Bordeaux à la fin du moyen âge, une puissance militaire. Composition et organisation de ses forces...

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* Résidence Compostelle, bât K23D, 33600 Pessac ; [email protected]. 1. Cet article se fonde sur mes travaux de mémoire de master réalisé sous la direction de Sandrine Lavaud, que je remercie pour sa bienveillance. Ma gratitude va aussi à Guilhem Ferrand et à Camille Lacroix. 2. Archives municipales de Bordeaux, Registres de la Jurade, t. III, 1406-1409, Bordeaux, 1873 ; t. IV, 1414-1416 et 1420-1422, Bordeaux, 1883 [désormais abrégé RJ]. 3. J. BERNARD et F. GITEAU (éd.), « Comptes du trésorier de la ville de Bordeaux pour 1442 (février-août) », Bulletin philologique et historique (jusqu’à 1610) du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1961, Paris, 1963, p. 181-215. Vincent HAURE * BORDEAUX À LA FIN DU MOYEN ÂGE, UNE PUISSANCE MILITAIRE. COMPOSITION ET ORGANISATION DE SES FORCES ARMÉES 1 Du début du XV e siècle à la fin des années 1440, Bordeaux est au cœur du conflit déjà ancien qui oppose le roi de France au roi d’Angleterre. Ce dernier, désigné sous le terme de roi-duc, est à la tête de deux entités territoriales distinctes, unies par sa personne, relevant toutes deux de sa souveraineté : le royaume d’Angleterre et le duché d’Aquitaine-Guyenne, dont Bordeaux est la capitale. En fond d’estuaire, celle-ci est aussi le port majeur sur la Garonne et ne cède qu’à celui de Bayonne pour l’ensemble du duché. Ce statut fait de la ville l’objectif à conquérir si les Français veulent en finir avec les possessions du roi-duc sur le continent. Mon travail s’appuie essentiellement sur deux sources que sont les Registres de la Jurade de Bordeaux (1406-1409, 1414-1416 et 1420-1422) 2 et les Comptes du trésorier de la ville de 1442 3 . Elles ont survécu à l’incendie des archives municipales en 1862. Les délibérations ont fait l’objet d’une édition transcrite par Ariste Ducaunnès-Duval, de très bonne qualité. Les Comptes de 1442 ont été transcrits par Jacques Bernard et François Giteau, puis publiés par le CTHS Professeur certifié en histoire et géographie, diplômé d’un master 2 en histoire médiévale de l’université de Bordeaux III, sous la direction de Sandrine Lavaud, Vincent Haure s’intéresse aux questions relatives à la guerre dans le Sud-Ouest de la France à la fin du Moyen Âge.

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* Résidence Compostelle, bât K23D, 33600 Pessac ; [email protected]. Cet article se fonde sur mes travaux de mémoire de master réalisé sous la direction de Sandrine

Lavaud, que je remercie pour sa bienveillance. Ma gratitude va aussi à Guilhem Ferrand et à CamilleLacroix.

2. Archives municipales de Bordeaux, Registres de la Jurade, t. III, 1406-1409, Bordeaux, 1873 ;t. IV, 1414-1416 et 1420-1422, Bordeaux, 1883 [désormais abrégé RJ].

3. J. BERNARD et F. GITEAU (éd.), « Comptes du trésorier de la ville de Bordeaux pour 1442(février-août) », Bulletin philologique et historique (jusqu’à 1610) du Comité des travaux historiqueset scientifiques, 1961, Paris, 1963, p. 181-215.

Vincent HAURE*

BORDEAUX À LA FIN DU MOYEN ÂGE, UNE PUISSANCE MILITAIRE.

COMPOSITION ET ORGANISATION DE SES FORCES ARMÉES1

Du début du XVe siècle à la fin des années 1440, Bordeaux est au cœur duconflit déjà ancien qui oppose le roi de France au roi d’Angleterre. Ce dernier,désigné sous le terme de roi-duc, est à la tête de deux entités territorialesdistinctes, unies par sa personne, relevant toutes deux de sa souveraineté : leroyaume d’Angleterre et le duché d’Aquitaine-Guyenne, dont Bordeaux est lacapitale. En fond d’estuaire, celle-ci est aussi le port majeur sur la Garonne etne cède qu’à celui de Bayonne pour l’ensemble du duché. Ce statut fait de laville l’objectif à conquérir si les Français veulent en finir avec les possessionsdu roi-duc sur le continent.

Mon travail s’appuie essentiellement sur deux sources que sont les Registresde la Jurade de Bordeaux (1406-1409, 1414-1416 et 1420-1422)2 et les Comptesdu trésorier de la ville de 14423. Elles ont survécu à l’incendie des archivesmunicipales en 1862. Les délibérations ont fait l’objet d’une édition transcritepar Ariste Ducaunnès-Duval, de très bonne qualité. Les Comptes de 1442 ontété transcrits par Jacques Bernard et François Giteau, puis publiés par le CTHS

Professeur certifié en histoire et géographie, diplômé d’un master 2 en histoiremédiévale de l’université de Bordeaux III, sous la direction de Sandrine Lavaud,Vincent Haure s’intéresse aux questions relatives à la guerre dans le Sud-Ouest de laFrance à la fin du Moyen Âge.

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4. Philippe CONTAMINE, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge : études sur les armées desrois de France : 1337-1494, 1re édition Paris et La Haye, Mouton, 1972, Paris, éditions de l’EHESS,2004.

5. Guilhem Ferrand, Germain Butaud, Vincent Challet, Xavier Hélary, Nicolas Savy, Marc Russon,etc., pour ne citer que des Français.

6. Henri RIBADIEU, Histoire de la conquête de la Guyenne par les Français, Bordeaux, Chaumas,1866.

7. Léo DROUYN, La Guyenne militaire, éd. Bordeaux-Paris, 1865. 8. Yves RENOUARD, Bordeaux sous les rois d’Angleterre, Histoire de Bordeaux, t. 3, Bordeaux,

1965.9. Robert BOUTRUCHE, La crise d’une société : seigneurs et paysans du Bordelais pendant la

guerre de Cent Ans, Paris, les Belles Lettres, 1963.10. Malcolm VALE, English Gascony, 1399-1453. A Study of War Government and Politics during

the Later Stages of the Hundred Year’s War, Londres, Oxford University Press, 1970, p. 7.11. Geoffroy DELORME, Les villes de l’Aquitaine face au conflit franco-anglais, 1360-1453, TER

sous la direction de Jean-Bernard Marquette, université de Bordeaux III, 2000-2001.12. Jacques BAGGIO, De l’effort de guerre assumé à l’émancipation politique affirmée : l’apogée

de l’autonomie de la commune de Bordeaux (1406-1409), master 1 sous la direction de SandrineLavaud, université de Bordeaux III, m.i., 2006, p. 27-32.

en 1961. Sources exclusives, les Registres et les Comptes dictent notre périoded’étude (1406-1442) et offrent une relation circonstanciée et régulière de l’effortde guerre et des faits militaires. Ces derniers sont aujourd’hui revisitées par l’his-toriographie. Depuis les travaux de Philippe Contamine4, une nouvelle générationde chercheurs dégage la guerre de l’approche événementielle qui a longtempsprévalu5. À l’échelle locale, il faut souligner la précocité des travaux avec lesfigures d’Henri Ribadieu6, de Léo Drouyn7, d’Yves Renouard8 et de RobertBoutruche9. Plus récemment, les travaux de Malcolm Vale10, deux mémoires demaster de Geoffroy Delorme11 et de Jacques Baggio12 ainsi que les travaux deGuilhem Pépin ont contribué à renouveler nos connaissances. Si Malcolm Valeet Guilhem Pépin sont précieux pour les relations entre l’Aquitaine etl’Angleterre, les travaux de Geoffroy Delorme et de Jacques Baggio ont éclairél’effort de guerre de la Jurade de Bordeaux. Ils ont permis l’éclosion de la guerreen Bordelais comme un objet historique à part entière. C’est dans la complé-mentarité de ces recherches que s’inscrit cette étude des forces armées en présencesur un demi-siècle et dans un cadre géographique resserré ; elle permet d’inter-roger la notion de puissance militaire : peut-elle être appliquée au cas de Bordeauxpendant la guerre de Cent Ans ?

Qui commande ?

Les cadres militaires ducaux

Lorsque la principauté du Prince Noir s’effondre en 1372, le roi d’Angleterreredevient duc de Guyenne. Pour gouverner ce territoire ultra-marin, il use delégataires ordinaires et extraordinaires de son autorité. Par extraordinaire, on

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13. Malcolm VALE, English Gascony, 1399-1453, op. cit, p. 7.14. Thomas de Lancastre, duc de Clarence (1412-1413), Thomas Beaufort, comte de Dorset (1413-

1414), John Holland, comte de Huntingdon (1439-1441), John Beaufort, duc de Somerset (1443),qui préféra se rendre en Normandie plutôt qu’en Guyenne, et John Talbot, comte de Shrewsbury(1452-1453).

15. Malcolm VALE, English Gascony, 1399-1453, op. cit, p. 68.16. Ibid., p. 115.17. Ibid., p. 68.18. RJ, t. IV, p. 187, 21 juin 1415, « gages de lui et ses gens » « ses deniers propres ».19. Malcolm VALE, English Gascony, 1399-1453, op.cit, p. 116-117.20.RJ, t. IV, p. 46, 24 juillet 1414, « que tous les dégâts qui ont été fait en la ville et en la banlieue

de Bordeaux, lesquels les Anglais ont fait au temps de monseigneur de Clarence et de monseigneurde Dorset, soit fait informations en la manière qui a été ordonnée par les commissaires députés ».

21. Françoise BÉRIAC-LAINÉ et Philippe CHALLET, « Les sénéchaux de Gascogne : des hommesde guerre ? (1248-1453) », Actes du congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignementsupérieur public, 29e Congrès, Pau, 1998, p. 207-227.

22.Cela n’empêche pas Durfort d’être en infériorité numérique et de s’attaquer à 45 lancesd’Armagnacs et de Bretons avec seulement 12 hommes mal armés ! RJ, t. III, p. 90, 30 juin 1406.

23. RJ, t. IV, p. 232-233, 20 août 1415.

entend l’envoi d’un lieutenant du roi-duc doté de pouvoirs considérables13, dontla conduite des troupes, ce qui suppose qu’il soit de confiance. Sa nominationcoïncide avec une situation militaire délicate. Sur les cinq lieutenants14 qui sesuccèdent entre 1412 et 1453, tous sont accompagnés d’un contingent. L’impactde leurs actions est mitigé. Ils reprennent quelques places, telles Soubise en141315, Bazas entre 1439 et 144016. Parfois, ils sont vainqueurs lors de bataillesque l’historiographie n’a pas retenues, comme en 1413 face à l’armée duBourguignon Jacques de Helly17. Mais ces victoires sont balayées après leur brefséjour, car les lieutenants ne restent guère plus d’un an sur le continent. Il estévident que le roi-duc a consenti à des efforts coûteux et répétés pour maintenirson duché hors d’atteinte du roi de France. Mais, même avec des troupes impor-tantes, ces expéditions n’aboutissent pas à une stabilisation. Pis, certains lieute-nants aggravent la situation avec des impositions supplémentaires18, desimmixtions dans les affaires de la noblesse locale19 et des destructions sur lesterres alliées20.

Ordinairement, c’est au sénéchal de Guyenne que revient la responsabilité dedéfendre le duché. Cela se traduit par un profil axé sur l’expérience guerrière21.Très sollicité par les acteurs locaux, il a une fonction de référent dans le duché.Il possède lui aussi le droit de commander les troupes stationnées dans le duché.Mais il est également un diplomate autorisé à négocier avec l’ennemi. Cessénéchaux qui apparaissent dans nos sources sont tous anglais, à l’exception dupremier : Gaillard III de Durfort. Gascon, d’une puissante famille ancrée dansle duché, Gaillard de Durfort s’inscrit dans une société où il a dès le départ unréseau d’appuis et bénéficie ainsi de moyens importants. Ses ressources, notam-ment en hommes, ne se limitent donc pas à ce que peut lui envoyer l’Angleterre22.Ce n’est pas le cas de son successeur, John Tiptosft23, qui se présente en août

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24. RJ, t. IV, p. 252, 16 septembre 1415.25. Il semble cependant que Guilhem Amaniu de Madaillan, seigneur de Lesparre, fut de facto

gouverneur de Bordeaux sans avoir le titre de maire en novembre 1404, d’après Guilhem Pépin,« The French Offensives of 1404-1407 against Anglo-Gascon Aquitaine », Journal of MedievalMilitary History, vol. IX : Soldiers, Weapons and Armies in the Fifteenth Century, Woodbridge,Boydell Press,, 2011, p. 7. Durant cette période, il semble qu’il ait joué un rôle plus important queles maires qui lui ont succédé.

26. RJ, t. III, 1406-1409, Bordeaux, 1873, p. 237, 27 juillet 1407 : « tous et chacun de la communede la ville de Bordeaux, [je les] défendrai et garderai de tort et de force d’elle-même et d’autrui ».

27. RJ, t. III, p. 102, 17 octobre 1406.

1415 avec seulement 80 hommes d’armes et 400 archers. Il ne peut pas rivaliseravec la clientèle que Durfort aurait pu théoriquement rallier à lui. Sans réserveslocales, Tiptosft ne peut étoffer ses troupes qu’en sollicitant les élites gasconneset particulièrement les jurats. Cette dépendance envers ces derniers fait qu’encontrepartie, à peine reprend-il les négociations avec le comte d’Armagnac qu’ilest flanqué de l’un de leurs représentants24. Lorsqu’il sollicite l’usage des canonsde la ville, sa requête est examinée et mise au vote, laissant entendre que laJurade aurait pu s’opposer à la volonté du représentant direct du roi-duc. Il leurtransfère du courrier que lui adressent les partisans du roi de France et prend encompte leur avis. Cette situation n’a laissé aucune trace de conflit entre la Juradeet le sénéchal, parce qu’ils ont un objectif commun : dégager le Bordelais de lapression française. Cependant, l’envoi de lieutenants du roi-duc empêche lessénéchaux d’entretenir une place pérenne de premier intermédiaire.

La situation des maires de Bordeaux est similaire. Depuis 1375, le roi-ducimpose son candidat anglais25. Il est officier du roi-duc tout en étant à la tête dela commune. Il s’engage dans son serment à la défendre par les armes s’il lefaut26. La Jurade a besoin de cadres pour ses troupes et le maire ne semble pasavoir une retenue importante. Ils ont tout intérêt à s’entendre : en gageant deshommes d’armes pour le maire, la ville s’assure ainsi un capitaine supplémentaireet le maire une force satisfaisante à sa disposition27. Sans moyens propres,constamment obligé de se reposer sur la Jurade pour remplir ses devoirs, le mairede Bordeaux n’a plus qu’un rôle consultatif dans la prise de décisions. Il envoiedes rapports en Angleterre sur l’état du pays, mais, pour se faire représenter, lesjurats préfèrent envoyer l’un des leurs. Toutefois, son statut ambivalent en faitun personnage utile pour renforcer la mobilisation : la Jurade ne semble pasavoir le droit de commander les troupes anglaises qui stationnent dans le duché.Dès lors, il est le capitaine tout désigné lorsqu’il s’agit d’assembler une forceanglo-gasconne.

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28. En premier lieu, le commerce du vin, d’où l’attachement aux privilèges octroyés par le roi-duc.

29. Sandrine LAVAUD (coord.), Atlas historique des villes de France, Bordeaux, t. II, Bordeaux,Ausonius, 2009, p. 129.

30. Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE, « Une cité face aux crises : les remparts de la fidélité, deLouis d’Orléans à Charles VII, d’après les comptes de forteresse de la ville d’Orléans (1391-1427) »,Cahiers de recherches médiévales (XIIe-XVe siècle), 2005, p. 88.

31. Fabien ROUCOLE, « Inventaire de l’artillerie de Nîmes (1488) », Cahiers du Léopard d’or,armes et outils, n° 14, 2012, p. 256.

32. RJ, t. IV, p.130, 10 avril 1414. Il enjoint les jurats à « la sauvegarde et défense du susdit notrepays et des forteresses étant sous notre obéissance, quoi qu’advienne, jusqu’à temps que, par nous,y soit faite provision convenable ; quelle ne sera pas moult longue retardée, si Dieu plait ».

33. RJ, t. IV, p. 381, 29 mai 1420.34. RJ, t. IV, p. 521, 29 juin 1421.35. RJ, t. IV, p. 348, 23 mai 1416.

Les prétentions de la Jurade

La particularité de la guerre dans le Sud-Ouest est en partie due à la placequ’occupe la Jurade de Bordeaux sur l’échiquier militaire. Ses intérêts28 semblentse confondre avec ceux de la ville et du pays. Elle est composée de 12 juratsélus tous les ans par les bourgeois de leur jurade (circonscription servant, entreautres, de cadre à l’organisation militaire29). L’un des rôles des jurats est deprendre la tête de leurs voisins en armes. À titre de comparaison, à Orléans,avant le siège de 1428-1429, Françoise Michaud-Fréjaville constate que les élitesmunicipales ont aussi à « payer de leur personne pour donner l’exemple et galva-niser les cœurs prompts à l’affolement » afin de remplir les obligationsmilitaires30. À Nîmes, Fabien Roucole signale que, depuis 1366, les consuls ontle droit de nommer leur propre capitaine aux dépens du sénéchal de Beaucairequi ne doit alors recueillir que le serment de fidélité31. On ne connaît pas decapitaine permanent pour Bordeaux, la Jurade le désignant au coup par coup,suivant les disponibilités, et n’hésitant pas à en trouver en son sein commeBigoros ou Johan Esteve. Les Esteve sont présents sur l’ensemble des Registresau cœur de l’action. Le roi-duc encourage32 lui-même les jurats dans cette voie,bien conscient de la faiblesse de ses propres forces sur place et de l’importancedes contingents municipaux dans les opérations en Guyenne33, d’autant plus quela Jurade commande aussi les contingents d’autres villes, nous y reviendrons34.Cet encouragement, associé au poids de leur effort de guerre sur le terrain, leurdonne la légitimité pour s’immiscer dans la conduite générale de la guerre. Elleleur est reconnue par les officiers du roi-duc comme William Clifford, connétablede Bordeaux, capitaine de Fronsac et de La Réole en campagne dans le Bordelaisen 1416, qui se place directement sous les ordres des magistrats municipaux35.

Le traité de Troyes de 1420 entraîne une nouvelle situation juridique : Henri Vdevient régent du royaume de France et demande à la Jurade en 1421 de partiren guerre contre les désormais « rebelles » du dauphin au nord du duché. Si les

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36. Philippe WOLFF, Commerces et marchands de Toulouse, Paris, Plon, 1954, p. 36, 47, 48, 55,58, 64, n. 202 ; cité par Germain BUTAUD, « Le coût de la guerre dans les villes au Moyen Âge,l’exemple de la France du Midi et de l’Italie », La fiscalité des villes au Moyen Âge, t. 3, La redis-tribution de l’impôt, Denis Menjot et Manuel Sánchez Martínez (dir.), Toulouse, Privat, 2002, p. 235-265.

37. Xavier NADRIGNY, « Comment une ville se défend. Parcours exemplaire de Toulouse, une villedans la guerre », L’Histoire, n° 380, octobre 2012, p. 380.

38. L’état actuel des sources ne nous permet pas de dresser en détail les effectifs des troupesengagées. Les quelques indications disponibles dans les Registres nous obligent à la plus grandeprudence.

39. RJ, t.III, 13 octobre 1406, p .9440. RJ, t. III, p.56, 21 septembre 1406, « que chacun ait son harnois ».41. RJ, t. III, p. 68, 02 octobre 1406, « l’estingueyt à cheval ».

jurats entament bien une campagne, ils la dirigent cependant le long des valléesde la Garonne et de la Dordogne, d’ouest en est et non au nord, pour contrôlerplus étroitement leur espace de domination, notamment le bassin vinaire. Leurintérêt propre a primé. Il n’y a pas, à notre connaissance, dans le royaume deFrance de villes qui aient eu un tel rôle dans la guerre : ce sont pour beaucoupdes « bonnes villes » et leur principale mission consiste à financer non àcombattre. Philippe Wolff a cependant montré que les capitouls de Toulouse ontfourni plusieurs contingents aux officiers royaux dans leur effort de guerre en1382, 1384 et 142336. Xavier Nadrigny indique qu’en 1439, ils s’attaquent auxplaces ennemies, mais pour néanmoins ajouter que « le roi tolère peu ces entorsesà son pouvoir souverain, et la ville doit surtout se contenter d’une politiquedéfensive »37. Les bourgeois d’Orléans semblent réticents à l’idée de participerne serait-ce qu’à la défense de leur ville et préfèrent se reposer sur leur duc.Pour les jurats de Bordeaux cette attitude est peu compatible avec leur aspirationà devenir une quasi cité-État.

Que commande la Jurade ?

Les combattants38

Les nobles sont les premiers gratifiés du statut d’hommes d’armes. Ils trouventdans la Jurade une entité ayant les moyens de les gager et qui offre l’avantagede ne pas avoir à se rendre à Calais ou en Angleterre pour se faire recruter dansune indenture. D’un autre côté, leur réputation de rudes combattants assure à laville une efficience sur le terrain. Le gros des hommes d’armes alignés par laJurade provient toutefois de sa communauté. Un nombre important de bourgeoisont le statut de « bons homes d’armas de la bila 39 ». Ils sont capables de fournirun « arnes40 » et probablement une monture au vu de plusieurs mandementsmunicipaux qui précisent qu’en ville il doit y avoir « l’estingueyt a cabat41 ».

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42. RJ, t. III, p. 253-254, « que chacun des jurats voit qui il pourrait trouver de la ville seigneursbourgeois, qui voudraient tenir un homme armé et à cheval pour un an ».

43. Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE, « Une cité face aux crises… », op. cit., p. 89.44. Francis RAPP, « Guerre et liberté urbaine en Alsace à la fin du Moyen Âge : les villes alsaciennes

face aux incursions des routiers », Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneurde Philippe Contamine, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2000, p. 383.

45. RJ, t. III, p.120, 27 octobre 1406, « pour avoir gens d’armes gagés ».46. Jonathan SUMPTION, The Hundred Years War, Trial by Battle, Londres, Faber and Faber, 1990,

p. 72.47. RJ, t. III, p. 65-66, 29 septembre 1406 ; p. 100, 15 octobre 1406 ; p. 138-139, 13 novembre

1406 ; p. 316, 27 avril 1406 ; p. 480, 4 janvier 1421.48. RJ, t. III, p. 93, 12 octobre 1406.49. Pierre PRÉTOU, Crime et justice en Gascogne à la fin du Moyen Âge, Rennes, Presses univer-

sitaires de Rennes, 2010, p. 50.50. RJ, t. III, p. 175, 13 avril 1407, « seulement à l’arbalète, à l’arc et dards, dans la ville de

Bordeaux et sa seigneurie ».

De plus, quand la ville ordonne « que cascun deus juratz beya quaus poyratrobar de la bila senhors borgues, qui bulhan tenir I home armat et a cabat perI an42 », cela suppose qu’il y a suffisamment de bourgeois capables d’entretenirun « home armat et a cabat » et qui le veulent bien puisqu’il n’est pas faitmention d’une obligation, démontrant la confiance qu’ont les jurats dans labourgeoisie. Ces types de disposition sont classiques. On sait qu’à Orléans lesautorités s’inquiètent de l’armement de leurs bourgeois43. À Strasbourg, en plusde l’armement obligatoire, Francis Rapp note l’existence d’un impôt spécial levésur les bourgeois pour payer le restor bourgeois44. Bordeaux n’est donc certai-nement pas la seule à pouvoir fournir des hommes d’armes. Les villes duBordelais doivent logiquement être capables d’en aligner, même si nous n’enavons aucune trace dans les Registres. En revanche, d’autres villes du duchécomme Dax et Saint-Sever sont explicitement mentionnées « per haber gensd’armas aguatiatz », sans qu’on sache d’où ils proviennent45.

Arbalétriers et archers sont aussi attestés. Ces derniers sont anglais. Les Anglais,tant sur terre que sur mer, sont constamment présents, mais en petit nombre. Ilsfont partie des endentures qui débarquent à Bordeaux pour le service d’un officieranglais du roi-duc. Les arbalétriers sont une spécialité gasconne. De larges contin-gents servaient déjà lors des guerres d’Édouard Ier dans les îles Britanniques46.Cet engouement se traduit par une politique volontariste de production d’arbalètesmenée par les jurats47. Des Espagnols sont également signalés48. Les arbalétriersgascons sont issus des couches humbles de la société. Le statut d’homme d’armesétant réservé à une élite sociale et les archers étant Anglais, c’est en toute logiqueque le commun fait sienne cette arme. D’une part, le port de l’arbalète est coutu-mier en Gascogne49 et, d’autre part, il est encouragé par l’organisation de jeuxd’adresse50. Cela participe de la cohésion à la bataille, à l’instar du fait qu’on sebat sous le regard de son voisin, de ses parents, de ses amis ou de son jurat.

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51. RJ, t. III, p. 15, 7 juin 1406 ; p. 166, 26 février 1407.52. RJ, t. III, p. 15, 7 juin 1406, « armé si comme se convient et à cheval ».53. RJ, t. III, p. 59, 21 septembre 1406 ; t. IV, p. 349, 27 mai 1416, « chaque bourgeois fasse

appareiller son harnois ; et ceux qui n’ont harnois qu’ils l’achètent » ; p. 392, 14 juin 1420.54. RJ, t. III, p. 3, 25 juillet 1406.55. Philippe CONTAMINE, « L’armement des populations urbaines à la fin du Moyen Âge : l’exemple

de Troyes (1474) », La guerre, la violence et les gens au Moyen Âge, t. 2, Paris, éd. CTHS, 1996,p. 61-70.

56. Germain BUTAUD, « L’armement des citadins et des villageois à la fin du Moyen Âge :l’exemple de la Provence et du Comtat Venaissin », Cahiers du Léopard d’or, armes et outils, n° 14,2012, p. 221-252.

57. Pierre PÉGEOT, « L’armement des ruraux et des bourgeois à la fin du Moyen Âge. L’exemplede la région de Montbéliard », Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne, XIVe-XVe siècle, C. Giry-Deloison, M. H. Keen, P. Contamine (dir.), Institut français, Londres, Centred’histoire de la région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1991, p. 237-260.

58. Fabien ROUCOLE, « Inventaire de l’artillerie de Nîmes », op. cit., p. 256-257.

En outre, certains combattants sont assez difficiles à cerner. Il s’agit de ceuxqui ne peuvent s’équiper pour prétendre servir comme hommes d’armes ou detrait. Valets armés, pillards51 et autres, montés ou pas52, certains sont identifiésdans les retenues au service de la Jurade. La majorité doit être originaire de laville. Si l’obligation de posséder un armement complet fait partie des devoirsdes bourgeois53, pour les autres habitants, il n’est question que de les encouragerà s’en procurer54. Les différentes études menées sur l’armement des populationsurbaines et rurales ont démontré qu’elles étaient équipées, peut-être moins quedes hommes d’armes, mais en suffisance. À Troyes, en 1474, Philippe Contaminea comptabilisé que, pour 2 400 individus, on peut en équiper un peu plus de 800d’un casque, d’un plastron et de protections pour les membres supérieurs ; 3 300de vouges et un peu plus de 800 d’armes à feu ou à trait55. Dans la récente étudesur les populations rurales et citadines du Comtat Venaissin et de Provence,Germain Butaud dit que « l’image d’Épinal du paysan armé de sa seule fourcheest passablement fausse56 ». À Montbéliard, à partir de 1440, selon Pierre Pégeot,on recense aussi l’armement des ruraux dépendant de la ville57. On ne sait si leshabitants de la banlieue de Bordeaux et de la comté d’Ornon acquise par la villeen 1409 ont pris part aux combats. On envisage pourtant mal que les habitantsde Bordeaux et de son plat pays ne soient pas armés alors que les habitants deTroyes, Montbéliard et autres, moins au cœur du conflit, le sont. On ne sait pasnon plus si, comme à Nîmes58, les autorités municipales possèdent un arsenalpour équiper les plus démunis. On aurait donc une masse de combattants équipésde manière hétérogène qui formerait le gros des troupes.

Au combat, chaque jurade est menée par son jurat ou à défaut par un bourgeoissiégeant aux instances communales. Nous ne connaissons pas l’organisationinterne de ces jurades en armes, faute de rôles conservés ou d’ordonnances expli-catives. Il n’y a pas a priori de dizaine, ni de cinquantaine, comme on peut le

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59. Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE , « Une cité face aux crises… », op. cit., p. 89.60. Pere VERDES I PIJUAN, « Les villes catalanes pendant la guerre civile (1462-1472) », Villes en

guerre, Actes du colloque tenu à l’université de Provence, Aix-en-Provence, 8-9 juin 2006, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2008, p. 171.

61. H. GODAR, Histoire de la Gilde des Archers de saint Sébastien de la ville de Bruges, Bruges,Les éditions Stainforth, 1947.

62. Denis CLAUZEL, « Lille et ses remparts à la fin du Moyen Âge », La guerre, la violence et lesgens au Moyen Âge, t. 1, Paris, Éditions du CTHS, 1996, p. 273-294.

63. André MICHELOT, « Les couleurs de la livrée de la ville de Bordeaux au milieu du XVe siècle »,Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde, XXXIVe année, n° 3-4, juillet-décembre 1941, p. 97-98.

64. Claude GAIER, Armes et combats dans l’univers médiéval, t. 1, Bruxelles, De Boeck-Wesmael,1995, p. 315.

65. Livres des Bouillons, p. 440 ; cité dans Désiré Antoine VIRAC, Recherches historiques sur laville de Saint-Macaire, l’une des filleules de Bordeaux, Paris-Bordeaux, Éd. Émile Lechevalier,1890, p. 94-95.

66. RJ, t. IV, p. 519, 14 juin 1421.67. Richard W. KAEUPEUR, Guerre, justice et ordre public : la France et l’Angleterre à la fin du

Moyen Âge, Paris, Aubier, 1994 (éd. anglaise : Oxford University Press, 1988), p. 30

voir à Orléans59 ou en Catalogne60. Il n’y aurait pas non plus de confrérie d’armesà la manière de la « Gilde des archers de saint Sébastien » de Bruges61 ou decelles de Lille62. C’est une organisation plutôt territoriale, par « quartier » et nonpar corporation. On peut aussi envisager que les Bordelais aient arboré dessymboles propres à les distinguer au sein des forces communales par des livrées63,écussons ou blasons de quartier, comme à Liège64.

La défense de la ville ne suppose pas la perception de gages. Ils ne sont percep-tibles qu’à la condition de participer à une entreprise hors des limites juridiquesde la ville. Nous ne savons pas selon quelles modalités le service gratuit, peut-être nommé « caualgada65 », s’applique au début du XVe siècle. En théorie, uncontingent de combattants de la ville est exigible par le roi-duc pour une duréelimitée. Pour les retenir au-delà, il lui faut les solder. Pour défendre leurs alliés,il semble que les jurats ne mobilisent qu’un nombre limité de jurades et affectentles autres à la garde de la ville. En cas d’offensive, ils font crier la mobilisation.Dans ce cas-là, seuls les capitaines de l’ensemble des jurades sont apparemmentgagés pour l’exercice de leur charge66, si l’offensive se tient dans le cadre duservice gratuit. Une étude à plus vaste échelle nous permettrait de mesurer lapénétration du « fyrd 67 » anglo-saxon, dont on sait qu’il a été exporté sur lecontinent et nous ferait mieux appréhender ce qui relève de l’obligation ducale.

La Jurade préfère fournir des hommes d’armes et des arbalétriers plutôt quede simples habitants moins bien armés. La logique qui semble transparaître iciest qu’à partir du moment où les moyens sont limités, autant faire qu’ils soientde qualité.

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68. Paul BENOÎT, « Artisans ou combattants ? Les canonniers dans le royaume de France à la findu Moyen Âge », Le combattant au Moyen Âge, Actes du congrès de la Société des historiens médié-vistes de l’enseignement supérieur public, 18e Congrès, Montpellier, 1991, p. 287-296.

69. RJ, t. III, p. 2, 25 juillet 1406 ; p. 4, 25 juillet 1406 ; p. 128, 3 novembre 1406 ; p. 176,13 avril 1407 ; t. IV, p. 378, 11 mai 1420 ; p. 480, 4 janvier 1421 ; p. 520, 17 janvier 1421 ; p. 544,6 août 1421 ; CT, p. 188.

70. RJ, t. III, p. 125, 29 octobre 1406 ; p. 126, 1er novembre 1406 ; p. 128, 3 novembre 1406 ;p. 161, 12 février 1407 ; p. 176, 13 avril 1407 ; p. 219, 16 juillet 1407 ; p. 281, 3 décembre 1407 ;p. 321, 25 mai 1408 ; p. 328, 20 août 1408.

71. RJ, t. IV, p. 386, 8 juin 1420 ; p. 553, 23 août 1421 ; p. 589, 12 décembre 1421.72. Paul BENOÎT, « Artisans ou combattants… », op. cit., p. 295.73. RJ, t. III, p. 128, 3 novembre 1406 ; t. IV, p. 447, 6 septembre 1420 ; p. 469, 16 novembre

1420 ; p. 546, 9 août 1421 ; p. 613, 11 mars 1422.74. RJ, t. IV, p. 546, 9 août 1421 ; p. 469, 16 novembre 1420. 75. RJ, t. IV, p. 447, 6 septembre 1420.76. RJ, t. III, p. 100, 15 octobre 1406 ; t. IV, p. 467, 13 novembre 1420 ; p. 503, 23 avril 1421 ;

p. 520, 17 juin 1421.77. RJ, t. III, p. 107-108 ; il est question d’envoyer à Bourg « un mestre per adobar las balestas »

(un maître pour réparer les arbalètes), sans plus de précision.

Les auxiliaires indispensables

L’article de Paul Benoît consacré aux canonniers porte en titre une questionpertinente : « Artisans ou combattants ?68 ». Dans les Registres, on relève durantles premières années l’utilisation des termes de « canoney69 » et « canoner70 »,puis, plus tard, de « mestre deus canons71 ». Pour les années 1406-1409, lesartisans, les canonniers et les canons relèvent directement de la Jurade, qui leurlaisse le soin de gérer et gouverner les engins appartenant à la commune. Dès1414, le titre de « mestre deus canons de la ciutat » atteste le passage à un parcd’artillerie géré par un fonctionnaire de la ville. Cela concorde avec la « fonction-narisation » relevée par Claude Gaier pour les villes de Flandre à la mêmeépoque72. Ponctuellement, d’autres canonniers sont gagés pour un service rendu,notamment lors des sièges. Des « faures73 » sont attestés pour avoir travaillé etvendu des canons74. Envoyés sur le terrain, ils assurent les besoins en piècesforgées75. À côté de ces artisans du fer viennent des hommes qualifiés de « mestrebalistey76 », affectés au gouvernement des canons et autres pièces. Pour autant,ces maîtres sont-ils des artilleurs ? Ils sont peut-être chargés d’encadrer leshabitants les moins aguerris à l’usage de l’arbalète, à moins qu’ils s’occupentde manœuvrer des arbalètes sur pied77, bien que de tels engins n’aient pas étéconsignés. Tous sont des auxiliaires indispensables, que ce soit pour défendreou pour assiéger une place. Leur savoir-faire et leur technicité leur assurent desgages proches de ce que perçoit un homme d’armes (15 francs). La ville tientdonc à ce que ces hommes de prix restent à son service afin de pouvoir assurersa politique de première force du duché.

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78. Sandrine LAVAUD, « La flotte communale au service de l’effort de guerre ; le cas de Bordeauxpendant la guerre de Cent Ans », colloque de Lorient, 15 et 16 juin 2009, PUR, à paraître.

79. RJ, t. III, p. 31, 26 août 1406 ; p. 106, 19 septembre 1406 ; p. 111, 21 octobre 1406 ; p. 114,23 octobre 1406 ; p. 118, 26 octobre 1406 ; p. 125, 29 octobre 1406 ; p. 130, 4 novembre 1406 ;p. 176, 13 avril 1407 ; p. 210, 4 juillet 1407 ; t. IV, p. 565, 17 septembre 1421.

80. RJ, t. III, p. 176, 13 septembre 1407 ; p. 191, 28 mai 1407 ; p. 486, 8 février 1421. 81. RJ, t. III, p. 29-30, 23 août 1406 ; p. 31, 26 août 1406 ; p. 111, 21 octobre 1406 ; p. 125,

29 octobre 1406 ; p. 130, 4 novembre 1406 ; p. 130-131, 5 novembre 1406 ; p. 160, 11 février1407 ; p. 161, 12 février 1407 ; p. 197, 4 juillet 1407 ; p. 197, 8 juin 1407 ; p. 209-210, 4 juillet1407 ; t. IV, p. 272-273, 14 octobre 1415 ; p. 464, 2 novembre 1420.

82. RJ, t. III, p. 31, 26 août 1406, prise de la Sainte-Catherine ; p. 77, 4 octobre 1406, devantBlaye ; p. 355, 7 septembre 1408, Sancta Maria de Sent Golstan ; t. IV, p. 9, 12 mai 1414, prise parla flotte d’Angleterre ; p. 198, 13 juillet 1415, prises de navires de Bayonne ; p. 242, 5 septembre1415, prise d’un navire de San Sebastian ; p. 284, 6 novembre 1415, prise d’un navire de SanSebastian ; p. 552, 22 août 1421, navire breton qui pillait dans l’estuaire ; p. 581-583, 23 novembre1421, prise d’un navire de Bordeaux par des Bretons.

83. RJ, t. IV, p. 520, 17 juin 1421.84. Monique SOMMÉ, « L’armée bourguignonne au siège de Calais de 1436 », Guerre et société

en France, en Angleterre et en Bourgogne, op. cit., p. 204.

L’article récent de Sandrine Lavaud sur la flotte communale a mis en lumièrel’importance des gens du fleuve et de la mer dans le conflit78. À la fois combat-tants, messagers, transporteurs de troupes ou ravitailleurs, ces « marineys »,« mareyans79 », « gabarreys80 » et « mestres81 » assurent à la Jurade la maîtrisedes fleuves si vitale pour la ville. D’eux dépend la capacité de projection pourmener des campagnes dans le haut pays de Garonne et de Dordogne. La bataillenavale de Saint-Julien en Médoc en décembre 1406 représente leur moment degloire. Ils mènent une guerre de course tant sur le fleuve que sur l’Océan, parfoisà l’encontre des trêves : les Registres font état de dix prises en mer et sur lefleuve82, impliquant des partisans du roi-duc contre des navires bretons oucastillans. Les prises doivent être plus nombreuses que celles qui ont été rapportées.

Les « gabarreys » acheminent hommes, vivres et matériels. Lors de la prisede Budos, leur rôle est décisif grâce à leur maitrise de la navigation fluviale : unlourd83 canon venait d’être achevé à Bordeaux et transporté jusqu’au port dePodensac via la Garonne. L’hypothèse jusque-là admise supposait que, dePodensac, le canon avait été remonté via le Ciron, une petite rivière affluente,jusqu’au siège. Cependant, rien ne permettait de l’affirmer avec certitude, puisquerien ne dit qu’un navire chargé d’un tel canon, aussi plat de fond fût-il, puisseremonter ce cours d’eau. Interviennent probablement alors les forgerons toutjuste évoqués : la volée du canon a pu être séparée de la chambre afin depermettre un transport plus facile, comme c’est le cas en 1436 pour les piècesles plus imposantes du parc d’artillerie du duc de Bourgogne pour le siège deCalais84. Après quelques tirs, Budos capitule, ajoutant un fait d’armes supplé-mentaire à ces auxiliaires. On peut mesurer à quel point ces marins, gabarriers,maîtres ont été décisifs le long des axes fluviaux, dans les avancées, les retraiteset les renforcements en urgence des points menacés. Les Français l’ont d’ailleurs

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85. Henri RIBADIEU, Histoire de la conquête de la Guyenne par les Français, op. cit., p. 200-201.86. Monique SOMMÉ, « L’armée bourguignonne au siège de Calais de 1436 », op. cit., p. 203 et

p. 206-207.87. Jean de Beuil, Le Jouvencel, fonds Notre-Dame, n° 205, fol. 27. 88. RJ, t. III, p. 8, 4 août 1406 ; p. 71-76, 4 octobre 1406 ; p. 78, 5 octobre 1406 ; p. 149,

3 janvier 1407 ; p. 166, 26 février 1407 ; p. 176, 13 avril 1407 ; p. 180, 2 mai 1407 ; t. IV, p. 34,7 juillet 1414 ; p. 35, 7 juillet 1414 ; p. 285, 9 novembre 1415 ; p. 418, 7 septembre 1420 ; p. 447,6 septembre 1420 ; p. 520, 17 juin 1421 ; p. 546, 9 août 1421 ; CT, p. 201 et 202.

89. RJ, t. III, p. 7, 5 octobre 1406 ; p. 166, 26 février 1407 ; p. 176, 13 avril 1407 ; p. 180, 2 juin1407 ; p. 221, 20 juillet 1407 ; t. IV, p. 315, 28 janvier 1416 ; p. 447, 6 septembre 1420 ; CT, p. 200et 203.

90. RJ, t. III, p. 128, 3 novembre 1406 ; t. IV, p. 447, 6 septembre 1420 ; CT, p. 202.91. Philippe CONTAMINE, « La musique militaire dans le fonctionnement des armées: l’exemple

français (v. 1300-v. 1550) », From Crecy to Mohacs : Warfare in the Late Middle Ages, 1997, p. 93-106.

bien compris, puisque lors des ultimes campagnes de la guerre ils s’assurent lamaîtrise du fleuve par un déploiement massif de navires dans l’estuaire85.

La mise en défense d’une place suppose d’entreprendre des travaux de réfectiondes courtines de l’enceinte, de curage des fossés, de construction de hourds etbretèches, voire de bastions, barbacanes ou boulevards devant les portes afin decouvrir ces dernières. Les sièges nécessitent l’emploi d’artisans dans les travauxd’approche86. Ces travaux consistent essentiellement à creuser des galeries, éleverdes protections en bois, construire des machines de siège ou élever de petitsbastions comme celui que les Anglais édifient à Dieppe en 144387. Ces travauxnécessitent la mobilisation d’artisans spécialisés dans la construction, que sont,en Bordelais, les « carpenteys88 » et « massons89 », mais aussi des « manobreys90 »pour les travaux les plus ingrats. Les tarifs tendent à montrer que ces artisans nesont pas spécialement bien payés, comparés aux gages des combattants. Lesobservations faites pour les charpentiers sont sensiblement les mêmes pour lesmaçons. Ces activités sont des plus routinières et sont logiquement plus visiblesdans les Comptes que dans les Registres. En revanche, les entreprises de mineet contre-mine, doivent être nettement moins usuelles, puisqu’elles font l’objetde délibérations consignées. En 1406, lors des sièges de Bourg et de Blaye, unspécialiste est recruté par les jurats pour aller à Bourg.

Dans son article sur la musique militaire91, Philippe Contamine commenceson propos en faisant remarquer que, parmi les moyens destinés à renforcer lacohésion d’une troupe à la bataille, la musique avait peut-être joué un rôle. Nousy adjoignons le côté visuel de la bannière explicitement citée dans les Registres.Philippe Contamine donne à plusieurs reprises des exemples de seigneurs quivont à la guerre et sont reçus en montre accompagnés de trompettes. Il en va demême en Bordelais, tant chez les nobles que chez les routiers. Leur rôle dansune troupe de gens d’armes à cheval doit être de signifier la charge, la retraite,le ralliement, l’appel, voire la démonte lorsqu’il s’agit de combattre à pied. Nousne pouvons, hélas, qu’émettre des hypothèses à défaut de sources explicites.

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92. RJ, t. IV, p. 136, 5 avril 1415, « aventures de la ville qui [sont] accoutumées à prendre poursemblables trompettes ».

93. RJ, t. IV, p. 318, 11 février 1416 ; p. 327, 28 février 1416, « lesquelles sont secrètes, et nul nes’y fiera tant de quelque personne comme de la nôtre trompette ».

94. RJ, t. IV, p. 60, 28 juillet 1414.95. L’iconographie le confirme.96. RJ, t. IV, p. 434, 12 août 1420.97. Très tôt, les Gascons fidèles au roi-duc se placent sous le patronage de saint Georges puisqu’il

est fait mention du cri « Guyenne ! Saint Georges ! » dès 1345 pour le siège d’Auberoche : GuilhemPÉPIN, « Les cris de guerre “Guyenne !” et “Saint Georges !” », Le Moyen Âge, 2/2006, t. CXII,p. 263-281.

98. RJ, t. IV, p. 209, 26 juillet 1415, « ses ancêtres ont coutume d’avoir ».

Les trompettes municipales ont d’autres tâches. À plusieurs reprises, l’une d’ellesest envoyée dans des missions allant de l’escorte de personnage important à laremise de courrier diplomatique. La ville de Libourne possède aussi une trompettequi est retenue pour 60 livres pour aller avec les autres « abenturas de la bilaque acostumadas a prendre per semblantas trompetas92 ». Une autre tâche estintéressante : en 1416, la trompette est prêtée à la dame de Duras pour se rensei-gner sur un possible siège de Maruscle et savoir si son époux est à l’intérieur dela place, car ces informations « lasquaus son segretas, et no se fidaria tant deaucuna perssona cum de la nostra trompeta93 ». On a là un officier de confiance.Avec les signaux sonores, on trouve des signaux visuels que représentent les« baneyras » et « penonsseus94 », ces derniers allant avec les trompettes (onimagine qu’elles doivent pendre le long du cuivre95). En août 142096, en prévisiond’une bataille, la bannière de saint Georges97 est préférée à celle de la ville,probablement parce que le capitaine désigné pour les troupes municipales est leconnétable de Bordeaux, un officier du roi-duc, et que saint Georges est le protec-teur de ce dernier. Il semble qu’une bannière de la ville soit confectionnée pourun siège de Montendre (avant 1414). Y en avait-il une auparavant ? Il est impos-sible de le savoir, mais c’est fort probable, puisque la bannière de la ville sembleavoir été portée par la famille de La Lande, dont le sire, en 1415, rappelle que« sons ancestres an acostumat de hauer98 ».

Qui rallie la Jurade ?

Mobiliser « lo pais »

Un bassin défensif est une aire géographique organisée, contrôlée et penséepour prévenir la pénétration de l’ennemi en fonction d’objectifs préétablis. Lebassin défensif ne recouvre donc pas forcément les limites juridiques du duché.

Bordeaux est marraine d’une confédération de villes établie en 1379. Sesfilleules, réparties sur la Garonne, la Dordogne ou la Gironde sont Bourg, Blaye,Cadillac, Castillon, Libourne, Rions, Saint-Émilion et Saint-Macaire. Cette ligue

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99. Livre des Bouillons, p. 440, cité dans Désiré Antoine VIRAC, Recherches historiques sur laville de Saint-Macaire, op. cit., p. 94-95.

100. Francis RAPP, « Guerre et liberté urbaine en Alsace à la fin du Moyen Âge… », op. cit.,p. 384.

101. Marmande et Bergerac, les deux plus éloignées, n’apparaissent que respectivement une àdeux fois dans les Registres. Agen n’apparaît pas.

102. In fine, la conquête de la Guyenne par Charles VII n’a été rendue possible que grâce auxréformes dans l’artillerie qui ont mis en campagne une quantité suffisante de pièces pour réduirerapidement les places fortes. Elles lui ont manqué en 1442 lors du siège de La Réole qui s’éterniseet où l’hiver finit par le surprendre. C’est aussi ce qui arrive au duc d’Orléans devant Bourg en1406. Il faut donc aborder la bataille de Castillon autrement : Talbot a-t-il compris que s’emparer duparc d’artillerie présent à Castillon empêcherait les Français de réduire les places rapidement avantl’hiver ?

103. RJ, t. IV, p. 486, 8 février 1421.104. RJ, t. IV, p. 521, 17 juin 1421.105. Guilhem FERRAND, « Les murs, le guet et la communauté : la construction d’un système

défensif » Archéologie du Midi médiéval, n° 25, 2007 p. 151 ; ID., Communautés et insécurité enRouergue à la fin du Moyen Âge, thèse sous la direction de Mireille Mousnier et de Jean-Loup Abbé,université de Toulouse-Le Mirail, 2009, p. 356-367.

de villes a une vocation militaire : il s’agit de se prêter mutuellement assistance(comme pour Bourg et Blaye en 1406). Le Livre des Bouillons explicite lesconditions du traité passé entre Bordeaux et Bourg : les habitants en armes deBourg doivent se placer sous la bannière de Bordeaux si cette dernière et le paysfont une « caualgada99 » sur mandement du roi ou de son lieutenant, sans préciserla durée ni les limites géographiques. C’est certainement ce mécanisme quis’enclenche en 1420 lorsque Henri V demande aux jurats de partir en guerrecontre les gens du dauphin. À la même époque, Strasbourg et les cités rhénanescréent aussi une ligue. Mais leur seigneur légitime réprouve cette organisation.Nous n’avons pas l’avis de Richard II ou des Lancastre à ce sujet100. Cette ligueurbaine de 1379 regroupe, à l’exception de La Réole, Langon, Marmande,Bergerac et Agen101, l’essentiel des villes du duché (les quatre premières n’enfont pas partie parce qu’elles changent trop souvent de main, à moins que lesmembres de la ligue souhaitent éviter d’avoir à défendre une zone trop vastepour leurs capacités ; quant à Agen, elle reste dans la main du roi de Francepour notre période). Stratégiquement, tenir ces villes, c’est tenir le duché : c’estl’objectif de Charles VII en 1442, 1450 et 1453.

Les villes de la ligue forment l’ossature du bassin défensif. La colonne verté-brale est double, axée sur les deux fleuves, Garonne et Dordogne. Bordeaux lesmaîtrise après la victoire de Noël 1406, ce qui lui permet de communiquer plusrapidement que par la voie de terre et donc de soutenir un allié assiégé102. Cesvilles et les axes qu’elles contrôlent sont des verrous qui font obstruction à toutevelléité de conquête de Bordeaux tout en étant des points d’appui à partir desquelsles Anglo-Gascons peuvent mener leurs opérations : pour le siège de Budos en1421, ils s’appuient sur Saint-Macaire103 et Podensac104. Le bassin défensif nese limite pas qu’à quelques points clefs, mais intègre également le plat pays cherà Guilhem Ferrand105, qui a de même une importance stratégique. On pense bien

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106. Georges MINOIS, La guerre de Cent Ans, Paris, Perrin, 2008, p. 413.107. Enguerrand de Monstrelet, Chroniques, J. A. Buchon (éd.), Paris, Panthéon littéraire, 1854,

p. 832.108. Il serait intéressant de l’étudier, mais dans le cadre du Bayonnais.109. RJ, t. IV, p. 27, 15 juin 1415.110. RJ, t. IV, p. 123, 6 mars 1415.111. RJ, t. IV, p. 602, 16 février 1422.112. RJ, t. IV, p. 355, 17 juin 1416.113. RJ, t. IV, p.363, 16 avril 1420.114. RJ, t. III, p. 83-84, 9 octobre1406.115. RJ, t. III, p. 120, 27 octobre 1406.116. RJ, t. III, p. 146-147, 22 décembre 1406.117. RJ, t. III, p. 117, 26 octobre 1406.118. RJ, t. III, p. 258, 13 septembre 1407.119. RJ, t. III, p. 123, 29 octobre 1406.120. RJ, t. III, p. 9, 6 août 1406. 121. RJ, t. III, p. 210, 6 juillet 1407.122. RJ, t. III, p. 275, 21 octobre 1407.123. RJ, t. III, p. 157, mai 1407.124. RJ, t. III, p. 27, 10 octobre 1407.125. RJ, t. III, p. 57, 21 septembre 1406.126. RJ, t. III, p. 126, 1er novembre 1406.

évidemment aux places fortes prises par les routiers qui rançonnent le Rouergueou le Quercy, mais aussi à la population rurale : nobles et paysans en Normandiese soulèvent contre les Anglais et mènent une guerre asymétrique dans le platpays106. En Guyenne, en 1442, le recul de l’armée de Charles VII provoque lesoulèvement du plat pays et fait dire à Monstrelet que « les paysans du paysleur faisoient forte guerre [aux Français]107 ».

Sur la carte 2 (p. 154), en dehors de l’ossature, on distingue deux ensemblesde places ou villes : une auréole et un maillage plus ou moins dense108. Lespoints sur l’auréole forment une limite d’influence militaire. Ces places relèventtantôt du roi-duc, tantôt du roi de France. Les jurats les connaissent, parce qu’ellesse sont plaintes auprès d’eux d’exactions, parce qu’elles les ont appelés à l’aide,parce qu’elles demandent à être incluses dans les trêves, parce qu’ils ont faitappel à elles ou parce qu’ils ont pu souhaiter leur conquête. Au nord, ils sonttrès actifs : Soubise109, Montendre110, Montguyon111, Barbezieux112, Puynormand113

ont subi plusieurs sièges où Bordeaux a pris plus ou moins part. Le Sud estmoins concerné, Gabarret, Eauze et Cazaubon114 subissent les razzias deBordelais. Dax, Saint-Sever115, Saint-Cric116 et Uza117 sont sollicitées pour fournirdes gens d’armes en 1406. Ces places délimitent un espace connu.

Cet espace connu ne forme pas le bassin défensif du Bordelais, mais en marquela périphérie. Ce dernier est plus proche de l’ossature, dans l’aire délimitée, quicorrespond à une partie de l’Entre-deux-Mers, du Bazadais, du Médoc. Lesplaces fortes maillent le plat pays et leur contrôle permet de le tenir. La plupartle sont par des nobles, telles celles de Roquetaillade118, Blanquefort119, Vayres120,Pommiers121, Rauzan122, Villandraut123, L’Aiguille124 ou Lesparre125. Fronsac126

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127. Guilhem PÉPIN, « The French Offensives of 1404-1407 against Anglo-Gascon Aquitaine »,Journal of Medieval Military History, vol. IX : Soldiers, Weapons and Armies in the FifteenthCentury, Woodbridge, Boydell Press, 2011, p. 11-15.

128. RJ, t. IV, p. 140, 13 avril 1415.129. Malcolm VALE, English Gascony, 1399-1453, op. cit., p. 154-221.130. Cf. « Que commande la Jurade ? Les combattants », p. 144-147.131. RJ, t. III, p. 260-261, 6 octobre 1407.

est, en revanche, une place du roi-duc. Ce maillage a pour but de maintenir souscontrôle les terres comprises entre les deux axes, ainsi qu’une marge au nord etau sud des fleuves qu’on peut considérer comme un glacis défensif. On repèretrès vite les faiblesses : si, au nord, l’estuaire est un obstacle naturel à un passageen force, en revanche le sud et les Landes sont un espace qu’à plusieurs reprisesles Français exploitent : déjà en 1405, le comte d’Armagnac essaye de surprendreBordeaux avec la diversion de Pero Niño en remontant la rive sud de la Garonneen ne s’enfonçant que peu dans les terres127. En 1438, c’est via les Landes, enévitant les rives de la Garonne bien défendues, que les Écorcheurs parviennentsous les murs de Bordeaux. En 1450, c’est aussi cette voie que le sire d’Orvalemprunte. Cela s’explique par la nature du pays des Landes : quelques placeséloignées les unes des autres, un territoire plat propice à la chevauchée rapide,qui nécessiterait pour sa défense un effort hors de portée des Bordelais.

On assiste entre 1409 et 1414 à une progressive extension de ce bassin défensifà mesure que les Bordelais reprennent les places de Saintonge, mais qui semanifeste surtout le long des deux fleuves. Les préoccupations des jurats sefocalisent plus sur la reconquête des places fortes au cœur du bassin défensifque sur les places à ses marges. Même si la dangerosité des partisans du dauphinest probablement plus réduite du fait de la guerre civile, les jurats s’inquiètentet s’informent de la campagne menée en 1415 par les Armagnacs au sud de laGaronne128.

La noblesse et les jurats

La loyauté de la noblesse gasconne a fait couler beaucoup d’encre129. Pourtant,la Jurade n’hésite pas à la solliciter et les nobles y répondent dans l’ensemblefavorablement. La coopération est basée sur une mutuelle assistance. Outre l’évi-dente commodité d’engagement130, les nobles du Bordelais ont tout à gagner às’entendre avec la ville, qui au besoin leur assurera son soutien militaire et diplo-matique, soit pour les défendre, soit pour les inclure dans les trêves131.

La noblesse s’inscrit aussi dans une dynamique guerrière propre. Les lignagesont leurs comptes à régler entre eux. Le changement dynastique en Angleterreet la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons exacerbent les tensions.Richard II était proche de Philippe le Hardi alors qu’Henri IV avait noué des

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132. Georges MINOIS, La guerre de Cent Ans, op. cit., p. 332.133. Ibid., p. 348134. Malcolm VALE, English Gascony, 1399-1453, op. cit., p. 67-69.135. Georges MINOIS, La guerre de Cent Ans, op. cit., p. 348.136. RJ, t. IV, p. 151, 2 mai 1414, « sur la requête faite à monseigneur le sénéchal, que nul de

notre part (attendu la guerre qu’il y a) ne se laisse aller à l’aide d’aucun des seigneurs comtes, maisdemeure en le pays pour la défense du pays, considéré ce qui est dans les lettres du Roi, qui a écritaux barons et à la ville ».

137. RJ, t. IV, p. 152, 2 mai 1415.138. RJ, t. III, p. 87-93, 12 octobre 1406, « avait mis gens d’armes de notre part en I lieu, appelé :

Malemort ; lesquels faisaient guerre contre quelques autres du parti de France, mais non pas pournom d’Anglais expressément ».

139. RJ, t. III, p. 251, 13 août 1407, « considérant que je suis de tout mon bien déshérité par laguerre de mon très dit et souverain seigneur, et venant à ma charge pour la garde du lieu deRoquetaillade, j’ai à tenir cent combattants, qui à cheval, qui à pied ; ainsi que si je me tiens en ladite trêve et ne peux aider auxdits compagnons pour leur entretien durant le terme de ladite trêve jeperdrais ladite compagnie et ainsi serais en grand péril de perdre mon lieu et ma personne ».

140. Pierre PRÉTOU, Crime et justice en Gascogne à la fin du Moyen Âge, op. cit., p. 199.141. Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE, « Une cité face aux crises », op. cit., p. 96 : « Dès qu’une

menace se précise, les bourgeois se précipitent vers “Monseigneur”… »

liens avec le duc d’Orléans132. Or Armagnacs et Bourguignons se disputent l’aideanglaise contre un appui en Guyenne133. Jean Ier de Foix-Grailly est un allié duparti bourguignon qui est au pouvoir en France en 1412. Il se voit confier parCharles VI la lieutenance générale de Languedoc et de Guyenne134, donc contreles fidèles du roi-duc. À partir de là, le comte d’Armagnac et le comte de Foixreprennent leur affrontement pour le contrôle du Comminges. Le lignage desGrailly possède le captalat de Buch et avait acquis l’héritage des Foix-Béarn.Par conséquent, les barons du Bordelais qui sont dans la mouvance des Foix-Grailly se retrouvent en lutte avec les partisans du comte d’Armagnac, alors quece dernier s’est allié – provisoirement – au roi-duc135. Prudente, la ville deBordeaux affirme sa neutralité136 pour éviter d’être prise entre deux feux137. Cetteposition est inspirée par une lettre d’Henri IV qui enjoint à ses barons et à sesvilles de ne pas intervenir.

Dans ce jeu diplomatique trouble, les lignages fidèles du roi-duc, mais appar-tenant à la mouvance de la famille de Grailly, assaillent malgré tout lesArmagnacs. Les barons mènent leurs propres guerres, même lorsqu’ellesmenacent les trêves entre le Bordelais et l’Albret acquis aux Armagnacs. Certainsne souhaitent pas être intégrés dans les trêves négociées par la Jurade, préférantse conduire comme des routiers avec leurs propres entreprises guerrières138, maisaussi parce que la guerre est leur seul moyen d’entretenir leurs retenues139. À cetitre, servir le roi-duc semble être plus avantageux, car celui-ci ne poursuit pasles gens d’armes coupables d’exactions140. Dans l’ensemble, la noblesse gasconneest un électron libre qui mène une guerre à son propre rythme. La situation n’estpas tout à fait la même à Orléans, où la noblesse du pays semble avoir le dessusdans ses rapports avec la ville141. Que ce soient les membres de la famille ducale

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142. Désiré Antoine VIRAC, Recherches historiques sur la ville de Saint-Macaire, op. cit.,p. 104-105.

ou ses fidèles, les autorités municipales souhaitent s’impliquer le moins possibledans l’action et renâclent même à fournir des hommes. Dans l’Empire commeen Flandre, les communes se méfient de la noblesse, car elles sont souvent enrivalité pour le pouvoir.

Bordeaux est une puissance militaire. Elle a les moyens financiers pours’équiper d’artillerie, pour armer des navires et pour solder des troupes. Elle estaussi une puissance territoriale, capable de s’appuyer sur son arrière-pays et sapopulation. Les sources montrent que Bordeaux est protégée par un bassindéfensif complexe. C’est une entité de référence pour la noblesse gasconne etun acteur diplomatique important. Bordeaux se comporte comme une puissanteseigneurie collective en faisant la guerre à l’instar de ce que peuvent faire lesgrands barons du Bordelais. D’ailleurs, Henri VI agit avec elle comme si elle enétait un, en lui confiant le 20 juin 1444 la ville et le château de Saint-Macaire« contre la puissance et malice de nos ennemis »142. Il est difficile de trouverune ville capable de soutenir la comparaison dans le royaume de France.

Le dernier point que je souhaite soulever est celui de la pertinence du conceptde « milices communales », et plus généralement discuter des modèles militairesurbains. Pour les « bonnes villes », ce concept est tout à fait opératoire. Ellesont bien des contingents issus de leur communauté, quasiment toujours intégrésà une armée princière. Ils y forment la partie la plus déconsidérée par les chroni-queurs, ce qui justifie souvent chez les historiens l’usage du mot « milice »,plutôt que celui d’« armée ». Mais Bordeaux assemble des troupes comme unprince, avec toutes les composantes que cela suppose et sous sa propre direction.Dès lors, peut-on encore parler de milice ?

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