Un humanisme de l'au-delà : sens commun et puissance spéculative chez Thomas De Koninck, in...
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Un humanisme de l’au-delà : sens commun etpuissance spéculative chez Thomas De
Koninck
Pierre-Alexandre Fradet1
Études supérieures, ENS de Lyon / Université Laval
Résumé : L’objectif poursuivi ici est d’expliquer dans quellemesure un dialogue est permis entre l’œuvre du philosophecanadien Thomas De Koninck et la pensée spéculativecontemporaine (notamment Quentin Meillassoux et Graham Harman),laquelle a pour ambition de remettre sur le devant de la scènela question de la chose en soi, sans pour autant renouer avecle dogmatisme prékantien. Nous tâchons de montrer, d’une part,que l’œuvre de De Koninck se distingue de la pensée spéculativeen affirmant que le sens commun est en mesure d’unir intimementl’être humain au réel lui-même et, d’autre part, qu’ellepréfigure de manière étonnante divers aspects de cette penséeen mettant en relief un certain accès à l’absolu.
Abstract : Our aim is to explain to what extent a dialogue maybe established between the work of the Canadian philosopherThomas De Koninck and contemporary speculative thinking aspractised, for instance, by Quentin Meillassoux and GrahamHarman, whose ambition is to bring to the fore once again thething-in-itself without however renewing with pre-Kantian’sdogmatism. We attempt to show, on the one hand, that DeKoninck’s work differs from such speculative thinking byaffirming that common sense is able to unite human beingsintimately with the real itself, and, on the other hand, thathis work surprisingly prefigures diverse aspects of thatthinking by emphasising a certain access to the absolute.
1 L’auteur reconnaît l’appui financier du CRSH pour ses recherchesdoctorales, effectuées à l’ENS de Lyon et à l’Université Laval.
On ferait violence à la pensée de Thomas De Koninck en la
subsumant sous l’une ou l’autre des catégories officielles que
la philosophie a fait naître dans l’histoire : le rationalisme,
l’empirisme, la phénoménologie, l’herméneutique, le
personnalisme... Préférant avoir les coudées franches, De
Koninck ne se solidarise avec aucun courant assignable, si ce
n’est avec une forme nuancée d’humanisme2, et prend à tâche de
penser par lui-même plutôt que d’adhérer à la dernière mode
philosophique. Cette constante autonomie intellectuelle ne
l’empêche pas pour autant de convoquer dans ses raisonnements
les travaux d’un champ remarquablement vaste de philosophes,
d’écrivains et de savants, dont il a une connaissance de
première main et ne renie jamais l’héritage3. Plus que tout
autre philosophe peut-être, Thomas De Koninck prend acte en
effet d’un extraordinaire nombre de réflexions historiques
2 Son humanisme ressort tout particulièrement bien des travaux suivants :Thomas DE KONINCK, « Ethics, the Humanities, and the Formation ofPersons », in The Bases of Ethics, W. SWEET (ed.), Marquette University Press,2001 ; Thomas DE KONINCK, De la dignité humaine, Paris, Quadrige/PUF, 2002 ;Thomas DE KONINCK et Gilbert LAROCHELLE (dir.), La dignité humaine. Philosophie,droit, politique, économie, médecine, Paris, PUF, 2005 ; Mireille LAVOIE, DanielleBLONDEAU and Thomas DE KONINCK, « The Dying Person: An Existential BeingUntil the End of Life », Nursing Philosophy, vol. 9, no 2, 2008 ; Thomas DEKONINCK, « Protecting Human Dignity in Research Involving Humans », Journal ofAcademic Ethics, vol. 7, no 1-2, 2009. Nous expliquerons plus loin en quel sensprécis il faut comprendre l’humanisme de Thomas De Koninck.3 Sur le rôle de transmetteur de Thomas De Koninck, voir en particulierThierry BISSONNETTE, Thomas De Koninck, attiseur de consciences, Montréal, Varia,2007.
2
susceptibles d’alimenter son jugement, de l’Antiquité à nos
jours, et se montre toujours soucieux de penser dynamiquement
avec et contre l’histoire4.
Avec pour plus fidèles alliés Platon, Aristote, saint
Augustin, Shakespeare, Hegel, Whitehead, St-Exupéry, Einstein,
Wodehouse, Fernand Dumont et Jean-Luc Marion, cet auteur, né en
Belgique et devenu professeur à l’Université Notre Dame avant
d’être embauché à l’Université Laval, démontre bien par la
diversité des sources auxquelles il se réfère que certaines
préoccupations universelles traversent tous les horizons et
demeurent tout à fait dignes d’intérêt pour notre époque. Il
prend ainsi le contrepied d’un certain « discontinuisme
épistémologique » en vogue, selon lequel tous les champs du
savoir et toutes les époques présentent des traits
incommensurables et ne peuvent dès lors, sous aucun angle, être
mis en rapport pour éclaircir le présent5. Par son désir
4 Voir notamment Thomas DE KONINCK, Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenirhumain, Paris, PUF, 2004, p. 93.5 On peut mettre en parallèle dans une certaine mesure ce « discontinuismeépistémologique », selon lequel chaque époque doit être étudiée pour elle-même plutôt qu’en relation avec d’autres époques, et le « présentisme »,selon lequel « une connaissance absolue du passé étant impossible, toutereconstruction historique n’est en fait que le reflet des préoccupations duprésent, qui devient par là même le seul objet d’intérêt digne de ce nom,car lui seul nous est accessible. » Voir Jean-Christophe MAYER,« Modernité, représentation de l’histoire et présentisme dans le théâtreshakespearien », in Modernités shakespeariennes, J. AVNER (dir.), Paris,L’Harmattan, 2010, p. 108.
3
d’aller puiser partout, en tout temps et en tout lieu, De
Koninck nous permet de redécouvrir le véritable sens du mot
« classique », qui ne consiste pas en un dépôt figé de formules
à répéter ad vitam aeternam, mais en une ressource vivante dont
on doit se servir pour penser les problèmes de son temps –
voire pour défier ce temps lui-même. Sa capacité à mettre à
profit l’histoire dans toute sa longueur est observable bien
sûr dans ses prises de position éthiques, mais aussi, comme
nous tenterons d’en faire la démonstration ici, dans les
réflexions stimulantes que son œuvre laisse entrevoir autour
des questions que soulève le courant contemporain du réalisme
spéculatif6.
Ce courant est né de la rencontre entre quatre philosophes
aux affinités semblables mais irréductibles dans le cadre d’un
colloque tenu à Londres en 2007. Il vise pour l’essentiel à
remettre sur le devant de la scène le problème de la chose en
soi, à une époque où bon nombre de philosophes insistent
volontiers sur l’aspect médiatisé et construit du savoir. Le
réalisme spéculatif attire de plus en plus l’attention dans le
6 Pour une perspective d’ensemble sur ce courant, qui ne cesse de setransformer de jour en jour, voir par exemple Levi BRYANT, Nick SRNICEK etGraham HARMAN (ed.), The Speculative Turn: Continental Materialism and Realism,Melbourne, Re.press, 2011.
4
milieu anglophone7, qui repère en lui la marque d’un « tournant
spéculatif » repoussant le « tournant linguistique » en vigueur
au XXe siècle, mais tarde encore à s’imposer comme un objet
d’étude dans le monde francophone. Il va sans dire que les
réalistes spéculatifs ne se réclament pas ouvertement de Thomas
De Koninck et que, en retour, ce dernier ne fraternise pas haut
et fort avec la pensée spéculative, dont il se distingue sans
l’ombre d’un doute à maints égards8. Il n’en demeure pas moins
que certains parallèles nous semblent pouvoir être établis
entre eux, comme nous nous efforcerons de le faire voir ici.
Tirer au clair ces parallèles n’aura pas pour effet de créer
une alliance forcée, mais bien plutôt d’expliquer dans quelle
mesure un dialogue est permis entre l’œuvre de Thomas De
Koninck et la pensée spéculative, d’une part, parce que cette
œuvre se distingue de ce courant en soutenant que le sens
7 Parmi de nombreux travaux, dont certains sont cités ici, voir notammentPeter GRATTON et Paul J. ENNIS (ed.), The Meillassoux Dictionary, EdinburghUniversity Press, à paraître en 2014.8 Que nous relevions ici quelques rapprochements entre les réalistesspéculatifs et Thomas De Koninck ne signifie donc pas, évidemment, que tousse rejoignent sur la totalité des plans. Ainsi, par exemple, il estindéniable que le philosophe québécois s’oppose à Quentin Meillassoux surla question de l’ordre cosmique : alors que Meillassoux voit dans le mondeune absence d’ordre fondamental, ou tout au moins un ordre apparent quipeut être rompu à tout moment, De Koninck y repère un ordre manifeste et lerapporte à un être transcendant qui lui donne tout son sens. Voir Thomas DEKONINCK, La foi est-elle irrationnelle ?, avec L. ROY (deux textes autonomes),Montréal, Fides, 2013, p. 29 ; Thomas DE KONINCK, Philosophie de l’éducation. Essaisur le devenir humain, Paris, PUF, 2004, p. 216-219.
5
commun est capable d’unir intimement l’être humain au réel lui-
même, d’autre part, et corrélativement, parce qu’elle préfigure
de manière étonnante l’esprit du réalisme spéculatif en mettant
en relief un certain accès à l’absolu. Notre étude prolongera
du même coup les divers travaux portant sur l’enseignement et
la pratique de la philosophie au Québec9 à travers un
commentaire de l’œuvre de l’un de ses représentants – dont les
écrits proprement dits demeurent à ce jour, hélas, trop peu
commentés, si l’on excepte quelques figures notables telles que
Jacques Lavigne et Charles Taylor10.
La pensée spéculative : un regard sur la chose en soi9 Yvan LAMONDE, Historiographie de la philosophie au Québec (1853-1970), Montréal,Hurtubise, 1972 ; Yvan LAMONDE, La philosophie et son enseignement au Québec (1665-1920), Montréal, Hurtubise, 1980 ; Josiane BOULAD-AYOUB et Raymond KLIBANSKY(dir.), La pensée philosophique d’expression française au Canada. Le rayonnement du Québec,Paris/Québec, Vrin/Les Presses de l’Université Laval, 1998.10 Parmi les nombreuses études portant sur les pensées de ces auteursquébécois, on se reportera, notamment, à Georges LEROUX, « Jacques Lavigne,L’inquiétude humaine, 1953 », in Monuments intellectuelsquébécois du XXe siècle. Grands livresd’érudition, de science et de sagesse, C. CORBO (dir.), Québec,Septentrion, 2006 ;Jacques BEAUDRY, Autour de Jacques Lavigne, philosophe. Histoire de la vie intellectuelle d’unphilosophe québécois de 1935 à aujourd’hui accompagnée d’un choix de textes de Jacques Lavigne,Trois-Rivières, Éditions du Bien Public, 1985 ; Ruth ABBEY, Charles Taylor,Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2000 ; Jean GRONDIN,« Charles Taylor a-t-il des raisons de croire à proposer ? Grandeur etlimites d’une justification de l’option métaphysique de la croyance par desenjeux éthiques », Science et Esprit, 64, 2012, p. 245-262. Voir égalementPierre-Alexandre FRADET, « Méthode et objet chez Jacques Lavigne. Un examende L’inquiétude humaine », Encyclopédie de L’Agora, 2012, en ligne :http://agora.qc.ca/documents/methode_et_objet_chez_jacques_lavigne_un_examen_de_linquietude_humaine (consulté le 24 juin 2014) ; Pierre-AlexandreFRADET, « Comment trouver un équilibre entre l’historicisme etl’universalisme ? Réflexions à partir de l’œuvre de Charles Taylor », LePhilosophoire, Vrin, vol. 1, no 41, 2014, p. 257-285.
6
Tantôt hostiles à l’expression « réalisme spéculatif »,
tantôt favorables à son usage, les principaux représentants du
courant spéculatif contemporain sont le quatuor formé par
Quentin Meillassoux, Graham Harman, Iain Hamilton Grant et Ray
Brassier. Chacun d’entre eux défend des thèses singulières et
uniques, mais tous se rejoignent en ceci qu’ils s’inscrivent en
faux contre une idée répandue depuis Kant : celle selon
laquelle la réalité ne peut être envisagée que d’après son
rapport à un sujet constituant – position qui définit le
« corrélationisme »11. Afin de rouvrir le chemin vers la chose
en soi et rendre justice au réel tel qu’il est en lui-même, en
dehors de toute relativité et de tout conditionnement
subjectif, les réalistes spéculatifs tentent de faire signe
vers un espace irréductible à toute forme de médiation : les
conditions de possibilité transcendantales (relevées en
phénoménologie), les horizons d’attente et de précompréhension
(étudiés en herméneutique), les contextes sociaux (examinés en
philosophie sociale), le langage (le linguistic turn), l’esprit (le
mind turn), le sens commun (les philosophies de l’expérience
11 Quentin MEILLASSOUX, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006, p. 18.
7
ordinaire12). Au socle du réalisme spéculatif se trouve donc le
présupposé selon lequel l’unique manière de faire droit au réel
lui-même consiste à prendre le contrepied des pensées
développées depuis Kant et à s’arracher à tout type de
médiation, le sens commun y inclus.
Non pas que toute la philosophie depuis La Critique de la raison
pure ait renoncé à parler du réel et se soit bornée à défendre
une forme ou une autre d’antiréalisme. En digne héritier de
l’herméneutique, Jean Grondin a démontré avec justesse que la
pensée gadamérienne, par exemple, élève une prétention à
l’objectivité et résiste au perspectivisme13. Mais les
réalistes spéculatifs se démarquent des philosophies
postkantiennes en ce qu’ils veulent placer au premier rang de
leurs préoccupations l’existence et la nature de la chose en
soi, là où ces philosophies axent davantage leur analyse sur
les conditions de possibilité donnant accès au réel, dans le
sillage de Kant qui, tout en reconnaissant l’existence de la
chose en soi, la présente comme inconnaissable et nous en
12 Bien que Stanley Cavell déprécie généralement le sens commun et éloignece concept de sa philosophie du langage ordinaire, nous croyons pouvoirassocier le sens commun à certaines philosophies de l’expérienceordinaire ; en effet, comme nous le verrons plus loin, le langage ordinairerejoint le sens commun entendu en une acception précise.13 Voir par exemple Jean GRONDIN, L’universalité de l’herméneutique, Paris, PUF,1993, p. 165-169.
8
détourne de cette manière. Le terme « spéculatif » n’exprime
pas ici la volonté de régresser à l’époque prékantienne où tous
s’exprimaient volontiers sur les objets transcendants les plus
divers sans interroger leur mode d’accès14 ; il témoigne du
désir de se pencher en priorité sur l’objet extramental, plutôt
que sur les modes d’accès à cet objet auxquels s’attardent déjà
la phénoménologie (intéressée par les conditions de dévoilement
de l’objet dans la sphère phénoménale15) et l’herméneutique
(intéressée par l’activité interprétative et les horizons
d’attente). C’est pourquoi Graham Harman distingue sa pensée de
ce qu’il nomme les « philosophies de l’accès » et développe de
son propre chef une « ontologie-orientée-vers-l’objet » (Object-
Oriented-Philosophy)16.
14 Si le souci d’éviter de régresser au dogmatisme précritique est manifestechez des philosophes comme Quentin Meillassoux et Graham Harman, il est unpeu moins évident chez des auteurs comme Isabelle Stengers, qui à traverssa lecture de Whitehead appelle à une « libre et sauvage création deconcepts ». Voir Isabelle STENGERS, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage créationde concepts, Paris, Seuil, 2002.15 Certains phénoménologues ont beau adopter pour slogan « aux chosesmêmes ! », leur projet n’en demeure pas moins largement axé sur ladescription des conditions d’accès à ces choses et, par conséquent, ilporte moins sur la chose en soi que sur le rapport entre la chose et lesujet qui constitue phénoménologiquement cette chose.16 Pour prendre connaissance des premiers développements de cettephilosophie, voir Graham HARMAN, Tool-Being: Heidegger and the Metaphysics of Objects,Chicago, Open Court Publishing, 2002. Mentionnons-le : bien que Harmaninsiste sur la réalité extramentale, il ne reconnaît pas aussi ouvertementque Meillassoux la possibilité d’y accéder de manière directe etrationnelle – ce qui peut sembler réintroduire un fossé important entre lesujet connaissant et l’objet à connaître. Autre distinction entre Harman etMeillassoux : tandis que le premier se réclame de la phénoménologie deHeidegger, qu’il cherche à renouveler et à redévelopper à neuf, Meillassoux
9
De quelle façon les penseurs spéculatifs, tout en
affirmant l’importance de rouvrir la question de la chose en
soi et d’aller au-delà des philosophies de l’accès, marquent-
ils des réserves vis-à-vis du sens commun ? C’est ce que fait
Quentin Meillassoux lorsqu’il soutient que la vérité absolue à
laquelle il prétend parvenir va à l’encontre de la « croyance
commune »17, et c’est ce que suggère Tristan Garcia quand il
signale que les philosophies de l’expérience ordinaire et du
sens commun sont plus fascinées par notre mode d’accès aux
choses que par les choses elles-mêmes18. Non moins hostile au
sens commun, Ray Brassier associe ce dernier à une vision
préphilosophique naïve et inconsciente des préjugés qu’elle
plaque sur la réalité19, tandis que Graham Harman dit que c’est
une « opinion étrangement dominante »20, et répandue au sein du
sens commun depuis la modernité, que celle selon laquelle les
est assez allergique à la phénoménologie et au primat qu’elle accorde à ladonation.17 Quentin MEILLASSOUX, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris,Seuil, 2006, p. 141.18 Tristan GARCIA, Forme et objet. Un traité des choses, Paris, PUF, 2011, p. 9.19 Marcin RYCHTER, « Ray Brassier interviewed by Marcin Rychter. I am anihilist because I still believe in truth », Kronos, 1, 4 mars 2011, enligne : http://www.kronos.org.pl/index.php?23151,896 (consulté le 8 juin2014).20 Graham HARMAN, L’objet quadruple. Une métaphysique des choses après Heidegger, trad.par O. Dubouclez, Paris, PUF, 2010, p. 79.
10
objets du monde n’existent pas en dehors de nos
représentations21 – opinion à laquelle Harman trouve à redire.
Au premier abord, voire peut-être aussi au second, ce
cadre de pensée du réalisme spéculatif peut sembler entrer en
conflit avec la philosophie de Thomas De Koninck. Là où la
plupart des philosophes spéculatifs adressent de vives
critiques à la phénoménologie au motif qu’elle nous rive aux
conditions d’accès au réel, De Koninck s’abreuve aux textes de
nombreux phénoménologues (Heidegger, Merleau-Ponty, Henry,
Marion...) pour dégager leurs mérites propres. Alors que les
réalistes spéculatifs sont plutôt hostiles à l’humanisme,
auquel ils reprochent d’occulter la sphère extramentale, De
Koninck s’attache à faire ressortir l’actualité du concept de
dignité humaine et se pose en défenseur de l’être humain. De
même, si les penseurs spéculatifs ont tendance à s’en prendre
21 Bien que certains auteurs depuis Kant aient continué à poser une formed’absolu, cet absolu demeure insatisfaisant pour la plupart des réalistesspéculatifs, parce qu’il ne met pas en avant la réalité extramentale tellequ’elle est en dehors du sujet constituant, ni n’implique la possibilitéd’un accès à cette réalité. Ainsi, pour l’idéaliste qu’est Hegel, l’absolului-même correspond plus ou moins à la corrélation entre le sujet etl’objet – tout objet connaissable n’étant connu qu’à travers une médiationsubjective et historique. Sur cette critique adressée autant à Hegel qu’àdes philosophes comme Bergson, Schelling et Deleuze, voir QuentinMEILLASSOUX, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil,2006, p. 63. Sur le rapport entre De Koninck et Hegel, voir Thomas DEKONINCK et Guy PLANTY-BONJOUR (dir.), La question de Dieu selon Aristote et Hegel,Paris, PUF, 1991. Nous verrons plus loin en quoi De Koninck récupère etremanie un argument hégélien afin de mettre en évidence la possibilité d’uncertain accès à l’en soi.
11
au sens commun, De Koninck mobilise cette notion pour
développer une philosophie de l’éducation et mettre en évidence
le rôle capital de la culture dans l’acquisition des
connaissances et leur transmission dans l’histoire22. Mais on
exagérerait le fossé entre les penseurs spéculatifs et Thomas
De Koninck en ne voyant entre eux que des divergences
d’opinion. Lorsqu’on y regarde de près, en effet, on constate
que l’œuvre du philosophe québécois a l’étonnante vertu
d’anticiper certaines réflexions du réalisme spéculatif sur
l’accès au réel, tout en s’en distanciant quant au rôle que
peut jouer le sens commun dans l’acquisition du savoir. Tâchons
de montrer pourquoi.
Le sens commun et l’intelligence comme voies d’accès au réel
Le soupçon que les penseurs spéculatifs font peser sur le
sens commun tient à l’acception précise dans laquelle ils
entendent ce concept. Dans l’économie de leur pensée, le sens
commun renvoie ou bien à une vision préthéorique inconsciente
22 Thomas DE KONINCK, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, PUF,2000 ; Thomas DE KONINCK, Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, Paris,PUF, 2004 ; Thomas DE KONINCK, La crise de l’éducation, Montréal, Fides, 2007 ;Thomas DE KONINCK, Philosophie de l’éducation pour l’avenir, Québec, Les Presses del’Université Laval, 2010 ; Thomas DE KONINCK, « Le sens de la culture »,Laval théologique et philosophique, vol. 52, no 2, 1996, p. 583-612.
12
des conditions d’accès au réel, c’est-à-dire à la croyance
« naïve » selon laquelle le monde extérieur existe en lui-même
et se donne immédiatement à nous ; ou bien à un corps de
préjugés transmis par la société et qui constituent un voile
corrupteur, un miroir déformant, un écran qui dénature la
connaissance. Ces deux significations peuvent être rattachées à
1/ l’acception objective du sens commun, c’est-à-dire à un
certain réseau de croyances partagées. Mais il est possible
d’attribuer au moins deux autres acceptions au sens commun : 2/
une acception subjective, à savoir une faculté partagée par tous
les sujets connaissants (comme par exemple la raison chez
Kant), et 3/ une acception pratique, à savoir une attitude
concrètement adoptée par plusieurs ou un geste répandu en
communauté (comme par exemple l’usage du langage ordinaire chez
Wittgenstein et Cavell)23.
C’est en ayant en tête ces deux dernières acceptions
distinctes de celle, dépréciative, endossée par les réalistes
spéculatifs, que Thomas De Koninck réfléchit au problème de la
chose en soi et tente de montrer que le sens commun, loin de
n’être qu’un miroir déformant, peut constituer une voie d’accès
23 Sur ces différentes acceptions, voir notamment Vincent DESCOMBES,« Réflexions sur la pluralité des sens communs », in Normativités du senscommun, C. GAUTIER et S. LAUGIER (dir.), Paris, PUF, 2009, p. 25-49.
13
au réel lui-même. À preuve, commentant un ouvrage de Danielle
Lories sur le sens commun chez Aristote24, il remarque ceci :
« Dans le sens commun on découvre une “instance intentionnelle
et active qui, par-delà la réceptivité passive des différents
sens, vise la chose en et pour elle-même, la chose dans sa
réalité indépendante de nous, le sensible dit par accident”.
Autant dire que “c’est du sens du réel qu’il y va, de l’accès
aux choses réelles du monde, de la réalité de ce que nous livre
la perception” »25. Le réel dont il est ici question n’est pas
un réel médiatisé ou constitué phénoménologiquement ; il
désigne ce qu’est l’objet en soi en dehors de toute relativité
et de toute médiation corruptrice. Cette réalité a beau être
perçue par un sujet connaissant, sa nature n’en est pas moins
accessible à ce sujet. D’où il est possible de conclure que le
sens commun peut bel et bien être conçu comme la faculté qui
nous unit à la chose même et rend possible un savoir de la
réalité extramentale, ce que réaffirme avec force Thomas De
24 Danielle LORIES, Le sens commun et le jugement du Phronimos. Aristote et les stoïciens,Louvain-la-Neuve, Peeters, 1998. Voir aussi Thomas DE KONINCK, « Lesmultiples acceptions du “sens commun” », Revue Philosophique de Louvain, vol.101, 2003, p. 707-720.25 Thomas DE KONINCK, Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, Paris, PUF,2004, p. 37.
14
Koninck lorsqu’il relie l’appréhension du réel à la création
artistique26.
Cette (re)découverte et cette (re)mise en évidence par De
Koninck de l’apport objectif du sens commun ressort de façon
tout aussi manifeste dans son récent ouvrage, Questions ultimes,
où il s’appuie sur la « sagesse du langage ordinaire »27 et la
pensée antique pour distinguer entre l’intelligence (le noûs)
et la raison (le logos) :
Chez Homère, noûs a le sens fondamental d’une réalisationsoudaine à l’occasion d’une perception, la prise deconscience d’une situation importante à grand impactémotif. Réaliser par exemple que cette personneapparaissant sous les traits d’une vieille femme est enréalité la déesse Aphrodite, où il ne s’agit évidemmentpas d’une constatation plus claire de sa figure externe,mais bien d’une saisie de sa vraie nature au-delà del’apparence. Ou encore cet homme qui semblait mon ami,voici que mon noûs me permet d’entrevoir tout à coup qu’ils’agit en réalité d’un ennemi. Von Fritz souligne qu’en detels cas « la prise de conscience de la vérité vienttoujours comme une intuition soudaine : la vérité estsoudainement “vue” »28. On aura compris, par le choix desmots qui précède, que j’invite à concentrer la réflexionsur l’intelligence (noûs) plutôt que sur la raison (logos).Pareille préférence pour l’intelligence n’implique
26 Ibid., p. 80.27 Thomas DE KONINCK, Questions ultimes, Ottawa, Les Presses de l’Universitéd’Ottawa, 2012, p. 66. Sur le fait que l’art permet de révélerl’extraordinaire inscrit dans l’expérience ordinaire, voir également ThomasDE KONINCK, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, PUF, 2000, p.130-132.28 Kurt VON FRITZ, « Nous and Noein in the Homeric Poems », in ClassicalPhilology, 40, 1945, p. 223-242 ; 41, 1946, p. 12-34 ; repris dans ThePresocratics. A Collection of Critical Essays, Alexander P. D. MOURELATOS (ed.), NewYork, Anchor Books, Doubleday, 1974, p. 23-85 ; cf. p. 25-26.
15
nullement un mépris de la logique ; elle veut au contrairelui accorder tout son dû, qui dépend justement del’activité préalable de l’intelligence. [...] On sesouvient de l’histoire du malade mental pêchant dans unebaignoire, auquel le médecin dit : « Et si çamordait. » « Mais non, imbécile, répond le patient,puisque c’est une baignoire. » Une logique impeccable nel’empêchait pas de continuer à pêcher dans cettebaignoire. Le problème est l’absence de contact avec laréalité.29
Ici se révèle de façon imagée l’insuffisance de la raison en
regard de l’intelligence. Alors que la première permet à
l’individu de créer des concepts, des propositions à partir de
ces concepts et des raisonnements à partir de ces propositions,
la seconde – et la seconde seule – rend possible un contact
avec la réalité même. L’intelligence constitue en effet le
moyen par lequel une suite de raisonnements peut être élaborée
en considération du réel et, surtout, l’instance par laquelle
ces raisonnements peuvent être appliqués dans le concret30.
Faire preuve d’intelligence, pour De Koninck, ce n’est pas
29 Thomas DE KONINCK, Questions ultimes, Ottawa, Les Presses de l’Universitéd’Ottawa, 2012, p. 69-70. Précisons-le : si Meillassoux semble en généralassez critique à l’égard du sens commun, il pose également la possibilitéd’une « intuition intellectuelle » donnant accès à l’absolu, de sorte qu’ilsemble reconnaître indirectement, sans même employer ici l’expression« sens commun », un certain apport objectif au sens commun entendu commefaculté subjective. Voir Quentin MEILLASSOUX, Après la finitude. Essai sur la nécessitéde la contingence, Paris, Seuil, 2006, p. 123. Sur le rôle de l’intuition dansl’accès à la chose en soi, voir par ailleurs Pierre-Alexandre FRADET,Derrida-Bergson. Sur l’immédiateté, Paris, Hermann, 2014.30 Pour un complément d’information sur le sujet, voir Mark NYVLT, « TheAutonomous Activity of Nous in Aristotle’s Posteriour Analytics II.19 », Journal ofClassical Studies Matica Srpska, 11, 2009.
16
enchaîner avec une « logique impeccable » un ensemble de
démonstrations, mais se laisser imprégner de la réalité même et
rester attentif à ce qu’elle impose comme jugement ou
comportement. Aussi, parce que cette imprégnation est censée
donner lieu à un jugement objectif ou un comportement judicieux
dans le concret, on comprend sans peine que Thomas De Koninck
fait ici appel à l’acception pratique du sens commun, qui
pourrait être en l’occurrence un autre nom pour intelligence31.
D’aucuns objecteront peut-être que cette valorisation de
l’acception pratique du sens commun mène tout droit à un
dogmatisme précritique. En affirmant qu’une instance comme
l’intelligence peut nous mettre en contact avec la réalité
même, au-delà de toute activité démonstrative, Thomas De
Koninck ne passe-t-il pas sous silence les multiples médiations
que suppose un travail rationnel ? On ferait erreur en
répondant par l’affirmative, car il s’en faut de beaucoup que
le philosophe envisage naïvement le réel comme une donnée qui
viendrait s’imprimer de façon mécanique dans l’esprit du sujet
connaissant. Il est bien conscient du conditionnement
phénoménologique de la réalité par le sujet ; il insiste à31 Sur le sujet, voir également Daniel MOREAU, « L’intelligence : “dans” ou“devant” le monde ? Réflexion basée sur les thèses de Jankélévitch etd’Aristote », Laval théologique et philosophique, vol. 63, no 3, octobre 2007, p.577-596.
17
répétition, par exemple, sur l’importance de l’affectivité et
de la sensibilité32, dont il souligne à quel point leur rôle
est prégnant dans l’expérience humaine. Mais il rappelle en
même temps, à l’encontre des corrélationistes que vilipendent à
l’unisson les penseurs spéculatifs contemporains, que la réalité
tout entière ne se réduit pas à un horizon humain, relatif et conditionné
phénoménologiquement.
Ce rappel se fait entendre implicitement dans l’extrait
précité, où il souligne que la possibilité d’un contact avec le
réel se trouve démontrée par les multiples situations au cours
desquelles on se laisse illuminer par une évidence immédiate et
est appelé à revoir son jugement sur une base objective. Ainsi,
par exemple, du pêcheur dans la baignoire qui sait qu’il
n’attrapera aucun poisson, peut formuler les raisons pour
lesquelles il ne pêchera rien, mais s’entête à pêcher tout de
même ; seuls ses observateurs sont capables de constater son
égarement pour autant qu’ils demeurent, eux, en contact direct
avec la réalité même, irréductible à l’horizon logique et à la
sphère rationnelle humaine. De Koninck évoque plus
explicitement encore l’idée d’un réel extramental lorsqu’il
s’en prend, dans La nouvelle ignorance et le problème de la culture, aux32 Voir notamment Thomas DE KONINCK, La nouvelle ignorance et le problème de la culture,Paris, PUF, 2000, p. 114-118.
18
différentes formes de réductionnisme. À ses yeux comme aux yeux
de Socrate avant lui, la première tâche qui incombe au
philosophe est celle de prendre la juste mesure de son
ignorance, c’est-à-dire de démasquer les faux savoirs et de ne
tenir pour connu que ce qui est vraiment connu33. Or, les
différentes doctrines réductionnistes qu’on a vu apparaître
dans l’histoire ont l’inconvénient de négliger une part
essentielle du monde et, ainsi, de prétendre qu’elles
connaissent tout le réel, alors qu’elles ne proposent au fond
qu’une ontologie incomplète, inexacte, fautive. De là la
critique qu’adresse De Koninck au linguistic turn en général et au
déconstructionnisme derridien en particulier, qui détournent
notre attention du réel non langagier34 ; de là, par ailleurs,
les reproches qu’il formule à l’encontre du naturalisme
scientifique, qui est trop peu attentif à la réalité non
physique35. Pour le philosophe, ce n’est pas parce que
l’horizon humain va le plus souvent de pair avec le langage et
la dimension physique que le monde intégral se réduit à ce
langage et à cette dimension précise. Il y a une
33 Ibid., notamment p. 2. Voir aussi Thomas DE KONINCK, Philosophie de l’éducation.Essai sur le devenir humain, Paris, PUF, 2004, p. 183.34 Thomas DE KONINCK, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, PUF, 2000, p. 58-64.35 Ibid., p. 50-53.
19
« résistance »36 de la réalité même, comme en attestent les
multiples occasions où les mots que nous employons ne
parviennent pas à dire ce qu’il s’agit pourtant de dire et où
notre esprit prend le large et réfléchit sur autre chose que
l’immédiateté terrestre – dans l’espoir de l’expliquer,
l’éclaircir, en saisir le principe dont on pressent
l’existence37. La réalité tout entière doit appeler une
attention sans cesse renouvelée et élargie de notre part, et
cette réalité n’est ni forcément médiatisée par le langage ni
strictement physique, encore que le langage et la dimension
physique fassent bel et bien partie du monde.
Un humanisme de l’absolu
À constater que Thomas De Koninck pointe une sphère qui
transcende l’horizon humain et ses conditions de possibilité
propres, on peut se demander pourquoi il se présente comme un
humaniste et si son humanisme demeure compatible avec une
pensée de la réalité en soi, autrement dit de l’absolu. D’un
côté, De Koninck évoque sans ambages le fait que le sens commun
36 Ibid., p. 62.37 Thomas DE KONINCK, Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, Paris, PUF,2004, p. 234-236.
20
peut être envisagé comme une voie d’accès au réel tel qu’il est
en dehors de la relativité humaine. De l’autre, il s’associe à
un humanisme dont on pourrait croire qu’il nous incite à nous
détourner de ce qui n’est pas proprement humain, donc de la
chose extramentale. Son intérêt marqué pour l’homme, les
conditions de possibilité et le sens commun n’entrerait-il pas
en contradiction avec l’esprit spéculatif contemporain ? Il est
vrai que les réalistes spéculatifs prennent généralement leurs
distances d’avec la sphère humaine, censée recouvrir et
occulter l’accès à l’en soi. Mais l’humanisme de Thomas De
Koninck a la particularité de se justifier par la volonté de
prévenir certaines dérives de la bioéthique contemporaine,
plutôt que par le désir de replacer l’homme au centre du monde
au détriment du reste de la nature, il s’écarte de
l’anthropocentrisme, il fait place à un absolu irréductible à
l’horizon humain et, par conséquent, du moins à cet égard, il
rejoint l’esprit des penseurs spéculatifs actuels.
Tout d’abord, à l’encontre de certains bioéthiciens, Peter
Singer et H. Tristram Engelhardt Jr. en tête38, De Koninck
cherche à montrer que l’humanité ne se laisse définir ni par
des traits stables ni par des conditions nécessaires et38 Thomas DE KONINCK, De la dignité humaine, Paris, Quadrige/PUF, 2002, entre autres p. 5-6.
21
suffisantes (la rationalité, la conscience, la locomotion,
etc.) ; de sorte que chaque individu doit être envisagé comme
un être complexe, unique et indivisible, peut légitimement
revendiquer le statut d’être humain et prétendre à une égale
considération, quelles que soient ses caractéristiques
singulières39. Cette mise en suspens de la définition de
l’homme s’accompagne chez Thomas De Koninck du rejet d’une
présumée « nature humaine » fixe40 : pour le philosophe, l’être
humain témoigne d’une vulnérabilité et de capacités propres,
développables et à développer, mais variables et évolutives
d’une personne à une autre, ainsi que d’une époque à une autre.
Ensuite, on ne peut plus sensible à la part de vérité
contenue dans les positions contraires aux siennes, et bien au
fait des dérives que pourrait occasionner une survalorisation
de l’homme, De Koninck tire leçon des philosophies de la « mort
de l’homme » et endosse une forme d’humanisme qui se garde bien
de l’« auto-idolâtrie »41. L’éthique qu’il construit accorde
certes une place de choix à la communauté humaine, mais elle ne
39 Signalons que ce que De Koninck suggère en filigrane au sujet des fœtusnous semble plutôt discutable et à nuancer en fonction des conséquencesdécoulant de l’attribution aux fœtus du statut d’êtres humains ; mais,cette remarque mise à part, nous retenons néanmoins l’essentiel de sonanalyse sur l’importance de ne pas exclure certaines personnes del’humanité.40 Ibid., p. 9 et 224. 41 Ibid., p. 41.
22
renonce pas, pour cette raison, à élargir sa sphère de
préoccupation au-delà de l’homme et à prendre en compte la
nature et les animaux, par exemple. Son orientation humaniste
se justifie par ailleurs en partie par le fait qu’elle voit
dans les philosophies de la mort de l’homme – poncif du XXe
siècle, l’un des plus meurtriers de l’histoire – une
impuissance à fonder librement un projet politique concret et
consensuel permettant aux individus et aux peuples opprimés
d’obtenir toute la considération qui leur est due42. En
l’occurrence, on le comprend, le philosophe québécois demeure
bien loin de l’auto-idolâtrie et d’une pensée qui exalterait la
mêmeté.
Enfin, et ici apparaît explicitement le lien avec la
pensée spéculative, Thomas De Koninck reconnaît à l’être humain
la capacité de transcender son propre horizon. Véritable
leitmotiv de son œuvre, cette capacité de transcendance de
l’homme par l’homme fut évoquée avec éloquence dans le titre
d’un très bel ouvrage collectif : La transcendance de l’homme. Études
en hommage à Thomas De Koninck43. L’expression « transcendance de
42 Thomas DE KONINCK, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, PUF, 2000, p. 60.43 Jean-François MATTÉI et Jean-Marc NARBONNE (dir.), La transcendance del’homme. Études en hommage à Thomas De Koninck, Québec, Les Presses del’Université Laval, 2012.
23
l’homme » doit être comprise ici à la fois au sens du génitif
objectif et au sens du génitif subjectif. Car l’homme est aussi
bien celui qui est transcendé que celui qui se transcende lui-même
afin de voir au-delà de son propre horizon. Aussi précieuses
que soient les contributions présentes dans ce livre
d’hommages, c’est incontestablement dans l’œuvre maîtresse du
philosophe lui-même, De la dignité humaine, qui fut couronnée du
prix La Bruyère de l’Académie française et rééditée en 2002
dans la collection « Quadrige », qu’on retrouve la plus subtile
expression de son intérêt pour la transcendance et l’absolu.
Dans un chapitre qui a pour titre « Le dépassement des
contraires », De Koninck s’attarde à la question de l’absolu et
arrive à une conclusion, redevable à Aristote et à Kant :
« l’intuition intellectuelle de soi [...] ne saurait être
accessible qu’à un être divin »44. Si cette conclusion
préliminaire semble condamner la possibilité d’un accès à
l’absolu, elle se double toutefois d’un second raisonnement au
sujet de la finitude humaine qui vient très clairement
infléchir la réflexion de De Koninck dans le sens de la pensée
44 Thomas DE KONINCK, De la dignité humaine, Paris, Quadrige/PUF, 2002, p. 124.Sur la question du sens commun et du dépassement dialectique des contrairespar un travail de l’esprit, voir par ailleurs Thomas DE KONINCK, La nouvelleignorance et le problème de la culture, Paris, PUF, 2000, p. 86.
24
spéculative. Le philosophe s’autorise ici d’un mot de Hegel
qu’il convient de rapporter au long :
Quelque chose n’est su – et même ressenti – comme borne,manque, que pour autant que l’on est en même temps au-delàde lui. (...) Une borne, un manque de la connaissance nesont de même déterminés comme borne, manque, que par lacomparaison avec l’Idée présente de l’universel, d’un êtretotal et achevé. Ce n’est, par suite, que del’inconscience que de ne pas discerner que précisément ladésignation de quelque chose comme quelque chose de finiou de borné contient la preuve de la présence effective del’infini, du non-borné, que le savoir d’une limite ne peutêtre que dans la mesure où l’illimité est de ce côté-ci dansla conscience45.
À la fois pénétrant, inventif et subtil, cet argument
suggère que l’acte même de reconnaître sa finitude et d’écarter
la possibilité d’un accès à l’absolu implique une certaine
connaissance effective de cet absolu, c’est-à-dire du réel tel
qu’il est en dehors de toute relativité humaine. Car ce n’est
qu’en prenant un pas de recul devant ses propres limites que
l’homme parvient à établir qu’il connaît les limites en
question, si bien qu’il doit être en mesure de transcender sa
propre finitude au moment même où il l’entrevoit. Ici, l’absolu
en tant qu’absolu devient connaissable dans l’exacte mesure où,
pour saisir l’étendue de ses limites, l’homme doit les dépasser45 G. W. F. HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, I ; La science de la logique,p. 321 – tel que repris dans Thomas DE KONINCK, De la dignité humaine, Paris,Quadrige/PUF, 2002, p. 125.
25
et les mettre à distance. Ce n’est que pour autant qu’il
transcende sa finitude et tâte de l’absolu lui-même qu’il
devient capable de faire la part entre ce qui est contenu dans
cette finitude et ce qui la transcende ; autrement, il n’aurait
aucun moyen d’établir où s’arrête cette finitude et de quoi
elle le sépare. On peut donc en déduire que l’absolu lui-même
possède une nature distincte des limites humaines et qu’il est
connaissable comme tel, fût-ce de manière confuse46.
L’examen approfondi que propose Thomas De Koninck de cette
thèse hégélienne et de l’aspiration humaine à échapper à son
horizon immédiat le conduit en définitive à conclure qu’« [e]n
tentant de penser Dieu [...] comme quelque chose de toujours
infiniment plus grand qu’elle, la pensée humaine entrevoit du
coup, si confusément et imparfaitement que ce soit, tout le
reste de ce qui est et n’est pas – et s’entrevoit elle-même :
ses limites, certes, mais aussi sa grandeur »47. Il en ressort
46 De Koninck laisse entrevoir la possibilité d’accéder à une autre formed’absolu, cette fois inscrite dans l’affectivité plutôt que dans la réalitéextrahumaine, à la lumière des travaux de Ferdinand Alquié et de Jean-LucMarion : l’expérience directe et certaine que nous offrent nos sentiments,« plaisir, douleur, joie ». Sur le sujet, voir Thomas DE KONINCK, Philosophiede l’éducation. Essai sur le devenir humain, Paris, PUF, 2004, p. 30-31.47 Thomas DE KONINCK, De la dignité humaine, Paris, Quadrige/PUF, 2002, p. 202.Pour un prolongement d’analyse, voir Thomas DE KONINCK, Philosophie del’éducation. Essai sur le devenir humain, Paris, PUF, 2004, p. 236-238. Sur le faitque De Koninck envisage l’être humain lui-même comme méritant uneconsidération absolue et inconditionnelle, voir par ailleurs Thomas DEKONINCK, De la dignité humaine, Paris, Quadrige/PUF, 2002, p. 1.
26
du même coup qu’une certaine acception du sens commun, associé
ici à la pensée qu’ont en partage tous les hommes, peut nous
rapprocher d’une forme d’absolu. Et voilà dès lors sous quel
angle l’humanisme de Thomas De Koninck a une pleine portée
spéculative : au contraire du dogmatisme prékantien et du
positivisme scientifique qui se contentent de prendre pour
acquise la possibilité d’un accès immédiat au réel, l’œuvre de
Thomas De Koninck suggère, argument à l’appui, que l’être
humain a la vertu de pouvoir transcender sa propre finitude et
de tendre vers un objet en soi, auquel recommencent de
s’intéresser aujourd’hui les penseurs spéculatifs48.
Spéculation, théologie et critique des mystifications
Que la philosophie de Thomas De Koninck soit marquée au
coin de la théologie, cela en incitera sans doute plus d’un à y
voir une pensée éloignée du réalisme spéculatif actuel, assez
hostile aux croyances religieuses, bien qu’intéressé par
48 On ne saurait passer sous silence le fait que cette réflexion de DeKoninck rappelle à certains égards l’argument qu’invoque Meillassoux àl’appui de la possibilité d’un accès à l’absolu. En effet, pourMeillassoux, ce sont ceux qui constatent leur finitude et cherchent àmettre en question l’accès à l’absolu qui endossent implicitement la thèsed’accès à l’en soi et, par conséquent, nous autorisent à affirmer en touterigueur la possibilité de cet accès. Voir Quentin MEILLASSOUX, Après la finitude.Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006, p. 87-94.
27
l’absolu. Mais ce serait sous-estimer à quel point le réalisme
spéculatif contemporain est lui-même lourd de conséquences en
matière religieuse et théologique49. Ainsi, Quentin Meillassoux
a beau poser l’inexistence de Dieu dans sa thèse doctorale
(dont seuls certains extraits ont été publiés à ce jour50), il
reconnaît aussi, marquant son attachement profond au problème
de Dieu, la possibilité pour un dieu actuellement inexistant
d’advenir éventuellement, et sa pensée entretient un constant
dialogue avec les notions de foi, de croyance et de raison, ne
serait-ce que de façon critique. L’un des principaux griefs
qu’adresse Meillassoux au rationalisme kantien est celui selon
lequel il aurait légitimé toutes les croyances irrationnelles.
En effet, en prétendant démontrer rationnellement que la raison
est impuissante à accéder à la chose en soi, Kant aurait
alimenté l’idée que seules les religions et les croyances
49 Notons que la revue ThéoRèmes vient de publier un dossier qui a pour titre« Réalismes spéculatifs et religion ». Dans un des articles de ce dossier,Stéphane Vinolo se penche sur le rapport entre Quentin Meillassoux et Jean-Luc Marion et tente de montrer, entre autres, que le phénomèned’« enreligement de la raison » menace la pensée de Marion. Or, comme nousessayons de l’expliquer plus loin, ce phénomène ne peut être rattaché à lapensée de Thomas De Koninck lui-même, qui maintient une forte relationentre la foi et la raison, au lieu de suggérer que l’absolu n’estaccessible que par la foi. Voir Stéphane VINOLO, « Le réalisme spéculatif àl’épreuve de la donation », ThéoRèmes, 6, 2014, en ligne :http://theoremes.revues.org/643?lang=en (consulté le 24 juin 2014).50 Pour prendre connaissance d’extraits de la réflexion de Meillassoux surDieu, voir Graham HARMAN, Quentin Meillassoux. Philosophy in the Making, EdinburghUniversity Press, 2012.
28
irrationnelles peuvent se dire en mesure de nous faire
coïncider avec l’en soi51, ce qui aurait eu pour conséquence
malheureuse de paver la voie aux fondamentalismes et
« d’établi[r] le droit égal et exclusif de la piété quelconque
à viser la vérité dernière »52.
L’œuvre de Thomas De Koninck tomberait-elle sous le coup
de cette critique meillassouxienne ? Pas du tout, croyons-nous,
car ce grief n’affecte que les pensées incapables de conjurer
les fondamentalismes et qui affirment que la foi – et la foi
seulement – est à même de nous mettre en contact avec des
réalités absolues. La philosophie de Thomas De Koninck se
distingue en ce qu’elle reconnaît au sens commun la capacité à
nous faire accéder au réel lui-même, « si confusément et
imparfaitement que ce soit »53, et condamne le fanatisme en faisant
marcher main dans la main foi et raison. Chez lui, seules les croyances
qui concilient un sentiment de conviction immédiate et des
motifs rationnels peuvent être jugées légitimes d’un point de
vue philosophique. À titre d’exemple, si une croyance C nous
51 Sur le sujet, voir également Luc LANGLOIS, « La fin des choses et la finde la liberté : l’Idée de Dieu dans la Critique de la raison pure », in Lesphilosophes et la question de Dieu, L. LANGLOIS et Y. C. ZARKA (dir.), Paris, PUF,2006, p. 189.52 Quentin MEILLASSOUX, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris,Seuil, 2006, p. 77. 53 Voir un extrait précité.
29
incite à croire que P à la fois de manière immédiate (par la
foi) et sur une base démonstrative (par la raison), alors il
est permis de qualifier cette croyance de connaissance
objective – ce qui n’implique pas, insiste De Koninck, qu’il
faille « travesti[r] [cette connaissance] en idéologie qu’on
voudrait imposer à tout le monde »54. Cette conciliation de la
foi et de la raison fait en sorte que la pensée de Thomas De
Koninck est bien en mesure d’écarter les fondamentalismes et de
disqualifier les croyances qui apparaîtraient subitement dans
l’esprit des illuminés (parfois déments et déconnectés), mais
échoueraient au test de la raison.
Bien que cette idée soit clairement avancée dans La foi est-
elle irrationnelle ?, où De Koninck propose « que le Dieu des
chrétiens est à la fois rationnel et plus que rationnel »55, on la
rencontrait déjà entre autres dans Aristote, l’intelligence et Dieu, où
la raison, dont on se rappelle qu’elle doit en tout temps
s’accompagner d’intelligence, était présentée comme un guide
capable de nous mettre en garde contre les excès possibles de
la foi :
54 Thomas DE KONINCK, La foi est-elle irrationnelle ?, avec L. ROY (deux textesautonomes), Montréal, Fides, 2013, p. 20.55 Ibid., p. 39. Nous soulignons.
30
La question de Dieu est la plus complexe et la plusexigeante de toutes les questions, présente à tous lesesprits, les plus simples comme les plus sophistiqués,urgente en tout temps et toute époque, inéluctable. Cequ’y apporte la philosophie, pour peu qu’elle soitparvenue à maturité, ne remplace en rien la théologie nila mystique, mais est décisif, on le sait depuis Xénophane deColophon et son rejet exemplaire des dieuxanthropomorphes : la force de l’esprit, de la penséehumaine, cherchant sans cesse une vérité indépendante desprojections ou sublimations de nos passions et de nosrêves, appelée à démasquer inlassablement lesmystifications, les sectarismes, les idéologies, lesidoles.56
On voit resurgir dans ce contexte l’acception pratique du sens
commun. Car la « pensée humaine cherchant sans cesse une vérité
indépendante des projets ou sublimations de nos passions et de
nos rêves » n’est autre chose qu’une instance partagée par les
hommes et mise en œuvre dans le concret. En aucun autre passage
peut-être, on ne constate mieux qu’ici en quoi cette acception
du sens commun est employée par le philosophe pour suggérer la
possibilité de connaître le réel lui-même, qu’il convient de
distinguer du rêve et des mystifications57. On mesure bien, par
conséquent, à quel point ses réflexions s’accordent avec
l’objectif des penseurs spéculatifs contemporains de remettre
56 Thomas DE KONINCK, Aristote, l’intelligence et Dieu, Paris, PUF, 2008, p. 203. Noussoulignons. Sur le rôle et l’importance de la raison à l’égard de l’absolu,voir par ailleurs Thomas DE KONINCK, De la dignité humaine, Paris, Quadrige/PUF,2002, p. 168-172.57 Pour une réflexion semblable, où la culture est associée à la voied’accès à l’absolu divin, voir Thomas DE KONINCK, La foi est-elle irrationnelle ?,avec L. ROY (deux textes autonomes), Montréal, Fides, 2013, p. 29.
31
en avant l’existence d’une réalité non médiatisée – accord
qu’on ne saurait toutefois manquer de nuancer en rappelant, une
fois de plus, que pour le philosophe québécois, à la différence
de la plupart des réalistes spéculatifs, c’est le sens commun
lui-même qui constitue une voie d’accès au réel.
Remarques finales : (ré)ouverture d’un champ de recherche
Il n’est pas indifférent de mentionner qu’un intérêt
marqué pour la question du sens commun s’était manifesté au
Canada bien avant Thomas De Koninck et dans des contextes
parfois tout autres que celui où il a personnellement développé
sa pensée. Ainsi, le père du philosophe, Charles De Koninck,
avait lui-même écrit certains textes sur la question58 et
soutenu avec conviction la primauté du bien commun sur le
concept de personne tel que l’exaltait à l’époque le
personnaliste Jacques Maritain59. Avant Charles De Koninck, un
groupe de philosophes canadiens avaient par ailleurs longuement
débattu autour de la notion de sens commun, comme l’explique
58 Voir par exemple Charles DE KONINCK, Three Sources of Philosophy, Washington,D. C., The Catholic University of America, 1964, p. 14-16.59 Charles DE KONINCK, Œuvres de Charles De Koninck. Tome II. La primauté du bien commun,Introduction de S. Luquet, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2010.
32
Louise Marcil-Lacoste dans une étude précieuse60. Le souhait de
montrer en quoi la communauté et la culture n’excluent pas
forcément tout rapport à l’absolu refera surface quelques
décennies plus tard chez Leslie Armour et Suzie Johnston61, qui
affirmeront avec pertinence l’existence d’un absolu rendu
intelligible dans et par la culture, mais non totalisable.
Sans doute y aurait-il beaucoup à dire sur l’évolution du
concept de sens commun et les multiples usages qui en ont été
faits en sol canadien. Tout en appelant à entreprendre des
recherches en ce sens, nous ne pouvons qu’espérer qu’un nombre
croissant de chercheurs se penchent avec toute l’attention
méritée sur les travaux de Thomas De Koninck. Ceux qui s’y
aventureront découvriront une œuvre particulièrement fine,
nuancée, mûrie, nourrie par les références, soignée sur le plan
stylistique, et qui ne fait pas douter un seul instant par son
caractère lumineux et sa profondeur intrinsèque que son auteur
60 Louise MARCIL-LACOSTE, « Sens commun et philosophie québécoise : troisexemples », inPhilosophie au Québec, C. PANACCIO et P.-A. QUINTIN (dir.),Montréal/Paris-Tournai, Bellarmin/Desclée, 1976, p. 73-112. Pour une miseen contexte plus générale de la philosophie au Québec, voir, en plus destravaux déjà cités, Émile CHRÉTIEN, Le Québec philosophique, Montréal, McGraw-Hill, 1991.61 Leslie ARMOUR et Suzie JOHNSTON, « Logic, Community, and the Taming ofthe Absolute », Laval théologique et philosophique, vol. 51, no 3, 1995, notamment p.528. Voir par ailleurs Leslie ARMOUR, « Charles De Koninck, the CommonGood, and the Human Environment », Laval théologique et philosophique, vol. 43, no
1, février 1987, p. 67-80.
33
ait bel et bien pu inspirer dans sa jeunesse le personnage du
Petit Prince, ainsi que le suggère une rumeur savoureuse62.
62 Voir notamment Jean-François MATTÉI, « Thomas De Koninck oul’émerveillement de l’enfance », in La transcendance de l’homme. Études en hommage àThomas De Koninck, J.-F. MATTÉI et J.-M. NARBONNE (dir.), Québec, Les Pressesde l’Université Laval, 2012, p. 5.
34