’il avait acquis depuis la fin du XIXe

siècle ? Autrement dit, l’intégration de l’historiographie chinoise dans le discours historique globalisé

du marxisme47, censée extraire les consciences historiques du carcan nationaliste des États, ne rendait-

elle pas caduc le concept de hanjian ? Outre le fait que le communisme chinois possédait un

patrimoine génétique en partie nationaliste, il opéra un tournant idéologique au lendemain de la mort

de Mao Zedong 毛澤東 en 1976, qui réhabilita notamment un discours patriotique devant permettre de

mieux faire passer ses reniements. L’historiographie de la Guerre de résistance joua ainsi un rôle

central dans la campagne d’ « éducation patriotique » (aiguo zhuyi jiaoyu 愛國注意教育) que lança le

régime au tournant des années 199048. Cette histoire de la résistance et de la collaboration contribua

grandement à forger le nationalisme de la nouvelle société chinoise. L’épithète hanjian – étiquette

dans la forme, concept nationaliste dans le fond – à laquelle elle recourut massivement se diffusa

comme jamais dans l’usage courant.

Lorsqu’en septembre 1998 Cai Dejin prononça le discours d’ouverture d’un colloque consacré au

régime de Wang Jingwei auquel participaient plusieurs historiens taïwanais, il insista sur la nécessité

de condamner Wang afin de donner une éducation patriotique à la jeunesse chinoise49. Cette attaque à

peine voilée visait l’historiographie de République de Chine (Taiwan) où se développait une

« tendance à renverser le verdict » (fan’an feng 翻案風) rendu contre les hanjian. De fait, une analyse

44 Parmi de nombreux exemples possibles, on peut citer un ouvrage dirigé par HUANG Meizhen intitulé

Wangwei shi hanjian 汪偽十漢奸 (Les Dix traîtres du régime fantoche de Wang Jingwei) (Shanghai : Shanghai renmin chubanshe, 1986).

45 On pourra compléter cette analyse un peu légère avec le cahier intitulé « La référence à l’histoire » de la revue Extrême-Orient, Extrême-Occident (vol. 9, 1986).

46 Dans le cas de la Guerre de résistance, le hanjian appartenait à la catégorie des suppôts de l’impérialisme nippon et des grands propriétaires fonciers.

47 Voir Arif DIRLIK, « Marxisme et histoire chinoise : la globalisation du discours historique et la question de l’hégémonie dans la référence marxiste à l’histoire » (trad. par Yves Chevrier), ibid., p. 91-109.

48 « Commemoration of the Sino-Japanese War became a new source for the construction of a centripetal nationalism that would counter the separatist forces that threatened to tear China apart, and create a patriotic antidote to the pressures that had led to the 1989 confrontation » (Rana MITTER, « Old Ghosts, New Memories : China's Changing War History in the Era of Post-Mao Politics ». Journal of Contemporary History, vol. 38, n° 1, janvier 2003, p. 121).

49 « Guanyu kangzhan shiqi Wang Jingwei yu Wangweizhengquan de ji ge wenti zhi wo jian 關於抗戰時期汪

精衛與汪偽政權的幾個問題之我見 (Mon opinion sur quelques questions concernant Wang Jingwei et son régime fantoche) », KangRi zhanzheng yanjiu 抗日戰爭研究 (Recherche sur la Guerre de Résistance contre le Japon) n° 1, 1999, p. 7.

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plus objective de la collaboration avait vu le jour depuis la fin des années 1980 avec des historiens tels

que Shao Minhuang 邵銘煌50. Parallèlement à la publication de nouveaux travaux occidentaux sur la

société chinoise durant l’occupation, plusieurs chercheurs taïwanais – souvent formés en Occident –

allèrent plus loin en choisissant d’adopter une double approche – analyse objective des faits d’une

part, étude de l’historiographie d’autre part – à travers laquelle il proposèrent une lecture neuve de la

collaboration et remirent en cause le concept de hanjian comme outil d’analyse historique51.

Ne disposant pas de l’environnement politique favorable dans lequel évoluent désormais les

chercheurs taïwanais, la recherche en Chine continentale est-elle prête à s’affranchir du carcan

moralisateur que symbolise l’étiquette de hanjian ? Son dynamisme actuel peut le laisser penser,

même si plusieurs obstacles risquent de freiner ce processus.

Alors que l’usage du terme hanjian se banalise52, une affaire récente a relancé le débat en

Chine populaire sur la place qu’il convient de lui donner. En mars 2007, un membre de la Conférence

consultative politique du peuple chinois (Zhongguo renmin zhengzhi xieshang huiyi 中國人民政治協

商會議) du nom de Yu Quanyu 喻權域 a déclenché une petite polémique en déclarant qu’il allait

proposer une loi visant à « punir les opinions séditieuses (ou hanjian) » (hanjian yanlun chengzhi fa

漢奸言論懲治法). S’appuyant sur deux articles de la constitution et arguant du fait que la Chine

devait se doter d’une législation contre l’apologie de crime de guerre, sur le modèle de pays comme

l’Autriche, cet intellectuel de gauche prônait un renforcement de la censure aux dépens de la recherche

en histoire, notamment sur les Guerres de l’opium et l’invasion japonaise. Conscient qu’une telle

affaire risquait de donner une mauvaise image de la Chine, le régime ne tarda pas à pointer le caractère

anticonstitutionnel qu’aurait, dans un pays multiethnique comme la Chine, une loi fondée sur la notion

de hanjian53.

50 Sa thèse « Wangweizhengquan zhi jianli ji fuwang 汪偽政權之建立及覆亡 (Fondation et chute du régime

fantoche de Wang Jingwei) » (Zhongguo wenhua daxue 中國文化大學 (Université de la culture chinoise), dir. : Li Yunhan 李雲漢, 1989) était plus rigoureuse sur le fond et moins à charge dans la forme – l’étiquette hanjian en est absente – que les travaux de Chine continentale.

51 Voir notamment les articles de WANG Kewen 王克文 et de LUO Jiurong dans le dossier paru dans la revue Mingbao yuekan 明報月刊 intitulé « Hanjian wenti da fan’an? Tansuo lishi de huise didai 漢奸問題大翻案 ? 探索歷史的灰色地帶» (Une relecture complète du problème des traîtres? Exploration des zones grises de l’histoire) (vol. 31, mai 1996, p. 25-32). Sur l’historiographie du « hanjian »Wang Jingwei en particulier, voir la très bonne synthèse du même Wang Kewen : « Irreversible Verdict ? Historical Assessments of Wang Jingwei in the People’s Republic and Taiwan », Twentieth-Century China, vol. 28, n°1, novembre 2002, p. 57-81.

52 L’étiquette de hanjian a envahi les forums de discussion en ligne. Si une actrice, pour prendre l’exemple connu de Zhang Ziyi 張子怡, a le malheur d’être photographiée en compagnie d’un occidental ou bien de jouer le rôle d’une japonaise – qui plus est une geisha – elle est immédiatement qualifiée de hanjian par des milliers d’internautes.

53 ZHANG Jingwei 張敬偉 , « Lifa chengzhi “hanjian yanlun” banzheng 立法懲治 “漢奸言論 ”辦正 (Rectification de la législation visant à punir les “opinions séditieuses”) », Zhongguo jingji shibao 中國經

濟時報 (China Economic Times), 6 mars 2007 [disponible en ligne : <www.cet.com.cn>, page consultée le 1er juillet 2010]. Le China Economic Times est sous l’autorité du Conseil d’État (guowuyuan 國務院).

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Ses évolutions successives, que nous avons tenté de retracer dans cet article, laissent apparaître en

creux plusieurs définitions de la Chine, au gré des étapes de son histoire. D’une définition politique et

culturelle de l’Empire distinguant un centre et une périphérie, on est passé à une définition de la nation

chinoise délimitée par une frontière raciale. Mauvais sujet à l’origine, le hanjian est devenu un traître à

sa propre « race ». La notion de hanjian est un bon témoin de cette évolution car elle contient à la fois

le caractère han autour duquel se sont cristallisées ces différentes conceptions de la « Chine » et des

« Chinois », et le caractère jian qui, en signifiant la transgression – d’abord de l’ordre venu du centre

puis de la frontière raciale – permet de mieux cerner le concept même de « Chine ». À l’heure où

certains cherchent à expliquer la Chine d’aujourd’hui en invoquant un passé figé et homogène, il n’est

pas inutile de pointer, au contraire, les processus et la diversité qui font son histoire.

David Serfass

[email protected]