Bertrand Lavier. Commentaire philosophique

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Hugo Lucchino Master 1 d’Esthétique et Philosophie de l’art Séminaire de Mme Blanc‐Benon Mini-Mémoire Bertrand Lavier D’après l’exposition « Bertrand Lavier, depuis 1969 » au Centre Pompidou, du 26 septembre 2012 au 7 janvier 2013. Sommaire : Introduction : p. 2 Les « objets peints » p. 5 L’art de la transposition p. 10 Conclusion p. 14 Bibliographie p. 15 Annexes p. 16

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HugoLucchino

Master1d’EsthétiqueetPhilosophiedel’artSéminairedeMmeBlanc‐Benon

Mini-Mémoire

Bertrand Lavier D’aprèsl’exposition«BertrandLavier,depuis1969»auCentrePompidou,du26septembre2012au7janvier2013.

Sommaire :

• Introduction: p.2• Les«objetspeints» p.5• L’artdelatransposition p.10• Conclusion p.14• Bibliographie p.15• Annexes p.16

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«Peintures industrielles, objets peints, objets superposés, objets soclés,AlfaRoméoaccidentée,WaltDisneyProductions,néonsd’aprèsStella,vitrinesau

blanc d’Espagne, tissus d’ameublement ou statuettes africaines… : l’exposition

éclaire l’incomparable aptitude de Lavier à remettre en cause nos certitudes sur

l’identité de la peinture, de la sculpture, de la photographie ou de la

représentation.»1

Introduction

Depuis 2011, le Centre Pompidou organise une série de rétrospectives

des artistes français contemporains les plus marquants. Après Jean‐Michel

OthonieletFrançoisMorellet,ilprésenteunemonographiedeBertrandLavierà

traversunecinquanted’œuvresmajeures.«BertrandLavier,depuis1969»aété

conçueparlecommissaireMichelGauthier,parailleursrédacteurducatalogue,

encollaborationétroiteavecl’artiste.

BertrandLaviers’estimposécommel’unedesréférencesincontournables

de «l’après‐modernisme» depuis les années 1970. A travers ses «chantiers»,

séries de travaux qui traitent d’unemêmequestion (mais, à la différence d’un

travail proprement sériel, qui nemontrent pas de progression), simultanés et

jamais clôturés, Lavier bouscule les catégories de la modernité. Peinture,

sculpture, photographie, représentation, sont interrogées et mises à mal dans

des œuvres caractérisées par la diversité des médiums utilisés et par leur

humour aux accents surréalistes. Cet humour est important à souligner parce

qu’ilaccompagnelapositionrésolumentoptimistedeLaviervis‐à‐visdel’après‐

modernisme,pourunartdel’hybridation,delagreffe.

Cette poétique de l’hybridation qu’il développe dans son travail trouve

ses racines dans la formation non artistique du jeune Lavier. Né en 1949 à

Chatillon‐sur‐Seine,ilétudieeneffetàl’écolenationalesupérieured’horticulture

de Versailles, tout en découvrant les grandes galeries contemporaines du 6ème

arrondissementdeParisoùilhabite.Ils’inspiredesartistesquiysontexposés

1CentrePompidou,Communiquédepressedu16août2012.2Aristote,Poétique,trad.Dupont‐RocetLallo,Seuil,1980.

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commeJosephKosuthetDennisOppenheimpourréalisersespremièresœuvres.

Même s’il s’en démarquera, l’art conceptuel constitue l’une des ses principales

références.Ilprésentesesprojetsartistiquesaucritiqued’artPierreRestanyqui

l’encourage,puisrencontreCatherineMillet.En1971,sesétudesterminées,ilest

employécommepaysagistepour l’aménagementde lavillenouvelledeMarne‐

la‐Vallée, après quoi il arrêtera définitivement cette activité pour se consacrer

uniquement à ses travaux d’artiste. Il participe à plusieurs expositions

collectives, rencontre artistes, galeristes et critiques. Il ouvre, parfois

simultanément,plusieurschantiersqu’ilnerefermejamais.Ainsi, ils’inspirede

Niele Toroni pour ses «objets peints» qu’il commence à réaliser en 1980. En

1984, avec le premier de ses «objets superposés», il inaugure un nouveau

chantier inspiré de la greffe horticole. Ses travaux se multiplient et se

diversifient: Walt Disney Productions, reprises de Frank Stella, autres

transpositions,etc.Aufild’expositionsà travers lemondedansdesgaleriesou

des institutions, il se construit une renommée dans le monde de l’art

contemporainjusqu’àdevenirl’unedesprincipalesfiguresartistiquesdel’après‐

modernismeenEurope.

L’œuvredeLavier,dontleslignesdeforcesontbrièvementétéévoquées

ci‐dessus, invitedoncà interroger lescatégoriesconceptuellesde l’art.Parson

jeu de brouillage des identités, elle questionne la pertinence des définitions

traditionnellesdelapeinture,lasculpture,laphotographie,lareprésentation,et,

plus généralement, l’œuvre d’art. Dans le développement de cet essai, des

œuvrestiréesdel’expositionillustrerontplusconcrètementcettethèse.

Par l’étendue des questions qu’elle soulève, l’œuvre de l’artiste est

extrêmement riche: elle concerne aussi bien la relation des mots aux choses,

celle de l’image à l’objet qu’elle représente, la transgression des genres et des

hiérarchiesartistiques,etc.Cetessaiseconcentreracependantsurdeuxaspects

dutravaildeLavierparticulièrementintéressantspourl’analysephilosophique:

la déstabilisation des genres et notamment la peinture en tant que médium

bidimensionnel spécifique constitué d’un pôle représentationnel et d’un pôle

matériel,et laremiseencausedustatutdelareprésentationdansl’art, l’image

fictiveétanttraditionnellementcenséerenvoyeràl’objetréel,d’autrepart.

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Par l’intermédiaire de ses «objets peints», Lavier s’interroge sur les

conditionsd’existencepropresdelapeinture,surcequienfaitsaspécificitépar

rapport aux autres pratiques artistiques. Ce chantier donne à voir la tension

fondamentale entre transparence et opacité dans la peinture, entre

représentationetmatière.Enfigurantl’objetàsasurfacemême,l’artisteessaye

depousserleplusloinpossibleleréalismedanslareprésentationdel’objet,ou

latransparencedel’image,toutenconservantlatracedelamatérialité,l’opacité

delapeinture,àtraverslatouchequ’ilappelle«VanGogh»,pourquel’illusion

reste esthétique et ne devienne pas optique, c’est‐à‐dire pour que l’œuvre

fonctionnecommereprésentationetnesoitpasperçuecommel’objetlui‐même.

La question de la bonne distance entre alors en jeu. La fusion, «coalescence»

pour reprendre le terme employé parMichel Gauthier, de l’image et de l’objet

interroge le statut de la représentation. Par ailleurs, par sa tridimensionnalité,

l’objetpeintbrouillelesgenres,sesituantentrepeintureetsculpture.

Atraversplusieurschantiers,Lavierdéveloppeunartdelatransposition,

quiconsisteàtransféreruneœuvred’unmédiumàunautre.Dèslorsseposela

question de la spécificité de chaque pratique, «genre» (peinture, sculpture,

photographie, etc.). Si la transposition est possible, si l’on peut reproduire

l’œuvredansunautremédium,celasignifiequelemédiuminitial,quiprétendait

créer selon ses qualités spécifiques, perd précisément sa spécificité. Cette

négationdelaspécificitédesgenresconduitlogiquementàremettreégalement

encauseleurhiérarchie.Enoutre,lepassaged’unobjetdefictionàlaréalitépar

la transposition dans le chantier des Walt Disney Productions déstabilise le

statut de la représentation: l’objet a désormais pour référent l’image. C’est le

processusinversequiestmisenœuvredanslechantierdes«tableauxfilmés»:

l’œuvre est convertie en image. Ce jeu sur le couple image/référent est

également à l’œuvredans les «tableaux reliefs»qui transpose littéralement le

réeldansl’œuvre,leréférentdevenantlerefletdel’image.

Ainsi,cetessai,enconfrontantlescatégoriesconceptuellesdesgenreset

de la représentation aux travaux de Lavier, plus précisément aux «objets

peints»dansunpremier tempspuisauxchantiersde la transpositiondansun

second temps, essayerademontrer la féconditéde l’œuvrede l’artistepour le

discours sur l’art. Ce plan par travaux artistiques plutôt que par questions

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philosophiques veut s’accorder avec la démarche artistique de l’artiste, qui

classe lui‐même son œuvre en différents «chantiers», à l’intérieur desquels

certainesinterrogationsconceptuellessontrécurrentes.

Les « objets peints »

Cinq objets peints (un poste de radio, une perceuse, un ventilateur, un

réveiletunextincteursontprésentéspour lapremière foisennovembre1980

lors d’une exposition à New York. Lavier prend soin de respecter

scrupuleusement leurs couleurs d’origine et applique au pinceau une peinture

acryliqueenépaisses touchesvisibles«à laVanGogh» comme il appelle cette

facture. Quelques mois plus tard à la Galerie Eric Fabre à Paris se tient

l’exposition«Cinqpièces faciles», où cette fois‐ci troismeublesde rangement,

unréfrigérateuretunpianosontprésentés.Cetteexpositionestdécisivepourla

carrièredel’artiste,puisqu’elleluipermet,d’aprèssespropresmots,desortirde

la catégorie des artistes prometteurs et de s’installer de plein pied dans le

paysagedel’artcontemporain.Les«objetspeints»sontdepuis1980unchantier

important de Lavier. Le Centre Pompidou, dans le cadre de sa monographie

«BertrandLavier,depuis1969»,enexposeplusieurs,présentésenannexedecet

essai,dontl’undesplusmarquants,Steinway&Sons(annexe1),de1987.

Afindesaisirlapertinencedecechantier,ilestnécessairedereveniràla

définitiondelapeinture,queces«objetspeints»mettentenreliefetbousculent.

Celle‐ci, depuis Aristote2, insiste sur les deux composantes essentielles de la

peinture: l’opacité et la transparence. D’une part, un tableau est un objet

matériel,àsavoirlesupportbidimensionnelrecouvertdepigmentparlamainde

l’homme,etd’autrepart, ilestunespacedefiction,unereprésentation,c’est‐à‐

direqueleregardpeutpasserau‐traversdelasurfacedelatoile.

Toutefois,àpartirduMoyen‐AgemaisdéjàavecPlaton3,lediscourssurla

peinture a oublié la dimensionmatérielle du tableau et s’est concentré sur sa

2Aristote,Poétique,trad.Dupont‐RocetLallo,Seuil,1980.3Platon,République,IIIetX,trad.Leroux,Flammarion,2002.

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composante représentationnelle, aux enjeux politiques beaucoup plus

importants:pourconsoliderunrégime théologico‐politique, lesphilosopheset

théologienssesontservisdel’artetdupouvoirquel’imagepouvaitavoirsurle

peuple. C’est à la Renaissance que la peinture de chevalet assume se double

identité.Laproductionthéoriquetrès importantede l’époque,etnotamment le

De pictura d’Alberti en 1435, établit une série de codes et conventions, en

premier lieu desquels la notion de cadre, qui garantissent l’illusion esthétique

faceàl’illusionoptique.Leparadigmedelafenêtrepermetdepenserl’ouverture

surunespacefictifquin’estpasunespaceillusoire,surl’histoire,danslafiliation

delamimesisaristotélicienne.Puis,danslasecondemoitiéduXIXesiècleavecla

findelapeinturedechevaletetledébutdelamodernitéartistique,lespeintres

vontradicalement insistersur ladimensionmatériellede lapeinture.L’opacité

devientvisiblegrâceàlatouche.ClementGreenberg4auXXesiècleetlecourant

formaliste soutiennent dans cette même optique que par sa réduction à sa

dimensionpurementmatérielledans l’abstractionau termeduprocessusde la

modernité, lapeintureaatteintsonessence,estparvenueàn’exprimerqu’elle‐

même,se libérantainside l’anecdotede lanarrationetde l’image. Ilanalyse la

progressiveabstractisationdel’espace,delanarrationdansl’artmoderne.Ense

libérant du sujet, le peintre ne se préoccupe plus que de la forme, de la

matérialitédeleurtoile.Lapeintureaenfintrouvélaspécificitédesonmédium.

Cependant,dèslasecondemoitiéduXXesiècle,certainsartistes,àl’instar

de Francis Bacon, avec l’idée sous‐jacente de l’épuisement de l’abstraction,

tentent de renouveler la pratique picturale en insistant sur les deux pôles

constitutifs de la peinture, en proposant un équilibre entre représentation et

matérialité. Ce n’est pas un hasard si les premiers «objets peints» sont

présentés en 1980. Dans un contexte artistique de retour international de la

figuration avec la Trans‐avant‐garde qui prône une peinture aux formes

traditionnelles retrouvées, Lavier donne sa propre version, décalée, de la

figurationcontemporaine.D’unecertainemanière, ilparledirectementdecette

histoirede l’art,de la tensionentretransparenceetopacité,ens’attaquantaux

poncifsdelamodernitépicturale.Les«objetspeints»s’intéressenteneffetàla

4ClementGreenberg,«ModernistPainting»,inFrancisFrascina&JonathanHarris,ArtinModernCulture,Phaidon,1995.

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findelapeinturedechevalet,àl’opacitédelatouche,auretourdelafiguration

etàlaspécificitédelapeinturemoderniste.

BertrandLavierradicaliseeneffetlegestedespeintres5duXVIIIeetXIXe

siècles, qui, dans un souci de rapprochement mimétique du tableau et de la

nature qui constitue son sujet, ont abandonné les chevalets pour peindre en

plein air, «sur le motif». L’artiste peint littéralement le motif: «la peinture

recouvre l’objet même qu’elle représente» 6 . Le désir mimétique de la

représentationestpousséàsonmaximum,jusqu’àlacoalescencedel’objetetde

son image. Le commissaire de l’exposition remet en perspective ce geste de

Lavier dans l’art contemporain, rappelant les précédents artistiques des

photographestelsqueWilliamAnastasiquien1966avecsesSixSitesexposedes

photographiesdemurssur lesmursmêmesoucesdernièresontétéprises,ou

encoreVictorBurgin qui place un tirage photographique à l’échelle 1/1 sur la

portion de sol qu’il représente, dans Photopath en 1969. Dans ses premières

tentatives, inspiré comme l’artiste l’a révélé7par les tableauxdeRenéMagritte

qui montrent une toile placée devant une fenêtre représentant exactement la

même partie du paysage qu’elle cache (La Condition humaine, 1933, 1934 et

1935, L’Appel des cimes, 1942 ou Les Promenades d’Euclide, 1955), Bertrand

Lavierutiliseuneimagecommemotifetpeintdirectementsurelle,parexemple

danssesLandscapePaintingsandBeyond.En1980,«Laviervafranchirlepas:

peindrenonpas seulement la représentationdu réelmais le réel lui‐même»8. Ce

chantier sera très productif et illustre la diversité du réel contemporain, du

taille‐haieàl’appareilphotoavecZenit,1983(annexe2).

Le choix de l’objet même comme support de sa propre

représentationestungesteradicaldeLavierquileconduitàl’extrémitédupôle

représentationnel. En effet, on ne peut pas produire une représentation plus

réaliste d’un objet que l’objet lui‐même, peint. Toutefois, le génie de l’artiste

réside dans le fait que malgré la dimension hyperréaliste du «tableau», il5LespeintresanglaisFrancisTowne(1739‐1816),ThomasJones(1742‐1803)ouJohnRobertCozens(1752‐1797).6MichelGauthier,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012,p.33.7BertrandLavier,«EntretienavecConstanceLewallenàCrownPointPress,SansFrancisco,en1988»,inConversations1982‐2001,Mamco,2001.8MichelGauthier,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012,p.34.

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parvient tout demême à affirmer le pôlematériel, à donner à voir la surface,

l’opacité.Pourcela,ilarecoursàunetoucheépaisse,volontairementvisible,qui

garantit l’illusion esthétique. Quand l’image est hyperréaliste, quand la

convention picturale du cadre disparaît, et par conséquent quand le risque de

l’illusion optique pointe, Lavier trouve une solution dans ce symbole de la

modernitépicturalequeconstitue la touche«à laVanGogh»particulièrement

affectionnée par Lavier. En plus d’être particulièrement visible et donc de

répondre au besoin de l’artiste, cette facture représente par excellence une

peinture qui affirme sa matérialité. «La touche Van Gogh est pour moi une

représentation de la peinturemoderne»9affirme Lavier. Ainsi Lavier réussit le

tour de force magistral d’exprimer au sein d’une même œuvre à la fois la

transparence quasi totale de la représentation et l’opacité délibérée de la

matière picturale. Il montre que ces deux pôles sont absolument nécessaires

pourtenirl’œuvre,quisansl’untomberaitsoitdansl’illusiond’optiquesoitdans

lamatièrepremière(lapeintureacryliquesansl’objetn’auraitplusdesupport).

«En d’autres termes, pour accréditer le recouvrement pictural d’une voiture ou

d’unpianocommeactedereprésentation,iln’étaitpossibled’employerquelestyle

qui, historiquement, avait signifié le désir de la peinture de parler d’elle‐même

plutôt que de cemonde ou prennent place les réfrigérateurs, les extincteurs, les

voituresetlespianos»10.

Lavieraconsciencequel’illusionesthétique(cequifaitquel’onreconnaît

dans l’objet peint une représentation de l’objet) ne tient que si un paramètre

déterminant est respecté: la question de la bonne distance. Il s’agit de la

problématique classique de la distance à laquelle le spectateur est censé

regarder le tableau. Si l’on définit la représentation par le surgissement de

l’imagedans lapeinture(iciausensdematière),onadmetque lepôleabstrait

(opacité)et lepôle figuratif (transparence) sontdeuxdimensionsconstitutives

detouttableauetqueselonquel’ons’approcheouquel’ons’éloignedelatoile,

onpeuttransformertouttableaufiguratifentoileabstraite.Leconceptd’échelle

9BertrandLavier,«LatouchedeVanGogh.ProposrecueillisparElisabethLebovici»(1990),inConversations1982‐2001,Mamco,2001.10MichelGauthier,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012,p.45.

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variable de correspondance de Meyer Schapiro11s’applique éloquemment aux

objets peints: les tâches de peinture à la Van Gogh constituent des éléments

primitifsnonmimétiquesquineprennentsensquedanslacomposition.Lataille

desesélémentsprimitifsetlatailledelacompositionsontnécessairementliées

pourque l’objetpeintdemeureuneœuvre,associéesà ladistanceà laquelle le

spectateur est censé regarder l’œuvre. «Il y a néanmoins des limites à ne pas

franchirpourquel’objetpeintfonctionnecommetel.Silesupportestminuscule,la

peinturen’aurapassuffisammentd’espacepoursedéployeretêtrecrédibleentant

quereprésentation.S’ilestdetropgrandesdimensions,les“rapportsentreleréelet

la proportion de la touche“ sont détruits»12. Lavier a exploré ces limites en

peignantunvoilier,Argo,1994:«Avecunbateauplusgrand,onnepourraitplus,

ausensvisuelduterme,“accommoder“(…)et ilyaune limiteque jepenseavoir

trouvéeavecArgo»13.Lalimitedetailleopposéeserait l’appareilphoto,comme

Zenit,1983(annexe2).Autrementdit,sil’objetesttroppetit,seulel’opacitéde

lapeintureestvisibleetl’onnereconnaîtpaslesujetdelareprésentation,tandis

que si l’objet est trop grand, seule la transparence de la représentation est

perceptibleet l’ontombedans le trompe l’œilenconsidérant lareprésentation

commesonobjetmême.

Lesobjetspeintsnousamèneparailleurssurunautreterrainde

prédilectiondeLavier,celuidelatransgressiondesgenres,quiseraencoreplus

patentedansleschantiersquirelèventdelatranspositionetquifontl’objetdela

deuxièmepartiecetessai.Eneffet,enrecouvrantdesobjetsdepeinture,l’artiste

vaporteratteinteàlaspécificitédelapeinturetellequ’elleaétépenséeauXXe

siècleparlemodernisme.D’unepart,Lavier,enchoisissantcommesupportdes

objets tridimensionnels, la peinture représentative transforme son objet en

sculpture.Dansceprocessus,lecadre,quienimposantunformatetuncadrage

garantissait l’illusion esthétique, est perdu, participant à l’abolition de la

séparationdesgenres.Toutefois,entantquel’objetestchoisicommesupportde

la matière picturale, on ne peut pas parler à proprement dit d’une sculpture.

11MeyerSchapiro,Style,artisteetsociété,Gallimard,1982.12MichelGauthier,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012,p.34.13BertrandLavier,«Argo.EntretienavecHansUlrichObrist»(1993),inConversations1982‐2001,Mamco,2001.

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Entre lapeintureet la sculpture, les«objetspeints»ontunstatuthybridequi

correspondprécisémentàl’esthétiquedeLavier.

D’autre part, les «objets peints» rapprochent la peinture de la

photographie et opèrent de ce fait une véritable révolution copernicienne en

déplaçantl’imageverssonmodèle.Eneffet,«lapeinturereprésentative,lanature

morteplusprécisément,faitunstupéfiantretourensurenchérissantsurlesvaleurs

propresdelaphotographie.Lareprésentationpicturaletrouvelemoyend’êtreplus

prochedesonréférentquesonrivalphotographique.L’imagen’estpluslesubstitut

de l’objet, elle en est la surface»14. C’est donc toute la théorie moderniste de

Greenbergqui est remise en cause. Cedernierdénonçait lapeinture figurative

commenécessairementillusionnistepuisqu’enattirantl’attentionsurdesobjets

figurés mais absents, elle la détourne de la peinture elle‐même. Or avec les

«objetspeints», lapeinture figurativen’estpas illusionnistecar l’opacitéde la

peintures’affirmeclairementdans la touchevisibleet l’objet figuréestprésent

commesupport.

Transgression des genres, déstabilisation de la représentation,

affirmation de la double identité de la peinture, tensions dans l’histoire de

l’art…: tous ces thématiques vont être réinvestis dans les chantiers de la

transpositiondeBertrandLavier.

L’art de la transposition

Plusieurs«chantiers»deBertrandLaviers’intéressentàlatransposition,

c’est‐à‐dire le transfert d’une œuvre d’art d’un médium à un autre. Dès la

première moitié des années 1980, après avoir réalisé ses premiers «objets

peints»etenmêmetempsqu’ilal’idéedes«objetssuperposés»,ilinitielasérie

majeuredesWaltDisneyProductionsqu’ilprésenteàBerneen1984,avecpar

exemple Walt Disney Productions 1947‐1984 n°7, 1984 (annexe 3). Il s’agit

d’une«curieuseimageabstraite,qu’uncerned’unrougebrunentoure,employant

14MichelGauthier,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012,p.53.

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quelquesélémentsconnusdulexiquedel’abstractionpicturale(bandesverticales,

pois, lignes siusoïdales), dont la réunion donne naissance à un produit tellement

génériqueque jamaisaucunpeintrene l’aréalisé.»15. Lavier n’invente pas cette

image, il l’atrouvédansunebandedessinéedeWaltDisney16quimetenscène

Mickey et Minnie dans un musée d’art moderne. Lavier reproduit ce procédé

pour réaliser d’autres Walt Disney Productions, notamment des sculptures

biomorphiques paraissant à celle de Hans Arp mais de couleur criardes pop,

commeWaltDisneyProductions1947‐1995n°2,1995(annexe4).

D’autres chantiers sont particulièrement pertinents pour les questions

évoquées en introduction: les «tableaux filmés», projections en super 8 dans

l’espace d’exposition de tableaux célèbres qui transforment l’œuvre réelle en

image, les reprises de Frank Stella, les Photo‐reliefs ou encore les «vitrines».

Dans tous les cas et même si la signification de l’acte de transposition est

différente dans chaque chantier, Lavier procède «d’un double sentiment,

caractéristiquede l’aprèsmodernisme:D’unepart, un soupçonà l’égarddumot

d’ordre essentialiste de la spécificité, qui veut que la peinture soit purement

picturaleouquelasculpturenesoitquesculpturale.D’autrepart,laconvictionque

le rôle de l’artiste résideprincipalementdans le choix du format, du cadrage, en

d’autres termes, dumode de présentation de données préexistantes.»17. Ainsi se

posedenouveaulesquestionsdeladéfinitiondesgenresartistiques,etdustatut

delareprésentation.

Lareprésentationiconique,casparticulierderelationd’unsymboleàson

référent, a souvent été théorisée à partir de la notion de ressemblance,

notamment chez Beardsley 18 . La philosophe part d’une définition logique

minimaledetypegoodmaniennepourenmontrerleslimitesetpourréhabiliter

lecritèredelaressemblance.Etantdonnélanaturedel’imagepicturalecomme

artefact porteur d’une ressemblance reconnaissable, seule une image produite

intentionnellementpeutressembleràunobjetextérieur:leportraitestl’image

15MichelGauthier,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012,p.85.16WaltDisney,«Traitstrèsabstraits»,inLeJournaldeMickey,n°1279,2janvier1977.17MichelGauthier,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012,p.102.18MonroeBeardsley,Aesthethics:ProblemsinthePhilosophyofCriticism(1958),HackettPublishingCo,1981.

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dumodèleetnonpasl’inverse.Sil’onnepensepaslaressemblancecommeune

relation logiqueà l’instardeGoodman19etque l’onconsidèreque l’imageou la

représentationpossèdeunstatutparticulier,différentdesobjetsnaturelsentant

qu’elle est intentionnellement artificielle, seule l’image ressemble à la chose

naturelle.

A partir de cette définition brièvement esquissée, l’opinion commune a

tendanceàdéduireintuitivementqueleréférentesttoujoursl’objetréel,naturel,

tandisquel’imageestquantàelleletableau,laphotographie,lafiction.L’œuvre

deLavierjouesurcetamalgameetperturbelestatutdelareprésentation.Dans

lecasdesWaltDisneyProductions,l’artistereprésentedansleréel(danslesens

où le spectateur est confronté physiquement aux objets) ce qui est représenté

dans la fiction. L’image (l’œuvre de Lavier) semble ainsi être le référent du

référent(labande‐dessinéedeWaltDisney).Lavieropèreuncourt‐circuitdela

représentation à partir de l’amalgame nature/référent et œuvre/image en

transposantlafictiondansleréel.Cetteinversiondurapportentrel’imageetson

référentestégalementmiseenœuvredansPhoto‐reliefn°1,1989(annexe5)qui

reproduit la photographie d’un détail de structure métallique : l’artiste a fait

scier l’objet photographié pour qu’il soit exactement conforme à sa

représentationphotographiqueet l’aaccrochésurunmurd’exposition,detelle

sortequel’imagephotographiquesoitlittéralementtransposéedansleréel.«En

d’autrestermes,lehors‐champdelaphotographieaétésupprimédansleréel»20.

Il s’agitde lamanière inversedes«objetspeints»d’exprimer le rapportentre

l’imageetsonréférent,maisquiproduitlemêmerésultatdeconfusionentreles

termes.Alorsquepourles«objetspeints»,lareprésentationépouselaformede

l’objet (qu’elle prend pour support), «les Photo‐Reliefs apportent une autre, et

radicale, perturbation dans la relation entre les deux. Le réel épouse

matériellementlescontoursdesonimage»21.

Atraverssestranspositions,Lavierabordeunautrethèmequiluiestcher

et qui concerne la théorie et le discours sur l’art, celui de la transgressiondes

19NelsonGoodman,Langagesdel’art(1968),Hachette,2005.20MichelGauthier,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012,p.107.21Ibid,p.110.

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genres. Comme cet essai l’a rappelé dans sa première partie, lemodernisme à

partirdelafinduXIXeettoutaulongduXXeacherchéàétablirlaspécificitéde

chaque art en les séparant. L’enjeu était surtout important pour la peinture,

concurrencée par l’avènement de la photographie qui proposait une

représentation plus fidèle de l’objet et qui portait en elle la possibilité de sa

reproduction. Pour éviter l’écueil de la pure illustration reproductible, la

peintures’esttournéeaveclesformalistesetGreenbergverssonpôlematériel,

délaissant celui représentationnel. Enmétamorphosant les bandes de peinture

de l’artiste américain Frank Stella, un des derniers champions de la peinture

moderniste, en néons lumineux dont Baft III, 2011 (annexe 6), Lavier porte

atteinteàlaspécificitédelapeinture.Stella,avecses«shapedcanvas»,avaiten

effet réduit le langagepictural à ses constituants spécifiques enpeignant«des

bandes de la largeur du pinceau entre lesquelles une réserve de toile blanche

apparaît et qui détermine la forme même du tableau: il n’était guère possible

d’allerplusloindansl’affirmationd’unepeintureanti‐illusionniste»22.

Parsonactedetransposition,Lavierprouvequeletransfertdemédiums

peut produire une œuvre aussi intéressante que l’originale et non pas

simplement par les concepts qu’elle illustre. En effet, on peut considérer que

«l’ambigüitéoptique»dueaujeudeslignesdepeinturechezStellaestservieet

multipliéeparleseffetsdelalumièredesnéons.LetravaildeLavierreposesur

l’idée que la transposition produit uneœuvre nouvelle qui n’est pas une pure

reproduction de l’originale et qui possède ses propres qualités. A ce titre, les

transpositions, si elles intéressent l’analyse philosophique par les concepts

qu’elles mobilisent, ne sont cependant pas étrangères au formalisme. Comme

pour ses «objets superposés», par exemple le fameux La Bocca/Bosch, 2005

(annexe7),l’artisteprendsoind’imprimeràsesœuvresuneformeesthétiqueà

mêmed’êtrequalifiéede«belle».C’estdoncuneesthétiquedel’hybridation,du

métissage qu’il développe (inspiré de la greffe horticole qu’il a pratiquée),

proposition innovantedans l’après‐modernisme.Cedernier, ayantpris actede

l’épuisement de l’abstraction picturale, pose le choix soit de la pure

reproduction,soitdelatransposition,attitudeplusoptimistequechoisitLavier.

22Ibid,p.101‐102.

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«L’artdelatransposition,etpeut‐êtremêmetoutl’artdeLavier,estmûnonpasparlavolontédegarantirdesidentités,d’installerdesontologies(êtrececi

ou cela – une peinture, une sculpture, une photographie, une abstraction, une

figuration, de l’art majeur, de l’art mineur, etc.), mais par le désir de les

déstabiliser,delesinquiéter,denepasselaisserpiégerparelles.»23

Conclusion L’œuvredeBertrandLavier,parlesconceptsqu’ellesmettentenœuvre,éclaire

les limites des catégories de l’art. Les «objets peints» et les transpositions en

particulier interrogent lestatutde lareprésentationet laspécificitédesgenres

artistiques. Qu’est‐ce qui différencie la peinture de la sculpture et de la

photographie ? Peut‐on figurer fidèlement sans illusion d’optique? Comment

regarder une œuvre? Une image représente‐t‐elle toujours son objet ? Une

reproductionest‐elleuneœuvre?Autantdepistesouvertesquiendéfinitivese

révèlent encore plus complexes… A travers son travail, l’artiste pousse le

discourssurl’artàseslimites,créedesparadoxesetdessituationsde«vertige

conceptuel» très féconds pour repenser de nouveaux langages, peut‐être plus

adaptés. Ainsi, Bertrand Lavier adopte dans ses «chantiers» une attitude

postmodernistequiquestionneplusqu’ellenedétruitetquiouvredenouvelles

perspectives.

23MichelGauthier,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012,p.114.

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Bibliographie Catalogue de l’exposition

GAUTHIERMichel,BertrandLavier,depuis1969,CentrePompidou,2012.

Ouvrages spécifiques

FRANCBLIN,Catherine,BertrandLavier,Flammarion/Centrenationaldesarts

plastiques,1999.

LAVIER,Bertrand,Conversations1981‐2001,Genève,Muséed’artmoderneet

contemporain(Mamco),2001.

LAVIER,Bertrand,Random,Jannink,2002.

Ouvrages et articles généraux

ALBERTI,Depictura(1435),Allia,2010.

ARISTOTE,Poétique,trad.Dupont‐RocetLallo,Seuil,1980.

BEARDSLEY,Monroe,Aesthethics:ProblemsinthePhilosophyofCriticism(1958),

HackettPublishingCo,1981.

GOODMAN,Nelson,Langagesdel’art(1968),Hachette,2005.

GREENBERG,Clement,«ModernistPainting»,inFrancisFrascina&Jonathan

Harris,ArtinModernCulture,Phaidon,1995.

PLATON,République,IIIetX,trad.Leroux,Flammarion,2002.SCHAPIRO,Meyer,Style,artisteetsociété,Gallimard,1982.

16

Annexes Annexe 1 :

Steinway&Sons,1987Peintureacryliquesurpiano106x151x180cmCastellodiRivoli–Museod’ArteContemporaneaRivoli‐Turin©PhotoClaudioAbate

17

Annexe 2 :

Zenit,1983Peintureacryliquesurappareilphoto14x10x8,5cmGalleriaMassimoMininiMilan©PhotoAndreaGilberti

18

Annexe 3 :

WaltDisneyProductions1947‐1984n°7,1984TirageCibachrome,diam.:100,2cmCentrenationaldesartsplastiques(CNAP)Paris‐LaDéfense©PhotoAdamRzepka

19

Annexe 4 :

WaltDisneyProductions1947‐1995n°2,1995Résine,peinture163x86x50cmGalerieXavierHufkensBruxelles©PhotoMarcDomage,Paris

20

Annexe 5 :

Photo‐reliefn°1,1989Métal160x240x35cmCollectionparticulièreParis©ArchivesBertrandLavier

21

Annexe 6 :

BaftIII,2011Tubesdenéon209x277x18,5cmGalerieXavierHufkensBruxelles©PhotoAllardBovenberg,Amsterdam

22

Annexe 7 :

LaBocca/Bosch,2005Canapésurcongélateur85x212x87cm(canapé),86x157x70cm(congélateur)KewenigGalerieCologne©PhotoSimonVogel