Du Désiré historique au péché originel. Le Quatrième Siècle d’Édouard Glissant face aux...

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D D r h t r p h r n l: L tr èè l d d rd l nt f x nj x r lnt p r n

Benjamin Ngong

Nouvelles Études Francophones, Volume 28, Numéro 2, Automne2013, pp. 132-147 (Article)

P bl h d b n v r t f N br PrDOI: 10.1353/nef.2014.0023

For additional information about this article

Access provided by Dickinson College (15 Oct 2014 23:28 GMT)

http://muse.jhu.edu/journals/nef/summary/v028/28.2.ngong.html

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Du Désiré historique au péché originel1

Le Quatrième Siècle d’Édouard Glissant face aux enjeux mémoriels contemporains

Benjamin Ngong

Au moment où des voix s’élèvent de plus en plus pour la reconnaissance des tragédies de l’esclavage et de la colonisation et que le contexte sociopolitique, en France et dans ses an-ciennes possessions, exacerbe les passions autour de la bataille mémorielle sur l’esclavage et la colonisation, une relecture du Quatrième siècle d’Édouard Glissant pourrait édifi er notre compréhension des diff érents enjeux en nous rappelant que les débats mémoriels actuels y avaient déjà été proposés il y a près de cinquante ans.

Lorsque Le Quatrième Siècle paraît en 1964, quelques écrivains de la période post- abolitionniste, comme Césaire, avec Cahier d’un retour au pays natal,

avaient déjà entrepris de remédier à l’occultation dont souff rait l’histoire des Noirs antillais. C’est dans un contexte dominé par le discours hégémonique fran-çais, une vision fragmentée de l’Histoire et une identité antillaise problématique, et surtout la maigre part que la littérature accorde à l’histoire et à la mémoire de l’esclavage, qu’Édouard Glissant publie son livre. En eff et, roman généalogique et fresque historique sur l’origine des Antilles, Le Quatrième Siècle se lit, de prime abord, comme la naissance d’un héros créole typique incarné par le personnage emblématique de Longoué, un esclave marron charismatique, que l’auteur mar-tiniquais élève au rang d’icône. C’est à cette fi gure christique qu’échoit la respon-sabilité de fonder la nouvelle histoire antillaise.

Mais il s’agit aussi et surtout de l’histoire d’un antagonisme chronique entre deux familles de captifs africains, les Longoué et les Béluse, débarqués dans la Caraïbe en 1788 par la force du destin esclavagiste qui les y attendait. Dans ses travaux sur L’Esclave fugitif dans la littérature antillaise, Marie- Christine Roch-mann montre qu’avec Le Quatrième siècle Glissant invente une esthétique iné-dite, ce qu’ailleurs Romuald Fonkoua appelle une “ethnopoétique” (818), qui modélise l’intentionnalité historique et lui permet de réécrire l’histoire antillaise autour d’un esclave marron qui en est le héros fondateur. Mais au- delà de toute innovation esthétique et historique, cette réfl exion montrera que l’autre objet de

1 Ce titre, nous l’empruntons à Glissant (Discours antillais 147).

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valeur du texte glissantien reste, sans doute, le péché originel de Béluse; événe-ment tragique qui invite les Africains à assumer leur part de responsabilité dans le drame humain qu’est la Traite, puis la mise en esclavage des Noirs.

Le “Désiré historique”

Œuvre énigmatique, subversive et multipolaire, Le Quatrième Siècle pose, pour mieux les placer au centre du débat, les questions de la mémoire de l’esclavage et de l’histoire fragmentée de la Traite des Noirs. L’adoption d’une infl exion polyphonique comme approche esthétique représente le lieu où l’auteur tente de concilier les deux pôles susmentionnés. Cependant, Glissant n’ignore pas les diffi cultés qui entraveraient un projet dont la tâche la plus délicate consiste à reconstituer le passé. Avec ce roman protéiforme le Martiniquais commence, au niveau de la création littéraire, la réhabilitation et la réécriture de l’histoire antillaise en tant que lieu d’un impératif ontologique et précepte d’une poétique de l’élucidation dont les jalons furent posés dès Monsieur Toussaint: “Pour ceux qui ne connaissent de leur histoire que la part de nuit ou de démission à quoi on a voulu les réduire, l’élucidation du passé proche ou lointain est une nécessité” (9– 10, je souligne). De cette assertion il ressort que, pour Glissant, la reconsti-tution du passé est un combat existentiel qui ne s’opérerait, à proprement parler, qu’à travers un droit d’inventaire sans complaisance, de part et d’autre de l’Atlan-tique, non seulement de la mise en esclavage mais aussi de la traite des Noirs. Cette approche amène Rochmann au constat que l’un des traits défi nitoires du Quatrième Siècle est la “quête du passé, [. . .] l’Afrique y apparaît sous la forme d’une présence obsédante” (“L’Afrique” 45). L’oblitération de l’origine des esclaves africains, y compris leurs langues, coutumes et structures familiales, crée une absence douloureuse que des générations successives d’Antillais noirs s’eff orcent de combler. Après plusieurs siècles de refoulement, d’omission ou d’occultation, la reconstitution de cette histoire, aux yeux de Glissant, paraît désormais comme une nécessité impérieuse. Avec Le Quatrième Siècle, et Yves Chemla le souligne très bien, “il s’agit de puiser aussi dans l’histoire de la traite, dans celle de l’exploi-tation plantationnaire et de l’esclavage, ‘le noyau élémentaire d’un récit commun et partagé.’”

Cependant, en tant que peuple vaincu, comment opérer cette remontée dans le temps en pays dominé? Autrement dit, comment retracer son passé lorsque l’histoire est écrite par le vainqueur? Comment s’y prendre dans un contexte historique, comme celui de la Caraïbe, qui met face à face le vécu du sujet antillais et le discours dominant du maître français? Ce dilemme existen-tiel révèle au grand jour la nature même et l’immanence de la ‘fracture colo-niale’ (Blanchard). Si la persistance de la vulgate coloniale et le discours offi ciel qui tend à relativiser les aff res de l’esclavage et de la Traite des Noirs constituent

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un obstacle majeur dans la quête de son passé, il reste néanmoins vrai que la volonté d’échapper à cet enfermement semble plus que vivante chez le Caribéen. D’où la persistance de ce que Glissant diagnostique, chez l’Antillais, comme un “désiré historique,” c’est- à- dire cette obsession viscérale vis- à- vis de la trace his-torique. Dans Le Quatrième Siècle,2 on le voit à l’œuvre dans les propos du jeune Mathieu Béluse au cours d’une des nombreuses conversations qu’il engage avec son mentor: “Dis- moi le passé, Papa Longoué! Qu’est- ce que c’est, le passé?”(15) De cette inquisition transpirent la conscience, et peut- être l’espoir, qu’il existe une faille, une archive souterraine à partir de laquelle toute entreprise de réé-criture de l’histoire antillaise pourrait se fonder. Optimisme vite tempéré par la réaction de Papa Longoué: “Que nous reste- t- il du passé?” (15). “Pourquoi faut- il revenir sur le passé?”(15), rétorque- t- il. Bien plus qu’un simple renoncement, il faudrait voir dans la réplique de Longoué la conscience de la diffi culté à remon-ter le temps face à l’historiographie offi cielle dominante. C’est que, devant une réalité historique, et Glissant le souligne bien, faite de “ruines dont le témoi-gnage est incertain, dont les monuments furent si fragiles, dont les archives sont souvent si incomplètes, oblitérées ou ambiguës” (Poétique de la relation 79), le défi semble de taille. De plus, l’inexistence des récits d’esclaves dans les colonies françaises,— contrairement à leur prolifération dans les colonies amé-ricaines avec, par exemple, les ‘Slaves Narratives’3 aux États- Unis— , renforce la logique esclavagiste fondée sur la prétendue incapacité intellectuelle du Noir à penser, réfl échir ou même à consigner son vécu dans les annales de l’Histoire. De l’époque esclavagiste jusqu’aux abolitions, l’absence d’un corpus écrit et d’une littérature autocentrée a souvent délégitimé les aspirations identitaires des Noirs antillais. Cela s’explique dans la mesure où les seuls faits connus de l’histoire des Caribéens l’étaient sous le prisme de l’historiographie offi cielle construite selon la perspective des anciens maîtres dont les préoccupations, on le sait, n’étaient guère orientées vers le sort de l’esclave.

Dans Le Quatrième Siècle, la quête du passé et la récusation de l’historio-graphie offi cielle se trouvent au cœur de la narration. Par exemple, lorsque Papa Longoué, le narrateur principal et arrière- petit- fi ls de Longoué, s’adresse au jeune Mathieu Béluse, il ne cache pas sa suspicion vis- à- vis de la manière dont l’histoire des Antilles est appréhendée: “Tu as lu les livres? Ce qu’il n’y a pas dans les livres, tu ne peux pas le savoir” (40). Glissant fait de cette défi ance un outil qui lui permet de rompre avec l’histoire positiviste qui, faut- il le rappeler, s’appuie d’abord sur l’événement en tant que fait singulier, unique et extraordi-naire, considéré comme important pour une communauté donnée. Elle ignore les traditions orales et ne valorise que les données écrites dans une perspective

2 Sauf indication contraire, toutes les citations renverront à l’édition publiée chez Gallimard en 1964.

3 Voir à cet eff et les travaux d’Henri Louis Gates Jr.

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chronologique qui prend pour repère fondamental la naissance du Christ. Glis-sant, on l’a dit, rejette cette histoire parce qu’elle n’accorde aucune place au passé esclavagiste de la Caraïbe; comme on peut le voir à travers le propos de Papa Longoué: “Mais lequel ici se souvient du bateau?” (247), s’interroge- t- il, se réfé-rant au bateau négrier comme fi gure métaleptique de la Traite et de l’esclavage. Rochmann constate que Glissant “minimise à dessein les événements histo-riques traditionnellement retenus dans l’histoire des Antilles ou les convoque avec irrévérence” (L’Esclave fugitif 224). Au moins deux éléments du livre corro-borent cette rupture.

Le premier se rapporte au titre du roman, c’est- à- dire ‘Le Quatrième Siècle.’ Il est clair que Glissant n’a pas choisi un désignateur aussi énigmatique en fonc-tion du sens qu’il exprime mais à partir d’un sens qu’il veut appliquer au référent sémiotique qui est, ici, l’objet narré. Conscient du fait que “l’autorité du texte se lit et se subit dès sa marque inaugurale” (Grivel 166), Glissant, grâce à la nature intrigante de ce signifi é paratextique, interpelle le lecteur à travers une interac-tion dynamique qui l’inciterait, espère- t- il, à la prospection. C’est à ce niveau du pacte de lecture que le lecteur découvre, stupéfait, qu’avec ce titre, “c’est le code fondamental de la science historique, la datation, qui se trouve mis à mal. Le repère judéo- chrétien doit être écarté, une autre origine requise” (Rochmann 224). Le repère chronologique qu’on voit à l’œuvre dans ce roman semble inédit, ainsi que la façon de compter le temps, c’est- à- dire la conception de ce qu’est un siècle. Un siècle, d’après Glissant, ce n’est “pas l’écart de cent années déroulées l’une après l’autre, mais l’espace parcouru et les frontières dans l’espace” (268). Le temps qu’il compte découle plutôt d’une approche hétérochronique4 de l’His-toire, c’est- à- dire dans la perspective d’une mythologie antillaise autochtone. Elle commence avec l’arrivée de la Rose- Marie en rade de Martinique et, de façon analeptique, correspond au premier siècle de la nouvelle histoire des Caraïbes.

Le second s’articule autour du personnage de Longoué et de sa relation à la nature. En eff et, l’écosystème naturel de la Caraïbe off re à Longoué ses premières racines, au sens propre comme au fi guré. Il y trouve refuge et échappe ainsi au destin d’esclave qui l’attendait quelque temps seulement après avoir débarqué du négrier. Il lui permet aussi, grâce à sa maîtrise des plantes, de révéler ses dons de guérisseur et, par conséquent, sa vocation de quimboiseur. Cette vocation, en tant que réalité transcendante et pratique d’un culte mystico- tellurique, se trouve au cœur de la problématique de l’identité antillaise. Elle naît de la résistance à l’article 3 du Code noir qui, d’une part, interdit tout autre forme de religion pour imposer le catholicisme romain et apostolique comme seule alternative viable

4 Le concept de l’hétérochronie est entendu ici dans le sens que lui donne Brenda Dunn- Lardeau, c’est- à- dire “[. . .] la coprésence volontairement instituée par un écrivain, et clairement marquée, entre des époques historiques distinctes qualitativement éloignées et entretenant une relation signifi ante” (12).

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et, d’autre part, récuse tout syncrétisme religieux autre que celui d’une relation avec la nature dans les seuls buts de la conquérir, dominer et exploiter. Or, Lon-goué, en collaborant avec la terre, et non en la dominant, choisit d’évoluer hors des normes du système colonial. De ce fait, il incarne la fi gure par excellence du double dissident: marron et païen; toutes choses qui constituent une menace au système de la ‘plantocracie’ (Confi ant Quatrième de couverture).

La volonté de Glissant de se détacher du discours offi ciel passe par une es-thétique de réinvention de l’histoire des Antilles à partir, comme nous l’avons souligné plus haut, d’une hétérochronie fonctionnelle. Cette approche lui per-met de superposer des plans temporels non consensuels afi n de se distancier de l’Histoire offi cielle dont le ton est souvent univoque. Ainsi voit- on à l’œuvre d’un côté la mise en demeure constante de l’histoire positiviste et, de l’autre, la valori-sation de l’expérience et du vécu esclavagistes. Il s’agit, dans la perspective d’une détermination à changer l’ordre des choses, de miner le discours dominant et d’attaquer l’inscription coloniale culturellement admise en affi rmant clairement que les Noirs, comme Longoué, ont été les artisans de leur propre liberté et les maîtres de leur propre émancipation.

Tout au long de son récit, Glissant utilise le pôle esthétique de l’oralité comme base historique pour revivifi er la mémoire de l’esclavage et de la Traite. Mémoire qu’il recompose à l’aide non pas de récits de plantations sur la base de documents de source blanche, mais d’une faille, c’est- à- dire de ce que l’on sait des Antilles grâce aux substrats de récits oraux. L’oralité opère donc comme un acte fondateur car, sous sa forme culturelle, elle compense l’archive historique soustraite par les esclavagistes, même si elle ne repose que sur la mémoire. Papa Longoué, maître du culte païen et dépositaire de la tradition orale, remonte le temps jusqu’au pays des origines de ses ancêtres, c’est- à- dire jusqu’au commen-cement, en Afrique. Il puise aux sources des archives souterraines pour réécrire l’Histoire pour Béluse. Mais il s’agit, comme on le relevait plus haut en rapport à l’oralité, d’une histoire problématisée transmise de bouche à oreille, une his-toire transcrite à partir de la faille de la tradition orale. C’est ce qui justifi e les marques de l’oralité dans le livre où la parole sert à créer l’action pour soi et pour les autres. Par exemple, devant l’insistance de son jeune protégé, Papa Longoué affi rme: “Je vois.” “C’est le pays infi ni [. . .],” “Le pays est trop grand, il bouge du nord au sud” (245). Si l’on s’en tient particulièrement aux occurrences du verbe voir et à ses multiples dérivations adjectivales (visible, aveugle, etc.) ou subs-tantivées (œil, vue) très nombreuses dans le récit, il apparaît que Papa Longoué tente de se présenter comme un témoin oculaire, celui qui, mû par la quête de la vérité, peut fi nalement voir ce qui s’est réellement passé là- bas, en Afrique. Une histoire reconstituée autorise les Caribéens à rejeter le discours offi ciel construit par le maître pour légitimer la violence de l’esclavage et de l’assimilation. C’est ainsi que, célébrant douloureusement le retour d’une histoire oubliée, Glissant

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jette avec Le Quatrième Siècle les prémices d’une action, qu’il espère collective, dans un univers archipélique victime de la néantisation culturelle et identitaire. En somme, le roman de Glissant réinscrit de manière symbolique et à par-tir de la perspective de la tradition orale une histoire antillaise oblitérée par le fait colonial puis le processus d’assimilation à la France. Il convoque en même temps certaines réalités historiques qui ont fait le lit de la Traite et opère de ce fait comme une révélation dynamique des eff ets et des traumatismes de l’escla-vage et de la Traite des Noirs, événements dont l’euphémisation a longtemps été consensuelle.

Le péché originel et l’Afrique infanticide

L’émergence récente de la mémoire de l’esclavage dans l’espace public français place Le Quatrième Siècle au cœur même de l’actualité de la ‘guerre des mé-moires’ (Stora). Les attentes du jeune Béluse hier, tout comme aujourd’hui celles des Noirs antillais, sont aussi pressantes que la quête de vérité est forte. Béluse veut savoir ce qui s’est passé là- bas, avant le Passage du milieu. Ainsi s’enquiert- il auprès de son mentor auquel les qualités de quimboiseur confèrent des pouvoirs extraordinaires: “Mais tu peux voir l’endroit. Les maisons, la forêt, la rivière” (245) insiste- t- il, devant les hésitations de Longoué. C’est à ce niveau et suite aux révélations de ce dernier que dans le roman l’Afrique idéalisée cède la place à une Afrique aux prises avec le soupçon. C’est ici aussi que le pays rêvé se substi-tue au pays réel, c’est- à- dire une Afrique comme espace de la malédiction et du premier péché; une Afrique damnée qui dévoile à la face de l’humanité toute la monstruosité et toute l’horreur de ce qui s’est passé là- bas: la trahison de Béluse. Papa Longoué, le petit- fi ls du premier Longoué, contraint par son protégé, puise au fond d’un subconscient meurtri et torturé pour enfi n révéler au jeune néo-phyte que certains Africains, soit par contrainte, soit par égoïsme ou par goût immodéré du lucre et de la pacotille, ont trahi leur peuple, comme l’a fait l’aïeul Béluse en troquant Longoué contre des vétilles que les négriers lui ont off ertes en échange de ses congénères: “Je vois, je vois le fou qui fait le marchandage avec les hommes marqués pour être ses maîtres, il croit qu’il est tout puissant, pourtant celui qui lui donne un coutelas, deux barriques de rhum, une chemise salie, celui- là pense déjà: ‘Quand tout sera fi ni, on l’embarquera lui aussi’” (245). Rochmann décrypte ainsi l’enchevêtrement des événements et la complexité de cette scène: “[. . .] un homme (Béluse), furieux de n’avoir pas été choisi comme chef, et tombé aux mains des négriers, leur livre son village et en particulier son rival, le futur Longoué; le Judas sera châtié, car emmené fi nalement lui aussi par les négriers” (L’Esclave fugitif 232). En clair, on apprend que Béluse a permis la capture de Longoué, avant d’être lui- même emporté. Il faut préciser que mar-chander avec les négriers européens était tout aussi risqué pour les chefs locaux

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que pour les simples sujets. En eff et, certains rois africains trafi quants d’esclaves pouvaient se faire capturer à tout moment lorsque les négriers européens avaient du mal à atteindre le quota de captifs requis. Le cas de Béluse en est une illus-tration parfaite. Pour essayer de sauver sa tête, il propose Longoué et quelques hommes aux négriers comme monnaie d’échange. Mais il est lui- même capturé pour se retrouver, quelques mois plus tard, nez à nez avec Longoué sur le pont de la Rose- Marie, en rade de Martinique; d’où la rixe qui va suivre. Béluse le traître avait donc, en vendant Longoué, trahi le pacte de solidarité en vigueur dans sa société.

Dans l’imaginaire antillais et surtout dans le texte de notre étude, l’acte de Béluse s’apparente vraisemblablement à une reconduction imagée et symbolique d’une Afrique “comme terre originelle complice de la traite négrière” (Roch-mann “L’Afrique” 54). Il met en évidence ce que certains considèrent comme la responsabilité du continent dans la Traite des Noirs; une tache indélébile sur la mémoire de cette patrie tant désirée et vénérée, mais qui, en fi n de compte, ne se révèle que comme une mère infanticide. L’Afrique infanticide, “espace de la malédiction originelle” (L’Esclave fugitif 232), voilà nommé un tabou qui, jusque- là, selon Rochmann, n’a jamais été abordé, ou alors très peu, par des auteurs noirs, qu’ils soient africains ou antillais. L’évocation du péché originel de Béluse n’est autre chose qu’une représentation métaphorique d’un moment fort de la rencontre des Antilles avec une phase douloureuse et révoltante de leur histoire. Le livre de Glissant se révèle donc nécessaire et impérieux pour plusieurs rai-sons: sans culpabiliser tout un continent, il invite à faire un travail de mémoire contre l’oubli en convoquant toutes les parties au débat sur la problématique de la gestion des mémoires douloureuses. Il suscite la réfl exion dans le sens d’une relecture lucide de la Traite, dans le but d’en dresser un état des lieux précis de part et d’autre de l’Atlantique, là où l’attention n’a été focalisée que sur l’Europe et la Traite Atlantique. Le thème du troc ici évoqué corrobore l’hypothèse d’une participation plus ou moins active des Africains dans la vente et la mise en escla-vage d’autres Africains. Dans la plupart des cas, le confl it d’autorité était vrai-semblablement à la base de cette trahison.

Avec ce deuxième roman, Glissant prend une position inédite qui va à contre- courant de celle d’un Césaire qui voyait en l’Afrique une mère protectrice, lieu par excellence où les espoirs de liberté et de dignité se réalisent. Plus tard, il est rejoint par d’autres écrivains antillais contemporains, en l’occurrence Raphaël Confi ant, Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau, pour ne citer que quelques- uns, qui prennent leurs distances et coupent le cordon ombilical mythique les liant au continent. De ces auteurs naît une nouvelle posture idéologique marquée par “le refus d’Afrique en même temps un désir d’Afrique” (Nkunzimana et al. 20). Si, dans le sillage de la négritude, le regard des Blancs a fondamentalement chan-gé, Glissant rappelle avec son livre que celui des Noirs sur eux- mêmes l’a égale-

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ment été. Mais c’est l’appel à un débat constructif permettant, à terme, d’établir les responsabilités des uns et des autres qui semble la démarche la plus souhaitée par Glissant.

Traite des Noirs: quelle est la part de responsabilité des Africains?

En évoquant la duplicité de certains Africains dans le commerce des esclaves, Le Quatrième Siècle de Glissant jette la lumière sur ce qui constitue la part d’ombre de cette pratique: le rôle trouble et la responsabilité des Africains eux- mêmes. Le livre remet ainsi sur la brèche un débat commencé dès la fi n du dix- huitième siècle5 et poursuivi tout au long du dix- neuvième, période pendant laquelle la très controversée demande de réparations pour les victimes de l’esclavage a été posée de façon décisive, mettant indirectement sur la table la question du démê-lement des responsabilités respectives. Au vingtième siècle Glissant est donc, comme le confi rme Rochmann, l’un des tout premiers auteurs contemporains— antillais et africains confondus— à évoquer la duplicité de l’Afrique dans le com-merce des esclaves africains (L’Esclave fugitif 233), comme subtilement révélée dans la scène de la trahison de Longoué.

À la suite du Martiniquais, mais avec d’autres arguments, Yambo Ouo-loguem publie Le Devoir de violence quatre ans après la sortie du Quatrième Siècle. Il s’agit, dans ce premier roman, d’une fresque épique qui relate les frasques de la dynastie des Saïfs, des seigneurs féodaux d’un empire imaginaire du Sahel. Il y met en évidence, et ceci pour la première fois pour un Africain, la participation africaine au colonialisme et à l’esclavagisme à travers les actions de petits rois locaux qui vendent leurs sujets aux marchands d’esclaves arabes. Point de rupture, le roman d’Ouologuem bouscule les apories de l’historiographie afri-caine telles qu’elles étaient acceptées jusque- là, c’est- à- dire dans une perspective héritée du mouvement de la négritude où l’Afrique précoloniale est idéalisée. Il montre une autre facette de cette époque et rompt avec le mythe d’une Afrique paisible avant l’arrivée des colons occidentaux. Cette prise de position remit in-directement au goût du jour la question de l’indemnisation des préjudices liés à la Traite et à l’esclavage des Noirs.

Aujourd’hui, un état des lieux rétrospectif permet de montrer que la ques-tion des réparations liées à la Traite Atlantique s’inscrit dans une histoire déjà très ancienne. Ainsi, tout au long du vingtième siècle, de nombreuses personna-lités n’hésitent pas à donner publiquement leur opinion par rapport à la contro-

5 Selon Emilie Piper et David Levinson, les premières revendications commencent vraisembla-blement en 1781, lorsqu’Elizabeth Freeman, esclave, obtient d’un tribunal de l’État du Massa-chusetts, aux Etats- Unis, à la fois son émancipation et des réparations pour ses années de travail sans salaire. Cette décision de justice mit offi cieusement fi n à l’esclavage dans l’État, mais en même temps, elle ouvrit la porte aux revendications de réparations pour les crimes commis.

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verse qui entoure l’éventualité d’une politique sociale de redistribution et de réparation. Ce sujet implique d’identifi er clairement les responsables de la traite transatlantique, parti pris que le livre de Glissant effl eure seulement en passant. Si dans la sphère francophone, du débat on observe un son de cloche discordant entre Frantz Fanon (99), qui exige des réparations pour les crimes commis, et Aimé Césaire, qui lui, affi rme clairement qu’il n’est “pas pour la repentance ou les réparations” (L’Express s.pag.), c’est surtout dans la sphère anglophone que la controverse prend toute son ampleur grâce aux prises de position de certains leaders d’opinion tels que Malcolm X, Martin Luther King, Desmond Tutu, Wole Soyinka, pour n’en citer que quelques- uns. À l’aube du nouveau millénaire, la polémique réinvestit l’espace public grâce à deux pôles d’intérêt. Premièrement, et sur le plan politique, l’African World Reparations and Repatriation Truth Commission/Commission de Vérité sur les Rapatriements et Réparations du Monde Africain (notre traduction), soutenue fi nancièrement par le milliardaire philanthrope nigérian Moshood Abiola, émerge en tant que force politique et groupe de pression en 1990. Neuf ans plus tard, à Accra au Ghana, elle exige des nations du Nord des dédommagements, payables en cinq ans, d’un mon-tant de sept cent soixante- dix- sept mille milliards de dollars américains pour le commerce des esclaves africains (“World Africa”). Enfi n, sur le plan intellec-tuel, on note l’irruption dans l’agora publique d’un débat d’idées contradictoires qui culmine entre 2000 et 2010 à travers des échanges passionnés entre des chercheurs et universitaires tels que les afrocentristes Ali Mazrui, Molefi Kete Asante, entre autres, partisans du principe de dédommagements pour l’esclavage des Noirs d’une part et, d’autre part, leurs adversaires européocentristes venus de divers horizons mais intellectuellement regroupés autour d’Henry Louis Gates Jr. de l’université Harvard aux États- Unis. En eff et, dans un article intitulé “Ending the Slavery Blame- game/En fi nir avec le jeu des blâmes au sujet de l’es-clavage,” (notre traduction), Gates bouscule sérieusement la position soutenue par la plupart des historiens africains et note que: “Th ere is very little discussion of the role Africans themselves played. And that role, it turns out, was a consi-derable one, especially for the slave- trading kingdoms of western and central Africa”(s. pag).6 À partir de documents d’archives et des résultats de recherche dont il rend compte, il conclut que: “But the sad truth is that the conquest and capture of Africans and their sale to Europeans was one of the main sources of foreign exchange for several African kingdoms for a very long time.”7 Ouverte-ment, Gates situe la responsabilité de la Traite des deux côtés de l’Atlantique et

6 “Il y a très peu de débats sur le rôle joué par les Africains eux- mêmes. Et ce rôle, il s’avère avoir été considérable, surtout pour les royaumes négriers d’Afrique occidentale et centrale.” (Notre traduction)

7 “La triste vérité est que la conquête, la capture des Africains et leur vente aux Européens furent pendant longtemps une des principales sources de devises de plusieurs royaumes africains.” (Notre traduction)

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en attribue la culpabilité d’abord aux Africains et ensuite aux Européens, tous complices à ses yeux, mais à des degrés divers, dans l’une des plus grandes tra-gédies de l’histoire de la civilisation. Sa lecture aiderait, laisse- t- il croire, à une plus grande compréhension des diff érents enjeux du problème, ce qui semble un facteur essentiel à tout accord juste et durable sur la question controversée des réparations de l’esclavage.

Mais cette position est vigoureusement contestée par Ali Mazrui qui accuse Gates d’imputer la responsabilité de la Traite aux seuls Africains en minorant le rôle pourtant crucial, à ses yeux, des Européens. Dans son article “A Preliminary Critique of the tv Series by Henry Louis Gates, Jr./Critique préliminaire des séries tv d’Henry Louis Gates, Jr.” (notre traduction), le professeur en sciences humaines de l’université de Binghamton, dans l’État de New York, affi rme que: “African Chiefs were BLACKMAILED (or WHITEMAILED) into becoming slavers for the white man. Since the Trans- Atlantic slave trade was DEMAND- DRIVEN, and the demand was in the West, Africans were forced into collabo-ration. Oft en literally at the point of a gun.”8 Ailleurs, dans une autre série d’ar-ticles qu’il serait fastidieux d’énumérer, mais dont nous condensons la teneur ici, Mazrui ajoute qu’en même temps que quelques rois africains devenaient de plus en plus intéressés par la Traite, ou se révélaient d’habiles commerçants, d’autres émergeaient comme d’ardents opposants à l’esclavage. Situation insupportable pour les négriers européens qui, pour obtenir davantage d’esclaves sans trop de frais, suscitaient des confl its interafricains en exploitant la jalousie ou l’animo-sité des camps adverses, sachant que les vainqueurs leur vendraient les vaincus. Cependant, il est généralement reconnu que la rentabilité de ce commerce sup-posait une organisation à l’échelle industrielle de la part des Européens. Devant les premières résistances africaines face aux rapts, vols et razzias qui causent des dégâts dans leurs rangs, les négriers ont trouvé le moyen d’imposer aux rois africains, dès 1528, des asientos (Mbokolo), c’est- à- dire des traités dans lesquels ceux- ci ont le sentiment de trouver leur compte mais en réalité fort avantageux pour les pays européens. Les principaux trafi quants européens ont aussi parti-cipé activement à l’installation des rois, qui d’après leur jugement, favorisaient leurs activités, indépendamment du fait que ces rois n’étaient pas acceptés par leurs sujets. Dès lors, les rois africains devinrent des acteurs actifs de la Traite en participant au troc des êtres humains contre des produits européens. Cepen-dant, si le rôle des Africains dans la Traite reste un sujet mineur dans les débats sur l’esclavage, c’est peut- être parce que ce rôle semble mineur, et même margi-nal et qu’une minorité de collaborateurs africains ne saurait justifi er qu’on jette

8 “Des chefs africains Étaient soumis A un chantage pour devenir des pourvoyeurs d’esclaves par l’homme blanc. Puisque la traite transatlantique était axée sur une demande et que cette de-mande venait de l’Ouest, les Africains étaient donc obligés de collaborer. Parfois sous la menace d’une arme à feu.” (Notre traduction)

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l’opprobre sur tout un continent. Il faudrait aussi reconsidérer l’hypothèse selon laquelle les guerres en Afrique précoloniale étaient principalement orientées vers l’acquisition d’esclaves pour le marché transatlantique. Car l’historiographie africaine montre, à la lumière des traditions orales, que des guerres en Afrique précoloniale, même pendant la période de la Traite, ont également servi de moyens substantiels pour libérer les esclaves. Le fait historique lui- même prouve que la résistance n’était pas l’apanage des seuls Noirs ayant eff ectué le voyage sans retour vers les Amériques. Même en Afrique, cette vérité historique contredit les idées visiblement défendues par ceux qui accusent les Africains, pour peu que l’on veuille considérer de manière objective le poids politique, philosophique et humaniste avéré et le rôle joué par la “Charte du Mandé” dans l’abolition de l’esclavage en Afrique subsaharienne, comme le montrent Tata Cissé et al., dans leurs recherches sur La Charte du Mandé et autres traditions du Mali.9 Trans-mise de génération en génération, cette déclaration de la confrérie des chasseurs mandingues de l’empire du Mali, dans son “Dunya Makalikan” ou “Injonction au monde,” bannit sans concession l’esclavage au profi t d’un principe très large de liberté humaine étendue au- delà des races, des religions et particularismes ethniques. Elle avait été promulguée en 1222 de l’ère chrétienne.

Mais, aujourd’hui, bien que controversée, la problématique de la responsa-bilité des Africains au drame de la Traite des Noirs se fraie progressivement une place dans le débat public, si l’on en croit le léger frémissement éditorial observé ici et là et la virulence du propos avec lequel certains auteurs abordent la ques-tion. Sur le plan littéraire, signalons Esclaves, le magnifi que roman de Kangni Alem, dans lequel le Togolais relate, sur la base d’archives historiques consultées au Brésil et au Bénin, les tribulations de Francisco Félix de Sousa (1754– 1849), un commerçant d’esclaves africain- brésilien que l’on surnommait Chacha et qui passe pour avoir été l’un des plus grands trafi quants de son époque. Plus récem-ment, avec son dernier roman La Saison de l’ombre, la Camerounaise Léonora Miano revient, entre autres sujets, sur le drame de la Traite en Afrique et évoque la capture des membres du clan Mulongo par leurs voisins de la tribu des Bwele qui les vendent en esclavage aux Européens venus dans leur village par la mer. Sur le plan de la recherche scientifi que, dans son livre La Traite des Noirs et ses acteurs africains, l’historien Tidiane Diakité semble se situer dans le sillage de ses homologues, anglais ou nord- américains, comme John Th ornton, Patrick Manning ou Paul E. Lovejoy. En eff et, Diakité affi rme que certains rois africains furent des acteurs actifs dans le trafi c des Noirs et semble, par là, très proche des positions défendues par l’historien français Olivier Pétré- Grenouilleau, dont le

9 Ce livre est la transcription offi cielle de la déclaration politique et anti- esclavagiste transmise de génération en génération parmi les confréries des chasseurs du Mali depuis l’époque de Sound-jata Keïta. Texte fondateur et fédérateur, il peut être considéré comme la première déclaration des Droits de l’Homme.

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très controversé ouvrage sur les Traites négrières. Essai d’histoire globale tente d’écrire une histoire générale en explorant tous les aspects, d’où le pluriel du titre, d’un phénomène qui a duré presque treize siècles. Ainsi analyse- t- il non seulement les traites atlantiques, mais aussi les traites intra- africaines et celles en direction du monde arabo- musulman. Si le projet ne dissimule pas ses ambi-tions, ses conclusions, quant à elles, prêtent aisément le fl anc à la controverse. Car en mettant sur le même plan toutes les traites des Noirs, Pétré- Grenouilleau semble affi rmer que si crime il y eut, il fut largement partagé d’une côte à l’autre de l’Atlantique, et qu’il ne saurait sérieusement être question de jeter la respon-sabilité et les préjudices sur l’Europe seule de pratiques unanimement acceptées pendant des siècles. Une position vraisemblablement partagée par Alain Ma-banckou qui, dans son essai Le Sanglot de l’homme noir, n’émet aucun doute sur la participation des Africains à la Traite: “Faut- il sans cesse nier que pendant ce trafi c les esclaves noirs étaient rassemblés puis conduits vers les côtes par d’autres Noirs ou par des Arabes?”(118). Il va même plus loin et loue Ouologuem pour avoir le premier proposé une forme d’introspection dans Le Devoir de violence “au moment où tout écrivain africain était censé célébrer aveuglement les civi-lisations africaines” (128). Ce regard critique, estime- t- il, serait aujourd’hui plus que jamais indispensable. C’est dans cette volonté de construire un discours de prospective et de dépassement que les évêques africains, dans ce qui est connu aujourd’hui comme “le pardon de l’Afrique à l’Afrique,” déclarent, lors d’un conclave10 de leur organisation tenu à Gorée au Sénégal: “Nos pères ont pris part à l’histoire d’ignominie qu’a été celle de la traite et de l’esclavage noir. Ils ont été vendeurs dans l’ignoble traite atlantique et transsaharienne” (Mpisi 5). Dans son livre sur Les Évêques africains et la traite négrière. Pardon de l’Afrique à l’Afrique, Jean Mpisi explique la prise de position des ecclésiastiques de cette manière: “la démarche des évêques est double, dénoncer le crime de l’esclavage et appeler les peuples d’Afrique à avouer et assumer l’implication de leurs ancêtres dans le tra-fi c d’esclaves” (54). Cet appel fait suite à “Nous souvenir pour mieux façonner l’avenir” (“Esclavage: Abolition” 491), déclaration faite par les évêques antillais, en 1998, qui elle- même fut précédée par le “pardon à nos frères africains qui ont tant souff ert de la traite des Noirs” (“Rencontre du pape Jean- Paul II”), que l’on peut lire dans un message de Jean- Paul II adressé aux intellectuels africains à Yaoundé, en 1985. À y regarder de plus près, tous ces pronunciamientos offi ciels ne sont pas sans précédents. Ainsi se souvient- on de Ceddo, le fi lm d’Ousmane Sembene, qui montre Africains, Européens, chrétiens et musulmans travaillant ensemble pour vendre des Africains en esclavage. Puis, en février 1999, nous

10 Le 23 octobre 2003, les évêques africains, réunis à Dakar, au Sénégal, à l’occasion d’une assem-blée triennale de leur mouvement, ont reconnu la responsabilité des Noirs dans le commerce des esclaves en direction du continent américain, et ont organisé une “cérémonie du pardon” à Gorée, île- symbole de ce crime contre l’humanité.

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rappelle Gates Jr., Mathieu Kérékou, alors président du Bénin, fi t un pèlerinage à l’église de la Grande Commission à Baltimore pour “s’excuser, à genoux, devant les Afro- Américains, pour le rôle africain dans le commerce des esclaves” (“Th e Future of Slavery’s Past”).

Toutes ces prises de position publiques sont vigoureusement combattues par les historiens africains qui y trouvent une forme de négationnisme. Ils réfutent la participation des Africains à la Traite car, pour eux, dans chaque tragédie hu-maine, il existe toujours quelques collaborateurs internes dont la participation s’est opérée contre leur gré, et ceux- ci ne pourraient engager la responsabilité de tout un continent. Pour l’historien Elikia Mbokolo:

Dans l’histoire de l’Afrique, il n’y a pas de place pour le “négation-nisme.” Mais faute de pouvoir nier ce trafi c, les négriers ont d’abord cherché à en minimiser l’importance. Et puis, surtout, ils ont voulu le justifi er. C’est ainsi qu’est née la légende que certains, par ignorance ou de mauvaise foi, continuent de divulguer et que reprennent aujourd’hui des évêques africains: ce seraient les Noirs d’Afrique eux- mêmes qui auraient vendu leurs propres frères! [. . .] La déclaration des évêques est un mauvais coup pour l’Afrique. (Mpisi 6)

La réaction ci- dessus attire au moins l’attention sur la nécessité de faire la diff érence entre les faits historiques et la mémoire, car il faut prendre la peine d’identifi er les diff érents acteurs afi n de démêler les intérêts des uns et des autres et resituer le drame dans son contexte. Pour ce faire, affi rme l’historien Ibrahima Th ioub, “nous devons poser un regard critique sur le rôle des Africains si nous voulons rompre avec les héritages malsains de la traite” (cité par Massiga Faye). Dans ce travail de mémoire, ajoute Amady Bocoum, il faut “procéder à une lec-ture froide, objective de notre histoire pour entreprendre notre avenir” (cité par Massiga Faye).

En somme, Le Quatrième Siècle investit le terrain de l’Histoire et réaménage les paradigmes culturels jadis imprégnés par une mémoire collective maculée et minorée par le séquestre colonial. À côté du fait colonial et esclavagiste, le livre pose une autre question légitime: l’Afrique a- t- elle eu une responsabilité dans la Traite? Si oui, quelle était cette responsabilité et quelle en fut l’ampleur? Mais bien avant que la polémique du rôle des Africains dans le drame de l’esclavage, sujet traité depuis longtemps dans la sphère anglophone, n’enfl e en France et dans le monde francophone suite à l’adoption par le Parlement français, le 21 mai 2001, de la “loi Taubira” reconnaissant la Traite et l’esclavage dont ont été vic-times les Noirs comme un crime contre l’Humanité, Glissant avait déjà relativisé son “accusation” dans Tout- monde. Rochmann résume ainsi sa position: “[. .  .] il n’est plus question de traître ni de trahi mais de défaite générale d’une ville en face de ses ennemis. Leur histoire relève de la destinée des peuples, non d’une

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faute individuelle” (L’Esclave fugitif 292). Pour Glissant, il ne s’agit pas d’accuser, mais de se souvenir pour mieux façonner l’avenir. Il faut poser un regard serein sur le passé, un regard qui doit être compris comme un devoir de mémoire plus que comme un acte accusateur. Autrement dit, il s’agit de reconstituer l’Histoire, d’explorer les refoulements et les traumatismes communs de manière à favoriser une catharsis collective. C’est pour cela que Glissant renvoie donc, dos à dos, les diff érentes tendances, afro- centriste et européocentriste, qui consistent à nier ou à exagérer le rôle de l’Afrique dans la Traite et l’esclavage des Noirs, et les soupçonne de vouloir réécrire une histoire biaisée de l’esclavage à des fi ns non avouées. Au moment où des voix s’élèvent de plus en plus pour la reconnaissance des tragédies de l’esclavage et de la colonisation et que le contexte sociopolitique, en France et dans ses anciennes possessions, exacerbe les passions autour de la bataille mémorielle sur l’esclavage et la colonisation, une relecture du Quatrième siècle d’Édouard Glissant pourrait édifi er notre compréhension des diff érents enjeux en nous rappelant que les débats mémoriels actuels y avaient déjà été proposés il y a près de cinquante ans.

Dickinson College

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Benjamin Ngong est Associate Professor dans le Département de Français et d’Italien de l’Université de Dickinson College en Pennsylvanie, aux États- Unis, où il enseigne des cours de langue, cultures et civilisations françaises et franco-phones. Il a été formé sur trois continents, d’abord à l’Université de Yaoundé au Cameroun, ensuite à l’Université de Picardie Jules Verne d’Amiens en France et enfi n à l’Université du Minnesota à Minneapolis où il a obtenu son Docto-rat. Affi lié au Département d’Études Africaines, son domaine de recherche et d’enseignement couvre les littératures et cinémas francophones d’Afrique et des Caraïbes, ainsi que les études coloniales et postcoloniales. Il a publié des articles sur Marie Reine de Jaham, Edouard Glissant, Ahmadou Kourouma et vient de participer à un ouvrage collectif, Imaginary Spaces of Power in Sub- Saharan Lite-ratures and Films, publié en 2012.