Des usages improbables de l’économie ? Les logiques sociales de la pénétration de la doctrine...

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DES USAGES IMPROBABLES DE L'ÉCONOMIE ? Les logiques sociales de la diffusion de la doctrine néolibérale au Guatemala Quentin Delpech Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2010/4 - n° 184 pages 22 à 37 ISSN 0335-5322 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2010-4-page-22.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Delpech Quentin , « Des usages improbables de l'économie ? » Les logiques sociales de la diffusion de la doctrine néolibérale au Guatemala, Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/4 n° 184, p. 22-37. DOI : 10.3917/arss.184.0022 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 28/07/2011 17h53. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 28/07/2011 17h53. © Le Seuil

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DES USAGES IMPROBABLES DE L'ÉCONOMIE ?Les logiques sociales de la diffusion de la doctrine néolibérale au GuatemalaQuentin Delpech Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2010/4 - n° 184pages 22 à 37

ISSN 0335-5322

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2010-4-page-22.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Delpech Quentin , « Des usages improbables de l'économie ? » Les logiques sociales de la diffusion de la doctrinenéolibérale au Guatemala, Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/4 n° 184, p. 22-37. DOI : 10.3917/arss.184.0022--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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PANNEAU D’INDICATIONS dans les jardins de l’université Francisco Marroquín.

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23ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 184 p. 22-37

1. Université Francisco Marroquín, Inau-guracion edificio academico, 1987 (dispo-nible sur le Web : http://www.newmedia.ufm.edu/pagina.asp?nom=inauguracioncampus&comm=1).2. Manuel F. Ayau, My Remembrances

and Comments on the Founding of Uni-versidad Francisco Marroquín and its Antecedents, 1992 (disponible sur le Web : www.ufm.edu.gt/debate/memin-dex.htm). Toutes les traductions ont été réalisées par l’auteur.

3. Les sources utilisées sont ici fragmen-taires, elles proviennent de différents écrits de Manuel Ayau Cordón et d’en-tretiens réalisés par le Liberty Fund : M. F. Ayau, My Remembrances and Comments…, op. cit. ; Manuel Ayau, The

Intellectual Portrait Series: A Conversation with Manuel Ayau, Indianapolis, Liberty Fund, 2001, ainsi que de diverses publica-tions du Centro de Estudios Económicos- Sociales (CEES).

Le 4 juillet 1987, dans la zone 10 de Ciudad Guate-mala, a lieu l’inauguration du principal édifice acadé-mique de l’université Francisco Marroquín (UFM). Le bâtiment, fraîchement sorti du sol, est fait de briques claires sur lesquelles s’accroche une végéta-tion bientôt fleurie ; des passerelles surplombent et encadrent un petit parc encore en construction ; plus haut, au dernier étage s’ouvre un panorama luxuriant. Cette Casa de la libertad, comme ses professeurs la surnomme avec émotion, est comme engouffrée dans la nature à la manière de jardins suspendus. Manuel Ayau Cordón, fondateur de l’UFM un peu plus de dix ans auparavant, s’avance face à son auditoire et prend la parole.

« Ce campus, cette œuvre, ces édifices, ce grand investissement ont une finalité : celle de contribuer à la prospérité pacifique de tous les Guatémaltè-ques. Le moyen que les mandataires et les amis de l’université Francisco Marroquín ont choisi pour parvenir à ce but a été de bien éduquer nos futurs leaders intellectuels. Pas seulement pour qu’ils acquièrent des compétences professionnel-les mais aussi pour qu’ils comprennent et qu’ils

apprécient la valeur des principes de la civilisa-tion judéo-chrétienne fondée sur la liberté et la dignité de l’être humain1. »

En pleine guerre froide et alors qu’une guerre civile agite le pays depuis déjà plus de vingt ans, un petit cercle d’entrepreneurs entend propager « les princi-pes éthiques, économiques et juridiques d’une société libre2 ». Ce jour-là, parmi les nombreux invités de la cérémonie d’inauguration de cet édifice, sont présents des représentants de l’agence américaine de développement (AID), les professeurs de l’uni-versité, des « amis » et des universitaires américains, notamment à travers la Fondation Francisco Marro-quín, organisation installée aux États-Unis afin de lever des fonds pour l’UFM. Une plaque en bronze est posée à l’entrée du bâtiment pour remercier le peuple américain avant qu’un prêtre vienne bénir ces nouveaux murs.

C’est en retraçant la trajectoire de son fondateur3, Manuel Ayau Cordón, que l’on peut cerner le rôle que jouent les élites économiques dans les transformations du champ politique au Guatemala. La création de

« We were convinced that, in the long run, ideas govern. »Manuel F. Ayau, My Remembrances and Comments

on the Founding of Universidad Francisco Marroquín and its Antecedents, 1992.

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l’UFM doit ainsi être replacée dans le contexte de reproduction des élites économiques au Guatemala et, par ce biais, dans le champ national de la reproduction des élites d’État.

Parcours d’un courtier du néolibéralisme : Manuel Ayau Cordón

« En un jour heureux de 1958, le hasard a mis dans les mains d’un ingénieur guatémaltèque nommé Manuel F. Ayau une brochure de Ludwig von Mises sur le marché qui devait changer sa vie et, d’une certaine manière, celle de son pays4. »

C’est dans ces termes presque providentiels que l’écri-vain péruvien Mario Vargas Llosa évoque le parcours d’un certain Manuel Ayau Cordón dans son ouvrage Desafíos a la libertad, collection d’articles engagés sur la liberté paru en 1994.

Surnommé Muso, en référence au dictateur italien Mussolini pour son caractère quelque peu despotique envers ses jeunes camarades de jeux et aidé par un costume du dictateur offert par un ami de la famille qu’il arbore alors fièrement, Manuel F. Ayau Cordón est né au Guatemala en 1925. Au début du XXe siècle, son grand-père quitte le Guatemala pour s’exiler aux États-Unis avec sa famille. Le père de Manuel Ayau Cordón, Manuel Senior, fait des études d’ingénieur à la Cornell University et participe à l’effort de guerre américain pendant la Première Guerre mondiale, où il fait partie du corps d’expédition en Europe. Ensuite, il rentre au Guatemala pour s’occuper de l’entreprise familiale. Lorsque son père meurt, Manuel Ayau n’a que cinq ans et sa famille émigre aux États-Unis où, selon le souhait de son père, il étudie dans un lycée catholique à Belmont, en Californie. Après un bref retour au Guatemala, il part au Canada, où il s’engage dans la Canadian Air Force pendant la Seconde Guerre mondiale. La guerre terminée, il retourne au Canada avant d’aller faire des études d’ingénieur aux États-Unis, à la Louisiana State University. Fraîchement diplômé, il revient au Guate-mala afin de prendre les rênes de l’entreprise familiale spécialisée dans la production de gaz. La famille Ayau possède des intérêts dans de nombreux secteurs écono-miques, à commencer par le secteur de l’énergie. Elle se lance dans l’industrie du pétrole, le père de Manuel

Ayau Cordón possédant, dès 1929, des concessions pétrolières5. Pour autant, la famille diversifie ses activités dans les secteurs de l’électricité mais aussi bancaire, financier et agricole. Manuel Ayau obtient plus tard un LHD (Doctor of Human Letters) au Hillsdale College en 1973 et un LLD (Doctor of Laws) de la Northwood University en 1994.

Au cours de sa carrière professionnelle, Manuel Ayau Cordón occupe différents postes au sein d’établis-sements publics, bancaires et d’entreprises nationales et internationales. Il est notamment vice-président de l’INDE, l’institut national de l’électricité, directeur de la Banco de Guatemala et membre des conseils consultatifs et d’administration des banques Banco Agricola Mercantil et Crédito Hipotecario Nacional, ainsi que des entreprises Tablex, Algodonera Guatemal-teca (coton), Basic Resources (pétrole) et IBM America latina. Il est aussi président du groupe familial Fabrigas spécialisé dans l’énergie et président fondateur de la Bourse du Guatemala, Bolsa Nacional de Valores SA. En 1958, il fonde avec d’autres capitaines d’industrie la Chambre d’industrie du Guatemala (Cámara de Indus-tria de Guatemala), fusion de la Chambre d’industrie (Cámara de Industria) et de l’Association des indus-triels (Asociación de Industriales). Cette organisation permet aux industriels, en défendant leurs intérêts spécifiques, de se doter d’une structure au sein de la coalition patronale du CACIF6.

Parallèlement à sa carrière d’entrepreneur et de représentant des intérêts de l’industrie naissante, Manuel Ayau Cordón embrasse une carrière politique et militante dans diverses organisations et associations. Président de la Société du Mont-Pèlerin de 1978 à 1980, il est également membre du conseil d’administration de la Foundation For Economic Education (FEE) et de l’association Amigos del País fondée en 19667. Il devient parlementaire sous le gouvernement du colonel Carlos Arana Osorio (1970-1974) et entre au parti d’extrême droite Movimiento de Liberación Nacional (MLN)8. Sa carrière politique oscille ainsi entre échecs politiques, notamment au poste de candidat à la vice-présidence de la République du parti Unión del Centro Nacional (UCN) avec son fondateur Jorge Carpio Nicolle en 1990, et des succès en tant qu’expert et conseiller sous le gouvernement de transition de Ramiro de Léon

4. Mario Vargas Llosa, Desafíos a la libertad, Madrid, El País-Aguilar, 1994, p. 235. 5. Luis Solano, Guatemala: Petroleo y mine-ria en las entranas del poder, Guatemala, Inforpress Centroamericana, 2005. 6. Le CACIF (Comité Coordinador de Asociaciones Agrícolas, Comerciales, Industriales y Financieras), l’organisation patronale guatémaltèque, a été fondé en janvier 1957. Voir à ce sujet les travaux

suivants : Mayra Palencia Prado et Fer-nando Valdez, Los dominios del poder: la encrucijada triburitaria, Guatemala, FLACSO, 1998 ; Marcie Mersky, Empre-sarios y transición política en Guatemala, Guatemala, FLACSO, 1988 ; Alexander Segovia, Modernización empresarial en Guatemala: Cambio real o nuevo discurso?, Guatemala, F&G Editores, 2004.7. Cette association fondée en 1966,

qui renouvelle l’ancienne Sociedad Eco-nomica de los Amigos del País, réunit des membres éminents de l’oligarchie guatémaltèque. Elle a souvent été l’objet d’accusations relatives à son engagement dans la politique de contre-insurrection et à sa supposée proximité avec les milieux paramilitaires pendant le conflit armé. Voir à ce sujet : Inforpress, « Guatemala: Escuadrones de la muerte, todavía lejos

de la Justicia », 22 avril 2008.8. Ce parti anticommuniste fondé dans les années 1960 par Mario Sandoval Alarcón, qui se définissait comme le « parti de la violence organisée », était notamment lié aux escadrons de la mort pendant le conflit armé, comme le souligne le rapport de l’évêque Juan Gerardo, « Guatemala nunca más », sur les crimes pendant la guerre civile.

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Des usages improbables de l’économie ?

9. The Intellectual Portrait Series: A Con-versation with Manuel Ayau, Indianapolis, Liberty Fund, 2001.10. M. F. Ayau, My Remembrances and Comments…, op. cit.11. Pendant la période coloniale et le début

de la période de l’indépendance, la famille Aycinena, issue de l’immigration basque, fait fortune dans le commerce et la terre. Avec d’autres familles issues de l’émigration bas-que (Urruela, Beltranena, Arzú, Arrivillaga), le parcours de la famille Aycinena symbolise

le succès de ces familles conservatrices qui ont su perpétuer leurs capitaux à travers des alliances avec les franges modernisa-trices de l’élite guatémaltèque.12. M. Palencia Prado et F. Valdez, Los dominios del poder…, op. cit. ; Rachel

McCleary, Imponiendo la democracia: las élites guatemaltecas y el fin del conflicto armado, Guatemala, Artemis Edinter, 1999 ; M. Mersky, Empresarios y transición política en Guatemala, op. cit.

Carpio (1993-1996) comme « Monsieur Privatisation » au poste de président de la commission gouvernemen-tale pour la privatisation en 1994.

(Re)lire Ludwig von Mises au Guatemala« Alors que j’étais tout juste sorti de l’université et recherchais un travail au Guatemala, j’ai été surpris par le retard de développement et par la pauvreté du peuple. Il n’y avait pas d’opportunités pour moi dans la mesure où il n’existait pas d’industries et j’étais alors ingénieur spécialisé en mécanique. J’ai commencé à réfléchir… Pourquoi un marché dédié à mes compétences n’existe-t-il pas ?... Pourquoi les gens sont-ils pauvres ? Ce fut tôt dans ma vie adulte. Je réalisai rapidement que c’était notre faute, que nous avions un système social et écono-mique qui ne permettait pas la prospérité9. »

Les expériences que sa pratique d’entrepreneur lui confère, alliées à de nombreuses lectures sur l’éco-nomie classique, suscitent chez Manuel Ayau Cordón une critique des politiques économiques alors mises en œuvre au Guatemala à partir de la fin des années 1950. Les réglementations considérées comme abusives et contre-productives, l’absence de stratégie de développe-ment industriel, et surtout les legs idéologiques et insti-tutionnels de la décennie révolutionnaire (1944-1954) alimentent la réflexion du jeune entrepreneur. Avec quelques amis, il lit Adam Smith, Milton Friedman, Friedrich Hayek et Ludwig von Mises, auteurs dont la lecture relève de son « job » dans ce cercle de patrons. C’est ainsi que se constitue sa « galerie de mentors » et que, progressivement, s’élaborent des diagnostics et des positionnements idéologiques pour chaque membre du cercle. Dans cette galerie, les précurseurs du néoli-béralisme et ses théoriciens figurent en bonne place, en particulier l’école autrichienne autour de l’économiste Ludwig von Mises et de l’un de ses éminents élèves, Friedrich Hayek [voir encadré « Ludwig von Mises, l’école autrichienne et le néolibéralisme », p. 26].

En 1959, le petit groupe de patrons crée le Centro de Estudios Económico-Sociales (CEES) comme un espace de discussion et de recherche. Chacun des membres partage ses expériences professionnelles, traduit et commente des ouvrages de théorie économique. Dans leur déclaration de principes, les membres du CEES mobili-sent diverses traditions idéologiques ; aussi bien les princi-pes économiques de la libre entreprise, du laisser-faire et de l’État minimal que les fondements philosophiques de

l’individualisme et du catholicisme. Face au diagnostic d’une « avalanche » socialiste, le centre entend ainsi diffu-ser les principes de la liberté individuelle, de la propriété privée et de l’État libéral.

« Nous croyions que dans le monde des idées l’avalanche du socialisme était écrasante, et que des individus bien intentionnés – qui possédaient de l’influence en politique, dans les milieux de l’Église, de l’université, de la littérature… – étaient involontairement victimes des rationalisations alors présentées comme des théories solides et moder-nes, et surtout dont le triomphe semblait inéluc-table. Nous pensions que cela allait détruire toute chance de créer un progrès pacifique et que cela allait détruire la liberté individuelle que, parmi les droits de l’homme, nous considérions non seule-ment comme le droit principal mais aussi comme la base de tous les autres droits de l’homme10. »

Avec Manuel Ayau Cordón, ils sont six à participer à la création du centre : Antonio Aycinena, Ernesto Rodríguez Briones, Imrich Fischmann, Enrique Matheu, Enrique García Salas et Alejandro Arenales. La majorité des membres du centre provient des rangs de l’oligarchie guatémaltèque et est liée aux intérêts économiques de l’industrie. Antonio Aycinena, descendant d’une des plus vieilles familles de l’oligarchie guatémaltèque11, a notamment été président du CACIF. L’ingénieur Ernesto Rodríguez Briones, lui aussi issu d’une famille de l’oligarchie guatémaltèque, a été membre fondateur de l’association Amigos del País et possède des intérêts économiques dans les cimenteries et l’énergie. Enrique Matheu est membre fondateur de la Chambre d’industrie du Guatemala (Cámara de Industria de Guatemala). Alejandro Arenales, dont la famille possède des cultures de café à Quetzaltenango, investit dans différents types de ressources énergétiques, notamment le pétrole et les minerais. Tous entrepreneurs, les membres du centre mobilisent une combinaison de ressources au carrefour des champs professionnel, administratif et politique. Les positions de direction au sein du CACIF, qui fonctionne à bien des égards comme un parti politique12, leur ouvrent les portes des cabinets ministériels et des différentes insti-tutions étatiques, les faisant ainsi participer à l’élaboration de programmes économiques et politiques, tandis que les positions de prestige au sein d’associations et de clubs, réunissant des élites économiques, façonnent et perpé-tuent des logiques d’entre-soi exclusives dans lesquelles l’origine « oligarchique » est fortement valorisée.

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Ludwig von Mises, l’école autrichienne et le néolibéralisme

Lié aux bouleversements économiques et sociaux des années 1930, le néolibéralisme fait l’objet de premières tentatives de définition dans les années 1920 autour des principes suivants1 : recours au mécanisme des prix comme moyen permettant d’obtenir une satisfaction maximale des désirs des hommes ; responsabilité juridique de l’État pour instaurer le marché considéré comme une construction historique et politique ; nécessité du libéralisme politique pour établir des lois ; possibilité pour un régime libéral de poursuivre d’autres fins sociales que l’utilité maximale et pour l’État de prélever une partie du revenu national à des fins collectives ; acceptation de l’intervention de l’État à condition de ne pas favoriser des groupes et à condition que la finalité de cette intervention porte sur les causes des difficultés économiques. Au sein des partisans du néolibéralisme, différentes tendances ou écoles participent à son éclosion théorique et à la constitution de son corps de doctrine : l’école de Fribourg autour

de Wilhelm Röpke ; l’école anglaise, basée à la London School of Economics, autour notamment de Friedrich Hayek qui y enseigne ; l’école de Chicago fondée par Frank Knight et, enfin, l’école autrichienne autour de Ludwig von Mises. Auteur d’une Théorie de la monnaie et du crédit en 1912, il est surtout connu pour ses travaux sur le socialisme dans lesquels il critique le système de l’économie planifiée et plaide pour le système du marché. L’œuvre d’un de ses élèves, Friedrich Hayek, connaît la consécration par un prix Nobel d’économie en 1974. Son ouvrage La Route de la servitude, publié en 1944, loue le marché, la concurrence et la civilisation occidentale contre le socialisme et le planisme. Au sein de ces différentes tendances, les membres du CEES et les fondateurs de l’UFM se revendiquent davantage de l’école autrichienne.

1. François Denord, « Le prophète, le pèlerin et le missionnaire. La circulation internationale du néolibéralisme et ses acteurs », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, décembre 2002, p. 9-20.

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13. Victor Bulmer-Thomas, The Political Economy of Central America Since 1920, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; A. Segovia, Modernización empre-sarial en Guatemala…, op. cit. ; Paul Dosal, El ascenso de las élites industriales en Guatemala, Guatemala, Editorial Piedra Santa, 2005.14. M. Mersky, Empresarios y transi-

ción política en Guatemala, op. cit. ; R. McCleary, Imponiendo la democracia…, op. cit. ; Jennifer Schirmer, The Guate-malan Military Project: A Violence Called Democracy, Philadelphie, Pennsylvania University Press, 2000 ; Susanne Jonas, De centauros y palomas: el proceso de paz guatemalteco, Guatemala, FLACSO, 2000.

15. Marta Elena Casaús Arzú, Guatemala: linaje y racismo, Costa Rica, FLACSO, 1992.16. Récemment, Alvaro Arzú, de la puis-sante famille Arzú, a dirigé le pays de 1996 à 2000 et Oscar Berger Perdomo, dont la famille appartient aux familles de l’oligarchie, a accédé à la magistrature suprême de 2004 à 2008.

17. P. Dosal, El ascenso de las élites indus-triales en Guatemala, op. cit.18. Marta Elena Casaús Arzú, La Meta-morfosis del racismo en Guatemala, Guate-mala, Fundación Cholsamaj, 2002.19. M. E. Casaús Arzú, La Metamorfosis del racismo en Guatemala, ibid., p. 55.

La littérature consacrée aux élites économiques au Guatemala se décline souvent sur le thème de l’oligarchie et de l’influence historique que celle-ci a exercée et conti-nue d’exercer sur l’État. Si certains ouvrages sont entiè-rement consacrés aux élites économiques13, la majorité de la littérature sur le sujet évoque principalement le rôle joué par les élites économiques dans le processus de paix et de démocratisation au Guatemala14.

Dans son ouvrage Guatemala: linaje y racismo, Marta Elena Casaús Arzú identifie quarante-huit familles de l’oligarchie guatémaltèque15. Ces familles contrôlent les activités économiques du café, du coton, du sucre, les exportations de produits non traditionnels mais aussi les banques, les compagnies d’assurances, l’industrie, les hôtels, la construction. De ses rangs sortent les leaders du secteur patronal, les ministres des gouvernements, les diplomates et, parfois, le prési-dent lui-même16. L’oligarchie est ainsi constituée de réseaux de familles qui gèrent les moyens de produc-tion : commerce, banque, terre, travail et industrie. La structure de réseau familial émerge au Guatemala à la fin du XVIIIe siècle dans les turbulences politiques liées à la période de l’indépendance. Afin de perpétuer leur mainmise sur l’État et sur les moyens de production nationaux, ce réseau de familles construit des institu-tions (partis politiques, clubs, banques, etc.) qui lui assure un monopole sur les activités économiques.

Au Guatemala, il n’existerait pas une division certaine entre une aristocratie possédant des terres et une bourgeoisie industrielle, ces deux sphères ayant des intérêts au-delà de leurs activités historiques. Cette oligarchie se caractérise par ailleurs par les nombreux liens de mariage unissant ces familles. Ainsi, les élites possédant des terres investissent souvent au-delà des seules activités agricoles, alors que les élites industriel-les possèdent des intérêts économiques en dehors de l’industrie17. L’endogamie qui caractérise l’oligarchie guatémaltèque a permis de renforcer les liens entre les familles de l’oligarchie, réduisant de ce fait les possibles tensions. Pour autant, les intérêts écono-miques des différents groupes et familles de l’oli-garchie peuvent parfois entrer en conflit. Mais au-delà des clivages et des oppositions de circonstance, c’est davantage l’unité et la recherche de consensus dans la protection des intérêts économiques qui ont animé l’oligarchie guatémaltèque.

Pour autant, dans son ouvrage La Metamorfosis del racismo en Guatemala, Marta Elena Casaús Arzú identifie, au moyen de critères économiques et politi-ques, différents groupes qui constituent l’oligarchie guatémaltèque18. En fonction des réussites économi-ques et des tâches politiques de réseaux de familles, l’auteur définit les contours de la division du travail au sein de l’élite guatémaltèque. Deux groupes sont alors distingués : tout d’abord, les familles jouissant des pouvoirs les plus diffus ; ensuite, les familles en quelque sorte dominées de l’élite. À cette présentation s’ajoute une distinction entre les réseaux de familles et les familles au sens strict afin de déterminer le rôle des liens matrimoniaux.

Dans les quatre groupes finalement identifiés, il y a en premier lieu celui des familles qui concentrent le plus de richesse et de pouvoir politique, notamment les Castillo, souvent appelés les Rockefeller du Guatemala, dont les origines remontent jusqu’au conquistador Bernal Díaz del Castillo et dont l’empire économi-que réside principalement dans l’entreprise Cerve-cería Centroamericana fondée dans les années 1880. On retrouve également dans ce groupe les familles Herrera, Díaz Durán, Arzú et Urriela. Dans un sous-groupe sont réunis les réseaux de familles qui jouissent d’un pouvoir moindre mais possèdent néanmoins une influence politique (les Neutze Aycinena, les Urruela Prado, les Urruela Vázquez et les Herrera Ibargüen), notamment dans les milieux politiques et culturels (les Ayau Cordón, les Alejos Arzú, les Herrera Ibargüen, les Beltranena et les Aycinena). Certains membres des familles de ce groupe ont occupé des postes importants et ont été les « intellectuels organiques » de la classe dominante19. Dans le deuxième groupe, on trouve les réseaux de familles moins dominantes mais qui continuent de jouir d’une influence politique et économique (les Beltranena, les Klee, les Cofiño Ubico, les Piñol) et parmi elles figurent les élites dominées (les Gutiérrez, les Botrán, les Presa Abascal) et des secteurs émergents notamment liés au trafic de drogues. Les familles que Marta Elena Casaús Arzú désigne comme les pourvoyeuses d’« intellectuels organiques » de la classe dominante ont pour objectif d’assurer par leurs projets et productions intellectuels des formes de pérennisation de l’hégémonie sociale de la classe dominante.

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20. Yves Dezalay et Bryant Garth, La Mondialisation des guerres de palais. La restructuration des pouvoirs d’État en Amé-rique latine, Paris, Seuil, 2002.21. Yves Dezalay, « Les courtiers de l’international. Héritiers cosmopolites, mercenaires de l’impérialisme et mis-sionnaires de l’universel », Actes de la

recherche en sciences sociales, 151-152, mars 2004, p. 5-35.22. El Imparcial est un journal d’informa-tion quotidien plutôt conservateur fondé au Guatemala en 1922. Il a cessé de paraître en juin 1985.23. M. F. Ayau, My Remembrances and Comments…, op. cit.

24. Selon Pierre Bourdieu, « les textes circulent sans leur contexte » et ces impor-tations sont souvent le fait de « marginaux dans le champ, qui importent un message, une position qui a de la force dans un autre champ, avec pour effet de renforcer leur position de dominés dans le champ » (Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales

de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences socia-les, 145, décembre 2002, p. 3).25. M. F. Ayau, My Remembrances and Comments…, op. cit.

Les membres du CEES – au premier rang desquels son éminent instigateur Manuel Ayau Cordón – participent de cette entreprise de production intellectuelle à bien des égards hétérogène de légitimation des assises socia-les de l’oligarchie guatémaltèque. L’importation des idées néolibérales par une partie des élites économiques qui soulignent les logiques sociales de la reproduction des élites au Guatemala se présente alors comme un enjeu – et une arme – domestique dans la lutte natio-nale d’accession au champ du pouvoir20. Pour autant, ces stratégies s’inscrivent dans un contexte politique spécifique où les élites économiques (ou plus exacte-ment certaines fractions de celles-ci) élaborent des alliances avec les élites militaires au pouvoir, sur fond de lutte anticommuniste dictée par la guerre froide. La création du CEES et plus encore de l’UFM ne peut être ainsi dissociée des stratégies hégémoniques de la guerre froide. L’activité sociale des « entrepreneurs de morale » de l’UFM s’inscrit en effet dans un double jeu d’import-export symbolique. À l’international, les patrons du CEES se présentent comme de fervents défenseurs des idées néolibérales tandis que, dans l’espace national, ils usent de manière stratégique des positions et des savoirs que leur octroie ce jeu afin de se renforcer dans les luttes nationales d’accession au champ du pouvoir21.

Scène nationale, socialisation internationale et réseaux néolibéraux

Les activités du CEES consistent au début à discuter d’ouvrages d’économistes et de travaux publiés dans des revues et magazines comme le Freeman, publication de la FEE où ont écrit de nombreux prix Nobel d’éco-nomie tels que Friedrich Hayek, Vernon Smith, James Buchanan ou encore Milton Friedman. Les membres du CEES produisent aussi des programmes radio quotidiens et rédigent des articles pour des quotidiens nationaux comme El Imparcial22.

« Au début, notre travail et les traductions que nous faisions nous obligeaient à étudier. Je me souviens que Carlos Springmühl, Antonio Aycinena et moi avions pris une année pour finir de lire l’ouvrage Theory and History de Ludwig von Mises, nous nous réunissions une fois par semaine pour en discuter. Conscients de nos limites et afin d’être clairs et adéquats, nous soumettions les articles que

nous écrivions à la critique par des discussions et des corrections, ce qui nous servait de leçon. Nous étions tous autodidactes sur ces sujets qui finis-saient par prendre la plupart de notre temps23. »

Les positions du CEES se forgent ainsi à la fois à la croisée des expériences de l’activité économique de chacun en tant qu’entrepreneurs mais aussi dans une sorte d’émulation intellectuelle autour de grands auteurs de la doctrine néolibérale. En s’appropriant des textes de ces auteurs, le groupe de patrons les instru-mentalise et génère des lectures nationales susceptibles de renforcer leurs intérêts24. Dans le champ intellectuel guatémaltèque dominé alors par les intellectuels de l’université publique San Carlos, les thèses des auteurs de l’école autrichienne sont autant d’armes pour la lutte sur les formes légitimes d’exercice des politiques économiques et sociales. Si certains débats théoriques suscitent des clivages à l’intérieur même du CEES, répercutés dans le recrutement du centre, le CEES élabore un certain nombre de positions sur les impôts et les protections tarifaires ainsi que contre le salaire minimal qu’ils entendent défendre dans l’espace public ; bientôt réunies dans une revue mensuelle Topicos de Actualidad (« sujets d’actualité »).

Le CEES, dont le budget mensuel n’excède pas mille dollars à ces débuts, développe ses activités notam-ment à travers l’organisation de séminaires. Il est ainsi financé par ses membres, et les activités profession-nelles souvent dirigées vers l’étranger de ceux-ci sont des occasions de rencontrer d’autres professionnels au Mexique ou encore aux États-Unis, certains parta-geant les préoccupations du CEES. Le centre permet ainsi à ses membres d’accumuler du capital social et rend possible la naissance d’amitiés professionnelles et intellectuelles durables qui les conduisent à d’autres rencontres et à d’autres réseaux. Même s’il demeure essentiellement idéologique, l’objet du centre relève aussi de fonctions de socialisation.

« En 1959, lors d’un voyage au Mexique pour l’entreprise Guatemalan Electric, Ernesto Rodríguez rencontra Agustín Navarro de l’Insti-tut de recherche économique et sociale (Institute of Economic and Social Research), fondé par Gustavo Velasco. C’est à travers ce groupe que nous avons découvert l’existence de la Fonda-tion pour l’éducation économique (Foundation for Economic Education)25. »

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La rencontre avec certains membres de la FEE sera décisive. Cette fondation créée en 1948 par Leonard E. Read vise à promouvoir les principes de la liberté (la liberté individuelle, la propriété privée, l’État de droit, le marché et la supériorité morale de la liberté de choix). Les membres du centre vont ainsi peu à peu créer un réseau capable de leur apporter des finance-ments pour des voyages d’études, pour l’organisation de séminaires et pour faire venir des personnalités reconnues dans le monde académique au Guatemala. Le CEES reçoit le soutien financier de différentes institutions comme la fondation allemande Friedrich Naumann26, la FEE ou encore le Liberty Fund27. C’est à cette époque, au début des années 1960, que le CEES se restructure et se recentre idéologique-ment autour de trois membres : Antonio Aycinena, Ulysses R. Dent28 et son fondateur, Manuel F. Ayau Cordón. Sur les conseils du FEE, les membres du CEES approfondissent leurs connaissances théoriques en sollicitant notamment l’expertise de personnalités prestigieuses. Le philosophe Rigoberto Juárez-Paz se rapproche alors des membres du CEES et leur donne des cours de logique. Comme le rappelle ce dernier, les patrons du CEES « manquaient alors du vocabu-laire et des connaissances de logique nécessaires pour défendre efficacement les points de vue que le CEES développait29 ». Parallèlement à ce travail d’imprégna-tion intellectuelle, les voyages s’enchaînent et le centre entretient un rapport privilégié avec la FEE.

« Ulysses et moi participions à un séminaire à la FEE durant lequel nous nous sommes sentis comme à la maison. Le soutien intellectuel et moral que nous avons reçu de la part d’intel-lectuels réputés a renforcé notre moral et notre confiance. Ulysses était devenu un ami proche de Leonard Read qu’il voyait chaque fois qu’il pouvait lors de ces voyages à New York30. »

Lors d’un voyage en Allemagne financé par la Fonda-tion Friedrich Naumann, Manuel Ayau et un de ses amis du centre font la rencontre de Ludwig Erhard, ministre de l’Économie du gouvernement Adenauer et membre de la Société du Mont-Pèlerin qui fera à son tour le voyage au Guatemala grâce au financement du Liberty Fund. C’est à cette époque qu’un certain

nombre de membres du CEES sont invités à rejoindre la Société du Mont-Pèlerin [voir encadré « La Société du Mont-Pèlerin », p. 33].

Progressivement, le CEES convertit ainsi un capital social en capital symbolique en s’attachant des noms qui, bien qu’eux-mêmes en quête de légitimité et en attente d’opportunités politiques pour mettre en pratique des savoirs et des doctrines qu’ils ont élabo-rés, leur apportent une crédibilité intellectuelle et un prestige social. Le centre permet ainsi à ces patrons de se confronter à leurs mentors et d’acquérir une stature internationale à force de voyages et de lectures. Car les membres du centre ne sont finalement « que des patrons », le prestige de personnalités du milieu acadé-mique permet au CEES de se forger une légitimité que les seules compétences de ses membres ne pourraient lui offrir. C’est ainsi que de nombreux économistes réputés, de futurs prix Nobel d’économie feront le voyage au Guatemala, notamment Milton Friedman, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, Leonard E. Read, Benjamin Rogge31, Henry Hazlitt32, William H. Hutt33, Gottfried Haberler34 et Israel M. Kirzner35.

« Tous nos professeurs et mentors étaient alors présents pendant le long et tortueux processus d’édification de notre petite organisation. Nous avons plus tard eu l’honneur de leur octroyer le titre de doctor honoris causa. Toutes ces expérien-ces nous ont aidés à comprendre les perspectives intellectuelles dans notre pays et ont renforcé notre confiance36. »

Le capital social du centre s’inscrit ainsi dans un réseau de relations entretenues par ses membres dans un cadre international qui lui permet de démultiplier la simple agrégation des capitaux individuels de ses membres en lui ajoutant une ressource symbolique, celle du lien entretenu avec des personnalités recon-nues du monde académique. Le CEES joue alors au Guatemala un rôle de « passeur » dans le processus de diffusion internationale des idées néolibérales à coups de financement par des fondations acquises à cette cause et surtout à travers le parrainage légitimant qu’offre la Société du Mont-Pèlerin. Les membres du CEES, en étant en quelque sorte adoubés par un réseau puissant de fondations et d’institutions engagées dans

26. La Fondation Friedrich Naumann, fon-dée en 1958 par Theodor Heuss, premier président de la République fédérale d’Al-lemagne, vise à diffuser les principes de la démocratie, du libéralisme, de la liberté d’entreprendre et des droits de l’homme.27. Le Liberty Fund est une fondation à vocation pédagogique qui vise à diffuser et faciliter l’étude des textes et œuvres relatives aux idées libertariennes. Il publie

des ouvrages et finance à travers le monde des colloques et séminaires afin de pro-mouvoir ces idées.28. Ulysses R. Dent est un entrepreneur guatémaltèque, représentant d’entreprises internationales au Guatemala. Manuel F. Ayau parle de lui comme d’un fidèle ami et compagnon de lutte.29. Rigoberto Juárez-Paz, El nacimiento de una universidad, Guatemala, Éd. Papiro, 1995, p. 13.

30. M. F. Ayau, My Remembrances and Comments…, op. cit.31. Benjamin Rogge (1920-1980) était économiste et membre de la Société du Mont-Pèlerin.32. Henry Hazlitt (1894-1993) était un économiste, critique de la théorie key-nésienne. Auteur de nombreux ouvrages notamment sur l’éthique, il fut vice-prési-dent de la FEE et l’un des premiers édi-teurs de la revue The Freeman.

33. William H. Hutt (1899-1988) était un économiste libéral anglais. Il enseigna à la London School of Economics.34. Gottfried Haberler (1900-1995) était un économiste proche de l’école autri-chienne de Ludwig von Mises.35. Israel M. Kirzner est un économiste proche lui aussi de l’école autrichienne.36. M. F. Ayau, My Remembrances and Comments…, op. cit.

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CÉRÉMONIE DE REMISE DU TITRE de docteur honoris causa en sciences sociales à Friedrich A. von Hayek [au centre] le 7 mai 1977 dans l’université Francisco Marroquín par Manuel F. Ayau Cordón [à gauche] et William Olyslager [à droite].

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CÉRÉMONIE DE REMISE DU TITRE de docteur honoris causa en sciences sociales à Milton Friedman [à gauche] le 4 mars 1978 dans l’université Francisco Marroquín par Manuel F. Ayau Cordón [à droite] et Roberto Rios [au centre].

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37. Alberto Fuentes Mohr, assassiné en 1979, économiste formé à la London School of Economics, fut l’un des principaux opposants politiques au gouvernement militaire dans les années 1960 et 1970. 38. M. F. Ayau, My Remembrances and Comments…, op. cit. 39. P. Dosal, El ascenso de las élites industriales en Guatemala, op. cit. 40. Dans un article intitulé « Ley de fomento industrial centroamericana », publié dans les publications du CEES, Topicos de Actualidad, en décembre 1961, Manuel Ayau Cordón critique alors aussi bien les initiatives gouvernementales que l’attitude des organisations professionnelles d’industriels.

l’affirmation pratique des solutions néolibérales, jouis-sent de ressources aussi bien matérielles que symbo-liques qui leur assurent une visibilité internationale et une légitimité nationale. Ce processus d’importation des idées néolibérales génère ainsi des profits symbo-liques pour le groupe d’entrepreneurs [voir encadré « Les directeurs du CEES en 1968 », p. 36].

Pour autant, le groupe d’entrepreneurs, bien qu’il puisse compter sur de solides réseaux académiques internationaux, reste marginalisé au Guatemala, étant mis hors jeu par un groupe d’économistes convertis à l’économie du développement. Le premier séminaire organisé par le CEES, en 1961, offre un exemple de cette disqualification du groupe de patrons. Ce jour-là, l’économiste Arthur Margit, célèbre pour sa théorie sur les prix, est invité par le centre. À cette même époque, les États d’Amérique centrale s’engagent dans une intégration économique fondée notamment sur les politiques d’industrialisation par substitution des importations (ISI), le marché commun centraméricain, dont l’un des architectes, l’économiste Alberto Fuentes Mohr37, est alors présent. Comme le rappelle Manuel F. Ayau, la discussion qui a lieu ce jour-là témoigne dans quelle mesure les positions adoptées par le CEES sont alors très marginales, et les penseurs et mentors qui font autorité au CEES sont eux-mêmes des outsiders.

« Cela vaut la peine de rappeler que les positions prises par le CEES étaient alors considérées comme extrêmement radicales même pour ceux qui étaient à “droite”, pas seulement au Guatemala mais dans le monde en général. Étaient en vogue le keynésianisme, le “développementalisme”, les “substitutions d’importation” à travers des protec-tions tarifaires ou du développement, la “justice sociale”, les économies mixtes et toutes sortes de propositions qui étaient largement acceptées, du moins tolérées38. »

À cette époque, les positions des industriels regroupés au sein de la Chambre d’industrie, principaux promo-teurs du marché commun centraméricain par le biais de la stratégie d’industrialisation par substitution des importations (ISI)39, soulignent la marginalisation des membres du CEES au sein même des rangs des capitai-nes d’industrie. De nombreux écrits des patrons du CEES attaquent de manière virulente le processus d’inté-gration régionale du marché commun centraméricain. Les activités d’importateurs de nombreux patrons du CEES, qui font l’objet de restrictions économiques dans le cadre de la stratégie d’ISI, ne sauraient être étrangères

à ce positionnement. Les politiques protectionnistes du président Ydígoras Fuentes (1958-1963) reflètent alors les vues des industriels de la Chambre d’industrie qui trouvent en 1959 un aboutissement législatif dans la loi de développement industriel du 30 septembre 1959. Cette loi est ainsi vivement critiquée pour ses dimen-sions « dirigistes » et, même si elle sert les intérêts de nombreux industriels, dont certains membres du CEES eux-mêmes, le centre remet en cause le positionnement des groupes organisés d’industriels au sein du CACIF40. Si les membres du CEES légitiment leurs positions économiques – aussi diversifiées soient-elles – par les savoirs qu’ils ont acquis, cette pratique de prise de parole relève d’une certaine manière d’une exigence de défense d’une doctrine dont ils sont désormais les gardiens. Quand bien même leurs pratiques profession-nelles bénéficient de certaines réformes ou initiatives gouvernementales qui vont dans un sens contraire aux idées des patrons du CEES, ces derniers tiennent leurs positions théoriques. Car si les productions intellectuel-les importées par les membres du CEES entrent souvent en conflit direct avec leurs activités d’entrepreneurs, leurs discours ne changent pas pour autant, soulignant un « usage improbable » des idées néolibérales. Un usage où l’on ne fait pas ce que l’on recommande, une pratique dans laquelle on tire des profits en faisant ce que l’on critique dans l’espace public. On est dès lors bien loin des préceptes « à la lettre » de la doctrine néolibérale lorsque persistent certains monopoles, notamment dans l’industrie de l’énergie.

Ainsi, ce n’est qu’au milieu des années 1970, avec la crise qui met à mal les politiques économi-ques keynésiennes, que les options néolibérales du CEES vont asseoir leur légitimité. Considérées alors comme « trop radicales », elles ne trouvent que très peu d’écho dans le champ décisionnel national où les options interventionnistes des gouvernements militaires successifs s’imposent.

Les membres du CEES vont pourtant avoir une première occasion de faire valoir leur expertise au début des années 1970, quand les politiques économiques qui structurent le marché commun centraméricain font l’objet de vives critiques. À cette époque, Manuel Ayau Cordón entre au Parlement sous le gouvernement du président Carlos Arana Osorio. Et, bien que les options politiques du gouvernement Arana entrent en conflit avec les intérêts et lignes de conduite des industriels désormais convertis au libre marché et à la réduction des dépenses publiques sur fond de crise énergétique

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La Société du Mont-Pèlerin

La Société du Mont-Pèlerin est fondée en 1947 par Friedrich Hayek et Wilhelm Röpke près de Vevey, en Suisse. Le but de cette institution est de promouvoir « une utopie » (F. Hayek), celle du néolibéralisme. La Société accepte en son sein un nombre restreint de membres, recrutés par cooptation après parrainage en fonction de leurs publications mais surtout de leurs positions dans le monde universitaire et patronal. Ses membres sont eux-mêmes souvent à l’origine de la création de think tanks et de fondations nationaux censés promouvoir par leurs activités et leurs finan-cements la diffusion des idées néolibérales. L’Heritage Foundation, fondée aux États-Unis et proche des fractions les plus conservatrices du Parti républicain, est un exemple parmi d’autres de la stratégie internationale de la Société du Mont-Pèlerin. À partir du milieu des années 1970 et alors que les politiques

keynésiennes font l’objet de nombreuses critiques, la Société du Mont-Pèlerin devient grâce à ses réseaux une sorte de « courroie de transmission » du néolibéralisme qui s’impose en Grande-Bretagne et aux États-Unis1. Le succès de cette stratégie repose sur le prestige et l’influence d’un certain nombre de personnalités dont le nom est attaché à la Société, notamment de nombreux prix Nobel d’économie (Milton Friedman, James Buchanan, Ronald Coase, etc.). Tous les deux ans, la Société réunit l’ensemble de ses membres. La 36e rencontre de la Société du Mont-Pèlerin eut lieu dans la capitale du Guatemala, Ciudad Guatemala, en 2006, au sein de l’université Francisco Marroquín.

1. F. Denord, « Le prophète, le pèlerin et le missionnaire… », art. cit.

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mondiale, certains postes stratégiques, notamment ceux de ministre de l’Économie et des Finances, sont attribués à des représentants des industriels. En tant que parlementaire, Manuel Ayau Cordón milite en faveur de réformes économiques contre la nationali-sation du secteur de l’énergie électrique en s’attaquant à différentes institutions publiques et au premier rang desquelles figurent l’INDE et GUATEL, l’opérateur national de télécommunications41. Néanmoins, le fossé entre les élites industrielles – et de manière plus large le CACIF qui commence à articuler l’agenda néolibéral – et les gouvernements militaires, notam-ment celui du général Kjell Eugenio Laugerud (1974-1978) et ses politiques d’inspiration keynésienne, ne cesse de se creuser. En 1979, Manuel Ayau Cordón et ses suiveurs élaborent un programme politique dans lequel ils invitent le gouvernement à privatiser les diffé-rentes institutions et bureaucraties publiques créées par les gouvernements militaires qu’ils considèrent comme corrompues et inefficaces.

Parallèlement à ses investissements politiques, Manuel Ayau Cordón devient président de la Société du Mont-Pèlerin en 1978. De plus, lui et son ami du CEES Ernesto Rodríguez Briones accèdent à des postes de direction au sein de la puissante compagnie pétrolière internationale Basic Resources42. En plus du prestige que ces positions lui confèrent, Manuel Ayau Cordón jouit d’une excellente réputation dans les cercles républicains aux États-Unis alors même que certains compagnons de route jusqu’alors disqualifiés dans l’espace académique et politique américain s’invi-tent sur le devant de la scène politique avec l’élection de Ronald Reagan. « Une des rares personnes des hautes sphères politiques qui comprennent ce qui se passe là-bas » : c’est dans ces termes flatteurs que ce dernier, alors candidat à la présidence des États-Unis en 1979, commente sa rencontre avec l’idéologue du CEES43.

L’université du « Rector-Empresario44 » : luttes académiques et circulations des savoirs néolibéraux

En évoquant les usages sociaux de la philanthropie américaine – et notamment des « barons voleurs » du XIXe siècle –, Nicolas Guilhot souligne comment les pratiques philanthropiques ont pour enjeu « la

définition légitime des titres d’exercice du pouvoir pour des couches ascendantes confrontées au problème de leur propre légitimation et de leur reproduction45 ». La création d’institutions pédagogiques offre un exemple emblématique de ces pratiques philanthropi-ques. En effet, si ces institutions apportent un prestige social, elles permettent aussi à leurs promoteurs de participer à la gestion stratégique des titres et des savoirs légitimes dans la conduite du pouvoir. Plus encore, l’investissement dans ces institutions permet à ses promoteurs d’imposer comme principes universels de formation des élites des principes conformes à leurs intérêts spécifiques en mobilisant la forme objectivée du système d’enseignement.

L’idée d’investir dans une institution pédagogique ne vient pas spontanément à l’esprit des membres du CEES. Comme le rappelle Manuel Ayau Cordón, diffé-rentes formules furent envisagées afin de propager les solutions politiques du CEES. Les membres du CEES pensèrent ainsi un temps créer un journal pour diffuser les visions de l’économie qu’ils jugent utiles et justes afin d’influencer les milieux décisionnels.

« Un ami m’a demandé une fois : pourquoi on n’achète pas ce journal ? Ma réponse fut celle-ci : si on l’achète, qui va y écrire ? Et il m’a répondu comme un homme d’affaires qu’on paierait quelqu’un pour écrire les articles. J’ai alors dit : mais tu ne peux pas les payer, ils doivent croire [à nos idées], ils doivent les comprendre. J’ai dit que j’avais une meilleure idée : faisons les écrivains… et si on forme les écrivains, les journaux se battront pour eux et ils écriront leurs éditoriaux… Aujourd’hui on voit les pages éditoriales des journaux au Guatemala remplis d’éditoriaux écrits par nos gars46. »

Si l’idée de créer un parti politique conforme aux principes que le CEES défend depuis sa création fut aussi une option un temps envisagée, Manuel Ayau Cordón choisit une autre voie qui lui semble dictée par l’exemple de la Société des Fabiens en Angleterre.

« J’ai commencé à réfléchir à la manière dont on pourrait changer le système. Et j’ai réalisé : j’ai appris à travers l’expérience d’autres personnes qu’il faut changer l’opinion publique et que… pour changer l’opinion publique, il faut travailler de haut en bas. Alors que je réfléchissais à cette question, j’ai parcouru l’histoire de la Société des Fabiens

41. Benedicte Bull, Aid, Power and Privati-zation: The Politics of Telecommunication Reform in Central America, Cheltenham-Northampton (MA), Edward Elgar, 2005.42. L. Solano, Guatemala: Petroleo y mine-ria en las entranas del poder, op. cit.43. « One of the few people in the high political sphere who understands what is

going on down there » (Inforpress, « Guate-mala: Escuadrones de la muerte, todavía lejos de la Justicia », 22 avril 2008). Cette rencontre avec le futur président des États-Unis est organisée par John Clinton Trotter, le propriétaire de l’usine Coca-Cola au Guatemala, qui cherchait des fonds pour financer la campagne du candidat

républicain.44. « Rector-empresario », c’est-à-dire le « patron-recteur » (R. Juárez-Paz, El nacimiento de una universidad, op. cit., p. 29). C’est ainsi que Rigoberto Juárez-Paz définit la figure de Manuel Ayau Cordón par opposition aux académiques.45. Nicolas Guilhot, « Une vocation phi-

lanthropique. George Soros, les sciences sociales et la régulation du marché mon-dial », Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, mars 2004, p. 37.46. The Intellectual Portrait Series…, op. cit.

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47. Ibid. 48. Ibid. 49. Ibid. 50. Comme l’écrit Manuel Ayau, l’essai The Political Economy of Universities de Henry Manne fut une lecture décisive au moment d’envisager la forme que prendrait l’administration de l’UFM. Dans cet ouvrage, l’auteur diagnostique une crise – voire une décadence – académique issue d’une gestion des univer-sités laissée aux mains des seuls universitaires. 51. The Intellectual Portrait Series…, op. cit. 52. Cette organisation fondée en 1919 vise à promouvoir les échanges universitaires entre les États-Unis et le reste du monde.

en Angleterre qui a fondé la London School of Economics… Un très haut niveau d’éducation, ils ont enseigné ce qu’ils pensaient être la vérité47. »

Au-delà des difficultés que cette entreprise académique représente pour des profanes comme eux, les patrons du CEES font face à divers obstacles institution-nels, notamment le monopole académique dont jouit l’université publique San Carlos.

« Comme beaucoup, j’étais agacé et frustré par le fait qu’en tant que citoyen, j’étais obligé de financer l’université San Carlos sans pour autant avoir le droit d’y exercer la moindre influence… et j’étais encore plus concerné par le fait que la jeunesse n’avait pas d’autre option pour apprendre une profession… Le problème que je considérais de manière très sérieuse pour le futur du pays résidait dans le fait que l’orientation académique donnée aux problèmes économiques et sociaux l’était exclu-sivement dans une perspective socialiste. De plus, j’avais le sentiment que les normes populistes sur lesquelles l’université San Carlos reposait n’étaient pas pertinentes pour produire des professionnels compétents ; et, enfin, l’université San Carlos était un outil politique qui conduisait notre société vers la radicalisation et l’intolérance48. »

Le monopole de l’université publique San Carlos ayant été rompu par la création de la première université privée, l’université Rafael Landivar fondée par des jésuites en 1961, et bientôt suivie par les universités privées Del Valle et Mariano Gálvez en 1966, l’idée de fonder une institution académique devient alors envisageable.

« Notre problème était d’arriver à introduire dans les programmes des universités existantes ce que nous pensions indispensable en termes de connais-sances et de théorie pour les futurs leaders et personnes d’influence49. »

Les membres du CEES ne disposant pas d’expérience dans le milieu académique, les premières tentati-ves d’accession à des postes au sein des universités existantes échouent. En effet, sur les conseils du philosophe Rigoberto Juárez-Paz, conseiller respecté et écouté du CEES, les patrons du centre vont tenter de prendre le contrôle du département d’économie de l’université Mariano Gálvez alors en proie à des diffi-cultés financières. Comme le président de l’université est à cette époque un ancien doctorant et assistant de recherches de Rigoberto Juárez-Paz, les discus-sions sont facilitées. Néanmoins, le deal d’une prise en charge des responsabilités financières contre un

contrôle du département d’économie est rejeté d’une voix au conseil d’administration.

Pour autant, avec l’aide de leurs amis de la Société du Mont-Pèlerin et de certains universitaires améri-cains, le cercle de patrons s’attelle à imaginer l’univer-sité et l’enseignement de leurs rêves. Bien conscients de leur inexpérience dans l’administration d’une institution pédagogique, les membres du CEES mobilisent leurs réseaux, notamment aux États-Unis, afin de rendre leur initiative légitime aux yeux de la communauté académique. Ce travail d’élaboration des formules d’enseignement est ainsi réalisé notamment avec l’aide de Clayburn LaForce, doyen du département d’écono-mie de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), de Henry Manne50, fondateur du mouvement « Law & Economics », et de William Meckling, doyen de la School of Economics and Business Administration de l’université de Rochester.

« Les années durant lesquelles nous élaborions l’université, ceux qui allaient aux réunions de la Société du Mont-Pèlerin y discutaient de nos problèmes et nous avons eu la chance de recevoir les conseils de personnalités éminentes qui parta-geaient la philosophie de la liberté. L’affluence fut très importante. Leur aide fut toujours offerte de manière généreuse, et c’est comme ça que nous avons établi des contacts avec UCLA et l’université de Rochester de New York, où, plus tard, certains de nos élèves parmi les plus remarquables reçurent des diplômes de master, et certains enseignèrent dans notre université à leur retour51. »

Le document pour la fondation de l’université réalisé par le futur conseil d’administration, réunissant principa-lement les membres du CEES et d’autres amis comme Rigoberto Juárez-Paz et l’ancien doyen de la faculté de droit de l’université Rafael Landivar, Luis Beltranena, est signé le 29 mai 1970. La campagne de fund raising qui suit s’inscrit alors dans les réseaux préalablement constitués par le CEES. Les premiers donateurs ne sont autres que la famille Novella, l’une des plus puissantes de l’oligarchie guatémaltèque et qui a fait fortune dans les cimenteries. D’autres suivront, les familles Castillo, Berger, Canella, ainsi que des soutiens financiers de l’étranger. Manuel Ayau effectue ainsi un voyage à Houston aux États-Unis avec deux amis du CEES, Félix Montes et Leonel Samayoa, afin de récolter des fonds. Ils sont alors aidés par le consul général du Guatemala à Houston, Stella de Cheesman, ainsi que par Alice Pratt de l’Institute for International Education52, avant d’engager un expert en fund raising.

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Les symboles « néolibéraux » de l’UFM

L’université Francisco Marroquín, à travers les enseignements assurés et les symboles qui parsèment ses murs, se présente comme une incarnation de la doctrine néolibérale. Tous ses étudiants, qu’ils étudient les sciences économiques ou bien l’archi-tecture, doivent étudier les préceptes de théorie économique de l’école autrichienne. À chaque étage, de grands tableaux représentant des penseurs

néolibéraux sous la forme de portraits (Ludwig von Mises, Friedrich Hayek) côtoient des photographies de prix Nobel d’économie venus recevoir leur titre de doctor honoris causa. Chaque édifice rappelle les noms prestigieux de la théorie néolibérale : auditorium Friedrich Hayek, bibliothèque Ludwig von Mises, centre Henry Hazlitt, etc.

Les directeurs du CEES en 1968 (par date d’entrée)

Manuel F. Ayau (1958), industriel dans la production de gazAntonio Aycinena (1958), producteur terrienUlysses R. Dent (1963), représentant des ventes pour des entreprises étrangères

Hilary Arathoon (1965), propriétaire de scierieEstuardo Samayoa (1965), importateur de machinesFélix Montes (1968), importateur de machinesAntonio Nájera (1968), producteur terrien et éditorialiste

Quentin Delpech

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53. The Intellectual Portrait Series…, op. cit.

Les membres du CEES établissent les premiers contacts pour la création de cette nouvelle université à la fin des années 1960 et le gouvernement de Julio César Méndez Montenegro (1966-1970) paraît ouvert à cette idée alors même que les autres universités usent de leur influence auprès de différentes institutions, notamment du Conseil de l’enseignement supérieur privé (Consejo de la Enseñanza Privada Superior) et du cabinet du président, pour faire échouer l’entre-prise. Le décret présidentiel relatif à la fondation de la nouvelle université est signé sous le gouvernement suivant, celui du président Carlos Arana Osorio, au sein duquel les patrons du CEES peuvent compter sur des soutiens décisifs, notamment ceux de Jorge Lamport Rodil, alors ministre des Finances, et de Carlos Molina, ministre de l’Économie.

« Au sein du cabinet, nous avions deux de nos propres membres, alors ça a été rapidement adopté… avec l’opposition bien entendu de l’université de gauche… Ils [les universités San Carlos et Rafael Landivar principalement] se sont opposés en envoyant des lettres au gouvernement à notre propos. Ils étaient tellement réactifs à notre sujet, ils ne se sont pas rendu compte que nous disposions dans le gouvernement de deux ministres membres de notre université53. »

Manuel Ayau Cordón hésite alors à devenir prési-dent de cette « université pas comme les autres » comme se plaisent à le rappeler ses promoteurs. Il finit néanmoins par se laisser tenter par l’aventure après les demandes insistantes de ses amis du CEES ainsi que sur les conseils de Robert Culbertson, alors

directeur de l’agence de développement américaine AID et ancien président de l’American University en Égypte. Pas comme les autres, l’UFM cultive sa diffé-rence au Guatemala aussi bien dans le recrutement de ses administrateurs à très grande majorité issus du monde des affaires que dans les enseignements qu’elle distille. Au-delà des anciens du CEES (Ulysses Dent, Carlos Springmühl, Antonio Nájera, Hilary Arathoon, Luis Ernesto Rodríguez, Antonio Aycinena, Fernando Monterroso, Félix Montes), le conseil d’administration de l’UFM rassemble les membres les plus éminents des familles des élites économiques du pays, notam-ment Enrique Novella, Dionisio Gutiérrez, patron de la chaîne de fast-foods Pollo Campero, et Francisco José Castillo [voir encadré « Les symboles “néolibéraux” de l’UFM », ci-contre].

Si l’idée originale de ses fondateurs était de créer une université spécialisée en droit et en économie afin de propager à la fois les principes de l’écono-mie de marché à la manière des auteurs de l’école autrichienne ainsi que les principes de l’État de droit, l’UFM se développe avec douze départements universitaires entre 1973 et 1987. Ses fondateurs, en revendiquant une originalité des enseignements et du management académique, entretiennent ainsi un positionnement spécifique dans un champ univer-sitaire particulièrement concurrentiel et polarisé, en même temps qu’ils s’assurent un rôle légitime dans la gestion des savoirs d’État au Guatemala en consolidant progressivement leurs réseaux au niveau international.

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