Les puits du Ghetto : conflits de mémoire et logiques d'appropriation (Venise, 1450-1650

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RHU&ID_NUMPUBLIE=RHU_004&ID_ARTICLE=RHU_004_0105 Les puits du Ghetto : conflits de mémoire et logiques d’appropriation (Venise, 1450-1650) par Vincent LEMIRE | Maison des Sciences de l'Homme | Histoire urbaine 2001/2 - n° 4 ISSN 0703-0428 | pages 105 à 125 Pour citer cet article : — Lemire V., Les puits du Ghetto : conflits de mémoire et logiques d’appropriation (Venise, 1450-1650), Histoire urbaine 2001/2, n° 4, p. 105-125. Distribution électronique Cairn pour Maison des Sciences de l'Homme. © Maison des Sciences de l'Homme. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Les puits du Ghetto : conflits de mémoire et logiques d’appropriation (Venise, 1450-1650)par Vincent LEMIRE

| Maison des Sciences de l'Homme | Histoire urbaine2001/2 - n° 4ISSN 0703-0428 | pages 105 à 125

Pour citer cet article : — Lemire V., Les puits du Ghetto : conflits de mémoire et logiques d’appropriation (Venise, 1450-1650), Histoire urbaine 2001/2, n° 4, p. 105-125.

Distribution électronique Cairn pour Maison des Sciences de l'Homme.© Maison des Sciences de l'Homme. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Vincent Lemire

Les puits du Ghetto : conflits de memoireet logiques d’appropriation(Venise, 1450-1650) 1

Le 20 octobre 1645, les magistrats du Cattaver de Venise, charges de lagestion et de la defense des biens publics, examinent une plainte deposeecontre Marco da Brolo, proprietaire chretien des immeubles du GhettoNuovo 2. L’auteur de cette denunzia, en faisant reference aux lionssculptes qui ornent la margelle des trois puits, affirme que « les puits depropriete publique qui sont dans le Ghetto vers San Girolamo, portent lesimages memes de San Marco [...]. Maintenant, poursuit le plaignant, cespuits profitent a Marco da Brolo, qui se les approprient, au detriment dubien public ». Les magistrats du Cattaver ordonnent donc a Marco daBrolo de presenter « sous trois jours les titres qui fondent ses droits surles dits puits ; autrement, passe ce delai, ils en disposeront comme d’unepropriete publique » 3.

Les reseaux d’adduction et de distribution d’eau ont toujours ete consi-deres par les historiens de la ville comme d’utiles marqueurs des pouvoirsurbains et comme les revelateurs efficaces des logiques d’appropriation 4.Dans l’ensemble des villes pre-industrielles, et particulierement a Venise,la penurie chronique en eau potable transforme les points d’eau disperses

1 . Cet article reprend les conclusions d’un memoire de Maıtrise, realise en 1996 sous la direc-tion d’Elisabeth Crouzet-Pavan : « Patroni, Zudeı et Jus Casaca. Un patrimoine chretien dans leGhetto de Venise : les biens immobiliers de la famille da Brolo (1455 – 1655) », Universite Lille III.

2. Sur les attributions des magistrats du Cattaver : Andrea Da Mosto, L’archivio di stato diVenezia, Rome, 1937, vol. I, p. 101 .

3. Archivio di Stato di Venezia (ASV), Procuratori di San Marco, (PSM), Commissaria da Brolo(da Brolo), B. 57, Sommario Generale, 8/20, 20.10.1645.

4. Paul Amargier, « Politique de l’eau a Marseille au temps des premiers Angevins (1260-1380) »,dans Andre de Reparaz (sous la direction de), L’eau et les hommes en Mediterranee, Paris, CNRS /IREMAM, 1987, p. 251-276 ; Patrick Boucheron, « Usages et partage de l’eau a Milan et dans leMilanais (xiii

e-xve s.) », dans Elisabeth Crouzet-Pavan, Jean-Claude Maire-Vigueur (sous la direc-

tion de), Water control in Western Europe (xiith-xvi

th cent.), Milan, 1994, p. 123-138.

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dans la ville en autant de « points chauds », autour desquels les conflitsurbains se donnent a lire avec une particuliere acuite 5. Dans l’histoireimmobiliere troublee du ghetto de Venise, qui commence en 1516 avecl’installation forcee de la communaute juive dans ce quartier, l’episode dela plainte devant le Cattaver en 1645 n’est pas un fait isole. Cette affaire, audela de son caractere anecdotique, permet de saisir l’ensemble deslogiques d’appropriation a l’œuvre dans cet espace urbain singulier. Ellepermet surtout de mettre en lumiere le role longtemps meconnu desproprietaires chretiens du ghetto de Venise. En effet, jusqu’a la parutiona Venise en 1991 de l’ouvrage collectif La citta degli ebrei 6, l’abondantehistoriographie consacree a la question s’etait toujours limitee a la mise enscene des seuls acteurs institutionnels de ces conflits que sont les respon-sables de la communaute juive et les autorites venitiennes. Les acteursprives de cet espace dispute ont ainsi generalement ete oublies 7. Aucunedes nombreuses etudes consacrees depuis des decennies au ghetto deVenise n’a tente de repondre a une question simple mais essentielle : aqui appartient le ghetto ? En ecartant de l’analyse les proprietaires deslieux, on a longtemps confondu l’histoire du ghetto de Venise avec celledes exemples ulterieurs de segregation urbaine imposee, en Italie ouailleurs. On a fait d’une experience urbaine fondatrice mais singuliere lemodele paradigmatique d’une tragique posterite 8. Cet amalgame, quiprocede en fait d’une demarche intellectuelle regressive et d’une perspec-tive historique teleologique, a permis que soient utilises dans certainespublications traitant du ghetto de Venise au xvi

e siecle un vocabulaireet des thematiques directement et artificiellement importes de l’historio-graphie des ghettos d’Europe centrale du xx

e siecle 9.

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5. Elisabeth Crouzet-Pavan, « Sopra le acque salse ». Espaces, pouvoir et societe a Venise a la findu Moyen-Age, 2 vol., Rome, EFR, 1992, p. 244-252 : « Propter sinistrum de acqua dulci... » ;Massimo Costantini, L’acqua di Venezia. L’approvvigionamento idrico della Serenissima, Venise,Arsenale, 1984 ; G. Boldrin et G. Dolcetti, I pozzi di Venezia, 1015-1906, Venise, 1910.

6. Ennio Concina, Ugo Camerino, Donatella Calabi, La Citta degli Ebrei. Il Ghetto di Venezia :Architettura e urbanistica, Venise, Albrizzi, 1991 .

7. David Jacoby, « Les Juifs de Venise du xive au milieu du xvi

e », dans Venezia centro dimediazione tra Oriente e Occidente (secoli XV-XVI). Aspetti e problemi, I, Florence, 1977, vol. 1 ,p. 163-216 ; Eliyahu Ashtor, « Ebrei cittadini di Venezia ? », Studi Veneziani, XVII-XVIII, 1975-1976, Florence, 1976, p. 145-156 ; Umberto Fortis (edite par), Venezia ebraica. Atti delle primegiornate di studio sull’ ebraismo veneziano (secoli XI-XX), Venezia, 1976-1980, Rome, 1982 ; PierCesar Ioly Zorattini, « Gli Ebrei a Venezia, Padova e Verona », Storia della cultura veneta, 3/1 ,Vicence, 1980, p. 537-576 ; Gaetano Cozzi (edite par), Gli ebrei a Venezia. XIV- XVIII sec., Milan,1987.

8. Voir par exemple la preface d’Elie Wiesel a l’ouvrage de Roberto Calimani, Histoire du ghettode Venise, Paris, 1988.

9. On se place ici dans la perspective des travaux recents de David Nirenberg, Communities ofviolence, Persecution of the minorities in the Middle Age, CUP, Harvard, 1996 (traduction francaise

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Qui sont les trois acteurs de l’histoire du Ghetto Nuovo ? Les commu-nautes juives d’abord, divisees en « nations » et contraintes d’habiter leghetto depuis le decret de 1516 10. Representees aupres des autorites parles tansadori, les communautes juives qui habitent la corte di case dughetto de Venise sont actives et structurees, comme le montrent les stra-tegies d’appropriation materielle et symbolique qu’elles deploient pourprendre le controle des trois puits. Le second acteur des conflits immobi-liers du ghetto est l’autorite politique venitienne. C’est en effet le Senat lui-meme qui decide par decret de la creation du ghetto, le 29 mars 1516, etqui prevoit que les officiers du Cattaver seront les executants des decisionsprises 11 . Mais c’est un troisieme acteur qui fonde la singularite du casvenitien. Contrairement aux exemples de ghettos ulterieurs, les autoritesvenitiennes ne decident pas de racheter ou de faire construire ex nihilo lequartier qu’elles destinent a la population juive de la ville, mais ellesconfirment au contraire le proprietaire prive de cette corte di case dansses anciennes prerogatives. Le decret du 29 mars 1516 ordonne « quetoutes les dites maisons soient evacuees, et que les Juifs payent un tiersde plus de loyer qu’a present » 12. Les da Brolo, cittadini de Venise depuisle xiv

e siecle 13, possedent l’ensemble du Terren del Geto depuis 1455, datea laquelle Bartolomeo et Constantino da Brolo acquierent ce qui apparaıtdans le contrat de vente comme un « terrain non bati avec une baraque enbois dessus » 14. La corte di case qu’ils construisent peu apres est mise enlocation de facon tres classique, avant d’etre evacuee en 1516 a la demandedu Senat pour y loger les Juifs de la ville. Pendant les deux siecles quisuivent, jusqu’a l’extinction naturelle de la lignee en 1716, la famille daBrolo est donc l’unique proprietaire des immeubles, du campo et des puits

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a paraıtre sous le titre La violence et les minorites au Moyen Age, Paris, PUF, sous presse), p. 4-5 :« Cette focalisation sur la longue duree signifie que les evenements sont interpretes moins dansleur contexte local que selon une teleologie qui mene, plus ou moins explicitement, a l’Holo-causte » (traduction personnelle).

10. Eliyahu Ashtor, « Gli inizi della communita ebraica a Venezia », Rassegna Mensile di Israele,XLIV, 1978, p. 683-703 ; Benjamin Ravid, « The religious, economic and social background andcontext of the establishment of the Ghetti of Venice », dans Gaetano Cozzi, Gli ebrei a Venezia,secoli XIV-XVIII, Milan, 1987, p. 211-259.

11 . ASV, Senato, Terra, reg. 19, fo. 95r-96r, 29.03.1516.

12. ASV, Senato, Terra, reg. 19, fo. 95r-96r, 29.03.1516.

13. Une etude prosopographique sur les citoyens de Venise : M. F. Neff, Chancellary Secretaries inVenetian Politics and Society, 1480-1533, Ph.D., University Microfilms International, Michigan, 1985.

14. ASV, PSM, da Brolo, B. 57, Sommario, 16/5, 20.11 .1455 : « Acquisto di Costantin e Borto-lamio da Brolo q. Giacomo da Marco Ruzzini q. Ruggier di un terren vacuo con una sua casa dilegname suso chiamato il Terren del Ghetto posto in S. Geremia, con tutte le sue atenzie, epertinenzie. Promettendo detto S. marco Ruzzini d’imprestargli il ponte e transito come sta, cheva di la del Ghetto, ove e la sua casa. E cio per anni 100, eredi, e discendeti di detti compratori, perD. 500 d’oro a tutte spese di detti compratori. ».

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du Ghetto Nuovo 15. Pourtant, elle doit sans cesse exhiber ses anciens titresde propriete pour defendre ses prerogatives immobilieres et les revenusqui y sont afferents. Alors que les autorites venitiennes et les autoritesjuives sont dans une logique d’appropriation conquerante de l’espace dughetto, la famille da Brolo, veritable et indeniable proprietaire des lieux,est dans une logique defensive de son patrimoine immobilier. A cet egard,les conflits de memoire ponctuels autour des trois puits apparaissentcomme autant de moments revelateurs des logiques globales d’appropria-tion qui s’affrontent sur l’ensemble du Ghetto Nuovo.

Les trois puits du ghetto, du fait de leur centralite topographique etfonctionnelle, de l’usage public qui en est fait, de leur decoration equi-voque, mais aussi de la charge symbolique que represente tout point d’eau,focalisent donc l’attention et l’energie des acteurs de cet espace dispute. Ilsapparaissent comme les catalyseurs d’une conflictualite fonciere globale,qui s’explique autant par la duree de la presence juive que par la pressionsur l’espace qu’engendre l’augmentation rapide de la densite demogra-phique a l’interieur du ghetto. Ainsi la propriete des puits est-elle sanscesse remise en question. Cette concurrence s’exprime en particulier, on l’avu, par des conflits d’interpretation a propos des lions qui decorent cespuits. S’agit-il de « lions de Saint Marc », ce qui ferait de ces puits desproprietes publiques ? Ou bien s’agit-il de « lions de Juda », ce qui pourraitfonder les droits de la communaute juive a controler leur usage ? Larepresentation anachronique du ghetto comme champs clos d’un face-a-face institutionnel entre les autorites venitiennes et les autorites juives aempeche une interpretation logique de ces decorations comme simplesarmoiries familiales des proprietaires des lieux.

Le reinvestissement symbolique d’une iconographie gravee dans la pierren’est pourtant qu’une des modalites d’appropriation a l’œuvre dans leGhetto Nuovo. On verra en effet dans un deuxieme temps que les conflitsde memoire a propos de ces trois lions ne sont qu’une des manifestationsd’une dispute plus globale autour du concept juridique de jus casaca. Ceterme, qui fonde les droits immobiliers de la communaute juive, est l’objetd’une controverse etymologique assez complexe. Derive-t-il du venitiencasa, ou de l’hebreu hazakah ? Cette controverse releve en fait d’une

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15. Le docteur Giuseppe da Brolo meurt sans heritier le 29 octobre 1716, comme l’indique sonTestamento e codicillo del fu Giuseppe da Brolo, 11 .3.1703, conserve a la Bibliotheque du MuseeCorrer a Venise (BMC), sous la cote mss. PD 705/III. Il confie la gestion de ses biens aux Procura-teurs de saint Marc. Voir aussi le recit de sa mort dans BMC, mss. Gradenigo-Dolfin 83/II, CoronaSeconda della Veneta Republica, p. 91 : « 1716. 29 ottobre. Signor Dottor Iseppo Brolo d’anni 65. Dafebre etica in mesi sei, ie vi essendo andato per sentire le Santa Messa in Chiesa dello Spedalettocondotto due Servitori, fu assalito da un colpo d’apoplesia forte, e riportato a casa mori ad ore 23 ».

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course aux origines assez classique en histoire urbaine, dont les enjeuxd’erudition ne doivent pas masquer les enjeux politiques. Dans un troisiemetemps, on verra que ces conflits de memoire, qui sont avant tout des conflitsde souverainete, doivent etre mis en regard, si on veut en saisir toute laportee, avec la fameuse controverse etymologique qui concerne l’origine duterme ghetto. Tout demontre aujourd’hui que les toponymes Ghetto Nuovoet Ghetto Vecchio designaient bien, a l’origine, les fonderies de Venise.Pourtant, le recouvrement durable de cette toponymie locale par une ety-mologie hebraıque renseigne sur les transferts culturels qui parcourentl’histoire judeo-venitienne de cet espace urbain dispute et negocie.

Les effigies de la memoire :Les lions du Ghetto entre saint Marc, Juda et la famille da Brolo

La decoration des trois puits du Ghetto Nuovo suscite depuis longtempsun debat de specialistes, qui tentent d’interpreter son origine. Il s’agit detrois lions leopardes, representes de profil, disposes verticalement sur deuxecussons de style gothique, en mandorle, graves de part et d’autre dechacun des trois puits 16. Les trois points d’eau et leur decoration, cataly-seurs des concurrences globales qui s’expriment sur l’ensemble du campo,en reproduisent aussi la vision schematique d’un affrontement entre lesseules autorites juives et venitiennes.

La premiere hypothese interpretative a propos des trois lions, celle quisuppose qu’elles sont « les images memes de San Marco », releve de ce qu’ilconvient d’appeler une « interpretation reflexe ». L’image seule de l’animaloriente l’esprit de certains citadins de l’epoque vers le lion de saint Marc,c’est a dire vers une propriete publique des trois puits. Ainsi s’explique laplainte deposee aupres des magistrats du Cattaver le 20 octobre 1645 17.Deux semaines apres, le 6 novembre, convaincus par les arguments deMarco da Brolo, les magistrats le liberent des molestie qui pesaient surlui 18. Pourtant, quelques annees plus tard, le 27 janvier 1651 , le Cattaverexige a nouveau de ceux qui auraient des droits sur les trois puits de« comparaıtre sous huit jours pour exposer les dits droits, autrement ilsseront confisques, en raison d’une denonciation faite a leur Magistra-ture » 19. C’est Andrea da Brolo, fils unique de Marco, decede en 1648, qui

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16. Alberto Rizzi, Vere da pozzo di Venezia, Venise, 1981 , p. 65.

17. ASV, PSM, da Brolo, B. 57, Sommario, 20.10.1645.

18. Ibid., 6.11 .1645.

19. Ibid., 27.1 .1651

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Figure 1 : L’ecusson des trois lions, sur le puits Nord-Est du Ghetto Nuovo(cliche Vincent Lemire, 1996).

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depose une contradizion le 3 fevrier et se « proclame etre lui le Patron ducampo du Ghetto Nuovo, avec les greniers, les puits, et tous les autres lieuxcompris, en vertu de ses titres... » 20. L’interpretation « venitienne » des troislions comme symboles de saint Marc est donc apparemment assez fre-quente. Ce reflexe interpretatif est suffisamment present dans les espritspour que la meme denonciation soit reiteree a quelques annees d’ecart 21 .

Une simple analyse de ces decorations exclue pourtant une telle inter-pretation. On ne rencontre nulle part a Venise ni dans l’empire venitien delions de saint Marc en trinite. D’autre part, en tant que symbole de l’evan-geliste Marc – dont la Serenissime aurait derobe les reliques a Alexandrieen 828 – le lion de Venise est toujours represente avec la patte droite poseesur l’Evangile 22. Bref, trois lions leopardes, sans Evangile, disposes ainsi ala verticale, qui plus est dans un ecusson, n’ont donc jamais pu etre gravesa la demande de quelque autorite venitienne que ce soit. L’interpretationerronee des decorations ne peut donc provenir que du contexte d’implan-tation de ces puits et de leur environnement. C’est en effet la situationmeme de ces puits, au cœur d’un espace public anime, qui est cause deconfusion. La place du Ghetto Nuovo, si elle reste indeniablement unecorte privee du strict point de vue de son origine et de sa situationfonciere objective, est devenue dans les representations citadines uncampo public, par l’usage collectif qui en est fait. Ces plaintes repeteestemoignent donc en fait du decalage croissant entre la situation foncieresinguliere du Ghetto Nuovo et les mutations globales de la ville. Surl’ensemble du territoire urbain de Venise, les reseaux prives d’adductiond’eau sont en effet en recul devant l’extension et la systematisation d’unreseau de distribution public 23. Elisabeth Crouzet-Pavan a montrecomment, a la fin du Moyen Age, la ville renforce et densifie le reseaudes puits publics « a mesure que le puits prive s’enferme dans les bornesd’une cour domestique » 24. Le campo du Ghetto Nuovo, dont la situationfonciere a ete figee en 1516 par l’arrivee de la communaute juive, neconnaıt pas les memes evolutions : sa propriete demeure privee, maisson usage exclusif par la communaute juive contribue a sa « judaısation ».

C’est en effet sur ce vaste espace ouvert que se deploie la vie des

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20. Ibid., 3.2.1651 .

21 . Meme si la mort de Marco da Brolo en 1648, et la succession de son fils Andrea a la tete dupatrimoine, a peut-etre contribue a la confusion.

22. Sur la translatio des reliques de saint Marc, voir Elisabeth Crouzet-Pavan, Venise triom-phante, les horizons d’un mythe, Paris, Albin-Michel, 1999, p. 83-89 : « Le saint, la cite et la mer ».

23. Massimo Costantini dans L’acqua di Venezia, op. cit., p. 42, evalue a une centaine le nombrede puits publics a la fin du xv

e siecle, contre 4000 puits prives.

24. Elisabeth Crouzet-Pavan, Sopra le acque salse, op. cit., p. 245.

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Figure 2 : Localisation des trois puits sur le campo du Ghetto Nuovo(Guido Sullam, Venise, 1936).

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communautes juives, que s’ouvrent les seuils des synagogues, queprennent place les billots des bouchers qui se conforment a la cacherout,que s’ouvrent les guichets des banques de prets sur gage 25. La morphologiede cet espace clos sur lui-meme renforce l’identification des lieux a lacommunaute juive. Les trois puits du campo n’echappent pas a cetteidentification, qui procede le plus souvent d’une interpretation commu-nautariste des lions qui en decorent les parois : ces lions seraient des« lions de Juda » 26. Dans son ouvrage consacre aux puits de Venise,Alberto Rizzi emet une hypothese plus nuancee a propos des trois puitsdu ghetto, dont il souligne d’ailleurs qu’ils sont « un des cas les plusinteressants » d’interpretation et de datation 27. Reprenant la longue genea-logie des erreurs sur le sujet, il reconnaıt que « puisque le Ghetto futinstitue en 1516, on daterait spontanement les margelles de cette anneeou des annees suivantes ». Pourtant l’analyse du style des ecussons,gothique et en mandorle, interdit selon lui absolument de « faire l’hypo-these d’un survival aussi avance dans le xvi

e siecle ». La vue cavaliere deJacopo de Barbari, publiee en 1500 et dont la precision a souvent eteconfirmee, montre d’ailleurs du cote Est de la place un puits dontAlberto Rizzi souligne qu’il est « du meme type que celui qui existeencore aujourd’hui ». Les puits et les margelles doivent donc etre datesde la seconde moitie du xv

e siecle, ce qui ne correspond pas a son inter-pretation des trois « lions leopardes », qui ont ete graves, selon lui, par lesautorites de la communaute juive elle-meme, apres 1516. En effet, ecrit-il,« la typologie des trois lions est exactement celle ‘‘de Giuda’’ ou de‘‘Juda’’ ». La confrontation de ces deux conclusions apparemment incon-ciliables oblige Alberto Rizzi a proposer une hypothese en deux temps. Lespuits, les margelles et les ecussons dateraient bien du xv

e siecle, mais lesecussons auraient fait l’objet « d’une reutilisation, obtenue apres avoirabrase les precedents ornements ». Au passage, il exclut categoriquementque les trois lions puissent correspondre a un ecusson familial, « parce quedans l’heraldique de la lagune il n’existe pas un seul blason de ce genre ».L’interet de l’analyse approfondie d’Alberto Rizzi depasse le cadre d’undebat d’erudition heraldique. Son interpretation montre qu’il est victimede l’historiographie traditionnelle du ghetto de Venise, qui focalise sonattention sur la seule communaute juive arrivee en 1516, en refusant toute

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25. Reinhold C. Mueller, « Les preteurs juifs de Venise au Moyen Age », Annales E.S.C., 1975, 6,p. 1475-1496.

26. Le lion de l’Evangeliste Marc, symbole christique, derive il est vrai des lions de Juda,attributs traditionnels du pouvoir davidique, ce qui ne fait que nourrir l’ambiguıte fondamentaled’un code iconographique par ailleurs tres commun.

27. Alberto Rizzi, Vere da pozzo, op. cit., p. 186.

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« pre-histoire » a cet espace urbain dont l’emergence et la constructionremonte pourtant au siecle precedent.

En un sens, Alberto Rizzi est dans le vrai lorsqu’il postule une « reutilisa-tion » des ecussons par la communaute juive, mais seulement si on preciseque cette reutilisation fut symbolique et non pas materielle, c’est-a-direqu’elle a procede de la reinterpretation et du recouvrement memoriel, etnon pas du remplacement ou de l’abrasement materiel. Les representationscitadines, qui refletent les usages sociaux de l’espace urbain, ont permis queles lions du blason familial, qui ornaient deja les trois puits a la fin duxv

e siecle, aient ete recouverts apres 1516 par les lions de Juda. La focalisa-tion sur les seuls conflits institutionnels entre Venise et les responsables dela communaute juive, et sur les seules archives officielles et administratives,a empeche les historiens d’envisager une propriete privee des trois puits dughetto, et donc d’interpreter les trois lions comme les armes de la famille daBrolo. En deplacant le regard des hautes spheres de la Republique venitiennevers les acteurs prives des conflits du ghetto, c’est-a-dire en travaillant nonplus seulement sur les decrets des organes officiels mais sur l’ensemble dessources disponibles, on peut demontrer que les ecussons des trois puits dughetto sont bien les armes de la famille da Brolo. Ainsi a la fin du xix

e siecle,Giuseppe Tassini, dans son ouvrage sur les familles cittadinesche de Venise,indique que les da Brolo, « originaires de Verone, possedaient anciennementquasiment tout le Ghetto [...] Ils arboraient deux blasons : l’un avec un seullion, l’autre avec trois » 28. Ces blasons sont visibles dans les lieux d’inves-tissement symbolique de la famille. Tassini souligne par exemple que « les daBrolo ont favorise l’eglise de la Carita, ou ils possedent d’ailleurs une archeavec dessus leur blason, avec trois lions les uns au dessus des autres ». Uneautre source genealogique confirme que les sepultures de la famille setrouvent « dans l’eglise de la Carita, sans aucune inscription, mais seulementavec les armes des trois lions, lesquelles d’ailleurs se voient en d’autres lieuxde cette eglise, grandement favorisee » 29. Les differents arbres genealogiquesde la famille indiquent que les da Brolo se sont fixes a Venise en 1369 aumoment de l’arrivee de Desiderato 30. Ce sont ses deux petit-fils Bartolomeoet Costantin qui achetent ensemble le Terren del Geto en 1455, et y cons-truisent la corte di case encore visible aujourd’hui 31 . Les archives parois-

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28. Giuseppe Tassini, Famiglie Cittadinesche, ASV, Miscellanea codici 1 , Storia Veneta 10, vol.7, p. 449-450.

29. Bibliotheque du Musee Correr (BMC), mss. Gradenigo-Dolfin 83/II, Corona Seconda dellaVeneta Republica, p. 91 ; voir aussi G. Dolcetti, Il libro d’argento delle famiglie venete, Venezia,1922-1928, vol. I, p. 32.

30. BMC, ibid., « Desiderato da Bruolo q Manfredin veni a Venezia mercantes 1369, 15 Maggio ».

31 . ASV, PSM, da Brolo, B. 57. Sommario, 16/520.11 .1455.

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siales de San Marcuola, exploitees recemment par Ennio Concina, signalentla rapidite de l’operation immobiliere : en 1459, la paroisse de San Marcuolaest en conflit avec celle de San Geremia « a l’occasion des vingt-cinq maisonsconstruites par Costantin et Bartolomio Brolo » 32. Il est donc certain que cesmaison existent bien avant l’arrivee de la communaute juive en 1516, ce queconfirment les declarations fiscales (decima) de Giacomo da Brolo, fils deBartolomeo, et de Cristina da Brolo, sa belle fille, deposees aupres des DieciSavi sopra le Decime les 22 et 23 aout 1514 33 : Giacomo et Cristina declarentrespectivement sept et deux loyers « dans le geto novo ». Ces sources genea-logiques, paroissiales et fiscales demontrent donc que l’urbanisation duGhetto Nuovo date du milieu du xv

e siecle, comme l’indiquent d’ailleursegalement la vue cavaliere de Barbari, publiee en 1500, et la description deMarcantonio Sabellico en 1502, qui evoque a propos du Ghetto Nuovo un« campo d’edifici attorniato » 34. Toutes ces sources, croisees avec les archivesfamiliales des da Brolo conservees par les Procurateurs de Saint Marc,confirment le role de Costantin et Bartolomeo da Brolo dans cette urbanisa-tion et dans la mise en place des equipements a usage collectif.

Les etymologies de la memoire :le jus casaca, entre casa venitienne et hazak biblique

Les conflits d’interpretation et d’appropriation autour des trois puits duGhetto Nuovo ne sont en eux-memes que d’un interet assez limite. Il estsomme toute logique que la survivance de citernes privees au cœur d’uncampo public occupe par la communaute juive de Venise suscite desinterrogations, des doutes et des conflits. L’enjeu majeur de ces concur-rences ponctuelles autour des puits est plutot de reveler a l’historien uneconflictualite fonciere plus globale, qui se deploie sur l’ensemble du Ghettoautour de la notion de jus casaca. Ce concept, bien connu des historiensdes villes medievales italiennes, fonde le principe meme de la presencedurable des communautes juives au sein des villes chretiennes, et constituel’enjeu et l’argument principal de tous les conflits immobiliers opposants

Les puits du Ghetto : conflits de memoire et logiques d’appropriation / 115

32. Archives paroissiales de San Marcuola, « Protesta fatta dal Piovano di San Marcuola consti-tuito in atti di pubblico notaio contro il Procurator della Chiesa di San Geremia per occasion dellecase 25 fabricate da S. Costantin, e S. Bortolamio Brolo », 6 juillet 1459, cite dans Ennio Concina, Lacitta degli Ebrei, op. cit., p. 46, note 4.

33. ASV, Dieci Savi sopra le Decime di Rialto, 1514, B. 44, condizion 16, 22.8.1514 ; condizion 11 ,23.8.1514.

34. Marcantonio Sabellico, Del sito di Venezia citta, G. Meneghetti ed., reprint de l’edition deVenise de 1957, Venise, 1985.

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des locataires juifs a des proprietaires chretiens. A Venise, la garantied’une possession hereditaire des baux du ghetto aux locataires juifs estaccordee dans les annees 1530, et dure jusqu’a l’ouverture du ghetto parBonaparte en 1797. Mais la cristallisation du terme jus casaca lui-meme estle resultat d’un processus d’enchassement etymologique complexe quicroise l’origine hebraıque de ce terme (le hazak biblique), avec sonadoption par le langage vernaculaire venitien. Comme les trois lions, lejus casaca est devenu l’enjeu d’un debat etymologique qui oppose lespartisans d’une origine venitienne (ex veneto) a ceux qui privilegient uneorigine hebraıque 35.

A Venise, la reconnaissance progressive du jus casaca est conditionneepar un certain nombre de facteurs culturels, juridiques et demographiques.Le premier d’entre eux est l’interdiction faite aux Juifs d’acquerir en pleinepropriete un bien immobilier, qui est reiteree par les autorites venitiennesdans les annees 1420 36. Le decret du 29 mars 1516, on l’a vu, confirmed’ailleurs les proprietaires, c’est a dire la famille da Brolo, dans leur statutde « patroni delle case », et penalise immediatement les nouveaux loca-taires juifs d’un tiers (terzo) supplementaire par rapport aux loyers prece-dents. Sur ce terzo, les proprietaires « ne doivent pas payer de decimependant que les Juifs habiteront dans ces maisons » 37. Les declarationsfiscales des da Brolo qui suivent ce decret indiquent que ces decisionsont ete suivies d’effet 38. Les fondi du Ghetto sont donc indeniablementla propriete des da Brolo, comme le rappellent l’ensemble des contrats delocation etudies, ainsi que l’ensemble des rifferta di possesso que redigentles heritiers au moment d’enregistrer la succession du patrimoine. A cetegard, la rifferta di possesso redigee en aout 1581 par Bernardo da Brolo est

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35. Giuseppe Boerio conclut a une etymologie venitienne : Dizionario del dialetto veneziano,Venise, 1856, p. 143, « casaca, s.m. T. vernacolo forense ex Veneto. Dicevasi alla Locazione oConduzione ereditaria, cioe al contrato col quale si da ad alcuno a titolo ereditario la proprietautile di un fondo, verso la contribuzione d’un annua somma in danaro o in frutti o in servigi. Tora casaca, Prendere un fondo in conduzione ereditaria ». A l’inverse, l’interpretation hebraıque del’etymologie est donnee par l’Encyclopaedia Judaica, Jerusalem, 1971 , terme « hazakah », vol. VII,p. 1516-1523 : « from hebraıc, lit. ‘‘possession’’, ‘‘taking possession’’, a term expressing three mainconcepts in Jewish law : (1 ) a mode of acquiring ownership ; (2) a means of proving ownership orrights in property ; (3) a factual-legal presumption as to the existence of a particular fact or state ofaffairs [...] In Italy this law, which was recognized by the authorities, was called jus gazaga orcasaca [...] The practice was particularly prevalent in countries where Jews could not ownlands ... ».

36. ASV, Compilazione leggi, B. 188, 16.2.1423, 30.12.1424. Cette periode correspond a un netdurcissement des autorites venitiennes a l’egard des Juifs : David Jacoby, « Les Juifs de Venise... »,op. cit., p. 170-175, enumere les mesures discriminatoires prises dans la premiere moitie duxv

e siecle.

37. ASV, Senato, Terra, reg. 19, fo. 95r-96r, 29.03.1516.

38. ASV, Dieci Savi sopra le Decime, B. 44, condizion 76, 17.9.1521 : Cristina da Brolo.

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exemplaire : Bernardo se declare proprietaire de « tout le campo de GhettoNuovo, ou habitent les Juifs, avec les trois puits, et toute chose attachee audit campo, d’une maison a l’autre, de tous les cotes, et d’une porte al’autre » 39.

Le facteur de pression demographique conjugue a l’effet de duree de lapresence juive dans le ghetto contribue pourtant a remettre rapidement encause les conditions d’exercice du droit de propriete par les da Brolo.Prevu au depart pour accueillir les 700 premiers Juifs qui s’installent des1516, le Ghetto Nuovo est en effet rapidement sature. En 1541 , alors que lapopulation initiale a double, le Senat decide la creation d’un secondquartier juif sur le terrain du Ghetto Vecchio, mais la pression demogra-phique ne cesse d’augmenter jusqu’au milieu du xvii

e siecle. Cettepression, exercee sur un espace urbain par nature limite, provoque a lafois une fragmentation a l’interieur des logements et une elevationgenerale du bati, ce qui donne aux immeubles du Ghetto leur aspect siparticulier, encore visible aujourd’hui. Ce processus dynamique de trans-formation du tissu urbain, plus ou moins tolere par les proprietaires,s’inscrit dans la longue duree de la presence juive a Venise. Ainsi en1587 Lodovica da Brolo signe un contrat de location pour une maisondu ghetto avec la femme de Jacob Sacerdote « valable pour le temps queles Juifs habiteront dans le Ghetto » 40, et l’autorise a « construire a l’inte-rieur des murs de cette maison [...] avec la faculte de sous-louer » 41 . Lesproprietaires admettent donc que leurs locataires juifs puissent tirer unprofit de leur propre patrimoine immobilier, sur le modele classique dubail emphyteotique 42.

L’interdiction de jure qui est faite aux Juifs de Venise d’acquerir unepropriete fonciere est donc temperee, de facto, par les conditions delocation qui leur sont accordees. Le droit d’usage et de transformationinterieure du bati contribue a fixer implicitement un « droit de posses-sion », voire une forme de « propriete utile », qui va meme au-dela del’emphyteose traditionnelle, dont le terme ne peut en theorie exceder99 ans. L’etude detaillee des archives de la famille da Brolo permet demontrer que la cristallisation du jus casaca venitien se realise en deuxtemps. Dans un premier temps, en 1531 , les autorites venitiennes, inter-

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39. ASV, PSM, da Brolo, B. 57, Sommario, 16/23, 9.8.1581 .

40. « Durabile per il tempo che li ebrei staranno in Ghetto ».

41 . ASV, PSM, da Brolo, B. 57, Sommario, 4/8, 29.4.1587.

42. Les constructions exterieures sont a l’inverse mieux controlees : deux ans plus tot, Lodovicada Brolo louait par exemple une maison a Isaac Luzzato, avec la permission « de construire dansces lieux comme il lui plaira, a l’exception de la terrasse qu’il ne pourra couvrir, ni construire surle campo, sans la permission des proprietaires ». Ibid., 1 /24, 12.9.1585.

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pellees par un groupe de locataires juifs de la famille da Brolo, reconnais-sent que ces locataires « ont effectue beaucoup d’ameliorations » dans lesmaisons et les boutiques qu’ils occupent, et admettent « qu’il ne serait pasconvenable qu’ils l’aient fait au profit d’autrui » 43. Par consequent, ellesaffirment que « les dits Juifs, et leurs heritiers, peuvent negocier, disposeret ceder a autrui » les baux qu’ils possedent dans le ghetto. Le partage de larente immobiliere se trouve forcement modifie par cette decision, au profitde la communaute juive. C’est cette emergence d’une rente immobilierejuive qui motive la seconde etape de la reconnaissance du jus casaca : le7 novembre 1583, les Dieci Savi sopra le Decime font « publiquement savoira tous les Juifs qui louent des maisons, des boutiques, des chambres, desmagasins [...] et qui grace a des miglioramenti [...] en tirent une rente [...]qu’ils doivent se presenter pour donner note d’une telle rente, percue parquelque moyen que ce soit, a l’Officio susdit 44 ». Illustration exemplaire dupragmatisme de la Serenissime et des procedures de negociations qu’ellecultive avec la communaute juive, la decision de 1583 permet de maintenirl’interdiction theorique de posseder un bien immobilier tout en imposantune taxation sur les revenus immobiliers.

Le jus casaca est donc le produit singulier d’un compromis culturel etjuridique, qui ne peut s’expliquer que par la necessite de concilier les deuxlogiques d’appropriation qui nourrissent les conflits immobiliers dans leghetto entre 1516 et 1716. D’une part les da Brolo defendent leur propriete,leur casa ; d’autre part les locataires tentent d’affirmer leur possession, leurcasaca. En ce sens, l’application durable du jus casaca aux immeubles dughetto, en contribuant a eloigner les proprietaires chretiens de la gestionlocative quotidienne, cree une sorte d’indistinction patrimoniale, qui doitetre replacee dans le cadre general des « formes dissociees de la propriete »dans la ville medievale, qui ont fait l’objet d’etudes recentes 45. La termi-nologie utilisee par certains testateurs juifs temoigne d’ailleurs d’une men-talite nouvelle dans les rapports de la communaute juive a « leurcasaca » 46. La possession juive tend a recouvrir et bientot a masquer lapropriete chretienne. La controverse etymologique a propos de l’origine

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43. Ibid., 1 3/6, 15.9.1531 .

44. ASV, Dieci Savi sopra le Decime, Sommario et pratica generale delle leggi, terminationi etordeni dell’Ecc.mo Senato, Maggior Consiglio et Officio degli Illustrissimi Signori X Savi sopra leDecime fatto da Gerolamo Borella, Capitolare II, B. 2, 1463-1685, fo 154 r., 7.11 .1583.

45. Olivier Faron et Etienne Hubert (edite par), Le sol et l’immeuble : les formes dissociees depropriete immobiliere dans les villes de France et d’Italie, xii

e-xixe siecle, Ecole francaise de Rome

/ Presses universitaires de Lyon, 1995.

46. Par exemple : ASV, Notarile, Testamenti, B. 756, n. 135, 20.6.1628 : Isac Aboaf demande que« La casaca della sua casa non possa esser venduta, obligata, impegnata, ne altremente dispostaper qualsivoglia accidente, in qualonque tempo, ma resti sempre nella sua posterita ». Sur les

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du concept de casaca, secondaire en elle-meme, procede en fait des memeslogiques d’appropriation et de recouvrement. En ce sens, le veritable enjeun’est pas d’isoler une origine etymologique « veritable », mais bien plutotde mener une reflexion sur les modalites de passage et de transfert d’uneracine hebraıque vers le langage vernaculaire venitien. Dans cette perspec-tive, il ne s’agirait donc plus de trancher entre une origine italienne (decasa, maison) et une origine hebraıque (hazakah, possession) du termecasaca, mais de montrer que l’enchassement et l’imbrication des deuxetymologies est un marqueur et un revelateur caracteristique des proce-dures globales de negociations a l’œuvre dans le ghetto. Lors des conflitsentre les da Brolo et leurs locataires juifs, a propos des modalites dupartage de la rente locative, les representants des locataires ne perdentjamais une occasion de rappeler l’origine hebraıque du jus casaca, « nomeebraico », comme pour mieux s’approprier les termes du debat et pourmieux en controler les issues 47. Pourtant, les limites de l’appropriationimmobiliere, imposees par l’interdiction legale intangible de la proprietejuive, semble rencontrer celle de l’appropriation linguistique : le nomeebraıco Casaca, deja italianise dans sa forme meme, ne peut rendrecompte strictement du « hazakah » comme « mode d’acces a la propriete »,ainsi que le definit l’Encyclopedia Judaıca. Il serait donc vain de chercher atracer une frontiere etymologique etanche entre des influences hebraıqueset latines alors que le terme de jus casaca, dans son usage meme, temoigneplutot de porosites culturelles, d’echanges et de passages, c’est a dire desmodalites d’insertion de la communaute juive dans le cadre urbainvenitien. Ainsi le jus casaca temoigne autant du corpus juridiquevenitien que des heritages culturels hebraıques. D’un cote, son usage nedeborde jamais veritablement l’interdiction legale faite aux Juifs d’accedera la pleine propriete d’une casa a Venise, mais d’un autre il nous renvoiede facon troublante l’echo du « hazak ! » biblique, injonction plusieurs foisrepete par Moıse a Josue a propos de la « prise de possession » de la Terred’Israel 48. Dans sa forme meme, le concept de jus casaca rend compte de

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testaments des Juifs du ghetto de Venise : Carla Boccato, « Testamenti di Israeliti nel fondo delnotaio veneziano Pietro Bracchi Senior, sec. XVII », Rassegna Mensile di Israele, mai-juin 1976,p. 281-295 ; Carla Boccato, « Testamenti di Ebrei del Ghetto di Venezia, sec. XVII », ArchivioVeneto, 5, Vol. CXXXV, 1990.

47. ASV, PSM, da Brolo, B. 56, fo 1-3, 9.9.1636. Les representants des locataires juifs contestentla procedure entamee par Marco da Brolo : « Hora e venuto in pensiere al Signor Marco Brolo,patrone delli Fondi di Gran parte di esse case di Ghetto d’inventare cosa che quando li succedessesarebbe distrutto il Ghetto, e le condotte nostre... pretende spogliarsi affatto delli nostri accresci-menti et miglioramenti appellati con nome ebraico Casacha ».

48. Encyclopaedia Judaica, Jerusalem, 1971 , terme « hazak », vol. VII, p. 1516 : « Sois fort !Tiens bon ! ». Cf. Deuteronome 31 :7, « Moıse appela Josue et il lui dit aux yeux de tout Israel :

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cette « precarite durable » qui regit la presence juive a Venise, de la fron-tiere tenue et mouvante, toujours renegociee, entre la propriete de jure deschretiens et la possession de facto des Juifs.

Le compromis juridico-linguistique du jus casaca s’applique autant a lagestion locative des immeubles du ghetto qu’a celle des trois puits ducampo. L’analyse detaillee des modalites d’application du jus casaca a lalocation des trois puits est encore une fois revelatrice des enjeux et desconflits immobiliers globaux qui rythment l’histoire du ghetto. Le 27 fevrier1605, Lodovica et Giustina da Brolo louent ces trois puits « per il tempo cheli ebrei staranno in Ghetto » a la Fraterna Talmud Torah, pour 24 ducatsannuels 49. Le contrat precise que le non-paiement du loyer autoriserait lespatroni a mettre les puits sous sequestre. Les archives de la Fraterna diTalmud Torah, consultees dans le fonds Renato Maestro, contiennentquelques contrats de sous-location de ces puits par la Fraterna a desacquaroli juifs, qui indiquent que la Fraterna retire de ces locations138 ducats par an 50. L’application du jus casaca permet donc a laFraterna de realiser un benefice substantiel en sous-louant les citernes.Lors de la procedure judiciaire qu’il entame dans les annees 1630 pourtenter de reequilibrer en sa faveur le partage de la rente immobiliere,Marco da Brolo n’a aucune difficulte a demontrer aux autorites que lespuits, par definition, ne peuvent subir de miglioramenti, et echappentdonc a l’application du jus casaca tel qu’il fut definit en 1531 . Cetteprocedure judiciaire tourne en 1641 a l’avantage de Marco da Brolo 51 ,comme en temoigne par la suite la declaration des revenus immobiliersdressee en aout 1661 par sa belle-fille Maria da Brolo nee Botteghisi, qui

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« Sois fort et tiens bon : tu entreras avec ce peuple au pays que Yahve a jure a leurs peres de leurdonner, et c’est toi qui les en mettra en possession » ; Deuteronome 31 :23, « Il donna cet ordre aJosue fils de Nun : « Sois fort et tiens bon, car c’est toi qui conduira les Israelites au pays que je leurai promis par serment, et moi, je serai avec toi ».

49. ASV, PSM, da Brolo, B. 57, Sommario, 4/30, 27.2.1605.

50. Archives Renato Maestro, Venise, B. 8, fo isole : « In raggione di semplice locatione, qualedurare debba per Anno Uno da principiare primo luglio prossimo... ».

51 . ASV, PSM, da Brolo, B. 56, fasc. 10, fo 14-15, 23.3.1641 , « Pero l’andera parte che per autoritadi questo Collegio sia preso che detto Ono Marco Brolo s’intendi esaudito giusto in tutti li settecapi delle sue dimande ». Ennio Concina, dans La Citta, op. cit., p. 56, interprete la decision de1641 comme une victoire « seulement apparente » de Marco da Brolo. Un document du 13 aout1661 (annee du catastico) demontre pourtant que les revenus immobiliers des da Brolo ont etenettement reevalues : ASV, PSM, da Brolo, B. 55, fasc. 2, fo 51 , 13.8.1661 : Per nome della SignoraMaria Botteghisi, consorte di Andrea da Brolo [...] e volontariamente in detto nome regolandol’assicuratione che deva le di 18 febraro 1654, et 24 Jan 1655, dichiara che per error all’ora fu dettoche li qui sottoscritti hebrei pagavano per li fondi delle case poste in ghetto per loro habitatione,quanto appar in dette assicurationi [...] che la verita, che per la portione contigente alla dettaMaria Botteghisi sopra detti fondi per caratti disdotto pagano le sumae cadauno qui sottoauctale... ». Cette liste indique un total de 3056 ducats pour les 57 locations, alors que Marco daBrolo ne percevait que 874 ducats en 1637.

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indique que la « Fraterna talmudtora, per li pozzi », paye 111 ducats paran 52. Dans sa tentative globale de revenir a une application stricte du juscasaca se limitant aux seuls miglioramenti effectifs sur son patrimoine,Marco da Brolo met donc en avant le cas des trois puits comme unexemple particulierement revelateur des abus de la communaute juive enmatiere de sous-location. La encore, la centralite fonctionnelle, symbo-lique et topographique des trois points d’eau a permis que se cristallisesur leur mode de gestion l’ensemble des conflictualites latentes quiscandent l’histoire immobiliere du ghetto.

Noms de lieu et lieux de memoire :le toponyme Ghetto, entre fonderie venitienne

et divorce rabbinique

Les debats autour de l’origine des trois lions et autour de l’etymologiedu jus casaca apparaissent donc, au terme de cette etude, comme deuxmodalites complementaires d’une concurrence globale sur l’espace urbainqui engage les proprietaires des lieux, les autorites venitiennes et les res-ponsables de la communaute juive. Dans cette meme logique, si la topo-nymie est bien un outil de souverainete urbaine, si nommer etcartographier la ville c’est en quelque sorte la dominer, il nous faut alorsconclure cette analyse par une mise en parallele de ces deux debats aveccelui, mieux connu, qui concerne les origines de la toponymie. L’etymo-logie du terme Ghetto, promis a une longue posterite, est-elle venitienneou hebraıque ? En d’autres termes, son usage est-il anterieur ou posterieura 1516 ? On dispose aujourd’hui de plusieurs etudes qui confirment defi-nitivement l’origine venitienne du toponyme, utilise des la fin duxiii

e siecle pour designer les fonderies de cuivre (geto de rame) presentesa cet endroit 53. Dans les annees 1430, les autorites decident de concentrerl’ensemble des activites d’armement a l’Arsenale, et vendent « tuto el geto

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52. ASV, PSM, da Brolo, B. 55, fasc. 2, fo 51 , 13.8.1661 . La declaration fiscale du docteurGiuseppe da Brolo (petit-fils de Marco et dernier heritier du patrimoine constitue en 1455 parses lointains ancetres Costantin et Bartolomeo), deposee a l’occasion de la Redecime de 1712,indique quant a elle un loyer annuel de 113 ducats : ASV, Dieci Savi sopra le Decime, 1712, B. 282,condizion n. 280.

53. Manlio Cortellazo, « Ancora sul Ghetto », dans Sonderdruck aus Beitrage zur Namenfor-schung, 16, 1965, Carl Winter – Universitatsverlag-Heidelberg, p. 38-40 ; Philippe Braunstein,« Le marche du cuivre a Venise a la fin du Moyen Age », dans H. Kellenbenz, Schwerpunkte derKupferproduktion und der Kupferhandels in Europa 1500-1650, Vienne, 1977 ; Manlio Cortelazzo etPaolo Zolli, Dizionario etimologico della lingua italiana, II, Bologne, 1980 ; Ester Zille, « Il Ghettoin un documento veneziano », Archivio Veneto, CXXIV, 1985, p. 101-114.

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de rame » a un certain Marco Ruzzini 54. Les archives familiales des daBrolo confirment egalement que l’usage du toponyme, diversement ortho-graphie, est bien anterieur a l’arrivee de la communaute juive. Le20 novembre 1455, Constantin et Bartolomeo da Brolo rachetent a MarcoRuzzini « il Terren del Ghetto », pour la somme de 500 ducats 55. Le texte dela decision de 1516 ne laisse aucun doute non plus sur l’usage anterieur dutoponyme 56. A Venise, avant 1516, le Ghetto designe donc « la fonderie » ;la toponymie distingue d’ailleurs les deux ılots que sont l’anciennefonderie (Ghetto Vecchio) et la nouvelle fonderie (Ghetto Nuovo). Oncomprend sans peine que cette origine industrielle, locale et fortuite duterme s’accorde mal apres 1516 avec l’usage social et politique qui est faitdu lieu. L’heritage toponymique va peu a peu etre masque par une rein-terpretation juive du terme. Ce recouvrement n’est pourtant pasimmediat : durant tout le xvi

e siecle, la memoire urbaine collectiveconserve en effet le souvenir des anciennes fonderies. Ainsi on continued’appeler le quartier juif le plus ancien « Ghetto Nuovo », en reference aux« nouvelles fonderies » installees sur cet ılot au xiv

e siecle. Et en 1541 ,quand ce premier quartier devient manifestement trop restreint pour yloger l’ensemble de la communaute juive, les autorites decident de logerles Juifs levantins dans l’ılot voisin du Ghetto Vecchio, ainsi nomme car ilabritait au siecle precedent les plus anciennes fonderies 57. A Venise, lesdeux ılots du Ghetto Nuovo et du Ghetto Vecchio conservent donc aumilieu du xvi

e siecle une toponymie qui rappelle leur histoire industrielle.La toponymie locale heritee prime encore sur l’usage social recent de cesespaces. La duree de la presence juive contribue cependant bientot a unecomplete judaısation des lieux, et des noms de lieux. Comme les lions destrois puits, comme le jus casaca, le toponyme Ghetto tend a se judaıser,toujours selon les memes logiques de recouvrement memoriel. Le premierindice de ce passage d’une toponymie venitienne a une toponymiehebraıque se situe en 1633, lorsque les autorites, face a l’augmentationconstante de la population juive, decident d’ouvrir un troisieme quartier

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54. Archives paroissiales de San Marcuola, doc. more veneto, date du 28.2.1433 : « I segnorigovernadori de Chomun vol vender al plubicho inchanto in rialto tuto el geto de rame del nostroChomun... », cite dans La citta, op. cit., p. 47.

55. ASV, PSM, da Brolo, B. 57, 16/5, 20.11 .1455.

56. ASV, Senato, Terra, reg.19, p. 95r-96r, 29 Mars 1516 : « Tuti li zudei... siano tenuti e debinoandar immediate ad habitar unidi in la corte di case che sono in geto apresso san hieronymo ».

57. ASV, Collegio, Notatorio, reg. 24, f. 118 r., 8 juillet 1541 : « che per auctorita di questo Collegiosia data liberta alli cinque savi sopra la mercantia di poter allogiar e dar stantia alli Hebreimercadanti levantini mandar in gheto vecchio ». Benjamin Ravid, « The establishment of theGhetto Vecchio of Venice, 1541 », dans Proceeding of the sixth World Congress of Jewish Studies,vol. 2, Jerusalem, 1975.

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reserve, a cote des deux premiers, sur un terrain qui n’avait jamais aupa-ravant abrite de fonderie. On nomme pourtant ce nouveau quartier juif le« Ghetto Nuovissimo » 58. Il apparaıt clairement que, pour les venitiens eux-memes, le Ghetto a desormais cesse de designer une fonderie pour desi-gner strictement « le lieu ou habitent les Juifs ». A la fin du xvii

e siecle ceprocessus de reinvestissement toponymique recoit une traduction carto-graphique. Sur le plan de Venise qu’il realise en 1697, pour decrire les troisilots qui abritent les Juifs, Coronelli abandonne la chronologie industrielledes lieux et lui prefere celle des etapes de la segregation urbaine. Il rebap-tise ainsi le campo des da Brolo « Ghetto Vecchio » et regroupe les deuxquartiers juifs les plus recents sous le toponyme « Ghetto Nuovo » 59. Lachronologie de la presence juive prime desormais sur l’ancienne chrono-logie industrielle. Durant tout le xviii

e siecle, la cartographie de Venisereprend a son compte cette inversion toponymique 60, et un certainnombre d’erudits venitiens commencent a evoquer eux-memes une ori-gine chaldeo-hebraıque du terme ghetto 61 . Au xviii

e et au xixe siecle,

la fortune etymologique du terme l’eloigne toujours davantage de sesorigines venitiennes et industrielles pour le recouvrir d’un voile hebraıqueet culturel : peu a peu, le toponyme est investi de significations. Alors queghetto designait en venitien la fusion, c’est desormais le theme de laseparation et du divorce qui traverse la plupart des inventions etymo-logiques plus recentes. Ariel Toaff explique ce recouvrement etymologiquepar une volonte de reappropriation, et souligne que « les Juifs engeneral preferent depuis toujours attribuer au Ghetto une etymologiehebraıque transparente, en le faisant deriver du mot ghet » 62, conceptjuridique qui designe l’acte de divorce entre deux epoux 63. GiuseppeBoerio lui-meme, dans son dictionnaire du dialecte venitien publie en

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58. Benjamin Ravid, « The establishment of the Ghetto Nuovissimo of Venice », dans Jews inItaly, studies dedicated to the memory of U. Cassuto, Jerusalem, 1988, p. 35-54.

59. Marco Vincenzo Coronelli, Pianta iconografica di Venezia descritta e dedicata dalP.M. Coronelli, lettore e cosmografo della Serenissima Reppublica all’Ill. et Ecc. Sig. Carlo Bazini,Savio di Terra Ferma, dans son Isolario, vol. 1 , Venise, 1697. Ce plan est reproduit dans GiuseppeCassini, Piante e vedute prospettiche di Venezia (1479-1855), Venise, 1971 , p. 97.

60. Voir notamment Lodovico Ughi, Iconografica rappresentazione della inclita citta diVenezia, consacrata al reggio Serenissimo Dominio Veneto, Venise, 1729 et 1739. Ce plan estvisible dans le hall d’entree des Archives d’Etat de Venise (ASV), et en reproduction dansG. Cassini, Piante e vedute, op. cit., p. 114-115.

61 . Notamment Giovanni Battista Gallicioli, Delle memorie venete antiche profane et ecclesias-tiche, vol. I, Venise, 1745, p. 112-113.

62. Ariel Toaff, article « ghetto », dans Enciclopedia delle Scienze Sociali, Rome, 1994, vol. IV,p. 285-291 .

63. Sur le sens du ghet, voir l’article « divorce » dans le Dictionnaire encyclopedique dujudaısme, Paris, 1993, p. 320-322.

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1856, met en avant l’etymologie talmudique « ghet » et, reprenant a soncompte l’erreur de Muratori, ne fait plus reference aux fonderies veni-tiennes 64. Au milieu du xix

e siecle, les erudits venitiens eux-memes ontperdu la trace de l’origine locale du terme.

Le veritable enjeu de la controverse a propos du toponyme ghetto n’estpas de trancher entre telle ou telle etymologie « originelle ». Comme apropos des lions ou du jus casaca, il s’agit plutot de souligner que lerecouvrement de la fonderie venitienne par le divorce rabbiniqueprocede des memes logiques globales d’appropriation des lieux. Larecherche patiente et methodique des origines enfouies est-elle alorsinutile et vaine ? Faut-il s’abstenir de toute archeologie de la memoire,comme semble le dire Maurice Halbwachs dans sa Topographie legendairedes Evangiles en Terre Sainte : « Si, comme nous le croyons, la memoirecollective est essentiellement une reconstruction du passe, si elle adaptel’image des faits anciens aux croyances et aux besoins spirituels dupresent, la connaissance de ce qui etait a l’origine est secondaire, sinontout a fait inutile » 65. On a pourtant pu demontrer que la connaissance dece qui preexiste permet seule de mettre en lumiere les liens et les nœudsculturels qui tissent un reseau de memoire sur un autre, qui rapiecent letoponyme d’un tissu urbain herite a son usage politique modifie. Lescapillarites subtiles et complexes qui rendent possible ces transferts dememoire procedent generalement des memes sources bibliques. Ce patri-moine culturel commun traverse les lions de Juda, le « hazak ! » de Moıse,et la rupture de l’alliance entre deux epoux : c’est a chaque fois la proxi-mite et la porosite culturelle qui permet le passage d’une tradition a uneautre, d’une memoire venitienne a une memoire juive. La mise en regarddes diverses logiques d’appropriation a l’œuvre dans le Ghetto Nuovo – lemicrocosme conflictuel que constitue la controverse autour des puits, lerecouvrement etymologique du concept juridique de jus casaca, et enfinl’invention d’une origine hebraıque de la toponymie – a permis demontrer que le ghetto de Venise, loin de mettre en scene deux projetsurbains concurrents et deux cultures affrontees, se structure au contraireautour de procedures complexes de negociation et d’appropriation desnormes. En ce sens, la pierre, le droit et la toponymie sont moins lesoutils, pour la communaute juive, d’une strategie consciente de conquete

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64. Giuseppe Boerio, Dizionario del dialetto veneziano, Venise, 1856, p. 304 : « Ghetto. Parolache il Muratori fa derivare dalla voce rabbino – talmudica Ghet, che vale separazione, divorzio ».

65. Maurice Halbwachs, La topographie legendaire des evangiles en Terre Sainte, Etude dememoire collective, Paris, PUF, 1971 (1re edition, 1941 ), p. 7.

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de l’espace urbain, que les indices, pour l’historien, des modalites detransfert et d’echange culturels qui se deploient dans le ghetto. La ou oncroyait percevoir au debut de cette etude des strategies individuelles, on arencontre des logiques collectives : l’anecdote juridique conflictuelle de1645 se revele etre l’indice d’un systeme urbain fonctionnel, celui dumodele venitien comme dispositif social et politique d’integration et d’in-sertion. A cet egard, le cas venitien doit etre replace dans une perspectivemediterraneenne, afin de deceler des constances et des continuites dans lesmodes d’insertion des communautes minoritaires au sein de l’espaceurbain. Dans un contexte different, a Jerusalem a la fin du xix

e siecle, lacommunaute juive parvient a se fixer dans la vieille ville ottomane graceau systeme traditionnel de la hazakah : une sorte de « droit de tenure »pemet au locataire (le hazkir) de sous-louer un bien immobilier sans enreferer au proprietaire non-juif. Et a Jerusalem encore, les strategies deconquete de l’espace urbain passent d’abord par l’appropriation des fon-taines et des puits, des citernes et des aqueducs 66. Les reseaux d’adductionet de distribution d’eau, souvent herites des pouvoirs urbains anterieurs,sont autant des reseaux de memoire que des reseaux de pouvoir.Marqueur mais aussi instrument des conflits et des concurrences, l’eause revele etre un observatoire privilegie pour l’historien des villes medi-terraneennes.

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66. Vincent Lemire, « L’eau a Jerusalem a la fin de la periode ottomane (1850-1920) : reseauxtechniques et reseaux de pouvoir », Bulletin du Centre de Recherche Francais de Jerusalem, 7,automne 2000, p. 67-82.

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