Coopération et altruisme

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Coopération et altruisme Cédric Paternotte, Université Ludwig-Maximilians, Munich (Avant-dernière version à paraître dans le Précis de Philosophie de la Biologie, édité par T. Hoquet et F. Merlin, Vuibert) 1. Que sont l’altruisme et la coopération ? L’altruisme pose depuis les origines de la théorie de l’évolution un problème fondamental, déjà diagnostiqué par Darwin : Il est, il faut bien le reconnaître, des cas particulièrement difficiles qui semblent contraire à la théorie de la sélection naturelle ; un des plus curieux est, sans contredit, l’existence, dans une même communauté de fourmis, de deux ou trois castes définies d’ouvrières ou de femelles stériles. (1859, p.460 ; trad. française 2013, p.422) L’individu prêt à sacrifier sa vie plutôt que de trahir les siens […] ne laisse souvent pas d’enfant pour hériter de sa noble nature. Les hommes les plus braves, les plus ardents à s’exposer aux premiers rangs de la mêlée, et qui risquent volontiers leur vie pour leur semblables, doivent même, en moyenne, succomber en plus grande quantité que les autres. Il semble donc presque impossible […] que la sélection naturelle, c’est-à-dire la persistance du plus apte, puisse augmenter le nombre des hommes doués de ces vertus. (1871, tome I, p.163) Le problème est le suivant : comment la sélection naturelle aurait-elle pu favoriser certains comportements, ici la stérilité et le sacrifice, qui nuisent pourtant à la fitness – le pouvoir reproducteur - de ceux qui les manifestent ? Par définition, un comportement ayant un effet négatif sur le nombre de descendants sera de moins en moins représenté au cours des générations, jusqu’à disparaître. Or la stérilité et le sacrifice sont des traits couramment observés, par exemple chez les insectes sociaux et l’homme. Révèlent-ils des insuffisances de la théorie de la sélection naturelle ? En général, on définit comme altruiste un trait qui procure un bénéfice à autrui tout en étant coûteux à celui qui le manifeste. Il est ici crucial de distinguer l’altruisme évolutionnaire, pour lequel bénéfices et coûts sont exprimés en termes de fitness, et donc mesurés à l’échelle d’au moins une génération, et l’altruisme au sens rationnel, pour lequel il s’agit d’avantages et désavantages affectant directement l’individu. Cette ambiguïté du terme a provoqué des confusions : il arrive fréquemment qu’un comportement soit altruiste au sens rationnel mais pas au sens évolutionnaire, par exemple lorsqu’un individu fait un effort immédiat qui mènera à des bénéfices futurs. Il est souvent difficile de mesurer l’ensemble des bénéfices et coûts causés par un trait à l’échelle d’une génération. Nous verrons que plusieurs explications de comportements altruistes consistent à identifier de tels bénéfices individuels futurs, et dissolvent donc le problème de l’altruisme plutôt qu’elles ne le résolvent. L’altruisme qui nous intéresse ici est défini uniquement en termes de bénéfices et de coûts, qu’ils soient compris évolutionnairement ou rationnellement. Il n’a donc aucun lien logique avec le concept psychologique d’altruisme, qui implique des motivations et des intentions particulières. La philosophie de la biologie distingue les causes ultimes et les causes prochaines d’un trait (Mayr 1961): les premières concernent les mécanismes évolutionnaires qui lui ont permis de se répandre au sein d’une population,

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Coopération et altruisme

Cédric Paternotte, Université Ludwig-Maximilians, Munich

(Avant-dernière version – à paraître dans le Précis de Philosophie de la Biologie, édité par T. Hoquet

et F. Merlin, Vuibert)

1. Que sont l’altruisme et la coopération ?

L’altruisme pose depuis les origines de la théorie de l’évolution un problème fondamental, déjà

diagnostiqué par Darwin :

Il est, il faut bien le reconnaître, des cas particulièrement difficiles qui semblent contraire à la

théorie de la sélection naturelle ; un des plus curieux est, sans contredit, l’existence, dans une

même communauté de fourmis, de deux ou trois castes définies d’ouvrières ou de femelles

stériles. (1859, p.460 ; trad. française 2013, p.422)

L’individu prêt à sacrifier sa vie plutôt que de trahir les siens […] ne laisse souvent pas d’enfant

pour hériter de sa noble nature. Les hommes les plus braves, les plus ardents à s’exposer aux

premiers rangs de la mêlée, et qui risquent volontiers leur vie pour leur semblables, doivent

même, en moyenne, succomber en plus grande quantité que les autres. Il semble donc presque

impossible […] que la sélection naturelle, c’est-à-dire la persistance du plus apte, puisse

augmenter le nombre des hommes doués de ces vertus. (1871, tome I, p.163)

Le problème est le suivant : comment la sélection naturelle aurait-elle pu favoriser certains

comportements, ici la stérilité et le sacrifice, qui nuisent pourtant à la fitness – le pouvoir reproducteur

- de ceux qui les manifestent ? Par définition, un comportement ayant un effet négatif sur le nombre

de descendants sera de moins en moins représenté au cours des générations, jusqu’à disparaître. Or

la stérilité et le sacrifice sont des traits couramment observés, par exemple chez les insectes sociaux

et l’homme. Révèlent-ils des insuffisances de la théorie de la sélection naturelle ?

En général, on définit comme altruiste un trait qui procure un bénéfice à autrui tout en étant coûteux

à celui qui le manifeste. Il est ici crucial de distinguer l’altruisme évolutionnaire, pour lequel bénéfices

et coûts sont exprimés en termes de fitness, et donc mesurés à l’échelle d’au moins une génération,

et l’altruisme au sens rationnel, pour lequel il s’agit d’avantages et désavantages affectant directement

l’individu. Cette ambiguïté du terme a provoqué des confusions : il arrive fréquemment qu’un

comportement soit altruiste au sens rationnel mais pas au sens évolutionnaire, par exemple lorsqu’un

individu fait un effort immédiat qui mènera à des bénéfices futurs. Il est souvent difficile de mesurer

l’ensemble des bénéfices et coûts causés par un trait à l’échelle d’une génération. Nous verrons que

plusieurs explications de comportements altruistes consistent à identifier de tels bénéfices individuels

futurs, et dissolvent donc le problème de l’altruisme plutôt qu’elles ne le résolvent.

L’altruisme qui nous intéresse ici est défini uniquement en termes de bénéfices et de coûts, qu’ils

soient compris évolutionnairement ou rationnellement. Il n’a donc aucun lien logique avec le concept

psychologique d’altruisme, qui implique des motivations et des intentions particulières. La philosophie

de la biologie distingue les causes ultimes et les causes prochaines d’un trait (Mayr 1961): les premières

concernent les mécanismes évolutionnaires qui lui ont permis de se répandre au sein d’une population,

les secondes les mécanismes qui le réalisent. Par exemple, le camouflage d’un animal peut être

expliqué par les avantages sélectifs qu’il procure (moindre mortalité due aux prédateurs) et par des

facteurs physiologiques et/ou développementaux (la façon dont certains motifs apparaissent sur

l’épiderme) ; les deux explications sont complémentaires. De la même façon, l’altruisme psychologique

pourrait être l’un des mécanismes psychologiques par lesquels l’homme se comporte de façon altruiste

au niveau évolutionnaire (Sober 1994).

Le terme de « coopération » est tout aussi ambigu. Selon les cas, est appelé coopératif un trait qui

procure un bénéfice à autrui, indépendamment des conséquences personnelles ; ou un trait qui,

lorsqu’il est partagé par plusieurs individus qui interagissent, leur procure un bénéfice mutuel. La

seconde acception est plus restrictive que la première puisqu’elle prend en compte les conséquences

sur le porteur du trait. De plus, ici encore, les bénéfices peuvent être compris au sens évolutionnaire

ou rationnel.

Lorsque la coopération est comprise comme bénéfice procuré à autrui, un trait coopératif peut être

altruiste (lorsqu’il est individuellement coûteux) ; cependant, comprise en termes de bénéfice mutuel,

la coopération ne peut se confondre avec l’altruisme. Un cas particulier de coopération « non-

altruiste » est celui du mutualisme inter-espèce : des cas de collaboration étroite et souvent

évolutionnairement irréversibles dans lesquels plusieurs espèces se procurent mutuellement une

ressource vitale que l’autre ne peut obtenir seule (par exemple abeilles et fleurs, mammifères et

bactéries intestinales, lichens, fourmis et pucerons).

Bien que la coopération demande aussi à être expliquée, le problème de l’altruisme a toujours été

considéré comme plus fondamental, puisqu’il entraîne par définition un coût qui semble devoir

entraîner sa disparition par sélection naturelle. Beaucoup de comportements coopératifs procurent

des avantages personnels évidents qui rendent leur explication aisée. Par exemple, faire partie d’un

banc ou d’une meute protège de certains prédateurs tout en facilitant la capture de proies. On

présuppose fréquemment que le réel défi explicatif proviendrait de l’altruisme et qu’une fois ce

problème résolu, celui de la coopération le serait automatiquement.

Outre les castes ouvrières chez les insectes eusociaux et certains comportements humains comme le

sacrifice ou l’adoption, les comportements (apparemment) altruistes ou coopératifs sont légion. Les

chauves-souris vampires régurgitent parfois du sang pour nourrir leurs congénères affamés (Wilkinson

1984) ; les singes verts et certains oiseaux signalent l’approche de prédateurs à leur communauté au

lieu de s’enfuir sans se faire repérer (Cheney & Seyfarth 1990).

L’ampleur du problème de l’altruisme est encore accrue par l’intérêt récent pour ce qu’on appelle les

transitions évolutionnaires (Maynard Smith Szathmáry 1995). L’histoire de la vie est désormais

comprise comme une succession d’étapes de regroupement d’organismes pour former des organismes

de niveau supérieur : les cellules procaryotes formant des cellules eucaryotes, qui s’assemblent en

êtres multicellulaires, dont certains se regroupent en sociétés. A chacune de ces étapes apparaît une

division du travail reproductif : certaines parties deviennent stériles (par exemple les cellules

somatiques chez les animaux) tandis que le pouvoir reproducteur est concentré dans certaines autres

(seules les cellules germinales transmettent leur ADN). Or la stérilité est un trait altruiste du point de

vue évolutionnaire, du moins lorsqu’elle s’accompagne d’une contribution accrue au bon

fonctionnement du groupe ou de la société, puisque les individus stériles sacrifient en quelque sorte

leur progéniture en améliorant la fitness d’autrui. C’est donc l’histoire presque entière de la vie qui ne

peut être comprise sans une explication de l’altruisme évolutionnaire. Le problème de l’altruisme n’est

pas un point de détail mais un thème central en biologie et philosophie de la biologie.

2. Les principales explications

De nombreuses solutions aux problèmes de l’altruisme et de la coopération ont été, et sont encore

régulièrement, proposées. Nous en présentons deux grands types, la sélection de parentèle et la

réciprocité, avant d’en discuter la généralité et la portée.

a. La sélection de parentèle

Issue d’une intuition de Haldane (1932), la sélection de parentèle a été théorisée et popularisée par

Hamilton (1964) sous le nom d’approche par fitness inclusive. Il s’agit d’une explication de l’altruisme

convenant à l’origine aux individus apparentés et étendue par la suite. Son principe est le suivant.

Supposons qu’un trait altruiste soit causé par un gène. Un individu altruiste ayant en moyenne moins

de descendants qu’un non-altruistes, il transmettra ses propres gènes (y compris celui contribuant au

comportement altruiste, que l’on peut par raccourci appeler « gène altruiste » 1 ) en moindre

proportion à la génération suivante. Cependant, s’il aide surtout d’autres individus altruistes (porteurs

de ce même gène altruiste), augmentant par là leur fitness, il pourra favoriser la présence du gène

dans la génération suivante. Un trait altruiste nuit à la transmission du gène altruiste personnel, mais

peut donc favoriser celle des gènes altruistes présents chez autrui. En particulier, si les individus

altruistes se trouvent interagir surtout avec de proches parents, génétiquement proches et dont les

chances de porter également le gène altruiste sont donc élevées, l’altruisme pourra en principe se

répandre dans la population : la diminution des copies du gène personnel sera contrebalancée par

l’augmentation des copies du gène d’autrui.

Les effets de la sélection de parentèle sont fréquemment résumés par la règle de Hamilton. Elle stipule

que l’altruisme se répandra dans une population quand est vérifiée l’inéquation suivante :

r.b > c.

b représente le bénéfice procuré à autrui par le trait altruiste, c le coût personnel de ce trait (tous deux

exprimés en termes de fitness).2 Quant à r, communément appelé coefficient de parenté, il représente

en réalité le degré de similarité génétique des individus qui interagissent relativement au degré de

similarité génétique moyen de la population – l’apparentement n’étant qu’une cause possible de cette

similarité. La règle de Hamilton stipule donc que la sélection naturelle peut favoriser l’altruisme

lorsque les bénéfices procurés à autrui et le degré de similarité génétique d’autrui sont assez élevés

pour contrebalancer le coût personnel. Tout se passe comme si la bonne mesure de fitness de l’individu

n’était pas son nombre moyen de descendants, mais la somme de ce nombre et du nombre moyen de

descendants de ceux avec qui il interagit, pondéré par leur degré de similarité génétique.

1 J’emploie le singulier pour des raisons de simplicité ; plusieurs gènes pourraient contribuer au comportement

altruiste.

2 Cela ne signifie pas que l’ensemble des interactions doit mener à des bénéfices et coûts fixes ; b et c peuvent

recevoir une définition statistique tout à fait générale (Gardner et al. 2011).

La sélection de parentèle a rencontré un grand succès, permettant par exemple d’expliquer la stérilité

chez les fourmis. Leur mode de reproduction est en effet haplodiploïde : les mâles reçoivent leurs

gènes de leur seule mère (œufs non fécondés), et les femelles ceux de leurs mère et père (œufs

fécondés). Des sœurs (filles de la reine ayant le même père) ont donc un degré de parenté de ¾, alors

que les filles n’ont avec leur mère qu’un degré de parenté de ½. Les ouvrières ont donc « intérêt » à

s’occuper de leurs sœurs (les autres filles de la reine, y compris les futures reines) plutôt que de

produire leur propre progéniture, ce qui explique comment la stérilité peut être stabilisée chez les

fourmis. La sélection de parentèle a également permis d’expliquer l’aide de parents d’oiseaux à leur

progéniture et la protection de parents chez les macaques. Dans de nombreux cas, les calculs de degrés

de parenté peuvent devenir cependant très complexes, par exemple dans les colonies d’insectes

eusociaux à reines multiples.

Pour que la sélection de parentèle opère, les individus génétiquement similaires doivent interagir

préférentiellement, ce qui peut être réalisé d’au moins trois façons.

Premièrement, les parents peuvent se reconnaître. Cela n’implique pas que les individus soient

capables de « calculer » leur parenté – il suffit qu’ils soient capables de détecter un facteur

suffisamment corrélé avec le degré de parenté. Les fourmis détectent leur appartenance à une même

colonie à leur odeur ; et les mésanges à longue-queue apprennent à reconnaître les signatures vocales

de leur proche famille durant leur jeunesse dans le nid parental.

Deuxièmement, la simple proximité spatiale peut suffire à favoriser l’altruisme. Les individus

interagiront automatiquement de façon préférentielle avec leurs parents s’ils interagissent avec leurs

proches voisins et que la progéniture d’un individu à tendance à se trouver à sa proximité. Ce

mécanisme a le désavantage d’être exploitable : les coucous par exemple parasitent aisément les nids

d’oiseaux incapables de reconnaître leurs petits et aidant tous ceux qui se trouvent dans leur nid. Il est

par contre applicable à des espèces cognitivement frustes, comme des microorganismes qui répandent

leur progéniture autour d’eux. Cependant, l’effet positif de la dispersion limitée sur l’altruisme est

souvent mitigé par la compétition accrue entre parents à laquelle elle conduit.

Troisièmement, le gène de l’altruisme pourrait être associé à un indicateur fiable (l’exemple imaginaire

est celui d’une barbe verte), si bien que les altruistes pourraient se reconnaître sans être parents. Cette

possibilité révèle que la sélection de parentèle repose fondamentalement sur la similarité génétique

et non sur la parenté. L’un des problèmes de ce mécanisme est sa vulnérabilité : des mutants imitant

la « barbe verte » sans être altruiste envahiraient aisément la population. De fait, seuls cinq exemples

de « barbes vertes » ont été recensés dans la nature (Gardner & West 2010).

En conclusion, le facteur crucial pour l’évolution de l’altruisme par sélection de parentèle – déjà

remarqué par Hamilton - est que les altruistes et leurs bénéficiaires partagent des gènes (et en

particulier le gène altruiste), qu’ils soient parents ou non.

b. Réciprocités directe et indirecte

Les interactions réciproques peuvent également favoriser l’altruisme. Selon Trivers (1971), lorsque les

interactions entre individus sont répétées, aider autrui peut être personnellement bénéfique si cela

mène autrui à nous rendre la pareille plus tard. Cette explication a été appelée « altruisme

réciproque » de façon trompeuse : ici, le trait n’est pas altruiste au sens évolutionnaire puisqu’il

procure des bénéfices directs à son porteur.

L’attrait de la réciprocité directe a été stimulé par le tournoi d’Axelrod en 1980, qui opposait

différentes stratégies dans des dilemmes du prisonnier (un cas particulier de dilemme coopératif)

répétés. La stratégie la plus efficace, le Tit-for-tat (« œil-pour-œil ») est redoutablement simple et

efficace : elle se contente de commencer par coopérer, avant de copier à chaque interaction ce que

son adversaire a fait au tour précédent (Axelrod 1984). Le succès d’une stratégie qui coopère avec les

coopérants et punit les non-coopérants a semblé démontrer la force explicative de la réciprocité pour

l’évolution de la coopération. Notons qu’elle ne convient qu’a des individus cognitivement

sophistiqués, puisqu’elle nécessite qu’ils se souviennent de leurs partenaires passés et les

reconnaissent.

L’intérêt de la réciprocité directe a cependant été exagéré. Dans de nombreux cas, le tit-for-tat n’est

pas la meilleure stratégie (Alexander 1987 ; Binmore 1994 3.2.5.). De plus, la réciprocité est très

rarement observée dans le monde animal ; le principal exemple est celui des chauves-souris vampires

(Wilkinson 1984). Son pouvoir explicatif est donc à la fois conceptuellement et empiriquement limité.

La réciprocité peut aussi être indirecte, lorsque l’aide d’un individu provoque l’aide en retour d’un tiers

différent de son partenaire originel. C’est par exemple le cas lorsque notre comportement coopératif

nous donne une bonne réputation, qui conduit autrui à choisir de nous aider. Cette idée d’Alexander

(1987) a été explorée formellement (Nowak & Sigmund 1998, 2005) et peut stabiliser l’altruisme dans

une population, bien qu’elle puisse être problématique lorsque la mémoire des individus ou la fidélité

de la réputation est imparfaite. Cependant, la réciprocité indirecte nécessite une cognition

relativement sophistiquée et il n’en existe donc que peu d’exemples (Bshary & Grutter 2006, Russell

et al. 2008) en dehors de l’espèce humaine, où son influence est indéniable. De plus, comme la

réciprocité directe, elle constitue une dissolution de l’altruisme plutôt qu’une solution, puisqu’elle se

fonde sur la présence de bénéfices personnels futurs. Les réciprocités directe et indirecte sont

conceptuellement semblables ; leur seule différence concerne la source d’information concernant la

coopérativité du partenaire (respectivement une interaction passée, ou sa réputation).

c. Principe commun et classifications

Une condition nécessaire commune peut être dégagée des deux explications précédentes :

l’appariement positif. Pour que l’altruisme évolue, il faut que les individus altruistes aient davantage

de chances d’interagir avec d’autres altruistes qu’avec des non-altruistes (Woodcock & Heath 2002).

En d’autres termes, les altruistes doivent se rencontrer préférentiellement : cela permet aux bénéfices

qu’ils procurent à autrui d’être reçus par des altruistes et de pouvoir compenser le coût personnel lié

à la possession d’un trait altruiste. Ces interactions préférentielles peuvent être réalisées de

multiples façons : par des mécanismes augmentant les chances que des individus génétiquement

similaires se rencontrent, comme dans la sélection de parentèle, ou par des processus de fidélisation

et d’attraction mutuelle entre individus altruistes, comme dans les situations de réciprocité.

Les explications de l’altruisme et de la coopération peuvent être classifiées selon que les bénéfices

reçus par les altruistes sont directs (reçu par l’altruiste) ou indirects (reçu par des individus similaires à

l’altruiste). Les explications par bénéfices indirects résolvent le problème de l’altruisme ; celles par

bénéfices directs le dissolvent, le transformant en coopération (puisque les individus reçoivent bien

des bénéfices liés à leur comportement). C’est pourquoi de nombreux chercheurs considèrent que le

véritable altruisme n’est explicable que par la sélection de parentèle, et ne peut donc exister qu’entre

membres d’une même espèce (Darwin 1921, Foster et al. 2006, Bourke 2011) – ils restreignent le terme

« altruisme » aux comportements qui sont réellement coûteux, en excluant ceux qui nous paraissent

coûteux par ignorance des bénéfices qu’ils entraînent. Il est possible de fournir des classifications plus

élaborées. Par exemple, Lehmann et Keller (2006) identifient quatre conditions générales pour

l’évolution de la coopération et de l’altruisme : les bénéfices tirés du trait (dans le cas de traits

coopératifs) ; l’information sur la coopérativité d’autrui (réciprocité) ; les interactions préférentielles

entre parents (sélection de parentèle) ; la corrélation entre gènes et trait altruiste/coopératif (barbes

vertes).

Tous les autres mécanismes potentiels se ramènent aux précédents. Considérons par exemple le cas

particulier de la punition : il est fréquent qu’animaux et humains punissent les non-coopérants, ce qui

favorise la coopération dans une population. D’après les analyses précédentes, la punition n’est pas

une explication nouvelle de l’altruisme ou de la coopération mais simplement un mécanisme qui les

facilite. En effet, elle peut avoir trois effets : la fin des interactions avec le non-coopérant (par exclusion,

meurtre, etc.) ; la modification de son comportement, qui devient plus coopératif ; et le bénéfice

indirect sur la fitness (comme dans le cas d’ouvrières dévorant les œufs de leurs sœurs, ce qui

« rétablit » leur comportement altruiste, ou plutôt supprime les conséquences de leur errements non-

altruistes) (Lehmann & Keller 2006, West et al. 2011). Les deux premiers cas accroissent la proportion

moyenne de coopérants, et le troisième ressort de la sélection de parentèle : tous s’intègrent

parfaitement dans notre cadre explicatif.3

Les mécanismes fondamentaux d’évolution de l’altruisme et de la coopération sont donc désormais

bien connus, même s’il existe plusieurs façons de les classifier. Paradoxalement, le problème est

pourtant loin d’être résolu, comme en témoigne la vitalité des débats actuels. La section suivante

illustre les nouvelles difficultés actuelles ainsi que plusieurs pistes prometteuses.

3. Difficultés et développements

Pourquoi l’altruisme et la coopération posent-ils encore problème ? Les raisons en sont triples. D’abord,

la résurrection relativement récente du concept de sélection de groupe a suscité de nombreuses

confusions. Ensuite, la spécificité et la complexité des cas de l’altruisme et de la coopération humaine

ont mené à des difficultés inédites. Enfin, des questions, des concepts formels et des outils techniques

nouveaux ont émergé.

a. Problème conceptuel : la sélection de groupe

D’après les conditions énoncées par Lewontin (1970), la sélection naturelle peut agir au sein d’une

population dès qu’il existe des différences héritables qui influencent à la fitness des individus. Il

3 Cela n’empêche pas certains mécanismes spécifiques de poser des problèmes inédits. Par exemple, punir est

un acte coûteux et donc altruiste au second degré ; son évolution doit donc également être expliquée.

n’existe aucune contrainte de principe sur la nature de ces individus, ce qui autorise à penser que la

sélection naturelle pourrait en principe agir sur des gènes, des cellules, des individus multicellulaires

et des groupes de tels individus. L’idée de la sélection de groupe est que la sélection peut s’exercer à

différents niveaux, de façon simultanée mais dans des directions qui peuvent être opposées. Il se peut

que la sélection entre individus favorise un trait, mais qu’elle le défavorise à l’échelle du groupe :

l’évolution du trait dépend alors des forces relatives des sélections s’exerçant à chaque niveau (Okasha

2006).

C’est précisément ce qui se produit dans le cas de l’altruisme. Nous avons vu qu’un trait altruiste inflige

un coût à son porteur qui rend sa fitness inférieure à celle d’un non-altruiste. Cependant, un groupe

contenant beaucoup d’altruistes pourrait voir sa population augmenter bien plus vite que celle d’un

groupe constitué essentiellement d’ « égoïstes », par exemple si le coût individuel de l’altruisme est

inférieur au bénéfice procuré à autrui, ce qui rend l’altruisme bénéfique au niveau de la communauté.

Une proportion élevée d’altruiste améliore la fitness d’un groupe, lui permettant de se développer plus

vite et d’engendrer davantage de sous-groupes en moyenne. Pour que s’exerce cette sélection au

niveau du groupe, il faut toutefois que les groupes se renouvellent régulièrement. Au sein d’un groupe

isolé, l’altruisme finit toujours par être éliminé par la sélection individuelle interne. Pour que

l’altruisme survive, il faut donc qu’un processus maintienne ou renouvèle la différence de proportions

d’altruistes au sein des groupes en présence, garantissant la présence continue de groupes ayant une

proportion élevée d’altruistes. (Le renouvellement périodique des groupes – mise en commun des

membres, puis nouvelle division en groupes contenant des proportions d’altruistes différentes –

constitue un exemple théorique d’un tel processus.)

La notion de sélection de groupe est chronologiquement la première explication à avoir été proposée

pour le comportement altruiste. Discutant la stérilité des fourmis, Darwin notait déjà que « la sélection

s’applique à la famille ainsi qu’à l’individu » (1859, Chap. VII, p.237 ; trad. française 2013, p. 239).

Relativement fréquentes dans les années 1960, les explications fondées sur la sélection de groupe ont

subi l’attaque justifiée de Williams (1969), qui leur reprochait d’expliquer des traits par leur effet

bénéfique au niveau du groupe sans justifier de leur vulnérabilité au niveau individuel – c’est-à-dire

d’ignorer l’effet souvent contraire de la sélection individuelle interne. Après une éclipse prolongée, le

concept a été ravivé par des clarifications conceptuelles (Sober et Wilson 1995, Okasha 2006)

acceptant la sélection simultanée à niveaux multiples. Cependant, de nombreuses critiques et autant

de confusions entourent encore le concept.

Tout d’abord, les généticiens des populations considèrent la sélection de groupe comme superflue, à

la fois conceptuellement et en pratique : elle est en effet mathématiquement équivalente à la sélection

de parentèle (Marshall 2007), mais le pouvoir prédictif de cette dernière est considérable (Gardner,

West & Wild 2011). Certains défenseurs de la sélection de groupe soutiennent qu’elle est plus générale,

la sélection de parentèle n’en étant qu’un cas particulier limité. C’est le cas, en particulier, d’une

attaque récente particulièrement virulente de la sélection de parentèle (Nowak et al. 2010) ; elle a

cependant été contrée par un nombre élevé de théoriciens (Abbot et al. 2011) et ses modèles se sont

révélés être des cas particuliers de sélection de parentèle (Lehmann & Keller 2006, Grafen 2007).

Parallèlement, des scientifiques et des philosophes doutent de l’utilité empirique de la sélection de

groupe, en particulier dans le cas de l’évolution humaine. Certains, minoritaires, soutiennent qu’elle

n’a d’utilité que descriptive car la sélection au niveau des gènes, fondamentale, permet de comprendre

(Dawkins 1982). D’autres soutiennent que bien que conceptuellement fondée, son influence dans

l’évolution humaine a toujours été négligeable (Pinker 2012) : la compétition entre groupes n’a jamais

été assez forte ou constante pour altérer significativement la composition génétique de la population

humaine.

Comment ces thèses apparemment contradictoires sont-elles défendables ? L’une des clés consiste à

réaliser que l’expression « sélection de groupe » admet plusieurs acceptions. West et al. (2011) en

distinguent quatre : la sélection menant à des phénotypes qui maximisent la fitness de groupe : la

sélection à des niveaux multiples : la compétition entre groupes ; la sélection de groupe culturelle.

L’analyse abstraite du concept correspond à la seconde acception. L’équivalence mathématique entre

sélections de parentèle et de groupe repose sur une notion abstraite de groupe, qui peut recevoir une

fitness sans que la population soit physiquement partagée en groupes ; elle correspond à la première

acception. Les critiques empiriques se fondent quant à elles sur les troisième et quatrième acceptions,

supposant des groupes réels. La résolution des débats passe donc par une clarification accrue des

différentes acceptions et de leurs avantages et problèmes respectifs.

b. Problème conceptuel et empirique : la réciprocité forte

A la lumière des explications classiques, la coopération humaine semble limpide. Notre tendance à

privilégier les membres de notre famille s’expliquerait par la sélection de parentèle ; et la réciprocité,

qu’elle repose sur un d’échange de services ou sur une bonne réputation, serait à l’origine du reste de

notre comportement coopératif.

Cependant, la coopération humaine prend d’autres formes. De nombreuses expériences ont montré

que nous tendons à sacrifier des ressources pour récompenser ceux qui aident ou punir ceux qui ne

coopèrent pas – et ce même lorsque nous ne sommes ne faisions qu’observer une interaction unique

entre tiers ! Un groupe d’économistes et de biologistes a baptisé ce comportement « réciprocité

forte » : une sorte de réciprocité sans attente de remboursement futur (Gintis 2000, Gintis et al. 2005,

Gintis et al. 2008), que n’expliquent ni la sélection de parentèle ni la réciprocité classique et qui a été

qualifiée de comportement altruiste (Henrich 2004). Plusieurs problèmes conceptuels et empiriques

ont découlé de cette analyse.

Tout d’abord, les théoriciens de la réciprocité forte l’expliquent par la sélection de groupe culturelle :

des mécanismes comme l’imitation tendraient à uniformiser les membres d’un groupe mais à

accentuer les différences entre groupes, et donc à renforcer la sélection de groupe, échappant aux

critiques visant sa faiblesse (Henrich 2004). C’est dans ce cadre que défenseurs et critiques de la

sélection de groupe mêlent fréquemment les différentes acceptions notées plus haut.

Les problèmes d’interprétation des expériences ajoutent à la confusion. Pour les tenants de la

réciprocité forte, le comportement observé en laboratoire proviendrait d’une tendance innée à

« aimer » la coopération ou l’équité (Fehr & Schmidt 1999). Cependant, il pourrait également résulter

d’erreurs individuelles dues aux situations inhabituelles rencontrées en laboratoire (West et al. 2011)

– des situations de coopération anonyme et non répétées : face à la nouveauté, les individus

coopéreraient parce qu’ils importent leurs habitudes quotidiennes, adaptées à un contexte

d’interactions répétées (Binmore 2010). Le problème est donc de savoir si les observations

expérimentales révèlent un altruisme humain original ou si elles ne sont qu’un simple artefact. Cette

question découle de la difficulté de déterminer si un comportement apparemment altruiste l’est

réellement. Pour les animaux déjà mais encore davantage pour l’homme, il est ardu de déterminer

quels sont les bénéfices et coûts associés à un comportement : un coût immédiat n’est pas

nécessairement associé à un coût évolutionnaire.4

Finalement, il n’est même pas certain que la coopération et l’altruisme humain soient uniques. D’après

West et al. (2011), ni son niveau d’altruisme ni la coopération entre individus non apparentés, ni le

comportement punitif ne sont propres à l’homme, qui ne nécessite donc pas d’explication ultime

spécifique. Par contre, semblent uniques les mécanismes prochains de la coopération humaine,

comme la flexibilité de notre comportement et notre capacité à évaluer coûts et bénéfices dans une

situation donnée.

La coopération humaine soulève donc des problèmes fondamentaux : la difficulté à identifier la nature

du comportement à expliquer et l’ambiguïté des concepts explicatifs mobilisés. Mais elle révèle aussi

des tensions conceptuelles et des questions nouvelles.

c. Nouvelles perspectives

Nous avons déjà évoqué la différence entre les causes ultimes et prochaines d’un trait – entre les

causes de son évolution et les mécanismes qui le réalisent. Cette distinction est classique en

philosophie de la biologie, et il a longtemps été admis qu’on peut rechercher les causes ultimes d’un

trait (par exemple les pressions de sélection ayant dirigé à son évolution) sans se soucier de ses causes

prochaines. La connaissance des causes prochaines peut cependant être pertinente pour la recherche

des causes ultimes, comme dans le cas des traits complexes. Par exemple, l’œil est un organe complexe

qui n’a pu apparaître que pas à pas, par modifications successives. Pour déterminer les forces de

sélection ayant mené à son évolution, il est nécessaire d’en connaître les formes intermédiaires et les

avantages qu’elles procuraient. L’idée est donc que les mécanismes biologiques déjà en place

contraignent l’évolution de mécanismes ultérieurs.

De même, la distinction entre cause prochaine et cause ultime devient trompeuse dans le cas de la

coopération humaine, un trait complexe fondé sur de nombreux mécanismes (Calcott 2013).

Comprendre la coopération nécessite d’en identifier les origines historiques ainsi que l’enchaînement

et l’interaction des mécanismes particuliers, qui n’ont pu apparaître simultanément et dont certains

ont donc constitué des contraintes pour l’apparition d’autres. Certains travaux récents (par exemple

Cushman 2013 dans le cas de la punition) étudient ainsi avec soin la façon dont certains traits

coopératifs sont apparus en tant qu’adaptations spécialisées raffinant des capacités déjà en place.

Plus précisément, Calcott identifie plusieurs cas dans lesquels la coopération dépend d’un mécanisme

complexe dont l’évolution demande donc, comme celle de l’œil, une explication mêlant causes ultimes

et prochaines. De nombreuses activités coopératives impliquent une coordination précise et une

division du travail entre individus. Par exemple, les fourmis tisserandes fabriquent leur nid à la cime

des arbres en collant ensemble des feuilles de différentes branches, ce qui implique de rapprocher les

feuilles en formant des ponts, de produire et d’appliquer la colle nécessaire pour les fixer, le tout de

façon coordonnée. On peut également citer les activités de chasse coordonnée chez les singes et

l’homme, dans lesquels des individus adoptent plusieurs rôles. Le problème à résoudre est le suivant :

4 Par ailleurs, il n’est même pas certain que la punition coûteuse ait joué un rôle significatif chez nos ancêtres

(Boehm 1999, Guala 2012).

les différentes compétences requises ne sont utiles que si la coopération existe déjà, mais celle-ci ne

peut être efficace en l’absence de ces compétences. Il s’agit donc d’expliquer comment ces

compétences pourtant étroitement interdépendantes ont pu apparaître successivement et en

l’absence de comportement coopératif initial.

Puisque la plupart des comportements coopératifs humains reposent sur plusieurs mécanismes

cognitifs imbriquées et impliquent la coordination de tâches différenciées ou spécialisées, l’explication

de l’altruisme et de la coopération humaines ne saurait se contenter d’étudier abstraitement les forces

de sélection - qu’elles soient de parentèle, de groupe ou fondées sur la réciprocité -, c’est-à-dire les

causes ultimes. Au contraire, elle nécessite une connaissance fine des causes prochaines mécanismes

et processus garantissant les comportements coopératifs et altruistes et dont leurs évolutions

respectives se sont mutuellement influencées et contraintes. La connaissance des causes prochaines

de la coopération est donc nécessaire à celle de ses causes ultimes.

L’unicité et la complexité du comportement coopératif humain ont également fait émerger de

nouvelles perspectives et problématiques, dont voici les trois principales. Comme on l’a vu, l’étude de

l’évolution de la coopération s’est longtemps focalisée sur le problème de la résistance face à des

mutants « égoïstes », s’épargnant le coût de l’aide tout en recueillant les bénéfices de l’aide d’autrui.

Par ailleurs, les théoriciens de la sélection de parentèle mesurent souvent avec grand soin les

coefficients de parenté et de similitude génétique dans leurs cas d’études. Cependant, la règle de

Hamilton dépend tout aussi crucialement des valeurs du bénéfice procuré à autrui et du coût personnel

de l’altruisme. Par exemple, à degré de parenté égal, l’évolution de l’altruisme pourra dépendre des

inégalités de bénéfices. Dans tous les cas, ces coûts et bénéfices sont supposés donnés dès le départ.

Mais d’où proviennent-ils, et est-il raisonnable de supposer qu’ils sont stables ?

Des recherches récentes abordent ce problème, et à travers les thèmes des conditions de possibilité

de bénéfices mutuels et de leur mesure. Par exemple, chez les fourmis vivant dans une colonie fixe,

peut-on estimer les bénéfices tirés de la protection par la communauté par rapport aux coûts résultant

de la recherche risquée de ressources à l’extérieur ? Par ailleurs, quels sont les types de bénéfices

mutuels possibles et leurs origines (Calcott 2008) ? On peut distinguer deux types de recherches

concernant l’origine des bénéfices mutuels : celles qui déterminent les conditions générales dans

lesquelles le membre d’un groupe pourrait avoir accès à davantage de ressources qu’un individu isolé ;

et celles qui s’intéressent à la mesure des bénéfices mutuels obtenus dans des contextes particuliers.

En résumé, une tendance récente consiste à se concentrer sur l’origine plutôt que la stabilité de

l’altruisme et de la coopération. Elle a pour effet d’amplifier la dimension problématique de la

coopération, puisque les bénéfices mutuels, auparavant considérés comme faisant partie de la

description du contexte d’un problème coopératifs, demandent désormais à leur tour une explication.

Deuxièmement, rappelons-nous que l’altruisme est plus difficile à expliquer que la coopération, en

raison de son coût personnel constant. Les chercheurs ont donc eu tendance à se concentrer sur les

solutions au problème de l’altruisme, imaginant que les explications de la coopération en

découleraient naturellement. Cependant, nous avons vu qu’il n’est pas certain que le comportement

humain soit particulièrement altruiste. Même s’il l’est, il est probable qu’il ait évolué à partir de

capacités coopératives plus élémentaires. Il se peut donc que le biais théorique pour l’altruisme ait

conduit les chercheurs à postuler des mécanismes cognitifs inadaptés et à négliger les briques

coopératives élémentaires – en d’autres termes, à négliger l’importance des causes prochaines pour

les causes ultimes. En conséquence, les explications du comportement coopératif (plutôt qu’altruiste)

prennent désormais une importance croissante. Ce qui compte est désormais d’élaborer une histoire

réaliste de l’évolution, nécessairement unique, du comportement coopératif humain ; le fait qu’il soit

conceptuellement moins problématique que l’altruisme ne le rend pas moins intéressant.

Une troisième et dernière problématique émergente, issue des travaux récents de Kim Sterelny,

concerne la stabilité de la coopération humaine face au changement de contexte culturel (plutôt que

face à la menace des individus égoïstes). L’idée de Sterelny est que l’espèce humaine a connu certains

changements radicaux d’organisation sociale qui ont fait apparaître des pressions sélectives néfastes

à la coopération. Ce qu’il appelle la « révolution de l’Holocène » (Sterelny 2013), par exemple, a vu des

communautés humaines petites et égalitaires s’étendre et devenir hiérarchisées lors de l’apparition

de l’agriculture et de l’élevage. Puisque les institutions régulatrices telles que des gouvernements ne

sont apparues que plus tard, le problème est d’expliquer comment la coopération a survécu à

l’apparition des sociétés inégalitaires : les normes de propriété étaient respectées bien que conduisant

à des inégalités matérielles criantes, qui dans des sociétés égalitaires auraient été combattues par des

coalitions émergentes. Autrement dit, les individus ont continué à se conformer à des normes sociales

malgré la profonde modification de celles-ci, ce qui demande explication.

Le problème soulevé par Sterelny dépasse cet exemple spécifique. Le respect des normes sociales est

contingent et peuvent dépendre de nombreux paramètres : les croyances concernant le

comportement d’autrui, ses attentes et les punitions susceptibles d’être infligées en cas de

manquement, les préférences pour le conformisme, etc. (Bicchieri 2006). Toute modification de ces

paramètres peut mener à l’apparition ou la disparition d’une norme. Par exemple, il est plausible que

nos préférences ne sont plus alignées avec notre fitness depuis l’avènement de sociétés à grande

échelle (Sterelny 2012) ; pourquoi alors devrions-nous continuer à coopérer, ce qui mène à des

bénéfices mutuels en termes de fitness ? N’importe quel changement culturel est donc susceptible de

briser certaines normes, et l’apparition de normes remplaçantes doit alors être expliquée. En d’autres

termes, la coopération est en principe fragile face aux changements culturels ; sa stabilité au cours des

dernières dizaines de milliers d’années est donc devenue mystérieuse.

Ces trois nouvelles perspectives et problématiques sont cruciales parce qu’elles remettent en cause

un ensemble de présupposés et de résultats jusqu’alors considérés comme acquis : l’existence même

de bénéfices coopératifs devient problématique ; la priorité explicative de l’altruisme sur la

coopération est renversée ; la stabilité de la coopération humaine se révèle plus bien plus volatile

qu’on ne le pensait. En d’autres termes, l’ensemble des explications précédentes des comportements

altruistes et coopératifs se trouve désormais frappée d’incomplétude.

4. Conclusion

Les forces de sélection susceptibles de favoriser l’altruisme et la coopération face au risque d’invasion

de mutants non-coopérants sont désormais relativement bien connues. Cependant, nos tentatives

d’explication de ces comportements, notamment dans le cas humain, affrontent paradoxalement de

nouveaux obstacles. Outre les confusions conceptuelles liées au concept de sélection de groupe, la

raison principale en est que les explications focalisées sur la simple stabilité évolutionnaire sont

désormais insuffisantes. Les comportements altruistes et coopératifs sont d’abord difficiles à identifier,

car leurs bénéfices et coûts sont souvent cachés, et leur origine souvent négligée. Ensuite, puisque ces

comportements sont des traits complexes dépendant d’un ensemble de mécanismes cognitifs, il

devient indispensable de retracer la séquence historique de leurs apparitions successives et les

contraintes mutuelles qu’ils se posent : la distinction entre causes ultimes et prochaines s’effrite. Enfin,

la dépendance au contexte de la coopération rend désormais problématique sa stabilité à travers les

changements culturels. Le comportement coopératif humain est unique, ainsi que son histoire

évolutive, ce qui exclut les analyses abstraites et générales et nécessite de comprendre en détail ses

modifications successives.

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