La chaussée d’al-Qanṭara, pont entre Djerba et le continent" (in L. Denooz et X. Luffin (éd.),...

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O LETTRES ORIENTALES AUTOUR DE LA GÉOGRAPHIE ORIENTALE ... ET AU-DELÀ EN L'HONNEUR DE J. THIRY ÉDITÉ PAR L. DENOOZ at X. LUFFIN PEETERS

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O LETTRES ORIENTALES

AUTOUR DE LA GÉOGRAPHIE ORIENTALE ... ET AU-DELÀ EN L'HONNEUR DE J. THIRY

ÉDITÉ PAR L. DENOOZ at X. LUFFIN

PEETERS

LETTRES ORIENTALES 11

Table des matières

Jean-Charles DUCÈNE, Jacques Thiry

Cynthia JEAN, Points cardinaux et vents dans la magie néo-assyrienne Véronique VAN DER STEDE, Le monde des morts en Mésopotamie . Virginia VERARDI, Vision du ciel et de la terre en Mésopotamie. . .

1 5

19 39

Robert ANCIAUX, Le dépeçage de l'Empire ottoman, la formation d'États-nations et la question des minorités: le cas de Chypre de 1960 à 1974 47

Laurence DENOOZ, Lexicologie comparée: le FIE pi Tith éntagiivcov 13pscew grec et arabe 63

Jean-Charles DUCÈNE, La géographie et les géographes arabo-musulmans dans la Bibliothèque orientale (1697) de d'Herbelot . 85

Pierre HANJOUL, Shiite elements concerning Jalâl al-Dîn Rûmî . . . 103 Bruno HÉRIN, La négation en arabe jordanien 115 Xavier LUFFIN, Les recrues soudanaises de l'État Indépendant du Congo

(1892-1894): un épisode méconnu de l'histoire des Nubi . . . . 123 Aubert MARTIN, Un voyage de rédemption dans la Régence d'Alger . 135 Virginie PRÉ VOST, La chaussée d'al-Qantara, pont entre Djerba et le

continent 135 Sarah ROLFO, L'Égypte dans le Kite al-gagràfiyya 189 Jan M. F. VAN REETH, Le Maqàm d'Ibrâhîm 209

AUTOUR DE LA GÉOGRAPHIE ORIENTALE ... ET AU-DELÀ

EN L'HONNEUR DE J. THIRY

textes rassemblés et édités par

L. Denooz & X. Luffin

ÉDITÉ PAR

ARGO, CENTRE D'ÉTUDES COMPARÉES DES CIVILISATIONS ANCIENNES DE L'UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES

PEETERS PEETERS - LEU VEN

2006

PEETERS - BONDGENOTENLAAN 153 - B-3000 LEUVEN

La chaussée d'al-Qantara, pont entre Djerba et le continent

Virginie Prévost *

Pendant de longs siècles, Djerba a inspiré la terreur. Ce n'est pas tant aux terribles massacres de chrétiens perpétrés sur l'île qu'elle doit cette mauvaise réputation, mais surtout aux innombrables bancs de sable, sans cesse remaniés par les courants, qui tapissent le golfe de Gabès'. Ces bancs de sable se repèrent aisément à marée basse ainsi que les oueds qui les in-festent, mais à marée haute il en va tout autrement et l'on ne compte plus les navires qui s'échouent sur l'un ou l'autre de ces bancs. Les Anciens soulignent déjà le danger que présente la Petite Syrte où la présence des hauts-fonds se conjugue à celle des marées, exceptionnelles en Méditerra-née2 : ainsi Pline estime qu'il s'agit d'un endroit redoutable 3 . Polybe ra-conte que pendant la première guerre punique, en 253 avant J.-C., une flotte romaine s'échoua à marée basse près de Meninx, l'île des Lotopha-ges, et fut forcée de se débarrasser de son chargement pour remettre les navires à flot à marée haute4. Al-Bakrï indique qu'outre les brigands djerbiens, les marins doivent affronter les bancs de sable de la mer dite al-qasir, située entre Djerba et les îles Qamana 5 . Au xvme siècle encore, cer-taines cartes signalent le danger de ce qu'on appelait «les sèches de Barba-rie» 6 en entourant Djerba et les îles Qamana d'une zone sombre 7 . Dans ce contexte, il est curieux que l'ancienne chaussée de pierres qui reliait l'île au continent n'ait pas fait couler plus d'encre, alors qu'elle a longtemps

* Université Libre de Bruxelles. Courriel: [email protected] . 1 YAMOUN, 1982: 195-196. MONCIIICOURT, 1913: 96, précise que dans la zone maritime de la

Régence de Tunis, « oued » a la signification particulière de « chenal, passe, goulet ». 2 TROUSSET, 1990: 318; D'AVEZAC, 1848: 26-27. 3 PLINE, V, 26. 4 POLYBE, I, 39. 5 Une tour permet cependant aux marins de se repérer. AL-BARRI: 19/44 et 20/47. 6 D'AvEzAc, 1848: 28. 7 Voir notamment la carte de Johannes VAN KEULEN (1728) dans VILAR, 1991: 291.

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La chaussée d' al-Qantara 167

constitué un passage sûr pour gagner l'île. À ma connaissance, personne ne s'est réellement intéressé à l'histoire de ce pont antique et on ne trouve à son sujet que des allusions éparses.

Située à l'extrémité méridionale du golfe de Gabès, Djerba est séparée du continent par la mer de Bi( Griffa. Celle-ci doit son nom à sa forme de sac'', le littoral de l'île formant une courbe inverse à celle que dessine la côte tunisienne. La profondeur de la mer de BU Grra contraste avec l'en-sablement des deux détroits par lesquels elle communique avec la Méditer-ranée. Le premier, peu profond, est le détroit de Djorf qui, au sud-ouest de Djerba, sépare le port d'Agim du continent: à cet endroit, au milieu des hauts-fonds qui forment le prolongement sous-marin des deux rivages, les courants ont creusé et entretiennent un chenal fort étroit qui permet de ga-gner l'île en bateau 9 (fig. 1). Au sud-est de l'île, le détroit d'al-Qantara / «le pont» doit son nom à l'ancienne chaussée de pierres. Ce détroit, barré par plusieurs îlots et rochers, est tapissé de bancs de sable qui affleurent à marée basse et qui sont creusés d'est en ouest par deux oueds permettant la navigation d'embarcations de très faible tonnage. Le principal, al-wadi I-kabir, qui compte de trois à six mètres de profondeur, se meurt avant d'at-teindre la chaussée. Cet oued ne permet pas de contourner l'île, mais en empruntant un de ses affluents, on peut joindre en bateau la petite baie for-mée par la presqu'île de Bayna 1-widyàn, dont le nom signifie «entre les oueds% (fig. 2, d'après Ch. Monchicourt et S. Tlatli). Plus à l'ouest il y a moyen, à marée basse et au point le plus resserré du détroit, de rejoindre l'île à gué en passant sur les bancs de sable. Ce passage emprunté par les caravanes est le tariq al-gamal, la route des chameaux. Plusieurs sources laissent croire que le talla al-gamal se confondait avec la chaussée à l'épo-que où celle-ci était en activité 11 . En fait, il n'en est rien. Dans le détroit d'al-Qantara, deux hauts-fonds permettent de gagner l'île: au bout de la langue de terre nommée presqu'île de Tarbella / Ra's Tàrbilla, le tariq al-gamal s'étend à marée basse sur une longueur d'environ quatre kilomètres.

BITI Ô(i)riira, ginjra désignant un grand sac pour la farine, un sac à paille hachée ou un sac à grain porté Ù dos de chameau. DOZY„Supplément et KAzuvuEsKI, s.v.

" 1884-1888: t. I, 190-191; DESPOIS, s.v. « Djarba ». BARTI-I (1965: t. I, 34), raconte que lors d'un précédent voyage, il a effectué avec ses chevaux la traversée de la mer entre le continent et Djerba à partir de Djorf.

1 ` ) Sur ces oueds, TLATLI, 1967: 25-26; MONCHICOUR'T, 1971: 219. I' Notamment Tissur, 1884-1888: t. 1, 191 et t. II, 203; BRULARD, 1982: 29; DUVEYRIER,

1881: 132 et n. 1; TLATLI, 1967: 20. Tous évoquent pourtant le burg tariq al-gama/, éloigné de la chaussée. Cette confusion s'explique par le fait qu'à la fin du xixe siècle, les ruines de la chaussée ont été également nommées !aria al-gama/ car on y passait à gué à marée basse. Voir infra.

Plus à l'est, à partir de l'actuel village de Burg al-Qantara, la chaussée de pierres était bâtie sur des hauts-fonds sur une distance nettement plus lon-

gue 12 . Au milieu se trouvait, construit sur un îlot, un fortin nommé burg al-Bàb, dont le nom de «porte» indiquait qu'il était la clé de ce passage. De même, sur le gué emprunté par les caravanes, un autre îlot portait le burg

tariq al-gamal qui servait à guider les chameaux. Ces deux forts étaient

toujours visibles à la fin du xixe siècle I3 .

L'étude de la chaussée mène à aborder l'histoire punique de Djerba, puisque certains prétendent qu'elle aurait été construite par les Carthagi-nois'. À cette époque, Djerba s'appelait Meninx, un nom d'origine libyco-berbère sans doute, connu des Grecs depuis Ératosthène. Meninx était également le nom de la cité et du port puniques situés non loin de l'actuelle Burg al-Qantara. Selon Stéphane Gsell, qui se base sur le périple du Pseudo-Scylax, on peut considérer, puisque l'île est bien cultivée dès le milieu du Ive siècle avant J.-C., qu'elle dépend certainement dès cette épo-que de Carthage'. On connaît malheureusement peu de choses de la Djerba carthaginoise, d'autant que les ruines de Meninx, situées au bord de la mer et peu profondément enfouies sous le sable, avaient déjà été pillées lorsque les Français ont fouillé le site dès l'instauration du Protectorat I7 . Il

est néanmoins certain que le commerce, axé sur les teintureries de pourpre, y était florissant. La construction d'une chaussée permettant de joindre l'île à tout moment aurait donc pu se justifier. On sait d'ailleurs que les Cartha-ginois avaient bâti non loin de Leptis une digue qui portait la route du litto-

ral à travers des lagunes' 8 . Si l'on en croit Kamel Tmarzizet, qui ne cite pas

ses sources, les Carthaginois auraient créé, au Ille siècle avant J.-C., la

chaussée qui lie Djerba à la presqu'île de Zarzis afin de mieux exploiter ses terres fertiles, riches en oliviers. Djerba aurait dès lors connu un réel déve-loppement, cette voie permettant d'y acheminer les marchandises venues des oasis ou d'autres pays d'Afrique. Je n'ai jamais trouvé aucune men-tion de cette chaussée chez les historiens de la Tunisie punique et il paraît

12 DESPOIS, E.I., s.v. « nimba »; SALAMA, 1951: 81; MONCHICOURT, 1913: 83-84.

13 Sur ces deux forts, GUÉRIN, 1862: t. 1, 217; DUVEYRIER, 1881: 132 et n. 1; SERVONNET et

LAFFITE, 1982: 103; BRULARD, 1982: 36.

14 Voir par exemple La Tunisie saharienne: 16; TMARZIZET, 1997: 28, 39 et 111.

15 TROUSSET, E.B ., s.v. « Djerba ». Meninx signifierait « manque d'eau ». D'AvEzAc, 1848:

40. 16 GSELL, 1920-1928: t. Il, 124. 17 BLANCIIARD, 1978: 219. 18 GSELL, 1920-1928: t. IV, 129-130, d'après STRABON, XVII, 3, 18.

19 TMARZIZET, 1997: 39.

168 Virginie Prévost La chaussée d'al-Qantara 169

certain que le détroit oriental était navigable à cette époque. La communi-cation la plus habituelle entre l'île et le continent était alors sans aucun doute le bac entre Djorf et la cité punique de Tipasa, l'actuelle Agi-11120.

La chaussée a donc été très certainement bâtie par les Romains, présents à Djerba dès la première moitié du ler siècle de notre ère 21 . On sait qu'elle était longue de six kilomètres et demi environ et qu'elle se nommait Pons Zitha dans les Itinéraires antiques, ce nom ayant été conservé plus tard sous la forme al-Qantara. Elle partait de Meninx / Burg al-Qantara et re-joignait sur le continent la ville de Zitha (ou Zita), l'actuelle Hanter Ziyàn22 . Cette ancienne ville punique, réputée pour ses vastes plantations d'oliviers comme le reste de la presqu'île de Zarzis, tenait sans doute son nom du mot phénicien désignant cet arbre 23. À l'endroit où la chaussée aboutissait au continent se trouvait la localité de Ponte Zitha, qui emprun-tait son nom tant au pont qu'à la Zitha punique. L'historien djerbien Abù. Ra's (m. après 1807) précise que la route était en pierres taillées 24 . Voilà à peu près tout ce que l'on sait de cette construction.

Il existe par contre de nombreuses informations générales sur les ponts romains. Comme il s'agissait de points forts du réseau routier, ils étaient la plupart du temps élevés avec un soin extrême, bien entretenus et parfois fortifiés, de sorte qu'ils ont souvent perduré jusqu'au moyen âge. Ils étaient généralement décorés d'arcs et d'inscriptions honorifiques. Points de passage obligés, ils comportaient fréquemment un péage'. Lorsque les eaux traversées étaient peu agitées, on remplaçait les ponts très coûteux par de simples digues en maçonnerie percées par endroits de quelques ouvertu-res. Pons Zitha s'apparentait sans doute à l'une de ces digues, dont des modèles avaient déjà été fournis par Alexandre le Grand'. On ne sait pas dans quelle mesure la chaussée était ornée; elle ressemblait peut-être aux longues jetées orientées vers le large construites par les Romains à Gightis

20 TISSOT, 1884-88: t. I, 192 et t. II, 205. 21 Selon QUONIAM (1996: IV), l'île a été colonisée par les Romains dès l'an 6. Cela dit, il

semble que leur premier contact avec l'île a eu lieu pendant les guerres puniques, dans les circonstances racontées par Polybe. Voir supra.

22 Sur Zitha, SALAMA, 1951: 140; TISSOT, 1884-88: t. II, 205. BARTI I, 1965: t. 1,35 et GUÉRIN, 1862: t. 1,220-221 évoquent Meclinet Ziyân, non loin de Zarzis, où l'on voit des ruines romaines. La Table de Peutinger appelle Zitha Ziza Municipium. TISSOT, 1884-88: t. Il, 197.

23 GSELL, 1920-28: t. Il, 124. 24 ABO RA'S, 1960: 75. MONC•ICOURT (1913: 84 et 117) affirme que la chaussée était bâtie avec

la seule roche dure de Djerba, le calcaire pléistocène qu'on nomme .yanun. 25 CHEVALLIER, 1972: 112-114. 26 SALAMA, 1951: 81; CHEVALLIER, 1972: 116.

notamment, qui étaient constituées d'un blocage central de moellons, parementé de blocs taillés 27 .

Les ponts portaient généralement le nom de leur constructeur ou restau-rateur et leur appellation pouvait donc changer". Malheureusement, Pons Zitha n'est pas associée au règne d'un empereur romain et on ne peut dater précisément sa construction. Elle a peut-être été bâtie dès le t Les fouilles archéologiques dans la Petite Syrte ont montré que, dans les décen-nies suivant la révolte de Tacfarinas (17-24), les Romains ont accordé une grande attention à cette région, dont témoignent plusieurs monuments im-portants comme le forum de Zitha 29 . Placer la construction de la chaussée à cette époque ne paraît pourtant pas convaincant puisque Pline l'Ancien (m. 79), qui s'intéresse de près à la Petite Syrte, ne la mentionne pas alors qu'il évoque le grand viaduc reliant les deux îles Qat -garni:10 . Il n'est pas non plus question au ler siècle de la cité de Ponte Zitha, indissociable de la chaussée. De l'avis de Charles Tissot, cette ville a été créée pendant le siècle des Antonins qui a vu naître la plupart des grandes constructions africaines; la chaussée daterait donc du lie siècle31 . C'est tout à fait plausible d'autant qu'Antonin le Pieux (138-161) a ordonné de grands travaux dans le Sud tunisien: sous son règne, Gightis, devenue municipe, s'est enrichie d'un vaste forum et de nombreux édifices 32 .

Au me siècle, l'île tient une place importante dans l'Afrique romaine et deux empereurs aux règnes brefs y naissent. À cette époque, l'appellation punique Meninx disparaît au profit de Girba, nom de la ville située aux environs de l'actuelle Houmt-Souk / klawma 1 as-Sùq. Un passage d'Aurélius Victor évoquant l'élévation de deux Djerbiens à la dignité d'Auguste (251-253) permet de dater le changement de Meninx en Djerba33 . À la même époque, en 255, l'évêque de Girba participe au pre-

27 Sur ces jetées, voir TROUSSET, 1990: 328-329. 28 CHEVALLIER, 1972: 114. 29 FERCHIOU, 1991: 89-90. 3" PLINE, V, 41. Ce pont, qui enjambait le détroit large de 500 mètres qui sépare les deux îles,

devait être très ancien et on en a retrouvé des vestiges bien qu'il ait été détruit par les eaux. SALAMA, 1951: 80; PLINE, V, 438.

31 TISSOT, 1884-88:1. II, 205-206. Si l'on en croit LABYAD (2001: 22), les officiers français ont découvert en 1909 une inscription attestant que la construction du capitole de Ponte Zitha a été ordonnée en 113 de notre ère.

32 AKKARI-WERIEMMI, 1994: 8-9 et 12-13. 33 « Vibitlti Gallus et son fils Volusien régnèrent deux ans (...). Ils avaient été proclamés dans

l'île de Mén inx (in insula Meninge), qu'on appelle maintenant Girba ». PSEUDO-AURÉLIUS VICTOR, Abrégé des Césars, 34-35. Selon la note 2 p. 151, Gallus aurait été en fait originaire de Pérouse.

170 Virginie Prévost

La chaussée d' al-Qantara 171

mier concile d'Afrique 34. Durant ce siècle, la commercialisation des pro-duits de la mer connaît un nouvel essor. Depuis l'époque punique, la ville de Meninx excelle dans la salaison du poisson et la fabrication du garum: les fouilles y ont dégagé des bassins de formes et de dimensions variées qui témoignent de l'intensité de ces activités. Les cuves où l'on colorait de la chair du murex le tissu impérial montrent aussi ce caractère industrie1 35 . Au t er siècle déjà, Pline affirme que la pourpre la plus estimée en Afrique est celle de Djerba'. En 202, le tarif de Zaraï atteste le commerce des éponges, de la pourpre et du garum de la Petite Syrte 37 . Dès le me siècle, la production de la pourpre et des salaisons sur les côtes de Byzacène et de Tripolitaine acquiert un nouveau dynamisme, profitant du relatif déclin de ces industries sur le littoral du Maroc et de la Péninsule ibérique: c'est dé-sormais le Maghreb oriental qui fournit principalement à Rome ces mar-chandises convoitées". Ainsi donc, c'est peut-être au me siècle que la chaussée a été construite, pour répondre à la demande pressante de ces marchandises. Retarder davantage sa construction n'est pas crédible, d'autant que les fouilles archéologiques ont établi qu'au Ive siècle, Djerba pâtit du déclin général du commerce des matériaux de luxe: le rythme des constructions diminue à Meninx et on a sans doute recours à des matériaux locaux ou de remploi".

Ainsi, Pons Zitha a vraisemblablement été bâtie au Ile siècle ou dans la première moitié du nie siècle. Sa construction est postérieure à la rédaction de la Table de Peutinger et antérieure à celle de l'Itinéraire d'Antonin. La Table de Peutinger signale que de Tacape / Gabès, on se rend à Templum Veneris / Djorf, puis à Gightis et Zitha, sans passer par le nord de la pres-qu'île de Zarzis. Cela suggère que l'on se rend à cette époque à Djerba en franchissant le détroit de Djorf en bateau. Plus tard, dans l'Itinéraire d'An-tonin, la route mène directement de Gabès à Gightis sans passer par Djorf, puis conduit à «Ponte Zita municipium», indiquant qu'à cette époque, on gagne l'île par la nouvelle chaussée'. Malheureusement, les dates de ces ouvrages et des renseignements qu'ils présentent demeurent sujettes à cau-tion et ces indications ne permettent pas de préciser la large hypothèse de

34 TLATLI, 1967: 53; D'AvEzAc, 1848: 41. 35 TROUSSET, 1990: 319 et 327-328; BEN LAZREG et alii, 1995: 107; TwuutztzET, 1997: 110—

111. 3" PLINE, IX, 78.

DARMON, 1964: 16-17. 38 BEN LAZREG et alii, 1995: 108-109. 39 FERCI-110U, 1982: 14. 4(1 CUN'FZ, 1990: t. I, 9; TISSOT, 1884-88: t. II, 197 et 205; QUONIAM, 1996: XII.

datation proposée plus haut. Quelle que soit l'époque de sa construction,

Pons Zitha devient certainement rapidement le passage le plus fréquenté pour gagner Djerba. Les voyageurs aboutissent directement à la capitale de l'île, Meninx, alors que le bac menait à Tipasa. Ainsi, le trafic des petites barques à capacité réduite est remplacé par une circulation routière perma-nente et à gros débit, visant à acheminer plus vite les richesses de l'île, huile d'olive, pommes, poteries, tissus et surtout les produits de la mer. C'est certainement pour faire profiter dans les meilleures conditions le reste de l'Empire de ces marchandises de luxe que les Romains ont élevé

Pons Zitha. P. Salama compare sa construction, qui a dû multiplier de fa-çon considérable l'activité économique de la région, à l'apparition des pre-miers chemins de fer dans certains pays auparavant isolés'.

Kamel Tmarzizet, qui défend l'existence de la chaussée à l'époque car-thaginoise, lui attribue un usage supplémentaire: selon lui les Romains, re-prenant l'industrie punique de la pourpre, ont percé l'ouvrage à plusieurs endroits pour y installer des foulons. Par la marée, le cuir était dégraissé et la laine débarrassée de la matière grasse de la chair du murex. Cet auteur affirme également que les Romains avaient doté la chaussée d'éléments décoratifs: elle était bordée de chaque côté par de beaux portiques rehaus-sés de statues, de stèles et de pierres sculptées. Au milieu se trouvait un petit fortin appelé «burg al-Bâb» 42 . Je n'ai rien trouvé qui puisse confirmer

cette description, si ce n'est l'existence du fort. Pendant les siècles qui suivent l'occupation romaine, il n'est à ma con-

naissance jamais fait mention de la chaussée. Djerba est certainement sou-mise aux Vandales (429-533) puis aux Byzantins (533—fin du vue siècle) et la digue est peut-être toujours utilisée pour acheminer les produits de la mer, pourpre et salaisons. Il apparaît en effet, à la lumière des études sur les amphores africaines, que ce commerce se maintient jusqu'au vile siècle sur les côtes de Byzacène et de Tripolitaine". Djerba est conquise par les Arabes en 47/667-668. Elle apparaît fréquemment chez les historiens ara-bes médiévaux, mais il n'est jamais question de la rejoindre qu'en bateau. À cette époque, le cabotage prédomine et l'île est une base excellente pour le commerce et la course. Dès la seconde moitié du xie siècle, elle est con-

nue pour être un repaire de pirates 44. Elle se distingue également par sa

41 SALAMA, 1951: 81. 42 TMARZIZET, 1997: 111-112. 43 BEN LAZREG et alii, 1995: 108-109. 44 AT-TIMM, 1958/1994: 125/119-120; IBN HALDON, VI, 475/111, 64.

172 Virginie Prévost

La chaussée d' al-Qantara 173

forte population ibàdite qui tient à conserver une relative indépendance vis-à-vis du pouvoir central. Les sources ibàdites, qui traitent longuement de Djerba, ignorent totalement l'existence d'une chaussée. Les géographes arabes négligent généralement de décrire l'île, seul al-Idrisî prend la peine de l'évoquer longuement. Il note le pont entre les îles Qamana mais pas celui de Djerba45 . Son témoignage coïncide avec l'époque où l'île tient un rôle important dans l'histoire de la région, puisqu'elle est la première terre d'Ifriqiya qui tombe aux mains des Normands. En 1135, elle est mise à sac par les armées de Roger II de Sicile et en dépit d'une forte révolte, elle est forcée de demeurer chrétienne jusqu'en 1157 environ. Cette période est fortement détaillée par les historiens médiévaux mais, à nouveau, nulle trace de la chaussée!

En 1284, sous le règne du sultan hafside Abù 144 'Umar, Roger de Lauria conquiert Djerba qui reviendra l'année suivante au roi de Sicile Pierre III d'Aragon. Marmol affirme que Roger de Lauria débarqua à Djerba la nuit, «après avoir donc mis tous ses vaisseaux au canal qui la sépare de la terre ferme, pour empeschez la retraite aux Maures de l'isle, aussi-bien que le secoure». Cette manœuvre des chrétiens n'induit pas automatiquement que la chaussée était praticable à la fin du mue siècle: les Djerbiens qui tentaient de fuir pouvaient très bien espérer y parvenir en empruntant le tariq al-gamal ou, ce qui paraît moins probable, en tentant de gagner Djorf en bateau. Cinq ans plus tard, en 1289, Roger de Lauria fait construire le Castello / Qagtil. À sa mort, son fils lui succède et les Djer-biens se révoltent contre lui. Ibn al-Lihyàni, futur souverain de Tunis, orga-nise une expédition pour aller les soutenir et gagne l'île en décembre 1306, accompagné par l'historiographe at-Tigàni. Pour se rendre sur l'île, ce der-nier embarque avec les troupes sur de nombreux bateaux qui accostent à Kern, de l'autre côté du détroit qu'il nomme magàz al-Ôuir. Pendant deux mois, les troupes assiègent le Qakil puis sont obligées d'y renoncer car les vivres viennent à manquer, les ressources de l'île ne suffisant pas malgré que les chefs ibàdites lèvent un tribut sur leurs populations 48. La

45 AL-loRisi, 128/152. 46 MARMOL, 1667: t. II, 539. 47 AT-IMANI, 1958/1994: 121/113. IBN I-1ALDON (VI, 410/11, 427-428) raconte aussi cette

expédition. La trad. de SLANE (II, 427), dit qu'Ibn al-Lihyiini traverse le gué par lequel on pénètre dans l'île, alors que le texte arabe ne suggère pas du tout qu'il a gagné l'île à gué mais qu'il a traversé le détroit, certainement en bateau comme le précise at-Tigimi.

48 AT-TIÔÀNI, 1958/1994: 128/124. D'après les sources chrétiennes, c'est lorsque des renforts sont arrivés par mer pour aider les assiégés qu'Ibn al- Lihyràni a incité son armée à évacuer l'île, car il craignait qu'on ne lui coupe la retraite en occupant le passage vers la terre ferme. D'AvEzAc, 1848: 44-45.

plupart des historiens qui ont étudié Djerba placent ce fort chrétien au sud de l'île, face au détroit d'al-Qantara 49. Il est prouvé aujourd'hui que c'est faux: les soubassements du Qagtil sont encore visibles au milieu du burg

Mustafà / burg al-kabir sur la côte septentrionale. Ce que les fouilles archéologiques ont dégagé à l'intérieur de l'enceinte concorde par-faitement avec la description que donne al-Tipi -a du Qagtil5() . De plus, l'historien hafside situe ce fort non loin de dirba 1-qadima / Houmt-Souk et précise que la ville est abandonnée 51 , ce qui peut s'expliquer par la pré-sence si proche des chrétiens. Il faut noter que cette confusion dans la loca-lisation du Qagtil a été renforcée par le fait que le fort de la presqu'île de Bayna 1-widyàn, qu'Abù Ra's appelle «burg QatTl al-wàd 52 » se nomme

toujours ainsi ou plus simplement «Qagtil!». Dans leur retraite, les troupes d'Ibn al-Lihyàni empruntent un autre tra-

jet, par le détroit qu'at-Tigàni appelle sàhil ai-bai-r: la traversée de ce dé-troit, dont le fond est couvert de petits récifs, peut se faire en bateau, avec de petits bâtiments, mais il y a moyen à cet endroit de rejoindre le conti-nent avec les chevaux qui doivent nager à certains endroits plus profonds. At-Tigàni ajoute qu'il faut bien connaître ce trajet pour s'y aventurer 53 . Il

s'agit évidemment du détroit d'al-Qantara, puisque l'armée aboutit à la presqu'île de Zarzis. Le voyageur ne fait aucune mention de la chaussée romaine et utilise donc un gué. Comme at-Tigàni parle d'une largeur de huit milles, le détroit a dû être traversé à un endroit assez large, probable-ment pour éviter des courants de marée 54 .

De 1308 à 1315, l'île est placée sous le commandement de l'officier ca-talan Ramon Muntaner, d'abord gouverneur au nom de Frédéric de Sicile puis seigneur indépendant, qui a laissé dans sa Chronique de nombreux souvenirs de son action à Djerba, passages reproduits par Armand d'Ave-zac. Il dit de Djerba: «remarquez que ce n'est pas tout à fait une île, car elle est si près de la terre, que cent mille cavaliers et autant de fantassins y

49 Voir notamment BRUNSCHVIG, 1982: t. I, 319; TLATLI, 1967: 61-62; TMARZIZET, 1997: 105.

Selon DESPOIS, E.I ., S.V. « Diarba », ce fort était destiné à surveiller le détroit d'al-Qantara et le

passage par la chaussée! MARMOL, 1667: t. 11, 539, le situe mal également, mais son erreur est

rectifiée par D'AvBzac, 1848: 44, note *. MONCHICOURT, 1913: 115, hésite à savoir si le fort de

Roger de Lauria était au nord ou au sud. 5" GUERIB, 1975: 61-62; DIELLOUL, 1999: 65; GRAGUEB, 1976: 30; VILAR, 1991: 460. Pour

une description du Qat% 1958/1994: 128/124; IBN HALDIDN, VI, 393/11, 397 et VI,

475/111, 65. 51 AT-TIÔÀNÏ, 1958/1994: 127/122-123.

52 ABC! RA's, 1960: 75. 53 AT-TiCÀN"i , 1958/1994: 131-132/125-126. ABO RA'S, 1960: 75, évoquant le priq al-gantal,

indique qu'emprunter ce passage nécessite de l'expérience.

54 GRAGUEB, 1976: 31.

174 Virginie Prévost

La chaussée d'al-Qantara 175

passeraient sans que l'eau montât plus haut que les sangles des chevaux, si ce passage ne leur était interdit et défendu par les chrétiene». Muntaner accorde dans son récit la plus grande attention au détroit d'al-Qantara qu'il appelle «le passage»: le maître de l'île se doit d'être également «le maître du passage» de façon à pouvoir contrôler qui pénètre dans l'île et qui en sort". Ainsi, Muntaner parvient à éviter, alors qu'il s'est concilié une par-tie des insulaires, que les derniers rebelles ne fassent venir leurs alliés du continent, en garnissant le détroit de bateaux armés. Bien que les Arabes du continent mettent en déroute les chrétiens qui gardent le passage, ils n'osent pas pour autant gagner l'île car ils craignent de s'y retrouver blo-qués avec peu de vivres si les chrétiens reprennent le détroit 57 .

Djerba parvient à se libérer du joug chrétien vers 1337 et devient pos-session hafside. Marmol précise qu'après le départ des chrétiens, les Djerbiens restent quelque temps sous la domination des rois de Tunis puis rompent le pont qui joint l'île à la terre ferme 58 . Ainsi donc, si l'on en croit Marmol, la chaussée est praticable à la fin de la première moitié du mye siècle: l'ancienne voie romaine a certainement été reconstruite par les Hafsides, voulant consolider leur toute nouvelle autorité sur l'île. Les Djerbiens, entendant jouir de leur indépendance après la longue occupation chrétienne, mettent rapidement fin à ce qu'ils doivent ressentir comme une annexion. Dans les décennies qui suivent la révolte contre les chrétiens, l'armée hafside doit à plusieurs reprises se rendre dans l'île afin d'y juguler les velléités d'indépendance des insulaires; Ibn Haldiin précise que les sol-dats, parfois secondés par une flotte, empruntent le gué".

Sous le règne du grand sultan Abu Pâris (1394-1434), Alphonse V roi d'Aragon fait deux vaines tentatives pour reconquérir Djerba: lors de la première, en 1424, il n'atteint sans doute même pas l'île 61 . C'est certaine-ment à cette époque, sur ordre du sultan, que la chaussée romaine est res-taurée. On peut supposer qu'Abu Fris, craignant une seconde offensive du roi chrétien, tient à s'assurer de pouvoir secourir l'île le plus rapidement

55 MUNTANER Cité par D'AvEzAc, 1848: 43. 56 MUNTANER cité par D'AvEzAc, 1848: 43, 50-51, 55. 57 MUNTANER cité par D'AvEzAc, 1848: 50. 58 MARMOL, 1667: t. II, 543. 59 On ignore dans quel état se trouvait la chaussée lorsque les Hafsides l'ont réhabilitée après

des siècles d'abandon. Ont-ils pris la peine de reconstruire soigneusement en pierres l'ouvrage romain ou ont-ils simplement effectué des réparations permettant de rétablir le trafic?

6° IBN tIALDUN, VI, 470/111, 54; VI, 476/111, 65 et VI, 488/111, 87. 6 I BRUNSCHVIG, 1982: t. 1,230. MARMOL, 1667: t. Il, 544, raconte pourtant qu'en 1423, Alphonse

s'est emparé brièvement de l'île.

possible avec une forte armée 62 . L'attaque chrétienne a effectivement lieu en août 1432. Ce passage est détaillé par az-Zarkagi et par al-Wazir as-Sarràg: lorsqu'Alphonse V débarque à Djerba, Abû Fris, arrivé en hâte, constate que les chrétiens ont coupé le pont et placé entre eux et les musul-mans un mur de bois. Le sultan installe son camp à l'endroit où la chaussée aboutit au continent. Les chrétiens encerclent l'armée d'Abù Fàris avec une flotille, tuent plusieurs de ses partisans et confisquent ses tentes et leur contenu. Par la suite, certains insulaires révèlent au sultan un passage, autre que le pont, pour gagner l'île par la mer. L'armée passe à gué et voyant que les musulmans ont rejoint l'île sans emprunter le pont, les chrétiens abandonnent Djerba qu'ils ont occupée pendant vingt-sept jours 63 . Abù Ra's précise que le sultan pénètre dans l'île «par le chemin de Tàrbilla en s'enfonçant dans la mer"». Les sources chrétiennes, analysées par Robert Brunschvig, diffèrent en plusieurs points: Alphonse débarque difficilement ses troupes de part et d'autre de la chaussée, négligeant d'occuper la tota-lité de l'île. Il fait couper la chaussée, mais contrairement à ce que dit le texte arabe, ne construit pas de mur. C'est Abu Fris, sur le continent, qui installe un quintuple retranchement en troncs de palmier, muni de pièces d'artillerie. Peu après, les chrétiens s'emparent des fortifications hafsides les plus avancées et y récoltent un gros butin. Cependant, apprenant que des renforts musulmans ont gagné l'île à marée basse, Alphonse craint d'être pris de face et à revers et abandonne la partie'. Cet épisode montre la digue sous un nouvel aspect, puisqu'elle participe directement à la stra-tégie de la bataille, servant de base aux fortifications de l'un ou l'autre camp. Conscient de son importance, Abu Fris la fait restaurer après le dé-part des chrétiens'.

Il est possible que la chaussée soit rapidement abandonnée malgré la ré-fection ordonnée par Abu Fàris. Si l'on en croit Piri Re'is, sous le règne de `I.Jtmàn (1435-1488), un pont de neuf milles de long (sic) est construit pour relier Djerba à la côte 67. En 1463, 'Abd al-Bàsit ibn Halil séjourne à Djerba, qu'il dit «proche du continent par un de ses côtés», mais ne men-

62 Pour BRUNSCHVIG, 1982: t. 1,318, la chaussée a été restaurée avant l'expédition d'Alphonse V. Cette rénovation est mentionnée à la fin de l'oeuvre de l'historien ibàdite ai-Sammâle qui précise que les gens ne gagnaient l'île qu'en bateau avant que le pont ne soit construit sous le règne d'Abù 1 ,aris. Voir l'édition d' ABti RA'S, 1960: 104, note 1.

AZ-ZARKAe, 1966: 129; AL-WAZIR AS-SARRÀG, 1984: t. H, 191-192. m ABU RA'S, 1960: 104. 6 ' 13BuNsaivio, 1982: t. 1,231-232.

AL-WAZIR AS-SARRÀÔ, 1984: t. II, 192. "/ RE'IS cité par CHELLY, 1996: 118.

176 Virginie Prévost

La chaussée d'al-Qatnara 177

tionne pas la chaussée 68 . Elle semble pourtant utilisée à la fin du xve siè-cle: suivant Jean-Léon l'Africain, «après la mort du roi Hutmen, comme ses successeurs manquaient d'autorité, l'île revendiqua sa liberté et le peu-ple coupa aussitôt le pont qui reliait l'île à la terre ferme, par crainte de voir arriver des troupes par voie de terre 69 ».

En 1510, l'armée de Pedro de Navarre parvient à Djerba depuis Tripoli qu'elle a conquise. Selon Marmol, le conquérant chrétien mena sa flotte droit au «canal d'Alcantara»; voyant les insulaires s'avancer en armes vers la mer, il alla reconnaître «le pont qui joignoit l'île à la terre-ferme; mais le Commandant des Maures l'avoit déjà fait rompre, pour les obliger à se mieux défendre, en leur ostant l'espérance de se sauver que par la vic-toire. Le canal qui sépare cette Isle du continent, a environ demi-lieuê de large, & l'on avoit basti un pont à l'endroit qui est le plus étroit, par où l'on passoit, tant à pied qu'à cheval"». Si l'on en croit Marmol, la flotte rentra alors à Tripoli. Selon un récit anonyme ibàdite, par contre, après avoir tenté sans succès d'intimider les Djerbiens, la flotte chrétienne se rendit au «Qagtil al-wàdi» au sud de l'île et envoya des bateaux au pont. Plusieurs hommes grimpèrent alors sur la porte du pont / bàb al-qantâra et y hissèrent un drapeau qui tomba, ce qui les découragea et provoqua leur retraite vers Tripoli'. Ces deux versions ne permettent pas de déterminer quelle a été la destinée de la chaussée depuis sa rupture après la mort de `Utmàn. La version de Marmol laisse croire qu'elle a sans doute été mo-mentanément remise en service et que les Djerbiens l'ont rompue à l'an-nonce de l'expédition chrétienne. Le récit ibàdite, s'il est véridique'', per-met de noter la grande importance symbolique de la chaussée, puisque les chrétiens choisissent pour planter leur drapeau bàb al-qantàra, qui corres-pond assurément au burg al-Bàb. Un mois après cette retraite, les chrétiens reviennent mouiller au même endroit. Après avoir débarqué l'infanterie, ils envoient des bateaux garnir le pont, pour que les habitants ne fuient pas et ne reçoivent pas d'aide de l'extérieur". Ils subissent une terrible défaite

68 'ABD AL-BASIT IBN HALIL, 2001: 43. 69 JEAN-LÉON L'AFRICAIN, 1981: t. II, 401. Le sultan hafside Abi:i 'Umar 'Utinim est mort en

1488; cependant, DESPOIS, E.I., s.v. « Djarba », situe la rupture du pont en 1480, de même que TLATL1, 1967: 64, qui place cette année-1h la mort du sultan.

70 MARMOL, 1667: t. II, 544-545. 71 MoTYLiNstu, 1908: 137-138/149. 72 Si les chrétiens ont sans doute planté un drapeau sur le pont, il est évidemment peu probable

que ce soit sa chute qui ait motivé leur retraite. Les récits ibitdites sont fréquemment illustrés par ces interventions divines.

73 GALLE-ni, 1982: 80, d'après une lettre de Battistello de Tonsis.

face aux insulaires, causée principalement par la soif qui terrasse un grand

nombre de soldats 74 . En 1551, la chaussée d'al-Qantara est au centre d'un des épisodes les

plus célèbres de l'histoire de l'île. Le corsaire ottoman Dragut / Tfired 'Ali Paga, connu pour avoir écumé l'Adriatique et la Méditerranée occiden-tale, s'est établi à Djerba où les habitants, tant par crainte que par appétit du gain, le tolèrent. Ses tentatives infructueuses de se constituer une souve-raineté territoriale en Tunisie l'ont amené à entrer au service de Soliman le Magnifique. Charles Monchicourt a remarquablement retracé le coup d'éclat du corsaire à Djerba, en se basant notamment sur de nombreux do-cuments des Archives de Simancas et sur le récit d'un historien contempo-rain de ces faits, Pedro de Salazar'. En mars 1551, Dragut s'est retiré dans le détroit d'al-Qantara où il achève de réparer et d'armer ses vaisseaux, dans la petite anse abritée des vents par la presqu'île de Bayna 1-widyitn. C'est alors qu'apparaît la flotte chrétienne d'André Doria. Dragut, dont une partie de la flotte est immobilisée, ne se résout pas à l'abandonner en fuyant par la chaussée romaine et fait tirer du canon contre Doria, qui se place hors de portée des tirs, bloquant ainsi ce qu'il croit être la seule issue du corsaire vers la haute mer. À la nuit tombée, Dragut fait bâtir un bastion à côté du burg Qatïl al-wàd et pendant plusieurs jours, les flottes adverses sont intimidées. Le corsaire imagine alors d'aménager un passage pour ga-gner la mer de Bù 6ràra. Il sait qu'au-delà de la chaussée, s'il creuse dans les bancs de sable un canal permettant le passage de ses bateaux, il trou-vera rapidement assez d'eau pour s'échapper par le détroit de Djorf. Se montrant d'une extrême générosité, il enrôle quelque deux mille insulaires et leur fait creuser la passe du al-wàdi 1-kabir pour remédier au manque de fond. Là où les bancs de sable affleurent à marée basse, comme au tariq al-

gainai, les ouvriers dégagent le passage avec des pics et des pioches. Ils rompent ainsi la chaussée romaine. Mais pour attaquer le banc sous-marin là où la couche d'eau est plus profonde, Dragut utilise un ingénieux instru-ment, un radeau sous lequel se trouve une quille massive munie de nom-breuses dents en fer qui s'enfoncent dans les bancs de sable. Ce râcloir tiré par des esclaves chrétiens chasse le sable devant lui. Ces grands travaux ont lieu la nuit alors que pendant le jour, Dragut fait fortifier son bastion et tirer le canon pour tromper la vigilance d'André Doria. Lorsque le nouveau

7.1 MARmoL, 1667: t. II, 545-549; MOTYLINSKI, 1908: 138-142/149-157. MoNa mcouRT, 1971: 209-210. Voir aussi TISSOT, 1884-88: t. I, 192-193; D'AVEZAC, 1848:

62-66.

178 Virginie Prévost

La chaussée d'al-Qantara 179

chenal est achevé, Dragut fait alléger autant que possible ses bateaux et construire avec leurs mâts et leur mobilier de grands radeaux pour trans-porter sa cargaison et ses armes. Toute sa flotte peut alors gagner de nuit et sans encombre la mer de Bù Gràra en empruntant ce prolongement artifi-ciel du al-wadi 1-kabir76 . Il résulte du stratagème de Dragut que le pont est creusé au sud du burg al-Bàb, assez largement et profondément pour laisser passer, en pièces détachées, la flotte du corsaire.

En 1560 a lieu la célèbre défaite de la coalition chrétienne face aux Ot-tomans. Bien que le duc de Medina Celi, vice-roi de Sicile, se soit emparé de Djerba sans effort pour Philippe II d'Espagne, il est assailli par la flotte turque secondée par Dragut qui coule ou confisque de nombreux navires chrétiens. Après un terrible siège du Qagtil, les crânes des vaincus sont amoncelés pour former une pyramide nommée «burg ar-Rusùs» qui sub-siste jusqu'en 1848. La chaussée est représentée sur un dessin de 1560 (fig. 3), attribué à Gastaldi 78 . Cette estampe (44 x 30 cm), tirée d'une es-quisse ramenée en Europe par un survivant, est un document primordial qui influencera la cartographie de Djerba jusqu'au milieu du xixe siècle 79 . Elle décrit les péripéties de juin 1560 avant la capitulation du fort. La lé-gende annonce que demeurent dans la forteresse «encore cinq cents soldats bien approvisionnés en vivres et en munitions qui suffiront avec l'aide de Dieu à la protéger des insultes de l'armée turque». On voit au nord le Castello / burg al-Gàzï Mustafà qui a été considérablement fortifié pour affronter les Ottomans et que rejoignent en barque des soldats chrétiens. Au sud-est de l'île, le Qagfil al-wàd figure sous le nom de «Burgare» et on remarque l'anse où Dragut a été bloqué neuf ans plus tôt par André Doria. La chaussée romaine est coupée par le prolongement du al-wacli 1-kabir, au sud du burg al-Bàb qui est indiqué au centre de l'ouvrage sous le nom de «borchio». Cette passe qui permet de contourner l'île par le sud n'existe

MONCFIICOURT, 1971: 216-226. Le stratagème de Dragut a donné lieu à de nombreuses ex-trapolations. Ainsi, selon la légende rapportée par AMAURY, 1896: 396, c'est un esclave chrétien qui révéla à Dragut l'existence de ce chenal fort ancien, encombré de rochers et de sable, mais que l'on pouvait dégager. MARMOL, 1667, t. II, 551-552, a ajouté au creusement du chenal le fait que les vaisseaux, pour atteindre celui-ci, ont été tirés sur des rouleaux, à la fois poussés et traînés par des câbles. Pour BRANTÔME, 1977: t. II, 71-72, le chenal existant n'a même pas été prolongé: Dragut a fait glisser ses galères sur des rouleaux jusqu'à ce qu'elles atteignent un autre chenal.

77 Sur la défaite chrétienne, MONCHICOURT, 1913: 103-136 ; MANTRAN, E.I., s.v. « illYarba (bataille de) »; BRAUDEL, 1990: t. III, 97-114.

78 Les renseignements qui suivent sont tirés de MONCHICOURT, 1913: 30-36. Voir aussi VILAR, 1991: 460-463.

79 Dès 1570, Abraham Ortelius publie à Anvers dans son Theatrum (»bis Terrarum un carton colorié de l'île qui dérive de la carte de 1560. MONCHICOURT, 1913: 32.

plus aujourd'hui". Sur l'estampe de 1560, Gastaldi a également figuré deux fins chenaux qui se déploient en triangle à partir du al-wadi 1-kabir pour rejoindre les environs de Burg al-Qantara: la branche orientale corres-pond à un affluent réel du al-wàdi 1-kabir mais son pendant occidental n'est plus renseigné sur les cartes actuelles, soit qu'il se soit ensablé soit qu'il résulte d'une erreur du cartographe'.

Un autre document illustrant le siège de la forteresse de Djerba montre la chaussée intacte'. Il s'agit d'une carte de 1566 signée M.F., attribuée au graveur Matteo Fiorini. Djerba est tombée aux mains ennemies et la flotte chrétienne, forcée de fuir, jette à la mer chameaux et chevaux pour alléger les galères. De Tripoli, turque depuis 1551, Dragut recrute de nombreux cavaliers arabes auxiliaires, que l'on voit galoper sur le pont. Ce détail, qui souligne le rôle important de cette voie en cas d'invasion, est une invention du cartographe puisqu'il ne fait aucun doute qu'en 1560, elle est impratica-ble. Il paraît certain qu'après la destruction d'une partie de sa structure par Dragut, elle n'a plus connu de restauration profonde avant le xxe siècle. Cependant, peu après la défaite de la coalition chrétienne, la «Description de l'île de Schelves en Barbarie» de Holzhaimer indique que «cette île est accessible du côté de la terre par un étroit passage de sorte qu'on peut y pénétrer à pied sec 83 ». On ne sait s'il fait allusion au tariq al-gamal ou à la

chaussée. Cette dernière apparaît dans un ouvrage décrivant les côtes tuni-siennes, publié en 1610 par le capitaine Alonso de Contreras. Il mentionne un pont de bois qui lie l'île au continent, sur lequel passent les bêtes de charge, et indique qu'on peut passer de Djerba au continent à marée basse, avec de l'eau jusqu'aux genoux et parfois jusqu'à la ceinture". Au début du xixe siècle, Abù Ra's écrit que les Djerbiens lui ont affirmé qu'ils avaient connu «un gué qui fut ensuite détruit parce qu'il livrait passage aux lions, aux chacals et aux voleurs»; il précise ailleurs que les Djerbiens ont démoli l'extrémité du pont qui touchait l'île pour empêcher les voleurs d'y

61 ' Elle est encore signalée à la fin du xix siècle: SERVONNET et LAFFITE, 1982: 103, évoquent un chenal dont la moindre profondeur est d'un mètre et demi, partant du bur'g Qagfil al-wâd et i ■ tssant devant les fortins de burg al-Bitb et burg tari(' al-garnal, qui pourrait être celui creusé par I )1 agit'. Sur les cartes réalisées par Monchicourt vers 1910, le al-wadri l-kabir croise encore la

1,11.. ,;ée mais ne la dépasse que sur une très courte distance. MONCHICOURT, 1913: 82, nomme l'oued affluent du al-wCuli 1-kalfir « Oued El 1houdi ».

11) MONCHICOURT, 1913: 32, III et 126-127. " MoNctucouRT, 1913: 79. Sur la narration de Holzhaimer (1563-1564), voir p. 55-57. Un

manuscrit turc de 1729, narrant les péripéties de la bataille de 1560, mentionne qu'il y avait autrefois entre l'île ci le rivage un chemin qu'on a coupé. HUART, 1917: 294.

" Vii.Att, 1991: 434.

180 Virginie Prévost La chaussée d'al-Qantara 181

pénétrer et d'en ressortir 85 . Ainsi, il semble que la chaussée a d'abord été restaurée avec du bois, comblant certainement la brèche pratiquée sur ordre de Dragut. Par la suite, si l'on en croit le récit imagé fait à Abù Ra's, elle n'est plus qu'un gué formé par ses vestiges.

L'histoire de Pons Zitha connaît deux grandes phases. La première, principalement romaine, prend fin avec l'abandon de la chaussée, vraisem-blablement antérieur à la conquête arabe. La seconde phase de son histoire, la plus mouvementée, débute lorsqu'après une longue occupation chré-tienne (1284—c.1337), Djerba tombe sous le joug des Hafsides. Ces der-niers font certainement reconstruire la chaussée romaine afin de s'assurer la domination de l'île mais les Djerbiens mettent à mal la nouvelle cons-truction. Abû Fris ordonne de la rebâtir avant l'expédition de 1432, menée par Alphonse V. Le roi chrétien la fait rompre mais le sultan s'empresse de la restaurer après sa défaite. Pourtant, il semble qu'elle cesse d'être utilisée ou que les Djerbiens la coupent peu après puisqu'elle est sans doute re-construite à la fin du règne de 1.1tmàn (1435-1488). À la mort de ce der-nier, les insulaires la rompent. En 1510, au moment de l'expédition de Pedro de Navarre, il semble que les Djerbiens la coupent à nouveau, mais les chrétiens parviennent vraisemblablement à y ficher leur drapeau. Somme toute, dans les récits rapportés ici, les travaux de réfection de la chaussée sont toujours ordonnés par les Hafsides et sans doute réalisés par l'armée. Rien ne laisse croire que les Djerbiens ont participé à ces travaux ou même au simple entretien de la route 86. Ainsi la deuxième phase de l'histoire de la chaussée est totalement hafside. Comme à l'époque ro-maine, sa mise en service représente un outil d'annexion qui compromet l'indépendance qu'ont toujours revendiquée les Djerbiens. La surveillance rapprochée des souverains met en péril les profits que les insulaires tirent de la piraterie et les tentatives de répandre dans l'île l'islàm sunnite, si elles n'ont pas abouti, alertent les sommités religieuses ibàçlites. On sait que c'est en grande partie grâce à leur insularité que les ibàçlites djerbiens ont pu survivre jusqu'à nos jours, alors qu'ils ont définitivement disparu des autres régions tunisiennes à la fin du xme siècle, vaincus par la màlikisation imposée par les souverains. La chaussée met également en danger la popu-lation qui se trouve à la merci des incursions des tribus nomades. Les Ara-

85 ABÙ RA'S, 1885: 197; ABC RA'S, 1960: 75-76. 86 Sous les Hafsides, les remparts des villes, pour la plupart construits à une époque antérieure,

étaient bien souvent réparés et entretenus par les habitants eux-mêmes, par des chefs locaux ou grâce aux revenus de biens habous. BRUNSCHVIG, 1982: 87.

bes du continent l'auraient ainsi empruntée pour emmener les chameaux qu'ils volaient sur l'île'. La liaison directe avec le continent ne profite pas aux insulaires, puisqu'ils connaissent mieux que quiconque les bancs de sable qui protègent leur île et peuvent gagner sans danger la rive opposée en bateau ou à gué. Dès lors, les Djerbiens n'ont certainement en aucune

on souhaité l'existence de cette voie à quelque époque que ce soit. Il est bien regrettable qu'aucune source ne précise par quel moyen les

protagonistes rompent la chaussée. À certaines occasions, elle est simple-ment barrée par un mur ou des fortifications provisoires. Parfois, elle né-, ossite d'être rebâtie, ce qui implique qu'elle a été en partie démolie. Il xistait peut-être un mécanisme permettant de la couper si le besoin s'en

faisait sentir. Lorsqu'Abù Ra's décrit le burg al-Bàb, qu'il nomme «burg al-Wasat», il indique que ce fortin se trouve là où la route est croisée par l'oued et que l'on y voit les restes d'un pont-levis de bois 88 . Le lieutenant Brulard confirme en 1885 que «les quelques blocages restants ont permis de retrouver là l'existence certaine d'une ancienne chaussée avec pont-levis"». Cependant, l'ouvrage de cet officier étant truffé d'inexactitudes, il est possible qu'il se soit contenté de copier Abû Ra's et d'imaginer que les blocages retrouvés laissaient paraître un ancien mécanisme de pont-levis. En effet, Charles Monchicourt ne mentionne rien de ce genre: le burg al-Bàb se composait d'un couloir voûté de trois mètres de large sur deux mè-res cinquante de long, «sous lequel il fallait nécessairement avancer quand

suivait la chaussée, couloir flanqué de chaque côté par des chambres (corps de garde, logement du préposé, etc.) débordant le passage de trois ou quatre mètres. La largeur du bordj était donc d'une douzaine de mètres, soit davantage que la chaussée 90 ». Je fais confiance à la description de cet historien, dont l'ouvrage est extrêmement documenté et sérieux, et qui a certainement procédé à un examen minutieux des ruines du fortin. Il est possible néanmoins qu'un pont-levis ait été installé pour combler la brèche faite par les troupes de Dragut en 1551 puis ait été démonté après le pas-sage de Brulard et avant celui de Monchicourt. On peut imaginer égale-ment que ce système de pont-levis existait déjà à l'époque romaine 91 . Quoi

147 13BuLABD, 1982: 29. " Atte RA's, 1960: 76. K' l8Itut.ABD, 1982: 29.

MorvciticouRT, 1913: 84, note 7. "I Curieusement, Charles MONCHICOURT (1913: 85) estime que c'est dès le xvie siècle qu'on a

chaussée romaine et le tarit/ al-gamal par des fortins qui servaient dans le même temps de

i' k(It maltes. Il paraît pourtant certain que dès sa construction, les Romains avaient profité de Ii ■ iii.,,• trouvait en son milieu pour y bâtir un bastion de contrôle. ABC RA'S (1960: 76) dit

oement que sa construction remonte à la gahiliyya.

182 Virginie Prévost

La chaussée d'al-Qantara 183

qu'il en soit, la description du fort laisse penser qu'en cas d'alerte et dans un premier temps, les gardes du burg al-Bàb pouvaient au moins barrer l'accès au couloir pour interdire le passage d'une rive à l'autre. Nul doute que les Hafsides qui ont longtemps contrôlé le pont ont dû user de cette méthode lors de leurs démêlés avec les Djerbiens.

En 1850, Heinrich Barth longe en bateau la côte méridionale de Djerba en venant de Sfax et franchit donc les détroits de Djorf et d'al-Qantara. Pendant ce voyage, son embarcation touche le fond par deux fois et est re-mise à flot avec difficulté. Il rapporte que dans le détroit d'al-Qantara, les forteresses qui défendaient le Pons Zitha des Romains, tant sur l'île que sur le continent, sont alors en ruine et gênent fortement le passage du détroit'. Dès la seconde moitié du xixe siècle, les voyageurs qui s'intéressent à la chaussée ne font plus mention que de ruines. Le plus optimiste est Al-phonse Rousseau, traducteur d'at-Tigàni, qui signale en 1852 qu' «il existe encore des parties considérables de ce grand ouvrage 93 ». En 1862, on dis-tingue encore sa trace assez loin dans les flots'. Vers 1885, selon Charles Tissot, seules quelques masses de blocage marquent encore son emplace-ment entre Burg al-Qantara et le burg al-Bàb 95 . Plus tard, certains témoi-gnages laissent entrevoir que la voie est entièrement dissimulée sous une fine couche d'eau. Selon l'étude consacrée au golfe de Gabès en 1888, on voit alors sous l'eau les débris de la chaussée, qui bien qu'aux trois quarts ruinée continue à être utilisée à marée basse par les Djerbiens qui la fran-chissent à gué avec leurs animaux. De ce fait, le passage est alors désigné sous le nom de tariq al-gamal à l'instar du gué situé plus à l'ouest 96. En 1896, Vincent Amaury observe une caravane de chameaux qui traverse à gué, «foulant aux pieds les ruines d'une digue, qu'à peine le flot recouvre à marée basse97 ». Ainsi, jusqu'à la toute fin du xixe siècle au moins, la chaussée comme jadis a servi de gué". Ce gué se détériorant au fur et à mesure, il a sans doute été abandonné au profit du tarit? al-gamal.

92 BARTH, 1965: t. I, 34. 93 ROUSSEAU, trad. d'AT-TIÔÀNi, 1994: 7, note 1. 94 GUÉRIN, 1862: t. 1,217. 95 TISSOT, 1884-88: t. 1, 191.

SERVONNET et LAFFITE, 1982: 103. 97 AMAURY, 1896: 396. 98 Elle a permis plus tard de ficher les poteaux fournissant l'électricité à l'île. En 1937, GRÉVIN

(1937: 76) évoque la chaussée romaine recouverte de quelques centimètres d'eau et mentionne que « sur ce chemin dallé, la ligne téléphonique, torturée par les vents, relie l'île au continent ». Une photo de 1942 montre très bien qu'on ne devine plus le tracé de la chaussée que par la longue file des poteaux télégraphiques qui y sont fichés. TLATLI, 1942: pl. X.

La restauration de la chaussée romaine a été entreprise en 1953.99 Comme jadis, elle voit passer un flot ininterrompu de voyageurs et de mar-chandises. Cependant, de l'avis de nombreux chercheurs, il est urgent de la modifier: en effet, seul un passage creusé dans ses fondations permet de relier la mer de Bft. Grra au al-wàdi 1-kabir. La pollution qui gagne pro-gressivement la ceinture maritime de Djerba nécessiterait de creuser plu-sieurs nouvelles ouvertures dans la chaussée, afin d'oxygéner la mer de Bit. Gràra et de favoriser la migration des poissons m. Ainsi dans quelques an-nées, si ce projet à l'étude reçoit l'agrément des autorités tunisiennes, la chaussée d'al-Qantara, percée en plusieurs endroits, connaîtra un nouveau tournant dans son existence.

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Qakil / Burg Mustafà

s Houmt-Souk

DJERBA

détroit de Djorf .Agim

• • Qagfil al-wàd Djorf détroit d'al-Qantara

mer de BU Gràra Gightis •••

Flangir Ziyàn • Zarzis = Zitha

0 15 30 km

Fig. 1: la région de Djerba

1 11111 0 5 km

presqu'île de Bayna 1-widyiin

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Burg al-Qantara :',:::'' .... ''.. al-wàdi 1-kahir = Meninx ,..::::.. ''''::.•:: :::.**"•

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al-Qantara 'farhella

= Ponte Zitha al-tagarirmel a/ 4*

Fig. 2: le détroit d'al-Qantara

188 Virginie Prévost

Fig. 3: l'estampe de 1560, d'après Ch. Monchicourt