Existe-t-il des stades successifs dans l'acquisition de l'orthographe d'usage ?

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Catherine Martinet Marie-Line Bosse Sylvianne Valdois Marie-Josèphe Tainturier Existe-t-il des stades successifs dans l'acquisition de l'orthographe d'usage ? In: Langue française. N°124, 1999. pp. 58-73. Abstract Catherine Martinet, Marilyne Bosse, Sylviane Valdois, Marie-Jeanne Tainturier. Existe-t-il des stades dans l'acquisition de l'orthographe d'usage ? This paper questions the main proposal of the stade models of spelling acquisition which postulate that children go through a série of stages characterised by the acquisition of specific processing abilities during learning. Two kinds of evidence against this hypothesis are presented here through the analysis of neuropsychological and experimental data. It is argued that the mechanisms underlying normal reading establish very early during development, their involvement in processing being essentially determined by word familiarity. Catherine Martinet, Marilyne Bosse, Sylviane Valdois, Marie-Jeanne Tainturier. Existe- t-il des stades dans l'acquisition de l'orthographe d'usage ? This paper questions the main proposal of the stade models of spelling acquisition which postulate that children go through a série of stages characterised by the acquisition of specific processing abilities during learning. Two kinds of evidence against this hypothesis are presented here through the analysis of neuropsychological and experimental data. It is argued that the mechanisms underlying normal reading establish very early during development, their involvement in processing being essentially determined by word familiarity. Citer ce document / Cite this document : Martinet Catherine, Bosse Marie-Line, Valdois Sylvianne, Tainturier Marie-Josèphe. Existe-t-il des stades successifs dans l'acquisition de l'orthographe d'usage ?. In: Langue française. N°124, 1999. pp. 58-73. doi : 10.3406/lfr.1999.6306 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1999_num_124_1_6306

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Catherine MartinetMarie-Line BosseSylvianne ValdoisMarie-Josèphe Tainturier

Existe-t-il des stades successifs dans l'acquisition del'orthographe d'usage ?In: Langue française. N°124, 1999. pp. 58-73.

AbstractCatherine Martinet, Marilyne Bosse, Sylviane Valdois, Marie-Jeanne Tainturier. Existe-t-il des stades dans l'acquisition del'orthographe d'usage ?This paper questions the main proposal of the stade models of spelling acquisition which postulate that children go through asérie of stages characterised by the acquisition of specific processing abilities during learning. Two kinds of evidence against thishypothesis are presented here through the analysis of neuropsychological and experimental data. It is argued that themechanisms underlying normal reading establish very early during development, their involvement in processing beingessentially determined by word familiarity. Catherine Martinet, Marilyne Bosse, Sylviane Valdois, Marie-Jeanne Tainturier. Existe-t-il des stades dans l'acquisition de l'orthographe d'usage ?This paper questions the main proposal of the stade models of spelling acquisition which postulate that children go through asérie of stages characterised by the acquisition of specific processing abilities during learning. Two kinds of evidence against thishypothesis are presented here through the analysis of neuropsychological and experimental data. It is argued that themechanisms underlying normal reading establish very early during development, their involvement in processing beingessentially determined by word familiarity.

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Martinet Catherine, Bosse Marie-Line, Valdois Sylvianne, Tainturier Marie-Josèphe. Existe-t-il des stades successifs dansl'acquisition de l'orthographe d'usage ?. In: Langue française. N°124, 1999. pp. 58-73.

doi : 10.3406/lfr.1999.6306

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1999_num_124_1_6306

Catherine MARTINET*, Marie-Line BOSSE*, Sylviane VALDO1S* & Marie- Josèf >he TAIINTURIKR0 * Laboratoire de Psychologie Expérimentale, Université Pierre Men dès-France, Grenoble, France " University of Wales, Bangor, United-Kingdom

EXISTE-T-IL DES STADES SUCCESSIFS DANS L'ACQUISITION DE L'ORTHOGRAPHE D'USAGE * ?

Nombreux sont les psychologues et neuropsychologues expérimentalistes qui tentent de déterminer quels sont les processus cognitifs sous-tendant les activités de lecture et de production écrite à travers l'analyse des performances de sujets adultes ou d'enfants en cours d'apprentissage. Ces études sont menées par référence à des modèles théoriques et consistent à recueillir les performances de sujets engagés dans des épreuves spécifiques ayant pour objectif d'évaluer certaines des hypothèses découlant du modèle. Les recherches portant sur l'activité de lecture sont extrêmement nombreuses et les données recueillies depuis presque 30 ans dans ce domaine ont conduit à proposer différents modèles relevant de conceptions théoriques quelquefois fortement divergentes : modèles à deux voies d'inspiration cognitiviste (Coltheart, Curtis, Atkins & Haller, 1993), modèles connexionnistes distribués (Plaut, McClelland, Seidenberg & Patterson, 1996) ou localisés (Ans, Carbonnel & Valdois, 1998). Par contre, les études concernant les traitements cognitifs impliqués en production écrite sont beaucoup moins nombreuses. En outre, les formalisations théoriques proposées pour rendre compte des performances en orthographe d'usage sont le plus souvent calquées sur celles utilisées en lecture et ont fait l'objet de débats théoriques moins approfondis. Le modèle d'écriture à deux voies d'inspiration cognitiviste fait ainsi largement référence lorsqu'il s'agit de rendre compte des performances des scripteurs experts. Des modèles développementaux à étapes ont été proposés pour expliciter comment s'acquièrent les différentes procédures d'écriture au cours de l'apprentissage.

Dans cet article, nous présenterons des données expérimentales récentes conduisant à remettre en question l'idée selon laquelle cette acquisition procède par stades strictement successifs. Ces données sont davantage compatibles avec l'hypothèse selon

* Remerciements. Cette recherche a été effectuée grâce à l'obtention de subventions de la région Rhône-Alpes dans le cadre d'un contrat ARASSH.

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laquelle plusieurs types de procédures permettant de transcrire une séquence de sons sont simultanément acquises lors de l'apprentissage et peuvent se développer en relative autonomie.

1. Cadre théorique

Le modèle à deux voies d'écriture experte

Les modèles à deux voies (e.g., Roeltgen & Heilman, 1984 ; Ellis & Young, 1988) postulent l'existence de deux procédures principales d'écriture représentées par des voies distinctes.

La première procédure, symbolisée par la voie lexicale, se caractérise par l'acti- vation de connaissances spécifiques quant à la forme orthographique des mots. En écriture sous dictée, le passage par la voie lexicale impliquerait dans un premier temps l'activation de la forme phonologique du mot suivie de l'accès à sa forme orthographique stockée en mémoire ; cet accès pourrait se faire via le système sémantique (donc par un accès au sens) ou non. Cette procédure d'adressage (direct ou indirect) ne peut aboutir que si le sujet connaît la graphie de l'item dicté et l'a préalablement stockée en mémoire au sein du lexique orthographique. La voie lexicale permettrait donc la transcription de mots connus mais pas celle de mots qui n'auraient jamais été rencontrés à l'écrit ; ces mots nouveaux nécessiteraient le recours à une seconde procédure.

Cette dernière, symbolisée par la « voie non lexicale » ou « phonologique », se caractérise par la mise en jeu de connaissances générales quant aux relations existant entre les phonèmes et les graphèmes. Cette voie se décomposerait en trois étapes successives : une étape de segmentation du mot entendu en unités phonémiques, une phase de conversion phono-graphémique où, à chaque phonème, est attribué le graphème qui lui est le plus fréquemment associé dans la langue et une ultime étape d'assemblage graphémique où les différents graphèmes seraient assemblés afin d'obtenir une séquence orthographique unifiée qui pourra être maintenue en mémoire de travail le temps nécessaire à la transcription écrite.

D'après ce modèle à deux voies, chaque procédure serait spécifiquement dédiée au traitement de certains types d'items. Ainsi, seule la procédure lexicale permettrait d'orthographier correctement les mots « irréguliers » (tels que « monsieur »,« chaos » ou « tabac ») pour lesquels l'application d'une stratégie phonologique — consistant à transcrire un son en utilisant la graphie qui lui est le plus fréquemment associée —

conduirait à des erreurs phonologiquement plausibles (qui respectent la phonologie du

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Figure 1 : Conception dualiste de l'écriture experte

Lexique phonologique d'entrée

1

Système sémantique

\ r

Lexique orthographique de sortie

Mécanismes de conversion

phonèmes-graphèmes Segmentation Conversion Assemblage

mot mais non son orthographe ; e.g., « meussieu », « cao » ou « taba »). Au contraire, les mots non encore appris ne pourraient être retranscrits qu'en utilisant la procédure de conversion phonographémique. On utilise expérimentalement des pseudo-mots (mots inventés mais respectant les contraintes phonotactiques du français) pour tester l'efficacité de cette procédure.

En résumé, selon le modèle à deux voies, un scripteur dispose de deux procédures d'écriture distinctes et indépendantes. Ceci implique qu'elles pourraient être sélectivement altérées. Cette hypothèse a été confirmée par des études neuropsychologiques basées sur l'analyse des performances de sujets adultes préalablement bons seripteurs

mais dont les aptitudes orthographiques ont diminué suite à une atteinte du système nerveux central (voir Tainturier, 1996, pour une revue). En effet, on trouve parmi ces sujets dysorthographiques des personnes devenues incapables d'orthographier correctement les mots irréguliers alors que l'orthographe des mots réguliers et des pseudomots est relativement préservée, ce qui suggère une atteinte sélective de la voie lexicale. A l'inverse, d'autres individus cérébrolésés conservent une bonne orthographe des mots connus, réguliers et irréguliers, mais ne peuvent plus générer une orthographe plausible lorsque des pseudo-mots leur sont dictés, suggérant une atteinte sélective de la procédure de transcodage phonographémique.

Les modèles cognitifs de lecture experte font donc l'hypothèse que tout individu adulte bon lecteur/scripteur dispose de deux procédures de traitement lui permettant d'écrire tout type de mots. Les modèles développementaux tentent de spécifier comment ces procédures se mettent en place lors de l'apprentissage.

Les modèles développementaux ďécriture

Les théories développementales (Frith, 1985 ; Ehri, 1991 ; Seymour, 1995) supposent que l'acquisition de l'écriture procède par stades successifs (trois pour la majorité des auteurs) qui sont chacun caractérisés par l'adoption d'une stratégie particulière d'écriture.

Le modèle d'acquisition de la lecture et de l'écriture proposé par Frith (1985) est le plus fréquemment cité et les modèles plus récents s'en sont largement inspirés (Ehri, 1991 ; Seymour, 1995). Ce modèle postule l'existence de trois stades — dits logographi- que, alphabétique et orthographique — qui sont censés se succéder lors de l'apprentissage.

Le stade « logographique » n'a pas été défini très précisément en ce qui concerne l'écriture ; il correspondrait au moment où l'enfant devient capable d'écrire — ou plutôt de « dessiner » — quelques mots familiers (son prénom par exemple) sans avoir encore de notions alphabétiques et sans analyser les mots écrits comme une séquence abstraite de lettres.

Au second stade dit « alphabétique » , l'apprenti scripteur prendrait conscience de l'existence d'unités sublexicales au niveau des mots parlés — phonèmes — et des mots écrits — graphèmes — et de la relation entre ces unités orales et écrites (correspondances phonographémiques). L'enfant utiliserait ses nouvelles connaissances alphabétiques pour orthographier l'ensemble des mots, ce qui donnerait lieu à des erreurs dans

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le cas des mots irréguliers ou inconsistants (e.g., « tabac » écrit « taba », « chaise » écrit « chèse »). Cette stratégie peut s'apparenter à la stratégie non lexicale d'assemblage du modèle à deux voies d'écriture experte.

Le troisième stade, dit « orthographique », se caractérise par la prise en compte d'unités de taille supérieure au phonème, généralement les mots entiers ou les morphèmes. L'enfant stockerait en mémoire à long terme l'orthographe des mots qu'il a déjà rencontrés. Cette étape correspond à l'établissement de la stratégie lexicale d'adressage du modèle à deux voies adulte. Une fois automatisé, ce stade est celui de l'expertise.

L'ordre d'acquisition des habiletés spécifiques à chaque stade est généralement considéré comme étant strict. Selon Ehri (1991), une conception par stades signifie que l'apprenti scripteur doit maîtriser les capacités des stades inférieurs avant de progresser au stade supérieur. Cependant, certains auteurs (Mousty & Alegria, 1996) ont remis en cause cette séquentialité stricte qui, selon eux, ne rendrait pas compte de la complexité des processus d'acquisition. Ils font l'hypothèse que les procédures alphabétique et orthographique coexisteraient précocement : ces deux stratégies se développeraient donc en relative simultanéité plutôt que de manière strictement successive.

Notre propos sera ici de discuter deux postulats de base des modèles développe- mentaux à étapes :

Premièrement, ces modèles postulent que les stades ultérieurs ne peuvent se mettre en place avant la maîtrise des stades antérieurs. Ils font, de ce fait, l'hypothèse que les procédures phonologiques caractéristiques du stade alphabétique doivent être acquises pour que le stade orthographique puisse se développer normalement. Nous discuterons, dans une première partie, le rôle de la phonologie dans l'acquisition des connaissances orthographiques et présenterons des données neuropsychologiques suggérant que le développement des procédures orthographiques n'est pas nécessairement dépendant de la maîtrise préalable des procédures alphabétiques.

Deuxièmement, les modèles à étapes font l'hypothèse que certains stades sont d'installation relativement tardive. Nous présenterons des données expérimentales suggérant au contraire que les traitements analogiques propres au stade orthographique peuvent être mis en évidence assez tôt chez l'apprenti scripteur.

2. Rôle de la phonologie dans l'acquisition des connaissances orthographiques

Problématique

Selon les modèles développementaux à étapes, l'acquisition d'une stratégie lexicale impliquant la mise en mémoire de l'orthographe spécifique des mots impliquerait la

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maîtrise préalable de la stratégie alphabétique de conversion phonèmes-graphèmes (Sprenger-Charolles, Siegel & Bonnet, sous presse). Ainsi, l'enfant ne pourrait en aucun cas accéder à la stratégie orthographique avant d'avoir acquis la stratégie alphabétique (Frith, 1985).

Conformément à cette hypothèse, Sprenger-Charolles & al. (sous presse) ont montré que les performances en lecture et en écriture d'enfants de niveau C.P., mesurées au mois de janvier sur des mots réguliers et des pseudo-mots ' étaient corrélées à leurs performances plus tardives mesurées en juin sur des mots irréguliers. Ainsi, les compétences alphabétiques précoces seraient prédictives des performances orthographiques ultérieures alors que l'inverse n'est jamais observé. En effet, il n'y a aucune corrélation entre les performances obtenues sur des mots irréguliers en janvier et celles obtenues sur des mots réguliers et des pseudo-mots en juin.

Ces résultats suggèrent que l'utilisation de la stratégie alphabétique facilite la construction du lexique orthographique (Lunderberg, Olofsson & Wall, 1980). Selon Sprenger-Charolles & al. (sous presse), un enfant qui rencontre pour la première fois un mot écrit va tenter de le lire à l'aide de ses connaissances des correspondances graphophonologiques. Mais si ce mot contient une graphie irrégulière (e.g. , « femme »), l'enfant va le lire incorrectement (e.g., /f£m/). Cependant, il se rendra compte que le mot prononcé ne correspond à aucun mot connu, mais qu'il est tout de même proche de /fam/ présent dans son lexique oral. L'enfant va donc de lui-même inférer que le graphème « e » est irrégulier dans « femme ». Ainsi, cette procédure de contrôle par le lexique phonologique favoriserait Г auto-apprentissage du lexique orthographique à partir des compétences alphabétiques préalables.

D'autres arguments en faveur de l'importance des compétences phonologiques dans les stades précoces de l'acquisition de l'écriture ont été fournis par l'étude des compétences métaphonologiques d'apprentis scripteurs, c'est-à-dire leur capacité à prendre conscience des différents types d'unités phonologiques (syllabes, phonèmes, constituants syllabiques) et leur aptitude à les manipuler délibérément. Par exemple, Bradley & Bryant (1985) ont montré que le niveau orthographique des enfants était supérieur lorsqu'ils avaient suivi des séances d'entraînement des compétences métaphonologiques. Stuart & Masterson (1992) ont montré l'existence de corrélations entre le niveau de conscience métaphonologique des enfants — sans apprentissage particulier — et leur compétence orthographique.

1. Les pseudo-mots sont classiquement utilisés en psychologie expérimentale lorsque le chercheur veut s'assurer que les mots qu'il présente aux enfants sont nouveaux pour eux.

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Malgré la convergence de ces résultats, l'étude des dyslexies développementales conduit à reconsidérer l'idée qu'une bonne conscience phonologique et la maîtrise de la stratégie alphabétique sont des pré-requis nécessaires à l'apprentissage de l'orthographe d'usage. D'après les modèles développementaux à étapes, les troubles d'acquisition de l'orthographe devraient se manifester par une stagnation au stade logographique ou au stade alphabétique. Il devrait donc être impossible d'observer des enfants qui ont développé les aptitudes du stade orthographique sans maîtriser celles du stade alphabétique.

L'étude des performances de sujets présentant une dysorthographie développe- mentale doit permettre de tester cette hypothèse qui découle des modèles à stades successifs. La dysorthographie développementale se définit comme une difficulté durable d'apprentissage de l'écriture, ne pouvant s'expliquer par un déficit sensoriel (auditif ou visuel), une déficience intellectuelle, un trouble psychologique ou neurologique, une déprivation culturelle ou un défaut de scolarisation. La dysorthographie développementale est en général accompagnée de troubles similaires, mais souvent moins sévères, en lecture (dyslexie développementale). Bien que différents cas de dyslexie/dysorthographie d'évolution aient été présentés à l'appui du modèle de Frith (Temple, 1985), d'autres études (Campbell & Butterworth, 1985 ; Howard & Best, 1996 ; Stothard, Snowling & Hulme, 1996 ; Holmes, 1996) remettent en question la notion de precedence des compétences métaphonologiques et alphabétiques. Le cas d'un jeune homme présentant une dyslexie-dysorthographie développementale va être présenté afin de nuancer le rôle de la phonologie dans l'apprentissage de l'orthographe spécifique des mots.

Présentation ďun cas de dyslexie/ dysorthographie développementale

Pierre est un jeune homme de 25 ans qui présente une longue histoire de difficultés d'apprentissage du langage oral, puis de la lecture et de l'orthographe. Des difficultés à maîtriser le langage oral ont conduit à une prise en charge orthophonique dès l'âge de 4 ans. L'apprentissage de la lecture a été lent et difficile et des difficultés importantes se manifestaient encore à l'âge adulte. Son niveau de lecture a été estimé lors de l'examen comme correspondant à celui d'un enfant de 8 ans 1/2. Il rencontrait également d'importantes difficultés à l'écrit, ses productions étant notamment caractérisées par de nombreuses erreurs d'accord grammatical. L'examen de ses aptitudes en lecture a permis de mettre en évidence un trouble spécifique de la lecture des pseudo-mots alors que la lecture des mots réguliers et irréguliers était comparativement mieux préservée. Ses aptitudes orthographiques ont été évaluées par le biais d'épreuves de dictée de mots

et de pseudo-mots.

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Tableau 1 : Performances de Pierre en dictée de mots et de pseudo-mots appariés en longueur au sein des listes l et 2.

Types d'items

Mots simples

Mots plus complexes

Mots très complexes

Pseudo-mots

Listes 1

15/17 (88 %) 16/17 (94 %)

16/17 (94 %) 29/40

(72 %)

Listes 2

46/50 (92 %)

26/50 (52 %)

Les résultats obtenus (cf. Tableau 1) montrent un trouble sélectif de l'écriture des pseudo-mots. Pierre présente un effet de longueur massif sur ces items, les erreurs étant d'autant plus nombreuses que le pseudo-mot dicté est plus long. Par ailleurs, ses productions témoignent d'une tendance à confondre les phonèmes sourds et sonores (e.g., « gordone » et « bartelle » sont transcrits « cordone » et « partelle ») et à produire des inversions de sons. Ses performances suggèrent donc l'atteinte de la voie phonologique d'écriture ou, en termes développementaux, une atteinte des procédures spécifiques du stade alphabétique. Par ailleurs et malgré cela, les performances de Pierre sont très bonnes en dictée de mots. Il ne rencontre notamment aucune difficulté particulière lors de la transcription de mots orthographiquement complexes qui nécessitent le recours à des connaissances lexicales spécifiques. Force est donc de constater que ce jeune homme a pu installer des compétences caractéristiques du stade orthographique en dépit de la non-maîtrise des procédures du stade précédent.

Le stade alphabétique se caractérise également par une prise de conscience par l'apprenti lecteur/scripteur de l'existence d'unités sublexicales à l'intérieur des mots parlés. Ceci se traduit par le développement de compétences métaphonologiques que l'on peut évaluer à travers des épreuves réclamant de manipuler volontairement les sons qui composent les mots de la langue. Pierre a été soumis à toute une batterie d'épreuves métaphonologiques dans le but de confirmer un trouble de l'acquisition des compétences du stade alphabétique.

— Une épreuve de jugement de rimes lui a été proposée qui consistait à décider si deux mots énoncés oralement par l'expérimentateur rimaient ou non. Les paires de mots étaient choisies de façon à inclure des pièges orthographiques. L'épreuve comprenait notamment des paires de mots non congruentes, telles que « volcan-argent » par exemple où les mots riment mais s'orthographient différemment, ou encore « ville-fille »

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qui ne riment pas mais présentent la même graphie en finale. Des paires congruentes telles que « terre-guerre » ou « avion-couteau » étaient également présentées.

— Une épreuve d'omission de son qui consistait à enlever le premier son d'un mot énoncé oralement et produire la partie restante lui a également été présentée (e.g., /plakaR/ -> /lakaR/).

— Une épreuve de catégorisation de sons consistait, suite à l'écoute d'une série de 4 mots, à désigner celui qui ne partageait pas un son commun aux trois autres mots (e.g. ,

vent-thon-rang-bane) .

— Enfin, une épreuve de segmentation phonémique lui a été soumise, réclamant de prononcer successivement tous les sons qui composent un mot précédemment énoncé par l'expérimentateur.

Les performances de Pierre se sont révélées très déficitaires sur l'ensemble de ces épreuves. Seulement 47 des 100 paires proposées en jugement de rimes ont conduit à une réponse correcte, les erreurs étant quasi-systématiques sur les paires non congruentes. Pierre a obtenu un score de 44/66 sur l'épreuve d'omission du premier son, 29/40 dans la tâche de catégorisation de sons et 3/20 en segmentation phonémique. Tl était donc le plus souvent incapable de porter un jugement ou d'effectuer un traitement basé sur une analyse sublexicale de la séquence phonologique du mot. Ses erreurs étaient d'ailleurs très particulières et suggéraient un recours massif à l'orthographe. Ainsi, lorsqu'il lui était demandé d'omettre le premier son du mot /uti/ (outil), il produisait /yti/ ce qui correspondait en fait à une manipulation de la forme écrite du mot conduisant à segmenter la première lettre plutôt que le premier phonème.

L'analyse des performances de ce jeune homme montre donc l'existence de difficultés massives en lecture et écriture de pseudo-mots associées à une atteinte des capacités de traitement métaphonologique. On peut donc conclure à un trouble de l'acquisition des compétences caractéristiques de l'installation du stade alphabétique. Malgré ce trouble important, Pierre a pu développer des connaissances spécifiques quant à l'orthographe des mots qui lui assurent aujourd'hui un niveau de performance en dictée de mots, notamment irréguliers, comparable à celui de personnes de son âge et largement supérieur à ce que laisserait présager son niveau de lecture. Ses performances montrent très clairement qu'il est possible de développer des aptitudes propres au stade orthographique en dépit d'un trouble d'acquisition des compétences alphabétiques. Cette étude de cas de dyslexie-dysorthographie phonologique, à l'instar de nombre d'autres (Campbell & Butterworth, 1985 ; Howard & Best, 1996) remet clairement en cause l'un des postidats fondamentaux des modèles développementaux, à

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savoir que la maîtrise de la stratégie alphabétique serait un pré-requis nécessaire et obligatoire à l'acquisition des connaissances orthographiques spécifiques.

3. Précocité des traitements analogiques

Problématique

Selon le modèle développemental de Frith (1985), l'établissement de la stratégie orthographique d'écriture serait très tardif puisqu'il n'apparaîtrait qu'une fois les compétences alphabétiques maîtrisées. Le stade orthographique se caractérise notamment par l'apparition de traitements analogiques, c'est-à-dire par la capacité à utiliser des connaissances spécifiques sur la forme orthographique des mots précédemment rencontrés lors de l'écriture de mots nouveaux. C'est donc tard dans l'apprentissage que les enfants devraient pouvoir écrire un mot nouveau par analogie à un mot qu'ils connaissent déjà. Pour tester cette hypothèse, Campbell (1985) a proposé à des enfants de 9 à 12 ans une épreuve de décision lexicale auditive couplée à une tâche de transcription de pseudo-mots. Une liste de mots et de pseudo-mots était lue et les enfants avaient pour consigne de ne transcrire par écrit que les mots qui semblaient ne pas exister dans leur langue (les pseudo-mots). Certains pseudo-mots étaient précédés d'un mot amorce partageant la même rime phonologique. Campbell (1985) a montré que seuls les sujets de 11 ans et plus utilisaient les configurations orthographiques des amorces, et donc une stratégie analogique, pour transcrire les pseudo-mots cibles. On observerait, par exemple, dans une expérience de ce type menée en français, que le pseudo-mot /blo/ est plus fréquemment transcrit « blot » lorsqu'il est précédé du mot amorce /flo/-« flot » alors que la transcription « blos » serait plus souvent obtenue après l'amorce /klo/- « clos » . Cette étude suggère donc bien une occurrence tardive des processus analogiques .

D'autres travaux ont confirmé l'existence d'analogies dans l'écriture chez l'enfant, mais l'âge d'apparition de ces analogies reste très discuté (voir Gombert, Bryant & Warrick, 1996, pour une revue). Certains auteurs pensent qu'elles sont présentes très tôt au cours de l'apprentissage, et remettent donc en cause l'idée d'un développement tardif du stade orthographique. Par exemple, Snowling (1994) a observé l'utilisation d'informations lexicales pour écrire des pseudo-mots chez des enfants de huit ans. Elle en déduit que les stratégies phonologiques et lexicales interagissent pendant tout le développement. On peut toutefois critiquer ces études dans la mesure où toutes proposent des mots en modèle au sujet, de manière plus ou moins explicite. Il est donc possible

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que les analogies observées soient une surestimation de ce que ferait l'enfant dans une situation d'écriture où aucune référence lexicale ne serait proposée par l'expérimentateur, et plus généralement dans une situation d'écriture spontanée.

Par ailleurs, les résultats divergents quant à l'âge d'apparition des traitements analogiques pourraient être liés à la nature des mots de référence utilisés. En effet, plus l'apprenti scripteur est jeune plus son lexique orthographique, s'il existe, a des chances d'être limité. Une détermination précise de l'aptitude de l'enfant au traitement analogique nécessite donc une connaissance précise des mots qu'il a rencontrés et qu'il a pu mémoriser au moment de l'expérimentation. Or, à notre connaissance, un contrôle strict du lexique orthographique n'a jamais été tenté.

Résultats expérimentaux

Pour évaluer l'utilisation spontanée de processus analogiques, nous avons voulu nous placer dans une situation qui soit proche de l'écriture spontanée de mots nouveaux. Cinq groupes de 29 enfants (soit 145 enfants des cinq niveaux scolaires élémentaires) ont été soumis à des dictées de pseudo-mots. La consigne leur précisait que tous les mots qu'ils allaient devoir écrire étaient inventés, et qu'il n'y avait donc pas une manière de les écrire plus juste qu'une autre. Parmi les pseudo-mots dictés, 14 étaient en fait voisins phonologiques de vrais mots. Pour obtenir ce voisinage phonologique, les pseudo-mots ont été déduits des vrais mots par substitution d'un des phonèmes de la première syllabe (par exemple, le pseudo-mot /daby/, obtenu par substitution de /a/ à /e/, est voisin phonologique de « début »). Les vrais mots ayant servi à créer ces voisins phonologiques répondaient tous à deux critères. D'abord, ils devaient être suffisamment fréquents pour être susceptibles d'avoir une orthographe connue des enfants. Ensuite, la graphie associée au phonème final devait être assez peu fréquente, pour qu'une éventuelle stratégie analogique puisse être mise en évidence. Il fallait, en effet, que nous puissions distinguer une écriture de pseudo-mots par analogie d'une écriture de pseudo-mots par applications des conversions phonèmes-graphèmes les plus probables. Ainsi, nous avons créé un pseudo-mot voisin de « crapaud » mais pas de « chapeau », car loi se transcrit le plus souvent « eau » en fin de mot mais rarement « aud »

(Content, Mousty, & Radeau, 1990). Quatorze pseudo-mots contrôles n'avaient pas de voisin phonologique mais se terminaient par la même syllabe que le pseudo-mot et le mot de référence, pour contrôler un éventuel effet de l'environnement syllabique sur la scription du phonème final cible. Les pseudo-mots voisins de vrais mots et les pseudomots contrôles ont été mélangés à 48 pseudo-mots distracteurs sans voisin lexical

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(« fossar », « puvon », etc.). L'ensemble a été réparti en 4 listes de 19 items de manière à ce que la même syllabe n'apparaisse pas deux fois dans la même liste. Les 4 listes ont été dictées à tous les groupes d'enfants en fin de second trimestre.

Figure 2. Pourcentage de pseudo-mots écrits dans la graphie du mot de référence en fonction du niveau scolaire de l'enfant et du type de pseudo-mot.

non-mots voisins

non-mots contrôles

CEI CE2 CM1 niveau scolaire

CM2

Nous avons comparé la fréquence des graphies finales des mots de référence dans les pseudo-mots voisins (écrire « dabut » par analogie avec « début ») et dans les pseudo-mots contrôles. Les résultats (voir Figure 2) montrent une nette augmentation de ces graphies avec le niveau scolaire pour les pseudo-mots voisins mais pas pour les pseudo-mots contrôles. Un test statistique confirme un effet général du type de pseudo-

mot. La différence entre non-mots voisins et non-mots contrôles augmente avec le niveau scolaire et n'est significative qu'à partir du CE2. Après les dictées de pseudo-mots, nous avons voulu vérifier comme prévu la connaissance que les enfants avaient véritablement des 14 mots de référence. Nous avons constaté que les élèves de CP et CEI ne savaient en orthographier que quelques-uns (15,5 % et 35 %). Par contre, les enfants du CE2 en connaissaient 73 % et ce score s'améliorait en CM1 (86,5 %) et en CM2 (92 %). L'absence d'effet d'analogie chez les CEI et les CP peut donc s'expliquer de deux manières. Soit les mécanismes d'analogie sont réellement absents ou encore inutilisables à ce moment de l'apprentissage, soit ces mécanismes existent mais ne sont pas observés ici car les enfants ne connaissaient en fait pas l'orthographe de la plupart des mots de référence.

Pour choisir entre ces deux possibilités, la même expérience a été reprise dans les deux niveaux où l'effet n'était pas significatif (CP et CEI). En début d'année scolaire, nous avons demandé aux enseignants de faire en sorte que les 14 mots de référence soient connus du plus grand nombre d'enfants possible en fin de second trimestre. À

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cette période, les enfants du CEI ont montré une utilisation d'analogies aussi forte que les CM1 dans la précédente expérimentation. Ce résultat est en accord avec la dictée de mots montrant que les enfants de ce niveau savaient écrire 71 % des mots de référence. En CP, la différence entre pseudo-mots voisins et contrôles n'est pas significative, mais les enfants ne connaissaient en fin de second trimestre que 24,5 % des mots de référence.

Ces données semblent montrer que les enfants en début d'apprentissage de l'écriture sont déjà capables d'écrire des mots nouveaux par analogie avec des mots de leur lexique. On peut donc penser que ces processus analogiques sont plus précoces que ne le prévoit le modèle développemental en stades successifs. Cependant, ces processus sont difficiles à mettre en évidence en tout début d'apprentissage car l'enfant connaît encore peu de mots, en particulier s'ils ont une orthographe peu fréquente. Chez les CP, l'apprentissage des mots a échoué, la non-significativité des résultats ne constitue donc pas une preuve de l'absence de mécanismes analogiques à ce niveau.

4. Discussion et conclusion

II est très largement admis qu'un enfant doit maîtriser deux stratégies différentes pour devenir un scripteur expert. Il doit être capable d'écrire un mot nouveau lorsqu'il l'entend pour la première fois et donc maîtriser la stratégie alphabétique. Mais il doit également être capable de stocker en mémoire l'orthographe exacte des mots qu'il apprend : il doit donc maîtriser la stratégie orthographique qui se caractérise par l'installation de connaissances spécifiques quant à l'orthographe d'usage des mots de la langue. Les modèles développementaux à étapes (Frith, 1985 ; Ehri, 1991) postulent que l'enfant tend dans un premier temps à écrire phonologiquement tous les mots qu'il rencontre (stade alphabétique) et les écrit ainsi correctement s'ils sont réguliers mais de façon erronée s'ils sont irréguliers. Ce ne serait que plus tardivement que l'enfant accéderait au stade orthographique qui lui permettrait d'écrire correctement tous les mots connus, y compris les mots irréguliers. Les modèles développementaux à étapes postulent que la stratégie orthographique ne peut en aucun cas être maîtrisée si la stratégie alphabétique ne l'a pas été préalablement.

L'étude de cas que nous avons présentée montre que Pierre est parvenu à une maîtrise correcte de la stratégie orthographique puisqu'il est capable d'écrire correctement la plupart des mots irréguliers alors qu'il ne maîtrise pas les compétences du stade alphabétique, comme en témoignent ses difficultés en écriture de pseudo-mots et ses faibles performances dans les épreuves métaphonologiques. Les performances de ce jeune homme ne sont d'ailleurs pas exceptionnelles mais s'apparentent à celles d'autres

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études de cas (Stothard, Snowling & Hulme, 1996 ; Howard & Best, 1996 ; Holmes, 1996) qui conduisent également à remettre en question l'hypothèse d'une succession stricte des stades d'écriture. Ces études neuropsychologiques témoignent du fait que les compétences orthographiques peuvent être maîtrisées par des personnes dont les capacités de traitement phonologique, caractéristiques du stade alphahétique, sont déficitaires. Le développement des aptitudes alphabétiques ne semble donc pas être un pré-requis nécessaire et obligatoire au développement des compétences orthographiques. Ces données témoignent plutôt en faveur d'une possible indépendance de l'acquisition des compétences traditionnellement attribuées aux stades alphabétique et orthographique. Cette indépendance relative est également confortée par d'autres données neuropsychologiques démontrant qu'un développement harmonieux des aptitudes alphabétiques ne garantit pas la mise en place des compétences orthographiques. En effet, il existe une forme de dyslexie développementale où, à l'inverse de celle présentée par Pierre, l'écriture des pseudo-mots est préservée ainsi que les aptitudes métaphonologi- ques mais où l'écriture des mots irréguliers est fortement perturbée, la plupart des productions écrites correspondant à la forme orale énoncée sans respect de l'orthographe spécifique des mots (Temple, 1986 ; Martinet & Valdois, sous presse). L'ensemble de ces données suggère que les traitements considérés comme caractéristiques des stades alphabétique et orthographique peuvent se développer en relative autonomie, ce qui est incompatible avec la notion d'acquisition par stades défendue par les modèles dévelop- pementaux.

Les modèles à étapes font également l'hypothèse que les compétences propres au stade orthographique sont d'installation tardive puisqu'elles ne devraient être observées qu'une fois les compétences alphabétiques parfaitement maîtrisées en lecture comme à l'écrit. Or, nous avons décrit une série d'expériences qui démontrent que les apprentis scripteurs font usage assez tôt d'analogies lexicales lorsqu'ils écrivent des pseudo-mots sous dictée. Il a notamment été montré que des effets d'analogie significatifs sont obtenus dès le CEI lorsqu'on s'assure que les enfants ont été préalablement familiarisés avec les mots de référence utilisés dans l'expérience. On peut d'ailleurs penser que l'utilisation de traitements analogiques est encore plus précoce et pourrait s'observer dès le CP pour peu que l'on parvienne à tester les enfants avec des pseudomots voisins de mots suffisamment familiers. Ces résultats s'opposent assez nettement aux prédictions des modèles à étapes et sont davantage compatibles avec l'hypothèse interactive proposée par Snowling (1994). Selon cet auteur, le développement de l'écriture mettrait en interaction les connaissances alphabétiques et orthographiques. Dès les premières étapes de l'apprentissage, l'enfant utiliserait plusieurs sources de

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connaissances pour écrire ; le processus alphabétique lui permettrait de transcrire les sons en lettres, mais il pourrait également se servir très tôt de ses connaissances orthographiques au fur et à mesure de leur acquisition. Les stades des modèles déve- loppementaux à étapes semblent donc n'être qu'un artefact statistique. En début d'apprentissage de la lecture et de l'écriture les enfants utiliseraient davantage la stratégie alphabétique, faute d'être suffisamment familiarisés avec les mots qu'ils rencontrent. La stratégie orthographique se mettrait néanmoins en place conjointement en fonction de la fréquence de rencontre des mots. C'est en fait la proportion relative des mots familiers et peu familiers qui varierait avec le temps et déterminerait la nature du traitement effectué. Les auteurs qui ont postulé l'existence d'une stratégie alphabétique en début d'apprentissage et l'utilisation d'une stratégie orthographique plus tardive ont rarement ou imparfaitement contrôlé la fréquence relative des mots qu'ils présentaient aux enfants. Un contrôle strict de la familiarité du matériel écrit présenté aux enfants montre que les connaissances orthographiques de certains mots sont stockées en mémoire précocement.

Cette hypothèse s'inscrit dans le courant actuel des modèles connexionnistes qui supposent que tous les mécanismes de traitement s'installent dès le début de l'apprentissage sur une base de connaissances en constante évolution. Dans cette perspective, l'acquisition de l'orthographe impliquerait un développement conjoint de mécanismes, alphabétique et orthographique, d'installation quasi simultanée. Ces enjeux théoriques pourraient avoir des répercussions sur l'enseignement de la lecture et de l'orthographe, en privilégiant des méthodes qui familiarisent l'enfant à un large éventail de mots tout en lui conférant de solides aptitudes d'analyse sublexicale et de mise en correspondance des unités phonologiques et orthographiques.

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