Causes et effets de l'élection présidentielle

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143 À paraître in P. Brunet, K. Hasegawa et H. Yamamoto (dir.), Rencontre franco-japonaise autour des transferts de concepts juridiques, Paris, Mare et Martin, 2014, p. 143-165. Des causes et des effets de l’élection présidentielle au suffrage universel direct Pierre Brunet* Quand on s’intéresse aux transferts des concepts juridiques, on peut s’atta- cher à rendre compte de ces derniers dans l’espace autant que dans le temps. Sans doute l’élection au suffrage universel du chef de l’État – que l’on appelle parfois « Président de la République » et qui n’est dans tous les cas pas le chef du gouvernement –, n’est-elle pas en soi un « concept juridique » mais plutôt une institution politique. Elle a cependant connu un grand nombre d’em- prunts, tant dans l’espace que dans le temps et semble même être devenue, par endroits, le mode de désignation privilégié du chef de l’État. Par ailleurs, cette institution peut être étudiée du point de vue de la science politique mais aussi du point de vue du droit constitutionnel. Il peut même arriver que les deux points de vue se complètent voire se rejoignent. À cet égard, il ne sera pas ici question de discuter la pertinence de la classification couramment utilisée entre système parlementaire et système présidentiel, ni de prendre part à la discussion sur l’évaluation de la supériorité d’un système sur l’autre en ce qui concerne le maintien d’une démocratie stable 1 . On ne s’interrogera * Professeur à lUniversité Paris Ouest Nanterre, Membre de l’institut Universitaire de France, Directeur de l’UMR 7074 Centre de Théorie et Analyse du Droit. 1. La discussion, vive, a été suscitée par J. L. Linz, « The Perils of Presidentialism » Journal of Democracy, 1990, vol. 1, n° 1, p. 51-69. En réponse, v. D. L. Horowitz, « Comparing Democratic Systems », Journal of Democracy, 1990, vol. 1, n° 4, p. 73-79 ; J. L. Linz, « The Virtues of Parliamentarism », Journal of Democracy, 1990, vol. 1, n° 4, p. 84-91 ainsi que J. L. Linz et A. Valenzuela (eds.) The Failure of Presidential Democracy, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press,

Transcript of Causes et effets de l'élection présidentielle

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À paraître in P. Brunet, K. Hasegawa et H. Yamamoto (dir.),

Rencontre franco-japonaise autour des transferts de concepts juridiques, Paris, Mare et Martin, 2014, p. 143-165.

Des causes et des effets de l’élection présidentielle au suffrage universel direct

Pierre Brunet*

Quand on s’intéresse aux transferts des concepts juridiques, on peut s’atta- cher à rendre compte de ces derniers dans l’espace autant que dans le temps. Sans doute l’élection au suffrage universel du chef de l’État – que l’on appelle parfois « Président de la République » et qui n’est dans tous les cas pas le chef du gouvernement –, n’est-elle pas en soi un « concept juridique » mais plutôt une institution politique. Elle a cependant connu un grand nombre d’em- prunts, tant dans l’espace que dans le temps et semble même être devenue, par endroits, le mode de désignation privilégié du chef de l’État. Par ailleurs, cette institution peut être étudiée du point de vue de la science politique mais aussi du point de vue du droit constitutionnel. Il peut même arriver que les deux points de vue se complètent voire se rejoignent. À cet égard, il ne sera pas ici question de discuter la pertinence de la classification couramment utilisée entre système parlementaire et système présidentiel, ni de prendre part à la discussion sur l’évaluation de la supériorité d’un système sur l’autre en ce qui concerne le maintien d’une démocratie stable1. On ne s’interrogera

* Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre, Membre de l’institut Universitaire de France, Directeur de l’UMR 7074 Centre de Théorie et Analyse du Droit. 1. La discussion, vive, a été suscitée par J. L. Linz, « The Perils of Presidentialism » Journal of Democracy, 1990, vol. 1, n° 1, p. 51-69. En réponse, v. D. L. Horowitz, « Comparing Democratic Systems », Journal of Democracy, 1990, vol. 1, n° 4, p. 73-79 ; J. L. Linz, « The Virtues of Parliamentarism », Journal of Democracy, 1990, vol. 1, n° 4, p. 84-91 ainsi que J. L. Linz et A. Valenzuela (eds.) The Failure of Presidential Democracy, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press,

pas non plus sur la nécessité de créer une tierce classe intermédiaire que serait le système semi-présidentiel2 (ni a fortiori de discuter la pertinence de ce modèle ou son caractère opératoire3). En revanche, l’élection présidentielle nous intéresse ici pour un trait commun à bien des systèmes qualifiés par la science politique de « présidentiels » ou « semi-présidentiels » : celui de la concurrence entre l’élection du Président et les élections parlementaires, qui donne parfois lieu à un conflit de légitimité démocratique4. Mieux même, sans envisager les cas d’élections aboutissant à des choix politiques contra- dictoires, et faisant donc naître des situations de conflit ouvert, on peut se demander dans quelle mesure l’élection au suffrage universel de deux auto- rités aussi déterminantes de la vie politique n’entraîne pas, inéluctablement, un conflit de légitimité.

La réponse à cette interrogation est, en réalité, loin d’être univoque. De même qu’on a pu montrer que le modèle (ou le régime ou le système, peu importe ici) présidentiel recouvrait des réalités fort différentes les unes des autres5, il ne fait aucun doute que la seule présence d’une élection au suffrage

1994 et S. Mainwaring et M. S. Shugart. « Juan Linz, Presidentialism, and Demo- cracy : A Critical Appraisal », Comparative Politics, 1997, vol. 29, n° 4, p. 449-471. 2. L’expression fut utilisée pour la première fois par le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, en 1959 (v. réimpr. : « De la dictature temporaire au régime semi-prési- dentiel », in Droit, institutions et systèmes politiques, Mélanges Duverger, Paris, PUF, p. 533-540) puis par M. Duverger, dans son manuel Institutions politiques et Droit constitutionnel, Paris, PUF, 1970, p. 277-279. V. aussi M. Duverger, « Régime semi- présidentiel », in O. Duhamel and Y. Meny (dir.), Dictionnaire constitutionnel, Paris, PUF, p. 901-904 et M. Duverger, « A New Political System Model: Semi-Presidential Government », European Journal of Political Research, vol. 8, n° 2, p. 165-187 ; v. enfin, R. Elgie (ed.), Semi-Presidentialism in Europe, Oxford, Oxford UP, 1999 ; R. Elgie, S. Moestrup, and Y.-S. Wu (eds.), Semi-Presidentialism and Democracy, New York, Palgrave MacMillan, 2011. 3. La critique a déjà été (très bien) faite, v. notamment : R. Moulin, « Élection prési- dentielle et classification des régimes », Pouvoirs, 14 – « Élire un Président », 1980, p. 29-40. V. aussi A. Le Pillouer, « La notion de “régime d’assemblée” et les origines de la classification des régimes politiques », Revue française de droit constitutionnel, 2004, n° 58, p. 305-333. 4. Très bien étudié par S. Bartolini, « Sistema partitico ed elezione diretta del Capo dello Stato in Europa », Rivista Italiana di Scienza Politica, 1984, n° 14, p. 223-243. 5. D. L. Horowitz, « Comparing Democratic Systems », Journal of Democracy, 1990, vol. 1, n° 4, p. 73-79 ; S. Mainwaring et M. S. Shugart, « Juan Linz, Presidentialism,

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universel ne suffit pas à créer à elle seule un tel conflit car l’usage même de l’expression « élection présidentielle » ne saurait réduire à l’uniformité la grande diversité des configurations politiques au sein desquelles elle inter- vient6. Bien d’autres paramètres méritent être pris en compte – et le sont d’ailleurs – par les spécialistes de science politique lorsqu’ils cherchent à mesurer la puissance présidentielle7 et les éventuels conflits de légitimité qu’elle peut créer8.

On oppose souvent, pour le cas de la France, deux explications différentes de la puissance présidentielle9. L’une se réfère à la théorie du pouvoir d’État de Georges Burdeau et considère que la puissance du président dérive de l’organisation même de l’État : elle serait donc structurelle et indépendante de la conjoncture politique elle-même. L’autre explication, au contraire, lie la puissance du Président à la présence ou l’existence d’une majorité parle- mentaire : elle serait donc conjoncturelle et dépendrait du soutien que la majorité apporte au Président. À ces deux explications, on en a proposé une troisième, qui ferait la synthèse des mérites des deux premières et qui s’inspirerait d’une analyse institutionnaliste. En effet, si la thèse du pouvoir d’État semble pertinente pour expliquer la permanence et la pérennité du

and Democracy : A Critical Appraisal », Comparative Politics, 1997, vol. 29, n° 4, p. 449-471. 6. J.-L. Parodi, « Effets et non-effets de l’élection présidentielle au suffrage universel direct », Pouvoirs, 1980, n° 14 – Élire un Président, p. 5-14. 7. Les travaux sont très nombreux et on se borne à en indiquer quelques uns : L. K. Metcalf, « Measuring Presidential Power », Comparative Political Studies, 2000, vol. 33, p. 660-685 ; M. S. Shugart et J. Carey, Presidents and Assemblies: Constitutio- nal Design and Electoral Dynamics, Cambridge, Cambridge UP, 1992 not. Chap 8 ; pour une bibliographie récente et complète, voir : J. Fortin, « Measuring Presidential Powers : Some Pitfalls of Aggregate Measurement », International Political Science Review, 2012, vol. 34, n° 1, p. 91-112 et A. Hicken et H. Stoll, « Are All Presidents Created Equal ? Presidential Powers and the Shadow of Presidential Elections », Comparative Political Studies, 2013, vol. 46, n° 3, 291-319. 8. M. Duverger, « A New Political System Model : Semi-Presidential Government », European Journal of Political Research, 1980, vol. 8, n° 2, p. 165-187 ; A. Siaroff, « Comparative Presidencies : the Inadequacy of the Presidential, Semipresiden- tial and Parliamentary Distinction », European Journal of Political Research, 2003, vol. 42, n° 3, p. 287-312. 9. R. Elgie, « The French Presidency : Conceptualizing Presidential Power in the Fifth Republic », Public Administration, 1996, vol. 74, n° 2, p. 275-291.

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Président et de son influence considérable au sein des institutions de 1958, y compris en période de cohabitation, elle est en revanche peu à même d’expli- quer les variations et évolutions de cette puissance présidentielle au cours des années. Inversement, la thèse du pouvoir majoritaire rend bien compte de ces évolutions mais non de la tendance profonde en faveur d’une primauté du Président sur le Parlement et d’un maintien de son influence à un haut niveau en période de cohabitation. Or, l’analyse en termes institutionnalistes permettrait de souligner l’importance de l’élection présidentielle dans cette stabilité de la puissance présidentielle, sans pour autant la tenir pour seule responsable de cette même puissance ni négliger les variations qu’elle peut connaître. Et certains d’en appeler à une analyse « stratégique » des systèmes constitutionnels qui « met l’accent sur la concurrence entre les autorités insti- tutionnelles, l’importance de leur nombre, les panoplies dont elles peuvent se servir dans cette compétition, et tout spécialement leur légitimité créatrice et les armes dont elles disposent les unes sur les autres, enfin l’importance fondamentale du recours à l’histoire pour déterminer les rapports de force qui régissent les premiers affrontements constitutionnels et structurent leur équilibre ultérieur »10.

Il reste que le rôle de cette élection est loin d’être négligeable et que, depuis l’origine, elle confère au Président une « forte domination »11 que les réformes dont elle a fait l’objet lui ont conservée – les variations dans les modalités de cette domination ne seraient en définitive qu’affaire de style et non de structures.

En dépit des apparences, le regard des constitutionnalistes français sur cette élection a tout de même profondément changé, comme elle a égale- ment conduit à relire autrement les autres systèmes qui prévoient une telle

10. J.-L. Parodi, « Effets et non-effets de l’élection présidentielle au suffrage univer- sel direct », Pouvoirs, 1980, n° 14 – Élire un Président, p. 5-14, qui dit emprunter l’adjectif « stratégique » à M. Troper, « La Constitution et ses représentations sous la Ve République », Pouvoirs, 1978, n° 4, p. 61-72. 11. G. Carcassonne, « Immuable Ve République », Pouvoirs, 2008, n° 126, p. 27-35 ici p. 31 : « non, le quinquennat n’a rien changé de substantiel, pas plus que la synchronisation des calendriers, pas plus que tout le reste : la Ve République est née comme un régime parlementaire à forte domination présidentielle. Elle a vécu et vit encore ainsi. Nihil novi sub sole et peut-être pourrait-on songer à le reconnaître enfin, quitte pour qui veut à le regretter, plutôt que prétendre inventorier sans cesse des mutations ou novations qui n’en sont pas ou ne sont qu’éphémères ».

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élection. On s’intéressera ici à une thèse désormais très largement partagée selon laquelle la puissance du Président de la Ve République ne tiendrait pas à son élection mais à ses compétences propres lesquelles justifieraient, en retour, son élection, ce que prouverait d’ailleurs une comparaison avec les systèmes étrangers qui pratiquent eux aussi l’élection du chef de l’État au suffrage universel. Autrement dit, après un voyage dans le temps, on en fera un autre dans l’espace.

1. Le temps de l’élection présidentielle

Dans un premier temps, l’élection du Président est apparue comme four- nissant à ce dernier une légitimité et une puissance incontestables. Dans un second temps, on en est venu à renverser les choses : cette puissance et cette légitimité ne résultent pas de l’élection mais de la nature des pouvoirs du Président, qui justifient en retour cette élection. Il est bien difficile de trouver un avant et après. Disons que le changement s’est opéré avec les années 90 et sans doute sous l’influence de l’expérience de la cohabitation.

1.1. L’élection fait la puissance Peu après la réforme de 1962 et à l’approche des élections de 1965,

certains constitutionnalistes ne doutaient guère de la puissance que cette élection pouvait conférer au Président de la République. Ainsi, pour Maurice Duverger : « En démocratie, la souveraineté – c’est-à-dire, le pouvoir de décision suprême – appartient au peuple. Plus on émane directement de lui, plus on a d’autorité »12.

La même thèse se retrouvait un peu plus tard chez Pierre Avril sous une forme plus élaborée :

« L’origine d’un pouvoir détermine nécessairement sa situation dans la hiérarchie juridique et elle affecte par conséquent l’autorité qui s’attache à ses actes. C’est en vertu de ce principe que fut élaborée la théorie de la supé- riorité de la loi formelle, et l’on n’est certes pas infidèle à cette inspiration en affirmant que l’élection au suffrage universel du Président de la République fait de lui le chef réel de l’exécutif. Dès lors, il convient d’adopter un principe d’interprétation inverse de celui qui avait dominé les lois de 1875 : les dispo-

12. M. Duverger, Le Monde, 30 nov. 1965 (cité par P. Avril, 1967, p. 411, note 84). Je souligne.

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sitions intéressant le chef de l’État doivent être entendues au sens fort et non plus symboliquement puisque celui-ci tire son autorité directement du peuple »13

Cette analyse n’était pas sans faire écho à d’autres bien plus anciennes. Ainsi, déjà à la Constituante de 1848, certains députés avaient établi un lien causal entre l’élection au suffrage universel et la puissance que cette élection conférait à l’élu.

Ainsi, Félix Pyat expliquait : « Un président nommé au suffrage universel direct aura une force immense

et presque irrésistible. Une telle élection est un sacre autrement divin que l’huile de Reims et le sang de Saint-Louis… Le président enfin pourra dire à l’Assemblée : “je suis plus que chacun de vous, autant et plus que vous tous… Chacun de vous n’a été élu que par la majorité relative, et moi à la majorité absolue ; vous n’êtes en fait que les neuf centièmes du peuple, je suis à moi seul le peuple entier… je vaux à moi seul plus que toute l’Assemblée ; je représente mieux le peuple, je suis plus souverain que vous.” »14.

Il était également suivi par Parieu : « Si vous avez un président nommé par la grande majorité des suffrages

de la nation…, je crois que, par aucun moyen, si vous lui avez donné cette relation directe, filiale en quelque sorte avec le pays, dans ces conditions-là, vous ne pourrez lui dire avec commandement : Ton mandat est fini… vous ne pourrez annuler l’influence de ce chef… vous arriverez à ce qu’il domine la représentation elle-même »15.

13. P. Avril, Le régime politique de la Ve République, Paris, LGDJ, 1967, p. 411. Je souligne. 14. F. Pyat, Moniteur, 6 octobre 1848, p. 2723 qui annonçait ce que Marx relèvera plus tard : « D’un côté, 750 représentants du peuple, élus au suffrage universel et rééligibles, constituant une Assemblée nationale irresponsable, indissoluble, indivi- sible, une Assemblée nationale jouissant d’une toute-puissance législative, décidant en dernière instance en matière de guerre, de paix et de traités de commerce, possédant seule le droit d’amnistie et, par son caractère permanent, occupant constamment le devant de la scène. De l’autre côté, le président, avec tous les attributs de la puis- sance royale, le droit de nommer et de révoquer ses ministres indépendamment de l’Assemblée nationale, ayant en main tous les moyens d’action du pouvoir exécutif, disposant de tous les emplois et disposant ainsi en France de l’existence de plus d’un million et demi d’hommes, car tel est le nombre de tous ceux qui dépendent des 50 000 fonctionnaires et des officiers de tous grades » (K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852). 15. Ou encore Parieu, ibid., p. 2725.

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De même, sous la IIIe République, Félix Moreau écrivait : « Quelle figure feront les Chambres, élues membre à membre par des

groupes restreints d’électeurs, en face du président acclamé par la voix unique et formidable du peuple entier ? Qu’arrivera-t-il s’il n’est pas d’accord avec elles ? Comment choisir entre deux organes de la représentation, ou plutôt comment ne pas choisir celui que la nation entière a élu ? Pense-t-on à la ressource d’une dissolution ? Mais comment laisser aux mains du Président une arme aussi terrible ? Comment espérer qu’il s’en serve avec l’impartialité nécessaire ? Comment concevoir que la nation se déjuge en lui donnant tort ? Et quelle situation si elle lui donne tort ? Tout cela est évidemment trop dangereux. »16

Il n’est nul besoin de chercher très loin pour trouver la même thèse chez De Gaulle – comme chez ses successeurs. Le premier ne dissimulait d’ailleurs guère ses intentions lorsqu’il expliquait, en 1964 :

« L’esprit de la constitution nouvelle consiste, tout en conservant un Parlement législatif, à faire en sorte que le pouvoir ne soit plus la chose des partisans mais qu’il procède directement du peuple, ce qui implique que le chef de l’État élu par la nation, en soit la source et le détenteur »17.

16. F. Moreau, « Régime parlementaire et principe représentatif (II) », Rev. Pol. et Parl., 1901, p. 340, qui reprend ces développements dans son ouvrage Pour le régime parlementaire, Paris, A. Fontemoing, 1903, not. p. 112-113. 17. De Gaulle, Conférence de presse, 1964, in Discours et messages, t. IV, (août 1962-décembre 1965), « Pour l’effort », Paris, Plon, 1970, p. 164. Je souligne. V. aussi : « Certes, la Constitution, que les Français, éclairés par beaucoup de leçons, ont donné à la République en 1958, attribue au Parlement le pouvoir législatif et le droit de contrôle. Car il faut, dans l’action publique, des débats et un équilibre. Mais ce que notre Constitution comporte de nouveau et de capital, c’est d’une part l’avènement du peuple, en tant que tel et collectivement comme la source directe du pouvoir du chef de l’État et, le cas échéant, comme le recours direct de celui-ci, d’autre part l’attribution au Président qui est, et qui est seul, le représentant manda- taire de la nation tout entière, du devoir d’en tracer la conduite dans les domaines essentiels et des moyens de s’en acquitter. C’est en vertu de cette double institution et parce qu’elle a pleinement joué, que le présent régime a disposé de la stabilité, de l’autorité et de l’efficacité qui l’ont mis à même de résoudre de graves problèmes avec lesquels la France était confrontée à mener ses affaires de telle sorte que sa situation apparaisse aujourd’hui, à tous égards, comme meilleure et plus solide qu’hier », in Discours et messages, t. IV, op. cit., p. 389.

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Le propos n’est toutefois pas des plus clairs car il présuppose un certain nombre d’affirmations non explicites. Ainsi, le Parlement est-il qualifié de « législatif » – ce qui peut s’entendre, en 1964, soit comme un pléonasme, soit comme le résultat d’une distinction ou mieux encore d’une hiérarchie axiologique entre le Parlement et le Président. On aurait en effet pu s’attendre à ce que De Gaulle oppose le Parlement législatif (et non pas, on l’aura noté, « législateur ») au Président exécutif. Mais il l’oppose « au chef de l’État élu par la nation ». Autrement dit, ces deux pouvoirs ne sont pas seulement pris sous l’angle de leur fonction mais sous celui de leur légitimité. Et pour De Gaulle, il semble ne faire aucun doute que, comme le disaient Pyat ou Moreau que nous lisions précédemment, l’élection du Président confère à ce dernier une légitimité supérieure à celle du Parlement. De même, ce n’est qu’à la condition de présupposer que le Président est – non pas un, mais le seul – représentant du peuple que De Gaulle peut affirmer que, élu par la nation, le chef de l’État permettra au peuple d’être à la fois source et détenteur du pouvoir, tandis que le Parlement est la chose des partis.

Le propos contient une théorie de la représentation propre à De Gaulle, qui correspond fort bien à ce qu’il appelait la « monarchie républicaine » et dont on trouve des traces avant 196218. On connaît certes bien désor- mais la logique gaullienne qui pense l’élection du chef de l’État comme une forme de communion mystique de laquelle devait émerger la figure

18. Ainsi : « À vrai dire, la constitution de 1875 proclame que le Président de la République est le chef du pouvoir exécutif (…) mais nos mœurs, nos traditions politiques (…), en ont fait (…) un personnage représentatif. Il semble bien du reste qu’il n’a pas été autre chose durant cette guerre », (Conférence devant ses camarades prisonniers (1917), in Lettres notes et carnets, p. 473) ; et Allocution prononcée devant les comités professionnels du RPF, le 31 août 1948, in Lettres notes et carnets, p. 307 : il parle d’un « régime dans lequel le peuple aura institué au-dessus de tout, en toute matière, et notamment en matière sociale et écono- mique, un arbitrage qu’il aura lui-même institué en désignant le chef de l’État, qui, lui, aura la charge, la mission le devoir d’arbitrer au nom du peuple, par dessus tous les intérêts, dans toutes matières, quitte bien entendu à réserver au peuple le jugement en dernier ressort, quand il sera nécessaire de lui demander de trancher ». Ce que, comme cela a été noté maintes fois, Blum avait parfaitement compris après le Discours de Bayeux dans lequel, pourtant, De Gaulle gardait le silence sur ce point, v. « Démocratie ou Monocratie », Le Populaire, in Œuvres de Léon Blum, vol. 6, Naissance de la Quatrième République, la vie du Parti et la doctrine socialiste, 1945-1947, ed. R. Verdier, Paris, Michel, 1958, p. 218.

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d’un chef au-dessus de la masse des intérêts corporatistes et des partis qui les incarnent mais la rappeler permet de souligner la rupture qu’elle opère avec celle qui la précédait. Cela étant, la thèse est ancienne. On la trouve aussi très clairement formulée, avant même l’adoption de l’élection prési- dentielle, chez Georges Burdeau dans sa théorie du pouvoir d’État. Selon lui, parce que l’article 3 al. 1 de la Constitution dispose que le peuple exerce sa souveraineté par lui-même ou par ses représentants, sans préciser que ces représentants se trouvent à l’Assemblée nationale, contrairement au texte de 1946, cela implique que l’Assemblée n’est plus seule à représenter le peuple : le Président est lui aussi un représentant19. Et, comme chez De Gaulle, ce représentant là, l’est un peu plus que les « autres » car, élu par la nation entière et donc « plus légitime » que les députés20. En réalité, si l’on peut dire, cette conception repose sur un dualisme entre l’État comme unité politique voire organique d’un côté et les partis de l’autre comme on peut opposer ailleurs le général et le particulier. Ainsi, le chef de l’État représente une unité tandis que le Parlement représente une diversité ; cette unité que le chef de l’État représente peut être appelée « la nation », « l’unité nationale », « le peuple français »21, les termes ici sont synonymes mais ils sont utilisés pour désigner une entité qui s’oppose à cette diversité que sont « les partis », « le pouvoir démocratique », autrement dit des intérêts partisans, qui ne sont pas loin d’être pensé comme particuliers et qui dans tous les cas sont perçus comme des facteurs de division22. On pourrait illustrer cela par nombre de déclarations de De Gaulle en ce sens

19. G. Burdeau, « La conception du pouvoir selon la Constitution française du 4 octobre 1958 », Revue française de science politique, 1959, vol. 9, n° 1, p. 87-100, ici p. 96. On sait que ce dualisme se retrouve aussi chez Carl Schmitt, v. infra. 20. M.-A. Cohendet, Le président de la République, Paris, Dalloz, coll. « Connais- sance du droit », 3e éd., 2012, p. 28 : « Directement élu par le peuple, le Président est devenu un représentant du peuple bien plus légitime ». 21. L. Jaume, « De Gaulle dans l’histoire française de la souveraineté », De Gaulle en son siècle, Journées internationales organisées par l’Institut Charles de Gaulle, 19-24 novembre 1990, Unesco, Paris, La Documentation Française, 1992, t. 2, C 159, p. 1-12, ici p. 4. 22. Le Parlement est bien souvent présenté chez De Gaulle comme la « représenta- tion multiple, incertaine et troublée des tendances qui divisent la nation », v. Conf. de presse du 16 mai 1967, in Discours et messages, t. V, Paris, Plon, p. 157.

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et, par exemple, se reporter à sa conférence de presse de 1965 dans laquelle il expliquait :

« Ce que la constitution nouvelle comporte de complètement nouveau et de capital, c’est l’avènement du peuple en tant que tel et collectivement comme la source du pouvoir du chef de l’État, et le cas échéant comme le recours direct de celui-ci. Et d’autre part, l’attribution au président qui est, et qui est seul, le représentant et le mandataire de la nation tout entière du devoir d’en tracer la conduite dans les domaines essentiels et des moyens de s’en acquitter »23.

On comprend dès lors que, si l’élection du Président au suffrage universel ne figure pas dans la version initiale du texte de la Constitution de 1958, De Gaulle en caressait déjà le projet. On sait que ce sont les circonstances liées à l’Union française qui ont conduit à différer sa mise en place24. Ce ne sont certes pas les seules. Le choix de cette élection se justifie aussi par des raisons qui sont liées à l’héritage de De Gaulle lui-même. On explique souvent l’avènement de l’élection au suffrage universel direct comme un moyen pour De Gaulle de conférer à ses successeurs une légitimité que l’His- toire ne leur aurait pas donnée et de garantir la durée des institutions de la Ve République25.

On comprend également que cette rhétorique ait pu donner des idées aux inspirateurs du système que l’on a par la suite appelé « présidentialisme »

23. Conf. de presse du 9 septembre 1965, consultable sous ce lien : http://fresques.ina. fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00384/conference-de-presse-du-9-septembre-1965. html (consulté le 10 septembre 2013). Je souligne. 24. J.-M. Denquin, La genèse de la Ve République, Paris, PUF, coll. « Politique d’au- jourd’hui », 1988, p. 331 s. 25. C’est ce que contenait le message de De Gaulle au Parlement lu, le 2 octobre 1962, par les président Jacques Chaban-Delmas et Gaston Monnerville : « Il s’agit mainte- nant de faire en sorte que nos institutions demeurent. C’est dire que, dans l’avenir et à travers les hommes qui passent, l’État doit continuer d’avoir à sa tête un garant effectif du destin de la France et de celui de la République. Or, un tel rôle implique, ici comme ailleurs, pour celui qui doit le tenir, la confiance directe et explicite de l’ensemble des citoyens. Quand sera achevé mon septennat ou s’il advenait que je ne sois plus en mesure de m’acquitter de ma fonction, je suis convaincu que l’investiture populaire sera nécessaire pour donner, quoi qu’il arrive, à ceux qui me succèderont la possibilité et l’obligation de porter la charge suprême, quel qu’en puisse être le poids », reprod. in O. Gohin, Droit constitutionnel, Paris, LexisNexis, 2010, p. 736-737.

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en Amérique latine26. On comprend enfin que d’aucuns aient pu y voir une menace pour la démocratie en ce que l’élection ne cesse d’être rapprochée du plébiscite27.

1.2. L’élection dépend de la nature des fonctions Pourtant, une autre relation est aujourd’hui communément établie entre

élection et puissance du Président voire entre son élection et son caractère de représentant.

Ainsi, Pierre Avril écrit : « L’élection au suffrage universel direct n’est pas une source de légitimité

en soi, elle le devient seulement parce qu’elle s’applique à des fonctions dont la nature exige que leurs titulaires soient ainsi désignés. Ce n’est pas parce que le Président de la Ve est élu au suffrage universel direct qu’il joue le rôle que l’on sait, mais c’est parce qu’il joue ce rôle qu’il est élu au suffrage universel (…). Le mode de désignation est la conséquence du pouvoir à exercer, il n’en est pas la cause, et cela est démontré a contrario par le fait que les présidents autrichiens ou irlandais ont beau être élus au suffrage universel, leur fonction constitutionnelle n’en reste pas moins effacée. »28.

De même, expliquant que ce que l’on appelle l’esprit de la Ve République désigne une pratique dérogatoire du « gouvernement présidentiel » qui ne découle elle-même pas du texte de la Constitution même modifié en 1962, Pierre Avril explique que cette pratique trouve son origine dans le discours de Bayeux. On en trouve l’expression dans cette phrase prononcée lors de la première réunion constitutionnelle du 13 juin 1958 qui s’est tenue à huis- clos : « Le Gouvernement ne doit donc pas procéder du Parlement mais du chef de l’État »29.

Cette phrase est, selon Pierre Avril, susceptible de deux lectures : l’une au sens organique et l’autre au sens matériel. Dans le premier sens, elle

26. J. A. Cheibub, Z. Elkins, et T. Ginsburg, « Latin American Presidentialism in Comparative and Historical Perspective », Texas Law Review, 2011, vol. 89, n° 7, p. 1707-1739 et les travaux de Juan L. Linz cités supra. 27. V. les travaux de Linz cités supra et J. Hayward, « The President and the Constitu- tion : its Spirit, Articles, and Practice », in J. Hayward (dir.) De Gaulle to Mitterrand: Presidential Power in France, London, Hurst & Co, 1993, p. 15-35. 28. P. Avril, Commentaire, 1994, n° 66, p. 473. 29. Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, t. I, Paris, La Documentation française 1987, p. 245.

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concerne la source du pouvoir exécutif et met l’accent sur l’autonomie du gouvernement et sur la spécificité de sa fonction ; dans le second sens, elle concerne l’action du gouvernement et transfère au Président la responsabilité de l’action du gouvernement. Ces deux lectures conduisent donc à deux interprétations opposées de l’article 20 du texte finalement adopté et selon lequel « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ». Mais, continue Pierre Avril, c’est le second sens qui l’a emporté : d’abord avec la crise algérienne, ensuite avec l’élection de 1962. Cependant, ajoute-t-il, ce n’est pas l’élection qui fut responsable de cette pratique : « L’élection au suffrage universel consacra cette pratique en même temps qu’elle la perpé- tuait : c’est parce qu’il exerçait déjà ce rôle que le chef de l’État devait être élu au suffrage universel, et non l’inverse »30.

Cette analyse se retrouve aujourd’hui chez plusieurs commentateurs. Ainsi, Guy Carcassonne écrit : « ce n’est pas le mode d’élection qui a

fait la puissance présidentielle, mais il apparaît au contraire que c’est bien la puissance présidentielle qui a fait le mode d’élection »31. De même, pour Bastien François : « La révision constitutionnelle de 1962 consacre plus qu’elle n’inaugure cette figure d’un Président tout-puissant, véritable chef de l’exécutif »32.

La thèse n’est d’ailleurs pas seulement le résultat d’une analyse propre à la Constitution de la Ve République. Ainsi, pour Philippe Lauvaux : « Un mode de désignation n’est retenu ou choisi qu’en fonction du pouvoir qu’il s’agit d’exercer. Il n’en est pas la cause »33. De là, on peut tirer une autre conséquence sur la qualité de représentant du chef de l’État et conserver la dimension générale de la thèse. Comme l’écrit Pierre Avril : « ce n’est pas l’élection qui fait le représentant, c’est la qualité de représentant conférée par la Constitution, qui appelle l’élection en régime de souveraineté nationale »34.

30. P. Avril, « “Dérogation à la dérogation” », Les mutations contemporaines du droit public. Mélanges Benoît Jeanneau, Paris, Dalloz, 2002, p. 269-276, ici p. 271. 31. G. Carcassonne, La Constitution, Seuil, 2000, p. 55. ; id., éd. 2009, p. 58. 32. B. François, Misère de la Ve, O. Jacob, 2001, p. 91. 33. Ph. Lauvaux, « Propositions méthodologiques pour la classification des régimes », Droits, 2000, p. 112. 34. P. Avril, « Le Président de la République, représentant de la Nation », Mélanges Loïc Philipp, Paris, 2005, réimp. in P. Avril, Écrits de théorie constitutionnelle et de droit politique, Préf. A. le Divellec, Ed. Panthéon-Assas, 2010, p. 301, note 39.

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Cette interprétation de la relation entre l’élection et la puissance du Président contredit-elle la conception gaullienne que nous examinions précédemment ? Tout dépend du sens que l’on attribue au mot « cause » et du point de vue auquel on se place pour apprécier les institutions. Si par « cause » on entend ce qui produit ou détermine un effet quelconque, certainement l’élection n’est pas la cause unique et immédiate de la puissance présidentielle. Mais, à rester dans la recherche des déterminismes, elle ne serait pas davantage une conséquence. Nul n’a soutenu ni ne pourrait sérieu- sement soutenir que l’élection présidentielle transforme comme par magie le président en un chef d’État au-dessus des partis. Mais nul ne peut non plus affirmer qu’il était envisageable, dans l’esprit de De Gaulle, de le hisser à cette hauteur sans cette élection. Autrement dit, c’est pour qu’il puisse devenir ce que l’on voulait qu’il soit que l’on devait faire élire le Président. Raisonner en termes de causalité est en définitive trompeur : l’élection n’est certes ni la cause « ultime » de la puissance du Président, ni la conséquence mécanique ou immédiate de cette puissance. Elle est, au mieux, le moyen qui apparaît le plus approprié en vue de la finalité que l’on souhaite atteindre. Encore une fois, et toute proportion gardée, de même qu’il faut chauffer un métal pour le dilater, il faut faire élire le Président pour le transformer en chef d’État représentant de l’unité nationale au-dessus des partis. L’élection est donc bien une cause de sa puissance si l’on entend par ce terme un moyen de parvenir à un but. Et elle est une conséquence de cette puissance si on raisonne en pensant que cette puissance est déjà là, inscrite en germe dans les institu- tions. Mais il n’en reste pas moins vrai que sans cette élection, la lecture que l’on aurait fait de ces mêmes institutions eut été sans doute différente. Dire en revanche que cette élection est la conséquence de sa puissance est donc trompeur : elle est la conséquence non de sa puissance réelle et positive mais de sa puissance attendue, voulue, idéalisée.

En définitive, ce sont deux temporalités qu’il faudrait distinguer, le temps de De Gaulle et celui de ses successeurs. Car cette conception de la relation entre élection et puissance (ou si l’on préfère prééminence ou encore forte domination) du Président était intimement liée à la conception gaullienne du pouvoir en général et de sa personne en particulier35. Mais cette même conception a disparu avec lui, si tant est qu’elle ait jamais réussi à se concré- tiser et se réaliser. Le président non partisan a été rattrapé par les partis et

35. Hayward, art. cité note 27 a bien insisté sur la dimension personnelle.

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l’idée de pouvoir d’État est restée à l’état d’utopie. Dans ces conditions, il est bien difficile de penser le chef de l’État en « seul représentant » de la nation et de donner une quelconque valeur descriptive de la réalité institutionnelle aux propos de De Gaulle.

On pourrait même se demander si son élection ne le conduit pas à représenter sa propre majorité. L’un des moyens d’éviter cette confusion est d’invoquer la mystérieuse « nature de ses pouvoirs » et retrouver ainsi une justification qui ne fait pas du président l’élu d’une majorité mais bien le représentant d’une unité politique et qui n’existe que dans l’esprit de ceux qui y adhèrent.

Toutefois, cette idée que l’élection au suffrage universel du chef de l’État est justifiée par la nature de ses pouvoirs s’inscrit dans une perspective plus générale et ne prétend pas valoir pour le seul cas français.

C’est ce que l’on se propose de vérifier. Pour ce faire, on doit d’abord tenter de clarifier certains termes employés, puis on s’intéressera à l’usage des exemples étrangers.

2. L’espace de l’élection

La première difficulté que l’on rencontre est donc d’ordre linguistique et conceptuelle. Le langage de ce que l’on peut appeler la science du droit consti- tutionnel se confond souvent avec le discours politique lui-même de sorte qu’on ne saisit pas toujours très bien ce dont on parle. La seconde concerne le mode par lequel on peut saisir l’exercice du pouvoir du Président. Or, une analyse croisée de science politique et de droit constitutionnel montre que, bien souvent, les pouvoirs tels qu’ils figurent sur le papier ne correspondent pas du tout aux pouvoirs effectivement exercés.

2.1. La nature des pouvoirs du president Si la thèse consiste à dire que « le mode de désignation est la consé-

quence du pouvoir à exercer » ou qu’elle est justifiée par « la nature des pouvoirs » qui sont confiés au président élu, encore faut-il précisément identifier ce ou ces « pouvoirs » qui rendraient nécessaire l’élection du Président ? Or, les partisans de cette thèse ne précisent guère ce qu’ils entendent par « pouvoir ».

Encore faut-il savoir ce que l’on mesure exactement : parle-t-on des prérogatives constitutionnelles, des compétences spécifiques ou de l’influence politique voire de l’influence politique indirecte ? Construira-t-on des indi-

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cateurs du pouvoir présidentiel qui seront tirés des pouvoirs dits législatifs et non législatifs ? Mais encore faudra-t-il les apprécier selon les mêmes critères36. Les critiques le plus souvent adressées aux grilles d’analyse propo- sées sont fondées sur le fait que toutes les compétences du président ne sont pas de même importance et que les réunir en un bloc peut donner lieu à des comparaisons trompeuses. De même, il n’est pas toujours tenu compte de la façon dont le pouvoir est effectivement exercé et notamment des évolutions dans le temps. Trop souvent, on ne distingue pas les petites variations et on se focalise sur les plus importantes. Or, si en France par exemple, le Président peut, en accord avec le Premier ministre, démettre le gouvernement et utili- ser le référendum, ce pouvoir ne s’exerce pas de la même façon selon que la majorité de l’Assemblée lui est acquise ou non37.

Si, au contraire, l’on n’a pas recours à des indicateurs précis, s’attachera-

t-on au droit de dissolution, aux pouvoirs exceptionnels, à la formation du gouvernement, au veto législatif… ? Nul ne le sait précisément. Et inversement, lorsque le rôle du président est précisé – représentant, chef de l’État ou de gouvernement voire, chef de l’État et chef de gouvernement, par exemple – on ne comprend pas toujours quelles compétences consti- tutionnelles permettent de lui faire jouer ce rôle et justifieraient que cette qualité lui soit reconnue. À moins que l’on tienne la qualité de représen- tant ou encore celle de chef de l’État ou/et de chef de gouvernement pour un « pouvoir ». C’est d’ailleurs ce que font certains constitutionnalistes et certains acteurs politiques lorsqu’ils parlent du « pouvoir représentatif » de telle ou telle institution, autorité, organe ou personnage politique. Mais on se heurte alors à une autre difficulté conceptuelle, celle de rattacher ce « pouvoir de représenter » – ou « pouvoir représentatif » – à une compétence précise. De sorte que l’expression semble dépourvue de toute significa-

36. Une des premières grilles systématiques a été proposée par M. S. Shugart et J. Carey, Presidents and Assemblies : Constitutional Design and Electoral Dynamics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; puis critiquée et enrichie par L. Kendall Metcalf, « Measuring Presidential Power », Comparative Political Studies, 2000, vol. 33, p. 660-685 ; et plus récemment de façon très fouillée par J. Fortin, « Measuring Presidential Powers : Some Pitfalls of Aggregate Measurement », Inter- national Political Science Review, 2012, vol. 34, n° 1, p. 91-112. 37. v. L. K. Metcalf, art. cit. et J. Fortin, art. cit. qui réfute les présupposés d’uni- formité et d’unidimensionnalité sur lesquels reposent l’utilisation des indicateurs.

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tion juridique. En réalité, la représentation politique ne consiste pas en un pouvoir ou une compétence. Un organe n’est pas un représentant par lui- même. S’il l’est, c’est parce qu’il dispose d’une compétence (ou de plusieurs) qui ne peut être justifiée que parce qu’il agit au nom d’un autre et, en droit constitutionnel, au nom d’une entité fictive que l’on appelle la nation ou le peuple38. On peut en dire autant de la qualité de chef de l’État ou de chef de gouvernement : quand bien même une constitution attribuerait ce titre à un organe, ce titre n’est pas une compétence en soi mais la justification constitutionnelle d’une compétence. Autrement dit, la « puissance » du président ou son « rôle » ou même sa qualité de « représentant » sont bien souvent analysés de façon synthétique : on regroupe, implicitement, sous un même concept, plusieurs fonctions ou compétences. Il n’est pas non plus exclu que l’on ajoute à ces dernières des appréciations moins explici- tement juridiques et plus nettement politiques comme lorsqu’on parle de « pouvoir ».

Enfin, il y a encore une ultime difficulté : la thèse est-elle généralisable ou universalisable ? Peut-on considérer que, dans tous les systèmes poli- tiques, le choix du mode de désignation est fonction du pouvoir qu’il s’agit d’exercer ? Comment expliquer, eu égard à la puissance que devaient exercer les juges, que l’on ait choisi de les faire élire en 1791 ? Peut-on expliquer, par la nature de ses fonctions, l’élection du Président de la République en 1848 ? Est-ce parce que le mode de désignation est fonction du pouvoir qu’il s’agit d’exercer que, dans la plupart des systèmes politiques, les juges constitutionnels sont majoritairement choisis par des organes politiques et jamais élus par le peuple ? Il semble bien difficile de répondre à ces questions par la seule affirmation que la puissance, le pouvoir, la fonction – les termes sont ici synonymes – détermine(nt) le mode de désignation de celui qui l’exerce.

2.2. Les pouvoirs en action Par ailleurs, en admettant que l’on se fonde sur la nature des pouvoirs

attribués par la Constitution ou du pouvoir qu’il s’agit d’exercer, comment appréhender l’exercice de ce ou de ces pouvoirs ? Doit-on se reporter au texte de la Constitution en adoptant une conception statique de cette dernière, en

38. Je me permets de renvoyer à P. Brunet, Vouloir pour la nation. Le concept de représentation dans la théorie de l’État, Paris-Bruxelles-Rouen, LGDJ-Bruylant-Presses Univ. de Rouen, 2004, p. 315 s.

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examinant les pouvoirs in vitro ou bien au contraire s’attache à comprendre comment ces pouvoirs sont effectivement utilisés39 ?

À cet égard les exemples étrangers souvent invoqués sont très précieux. Pour démontrer que l’élection présidentielle en France n’est pas la « cause » de la puissance du Président mais sa « conséquence », on se sert de situations qui montrent, a contrario, des présidents élus qui ne disposent pourtant pas de pouvoirs importants. On s’appuie alors sur les cas de l’Autriche, de la Finlande, de l’Irlande ou du Portugal auxquels on pourrait ajouter l’Islande.

Ces cas nous montrent fort bien qu’il existe une grande différence entre les pouvoirs tels qu’ils figurent « sur le papier » et les « vrais pouvoirs » ou les pouvoirs réels pour parodier Karl Llewellyn40. La science politique n’est pas la seule à avoir montré que la pratique (politique et juridique) sait prendre ses distances avec le texte juridique.

Ainsi, par exemple, pour ce qui concerne l’Islande, il est admis depuis bien longtemps et sans aucune contestation que la Constitution de 1944, qui institue une présidence, fonctionne comme un régime parlementaire tout à fait classique, dans lequel le Président exerce une fonction symbolique d’unité du pouvoir41 et ce alors même que les articles concernant le président pour- raient être utilisés en vue de jouer un rôle politique majeur. Cette élection s’explique-t-elle par la nature des pouvoirs qui lui ont été conférés ?

La République d’Islande fut créée pour mettre fin aux relations avec le Danemark. Ce sont les circonstances politiques qui ont guidé les constituants plutôt que les principes juridiques et la recherche d’une forme de gouverne- ment originale ou spécifique. La plupart des articles relatifs à la présidence islandaise sont la retranscription de ceux figurant dans la Constitution de 1918 qui instaurait une monarchie. Et cette même constitution était elle- même le fruit des progrès du parlementarisme danois du XIXe siècle. Les articles relatifs au monarque étaient eux-mêmes interprétés conformément à

39. v. par ex. O. Chessa, Il Presidente della Repubblica parlamentare. Un’interpre- tazione della forma di governo italiana, Napoli, Jovene, 2010 et G. Verde, « Quali materiali giuridici dobbiamo utilizzare per lo studio della forma di governo? », Diritto e questioni pubbliche, 2011, n° 11, p. 463-80. 40. K. N. Llewellyn, « The Constitution as an Institution », Oregon Law Review, 1934, vol. 14, p. 108-130. 41. G. H. Kristinsson, « Iceland », in R. Elgie (ed.), Semi-Presidentialism in Europe, p. 86-103, ici p. 87 : « a figurehead and symbol of unity rather than a political leader ».

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la constitution danoise de 1901 dans laquelle les pouvoirs du roi était circons- crits et limités, bien que l’on pût en faire une toute autre lecture42. Mais il ne fait aucun doute que l’intention des constituants n’était pas d’ériger un exécutif fort qui disposerait des moyens d’affaiblir un parlement tradi- tionnellement puissant. Au contraire, le but était bien de poursuivre cette tradition et de faire de la présidence un symbole d’unité en lui faisant jouer le rôle d’un monarque dans une démocratie parlementaire. Cette conception n’a jamais été modifiée. On a toutefois pu faire remarquer que cette prési- dence faible résulte moins du texte de la Constitution que de la pratique politique43. En effet, si le texte ne lui confère pas de prérogatives propres ou exclusives, il n’empêche qu’elle lui attribue des compétences susceptibles de le faire participer à l’exercice du pouvoir politique, quelles qu’aient pu être les intentions des constituants. La Constitution islandaise attribue le pouvoir législatif « conjointement » au Président et au Parlement44, le premier disposant du pouvoir de dissoudre le second45 mais aussi de soumettre des projets de loi46 et d’empêcher une loi47. Et si son rôle est conçu initiale- ment comme purement symbolique, il n’empêche que son élection apparaît comme un moyen de désigner les deux composantes de l’organe législatif dans un système démocratique où la souveraineté appartient au peuple. Si le Président est une portion de l’organe législatif, il peut paraître « logique » de le faire élire par le peuple comme on le fait habituellement pour l’assemblée législative et on ne voit pas bien quel autre mode de désignation pourrait être retenu. On serait tenté de voir là l’existence d’une contrainte institutionnelle forte. Cette élection n’est cependant ni la cause ni la conséquence d’une quelconque puissance, elle n’est pas pensée comme susceptible de conférer au président une autorité de nature à faire contrepoids à un Parlement déjà

42. Ibid., p. 89. 43. Ibid., p. 87 s. 44. Const. de l’Islande, Article 2 : « Althingi and the President of Iceland jointly exercise legislative power [L’Althing et le Président de l’Islande exercent conjointe- ment le pouvoir législatif ] ». Je cite d’après la version disponible de la Constitution telle qu’elle figure sur le site officiel. 45. Const. de l’Islande, art. 24. 46. Const. de l’Islande, art. 25. 47. Const. de l’Islande, art. 26.

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puissant48. Au mieux pourrait-elle devenir la justification d’une participation effective à l’action politique si le (ou la) titulaire de la fonction décidait de rompre avec une longue tradition. Il est d’ailleurs arrivé que le président utilise son veto, par trois fois (en 2004, 2010 et 2011) et provoque ainsi un référendum49. De même, il a été impliqué dans la dissolution prématurée de l’assemblée parlementaire mais il n’en a pas pris l’initiative seul contre la volonté de la majorité50.

À l’opposé, la situation de la constitution autrichienne de 1920 ou de celle de Weimar de 1919 étaient très différentes : l’élection directe du chef de l’État qu’elles prévoyaient était alors pensée comme un moyen de contre- balancer un parlement jugé (trop) puissant. Introduite par une révision en 1929, l’élection du chef de l’État autrichien s’accompagnait de l’attribution du pouvoir de dissolution et de démission du gouvernement. À Weimar l’élection du Reichspräsident était la condition même du rôle qu’on voulait lui faire jouer : il devait incarner l’unité de l’État face à un Parlement repré- sentant les divers intérêts politiques51. Et comme l’écrit très justement Jacky

48. C’est aussi la raison pour laquelle certains ont pu s’opposer à cette élection d’un « président faible » : « It seems to me that the election of a powerless president, like the bill prescribes, cannot be a genuine national election. He is not expected to have a political platform, and can therefore not pose as a political leader. And I must ask: how is an election campaign to be conducted among the electorate where this is not the case. Obviously, candidates can emerge more than one and more than two, so that a contest is likely to take place… But it is obviously unfortunate to hold presidential elections which can only evolve around the personality of the president. Of course it may be argued that we should follow the example of United States and expect the president to be a political leader with a certain amount of power as a consequence of that. But so long as we have not made up our minds about this, it seems to me obvious that the president should, as planned by those who originally wrote the bill, be elected by parliament » (Möller, 1944, Althingistidindi, B, 88, cité par Kristinsson, 1999, p. 98) 49. V. R. Elgie, « Iceland – Supposedly powerless president vetoes bill and provokes referendum », 8 janvier 2010 et « Iceland – President rejects bill and provokes another referendum », 22 février 2011, (www.semipresidentialism.com consulté le 10 septembre 2013). 50. R. Elgie, Semi-Presidentialism : Sub-Types and Democratic Performance, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 159. 51. v. J. Schulze, « La position du Président du Reich dans l’Allemagne de Weimar », Mélanges Duverger, Paris, PUF, 1987, p. 437-443, ici p. 439.

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Hummel : « Les constituants de Weimar sont particulièrement conscients du fait que le Président du Reich ne peut exercer l’office qu’ils lui destinent qu’à condition que ce dernier apparaisse tout aussi empreint de légitimité démocratique que ne l’est le Reichstag »52.

Ces deux expériences sont précieuses en ce qu’elles permettent de comprendre que, dans certains cas, l’élection présidentielle peut être utilisée comme une sorte de compétence en soi. Mais pour que cette même compé- tence produise ses effets, encore faut-il réunir plusieurs autres conditions. C’est ce que montre d’ailleurs la constitution autrichienne de 1945. Elle maintient au Président les pouvoirs a priori importants que lui attribuait déjà la réforme de 1929 (dissolution et démission du gouvernement). On pourrait donc légitimement penser que c’est la nature de ces pouvoirs qui justifiait une élection directe. Or, paradoxalement, ces pouvoirs ont été maintenus alors même que l’expérience d’avant-guerre encourageait les acteurs politiques à faire une lecture aussi modérée que possible de ces compétences. En effet, le souvenir de la dissolution désastreuse de 1930 décidée unilatéralement par Miklas (qui n’avait finalement pas été élu par le peuple mais par l’assemblée) et son refus ou son incapacité à utiliser ses pouvoirs à partir de 1933 pour tenter de résoudre la crise gouvernementale, tout comme son attitude à partir de 1934, ont contribué à une telle lecture neutralisante – ou déflationniste – des compétences présidentielles et de la fonction en général laquelle est donc pensée par tous les partis politiques et les protagonistes comme purement symbolique et honorifique53.

La situation de l’Irlande est en revanche quelque peu différente : la faiblesse de la présidence irlandaise tient d’abord au fait que la constitu- tion lui accorde très peu de pouvoirs. Par ailleurs, ces rares compétences font l’objet d’une interprétation elle-même neutralisante. Le titulaire de la fonction se trouve, de l’avis général des partis politiques en présence, investi d’une fonction honorifique et cela explique que n’y soient présentées que des figures politiques consensuelles et en retrait de la vie politique active. Bien qu’élu directement par le peuple, le Président se trouve dans l’incapacité de

52. v. J. Hummel, « Les figures weimariennes d’un “monarque parlementaire élu”. Sur la désignation populaire du Président du Reich (1919-1933) », in A.-M. Le Pourhiet (dir.), La désignation du Chef de l’État : regards croisés dans le temps et l’espace, Fondation Varenne, 2012, p. 63-86. 53. W. C. Müller, « Austria », in Robert Elgie (ed.), Semi-Presidentialism in Europe, Oxford, Oxford University Press, 1999, pp. 24-50.

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faire valoir sa situation d’élu direct pour user de son autorité morale en cas de crise. Les craintes initiales formulées par certains à l’égard d’une élection directe susceptible d’ouvrir la voie à un régime autoritaire ont été donc très vite balayées54.

On pourrait aussi évoquer les cas finlandais et portugais. Le second pour- rait sembler confirmer en tout point la thèse selon laquelle l’élection du Président s’explique par les pouvoirs dont il est doté : ceux que la Consti- tution portugaise lui attribue sont nombreux et politiquement puissants55. Pourtant on sait que sa fonction est celle d’un modérateur, d’un pouvoir aussi neutre que possible. Mais, justement, le Portugal fait figure d’exception : le chef de l’État avait toutes les raisons de devenir un chef de l’exécutif à la fran- çaise, où la neutralité est un déguisement pour une intervention active dans le jeu politique. Il le serait assurément devenu si les partis politiques n’avaient pas réussi à s’entendre pour neutraliser la portée de son élection au suffrage universel et si cette élection n’avait pas été initialement pensée comme « non politique » ou devant ne pas acquérir de signification politique56. On peut certes tenter d’expliquer son élection par l’importance de ses compétences ou la nature de ses fonctions telles qu’elles avaient été pensées initialement. Mais y verra-t-on une contrainte institutionnelle ? Certainement pas. On mesure combien, dans une telle configuration, l’élection détermine de façon décisive

54. D. Keogh, et A. McCarthy, The Making of the Irish Constitution – 1937, Dublin, Mercier Press 2007, et M. Gallagher, « Republic of Ireland » in R. Elgie (ed.), Semi – Presidentialism in Europe, op. cit., p. 104-123. 55. V. Const. du Portugal, art. 133 à 136. 56. L’affaire est connue : lors de la première élection de 1976, les partis de gauche ont refusé de présenter un candidat et ils s’étaient entendus avec ceux de droite pour faire du président un pur modérateur. Le Général Ramalho Eanes est élu Président de la République (27 juin 1976). La gauche gagne les législatives et le président se trouve contraint d’appeler Mário Soares pour former le gouvernement. Certes, ce même président a tenté de sortir du rôle de pur modérateur mais il n’a jamais réussi et, une fois élu Président en 1986, Soares a définitivement scellé les choses (notamment en renonçant à utiliser le veto). V. aussi D. Rousseau, « La primauté présidentielle dans le nouveau régime politique portugais : mythe ou réalité ? », RDP, n° 5, 1980, p. 1330 s. ; R. Garnier, Un modèle européen de démocratie : le cas portugais, Paris, LGDJ, 2005 et la contribution d’O. Ferreira, « L’élection au suffrage direct du Président au Portugal : renforcer et contenir le pouvoir modérateur en République (1911-2011) », in A.-M. Le Pourhiet (dir.), La désignation du Chef de l’État : regards croisés dans le temps et l’espace, Fondation Varenne, 2012, p. 117-162.

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l’interprétation que les acteurs peuvent faire des compétences attribuées par le texte de la Constitution. En l’espèce, la volonté des partis – couronnée de succès – de neutraliser la portée de cette élection pour affaiblir la fonction présidentielle démontre a contrario l’importance que peut jouer une élec- tion au suffrage universel lorsqu’elle sert à désigner un organe doté de telles compétences.

Pour revenir au cas français, il est certain que ce n’est pas l’élection du Président qui lui a conféré les pouvoirs prévus par la Constitution. Mais il n’est pas non plus douteux qu’elle lui permet d’une part, de se réclamer d’une légitimité politique « supérieure » à celle des députés en se présentant comme l’élu de la Nation quand les députés ne seraient que les élus de leur circonscription57 et, d’autre part, de confondre – ou de cumuler – le rôle de chef d’État et celui de chef de gouvernement, sans que sa responsabilité politique ne puisse jamais être mise en cause par le Parlement.

C’est d’ailleurs la signification que les partis politiques ont reconnu à cette élection. Et c’est encore la raison pour laquelle on n’hésite pas à reconnaître au Président la qualité de « représentant ». Ce faisant, toutefois, on utilise simultanément deux concepts légèrement distincts. Dans un premier sens, dire d’un organe qu’il est un « représentant » c’est un moyen de justifier qu’il dispose du pouvoir spécifique de faire la loi au nom d’une entité fictive (ou de papier). Dans un second sens, c’est un moyen de lui attribuer (ou reconnaître) une fonction symbolique au regard des modalités par lesquelles il est choisi. Et donc, à la question de savoir pourquoi le Parlement fait la loi, on peut répondre que c’est parce qu’il est le représentant de la nation ou du peuple. Et si l’on se demande encore pourquoi il est le représentant de la nation ou du peuple, on peut éventuellement répondre soit, de façon circulaire, qu’il l’est parce qu’il a le pouvoir de faire la loi, soit, si l’on veut sortir de la circularité, qu’il l’est parce qu’il est élu. De son côté, le Président est certes élu mais il ne fait pas la loi : il arrive qu’il soit qualifié de représen- tant mais ce ne peut être pour rendre compte d’une compétence législative. Et d’ailleurs, il existe de nombreux chefs d’État qui servent de représentant à leur État et qui, pour autant, ne sont pas élus directement par le peuple.

On peut ajouter que la conception de l’élection telle que De Gaulle la voyait a quelque peu vécu. Au risque de le faire se retourner dans sa tombe, force est de reconnaître que « l’homme de la Nation élu de la Nation »

57. De Gaulle, mais pas seulement lui, ne s’en est jamais privé.

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est aujourd’hui d’abord l’homme d’un parti et, pourrait-on ajouter, élu par défaut par une majorité qui s’ignore. On objectera sans difficultés que cette élection continue de passionner les foules, que les électeurs y participent avec ferveur et qu’aucun parti ne rechigne plus à y investir candidats et capitaux. L’objection est aussi fondée que pertinente mais la médaille a son revers : bien que ce soit encore au Parlement que s’élabore une politique et que se fasse la loi (encore que cette dernière ait perdu beaucoup de sa superbe pour d’autres raisons), cette élection présidentielle a fait passer au second plan les élections législatives dont les électeurs se détournent régulièrement et a nourri un fort sentiment de subordination chez les députés de ce que l’on appelle la « majorité présidentielle ». Sans doute la réforme dite du quinquennat a-t-elle contribué à renforcer cet état de fait. Mais on se fourvoierait en imaginant qu’elle est la cause de cette absence d’équilibre entre Parlement et Président que soulignaient déjà les plus fins observateurs à l’issue de la réforme de 196258.

En définitive, derrière son apparence descriptive, cette « règle » selon laquelle c’est le pouvoir ou la compétence qui détermine le mode de dési- gnation (et non l’inverse) ressemble fort à ce que l’on appelle en anglais une « rule of thumb » et qui n’a en réalité rien d’une règle. Elle dissimule plutôt, au mieux, un conseil, une recommandation voire une prescription ; elle n’a d’autre autorité que celle que l’on veut bien reconnaître à celui qui l’énonce ; elle peut à peine se réclamer de l’expérience pour démontrer quoi que ce soit. Elle conduit inévitablement à se poser la question non plus de la nécessité institutionnelle de cette élection mais des avantages politiques qu’on en tire ou en attend et des coûts qu’elle peut induire59.

58. G. Vedel, « Vers le régime présidentiel ? », RFSP, 14e année, n° 1, 1964, pp. 20-32. 59. Je me permets de renvoyer à P. Brunet et A. Le Pillouer, « Le pouvoir de l’élec- tion : réflexions sur le Président de la Ve République », in Arnaud Le Pillouer (dir.), À quoi servent les élections, Paris, PUF, 2013, p. 53-71.

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