L’architecture néo-grecque au milieu du XIXe siècle : l’exemple de la maison pompéienne du...

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L’ARCHITECTURE NéO-GRECqUE AU MILIEU DU XIX e  SIèCLE : L’EXEMPLE DE LA MAISON POMPéIENNE DU PRINCE NAPOLéON BASILE BAUDEZ

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L’architectur e néo-gr ecque au miLieu du xixe siècLe :

L’exempLe de La maison pompéienne du pr ince napoLéon

Basile Baudez

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En histoire de l’architecture, le qualificatif de néo-grec définit traditionnellement le mou-vement des années 1830-1850 incarné par un groupe d’architectes dont les représentants les plus illustres furent Henri Labrouste, Léon Vaudoyer ou Félix Duban1. Mais, selon les propres termes de Charles Garnier, ce mouvement n’avait de grec que le nom2 et se dif-férenciait nettement de ce qui l’avait précédé. Ce que le graveur Charles-Nicolas Cochin qualifiait de « goût à la grecque » dans les années 1750-1760 se caractérisait par l’utilisa-tion d’une série de motifs antiquisants, comme des festons, des rosettes, des frettes3. Puis, les relevés de Paestum par Jacques-Germain Soufflot, les publications de Julien-David Leroy en France et de James Stuart et Nicholas Revett en Angleterre sur la Grèce4 intro-duisirent chez les architectes modernes la colonne dorique sans base ou des copies de la lanterne de Démosthène et de la Tour des Vents5. Le terme de néo-grec lui-même désignait jusqu’au milieu du xixe siècle un style proche du byzantin, plutôt que du grec classique6. Sous l’influence de la littérature et surtout de l’école des Néo-Grecs en peinture menée par Charles Gleyre, le terme s’appliqua peu à peu à une nouvelle forme d’architecture que l’on qualifiait jusqu’alors de romantique ou de rationaliste selon les termes d’Eugène-Emma-nuel Viollet-le-Duc7. Ce dernier reconnut en effet très tôt à Henri Labrouste la paternité de cette révolution stylistique dans l’architecture parisienne lorsqu’en 1830 l’ancien pen-sionnaire de la Villa Médicis diffusa les relevés des temples de Paestum qu’il avait effectués deux ans auparavant et ouvrit son propre atelier qui rompait avec la tradition néo-classique des Lebas, Percier ou Louis-Pierre Baltard8. Pour Neil Levine, les architectes néo-grecs sont les premiers à faire une distinction radicale entre les principes structurels et la forme

1. David Van Zanten, Designing Paris: The Architecture of Duban, Labrouste, Duc and Vaudoyer, Cambridge, MIT Press, 1987 ; Neil Levine, « The Romantic Idea of Architectural Legibility: Henri Labrouste and the Néo-Grec », The Architecture of the École des Beaux-Arts, Londres, Secker and Warburg, 1977, p. 325-416.

2. Charles Garnier, À travers les arts : causeries et mélanges, Paris, 1869, p. 85. 3. Voir Daniel Rabreau, « Du “goût à la grecque” sous Louis XV à la perception d’une symbolique gallo-grecque », Revue de l’art,

no170 / 2010-4, p. 41-51.4. Julien-David Leroy, Les Ruines des plus beaux monuments de la Grèce, Paris, 1758 ; James Stuart, Nicholas Revett, Antiquities of Athens,

Londres, 1762. 5. Pierre-Yves Balut, Les Débuts de la connaissance de l’architecture grecque antique et néogrecque au xixe siècle, thèse de doctorat sous

la direction de P. Bruneau, Paris IV, 1980 ; Werner Szambien, « Le Néo-Grec dans l’architecture parisienne », Archeologia, no 172, novembre 1982, p. 46-47.

6. Josephine Grieder, « The search for the Néo-Grec in Second Empire Paris », Journal of the Society of Architectural Historians, vol. 70, no 2, juin 2011, p. 175.

7. Viollet-le-Duc, Lettres extra-parlementaires, art VII, 5 mars 1877, p. 1. Cité par Neil Levine, « The Romantic Idea of Architectural Legibility: Henri Labrouste and the Néo-Grec », op. cit., p. 327.

8. Voir récemment Labrouste (1801-1875) architecte. La structure mise en lumière, cat. expo., Paris, Nicolas Chaudun, 2012, 270 p.

ill. 38. Alfred-Nicolas Normand (1822-1909), Portique devant l’entrée de la Maison pompéienne du prince Napoléon, 1891, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l‘architecture et du patrimoine

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En 1835, la princesse Belgiojoso fit aménager son petit hôtel particulier parisien au 23 de la rue d’Anjou. La salle à manger était de style pompéien et son salon était fréquenté par les patriotes italiens et les plus grands musiciens de son temps1. Le poète Gérard de Nerval avait demandé les plans d’« une petite maison dans le goût de Pompéi avec un impluvium et une cella, quelque chose comme la maison du Poète tragique » qu’il comptait faire construire à Montmartre2. Pour cela, il avait eu recours à l’architecte Gabriel-Joseph-Hippolyte Laviron, mais ce dernier était décédé à Rome en 1859 avant de pouvoir mener à bien la commande3. En 1839, Ingres débutait avec ses élèves le décor du salon pompéien refait par Felix Duban au château de Dampierre pour le duc de Luynes4. Mais à Dampierre ou rue d’Anjou, le décor restait à l’intérieur. Le premier monument peint dans le style néo-grec date de 1835, il s’agit du réservoir d’eau de Montmartre conçu par l’architecte Titeux de Fresnoy, ins-piré de la Tour des Vents d’Athènes5. On peut également citer le Cirque d’hiver d’Hittorff de 1851 dont les reliefs qui entourent le monument rappellent la frise des Panathénées du Parthénon. Aucun de ces exemples pourtant n’atteint le raffinement et la valeur d’exemple de la Maison pompéienne construite par l’architecte Alfred-Nicolas Normand pour le prince Napoléon, avenue Montaigne6.

La Maison pompéienne du prince Napoléon

Joseph-Charles-Paul Bonaparte (1822-1891), dit Plon-Plon, était le fils cadet du roi Jérôme7. Frère de la princesse Mathilde, il partageait le goût de celle-ci pour les lettres et les arts. Mal vu de son cousin en raison de ses positions progressistes, il finira en 1865 par tomber en disgrâce. Entre-temps, il aura eu une longue liaison avec Rachel, qui avait ramené le goût pour les tragédies antiques dans les années 18408 et fréquenté le cercle des romantiques, particulièrement Théophile Gautier. Disposant du Palais Royal comme demeure principale et du château de Meudon à la campagne, le prince voulut se faire construire une maison parisienne qui fût à la fois un lieu de fêtes, de réception et de retraite, dédié au théâtre, à la musique, aux arts et à la littérature. Sous l’influence de Rachel sans doute, cédant à

1. Édouard de Beaumont-Vassy, Les Salons de Paris et la société parisienne sous Louis-Philippe 1er, Paris, Sartorius, 1866, p. 130-131.2. Gérard de Nerval, « Promenades et souvenirs », L’Illustration, 30 décembre 1854. Cité par Marie-Claude Dejean de La Batie, « La

Maison pompéienne du prince Napoléon avenue Montaigne », Gazette des beaux-arts, avril 1976, p. 127. 3. Sylvie Aprile, « Un épisode méconnu, la résistance française au siège de Rome, juin 1849 », La République romaine de 1849 et la France,

Paris, L’Harmattan, 2008, p. 81.4. Thomas de Luynes, « Duban à Dampierre », Duban. Les couleurs de l’architecte, Sylvain Bellenger et Françoise Hamon dir., Paris,

Gallimard / Electa, 1996, p. 150-155.5. Werner Szambien, « Le Néo-Grec dans l’architecture parisienne », Archeologia, no 172, novembre 1982, p. 50. 6. La bibliographie scientifique sur cette fameuse maison est étonnamment mince. Outre quelques articles contemporains, notamment

dans le Moniteur des architectes dont Normand était le directeur, on peut citer l’ouvrage de Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Charles Coligny, Le Palais pompéien de l’avenue Montaigne. Études sur la maison gréco-romaine, ancienne résidence du prince Napoléon, Paris, Au palais pompéien, s. d. (1866), 32 p. ; Marie-Claude Dejean de la Batie, « La Maison pompéienne du prince Napoléon avenue Montaigne », Gazette des beaux-arts, LXXXVII, 1976, p. 127-134 ; Laurence Bellot, La Maison pompéienne de SAI le prince Napoléon. Alfred Nicolas Normand architecte, 18 avenue Montaigne Paris VIII, 1855-1891. Inventaire photographique, maîtrise d’histoire de l’art, université Paris IV, 1998, 3 vol.

7. Michèle Battesti, Plon-Plon, le Bonaparte rouge, Paris, Perrin, 2010.8. Sylvie Chevalley, « Rachel et les écrivains romantiques », Romantisme, 1982, vol. 12, no 38, p. 117-126.

décorative1. Ce courant rationaliste, dégagé de la simple imitation d’un style historique, s’illustra de manière magistrale dans la bibliothèque Sainte-Geneviève, construite de 1843 à 1852. Appuyé par César Daly, fondateur et directeur de la Revue générale de l’architecture et des travaux publics fondée en 1840, le courant néo-grec rationaliste s’opposait à l’archi-tecture de l’Académie des beaux-arts qui conservait Rome comme modèle2.

À côté de cet héritier du romantisme architectural, la multiplication des relevés des monuments grecs par les pensionnaires français – comme Charles Garnier pour le temple d’Athena Aphaia ou Théodore Ballu et ses suiveurs, après 1844, pour les monuments de l’Acropole – firent apparaître un deuxième courant néo-grec, plus archéologique celui-là3. La France pouvait paraître en ce domaine en retard sur l’Angleterre qui s’essayait au Greek Revival depuis la publication, en 1762, des Antiquities of Athens par James Stuart et Nicholas Revett. Avec George Dance, Thomas Harrison, Henry William Inwood, William Wilkins, Robert Smirke et surtout Charles Robert Cockerell, les architectes d’outre-Manche expé-rimentaient des formes et des solutions nouvelles empruntées à l’architecture grecque antique4. Les Néo-Grecs français se distinguèrent cependant nettement des tenants du Greek Revival par l’utilisation de la couleur pour les façades extérieures. Dans la leçon inaugurale de son cours à l’École des beaux-arts en 1864, Léon Heuzay écrit qu’à la suite des « explorations qui nous ont révélé le sol, les populations, l’art de l’Antiquité grecque […] est apparu un monde nouveau, merveilleux, inattendu, et l’on a ainsi deux antiquités que l’on ne doit pas confondre : l’Antiquité grecque remplie de conceptions puissantes, nouvelles pour nous, et l’Antiquité gréco-romaine 5 ». Cette admiration ne se fit pas sur le mode du regret ou de l’imitation comme pour Rome. Il s’agissait de la comprendre, d’en saisir la modernité, d’en tirer des partis utiles à l’architecture contemporaine, sur le mode de la polychromie, des enduits, du vocabulaire ornemental. En effet, la première impression fut la couleur, de la Grèce contemporaine à l’antique. On mêlait les couleurs des fresques de Pompéi et la splendeur de Topkapi, car la Grèce du xixe siècle appartenait à l’Orient et les Néo-Grecs sont, il faut le rappeler, aussi des Orientalistes6. Ainsi, il n’est pas étonnant de trouver dans cette architecture néo-grecque une grande liberté, certains diraient une confusion entre le vocabulaire grec, ottoman et pompéien. Ce qui la caractérise avant tout est la délicatesse de son ornement, sa finesse et son élasticité. C’est pourquoi ce courant archéologique, issu de Pompéi, se retrouva d’abord dans le décor.

1. Neil Levine, op. cit., p. 332. 2. Marc Saboya, Presse et architecture au xixe siècle : César Daly et la Revue générale de l’architecture et des travaux publics, Paris, Picard,

1991, 335 p.3. Paris, Rome, Athènes. Le voyage en Grèce des architectes français aux xixe et xxe siècles, expos. Paris / Athènes / Houston, Paris, ENSBA,

1982, p. 158-211. 4. David Watkin, « Greek Bedevilled: A View of the Greek Revival », The Life and Work of C. R. Cockerell, Londres, A. Zwemmer, 1974,

p. 66-77. 5. Cité par Jacques Foucart, « La modernité des Néo-Grecs », Paris, Rome, Athènes. Le voyage en Grèce des architectes français aux xixe et

xxe siècles, expos. Paris / Athènes / Houston, Paris, ENSBA, 1982, p. 50.6. Voir Goran Blix, From Paris to Pompeii: French Romanticism and the cultural politics of archeology, Philadelphie, University of

Philadelphia Press, 2009.

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folie mauresque du baron de Lesseps1. Ainsi, le Palais pompéien s’inscrit dans cette lignée du néo-grec archéologique et pittoresque, loin du rationalisme d’Henri Labrouste. Dans cette avenue, mitoyen de la folie néo-gothique de Lassus, le Palais pompéien du prince Napoléon ressemble davantage aux futurs pavillons historiques de Charles Garnier pour l’Exposition universelle de 18672 qu’aux expérimentations rationalistes des opposants à la tradition antique. Soucieux de véracité archéologique, le prince demanda au fils d’Auguste Rougevin, Auguste-Jean, de se rendre à Pompéi afin d’y étudier des modèles pour sa mai-son. Ce dernier étant décédé en chemin, il fit appel, à l’été 1855, au grand spécialiste de l’architecture grecque, Jacques-Ignace Hittorff. L’architecte de la place de la Concorde avait en effet publié, huit ans plus tôt, son fameux livre sur la polychromie chez les Grecs fondé sur une scrupuleuse étude archéologique du temple d’Empédocle à Sélinonte (ill. 00)3, ce qui lui avait valu de la part du prince la commande d’une maquette d’un temple grec, dit de Melpomène et destiné à Rachel. Haute d’un mètre, décorée par Ingres, la maquette fut présentée au Salon de 1859 et placée dans la maison de l’avenue Montaigne. Jacques-Ignace Hittorff proposa cependant une maison dont la façade néo-palladienne aux pilastres doriques colossaux se heurta aux goûts du prince4. Que Hittorff fût accaparé par d’autres travaux ou que le prince se trouvât déçu par la réponse de l’architecte5, le fait est que ce der-nier lui recommanda Alfred-Nicolas Normand (1822-1909), ancien élève de Viollet-le-Duc à l’École spéciale de dessin, Grand Prix de Rome en 1846 et auteur d’une étude remarquée de restauration de la maison du Faune de Pompéi6. Lié à Gustave Flaubert et à Maxime Du Camp, Normand s’était passionné pour la photographie et réalisa une série de calo-types de Rome, Pompéi, Palerme, Athènes et Istanbul entre 1851 et 18527. Le prince, qui avait réalisé lui-même un projet pour sa maison, s’accommoda sans doute plus facilement d’un jeune architecte dont il s’agissait de la première commande d’importance. Les dessins de Normand, d’une grande beauté, séduisirent le prince et les travaux furent promptement menés pour pouvoir livrer la maison au début de 1860.

L’architecte s’inspira très librement d’une série de maisons pompéiennes ; comme l’écrivirent Gautier, Houssaye et Coligny en 1866, « […] ce n’est point un à peu près élégant, mais une restitution rigoureuse où Vitruve lui-même ne trouverait rien à reprendre, un traité

1. Jules de Lesseps, représentant du bey de Tunis, s’était fait construire en fond de cour un pavillon mauresque où il logea brièvement l’émir Abd-El-Kader lorsque celui-ci vint passer quelques jours à Paris après sa libération par Napoléon III, le 16 octobre 1852. L’édifice fut détruit en 1959.

2. Béatrice Bouvier, « Charles Garnier (1825-1898), architecte historien de l’habitation humaine », Livraisons d’ histoire de l’architecture, 2005, no 9, p. 43-51.

3. Jacques-Ignace Hittorff, Restitution du temple d’Empédocle à Sélinonte ou L’architecture polychrome chez les Grecs, Paris, Firmin Didot frères, 1851.

4. Donald David Schneider, The Works and Doctrine of Jacques-Ignace Hittorff (1792-1867): Structural Innovation and Formal Expression in French Architecture 1810-1867, New York, Garland Publications, 1977, vol. III, fig. 331 ; Michael Kiene, Jacques-Ignace Hittorff, précurseur du Paris d’Haussmann, Paris, éditions du Patrimoine, 2011, p. 76.

5. Karl Hammer, Jakob Ignaz Hittorff : ein Pariser Baumeister, 1792-1867, Stuttgart, 1968, p. 236. 6. Pierre Saddy, Alfred Normand, architecte, 1822-1909, cat. expo., Paris, CNMHS, 1978, n. p. ; David Van Zanten, « Alfred-Nicolas

Normand », L’Art en France sous le Second Empire, cat. expo., Paris, 1979, p. 91 ; Pompéi. Travaux et envois des architectes français au xixe siècle, cat. expo., Paris, ENSBA, 1981, p. 241, fig. 84-86.

7. Georges Daux, « L’Athènes antique en 1851 : photographies d’Alfred Normand (planches XI-XXIV) », Bulletin de correspondance hellénique, vol. 80, no 80, 1956, p. 619-624 ; Alfred-Nicolas Normand architecte. Photographies de 1851-1852, cat. expo., Paris, BnF, 1980.

la mode, en opposition au goût du couple impérial pour le style Marie-Antoinette, il jeta son dévolu sur une maison pompéienne. Pompéi était à la mode chez les Romantiques. Le public français se passionna, dès 1835, pour la traduction du roman de Bulwer Lytton, Les Derniers Jours de Pompéi. Nerval l’utilisa pour cadre dans deux de ses nouvelles des Filles du feu, Octavie et Isis et, surtout, Théophile Gautier, un proche du prince Napoléon, publia en 1857 Arria Marcella. Souvenir de Pompéi et Jettatura.

Le prince choisit ensuite l’emplacement, un terrain avenue Montaigne, près du rond-point des Champs-Élysées, occupé précédemment par le pavillon Lefuel de la section des beaux-arts de l’Exposition universelle de 1855 qu’il avait présidée. C’est le quartier des maisons de plaisance. On y trouvait la « Maison de François Ier », déplacée en 1826 de Moret-sur-Loing à Paris et offerte à Mademoiselle Mars par le colonel de Brack, un pro-moteur immobilier1, le palais gothique du prince Soltykoff par Jean-Baptiste Lassus2 ou la

1. Il s’agit de l’actuel hôtel de Chabouillé, la maison ayant été redéplacée à Moret-sur-Loing en 1956.2. Jean-Michel Leniaud, Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) ou le temps retrouvé des cathédrales, Paris, Arts et Métiers graphiques, 1980,

p. 176-177.

ill. 39. Alfred-Nicolas Normand (1822-1909), Plan de la Maison pompéienne, 1882, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l‘architecture et du patrimoine

double-page suivante ill. 40. Gustave Boulanger (1824-1888), La Répétition du joueur de flûte, 1861, Versailles, Musée national du Château

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un tepidarium, comme celui où Chassériau a fait se reposer les femmes de Pompéi ; pas du tout : vous tombez dans un bain turc […]. Nous qui avons visité Constantinople, nous concevons très bien ce caprice oriental, qui, du reste, ne dérange en rien la physionomie antique de la mai-son1. » Certains tableaux modernes exposés dans la maison, comme l’Intérieur de harem de Chassériau2 et le fameux Bain turc d’Ingres renforcent ce lien intrinsèque qui vient démen-tir la reconstitution archéologique. On ne pouvait mieux marquer combien ce néo-grec-là, jouxtant le palais gothique du prince Soltikov, différait du rationalisme architectural de Labrouste (ill. 00). Le Palais pompéien fut inauguré lors d’une fête de nuit somptueuse le 14 février 1860 en présence de l’empereur et de l’impératrice, au cours de laquelle fut joué La Femme de Diomède. Prologue de Gautier et Le Joueur de flûte d’Émile Augier, ce dont témoigne la toile de Gustave Boulanger, La Répétition générale du Joueur de flûte 3. Le prince Napoléon ne jouit cependant que peu de temps de sa maison. Tombé en disgrâce en 1865 en raison de ses convictions libérales, il mit sa demeure de l’avenue Montaigne en vente

1. Ibid., p. 22. 2. Le prince acheta Intérieur de harem en 1857 à la vente après décès de l’artiste. Il la revendit lors de la grande vente de sa collection à

l’Hôtel Drouot le 4 avril 1868. Vente Sotheby’s, Londres, 15 juin 2004, lot 108. Quant au Bain turc, il ne fit qu’un court séjour dans sa collection, de 1859 à 1860 lorsque Ingres le récupéra.

3. L’œuvre fut exposée au Salon de 1861 et reproduite en gravure par Frédéric-Auguste Laguillermie. Elle est aujourd’hui au musée-château de Versailles. Gustave Boulanger se spécialisa dans les peintures orientalistes et les scènes pompéiennes. Marie-Madeleine Aubrun, « Gustave Boulanger, peintre éclectique », Bulletin de la Société de l’ histoire de l’art français, année 1986, p. 167-256.

d’archéologie d’une science profonde écrit en pierre et qu’on peut habiter 1 ». Il s’agit de fournir « la vision d’un monde disparu », mais également un manifeste de la couleur dans l’archi-tecture antique. La façade est posée sur un soubassement peint en rouge, ses refends sont indiqués avec du minium, des filets de couleur accusent les ornements des panneaux et de la frise, les colonnes sont teintées de jaune à mi-fût et les chapiteaux peints (ill. 00). À l’in-térieur, la couleur est omniprésente : le salon tendu de rouge antique, les plinthes noires, la cheminée de marbre blanc, la chambre à coucher du prince tendue de jaune sur fond rouge, le cabinet de toilette lilas. « Ceux qui accusaient, avec quelque raison, l’architecture antique de froideur, n’en voyaient pour ainsi dire que le dessin. Le temps en avait fait tom-ber les couleurs, et il est maintenant hors de doute que les monuments de la Grèce, publics ou privés, étaient peints […]. Les anciens, avec leur admirable bon sens, ne séparaient jamais la ligne de la couleur […]. Un seul coup d’œil jeté sur cette charmante façade résout la question, mieux que ne pourraient le faire de longues polémiques 2 » écrivent les auteurs du Palais pom-péien de l’avenue Montaigne en 1866. Démonstration des thèses de Labrouste et d’Hittorff sur la couleur dans l’architecture antique, la Maison pompéienne se veut également un édifice moderne.

Le plan s’inspire des maisons de Pompéi : un atrium central desservant les pièces principales, une salle à manger et une bibliothèque pour abriter les onze mille volumes du prince et, en fond de logis, un salon et des appartements (ill. 00). À propos de l’atrium, « on n’ imagine pas à quel point cette disposition est élégante et rationnelle, et peut se plier aux exi-gences de la vie moderne 3 ». En effet, l’architecte, cédant aux contraintes du climat parisien, couvrit cet espace d’une verrière dont le sommet se voit de la rue. De même, l’architecte dissimule le bel escalier de citronnier, d’érable et de merisier au fond d’un couloir, respec-tant en cela le fait que les maisons romaines ne comportent à l’étage que des pièces annexes et de service. Mais ici, les étages supérieurs renferment les bureaux et les appartements des aides de camp et des secrétaires du prince. Décor pompéien et œuvres contemporaines qui s’en inspirent se mêlent. Aux murs, trois tableaux de Jean-Léon Gérôme, Homère aveugle, L’Iliade, L’Odyssée. Gérôme, le père des Néo-Grecs, avait exposé au Salon de 1850 un Intérieur grec ou Le Gynécée largement vanté par Gautier et acheté par le prince Napoléon et, deux ans plus tard, une Vue de Paestum. Autour de l’atrium, les bustes en marbre des Napoléonides légèrement rehaussés d’or et posés sur des colonnes tronquées rappellent la tradition des lares. Seule la chambre de la princesse Marie-Clotilde de Savoie s’extraie de la dominante antique avec une Tête de Greuze et une Vierge de Van Eyck aux murs.

Une des preuves, s’il en est, du lien intrinsèque entre cette architecture néo-grecque du milieu du siècle et l’Orientalisme est la présence dans la maison du prince Napoléon d’un bain turc (ill. 00). Comme l’écrivent les auteurs du Palais pompéien : « Quand on a franchi la porte où conduit le passage, une surprise vous attend. Vous pensiez arriver à des thermes, à

1. Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Charles Coligny, Le Palais pompéien de l’avenue Montaigne. Études sur la maison gréco-romaine, ancienne résidence du prince Napoléon, Paris, Au palais pompéien, s. d. (1866), p. 10.

2. Ibid., p. 11-12. 3. Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Charles Coligny, Le Palais pompéien de l’avenue Montaigne, op. cit., p. 14.

ill. 39. Alfred-Nicolas Normand (1822-1909), Les bains turcs de la Maison pompéienne, 1891, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l‘architecture et du patrimoine

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l’année suivante. Grâce au groupe des Romantiques, elle devint un éphémère musée, fut ensuite utilisée par un entrepreneur de foire qui se servit de l’impluvium pour y faire bar-boter ses phoques, avant d’être démolie en 1891.

La Maison pompéienne du prince Napoléon représente un moment important dans cette branche de l’architecture néo-grecque liée au cercle des écrivains romantiques et des peintres orientalistes. Née des recherches archéologiques des pensionnaires romains sur les monuments grecs et campaniens, elle constitue un jalon dans cette branche peu fertile de l’architecture néo-grecque dont sortiront néanmoins l’Achilleion de Corfou de l’impéra-trice Elisabeth d’Autriche ou la villa Kerylos de Beaulieu-sur-Mer de Théodore Reinach. Cependant, ce qui devait être un manifeste du caractère moderne de l’architecture des Grecs, du succès de l’utilisation de la couleur, fut perçu comme une simple folie, née des lubies d’un prince mécène amouraché d’une tragédienne. La personnalité du comman-ditaire, la proximité avec les folies mauresques ou néo-gothiques de l’avenue Montaigne condamnèrent dans l’historiographie la Maison pompéienne à jouer le simple rôle de caprice architectural. Il s’agit pourtant d’un témoignage essentiel du débat sur la couleur et les styles qui marqua profondément l’histoire de l’architecture européenne.

ci-contre : ill. 41. Atrium de la Maison pompéienne

ill. 42.Atrium de la Maison pompéienne