Analyse filmique. 2001, l'odyssée de l'espace : puissance de l'énigme. Le voyage au-delà de...

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Chapitre 7 Voyage par-delà les limites : temps, matière, regard 1. L’aventure d’un transport : l’espace et le hors soi Rupture, tel est le mot qui s’impose lorsqu’il s’agit de caractériser la troisième partie du film, dans sa relation avec les deux autres. Rupture bien plus grande que cette distance temporelle, expressive et relationnelle qui séparait l’Aube de l’humanité de la seconde partie. Non seulement parce que la transition renvoyait, en dépit des différences, à l’idée d’une certaine continuité (continuité de la technique, de l'homme comme homo faber et affirmation d’une permanence de la conscience traversée par la ligne du temps), mais surtout parce que c’est le lien originaire de l’homme au monde, et les formes dans lesquelles il est susceptible de le percevoir, qui se trouvent affectés dans les trois séquences finales, avec pour conséquence une transformation du statut et des propriétés de l’image qui ne saurait être reçue et

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Chapitre 7

Voyage par-delà les limites :temps, matière, regard

1. L’aventure d’un transport :l’espace et le hors soi

Rupture, tel est le mot qui s’imposelorsqu’il s’agit de caractériser latroisième partie du film, dans sa relationavec les deux autres. Rupture bien plusgrande que cette distance temporelle,expressive et relationnelle qui séparaitl’Aube de l’humanité de la seconde partie. Nonseulement parce que la transitionrenvoyait, en dépit des différences, àl’idée d’une certaine continuité(continuité de la technique, de l'hommecomme homo faber et affirmation d’unepermanence de la conscience traversée parla ligne du temps), mais surtout parce quec’est le lien originaire de l’homme aumonde, et les formes dans lesquelles il estsusceptible de le percevoir, qui setrouvent affectés dans les trois séquencesfinales, avec pour conséquence unetransformation du statut et des propriétésde l’image qui ne saurait être reçue et

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 2réfléchie selon les catégories de lareprésentation et de la mimésis.

1.1. Ruptures et action 

Cette rupture, dont il faudra préciser etdétailler les qualités, se marque demanière immédiate par le retour au principedu film muet. Mais surtout, par l’abandondes référentiels et principes du cinéma del’image-mouvement : le film est sansaction, sans comédien (Ken Dullea se tientdans l’impassibilité ou ne fait que réagirphysiquement à ce qui l'agresse). Ilprivilégie, en outre, une saisie visuelleet plastique du monde, un rapportesthétique et étonné du spectateur àl’image. Une précision s’impose sur ce point : direque ce moment du film existe comme moment« artistique » ne signifie pas que lecinéma ne puisse atteindre la dimensiond’un art qu’à la condition de rompre avecle réalisme, la volonté de raconter unehistoire, ou d’échapper à la banalité et auquotidien, en produisant de « belles »images. C’est en arrachant les images auxclichés (idéologiques et verbeux) qui lesmenacent et en renouvelant la vision qu’ilest possible de donner du réel parl'instauration d'un nouveau régime devisibilité que les grands cinéastes font

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 3œuvre d’art. C’est ce que ditmagnifiquement Antonioni à propos du Désertrouge : « J’ai situé ce film dans le mondedes usines dont les lignes peuvent êtretrès belles, plus belles que des rangéesd’arbres qui ont trop souvent étémontées ». Fuir le cliché, ou lui résister, voilà lamarque des grands cinéastes qui ont chacunleur manière particulière de faire. Lecinéma moderne l’a fait en détruisant ourepensant le lien entre la chose montrée etla sensori-motricité, ou encore, entre lasituation et un mode d’emploi purementidéologique du visible1. La question sepose toujours de tenter de définir cequ’est un cliché, et en quoi cette

1 Nous avons déjà cité une partie de ce passage situéau début d’Image-temps de Gilles Deleuze, mais la suitede cette pensée suggestive mérite aussi d’êtrementionnée. Elle permet de penser une modalité et uneffet de l’art cinématographique : « Si nos schèmessensori-moteurs s’enrayent et se cassent, alors peutapparaître un autre type d’image : une image optique etsonore pure, l’image entière et sans métaphore, quifait surgir la chose en elle même, littéralement, dansson excès d’horreur ou de beauté, dans son caractèreradical ou injustifiable, car elle n’a plus à être« justifiée », en bien ou en mal...L’être de l’usine selève, et l’on ne peut plus dire : « il faut bien quedes gens travaillent »  Ce texte montre bien en quoi l’accompagnement del’image par un stéréotype de pensée, opère comme unedénégation ou un refoulement de ce que l’image peutfaire advenir.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 4destruction du lien de l’image et de lasensori-motricité participe-t-elle à ladestruction du cliché. Question d’apparenceabstraite à laquelle nous avons tenté derépondre dans notre deuxième partie ; maisau fond, il n’y a qu’à regarder lesactualités télévisées ou les téléfilms,pour comprendre de quoi il s’agit. « On »nous dit ce qu’il y a à penser de ce quinous est montré. « On » fait existerl’image comme preuve de ce qui s’est passé.« On » ne cesse de promouvoir des normes decomportement et de réactions conformes ouacceptables. « On » déréalise et aseptise,de manière conformante notre rapportpossible au monde. « On » pose desquestions sans objet et « on » y donne desréponses1.

Aussi il ne faut pas se méprendre sur notrepropos relatif à l’art dans 2001. Il nes’agit pas là d’un énoncé à portée généralequi concernerait toute œuvrecinématographique, mais bien d’un jugementrelatif qui prend d’abord en compte la

1 L’emploi du « on » a pour sens de soulignerl’effacement du point de vue idéologique et lapromotion d’un discours d’apparence neutre. Il estévident qu’une analyse des mises en scène du journaltélévisé supposerait d’être attentif aux modalitésénonciatives et à l’efficace du corps et des jeux deregard dans la construction d’une relation autéléspectateur.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 5rupture accomplie, en ce moment du film,avec le monde de la perception ordinaire.C’est cette rupture qui permet de faireadvenir un monde inconnu. Nous l’avons déjàévoqué : ce qui est montré dans cettetroisième partie ne relève pas du langageet ne renvoie pas, non plus, à un référentextérieur qui serait représenté selon descodes déterminés. Ce sont les qualitéssensibles de l’image qui nous saisissent etnous surprennent par leur nature et leurretentissement. Ce que nous voyons n’estpas le ciel vu, traversé, utilisé, ou rêvé,ce n’est pas non plus un ciel et desplanètes quelconques, ce sont des imagesque le ciel peut « inspirer » et susciter,mais qui valent d’abord en tantqu’apparition et par le mouvement qui lesfont apparaître.

1. 2. Les éléments communs 

La troisième partie du film n’est composéeque de trois séquences, toutes plusinattendues, surprenantes et singulièresles unes que les autres. Trois séquencesmuettes accompagnées le plus souvent demusiques extra diégétiques et dont ladimension expérimentale a beaucoupcontribué à la réputation d’audacevisuelle, mais aussi d’opacité dufilm. Trois séquences qui ont comme premier

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 6point commun l’absence d’action réfléchieet volontaire de Bowman, à l’exceptionpeut-être de sa sortie de Discovery (que lefilm ne montre d’ailleurs pas) et del’indexation ultime du vieillard mourrantet tendant un doigt en direction dumonolithe. Pour l’essentiel, ce qui arriveest donc une aventure subie, une série desituations vécues dans une absenceapparente de choix. Le second point commun est de l’ordre dusensible : si la première partie situéedans un espace restreint donne à voirl’ouverture au temps et la naissance de laconscience dans un monde marqué par lecontact, le toucher, si la seconde partiedu film est caractérisée par l’explorationde dimensions spatiales, et la modificationdu régime dominant d’expression déterminépar le langage et la communication, latroisième partie intitulée « Jupiter et au-delàde l’infini » correspondra à un « dérèglement »des formes dans lesquelles le réel nousapparaît, ainsi qu’à une mise en crise dusujet. Il s’agit donc d’une situationexpérimentale qui nous fera quitter le soldes certitudes familières et les lois denotre monde physique pour nous transporterdans une dimension inconnue. Transporter :le mot est à peine choisi, tant il s’imposecomme une évidence. Le premier transport

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 7est celui qui permet à Bowman de sortir deDiscovery pour rejoindre, à proximité deJupiter, le monolithe1. Le second est celuidans lequel s’engage le cosmonaute et quile conduit à des vitesses inhumaines dansun tunnel de lumière, puis au cœur de lamatière (explosion de galaxie, tourbillonsgazeux) et enfin dans un survol de paysagesplus familiers et curieusement colorés. Letroisième voyage souligne que l’odyssée del’espace est d’abord une odyssée du temps.Mais ces trois moments nous montrentsurtout qu’être transporté physiquement,c’est aussi sortir de soi, se mouvoir,cesser d’exister comme individu rattaché àune histoire, pour vivre dans leurétrangeté de purs événements : « je est unautre... ». Ce qui vaut pour le personnage,mais aussi, bien évidemment pour lespectateur.

1.3. Suivre le monolithe 

1 Le film ne donne aucune explication psychologique dece qui motive la sortie de Bowman. Bowman déserteDiscovery et le seul constat que peut faire lespectateur est celui d’une sortie du langage et surtoutde l’espace du contrôle social et technique quicaractérise le vaisseau spatial.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 8En réalité les deux premières "séquences1"de cette ultime partie, quoique trèsdifférentes dans leur rythme, peuvent êtreconsidérées comme un tout, un prolongementl’une de l’autre, puisque l’une conduit àl’autre sans rupture ni transition etqu'elles jouent toutes deux sur des imagesabstraites et des qualités sensibles.Au début de la première séquence introduitepar un intertitre (Jupiter et au-delà de l’infini),un lent mouvement de caméra nous permet dedécouvrir le ciel étoilé et de nouvellesplanètes. Bientôt cet espace, empli par lamusique de Ligeti, sera traversé par unmonolithe de couleur bleutée qui tel unpoisson dans un bocal cosmique flottera,tournera, se déplacera, disparaître pourapparaître à nouveau jusqu’à entraînerBowman à sa suite. La rencontre entre les humains et lemonolithe a donc changé de caractère. Lapierre n’est ni dressée, ni statique, nimonumentale. Elle est dans son élément.Elle flotte horizontalement, et vient à larencontre de l’homme de manière trèsprogressive. Elle ne donne pas naissance àun sentiment de sublime, mais fait partie

1 La notion de "séquence" est employée par commodité,mais elle ne saurait désigner une unité narrative. Ils'agit en réalité de deux moments qui se définissentessentiellement du point de vue de l'image et dusensible.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 9d’un tout qui est source d’un plaisirdésintéressé.

Succédant à l’atmosphère étouffante et àl’intérieur clos, circulaire et confiné deDiscovery, les images offrent un espacedéployé, dans lequel le jeu des formes, lestensions qui se créent et se modifient dansun constant devenir, appellent à lacontemplation. Double rupture donc : avecle décor antérieur, mais surtout avecl’évidence de formes posées en elles-mêmes.Nous sommes mis en présence de ce que l’onpeut nommer une image plastique etcinématographique (plastique en tantqu’elle est cinématographique), uneexpression purement visuelle qui romptradicalement avec toutes les possibilitésde nomination par le langage. Ainsi, la portion d’espace présente àl’écran est découverte grâce à un mouvementde la caméra qui alterne de lentspanoramiques verticaux puis horizontaux.Ces panoramiques modifient en permanence lechamp et ce qui y apparaît, ainsi que lespositions respectives des éléments qui s’yinscrivent à la limite de la visibilité.Les planètes ne sont donc pas, ici, dessignes (susceptibles, selon Maldiney, deconserver leur signification dans un autrelieu) mais bien des formes dynamiques etrayonnantes (elles peuvent faire penser à

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 10des tableaux de Paul Klee mis en mouvement)qui entrent dans des rapports renouvelés etrestent, tout comme l’espace,incommensurables avec le hors-champ qui lesenveloppe et que le cadre cache.

La question qui se pose alors est celle desavoir quel est l’effet majeur de ce longmoment qui suspend provisoirement (tout encoexistant avec elle), la ligne narrativedu film. En fait, la présence du monolitheet celle de Discovery dans un même espaceintroduit bien l’idée d’une rencontre quirelancerait le récit en offrant et ouvrantde nouvelles directions et possibilitésscénaristiques. Mais l’idée de rencontren’est pas première, elle ne nous met pas enattente d'aventures renouvelées, parce quenous sommes submergés par les sensationsqui naissent des tableaux animés et quinous rendent partiellement indifférents àtoute promesse d’action.Aussi, la séquence nous donne accès à unespace et à des formes qui avant de« parler » à l’imagination et de risquerd’être envahies par nos projectionsimaginaires, offrent leur résistance àtoute prise de possession exclusive. Ladimension artistique de ce moment invite àrepousser l'arraisonnement de l’image parun imaginaire ou des idées prédéterminées.Avant d’être support de projections et

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 11d’effets de reconnaissance, la rencontreavec une œuvre d’art suppose une époché,une suspension des certitudesinterprétatives, au profit d’un rapportimmédiat et sensible qui peut êtreconsidéré sinon comme exclusif du moinscomme premier. Aborder la question de l’art enmatérialiste, c’est précisément vouloirmaintenir dans leur dimension et leurprésence, la composition, les matériaux etles effets plastiques ; et paradoxalement,avoir foi dans la sensation et laperception comme sources ou rappelspossibles d’une vérité de l'apparaître. C’est aussi tenir à distance les deuxattitudes et schèmes de pensées queconstituent le point de vue « animiste » et« utilitariste, ces deux attitudes ayant(au moins) en commun le fait de privilégierun regard intentionnel porté sur les imageset les choses, au risque d’éliminer ou derecouvrir, la réversibilité entre sentantet senti, la possibilité d’être regardé parles « choses ».L’attitude « animiste » face aux images deKubrick consiste à ne sentir, derrière leciel montré et le jeu des formes ou biensous le visible, que les forces invisiblesdu Mana ou des dieux. Comme le faitremarquer Jean-Jacques Wunenberger dans un

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 12article paru dans la revue Philosophique1 uneprojection ou perception supra sensoriellede ce genre est en fait imprégnée devaleurs symboliques ou culturellespréexistantes qui conduisent à n’accorderd’importance qu’au surnaturel : le mondeperçu n’est plus, alors, que le miroirfantomatique de l’occulte. Inversement,l’approche utilitariste conduit à ne voirles images qu’à travers leurs fonctionsutilitaires ( « pourquoi Kubrick nousmontre-t-il aussi longuement cela ? Qu’estce que ça signifie ? »), à dégager leurssignifications culturelles en tantqu’objets et à prendre trop vite la mesure,à travers le perçu de notre propre pouvoirde connaître ou de faire2.

De quoi alors peut-on prendre la mesure, enaccordant au sensible, à la sensation, auximages optiques et sonores « pures »,désenchaînées de la narration, une placenon pas unique, mais primordiale ? De notreperte de référence, du défaut d’étalon, et1 Wunenberger Jean-Jacques « La géopoétique ou laquestion des frontières de l’art » Philosophique no. Art,Besançon, 1999. 2 C’est en ce sens que l’on peut entendre cette trèsforte et belle pensée de Blanchot : « Lire, voir etentendre l’œuvre d’art exige un savoir qu’investit uneimmense ignorance et un don qui n’est pas donnéd’avance, qu’il faut chaque fois recevoir, acquérir etperdre dans l’oubli de soi-même ». Blanchot, Maurice,L’espace littéraire, Folio Essais, Paris, 2003.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 13donc de l’inanité du désir de mesure. Maisaussi (et peut-être surtout) de ce en quoiconsiste une part du travail artistique"moderne" et de la différence de natureentre art et communication.Souvenons nous : les scientifiques quicontrôlent le monde de 2001 ont interprétéle signal émis par le monolithe endirection de Jupiter comme la preuveformelle de l’existence d’une vie extra-terrestre. Ce signal est donc pensé commemessage et moyen de communication. Maisarrivé au point ultime du voyage deDiscovery, le monolithe apparaît nonseulement comme forme ou matière colorée (àpeine discernable), mais aussi comme forceen mouvement. Et c’est, précisément, unedes caractéristiques de l’art « moderne »que de ne plus jouer sur des oppositionstelles que celles de la ligne et de lacouleur ou de la forme et de l’expression,mais d’être capture et déploiement desforces du monde ou du cosmos « Le momentcosmogénétique est là : la fixation d’unpoint (gris) dans le chaos1.

1 Cf. Paul Klee, La Pensée Créatrice, vol.1, recueil detextes annotés par Jürg Spiller, Dessain et Tolra,Paris, 1973. La réflexion de Paul Klee est, sur cepoint, partagée par nombre de créateurs du vingtièmesiècle, peintres et surtout compositeurs. On auraittort de ne voir dans ces propos que l’expression d’une« idéologie spontanée » des artistes.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 14Ce moment du film donne à voir le visiblecomme jeu de relations entre des forces :il ne s’agit plus là de s'installer dansune attitude animiste qui repose sur uneséparation entre le donné matériel et unmonde occulte et vrai, mais de suivre lacréation recommencée d’une ligned’intensité qui relie et rend inséparablesles formes et les forces. Le film nousinstalle alors dans un bloc d’espace-tempsdans lequel nous pouvons faire l’expériencede l’inexistence d’un monde objectif quiserait indépendant de la position et dumouvement de l’observateur (ou de lacaméra). Nous pouvons, alors, nous ouvrir àune expérience du relatif dansl’appréhension de l’espace qui n’est pasici géométrique, perspectiviste etcartésien. Ressentir cela suppose nonseulement de tenir à distance lesprésupposés animistes ou utilitaristes, ilfaut aussi, à l’invite du film, cesser dese tenir à distance de l’image, de laconsidérer comme un pur objet tenu sous leregard d’un sujet souverain. Les imagesnous atteignent, parce que le film nousintroduit dans un monde, nous inclue dansun espace regardé et qui nous regarde, quiretourne vers nous son regard, suscite unabandon corporel permettant d’enjamber labarrière de l’écran pour nous laisser, uncertain temps, absorber par l’image.

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C’est cette absorption qui prépare l’entréedu spectateur dans la célèbre séquence duvoyage lumineux, pure dépense visuelle enregard des enjeux strictementscénaristiques et narratifs, et danslaquelle les corps et les regards desspectateurs sont sollicités, comme le sontd'ailleurs (mais autrement) ceux de Bowman.

1.4. Voyage au « cœur » de la matière etdélitement de la synthèse perceptive

Ce passage célèbre dont la réalisation asupposé bien des prouesses techniques estconstitué de plusieurs moments distincts :l’entrée dans le tunnel de lumière et lesurgissement de lignes puis d’espaceshorizontaux défilant à des vitessesextrêmes, la plongée dans des matièresgazeuses et magmatiques en déformationlente et constante, l’apparition desétoiles diamants, le survol des paysagesmaritimes et terrestres dont les matièressont rendues étranges par l’effet decouleurs saturées. À chacune de cesexpériences correspondant une tonalitéesthétique : l’agressivité des lignesdéfilant à très grande vitesse, et creusantun espace perspectif accentué, le lentmouvement des formes en mutation constante,

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 16l’étrangeté de paysages dont la matérialitémême se transforme.

1.4.1. Trou de ver et donnéesscientifiques: La séquence du voyage commence lorsqueBowman quitte le vaisseau et s'engage dansla suite du monolithe; Elle possède sapropre consistance, existe en elle-même etdans le tout du film. Mais elle a aussi étéidentifiée par des astrophysiciens1 commela recherche d’équivalents visuels à cequ’on a nommé un trou de ver. L’existencede tels « objets » n’est nullement attestée(quand bien même ils se formeraient, ils serefermeraient quasi instantanément) etcorrespond à des spéculations autoriséespar le développement de la physiquequantique et par la découverte de trousnoirs, qui, formés à partir des restesd’une étoile affaissée sur elle-même,absorbent toute la matière et l’énergiepassant à sa portée. L’existence des trousnoirs a donné naissance à une hypothèserelative à celle de trous blancs, soit lelieu où "ressortirait" la matière absorbéepar les trous noirs. Entre les deuxpourrait se former sous certainesconditions (notamment la présence

1 Tel est le cas de Laurent Notal, astrophysicien(CNRS-Meudon), qui m’a précisé cela lors d’un échangeamical et informel.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 17importante de matière exotique) un tunnelqui permettrait de voyager à des vitessessupérieures à celle de la lumière. Nous retrouvons là le souci constant deKubrick d’articuler les situations etdéveloppements de son film avec desconnaissances et hypothèses scientifiques,de ne pas se satisfaire d’un monde de purefantaisie. C’était le cas lors de L’Aube del’humanité, mais aussi tout au long de laseconde partie, lorsqu’il s’agit dereprésenter la vitesse des vaisseaux,l’absence de propagation des sons hors del’atmosphère, ou la relativité des notionsde haut ou de bas dans Discovery. Kubrickrefuse un spectaculaire qui seraitconstruit sur la pure et gratuite négationdes lois de la nature, tout en sachanttirer parti des conceptions nouvelles etdes spéculations qu’autorisent etaccompagnent le développement des sciences.Mais il serait absurde de rabattre cevoyage devenu d'anthologie du côté de laseule référence. Ce voyage visuel et sonorepropose de faire deux expériencesconjointes : une expérience plastique etl'expérience du sublime dynamique1. La première de ces expériences, rencontreentre le jeu des lignes, des couleurs, desformes, est aussi une mise en crise du

1 Cf. Kant, Emmanuel, CFG, op. cité.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 18regard et des formes de la sensibilitéinitialement donnée à l'homme. 1.4.2. La mise en crise du regard :L’impression qui émane du voyage de Bowmanest celle d’un défilement à des vitessesinouïes d’images non figuratives, de tellesorte que la correspondance réglée entreles hétérogènes que sont les formes de laperception (déterminations spatio-temporelles) et les catégories del’entendement (déterminationsconceptuelles) n’est plus possible.Cet énoncé peut sembler paradoxal, dans lamesure où il émane d’un spectateur qui a pusoutenir cette expérience et affronter cesimages en les regardant, sans avoir àrenoncer, définitivement, à ce qui leconstitue comme sujet percevant etconnaissant. Aussi le film prend en chargece paradoxe en proposant un dispositif quinous permet de partager, du moins enpartie, l’expérience de Bowman, et de nousreprésenter la nature de ce qu’il est entrain de vivre tout en nous sachantpartiellement dissocié de lui.Aussi, durant l’interminable voyage au cœurde la matière, la caméra nous fait partagerle point de vue de Bowman. Mais cetteassimilation n’est pas constante ettotale : de brefs plans de coupe sur levisage tendu et contracté du cosmonaute,

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 19puis sur son visage déformé, souffrant etaveugle, et enfin plusieurs très gros plansde son œil colorisé, envahi par la couleurdu paysage dont il ne se distingue plustout à fait, nous permettent d’appréhenderce qui se défait en lui. L’œil de Bowmandevient lui-même paysageBowman ne peut plus tenir le monde sous sonregard, la représentation est devenueimpossible puisque ce qu’il voit s’imprimedirectement sur la totalité de son œil. Ladistance s’est abolie, de telle sorte qu’onne peut même plus parler d’entrelacs entrele voyant et le visible, mais d’uneffacement de la différence entre sujet etobjet, voyant et visible. Ce que ce passageporte à sa limite et fait voler en éclatsc’est la représentation et par là même, lapossibilité de postuler ou de constater laconstance des formes et la régularité desphénomènes. Entre le senti, le perçu, lereprésenté et le connaissable, il n’y aplus cette harmonie qui permettaitl’activité de la synthèse et le travail del’entendement. C’est par contactprimordial, contact direct avec le cœur dela matière colorée que le sujet est lié aumonde. C’est bien le sujet kantien, et sa capacitéd’aperception transcendantale, qui estmenacé d'effondrement et qui vient éprouverses limites dans une expérience sensible et

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 20perceptive dans laquelle la synthèse del’appréhension ne semble plusinséparablement liée à la synthèse de lareproduction. Le monde de l’art tel qu’ilse donne dans ce voyage « au-delà del’infini » est ce qui est capable d’affolerle sujet au point de l’anéantir commeconscience, tout en indiquant que cetanéantissement n’est pas le rien : l’espacecesse d’être forme de l’intuition sensible,pour devenir contenu particulier, lié à lamatière de la sensation.Deux citations du texte de la Critique de laRaison pure peuvent nous indiquer ce qui sejoue pour Bowman dans ce flux ou ce défiléd’images en mutations dans lequel il estimmergé

Or l’expérience repose sur l’unitésynthétique des phénomènes, c’est-à-diresur une synthèse par concept de l’objetdes phénomènes en général et sans laquelleelle n’aurait pas le caractère d’uneconnaissance mais d’une rhapsodie deperceptions qui ne formeraient pas entreelles un contexte suivant les règles d’uneconscience universellement liées1.Cette loi de la reproduction suppose queles phénomènes eux-mêmes soient soumisréellement à une telle règle et que cequ’il y a de divers dans leursreprésentations forme une suite ou unesérie suivant certaines règles ; car

11 Kant, Emmanuel, CRP, op.cité, p.161.

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autrement, notre imagination empiriquen’aurait jamais rien à faire qui fûtconforme à son pouvoir, et demeureraitcomme enfouie au fond de l’esprit commeune faculté morte et inconnue à nous-même ! Si le cinabre était tantôt rouge,tantôt noir, tantôt léger tantôt lourd, siun homme se transformait tantôt en unanimal tantôt en un autre, si dans un longjour la terre était couverte tantôt defruits et tantôt de glace et de neige, monimagination empirique ne pourrait jamaistrouver l’occasion de recevoir dans lapensée le lourd cinabre avec lareprésentation de la couleur rouge ; ou uncertain mot était attribué tantôt à unechose, tantôt à une autre ou, si la mêmechose était appelée tantôt d’une manière,tantôt d’une autre, sans qu’il y eût unerègle déterminée à laquelle les phénomènesfussent soumis par eux-mêmes, aucunesynthèse empirique de la reproduction nepourrait avoir lieu1.

Autrement dit la nature est soumise à desrègles concrètes et ces règles sont encorrespondance avec les règles etdéterminations spatio-temporelles quicorrespondent à des concepts. Le mondekantien est un monde qui, de ce point devue, est parfaitement harmonieux. MaisBowman voit se déliter les formes danslesquelles il perçoit. Pour lui il n'y a11 Kant Emmanuel, CRP, op. cité, p.113.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 22plus de certitude mais transformations,rhapsodie de perceptions. Et le fluxperceptif qui l'envahit annule sonimagination empirique mais permet auspectateur de faire l’expérience dusublime.

1.4.3. Le sublime dynamiqueL’inconstance des formes abstraites et leurmatérialité, mais surtout leur caractèreinsoutenable du point de vue de Bowman, estsource de souffrance et de délitement desmodalités de saisie du réel. Le voyagecorrespond à une immersion dans leséléments qui imposent leur puissance etleur force et signent la défaite despossibilités de la synthèse et del’imagination. Nous sommes en présence d’une secondesituation susceptible de faire naître lesentiment du sublime, mais un sublime d’uneautre nature que celui lié au premiermonolithe. Alors que l’image du monolitheinspirait le respect et reposait touteentière sur une saisie esthétique de lagrandeur, c’est de sublime dynamique qu’ilfaut parler ici :

La force est une faculté qui triomphe degrands obstacles ; on l’appelle puissancelorsqu’elle triomphe même de la résistancede ce qui est aussi doté d’une force. Lanature, considérée comme une force dans le

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jugement esthétique, est sublimedynamiquement lorsqu’elle est sans pouvoirsur nous. (...) Celui qui a peur ne peutporter aucun jugement sur le sublime de lanature, pas plus que ne peut juger le beaucelui qui est la proie de son penchant ouqui est dominé par un appétit (...) Il estimpossible de trouver une satisfactiondevant une terreur effectivement ressentie(...)Le surplomb audacieux de rochersmenaçants, des nuées orageusess’amoncelant dans le ciel et s’avançantparcourus d’éclairs et de fracas, desvolcans dans toute leur violencedestructrice, des ouragans semant ladésolation, l’océan sans limites soulevéen tempête, la chute vertigineuse d’unfleuve puissant etc., réduisent notrefaculté de résistance à une petitesseinsignifiante comparée à leur force. Maisleur spectacle n’en devient que plusattirant dès qu’il est plus effrayant, àla seule condition que nous soyons ensécurité1.

 Les éléments sont déchaînés, la Nature semanifeste comme force et puissance, etcette puissance nous fait sentir notrefaiblesse, une faiblesse qui se révèleraittotalement si nous étions tenus de leurfaire face et de les affronter. Jouissance1 Kant, Emmanuel Critique de la faculté de juger, op. cité, p.202 et 203.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 24de la terreur et du déchaînement : maiscette jouissance postérieure à la terreurinitiale n’est possible que parce que nousne sommes pas directement immergés dans latourmente et que nous demeurons desspectateurs à l’abri. C’est là que ladifférence de position que nous avonsétablie entre le spectateur et Bowmandevient essentielle : nous partageons parle biais d'un point de vue subjectif levoyage de Bowman, mais les plans de coupecassent l'identification et nous permettentde jouir du spectacle. Le sublime dynamiquecomme puissance de l’informe et du difforme(la mer déchaînée, par exemple, paropposition à la mer immense, étale,laissant apparaître le dessin de la ligned’horizon), saisit le sujet (à l'abri) danstoutes ses facultés sensibles et luisignifie son impuissance, sa petitesse, saréduction à une quantité négligeable. Unphénomène, devient trop grand et trop fort,jusqu’à provoquer une paralysie del’action, bloquer la sensori-motricité etfaire du sujet un voyant arraché à sesclichés.Mais Kant précise aussitôt que dans lemoment où l’on ressent cet écrasement dumoi, une autre force s’élève qui est unefaculté toute spirituelle et donc suprasensible. Le sublime dynamique est telqu’alors que nous nous percevons comme rien

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 25du point de vue de la Nature en furie, noussentons naître une faculté de l’esprit quinous permet de la dominer. Cette dominationou ce sentiment d’exaltation correspond àl’idée que ma vie individuelle et socialen’a aucune importance en regard de lanature elle-même.

Donc, de même que nous avons rencontrédans notre esprit une supériorité sur lanature, même si on la considère sousl’angle de son incommensurabilité, demême, le caractère irrésistible de saforce nous fait d’un côté reconnaître, ànous êtres naturels, notre impuissance surle plan physique, mais, d’un autre côté,il nous révèle en même temps une facultéde nous juger indépendants par rapport àcette force irrésistible, ainsi qu’unesupériorité sur la nature ; cettesupériorité fonde une conservation de soid’un tout autre ordre que celle quis’offre aux attaques de la natureextérieure et à ses menaces. Ainsil’humanité en notre personne reste-t-elleinvaincue bien que l’homme dû succomberface à cette puissance de la nature. Notrejugement esthétique ne considère donc pasque la nature est sublime parce qu’elleprovoque la crainte, mais parce qu’ellemobilise en nous notre force (qui n’estpas de l’ordre de la nature, laquelle nouspermet alors de considérer comme petitsles objets de notre préoccupation (bien,santé, vie)... Ainsi nous appelons ici

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sublime la nature simplement parce qu’elleélève l’imagination à la capacité deprésenter ces situations où l’esprit peutprendre conscience du caractèrevéritablement sublime de sa destination,supérieure même à la nature1.

Ce qui est sublime n’est donc pas l’informeet la nature, mais l’âme elle même, quiconstitue la saisissante découverte de ladestination sublime. La nature n’est doncque l’occasion d’affirmer la puissance denotre être spirituel, qui nous permetd’affronter et de dominer par l’esprit, soninfinie puissance. Affrontement de lanature et de l’esprit, dans lequel nousnous engageons en nous dessaisissant detoute préoccupation « personnelle » etconservatrice. La vie, ou plutôt notre vie,cesse d’avoir de l’importance.

Le sublime n’est pas une expériencemineure. Peut-être n’est-elle pas unesimple expérience, mais une épreuve.L'expérience peut être marquante alorsqu'une épreuve appelle un changement, ouvreune nouvelle ligne d’aventure. Le sentimentdu sublime dessine une ligne de fuite quinous arrache à nous-mêmes, parce qu’il« introduit dans nos facultés un état dediscordance. Il est de l’ordre de la

1 Kant, ibid., p. 204.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 27« déterritorialisation » dont parle GillesDeleuze pour qualifier le processus decréation, et, à ce titre, il détermine unedouble césure : une césure identitaire ettransformatrice de celui qui l’éprouve etune césure temporelle propre à l’événement.L’épreuve fait rupture avec la trivialitédes préoccupations du moi, avec ce quioccupe la vie ordinaire et qui est toutsauf vrai. Ce que marque indirectement laprésence sublime, c’est qu’il existe unedifférence impossible à combler entre cequi est vrai et la réalité. Dans cette mise à distance d’une anciennevie, il nous faut souligner le qualificatif« ancienne » qui permet de comprendre cequi se joue du point de vue du temps dansle sublime. L’arrachement auxpréoccupations liées à l’avoir et à laconservation de la vie est déterminablecomme rejet, éloignement du passé réduit àune quasi-inexistence, tant prédomine latension vers l’instant et vers ce qui est àvenir. Cet avenir n’est pas l’avenir ensoi, mais, plus précisément l’imminent.L’imminent se substitue à l’immensité del’avenir en général, il creuse la distanceavec le passé auquel nous sommes arrachés,et projette le sujet dans le futur d’unetransformation spirituelle et existentiellequi dans l’instant de l’épreuve sublime estdéjà là.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 28Le voyage de Bowman est de l'ordre del'épreuve, une préparation à un ultimevoyage dans le temps.

1.4.4. Une épreuve pour le regard Avant d’analyser la dernière séquence dufilm et les transformations qui s’ydéploient, il convient d’indiquer ce qui,dans cette longue séquence, peut se jouerpour le spectateur du point de vue de sonrapport aux formes et à l’art.Elle a en effet comme caractéristique demettre en relation le spectateur avec desimages cinématographiques essentiellementabstraites. Aussi ne renvoient-elles pas àun donné extérieur dont elles seraient lessignes, mais au jeu des lignes, des formes,et des couleurs, parcourues et déployéesselon des vitesses et des rythmes propres.Privé comme dans l’art pictural nonfiguratif de la ressemblance mimétique, lespectateur a l’occasion, pendant la duréede la séquence, de prendre conscience deson propre fonctionnement visuel. Familierde la dimension analogique de l’imagecinématographique, il peut à la fois selaisser arracher à ses habitudesfiguratives, et en même temps chaque foisqu’une forme le permet, tenter de saisirles images en cherchant à repérer demanière référentielle le connu dansl’inconnu. C’est ainsi que le défilement

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 29cinétique du premier moment de l’expériencepourra renvoyer au défilement d’un paysageurbain schématisé, aperçu depuis une sorted’autoroute, que le lent mouvement desmasses gazeuses incitera - comme dans lecadre d’un test de Rorschach ou de lasimple contemplation d’un nuage - àrechercher à identifier des formes endevenir : il y a dans ce moment consacré àla formation et à la déformation d’unematière gazeuse et « originaire », desimages qui évoquent la germination ou lafécondation (par exemple des spermatozoïdespuis une forme fœtale qui laisse apercevoirun cordon ombilical et anticipe le fœtusastral).

De ce point de vue, la dernière partie duvoyage constitue une rupture notable : ellelaisse apparaître des éléments connus (lamer et le mouvement des vagues, despaysages de montagne), mais rendus étranges(voire étrangers) par effet de la couleurqui semble rematérialiser l’image et donnerà ces paysages plus familiers une dimensionpâteuse, qui les rendent difficilementreconnaissables. Hésitation, incertitude ouplutôt vacillement et mise en crise descertitudes : au moment précis où noussommes mis en présence de ce que l’on (re-)connaît, le connu se dérobe et l’imageébranle l’habitude perceptive. Aussi, cette

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 30recherche du familier se résout en unedécouverte de nouvelles qualités d’uneimage-matière, d’une matière colorée quitransfigure le réel et sollicite chez lespectateur un regard haptique. Le recours àune réalité identifiable ne sauraitpourtant s’assimiler à une dévalorisationdu semblant et en contrepartie à unerestauration de la prééminence del’original (qui seul aurait valeur etteneur ontologique) sur la copie. Cemoment, au contraire souligne que l’imagen’est pas une copie du monde, mais ce quile révèle comme monde d’intensités et dedifférences perceptives. Quand lespectateur se livre au déchiffrement d’uneimage pour tenter de saisir uneressemblance rassurante, il ne cesse paspour autant de s’exalter au contact duspectacle offert par le survol du paysageet se trouve dans l’obligation deconsidérer l’image comme affirmant sapropre réalité1. La couleur n’est passimple effet de surface : elle modifie laconsistance du monde et joue le rôle d’unrévélateur.

Ce moment du film permet donc de soulignerune des dimensions de l’art

1 Cf. sur cet aspect et sur la critique de l’idéalismeplatonicien, les belles pages de François Dagognet dansPhilosophie de l’image, Vrin., p.19 à 30. Paris, 1968.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 31(cinématographique) : rendre visible etmettre en question le regard. Kubrick enjoue avec une grande virtuosité puisqu’ilnous introduit dans un monde sansréférences et, dans un second temps, nousrestitue le connu dans une présence coloréequi ne peut que troubler la saisie visuelledu monde.

2. Une chambre hors du temps

La dernière séquence du film estprobablement la plus énigmatique et elle alargement contribué à l’enthousiasme desnombreux amateurs du film, mais aussi à saréputation d’hermétisme et d’opacité.Énigmatique, elle l’est en elle-même, maiselle l’est d’autant plus qu’elle déjoue lescodes ou conventions de la quasi-totalitédes récits cinématographiques. En effet,tout spectateur attend d’une fin qu’elleconclue l’aventure ouverte, qu’elle décidedu sort des personnages et dénoue unesituation initiale, ou encore qu’ellepuisse livrer des clés interprétatives endonnant accès au propos et questions que lefilm met en jeu. Or, la séquence que nous intitulerons « Unechambre hors du temps » semble ajouter àl’étrangeté du film. Parce qu’elle nousintroduit dans un monde qui échappe au

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 32sentiment de l’écoulement continu du tempset nous confronte à une situationimprobable que rien dans les séquencesprécédentes ne laisse pré-voir. Qu’une pré-vision soit impossible renforcel’étonnement qu’elle suscite, mais aussi saqualité essentielle : montrer l’apparaître,le fait même d’apparaître de manièreinattendue et de surprendre le regard.D’une grande rigueur et sophistication,tant dans la mise en scène et en espace quedans le travail de montage visuel etsonore, elle est construite selon unelogique rigoureuse que le découpage mettraen évidence. En outre, elle témoigne d’uneréflexion d’une grande « modernité » surles propriétés du cinéma comme art dutemps, propriétés dont Bowman dans lestransformations qui l’affecte devientl’incarnation.

2. 1. Deux caractéristiques essentielles 

Avant d’analyser plan par plan lefonctionnement de la séquence, les typesd’enchaînements qu’elle mobilise et lesenjeux formels et thématiques qu’ellecondense, il convient de souligner la placequ’elle occupe dans le tout du film, etd’en marquer les enjeux cinématographiques.

2.1.1. Une séquence close sur elle-même 

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 33Alors que toutes les autres parties du filmprennent place comme parties à l’intérieurd’un tout qu’elles constituent, tout enrenvoyant clairement à ce que nous pouvonsnommer l’ouverture de l’histoire endirection du spectateur (en quoi ce qui estmontré de l’aube de l’humanité nousconcerne-t-il, ou encore, quel miroir noustendent les rapports des hommes de 2001 àleur monde et à eux-mêmes ?), la dernièreséquence semble close sur elle-même et entotale rupture avec le dehors. L’uniquelien avec la séquence précédente est unlien d’ordre chromatique : un très grosplan sur l’œil de Dave nous montre que cetœil est encore coloré, envahi par descouleurs qui ne sont plus : le chocchromatique antérieur persiste au-delà dece qui lui a donné naissance. L’œil deBowman a bien joué le rôle d’un écran,surface d’inscription d’un monde quin’était plus celui de la représentation, etn’était pas mis à distance par un regard.Déconnectée des espaces-temps du film, ellel’est aussi du monde réel. Autrement ditelle ne renvoie à rien que puisse connaîtrele spectateur et ne concerne que lepersonnage de Bowman qui semble avoir perdutoute consistance subjective et subitpassivement ce qui arrive. Le monde n’aplus d’extérieur, il ne forme plus unetotalité que la conscience peut recueillir

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 34ou former. La perte de références et deliens au monde antérieur explique que cequi arrive ne soit pas déterminable sous laforme du vrai.

Cet état de fait explique que le film privele spectateur des possibilités classiquesd’identification : identification aupersonnage et/ou à la situation. Bowmanimpassible est devenu un étranger et lasituation vécue n’offre aucune possibilitéde projection. C’est le monde lui-même quifait son cinéma, le monde qui devientcinéma. Nous retrouvons là la limite del’image mouvement qui suppose la sensori-motricité, et donc la réaction à unesituation. Lorsque le personnage cesse deréagir, ou réagit de manière aberrante ouirrationnelle par rapport aux codes dugenre ou du film, il devient un voyant.L’histoire, la narration, l’action surtoutsont en partie délaissées au profit dudevenir, soit la présence du temps dans ouentre les images. Ainsi, Bowman ne réagit pas. Reste alors cequi devient essentiel : des images optiqueset sonores, des raccords aberrants, lavision d’une série de sautes du tempsintroduites par son regard identifiéparfois au « regard » de la caméra et doncau nôtre.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 352.1.2. Les sautes du temps L’Aube de l’humanité associe d’emblée la formedu temps, la naissance de l’humanité et dela conscience. Le rapport au temps estaussi travaillé dans la longue secondepartie du film qui donne une placeimportante aux anniversaires, au geste deBowman tentant de ne pas abandonner dansl’espace cosmique le corps de Frank, et àl’immédiat requis par l’exécution desmissions ou des gestes d’ordre technique. La dernière séquence du film donne à voirune étrange rupture de la continuitétemporelle, et une image-temps qui diffèrede celles, nombreuses, évoquées et décritespar Gilles Deleuze. L’image-temps queconceptualise Deleuze est coalescence d’unpassé réel ou virtuel (le passé pur est ladimension première du temps, ce virtuelsusceptible d’actualisation), où « le passécoexiste avec le présent qu’il a été »1.Elle est pensable à condition de poser etde prolonger une conception du temps nonlinéaire, intempestif et surtout clivé,divisé. Ainsi, par exemple, la coexistencedu passé et du présent, condition pourcomprendre que le présent puisse passer : àla suite de Bergson, Deleuze cerne lesparadoxes du temps et notamment le fait quele présent ne peut passer après avoir été

1 Deleuze, Gilles, Cinéma 2, op. cité, p.110

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 36présent ; il ne peut passer qu’en mêmetemps qu’il est présent, et alors mêmequ’il passe, il s’élance vers l’avenir. Letemps devient alors hétérogène, et la forcedu cinéma est de jouer avec les dimensionsdu temps qu’il sait actualiser et explorer.Marie-Claire Ropars-Wuilleumier souligne laforce du concept d’image-temps et précisequ’il « démultiplie une pensée paradoxaledu temps tout en s’évertuant à lacirconscrire au sein d’un champ totalisablede visibilité en profondeur. L’image-tempsn’est donc ni le temps ni son image, maisbien l’assignation faite à l’image,filmique en l’occurrence, de mobiliser uneréflexion du temps qui se soustrait à sadétermination temporelle en rassemblant lesparadoxes qui le font être1 ».Ce qu’il importe de retenir aussi del’image-temps c’est que son développementsuppose le faux mouvement, visible dans lafausseté des raccords et permet deconsidérer le temps comme un devenirintervallaire, « un intervalle qui duredans le moment lui-même 2 ».

1 Marie-Claire Ropars-Wuillemier, « Le vocabulaire deGilles Deleuze », Les Cahiers de Noesis, no. 3, printemps2003. La présentation que fait l’auteur peut êtrecontestée  sur un point: le rapport du cinéma au tempsne relève pas d’une « occurrence », mais constitue sa«vocation » ou son essence.2 Gilles Deleuze, Cinéma-2, p. 202.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 37La séquence que nous allons analyser planpar plan offre cette particularité de joueren permanence sur des faux-raccords, ou delaisser apparaître ce qui ne saurait êtrevu. Ce décrochage entre le temps filmiqueet le temps diégétique prend ici une formequi est celle d’une image où le temps n’estplus subordonné au mouvement (et de ce faitindirectement visible) mais est directementprésenté, présent à l’image. Mais lacoexistence que présente le film n’est pascelle du passé et du présent (imagecristal) mais bien celle du présent et dufutur dans un même espace. Bowman se voitet voit le temps, ce qui en terme kantienest impossible, puisque le temps, conditiondu visible, ne saurait être objet devisibilité. Le Bowman (du) présent finitpar s’apercevoir vieilli. Il coexiste uncourt moment avec le Bowman du futur. Maisce présent disparaît aussitôt et c’est toutle présent qui se trouve qualifié commepassé au moment même où le futur apparaît.En ce sens le devenir discontinu de Bowmanest aussi celui du devenir, ou du moins despotentialités du cinéma lui-même, et ledépassement indiqué de la donne initiale del’humaine condition et des formes(inaperçues) de la sensibilité.

2.2. Analyse de la séquence 

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 38Cette séquence intervient à la toute fin dufilm, au terme du voyage hallucinant vécupar Bowman lorsqu’il s’engage « versJupiter et au-delà de l’infini ». Nousanalyserons ici, en détail, plan par plan,son principe de fonctionnement ainsi queles nouvelles modalités de la relation auspectateur que le film inaugure, puisqu’ilpropose, fait remarquable, des plans encaméra subjective1.

1 Le découpage et le commentaire des 15 premiers plansa été proposé par Benjamin Delmotte (cf. Télédoc).

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 392.2.1. Plan 1 à 5 : la découvertePlan 1 : plan moyen. En caméra subjective(regard de Bowman), depuis le poste depilotage et à travers le hublot, ondécouvre une pièce meublée, où le modulespatial semble avoir mystérieusement« atterri ». Après l’expérience visuellevécue par Bowman, - cette traverséefascinante et insoutenable - l’endroitpourrait passer pour « normal » : onrevient à une gamme chromatique courante,et les éléments de mobilier sontreconnaissables. Cette apparente normalité,n’en est évidemment que plus étrange, et le« non-fonction » qui s’affiche sur un écrandu poste de pilotage paraît un euphémismepour qualifier la situation.

Plan 2 : en contrechamp, gros plan sur levisage de Bowman, à travers la visière deson casque. Son visage est encore animé desoubresauts, et la fixité de son regardtrahit sa surprise et son inquiétude. Enrevanche, en termes de cohérencecinématographique, le champ/contrechamp desplans 1 et 2 semble encore ici « normal » :on nous montre le spectateur d’une scène,après nous avoir montré ce qu’il a vu.

Plan 3, 4 et 5. Une succession de plansd’ensemble sur la position du module àl’intérieur de la pièce permet de préciser

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 40le décor général, et de renforcer lecaractère insolite de la situation. Maiscette succession introduit un trouble dansla représentation d’ensemble du lieu et dudécor. La vision de ce mobilier classiqueet de ces tableaux du XVIIIe siècle estsurprenante (le film nous a habitué aufuturisme des décors), et d’autant plusétrange que la chambre ne se laisse pasramener à un concept historiquementcohérent : il y a un décalage entre lemobilier, la décoration, et cet étrange solen damier qui éclaire la pièce de manièreabyssale. Autrement dit, ces trois planssur le décor nous permettent déjà de placerla scène sous l’horizon de l’incohérencehistorique et donc temporelle. Le décalagepeut se comprendre comme un renversement :le sol lumineux est en effet identique auplafond lumineux que l’on pouvait voir dansla station orbitale où avait atterri Floyd,dans la deuxième partie du film lors de ladiscussion avec les savants russes.L’impression de décalage est renforcée parla présence insolite du module spatial dansle décor, et par le décalage entre labande-son et l’absence d’événements (onentend des bruits d’autant plus surprenantsque leur origine est inconnue).L’immobilité (plans fixes), l’aspectglaçant que donne l’éclairage abyssal etles déformations du grand-angle utilisé

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 41dans le plan 4 achèvent de donner à lasituation son inquiétante étrangeté.Étrange aussi le choix des tableaux : desscènes champêtres qui laissent apercevoirdes arbres, un bout de nature, etréunissent un couple en situation delibertinage. Les deux tableaux ne sont pasles seules images désignées comme tellesdans le film : Floyd rêvait devant un écranlaissant entrevoir une automobile, leshôtesses regardaient un combat de judo.Mais elles sont les seules images fixes etsurtout, elles représentent et rappellentce qui manque le plus dans ce film, unescène d’amour dans une nature verdoyante,un rapport entre homme et femme qui ne soitpas neutralisé par le régime distanciant dela bienséance verbale.Soulignons, enfin, que la pièce danslaquelle se trouve Bowman constitue uncomble de raffinement (sculptures,tableaux, salle de bain ou repas), maisc’est aussi un lieu sans vie, stérile àl’image de la blancheur qui contraste avecla perfection du monolithe noir.

2.2.2. Plan 6 à 9. Se voir, vieillir Plan 6 (retour au plan 2). On revient augros plan sur le visage et le regard deBowman. Le bruit de sa respiration suggèreaussi bien l’idée d’un homme qui se calmeaprès le caractère insoutenable de

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 42l’expérience visuelle qu’il a vécue, quecelle d’un homme angoissé par cettenouvelle situation.

Plan 7 : le raccord pourrait semblernormal : la séquence réitère, enl’inversant, le champ/contrechamp des plans1 et 2. On retrouve en effet un cadreidentique au plan 1 et la vision subjectivede Bowman. Mais un nouvel élément, plutôtinquiétant, a fait son apparition dans sonchamp de vision : Bowman lui-même, en pied,est apparu de l’autre côté du hublot, dansla chambre. La répétition du cadre et lemaintien de la continuité en terme sonore(on entend toujours la respiration deBowman) semblent pourtant indiquer queBowman n’a pas bougé de son poste depilotage. L’étrangeté est radicale, tant entermes d’événement (Bowman se voit lui-même) qu’en termes de cohérencecinématographique (impression de faux-raccord et donc d’impossibilité spatio-temporelle de ce qui est montré). Le « non-fonction » qui continue de clignoter surl’écran de contrôle prend un sensterrifiant : le plan remet en question lefonctionnement même de la perception, àtravers ses conditions que sont l’espace etle temps. La première partie du filmsuggérait en effet que l’intelligencetechnique supposait la conscience et

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 43notamment la capacité de lier l’avant etl’après de nos représentations. Ici lesrègles de succession et de coexistencesemblent complètement dépassées.

Plans 8 et 9 : ces deux plans semblent sedonner dans la continuité du plan 7. On serapproche de l’apparition de Bowman dans lachambre (il apparaît d’abord en planaméricain ; on voit ensuite un gros plan deson visage), avec l’impression d’êtretoujours en vision subjective (même axe decaméra). Tout se passe comme si Bowmanréagissait à cette apparition insolite enfocalisant son regard sur cetteapparition ; ce faisant, son regard semblepasser à travers le hublot du modulelunaire. Cette focalisation renforce un peuplus l’incohérence temporelle du « faux-raccord » : non seulement Bowman s’estapparu à lui-même, mais il a vieilli. Lefilm pose ici une « règle »incompréhensible qui sera répétée plusieursfois dans la suite de la séquence : uneapparition de soi-même qui s’accompagned’un vieillissement. Si l’on pouvait précé-demment comprendre la conscience commecapacité de se projeter dans le temps(l’homme singe anticipait, en imagination,l’effet possible de son outil), on découvreici une forme de projection dans l’avenirahurissante : la coexistence du présent et

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 44du futur dans le même espace-temps. Lesifflement de la bande-son, ainsi quel’écoute des bruits de respiration qui nousloge acoustiquement dans le casque et avecBowman, renforce bien sûr l’aspectangoissant de cette plongée dansl’étrangeté radicale. Le temps aberrant ouaccéléré est rendu visible par ce principequi mobilise le faux-raccord.

2.2.3. Plans 10 à 15 : l’autre côté dumiroirPlan 10 : ce plan d’ensemble nous faitpasser « de l’autre côté » : on découvre lapièce selon un point de vue qui estquasiment celui de l’apparition de Bowman(quasi contre-champ : nous ne sommes pas envision subjective, mais nous voyons lascène selon un angle qui est proche decelui de l’apparition de Bowman, dont lecasque est visible à l’avant-plan droit).Ce renversement s’accompagne d’une nouvellesurprise : le module spatial où étaitBowman a disparu de la pièce. Tout se passedonc comme si Bowman n’avait pas seulementfocalisé son regard sur l’apparition, maisétait devenu son apparition : comme lacaméra, il est passé « de l’autre côté » duhublot. Le « nouveau » Bowman, incrédule,constate la disparition et le renversementen s’avançant (il est vu de dos) vers

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 45l’endroit où se trouvait préalablement lacapsule spatiale.

Plan 11 : plan moyen. Bowman (de face)s’avance vers une autre pièce (un légermouvement vertical de la caméra accompagnele trajet du personnage). Le passage entreles plans 10 et 11 apparaît à nouveau commeun faux-raccord : le plan 11 se donne eneffet a priori comme le contrechamp du plan10 (Bowman était de dos, on le voitmaintenant de face), mais ce contrechamprelève d’une incohérence spatio-temporelle : alors qu’il s’éloignait del’entrée de la deuxième pièce dans le plan10 (l’entrée était dans son dos), il s’enapproche dans le plan 11. Cette nouvelleincohérence, tout comme le « passage » àtravers le cadre de la porte qui ouvre surla deuxième pièce, renforce l’impressiongénérale de renversement et de traversée.

Plan 12 et 13 : on retrouve la visionsubjective de Bowman : il balaye ladeuxième pièce de son regard (12,panoramique gauche-droite). On découvreavec lui ce qui se donne comme une salle debain. Cette vision mêle presque l’ironie àl’insolite et à l’angoisse. On découvre ununivers ordonné, prêt à l’usage. Toutpourrait sembler normal (un homme qui entredans sa salle de bain pour commencer sa

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 46nouvelle journée), n’était bien sûr lecaractère profondément insolite etinquiétant de la situation. Le panoramiques’achève sur la découverte d’un miroir surle mur droit de la salle de bain. Le plan13 reprend la suite du mouvement amorcédans le plan 11 : Bowman s’avance jusqu’augros plan et se dirige vers le miroir.

Plan 14 : On voit Bowman s’avancer dans lecadre sans comprendre immédiatement quec’est en fait son reflet qui apparaît (le« vrai » Bowman apparaît en un secondtemps, en entrant dans le cadre par ladroite). Le redoublement du cadre rappellecelui du plan 11 (on voit les bords dumiroir où se reflète Bowman, comme onvoyait, en 11, le chambranle de porte) etsuggère à nouveau l’impression detraversée. Le fait que le point soit faitsur le reflet de Bowman (le « vrai » Bowmann’est vu qu’en partie et demeure flou aupremier plan) renforce l’impressiondominante de ces plans : Bowman a traverséle miroir, il est passé « de l’autrecôté ». Et de l’autre côté, la distinctionrassurante entre le réel et l’image, laprésence et le reflet, devientindiscernable.

Plan 15 : ce raccord dans l’axe (plan plusserré sur le reflet du visage de Bowman)

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 47précise davantage encore cette impression :le vrai Bowman demeure présent à la droitedu cadre, mais il est maintenantcomplètement perdu dans la profondeur dechamp : ce n’est plus qu’une vague tache decouleur rouge au premier plan, dans leflou. L’attention se focalise sur lereflet, parfaitement net. Bowman constateson vieillissement. Mais il n’est pasencore au bout de ses surprises, et unbruit attire d’ailleurs son attention. Lasuite de la séquence va montrer la suite dela traversée en répétant la logiqueindiquée dans ses premiers plans (se voir,vieillir) jusqu’à la renaissance finale,mais en introduisant des variationsspatiales qui contribuent à ladésorientation du spectateur. Cettepremière variation intervient au milieu duplan. Après s’être regardé, Dave tournelentement la tête vers sa gauche jusqu’àapparaître de profil. Mais c’est l’imagedans la glace qui est filmée de telle sorteque le personnage que nous savons vraitourne vers sa droite. L’impression qui sedégage de cette inversion est celle d’unelégère désorientation qui sera trèsfortement accentuée dans le plan suivant.

2.3.4. Désorientations spatiales etréflexivité

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 48Un système est mis en place, qui secontinuera non sans introduire desvariations dans le mouvement quil’actualise. Ces variations consistent dansles plans 16, 17 et 18, à accroître lespertes de repères spatiaux du spectateur enjouant des raccords et des mouvementsrelatifs de la caméra et du personnage.

Plan 16 : le plan donne à voir à traversl’encadrement d’une porte une partie de lachambre. C’est l’enchaînement des deuxplans qui devient étrange. Le raccord sefait sur le regard et dans le mouvement.Mais il s’agit du regard reflété dans laglace et montré à la fin du plan 15. C’estdonc un lieu virtuel, précédemment désignécomme le lieu d’une illusion, qu’occupeimaginairement la caméra et c’est à cettepure image que l’espace ultérieur sembleconnecté. Ce raccord sur un regard virtuelintroduit un trouble supplémentaire qui necessera de se développer dans les quatreplans suivants. En effet, le plan 17 nous montre undéplacement latéral de Bowman dans lechamp, de la droite de l’écran vers lagauche ; il est immédiatement suivi par uncontrechamp, avec raccord dans le mouvement(raccord cohérent mais désorientant du faitde l’inversion du sens du mouvement de lacaméra), qui laisse apercevoir à travers

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 49l’encadrement de la porte, une partie de lachambre, puis un vieil homme filmé de dos,assis sous un tableau, représentant unescène champêtre de badinage amoureux. Unrapide contrechamp nous montre Bowmanétonné (il se voit lui-même vieilli), puis,par le biais d’un regard subjectif fixe(d’autant plus marqué qu’il est précédéd’un mouvement) nous voyons l’homme seretourner, regarder dans notre direction,puis rejoindre lentement l’endroit où selonles règles ordinaires de la liaison entreles images, doit se tenir Bowman. Mais un « détail » sonore peut nousalerter. En effet, jusque-là, la séquencelaissait entendre une musique aux sonsétranges, et un bruit obsédant derespiration. Notre point d’écoute étaitcelui du cosmonaute respirant sous soncasque. Le bruit cesse. Un silences’installe, alors que très lentement, levieil homme traverse la pièce dans l’axe denotre regard qui était confondu avec celuide Bowman. Moment merveilleux et d’une rareintensité qui est l’effet d’un dispositifparfaitement construit. Le vieil hommeentre dans la salle de bain et balaie duregard la petite pièce en évitantsoigneusement le regard caméra. C’estl’absence du cosmonaute, sa disparition quiest ainsi désignée et soulignée, uneabsence qui installe une sensation de

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 50solitude d’autant plus forte que dans ceface à face nous nous tenons imaginairementlà où était Dave, assimilé à la caméra.Nous sommes alors à même de ressentir avecune intensité extrême la position qui estla nôtre dans l’image, notre inclusioncorporelle dans un dispositif qui nousdonne la sensation d’être présent àl’image, assimilé au voyant et au corpsprésent de Dave puis soudainementabandonné, réduit à l’état de fantôme. Lacoïncidence entre Bowman et nous-mêmescesse et nous rejette dans une présenceimpossible.

2.3.5. Le dernier repas, le trépas La suite n’exige pas la même descriptionsystématique. Le dispositif installé sereproduira, mais il est plus attendu ;aussi le jeu de l’acteur et la mise enscène reprennent le dessus. Il s’agit d’unescène de repas d’un grand raffinement,marquée par un incident symbolique. Bowmanvieilli renverse par inadvertance un verrede cristal qui se brise. Ce verre fin etdélicat, d’une grande fragilité,métaphorise la civilisation mais aussi lavie humaine et celle de Bowman quis’achève. Il devient objet de méditationpour ce dernier qui se retourne légèrementet se baisse pour le fixer avec insistance.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 51Il témoigne aussi du fait de l’erreurhumaine, ici résumée à une maladresse.

Ces quelques minutes filmées en continuité,sans aucune ellipse, équivalent à quelquesdizaines d’années. Elles nous mettent enprésence du vieillissement et de la mort,ce que chaque présent des hommes vivant en2001 semblait ignorer. Aussi lorsque Davedétourne lentement son regard du cristalbrisé c’est pour s’apercevoir sur son litde mort, tout en figurant en amorce aupremier plan, conformément à la règle miseen place. Mais il ne s’agit plusd’introduire un effet de surprise : latension est (sans jeu de mot) extrême parceque ce n’est plus l’apparaître mais une finirreprésentable qui semble devoir êtrefilmée. Situation rare au cinéma que celled’une mort déconnectée de toute action etd’une cause « accidentelle ». Situationdénouée par le geste ultime de Bowman quilève le bras et pointe son index en undernier appel en direction du monolithe quiapparaît face à lui. La situation semble avoir changée : lemonolithe n’est plus ce qui apparaît ous’enfouit dans l’attente d’une découvertemais ce qui répond à un appel humainformulé à l’issue d’un long parcoursinitiatique.

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 52Mais là encore une analyse attentive desimages nous conduit à revenir sur ce quisemble être. En réalité ce que nous voyonsdans un premier temps c'est Bowman immobiledans son lit de mort. Aucun mouvement,aucun signe ne nous font savoir s’il est envie. Le plan suivant est un gros planmontrant Bowman de profil. Il respireencore ; dans un ultime effort il lève lamain et son index pointe le hors-champ.Puis un plan de demi-ensemble en visionsubjective nous fait apercevoir lemonolithe face à Dave. Il est doncimpossible de savoir si la présence dumonolithe est la conséquence d’un appel, ousi le geste répond à une apparition. Maisdans un tel moment, être pointilleux àl’extrême peut constituer un contresens :ce qu'il importe de retenir in fine c’est larencontre assumée, acceptée entre l’hommeseul et le monolithe qui n’est plus objetd’une découverte, ainsi que le recours àl’indexation qui traditionnellement enhistoire de l’art signifie l’appel ou lareconnaissance d’une puissance sacrée.

2.3.6. Esthétique du mouvement finalC’est alors le sujet qui se transforme. Uneimage étrange évoque d’abord une planètepuis se précise comme étant celle d’unfœtus enveloppé par une sphère lumineuse,alors que s’élève une musique off : Ainsi

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 53parlait Zarathoustra. La caméra devientoptiquement mobile, avance vers lemonolithe, et le noir envahit totalementl’écran. Ce court moment nous renvoie à lasituation initiale du film, commencé par unnoir prolongé. Un grand cycle s’achève dansla reconnaissance assumée de ce qui figurel’ouverture infinie du monde, l’impossibleclôture de la connaissance, et une œuvred’art, une œuvre en attente d’art.Mais ce rappel du noir n’est pas un retourà la situation initiale : il est beaucoupplus bref et surtout il cesse d’êtrestatique pour devenir dynamique. L’autrechangement majeur concerne la musique ; leRequiem de Ligeti a cédé la place à un hymned’affirmation de la vie. Le retour au noirest donc rappel mais aussi l’occasiond’affirmer des différences et des transfor-mations majeures. Ici, l’existence fugitived’un écran noir n’est pas l’occasion dedésigner un en deçà de l’image, voire unespace (une pellicule) non impressionné,mais bien le mouvement du cinéma en tantqu’il est l’art du passage, l’artpermettant de donner à voir le passage desidées, des sensations, des émotions. Lenoir est présence de l’interstice entredeux images qui ne sont pas reliées selonune coupure rationnelle (spatiale lorsqu’ils’agit de donner à voir ce qui était hors-champ, métaphorique lorsqu’il s’agit de

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 54dégager une signification), etl’interstice, comme sa traversée, estprésence directe du mouvement du temps. Lecycle entamé à l’aube de l’humanité prendfin dans le passage du noir - qui est aussipassage par le noir auparavant regardéfrontalement et fixement lors des deuxpremières apparitions du monolithe - ainsique dans la renaissance et la métamorphosede Bowman en fœtus, symbole d’innocence, decréation et de nouveautés possibles. Cettefin n’est donc pas retour du même : tout nerevient pas au même. L’éternel retours’affirme comme principe de sélection dedifférences. Ce qui revient c’est ce qui aété affirmé par le film, tant sur lerapport de l’homme à lui-même et au monde,que sur l’acte de voir et d’écouter auquelest constamment requis le spectateur.

La question du regard est en effet unequestion centrale dans la toute fin d’unfilm qui ne cesse de fonctionner commeappel à regarder et à réfléchir notreregard. Mais, lors de la troisième partiedu film, le spectateur est tout autrementet tout particulièrement sollicité. Eneffet, cette ultime partie est la seule oùnous sommes conduits à voir en étantdurablement et de manière répétitiveassimilés à l’un des personnages de lafiction. Les plans subjectifs sont

Voyages par-delà les limites : temps,matière, regard 55nombreux : passage dans le tunnel delumière et voyage au-delà de l’infini,partage par instants de la vision de Bowmandans la chambre évoquant le raffinement dusiècle des Lumières. Nous sommes enfinassociés au zoom rapide par lequels’effectue la traversée du monolithe par lefœtus astral, avant d’être rejeté enposition de spectateur lors du face à faceentre ce dernier et la terre.Le fœtus qui traverse le noir se retrouve,en effet, dans un face à face avec laTerre, puis dans un face à face avec lespectateur en direction duquel il tournelentement, presque imperceptiblement, sonregard naissant. Il n’y a pas là de messageexplicite, mais un passage de témoin etl’ultime transmission d’une question. Ceretournement correspond bien à une questionadressée au spectateur, pris ou surpris parun dernier regard : elle concerne lapossibilité de nouer un lien nouveau,débarrassé des anciens clichés, entrel’homme et son monde. Que pouvons-nousfaire de ce que nous avons perçu, senti etpensé ? Le renouveau du lien comme renouveau dumonde : est-ce cela que peut, en certaincas, évoquer le cinéma lorsqu’il ne selimite pas à se donner en spectacle ?

CONCLUSION

C’est donc sur la question du contact, surun regard réfléchi, retourné en directionde chaque spectateur, que prend fin 2001.Ici encore, l’importance du contact estdirectement évoquée par la membraneluminescente qui enveloppe et protège lefœtus astral : la membrane, comme la peauou la pellicule, n’est elle pas, parexcellence, un lieu d’échanges entre undehors et un dedans, une interface sensibleentre un sujet renouvelé et un monderedonné à partir du noir et de l’absenced’images ? Et cette dimension du contactest aussi présente dans un dernier etdouble face à face : celui du fœtus et dela Terre d’abord, celui du fœtus (dernièreforme que propose le film) et du spectateurqui prend donc la place de la Terre. Face àface muet entre un homme renaissant à lasuite d’un parcours initiatique etl’humanité ordinaire à qui le film n’acessé avec exigence de tendre un miroirsans complaisance et dans lequel lespectateur ne saurait retrouver,immédiatement, son exact reflet. Cinéaste du cerveau, Kubrick (se) joue dela matière et de la nature des images àtravers lesquelles s’expose son propos. Il

souligne, par cette insistance sur lecontact, cet entre-deux du regard final,l’importance et l’efficace des régimes designes et des forces, qui serontsusceptibles de fonctionnaliser et deréduire l’homme ou bien de se combiner avecd’autres forces (musicales, telluriques oucosmiques et critiques), pour l’emportervers d’autres formes d’existence. L’enjeupossible est de solliciter la réflexion oula rêverie et de désigner un horizonouvert, celui d’une redéfinition possibledes rapports de l’homme au monde, à lui-même, à sa Terre. Cette possibilité estd’autant plus présente que le film, dans lemouvement et l’histoire qu’il embrasse etdans la distance critique qu’il institueavec le présent, introduit à une pensée durelatif. Art, sensation, idées, regard. Le contactest ce par quoi se marque l’importance etl’ordre du sentir, c’est-à-dire d’unerelation primordiale et inintentionnelle aumonde. À ce titre, il diffère de laperception (construite) qui est objectiveet organisatrice et il est aussi impliquédans le phénomène artistique qui estorganisation, rappel et vérité del’apparaître sur fond de chaos et del’intensité des sensations. L’art dans 2001n’est donc pas présenté comme un supplémentau monde, il n’est pas non plus simple

Conclusion 59

embellie de l’apparence, mais ce par quoil’innommable du réel se dit. Et si leregistre général de l’esthétique (entendueau sens de la théorie ou de la pensée de lasensation) déborde celui de l’art, ilserait vain en l’occurrence de prétendredéfinir une coupure absolue entre les deuxacceptions du mot esthétique, séparerainsi, radicalement, la sensation de lacréation1. Mais il serait mutilant de limiter lavision de 2001 en s’en tenant au seulregistre du contact et de la sensation. Ledernier regard du fœtus astral est aussiinvitation à la réflexion du film, à lasaisie de son propos ou de son appel, d’uneinterpellation qui prend son sens dans lepropos du film, et au regard del’expérience du spectateur2.

1 Cette définition vaut pour 2001 et ne saurait êtreérigée en norme universelle. Si nous prenions commeobjet un autre grand film comme M le maudit ou bienencore Vertigo, il faudrait travailler cette questionselon d’autres points de vue : la distanciation et lepassage de la discontinuité à la continuité, lesfigures du cercle et de la ligne dans M, la notion devide et de vacuité, l’aventure de la couleur, letravail sur les limites des genres dans Vertigo. 2 Ceci nous permet de souligner que le propre del’œuvre n’est pas de fonctionner de manière purementinterne,de n’être pas renvoi pur et simple aux codesqu’elle déploierait en se signifiant elle-même. L’œuvrefait sens parce que notre monde et nos problèmesconstituent aussi son propre horizon.

Conclusion 60

Le dénouement est donc pure condensationd’un propos, mais aussi des registres selonlesquels il sollicite les spectateurs. Eneffet, 2001 ne communique rien au sens où ilne délivre aucun message verbal clair,aucun mode d’emploi de l’avenir et neprescrit ni ne préconise aucune solutionpratique aux questions auxquelles il nousexpose. Car c’est bien d’une expositionqu’il s’agit ici : exposition à desquestions qui concernent les rapportsnouveaux (le fœtus est l’image d’un corpsvierge des données antérieures) qui peuventse nouer entre les hommes et un mondeélargi. Entre l’origine de l’humanité et lemonde technique de l’an 2001 la perte d’unlien actif, affirmatif et vital est renduesensible. Pour autant le film n’esttraversé par aucune nostalgie. Il n’est pasappel à régresser vers un monde antérieur àla science ou à la technique : pas deretour à un sol ou un fondement, tel Ulysseretournant à la fin de son périple àIthaque, pas de recours à l’art commeunique vérité de l’être. Dans 2001, l’odyssée du temps n’est pasbouclée sur elle-même. Après l’introductiond’un temps qui vient briser le cycle del’éternité, puis l’oubli des dimensions dutemps par les hommes des années 2000 et2001, survient le temps des métamorphoses,qui n’est pas celui d’une restauration d’un

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monde « authentique ». Dans son ultimeimage, le film s’ouvre, sans messianisme,sur son dehors et sur un avenir impossibleà connaître. L’épisode de la panne et laséquence de la chambre hors du tempsl’indiquent : la prédiction ne peut porterque sur un objet (technologique), alors queBowman est à chaque fois surpris et saisipar les sautes temporelles qui l’affectent.Exposition donc et absence de« solutions » : Kubrick ne juge pas, commedans nombre d’œuvres de science-fiction, ilne condamne pas sommairement et globalementla technique et son pouvoir déshumanisant,même si le renouveau de Bowman a pourpréalable l’affrontement avec le cerveauartificiel et comme condition la sortie del’univers machinique qu’est Discovery. Mêmesi Kubrick n’a de cesse de montrer avechumour que la technique joue des tours àl’homme jusque dans l’accomplissement desactes les plus élémentaires de la fonctionvitale, qu’elle le menace dans son proprededans et son sens interne. De ce point de vue, 2001 est assurément unfilm visionnaire, comme l’indiquait SergeDaney qui soulignait la prouesse de Kubricket sa capacité de nous donner accès à uneimage du futur d’une extrême justesse.Cette justesse ne tient pas seulement à lacapacité d’évoquer physiquement les traits

Conclusion 62

matériels et stylistiques de ce monde futur(qui était déjà le nôtre) mais dans lacapacité d’appréhender les « pathologies »ou les risques qu’il fait courir à toutesingularité existentielle : l’incapacité àsaisir les beautés ou l’éclat du monde,l’appauvrissement de la mémoire et de larelation au temps, l’absorption du sujetpar l’objet technique qui ne cesse derenvoyer à l’homme des images qu’il ne saitreconnaître et qui "s’humanise" paraccident et contamination comme l’indiquentles ultimes paroles de HAL qui évoquentl'amour ou le désir. Si l’on excepte les tableaux qui parent lachambre où Bowman vit ses transformationsfinales, la chanson est d'ailleurs la seuleallusion explicite aux puissances del’amour et à un contact affectif entre unhomme et une femme. Le féminin (et ladifférence des sexes) est d’ailleursl’impensé majeur du film qui met si bien enévidence l’évacuation ou l’appauvrissementdu sentiment et de l’affect en 2001. Ainsi, 2001 n’est dons pas seulement unfilm musical proposant une expériencesensorielle. Il est aussi thématisation decette expérience dans une réflexion quidépend d’une mise en œuvre des ressourcesdu cinéma comme art de l’espace et dutemps. Il appelle le regard et la pensée.De ce point de vue, il satisfait au

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programme initial de Kubrick qui évoque sadimension philosophique. Mais voyager avec2001 est aussi comprendre à quoi et en quoitiennent son mutisme et son "mystère".Tenter de dire le sens de l’énigme neconsiste alors ni à déchiffrer un signecodé, ni à ramener par un acte denomination le nouveau au déjà connu, mais àdécouvrir l’œuvre dans sa construction, sesrelations, son mouvement de retrait ou derésistance. C’est précisément en cela, dansce retrait, que consiste la puissance qu’ilconvient de déployer et que nul dévoilementne saurait faire disparaître. C’est en celaque consiste en partie aussi la tache del’analyse critique qui selon André Bazin :« n’est pas d’apporter sur un plateaud’argent une vérité qui n’existe pas, maisde prolonger le plus loin possible dansl’intelligence et la sensibilité de ceuxqui la lisent, le choc de l’œuvre d’art ».À quoi nous pourrions ajouter : en tantqu’elle sollicite un prolongement par unepensée qui, sans renier le travailméthodique et conceptuel, prend enconsidération la rencontre mouvementéeentre époché, émotion et puissances desenjeux de la création.

Conclusion 64