« Forme et méthode du commentaire d’Héracléon sur Jean », Adamantius 15, 2009, p. 150-176.

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150 1.1.2. Articoli Forme et Méthode du Commentaire sur Jean d’Héracléon di Agnès Bastit Le Commentaire sur Jean d’Héracléon est le plus ancien commentaire d’un évangile dont nous ayons connaissance. En dépit de son caractère fragmentaire, il n’est pas exagéré de le considérer comme l’un des plus anciens témoins de littérature exégétique que nous ait transmis la tradition antique, après l’œuvre de Philon. Plus largement, il représente même l’un des exemples les plus vénérables du genre du commentaire, puisque les commentaires grammaticaux grecs antérieurs nous restent mal connus 1 . Le milieu du second siècle a connu une eorescence de l’exercice exégétique appliqué aux évangiles 2 , avec l’Interprétation des paroles du Seigneur de Papias (vers 130-140) 3 , les vingt quatre Livres «sur l’évangile» de Basilide (vers 130) 4 , le commentaire de son évangile fondé sur celui de Luc par Marcion (vers 140-150) 5 , les exégèses de Valentin et de Ptolémée sur Luc et sur Jean (vers 1 Voir L. FLADERER, art. Kommentar, RAC 21 (2006), 311. Le terme ὑπομνήματα, qui sert à Origène, en CIo V, 92, pour désigner le Commentaire d’Héracléon sur Jean, était déjà celui qu’utilisait Irénée pour désigner les «Traités» valentiniens de l’école de Ptolémée qu’il déclare avoir consultés: «lisant les ouvrages (ὑπομνήμασιν) de ceux qui s’appellent eux-mêmes disciples de Valentin» (Irénée, AH Préface, § 2, SC 264, 22-23). La désignation peut renvoyer soit à un écrit théorique quelconque, soit, depuis Aristarque de Samothrace, à un commentaire de texte au sens technique du terme. Sur les fragments de commentaires grammaticaux sur papyrus, dont en particulier la série assez importante de Didyme sur Démosthène (datant de la seconde partie du II s. av. J-C), voir T. DORANDI, Le commentaire dans la tradition papyrologique: Quelques cas controversés, dans M.-O. GOULET-CAZÉ (éd.), Le commentaire entre tradition et innovation, Paris 2000, 15-27. 2 Origène lui-même témoigne de cette abondance, mais sans précision de temps, lorsqu’il écrit, au cinquième Livre de son Commentaire sur Jean (qui lui-même date d’environ 225), que les Hétérodoxes sont porteurs de Traités en plusieurs tomes, «promettant l’exposition des versets évangiles et apostoliques» συντάξεις ἐπαγγελλομένας διήγησιν τῶν τε εὐαγγελικῶν καὶ ἀποστολικῶν λέξεων», CIo V, VIII, SC 120, p. 388). Etant donné le peu de documentation conservée, les opinions à ce propos sont divergentes et contrastées. Récemment, E. Norelli s’est appliqué à réfuter les tentatives de A.D. Baum et de .K. Heckel pour avancer que Papias, en particulier, aurait utilisé la collection des quatre évangiles canoniques (E. NORELLI, Papias de Hiérapolis a-t-il utilisé un recueil ‘canonique’ des quatre évangiles?, in G. ARAGIONE, É. JUNOD et E. NORELLI, Le canon du Nouveau Testament. Regards nouveaux sur sa formation, Genève 2006, 35-86). En me fondant sur l’absence d’indications, de la part d’Irénée et de ses successeurs, qui disposaient des écrits de Papias, Justin, Tatien etc., sur une éventuelle évolution radicale des livres évangéliques auxquels ces derniers se référaient par rapport aux livres canoniques adoptés comme tels vers la fin du second siècle, je m’exprime donc, au titre de l’une des hypothèses possibles et jusqu’à plus ample informé, comme si les attestations antérieures à Irénée qui nous sont parvenues concernaient, à quelques variantes près, les mêmes livres évangéliques que les auteurs de la fin du II° s. connaissaient. 3 Sur Papias, voir E. NORELLI, Papia di Hierapolis: Esposizione degli oracoli del Signore. I frammenti, Milano 2005, et sa bibliographie. 4 Sur Basilide, voir W.A. LÖHR, Basilides und seine Schule: Eine Studie zur eologie- und Kirchengeschichte des zweiten Jahrhunderts, Tübingen 1996. 5 Sur Marcion, voir la traduction récente, augmentée, d’A. VON HARNACK, Marcion, l’évangile du Dieu étranger, trad. B. Lauret, Paris 2003.

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1.1.2. Articoli

Forme et Méthode du Commentaire sur Jean d’Héracléon di

Agnès Bastit

Le Commentaire sur Jean d’Héracléon est le plus ancien commentaire d’un évangile dont nous ayons connaissance. En dépit de son caractère fragmentaire, il n’est pas exagéré de le considérer comme l’un des plus anciens témoins de littérature exégétique que nous ait transmis la tradition antique, après l’œuvre de Philon. Plus largement, il représente même l’un des exemples les plus vénérables du genre du commentaire, puisque les commentaires grammaticaux grecs antérieurs nous restent mal connus1. Le milieu du second siècle a connu une e!orescence de l’exercice exégétique appliqué aux évangiles2, avec l’Interprétation des paroles du Seigneur de Papias (vers 130-140)3, les vingt quatre Livres «sur l’évangile» de Basilide (vers 130)4, le commentaire de son évangile fondé sur celui de Luc par Marcion (vers 140-150)5, les exégèses de Valentin et de Ptolémée sur Luc et sur Jean (vers

1 Voir L. FLADERER, art. Kommentar, RAC 21 (2006), 311. Le terme ὑπομνήματα, qui sert à Origène, en CIo V, 92, pour désigner le Commentaire d’Héracléon sur Jean, était déjà celui qu’utilisait Irénée pour désigner les «Traités» valentiniens de l’école de Ptolémée qu’il déclare avoir consultés: «lisant les ouvrages (ὑπομνήμασιν) de ceux qui s’appellent eux-mêmes disciples de Valentin» (Irénée, AH Préface, § 2, SC 264, 22-23). La désignation peut renvoyer soit à un écrit théorique quelconque, soit, depuis Aristarque de Samothrace, à un commentaire de texte au sens technique du terme. Sur les fragments de commentaires grammaticaux sur papyrus, dont en particulier la série assez importante de Didyme sur Démosthène (datant de la seconde partie du II s. av. J-C), voir T. DORANDI, Le commentaire dans la tradition papyrologique: Quelques cas controversés, dans M.-O. GOULET-CAZÉ (éd.), Le commentaire entre tradition et innovation, Paris 2000, 15-27. 2 Origène lui-même témoigne de cette abondance, mais sans précision de temps, lorsqu’il écrit, au cinquième Livre de son Commentaire sur Jean (qui lui-même date d’environ 225), que les Hétérodoxes sont porteurs de Traités en plusieurs tomes, «promettant l’exposition des versets évangiles et apostoliques» («συντάξεις ἐπαγγελλομένας διήγησιν τῶν τε εὐαγγελικῶν καὶ ἀποστολικῶν λέξεων», CIo V, VIII, SC 120, p. 388). Etant donné le peu de documentation conservée, les opinions à ce propos sont divergentes et contrastées. Récemment, E. Norelli s’est appliqué à réfuter les tentatives de A.D. Baum et de " .K. Heckel pour avancer que Papias, en particulier, aurait utilisé la collection des quatre évangiles canoniques (E. NORELLI, Papias de Hiérapolis a-t-il utilisé un recueil ‘canonique’ des quatre évangiles?, in G. ARAGIONE, É. JUNOD et E. NORELLI, Le canon du Nouveau Testament. Regards nouveaux sur sa formation, Genève 2006, 35-86). En me fondant sur l’absence d’indications, de la part d’Irénée et de ses successeurs, qui disposaient des écrits de Papias, Justin, Tatien etc., sur une éventuelle évolution radicale des livres évangéliques auxquels ces derniers se référaient par rapport aux livres canoniques adoptés comme tels vers la fin du second siècle, je m’exprime donc, au titre de l’une des hypothèses possibles et jusqu’à plus ample informé, comme si les attestations antérieures à Irénée qui nous sont parvenues concernaient, à quelques variantes près, les mêmes livres évangéliques que les auteurs de la fin du II° s. connaissaient. 3 Sur Papias, voir E. NORELLI, Papia di Hierapolis: Esposizione degli oracoli del Signore. I frammenti, Milano 2005, et sa bibliographie. 4 Sur Basilide, voir W.A. LÖHR, Basilides und seine Schule: Eine Studie zur ! eologie- und Kirchengeschichte des zweiten Jahrhunderts, Tübingen 1996. 5 Sur Marcion, voir la traduction récente, augmentée, d’A. VON HARNACK, Marcion, l’évangile du Dieu étranger, trad. B. Lauret, Paris 2003.

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140-150)6 et les commentaires de " éophile d’Antioche sur Matthieu, à moins qu’il ne s’agisse d’une harmonie commentée des quatre évangiles canoniques (vers 160-170)7. C’est au même moment, semble-t-il, qu’ont été composés les Livres sur l’évangile de Jean d’Héracléon, un valentinien de la branche italique selon le ps. Hippolyte8. Son œuvre était plus large, comme l’attestent deux fragments transmis par Clément d’Alexandrie, dont un qui propose une analyse précise d’un verset de Luc 9. Les extraits du commentaire johannique qui nous sont parvenus s’étendent sur les huit premiers chapitres de l’évangile de Jean et nous sont connus par un commentaire analogue d’Origène, datant de la première moitié du troisième siècle10. Il est possible d’appréhender avec quelque précision, dans l’œuvre d’Héracléon, le commentaire suivi de Jn 1,3-4 (prologue) et 19-29 (questions portant sur Jean-Baptiste); 2,12-20 (l’entrée du Sauveur dans le Temple de Jérusalem); 4,5-42 (le dialogue avec la Samaritaine) et 46-53 (la guérison du Fils de l’o#cier royal); 8,13-44 (confrontation avec les chefs juifs)11. Au-delà,

6 Sur Valentin, voir CH. MARKSCHIES, Valentinus Gnosticus?, Untersuchungen zur valentinianischen Gnosis mit einem Kommentar zu den Fragmenten Valentins, Tübingen 1992. Sur Ptolémée, voir aussi, du même, New Research on Ptolemaeus gnosticus, ZAC 4 (2000) 225-254 ainsi que, sur les exégèses de Ptolémée et d’Héracléon, C. BARTH, Die Interpretation des neuen Testaments in der valentinianischen Gnosis: Prinzipien und Methode der valentinianischen Exegese, Leipzig 1911. 7 Jérôme, In Matthaeum, préface, SC 242, p. 68, mentionne " éophile parmi les auteurs de Commentaires sur Matthieu. Son Epistula 121,6 évoque une harmonie des quatre évangiles due «au talent» de ce successeur de Pierre sur le siège d’Antioche, mais l’extrait exégétique sur Lc 16,1-8 qu’il rapporte à cette occasion semble apocryphe. 8 Ps. Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies VI,35,5. Récemment, M. Simonetti a repris avec attention la question de la datation respective des travaux de Valentin, de Ptolémée, d’Héracléon et d’Irénée, dans sa note écrite en réaction à l’ouvrage d’A. Wucherpfennig (M. SIMONETTI, Un recente libro su Eracleone, Adamantius 9 [2003] 193-208, spécialement aux p. 203-205), montrant que les quelques vingt années qui séparent la fin de l’enseignement de Valentin et l’édition de l’Adversus Haereses d’Irénée laissent peu de place à une évolution radicale de l’école valentinienne. Sur Héracléon, les études classiques restent celles d’Y. JANSSENS, Héracléon, Commentaire de l’évangile selon St Jean, Le Muséon 72 (1959) 101-151 et 277-299, et d’E. PAGELS, ! e Johannine Gospel in Gnostic Exegesis: Heracleon’s Commentary on John, Nashville-New York 1973. L’analyse la plus développée (quoique non exhaustive) et la plus récente est celle d’A. WUCHERPFENNIG, Heracleon Philologus. Gnostische Johannesexegese im zweiten Jahrhundert, Tübingen 2002 (cité désormais H.Ph.), qui s’inscrit dans la double lignée d’une valorisation de la dimension philologique de l’exégèse antique (cf. B. NEUSCHÄFER, Origenes als Philologe, Basel 1987) et d’une étude des documents valentiniens indépendante du témoignage des hérésiologues (cf. les travaux de Ch. Markschies cités ci-dessus). Mes analyses, du moins en ce qui concerne l’aspect technique de la lecture d’Héracléon, coïncident en général avec celles d’A. Wucherpfennig, ce qui ne m’empêche pas de partager la conviction exprimée par M. Simonetti dans sa note de 2003, selon laquelle les e$orts déployés par cet auteur pour e$acer, chez Héracléon, toute trace de références à la doctrine valentinienne telle qu’elle est exposée par Irénée ou le ps.Hippolyte, se révèlent vains et inopérants. En ce sens, les dernières pages (206-208) de cette note me paraissent de nature à écarter définitivement tout doute sur ce point. 9 Fr. 50, sur Lc 12,8-9 (Clément d’Alexandrie, Stromates IV, ch. 9, § 71-72, SC 463, p. 172-175), cf. M. SIMONETTI, Testi gnostici in lingua greca e latina, Milano 2001, 264-266 (avec le fr. 49). 10 Sur le commentaire d’Origène, voir H.J. VOGT, Il commento a Giovanni di Origene, in: Lingua e stile del Vangelo di Giovanni, Genova 1991, 121-135; J.A. MCGUCKIN, Structural design and apologetic intent in Origen’s commentary on John, in Orig. VI, 441-457, et, plus récemment, L. PERRONE, Il profilo letterario del Commento a Giovanni, in: Il Commento a Giovanni di Origene: il testo e i suoi contesti, Villa Verucchio 2005, 43-81. 11 Si on considère, selon une estimation raisonnable fondée sur l’ampleur moyenne de l’exposition, que le Commentaire d’Héracléon multiplie approximativement son objet par cinq, il serait envisageable que

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Origène ne fait plus référence à Héracléon, soit que l’œuvre de celui-ci se soit interrompue, soit qu’Origène n’ait plus disposé des tomes suivants de ce commentaire, soit enfin qu’il s’en soit désintéressé12, proposant désormais à son destinataire une exposition entièrement originale et non plus aussi polémique13.

l’œuvre complète d’Héracléon, à supposer qu’elle ait été achevée, ait comporté six ou sept tomes. En ce cas, on peut imaginer une répartition d’environ trois chapitres johanniques de notre capitulation médiévale par tome, soit 1-3 pour un premier tome, puis 4-6, 7-9 etc. M. SIMONETTI, Eracleone e Origene, VetChr 3 (1966) 111-141, spécialement p. 118, a émis l’hypothèse qu’Héracléon n’avait pas l’ambition de proposer un commentaire suivi de l’évangile de Jean, mais qu’il s’agissait plutôt d’une série de scolies, du type «quaestiones in…». Il est évidemment di#cile d’avancer un avis fondé, tant les indications dont nous disposons sont insu#santes. Cependant, la perspective de M. Simonetti me paraît rester dépendante de celle d’Origène: c’est en fonction de l’utilisation du commentaire antérieur par l’alexandrin qu’il argumente. Pour ma part, il me semble, comme je tenterai de le montrer ici, que l’analyse interne du texte d’Héracléon est susceptible d’apporter quelques éléments complémentaires: la convergence des indices attestant l’intérêt proprement exégétique du commentateur laisse supposer qu’il ne s’agissait pas seulement pour lui de partir de quelques péricopes particulièrement adaptées à une transposition théorique, mais que son propos était réellement l’explicitation du texte de Jean, pour lui-même d’abord, mais dans la mesure aussi où il pouvait se prêter à la transposition. En ce cas, l’hypothèse la plus probable est qu’Héracléon a composé un commentaire suivi, de conception plus sobre et moins di$use que celui d’Origène, mais avec l’ambition de rendre compte de l’essentiel du texte johannique. C’est cette ligne que je suivrai ici. D’ailleurs, la définition proposée par M. Simonetti (op. cit. p. 118): «un commento parziale ma piuttosto comprensivo, sviluppato mediante la citazione di passi del Vangelo che potevano comprendere anche più versetti, seguiti della relativa interpretazione» pointait en ce sens, même si elle restait un peu en deçà de la description proposée ici. En revanche, Origène ne s’est pas astreint à rapporter systématiquement l’exégèse d’Héracléon, comme en témoigne par exemple le fait qu’il se rapporte, en CIo VI,204 (SC 157, p. 284), au texte de Jean 1,28 attesté par Héracléon, sans s’intéresser à son interprétation. 12 Les deux dernières hypothèses, qui ne sont pas incompatibles, me semblent les plus plausibles car on ne voit pas pourquoi Héracléon, dont le soin qu’il apporte à son écriture atteste du loisir qu’il peut consacrer à son œuvre, aurait laissé celle-ci inachevée. On notera que nulle part Origène ne fait état d’une interruption du texte d’Héracléon. En faveur de la dernière hypothèse, on pourrait avancer le fait qu’après le chapitre 4 de Jean Origène semble déjà se désintéresser d’Héracléon, puisqu’il n’y fait plus référence. Lorsqu’il y revient à propos du chapitre 8, ce n’est que de manière allusive et négligente, au point que l’interprétation de ces dernières indications est très délicate: il est manifestement alors davantage préoccupé de polémiquer contre la thèse gnostique d’une nature consubstantielle au mal que de rapporter l’exégèse d’Héracléon. Il reste surprenant qu’Origène ne fasse aucune mention, chez Héracléon, d’épisodes aussi importants que l’entretien avec Nicodème, au chapitre 3, ou la guérison du paralytique, au chapitre 5. On pourrait presque supposer, à considérer les péricopes pour lesquelles Origène discute Héracléon, qu’il a, par ces extraits et après ce qui se rapporte au début de l’évangile, entendu donner un exemple de trois récits illustrant la transposition des trois natures valentiennes: la nature spirituelle (Samaritaine), la nature psychique (fils de l’o#cier royal) et la nature hylique (chefs juifs incrédules. Il s’agirait alors, de la part d’Origène, d’une sélection consciente justifiée par son intention polémique. M. Simonetti lui-même note, «Eracleone e Origene» 2, p. 53, en introduisant le commentaire de la confrontation avec les chefs juifs: «in tal modo egli, per cosi dire, completa la trattazione sulle tre nature». 13 L. PERRONE, Il profilo letterario…, cit., p. 58, note à juste titre, à la suite de McGuckin, que la référence à Héracléon, dans le Commentaire d’Origène, vient comme une sorte d’appendice à sa propre exposition «quasi fossero una sorte di appendice o postilla secondaria». L’attitude d’Origène en ce cas est donc toute di$érente de celle qui sera la sienne dans le Contre Celse, destiné avant tout à répondre au Discours véritable, et qui s’attache avec persévérance à sa réfutation. D’ailleurs, Celse apparaît à Origène comme un opposant radical, tandis qu’Héracléon, même s’il se trouve parfois réfuté, ne constitue pas manifestement, aux yeux d’Origène, un danger aussi important. Il paraît impossible d’assimiler les deux procédures, et d’argumenter

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Le motif a#ché de l’intérêt d’Origène pour le travail d’Héracléon est en e$et l’ancienne appartenance du destinataire et bienfaiteur de sa propre entreprise Ambrosios à la communauté valentinienne14. De ce fait, Origène prétend, non seulement remplacer l’œuvre valentinienne auprès d’Ambrosios, mais aussi lui en rendre évidentes les limites, spécialement exégétiques15. Pour faire bref, on constatera qu’Origène a conscience de disposer d’une meilleure connaissance d’ensemble de l’Écriture et d’atteindre ainsi un meilleur degré de technicité dans l’appréhension du texte, non seulement en lui-même, mais comme partie du tout scripturaire. En deçà de la polémique, intéressante par les notions qu’elle met en jeu mais qui relève d’une recherche distincte, le témoignage d’Origène prend deux formes, qui peuvent se compléter l’une l’autre: tantôt il «cite»16 (ἐκτίθεσθαι) explicitement «en toutes lettres» (αὐταῖς λέξεσιν)17 le texte d’Héracléon, tantôt il résume son commentaire ou l’expose approximativement, Héracléon s’exprimant «plus ou moins ainsi», τοιαῦτα λέγων18. Il reste que, sur les huit chapitres johanniques en question, nous disposons d’une cinquantaine de fragments exploitables19 qui transmettent, directement ou approximativement – mais toujours de façon fidèle, semble-t-il – le commentaire d’Héracléon, ce qui permet, comme nous tenterons de le montrer ici, de se faire une idée assez nuancée de la conception que le Valentinien avait du texte évangélique, du travail du commentaire et de sa mise en forme20.

comme si Origène se sentait aussi tenu de rendre compte de l’ouvrage d’Héracléon qu’il le fera pour celui de Celse (ceci dit en réponse à la remarque de M. SIMONETTI, Eracleone e Origene, 117, n. 28). 14 D’après Eusèbe, Ambrosios, dont la pensée était celle des Valentiniens, aurait été convaincu d’erreur par Origène et rejoignit «l’orthodoxie de l’Eglise» (Histoire de l’Eglise, VI,18,1, SC 41, p. 112). Cf. A. MONACI CASTAGNO, Origene e Ambrogio: l’indipendenza dell’intellettuale e le pretese del patronato, in Orig. VIII, 165-193, spécialement pp. 177-178. 15 Orig., CIo V,VIII, SC 120, p. 390. Cf. L. PERRONE, Il profilo letterario …, 58, n. 48. 16 Orig., CIo XIII,433, SC 222, p. 270. 17 Orig., CIo XIX,125, SC 290, p. 122; XX, 168, SC 290, p. 240. 18 Orig., CIo XX,358, SC 290, p. 330. A propos de la délimitation des citations, cf. A. WUCHERPFENNIG, H. Ph., 25. 19 La délimitation et l’édition séparée d’extraits authentiques d’Héracléon est nécessairement artificielle et réductrice. Elle laisse de côté une poussière de petites allusions ou remarques dispersées dans l’exposé d’Origène, par lesquelles nous pouvons avoir une vision plus complète de l’œuvre d’Héracléon. Plus grave, me semble-t-il, sont des choix qui intègrent par exemple la remarque d’Origène sur l’absence de distinction entre «un» et «le» prophète, qui n’ajoute rien à notre connaissance d’Héracléon et nous éclaire seulement sur la perspective origénienne (CIo VI,92), mais laisse de côté des indications aussi importantes que la qualification de «supérieure» et de «spirituelle» pour la nature de la Samaritaine (CIo XIII,64 et 73) ou l’a#rmation que le Sauveur a séjourné «en vain» à Caphranaum selon Jn 2,12 (CIo X,49), ou surtout le parallèle entre Jn 4,31 et Mt 25,11 (CIo XIII,200b-202), dont nous verrons ci-dessous l’intérêt exégétique. On ne peut se défendre de l’impression que la sélection opérée privilégie des critères doxographiques, sans prendre la mesure de l’intérêt proprement exégétique du commentaire d’Héracléon. Pour cette raison, je donnerai d’abord la référence au Commentaire d’Origène, selon l’édition des Sources Chrétiennes, en mentionnant au besoin le numéro du fragment concerné. C’est l’un des grands intérêts du double article de M. Simonetti (M. SIMONETTI, Eracleone e Origene, Vetera Christianorum 3 [1966] 111-141 et 4 [1967] 23-64) que de situer les textes d’Héracléon à l’intérieur de l’exposé origénien. 20 Les fragments d’Héracléon ont été édités et numérotés par A.E. BROOKE, ! e fragments of Heracleon, Cambridge 1891. L’édition la plus récente de l’ensemble des fragments (avec traduction italienne et annotation) est celle de M. SIMONETTI, Testi gnostici in lingua greca e latina, Milano 2001, 222-266. Elle reprend la numérotation de Brooke.

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La qualité d’écriture de l’ouvrage d’Héracléon laisse supposer que son commentaire était précédé d’un prologue, conformément aux habitudes littéraires du second siècle (mais Origène, dans son propre prologue, n’y fait aucune allusion) et qu’il était destiné à un public aisé, d’une appartenance sociale analogue à celle, un demi-siècle plus tard, du noble Ambrosios. Il ne faut donc pas s’étonner si l’œuvre d’Héracléon rejoint les critères de précision sémantique, d’attention aux articulations du texte et d’ornementation stylistique qui étaient ceux du public grec cultivé du second siècle. Telle est la piste que nous entendons suivre ici. En un premier moment, l’analyse menée contribuera à situer le commentaire d’Héracléon parmi les écrits «exotériques», susceptibles d’être appréciés aussi bien par des membres éclairés du courant valentinien que par un lectorat plus étendu et moins introduit aux profondeurs de la doctrine. Plus largement, l’e$ort déployé par l’écrivain pour rejoindre son lecteur me paraît caractéristique de l’attention portée, par l’exégète comme par les destinataires, à la compréhension du texte, à la perception de ses nuances, à l’appréhension de ses enjeux et, au-delà, à la magnification d’un récit qui, loin de se voir dévalorisé par contraste avec la théorie, s’en trouve au contraire imprégné, enrichi et éclairé. Il y a là, me semble-t-il, à travers ce premier exemple d’exégèse chrétienne, un rapport d’équilibre de la «lettre» à «l’esprit» qui mérite d’être relevé21.

I. LE RAPPORT AU TEXTE ÉVANGÉLIQUE

1. Une lecture suivie et dominée22 Au Livre II Origène écrit, à propos de l’exégèse de Jn 1,4, «arrivé à ce passage Héracléon»23. Certes, il ne s’agit pour le moment que du quatrième verset, selon le découpage moderne, du prologue de Jean, mais, à deux reprises dans le récit johannique, Origène mentionne des silences d’Héracléon, qui supposent une lecture suivie. À propos de Jn 4,32, Origène note simplement

21 La perspective adoptée ici renoue avec celle de M. Simonetti en son double article de 1966 et 1967 (voir ci-dessus n. 19), où le critique insiste à la fois sur la précision de l’attention à la lettre johannique dont fait preuve le valentinien et sur l’inscription de ses exégèses sur le fond d’une théologie globalement conforme au témoignage des hérésiologues (en particulier de la Grande Notice d’Irénée), même si les cadres théoriques restent plus généraux et moins précis que dans les documents exploités par Irénée, dans la mesure où le commentateur, comme le note Simonetti, garde continuellement le souci de se situer dans la prolongement du texte de Jean et de son sens obvie: «restando sostanzialmente fedele allo spirito del Vangelo, e limitandosi soltanto a qualche sporadica forzatura» (Eracleone e Origene 2, p. 23, cf. aussi «sostanzialmente in armonia col pensiero di Giovanni», ibid. p. 42. 22 Pour mieux voir se dégager l’originalité d’Héracléon, la comparaison avec le fragment de Ptolémée sur le prologue de Jean qui nous a été conservé par Irénée, en AH I,8,5, est éclairante. En une écriture sobre, ferme et maîtrisée, la page de Ptolémée apparaît toute orientée à sa visée démonstrative, bien manifestée par le «donc» conclusif: il s’agit pour Ptolémée de «prouver» que l’Apôtre Jean, dans le prologue de son évangile, a fait allusion à l’Ogdoade supérieure du Plérôme valentinien. Le théoricien suit pas à pas le texte johannique, mais ne parvient à une conclusion satisfaisante pour lui qu’au prix de «coupures», de silences et d’une certaine réorganisation du texte que lui reprochera Irénée. Bien qu’Héracléon dispose du même texte que Ptolémée, avec en particulier une césure identique entre les actuels versets 3 et 4 de ce chapitre 1 de Jean (ce qui est d’ailleurs aussi le cas d’Origène), il témoigne d’un souci de la péricope prise dans son ensemble, de son suivi et de son découpage, tout à fait absent dans le développement correspondant de Ptolémée. Pour faire bref, la perspective de Ptolémée apparaît avant tout théorique et doctrinale, même s’il argumente à partir de données scripturaires, alors que celle d’Héracléon est d’abord exégétique, même si elle débouche sur la théorie. 23 κατὰ τὸν τόπον γενόμενος (CIo II, 137, SC 120, p. 298).

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qu’ «Héracléon n’a rien dit sur ce verset (λέξιν)»24, mais plus loin, à propos de Jn 8,20, il précise qu’ Héracléon, «ayant cité le verset sur le trésor n’a rien dit à son propos»25. Cette remarque suggère, de la part d’Héracléon, une citation exhaustive du texte johannique, peut-être par petites unités ou par péricopes, précédant des séquences de commentaire, selon une pratique sans doute assez répandue et qui sera par exemple celle d’Origène dans son Commentaire sur Matthieu. Dans le Commentaire sur Jean en e$et, Origène procède essentiellement verset par verset, en faisant précéder son propos de la citation du verset considéré26. Quoi qu’il en soit, ces remarques d’Origène impliquent qu’Héracléon ait fait état du texte non commenté, sous quelque forme que celui-ci ait été mentionné. Nous verrons également ci-dessous, à propos du récit, que la prise en compte de sa succession suppose, là encore, une lecture suivie. Néanmoins, ce souci de la succession des versets n’exclut pas une vision plus synthétique, qui inclut la perception d’ensemble d’une partie, plus ou moins importante, du texte évangélique. Ainsi, lorsque Héracléon s’interroge sur le sens de la proposition: «il y a celui qui enquête et qui juge» (Jn 8,50), il rapproche cette formulation de deux éléments antérieurs dans l’évangile de Jean: «il y a celui qui vous condamne» (Jn 5,45) et «pour ma part je ne juge personne» (Jn 8,15) (qu’il met en contraste avec Mt 28,18: «toute puissance m’a été donnée»). Il en conclut que «celui qui enquête et juge» est identique à «celui qui condamne», c’est-à-dire à Moïse, comme le précisait plus haut le verset de Jn 5,45. Demandant, en une sorte de quaestio, pourquoi le Sauveur récuse pour lui-même la faculté de juger, il résout la di#culté en expliquant que le juge est un magistrat subalterne, comme Moïse, et non pas souverain27. La discussion sur ce point suppose donc la prise en considération globale d’à peu près quatre de nos chapitres actuels, autour des controverses avec les chefs juifs qui s’y trouvent rapportées.

2. L’analyse du texte

Le texte cité par Héracléon se trouve ensuite analysé avec une grande attention. L’exégèse y relève des manques, comme en Jn 4,42, verset conclusif du récit sur la Samaritaine, qui rapporte que les Samaritains disent à la femme: «ce n’est plus à cause de tes propos que nous croyons». Héracléon note qu’il serait plus explicite de dire: «ce n’est plus à cause de tes propos seuls que nous croyons»28. Cette remarque, aux yeux d’Origène, relève d’une lecture «simple» du texte, c’est-à-dire trop littérale. La lecture précise du texte implique aussi des déterminations plus importantes que celles données par le verset: ainsi, lorsque Jésus annonce qu’il rebâtira le temple «en trois jours», Héracléon croit-il bon de spécifier que le complément de durée «en trois jours» est en fait ici l’équivalent d’un complément ponctuel de temps «le troisième jour»29. Enfin, la portée exacte d’un terme apparaît mieux par contraste: Héracléon, qui s’était déjà attaché, dans le cadre de son

24 Orig., CIo XIII,225, SC 222, p. 152. 25 Orig., CIo XIX,89, SC 290, p. 100 (fr. 41). L’argument de M. SIMONETTI, Eracleone e Origene, 118, n. 29, selon lequel «il caso di versetti riportati e non commentati avrebbe dovuto essere piuttosto frequente», et que donc Origène aurait dû en faire plus souvent la remarque ne vaut que si Origène avait pour intention de rendre compte systématiquement du travail d’Héracléon, ce qui, à l’évidence, n’était pas le cas. 26 L. PERRONE, Il profilo letterario… cit., 43-81, spécialement pp. 67-68, note, sur l’ensemble des tomes conservés, quelques irrégularités dans le rythme, néanmoins pour les passages où la confrontation avec Héracléon est présente, l’approche d’Origène se caractérise par son ampleur et par une progression verset par verset. 27 Orig., CIo XX,358-361, SC 290, p. 330-332 (fr. 48). 28 Orig., CIo XIII,363, SC 222, p. 234 (fr. 39). 29 Orig., CIo X,248, SC 157, p. 530 (fr. 15).

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commentaire du prologue johannique, à la valeur de la préposition διὰ suivie du génitif30, note que le narrateur évangélique écrit en Jn 4,40 que les Samaritains ont demandé à Jésus de demeurer «chez eux» (παρ αὐτοῖς) et non pas «en eux» (ἐν αὐτοῖς), suggérant ainsi que cette halte restait superficielle31. Nous le verrons ailleurs, à plusieurs reprises, exploiter le sens de la préposition ἐκ. Une autre expression de cette lecture attentive est celle de la césure des énoncés, dont l’une des manifestations, de la part d’un lecteur philologue, est la répartition des répliques entre les personnages, selon la règle bien connue de la recherche du τὸ πρόσωπον τὸ λέγον32. Qui est celui qui parle? Ainsi, dans son analyse du prologue de l’évangile, Héracléon signale, insérée entre deux témoignages sur Jean-Baptiste (Jn 1,15, puis 19 sq.), une remarque attribuable, non pas au Baptiste mais au «disciple», c’est-à-dire à l’évangéliste en tant que narrateur 33. De même, la citation psalmique «le zèle de ta maison me dévore» est rapportée aux puissances éjectées par le Sauveur et non pas à lui-même34. La répartition peut intervenir à l’intérieur du même locuteur, pris selon deux aspects di$érents, comme lorsque Jean désigne Jésus comme «l’agneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde» (Jn 1,29). Héracléon précise que la première appellation «l’agneau de Dieu», est proférée par Jean en tant que prophète et la suite en tant qu’il est «plus qu’un prophète», si on comprend que la désignation comme agneau se rapporte au corps sacrifié et la suite à celui, de nature supérieure, qui réside dans le corps35. Naturellement, un tel découpage peut être rapporté à l’habitude valentinienne de distinguer plusieurs niveaux d’inspiration à l’intérieur du tissu scripturaire36. Néanmoins, l’exemple rapporté par Origène montre chez Héracléon une analyse précise de la phrase, fondée sur un principe de gradation: l’énoncé monte de la simple mention du sacrifice à celle de sa cause. Selon le même esprit de comparaison, Héracléon pratique aussi la distinction sémantique ou διαστολή de deux ou plusieurs termes voisins. Dans l’exemple de l’énoncé métaphorique de Jean, l’«agneau» se trouve distingué du «bélier», comme l’imparfait du parfait37. Plus loin,

30 Orig., CIo II,102-103, SC 120, p. 272-274 (fr. 1). 31 Orig., CIo XIII,349, SC 222, p. 226 (fr. 38). Le fr. 50, sur Lc 12,8-9 (Clément d’Alexandrie, Stromates IV, ch. 9, § 71-72, SC 463, p. 172-175 ou M. SIMONETTI, Testi gnostici in lingua greca e latina, 1, 264-266) reposait de même sur la distinction entre deux syntagmes voisins du discours de Jésus: «ἐν ἐμοὶ» et « ἐμέ». 32 Le principe de la répartition des personnages selon le πρόσωπον τὸ λέγον remonte pour nous aux grammairiens alexandrins. La première monographie à ce sujet est la thèse de H. DACHS, Die ΛΥΣΙΣ ΕΚ

ΤΟΥ ΠΡΟΣΟΠΟΥ, Ein exegetischer und kritischer Grundsatz Aristarchs und seine Neuanwendung auf Ilias und Odyssee, Diss., Erlangen 1913. Voir ensuite A. ROEMER, Die Homerexegese Aristarchs in ihren Grundzügen, Paderborn 1924.Voir A. WUCHERPFENNIG, H. Ph., 96-97. 33 Orig., CIo VI,13, SC 157, p. 138 (fr. 3). 34 Orig., CIo X,223, SC 157, p. 514 (fr. 14). Origène reproche à ce propos à Héracléon de ne pas savoir conserver l’enchaînement (εἱρμὸν) de la prophétie psalmique. Il est intéressant de noter qu’Héracléon, par ce biais, échappait par avance à un argument d’Irénée contre les Valentiniens, peut-être emprunté déjà à un arsenal anti-gnostique antérieur. En AH IV,2,6, Irénée insiste en e$et sur le fait que la revendication du temple comme «sa maison» par le Christ l’associait étroitement au Créateur auquel ce temple est dédié (SC 100, p. 406-408). 35 Orig., CIo VI,306-307, SC 157, p. 364-366 (fr. 10). 36 Cf Ptolémée, Lettre à Flora, 4, SC 24, p. 50-56, et Irénée, AH IV, 35, 1-4, SC 100, p. 862 sq. 37 Orig., CIo VI,307, SC 157, p. 366 (fr. 10).

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Héracléon opposera le «narthex» (πρόναος)38, réservé aux Lévites, et le «temple» (τὸ ἱερὸν)

39, compris comme le sanctuaire ou le «saint des saints», symbole du Plérôme40. De même, Héracléon distingue (διαστέλλεται) entre «désir» et «vouloir»41 et, de façon ternaire, entre «écho», «voix» et «verbe»42. L’exemple le plus élaboré est celui de la distinction entre trois manières d’être «fils de» quelqu’un: par nature, par option ou par dignité43. Il est aisé de constater que toutes ces distinctions sémantiques correspondent à des espèces à l’intérieur d’un genre, ou à des gradations et à la caractérisation de degrés d’intensité di$érents. J’ai tenté de montrer ailleurs que les Valentiniens44, particulièrement Ptolémée (d’après Irénée), pratiquaient une exégèse qu’il serait possible d’appeler «di$érentielle», en confrontant des énoncés proches, mais distincts, ou en divisant par diérèse une notion unique, telle celle de la «croix». Ces formes diverses de «διαστολαί» témoignent toutes d’une attention portée aux nuances du texte commenté, selon une méthode que reprendra et perfectionnera encore Origène. L’attention au texte n’est pas seulement sémantique, mais aussi rhétorique. À propos du discours de la Samaritaine en Jn 4, 17 et 19, Héracléon se livre à une véritable explication de texte, analogue à celle qu’un grammairien pourrait faire d’une réplique d’un personnage tragique: il analyse l’habileté rhétorique de la réponse de la femme «je n’ai pas de mari», qui ne constitue ni un mensonge ni un aveu explicite, et apprécie «l’élégance» (λέγει εὐσχημόνως) de la déclaration de la Samaritaine dans sa façon de reconnaître prophète son interlocuteur 45.

II. L’ANALYSE DU RÉCIT

L’évangile de Jean étant globalement d’ordre narratif, Héracléon se montre très attentif à l’histoire rapportée ainsi qu’aux motivations des personnages qui y interviennent.

1. L’histoire Héracléon note les césures, comme par exemple le verset «après cela il descendit à Capharnaum» (Jn 2,12) et y voit une indication de l’articulation de l’action. Il s’agit, selon lui, du «début d’une

38 Le terme, courant dans le grec païen (il remonte à Hérodote, mais se rencontre plus fréquemment chez les auteurs de l’époque impériale, Strabon, Pausanias, Lucien etc.) n’est attesté ni chez les évangélistes ni dans les LXX. Il semble qu’il s’agisse, de la part d’Héracléon, d’une hellénisation du récit évangélique. 39 C’est le terme utilisé par l’évangile de Jean en Jn 2,14-15. 40 Orig., CIo X,211, SC 157, p. 510 (fr. 13). 41 Orig., CIo XX,211, SC 290, p. 260 (fr. 46). M. SIMONETTI, Testi gnostici …, n. 107, p. 473, rappelle que les distinctions entre les di$érentes formes de désir sont d’usage dans l’analyse stoïcienne, SVF III, p. 95 (n° 394) et 105 (n° 431-432). 42 Orig., CIo VI,108, SC 157, p. 210 (fr. 5). M. SIMONETTI, Eracleone e Origene, 127, n. 65, signale qu’une telle distinction était déjà formulée par " éophraste (De sensu 91). 43 Orig., CIo XX,215, SC 290, p. 262 (fr. 46). Il est remarquable de noter qu’Irénée fait référence à «un prédécesseur» («quidam ante nos»), qui distinguait deux sens du mot «fils»: par nature et par évolution («secundum naturam / secundum id quod factus est»), en AH IV,41,2, SC 100, p. 984. Naturellement, il est peu probable qu’Irénée se réfère ici à Héracléon, mais l’un et l’autre doivent avoir en vue un même texte, peut-être la définition d’un lexique. A moins qu’il ne s’agisse, pour la source d’Irénée comme pour Héracléon, d’un lieu commun de l’apprentissage oratoire. 44 A. BASTIT, L’exégèse valentinienne des Synoptiques au témoignage d’Irénée, in Epiphania, Études orientales, grecques et latines o$ertes à Aline Pourkier, Nancy – Paris 2008, 39-63. 45 Orig., CIo XIII,91, SC 222, p. 78 (fr. 19).

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nouvelle disposition» (ἄλλης οἰκονομίας ἀρχή)46. Il relève et commente la relation exprimée par l’indication de temps, «avant que» («πρὶν»), quand l’o#cier royal dit au Sauveur: «descends avant que mon fils ne meure (Jn 4,49)47. Le temps intervient encore quand il est appréhendé comme «vide», lorsque Héracléon note la rapidité de la narration en Jn 2,12, qui fait état seulement de la venue de Jésus à Capharnaum et de son séjour de quelques jours dans cette ville, et ne comporte la mention d’aucun acte ni d’aucune parole de Jésus. Héracléon en tire la conclusion que «d’une certaine façon c’est en vain que Jésus a séjourné à Capharnaum»48. De même, il veillera à situer un verset dans une intrigue. Au cours de la séquence avec la Samaritaine, la paraphrase devient explicitation pour mieux faire apparaître la liaison entre les étapes de l’entretien. En Jn 1,15 en e$et, La Samaritaine dit: «donne-moi cette eau» et en Jn 1,16, Jésus lui répond: «va, appelle ton mari». Ce dernier verset se trouve ainsi glosé par Héracléon, en une amorce de prosopopée: «il est clair qu’il lui dit à peu près ceci: si tu veux recevoir cette eau, va, appelle ton mari»49. La césure du dialogue johannique est ainsi complétée par l’insertion d’une inférence («si» … «alors») suggérant une relation de cause à e$et. C’est aussi au moment voulu du dialogue de Jésus avec la Samaritaine, selon la vraisemblance maximale, que celui-ci en arrive à lui dire «crois en moi, femme»50: il avait «gardé» (πιθανώτατα

τετηρηκέναι), note Héracléon, cet appel pour ce moment de leur échange51. Le même dialogue aboutit peu après à une véritable conclusion. C’est en e$et «maintenant» (νῦν δὲ) et «puisque» (ἐπεί) la Samaritaine a exprimé sa foi au Christ qui, une fois venu, révèlera tout, que le Sauveur peut enfin lui déclarer: «je le suis, moi qui te parle» (Jn 4,26). Et Héracléon indique que l’organisateur de la narration peut alors faire arriver les disciples (en Jn 4,27), puisque l’échange entre Jésus et la femme a atteint son terme avec l’auto-confession du Christ énoncée au verset précédent. Le commentateur témoigne par là qu’il a été attentif à l’expression du récit johannique «et sur ces entrefaites» (Καὶ ἐπὶ τούτῳ), par lequel s’ouvre Jn 4,2752. De la part de l’exégète, on constate donc une appréhension de la péricope comme un développement discursif et narratif, parfaitement mené et conduit à son terme par l’évangéliste. Au delà, Héracléon se montre soucieux de garder l’unité du tissu évangélique, en commentant par exemple la péricope qui suit, l’entretien avec les disciples sur la «nourriture», dont Jésus a#rme qu’elle consiste pour lui à faire la volonté de son Père (Jn 4,34), comme une allusion à la

46 Orig., CIo X,48, SC 157, p. 414. Le terme d’οἰκονομία est utilisé par Polybe pour désigner une action globale d’une certaine ampleur, cf. Polybe, Histoires, préface, I, 4, ἡ καθόλου καὶ συλλήβδην οἰκονομία τῶν

γεγονότων, CUF, 22. La référence faite par A. WUCHERPFENNIG, H.Ph., 95 au sens d’οἰκονομία comme disposition consciente d’une œuvre littéraire me paraît trop générale ici. En revanche, ses exemples de l’emploi du terme par Origène pour désigner une péricope, et ses remarques sur les signes de séparation qui délimitent des parties de l’histoire, observables sur le Papyrus 66 de l’évangile de Jean, sont d’un grand intérêt. Il va de soi pourtant que le terme demeure polysémique et que sa valeur narratologique, au premier plan ici me semble-t-il, n’exclut nullement une dimension plus théologique, mais au contraire la suppose (cf. M. SIMONETTI, Un recente libro…, 199). 47 Orig., CIo XIII,420-421, SC 222, p. 264 (fr. 40). 48 Orig., CIo X,48 et 59, SC 157, p. 414 et 420. Cette indication très nette d’Origène, qui repousse cette opinion avec indignation, n’est pas prise en compte dans les fragments édités séparément (elle devrait s’insérer à la suite du fr. 11). 49 Orig., CIo XIII,67, SC 222, p. 66 (fr. 18). 50 «Πίστευέ μοι, γύναι», Jo 4, 21, cité en CIo XIII,95, SC 222, p. 80 (fr. 20). 51 Orig., CIo XIII,95, SC 222, p. 80 (fr. 20). 52 Orig., CIo XIII,172, SC 222, p. 128 (fr. 26).

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discussion qui précède, puisque le dialogue pédagogique avec la Samaritaine peut être compris comme une manifestation concrète de cette mise en œuvre de la volonté divine53.

2. Les personnages Comme le feront plus tard des exégètes comme Origène ou Chrysostome, Héracléon estime que l’explication historique, qui situe les personnages, fait partie de l’exégèse54. Quand l’évangéliste par exemple mentionne la question des Lévites à propos de Jean Baptiste et de sa mission en Jn 1,23, l’exégète précise que c’était bien à eux qu’il incombait de s’en préoccuper, puisque Jean-Baptiste, écrit-il, «était de la tribu de Lévi»55. De même, les vendeurs du temple sont pour lui, historiquement, les Juifs qui profitent de la venue d’étrangers dans le temple pour tirer un profit du culte sacrificiel56. L’étape suivante consiste à rechercher l’intention qui motive le personnage, le διὰ τί57 de ses paroles ou de son comportement. Au départ, la notation psychologique est neutre et a, semble-t-il, pour seule fonction de mettre sous les yeux des lecteurs la scène commentée. Ainsi nous est-il dit que la Samaritaine «est persuadée» d’avoir a$aire à un prophète58, «a honte» d’avouer son adultère59, ou que la même est «piquée», mieux, «transpercée» – de désir, probablement – à l’audition de la déclaration du Sauveur sur l’eau qu’il serait en mesure de lui donner60. Les disciples «se demandent si quelqu’un a déjà apporté à manger à Jésus»61. Jean-Baptiste, personnage caractérisé par son indépendance et sa liberté, répond selon le commentateur «non à leur question, mais selon ce qu’il a envie de dire»62. En ce sens et toujours conformément à l’analyse dramaturgique63, on ne s’étonnera pas de voir Héracléon relever ce qui «convient» (προσῆκον)64 au personnage, attestant ainsi le bien fondé du récit johannique. Mais bientôt, les mobiles allégués ne correspondent plus à une simple convenance esthétique, mais caractérisent l’ethos des personnages, de manière laudative ou dépréciative. Héracléon note par exemple que les questions adressées par les Pharisiens à Jean-Baptiste provenaient de leur malice (κατὰ τὴν α ὐτῶν πανουργίαν), et non d’un désir sincère de s’instruire65. Ailleurs, il développera longuement les mobiles des chefs Juifs, qui s’estiment supérieurs au Sauveur, en reconstituant leur discours intérieur: ils iront, pensent-ils, auprès de Dieu en vue du repos 53 Orig., CIo XIII,247-248, SC 222, p. 162-164 (fr. 31). 54 Ce point est explicité par A. WUCHERPFENNIG, H. Ph., 57, qui le rapporte à des modes de commentaire grammatical (selon lesquels la recherche «historique» se divise en genealogikon, topikon, chronikon et pragmatikon, cf. n. 51, qui se réfère au grammairien Asclépiade de Myrlea). 55 Orig., CIo VI,115, SC 157, p. 214 (fr. 5). 56 Orig., CIo X,212, SC 157, p. 510 (fr. 13). 57 Cf. Orig., CIo VI,115, SC 157, p. 214 (fr. 5). 58 Orig., CIo XIII,92, SC 222, p. 78 (fr. 19). 59 Orig., CIo XIII,69, SC 222, p. 66-68 (fr. 18). 60 Orig., CIo XIII,65, SC 222, p. 64 (fr. 17). 61 Orig., CIo XIII,226, SC 222, p. 152 (fr. 30). Origène atteste qu’Héracléon prête ici aux disciples une intention «charnelle» (σαρκικῶς). 62 Orig., CIo VI,153, SC 157, p. 246 (fr. 7). 63 Les premières formulations à ce sujet se trouvent dans la Poétique d’Aristote, au ch. 15: les principales qualités d’un personnage bien dépeint sont le relief, la convenance, la ressemblance et la cohérence (1454 a). Sur l’ethopoiia, voir M. PATILLON, La théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, Paris 1982, 246-250, et E. AMATO – J. SCHAMP (éds.), ETHOPOIIA. La représentation des caractères entre fiction scolaire et réalité à l’époque impériale et tardive, Salerno 2005. 64 Orig., CIo VI,115, SC 157, p. 214 (fr. 5). 65 Orig., CIo VI, 126, SC 157, p. 228 (fr. 6).

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éternel, alors que le Sauveur, après s’être tué lui-même, ira à la corruption et à la mort66. Il mettra même dans leur bouche une prosopopée de Jésus, sous forme d’explicitation paraphrastique de Jn 8, 22, citée «en propres termes» par Origène: «après m’être tué moi-même j’irai à la corruption, où vous ne pouvez pas aller»67. Inversement, la discrétion de la réponse de Jésus à l’o#cier royal a pour motif sa modestie: il lui parle κατὰ ἀτυφίαν, quand il lui annonce que son «fils vit» à l’indicatif et non pas à l’impératif comme il aurait pu le faire pour souligner son pouvoir68. De même, le fils guéri se conduit désormais de manière «appropriée et conforme à son caractère (οἰκείως καὶ κατὰ τρόπον), en rien inappropriée» 69. À terme, l’exégèse aboutit à la peinture des caractères. Les chefs Juifs sont caractérisés par la malice (πανουργία) et la méchanceté (πονηρῶς), tandis que le Sauveur l’est par son humilité (ἀτυφία).

III. L’EXÉGÈSE

Contrairement à la remarque qu’on peut faire à propos d’Irénée rapportant les exégèses de Ptolémée, il est di#cile de prétendre qu’Origène s’est montré très attentif au vocabulaire exégétique d’Héracléon et nous l’a conservé, sans doute parce que ce dernier s’identifiait en grande partie au sien propre. On rencontre ainsi «signifier» (σημαίνειν)70, «être représenté» (δηλοῦσθαι)71, «symbole» (σύμβολον) et ««image» (εἰκόνα)72, «type» (τύπος)73 – sans qu’il soit toujours possible de préciser si Origène reprend la terminologie d’Héracléon, introduit la sienne propre ou si les deux se recoupent –, mais le plus caractéristique, comme chez Irénée d’ailleurs, est l’emploi en ce sens de λέγεσθαι, qui signifie «être désigné», renvoyer à une autre réalité que celle mentionnée dans le texte 74. Quant à l’activité de l’exégète, elle est interprétation (ἑρμηνεύει)75, suggestion d’un rapprochement (αἰνιττόμενος)76. En dépit du peu d’estime dans laquelle Origène tient la connaissance exégétique d’Héracléon, celle-ci n’apparaît pas totalement absente, même sur la foi des quelques fragments conservés. Ainsi Héracléon fait-il allusion à une quaestio portant sur Gn 6,2 et l’épisode mystérieux des anges descendus pour s’unir aux filles des hommes77, à propos duquel il cite à la fois un lieu matthéen et le commencement du livre d’Isaïe78. De façon moins systématique que ne le fera Origène, mais néanmoins non négligeable, il arrive à Héracléon de relier un lieu johannique et 66 Orig., CIo XIX, 124, SC 290, p. 122 (fr. 42). Sur le discours intérieur dans l’antiquité et au-delà, voir l’ouvrage de Cl. PANACCIO, Le discours intérieur. De Platon à Guillaume d’Ockham, Paris 1999, et la discussion qu’il a suscitée en Laval " éologique et Philosophique 57/2 (2001) 207-402. 67 Orig., CIo XIX, 125, SC 290, p. 122 (fr. 42). 68 Orig., CIo XIII,421, SC 222, p. 264 (fr. 40). A. Wucherpfennig rappelle que cette vertu est revendiquée par Cléanthe (cf. SVF I, 127, n° 557) et cite à ce propos Philon, De Abrahamo 22-24. En réalité, il s’agit d’une vertu grecque en général, puisqu’elle se trouve déjà valorisée chez Platon (cf. Phèdre, 230 a) et Ménandre. Là encore, on constate une hellénisation du vocabulaire scripturaire de l’humilité. 69 Orig., CIo XIII,423, SC 222, p. 264-266 (fr. 40). 70 Orig., CIo X,48, 210, SC 157, p. 508 (fr. 13). 71 Orig., CIo XIII,72, SC 222, p. 68 (fr. 18). 72 Orig., CIo X,210, 213, SC 157, p. 508-510 ; XIII, 115 (exemplarité), SC 222, p. 92. 73 Orig., CIo X,214, SC 157, p. 510 (fr. 13). 74 Orig., CIo XIII,95, SC 222, p. 80 (fr. 20). 75 Orig., CIo XIII,72, SC 222, p. 68 (fr. 18). 76 Orig., CIo XIII,64, SC 222, p. 64. 77 Orig., CIo XIII,425, SC 222, p. 266 (fr. 40). Sur l’interprétation ancienne de Gn 6,2, voir M. HARL, La Bible d’Alexandrie, La Genèse, Paris 1994, 125. 78 Orig., CIo XIII,426, ibidem.

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son pendant synoptique. C’est le cas de l’évocation de la «moisson» en Jn 4,35 et en Mt 9,37, ou de la polémique avec les Pharisiens (Jn 8,30-59) rapprochée du discours accusateur de Jésus contre ces mêmes Pharisiens dans l’évangile de Matthieu (en Mt 23,13-37), par le biais de la notion de «fils du diable», qu’Héracléon compare avec les expressions matthéennes de «fils de la géhenne» ou de «serpents, rejetons de vipères»79. Il s’agit là de simples rapprochements autour d’un terme ou d’une notion commune, mais, au sujet de Jn 1,21, Héracléon propose une lecture parallèle du texte johannique et de l’évangile de Matthieu: en une sorte de brève quaestio sur le point de savoir si Jean-Baptiste est «un prophète» (et Élie), il souligne le contraste entre le fait que le Sauveur l’a#rme chez Matthieu (en Mt 11,9) et celui que l’intéressé lui-même, selon l’évangile de Jean, le nie (Jn 1,21)80. D’un point de vue plus textuel, toujours à propos de Jean-Baptiste, qui se déclare «indigne», il reprend la variation entre le terme johannique (οὐκ εἰμὶ ἐγὼ

ἄξιος) et celui des trois Synoptiques (οὐχ ἱκανός)81. Selon un autre registre, qui n’est plus celui des échos ou contradictions internes aux évangiles, mais celui des rapprochements analogiques, Héracléon note, à propos du retour auprès de Jésus des disciples qui ont été s’approvisionner, en Jn 4,31, que cette action est similaire à celle des vierges folles de la parabole matthéenne qui arrivent – mais trop tard – auprès de l’époux après avoir acheté de l’huile (Mt 25,10-11)82. Le rapprochement est subtil et témoigne de trois gestes exégétiques conjoints: le lien établi entre le récit premier et les paraboles, qui sera illustré et théorisé par Irénée, la constitution de «classes» d’actions comme celles qu’Origène aimera aussi répertorier (ici, l’achat), enfin l’attention à la nuance à l’intérieur d’une catégorie générique, ici le déplacement infructueux, puisque dans les deux cas l’absence nécessitée par l’achat fait manquer au disciple le moment où le maître se révèle. Une telle richesse dans la combinaison des données suppose à l’évidence une appréhension très fine des textes évangéliques, qu’il s’agisse de Jean ou de Matthieu, et une réflexion approfondie sur ce qui les rapproche, voire sur la totalité qu’ils constituent. L’exégèse commence par la définition, par exemple celle d’un terme comme précurseur (πρόδρομος) – appliqué à Jean-Baptiste à partir de 1,27: «celui qui vient derrière moi» – par «serviteur courant devant son maître»83, ou celle du titre tant soit peu surprenant de βασιλικός, «officier royal», défini, sur la base de son su#xe diminutif, comme «un infime roi» (μικρός τις

βασιλεὺς), du fait que sa royauté est «infime et éphémère»84, ou encore, ce qui suppose une analyse philosophique, celle du terme «cruche» (ὑδρία, Jn 4,28) qualifiée par sa fonction: «réceptrice de vie»85. Le commentaire de la purification du temple o$re une définition pittoresque des «vendeurs» comme «ceux qui ne donnent rien par grâce»86. Au delà des mots en

79 Orig., CIo XX,215, SC 290, p. 262 (fr. 46). 80 Orig., CIo VI,112, SC 157, p. 212 (fr. 5). D’après Origène, la confrontation avec Matthieu se prolongeait à propos de Mt 11,9 (VI,117, p. 216). Héracléon faisait ainsi preuve d’une sorte de «conscience canonique» avant la lettre. 81 Orig., CIo VI,112, SC 198, p. 278 (fr. 8). 82 Orig., CIo XIII,200-202, SC 222, p. 142. Cette lecture parallèle, clairement attestée par Origène, n’a pas été retenue dans les fragments édités. 83 Orig., CIo VI,197, SC 157, p. 276 (fr. 8). 84 Orig., CIo XIII,416, SC 222, p. 262 (fr. 40). 85 Orig., CIo XIII,187, SC 222, p. 134 (fr. 27). Plus largement et toujours selon une conception quasi philosophique, la cruche est aussi «conception» – ou «compréhension» – «de la puissance qui est auprès du Sauveur». 86 Orig., CIo X,212, SC 157, p. 510 (fr. 13). Le contexte est sans équivoque possible celui d’une Sacherklärung, qui s’en tient ici à la lettre, comme le caractérise A. WUCHERPFENNIG, H. Ph., 52, n. 23.

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e$et, la notion même est interrogée, comme celle de filiation, à propos de laquelle Héracléon propose un excursus juridico-scripturaire, distinguant trois manières d’être appelé «fils de» quelqu’un 87. Elle prend ensuite appui sur des verbes d’action ou de déplacement, comme «monter», «descendre», «rechercher», «entrer» ou «sortir» et les prépositions qui leur correspondent, ou encore sur des nombres caractéristiques, comme le «six» et le «sept»88. Si l’évangéliste rapporte en e$et que Jésus «est descendu» (κατέβη) à Capharnaum, le terme choisi n’est pas sans efficacité (οὐκ ἀργῶς)89, même si Héracléon propose en réalité, aux dires d’Origène, plusieurs identifications de ce lieu. «Chercher» en Jn 4,23 («le Père cherche des adorateurs») prend alors le sens fort qu’a le verbe dans la parabole-référence de la brebis perdue, selon le texte de Matthieu 18,1290. Inversement, le fait que la femme interroge (ἐρωτᾶν) est révélateur de l’ignorance qui l’a associée un moment à l’élément matériel91. Le fait de «sortir de la ville», pour la femme, puis pour les Samaritains qu’elle a persuadés, est le signe d’une sortie du monde plus radicale92. Inversement, son retour «dans la ville» est un retour «dans le monde»93, selon l’opposition du εἰς et du ἐκ. Enfin, le «six» indiqué par les six amants de la femme évoque «la matière viciée» (ὑλικὴν πᾶσαν κακίαν)94, et le sept de la «septième heure» où est guéri le fils de l’o#cier royal «caractérise», selon Héracléon, la nature (psychique) de celui-ci 95.

IV. DE L’EXÉGÈSE À L’INTERPRÉTATION

Les pages qui précèdent peuvent donner l’impression au lecteur potentiel du Commentaire (reconstitué) d’Héracléon qu’il aurait a$aire à un travail de nature principalement exégétique, c’est-à-dire qui s’e$orce d’expliquer le texte évangélique tel qu’il se présente à lui, dans toute la richesse de ses notations. D’ailleurs, Origène reproche à Héracléon de rester «comme la plupart», trop attaché à la lettre, ne sachant pas s’élever au-dessus d’elle» – par une remontée herméneutique96. Cette impression est en grande partie exacte, mais incomplète, car il faut tenir compte des transpositions interprétatives qui entraînent le texte vers la théorie et inspirent certains choix exégétiques, comme nous venons de le voir à propos de la dimension figurée prise

87 Orig., CIo XX,215, SC 290, p. 262 (fr. 46). 88 À ce propos, le commentaire d’Héracléon, d’après ce que nous en connaissons, paraît avoir été plus sobre que les exégèses de Ptolémée transmises par Irénée, mais il est possible que ce dernier ait regroupé, dans sa présentation, les interprétations numériques valentiniennes, créant ainsi un e$et d’accumulation. 89 Orig., CIo X,48, SC 212, p. 414 (fr. 11). 90 Orig., CIo XIII,121, SC 222, p. 94 (fr. 23). 91 Orig., CIo XIII,92, SC 222, p. 78 (fr. 19). 92 Orig., CIo XIII,92, 191 et 341. 93 Orig., CIo XIII,187, SC 222, p. 136 (fr. 27). 94 Orig., CIo XIII,71 (fr. 18), cf. CIo X,261, où Héracléon analyse ainsi le nombre de 46 années avancé par les Juifs en Jn 2,20 pour la construction du second temple: il se compose du six, qui renvoie à la matière (c’est-à-dire au plasma), et du quarante, qui se réfère à la Tétrade primitive. Cf. A. WUCHERPFENNIG, H. Ph., 81-88. 95 Orig., CIo XIII,424, SC 22, p. 266 (fr. 40). 96 Orig., CIo XIII,271, SC 222, p. 176 (fr. 32). L’expression ὁμοίως τοῖς πολλοῖς semble faire allusion à d’autres exégètes, probablement ecclésiastiques car les interprétations de Ptolémée, par exemple, ne méritent pas ce reproche. D’ailleurs, l’expression rejoint celle de CIo VI,92 (fr. 4), où Origène reproche à «la plupart» de ne pas distinguer entre «un» et «le» prophète. Nous aurions ici un nouvel exemple de l’hostilité d’Origène à l’égard de l’exégèse antérieure, dans laquelle il engloberait Héracléon, dont l’exégèse est e$ectivement souvent littérale, comme Origène le remarque ailleurs (cf. X,221, SC 157 p. 514).

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par des moments du récit ou des indications du texte. En préparation à l’identification doctrinale, l’exégèse commence parfois par relever l’impossibilité matérielle: si la Samaritaine par exemple n’a pas de mari en ce monde, c’est que son mari appartient au «Plérôme» divin97. Du fait de principes de lecture, de références courantes ou de connotations culturelles, les éléments du récit, personnes, lieux et objets, se trouveront identifiés à des réalités supérieures, mais non pas de manière arbitraire. Lorsque Héracléon propose de voir en e$et, à propos de l’apologue de Jn 4,36-38, dans le Semeur le «Fils de l’homme» au-dessus du «lieu» (τόπος), dans le Moissonneur le «Sauveur» descendu en ce monde et dans les serviteurs les «anges»98, il commence par noter que le texte évangélique suggère que le Sauveur s’identifie au Moissonneur: à la sentence impersonnelle «autre le semeur, autre le moissonneur» (Jn 4,37) succède en e$et une application explicite, de la part du locuteur: «je vous ai envoyé moissonner là où vous n’aviez pas pris de peine» (Jn 4,38). Ainsi, le Sauveur «se désigne lui-même comme le moissonneur» (θεριστὴν ἑαυτὸν λ έγει, φησίν, ὁ σωτήρ)99. Héracléon partage donc apparemment avec la tradition exégétique chrétienne postérieure le souci de rechercher l’autorité du Sauveur telle qu’elle s’exprime par telle ou telle formulation: celui-ci apparaît comme le premier exégète, qui se projette lui-même dans le texte et s’y désigne de manière figurée. Les lieux aussi sont l’objet de transpositions, sur le fond d’associations scripturaires ou culturelles plus ou moins di$uses. Ainsi, la ville de Samarie représente le monde puisqu’elle est multiple, tandis que la femme, qui est «une», incarne la figure de l’Eglise pneumatique100. Capharnaum, par extrapolation des connotations évangéliques qui y sont associées, représente un état psychique orienté vers la matière101. De même, dans l’opposition du narthex et du sanctuaire, c’est-à-dire du temple et du «saint des saints», le premier correspond à l’Église psychique, alors que le second représente l’élément pneumatique102. En prolongement, l’entrée dans la ville sainte de Jérusalem représente l’accession à la Jérusalem d’en haut103, le «lieu» (τόπος) psychique. Au-delà de ces jeux d’opposition et de gradation, de simples objets se trouvent chargés de sens, selon un symbolisme traditionnel lié à des associations archaïques, tel le bois du fouet fabriqué par Jésus exposé comme «type» de la croix en Jn 2,15104. Dans la mesure où l’explication du texte en son premier degré ne paraît jamais délaissée par Héracléon, il arrive alors à l’exégète de proposer une gradation des sens, dont la plus simple est binaire. Nous rencontrons celle-ci sous deux formes: d’une part selon l’opposition des sens «simple» (κατὰ τὸ ἁπλοῦν), c’est-à-dire ici psychologique (la Samaritaine a honte d’avouer son concubinat), et «intelligé» (κατὰ τὸ νοούμενον), selon ce qu’il est possible de percevoir dans le 97 Orig., CIo XIII,67, SC 222, p. 66 (fr. 18). À propos de «l’absurdité, signe de l’allégorie», voir J. PÉPIN, La tradition de l’allégorie de Philon d’Alexandrie à Dante, Paris 1987, 70-74 et 167-186. 98 Orig., CIo XIII,323-324, SC 222, p. 210-212 (fr. 35). 99 Orig., CIo XIII,299, SC 222, p. 194-196 (fr. 34). 100 Orig., CIo XIII,341, SC 222, p. 222 (fr. 37). 101 Orig., CIo XIII,416, SC 222, p. 262 (fr. 40). 102 Orig., CIo X,211, SC 157, p. 508-510 (fr. 13). 103 Orig., CIo X,210, SC 157, p. 508 (fr. 13). 104 Orig., CIo X,214, SC 157, p. 510 (fr. 13). Il est remarquable que J. DANIÉLOU, ! éologie du judéo-christianisme, Paris 1957, 302, cite précisément ce témoignage d’Héracléon parmi les attestations archaïques du lien métonymique entre le «bois» et la «croix» (associé ici à l’idée de dynamisme spirituel). Cf. les types rapportés par Hilaire, De Mysteriis I,33-36, SC 19 bis, pp. 128-133, où se retrouvent des témoignages attestés chez Justin, Irénée, Tertullien, Cyprien, Origène etc.

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texte (l’entité que représente la femme ignore son véritable époux)105; d’autre part selon une distinction des sens que nous pourrions appeler historique, puisque se rapportant, dans la vie de Jésus, à ce qui précède et à ce qui suit la passion, ou mystique puisque pointant vers la succession de l’éon présent et de l’éon à venir106. À la limite, l’éventail des sens peut s’étager, comme à propos des sandales de Jésus en Jn 1,27, depuis le sens le plus simple jusqu’aux sens les plus mystiques en passant par le sens théologique. Lorsque Jean-Baptiste en e$et se reconnaît indigne de délier ces sandales, le sens le plus «simple» est qu’il se reconnaît indigne de rendre au Sauveur même le plus vil service, l’acception suivante, qui séduit Origène et peut être acceptée par un orthodoxe, est que le Baptiste se proclame incapable de résoudre les mystères liés à l’incarnation, qui sont comme les courroies par lesquelles le Verbe se chausse de la «chair». Puis, «de manière plus forte et plus grandiose», selon l’appréciation d’Origène, il est possible de comprendre que l’univers matériel serait la «sandale» du Sauveur. Enfin, toujours au sens mystique de la doctrine valentinienne, Jean représente le Démiurge, qui confesse son infériorité107. Toutes ces lectures reportent sur des plans divers la proposition de base: «x se reconnaît inférieur à y» et, à travers elles, à l’exception du sens «simple», il est facile de constater une constante dans l’interprétation des sandales, liées aux «chairs» et plus largement à la matière. Il convient aussi de faire une place, dans cette prise en compte de la diversité interprétative, à des lectures multiples, non plus homogènes, mais hétérogènes, parmi lesquelles quelques-unes peuvent provenir d’une tradition exégétique non spécifiquement valentinienne. Ainsi, lorsqu’à propos de Jn 4,20, Héracléon avance deux interprétations successives du couple «montagne / Jérusalem», toutes deux fondées sur le rapprochement de la «montagne» avec les nations païennes et de «Jérusalem» avec le peuple juif, la première, qui oppose en ce sens le diable (maître des nations) au Créateur, est susceptible d’avoir été ecclésiale108, alors que la seconde, qui distingue «création», adorée par les Païens et «Créateur» servi par les Juifs paraît plus caractéristique d’une vision gnostique109. D’ailleurs, à propos d’une interprétation de Jn 4,35 («les champs sont blancs pour la moisson»), qui rapproche cette métaphore du verset matthéen «la moisson est abondante…» (Mt 9,37), Origène remarque que la lecture d’Héracléon, pour laquelle cette «moisson» désigne ceux qui sont aptes au salut au moment de la venue du Sauveur, est aussi celle d’auteurs ecclésiastiques (τις καὶ ἐκκλησιαστικός)110, qui ne se seraient pas avisés, d’après Origène, qu’une telle interprétation pouvait sembler exclure du salut les saints antérieurs à la venue du Sauveur.

105 Orig., CIo XIII, 69, SC 222, p. 66-68 (fr. 18). 106 Orig., CIo XIII, 349, SC 222, p. 226 (fr. 38). 107 Orig., CIo VI,198-200, SC 157, p. 276-282 (fr. 8). 108 L’assimilation de la montagne au diable (fr. 20) se retrouvera par exemple chez Origène lui-même, Commentaire sur Matthieu XIII, 5 par exemple, ou chez Chromace d’Aquilée, Tractatus in Mathaeum 43, 3, qui explicite le rapprochement et note sa fréquence dans l’Écriture: «les démons qui, du fait de l’importance de leur malice et de l’énormité de leurs péchés, sont souvent appelés monts». 109 Orig., CIo XIII,95-97, SC 222, p. 80-82 (fr. 20). 110 Orig., CIo XIII,294-295, p. 190-192 (fr. 33). L’exégète ecclésiastique visé ne peut être Irénée qui, dans son commentaire de Jn 4,36, insiste au contraire sur la continuité du travail des prophètes et des Apôtres (AH IV,23, 1 et 25,3).

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V. LA SUPERPOSITION DES FIGURES: ÉVANGILE ET DOCTRINE

L’exégèse évangélique de Ptolémée, plus inspirée peut-être, mais beaucoup plus sommaire que celle d’Héracléon d’après ce qui nous est parvenu, consistait souvent à associer en superposition deux actions, l’une racontée par le récit évangélique, et l’autre appartenant au mythe valentinien. Si la femme hémorroïsse de Lc 8,44 touchait le bord du vêtement de Jésus, Sophia avait touché Vérité, l’ultime éon de la première Tétrade, donc sa «frange» et, par l’analogie de deux lignes narratives parallèles, le geste de la femme des Synoptiques se trouvait à la fois assumé et transcendé111. Le procédé apparaît chez Héracléon de manière plus fine et nuancée. Je chercherai donc à montrer ici comment le mythe ou la théorie s’articulent sur l’exégèse, à partir de trois exemples, en déplorant toutefois que les citations et résumés origéniens ne permettent d’observer le phénomène que de biais.

1. La femme sortie de la ville

Dans le cas de la péricope de la Samaritaine, nous trouvons non seulement superposition de deux actions, mais de deux histoires, dont on peut reconstituer ainsi les étapes: sortie de la ville (où la femme avait mené une vie déplorable) et venue auprès du puits, rencontre du Sauveur, prise de conscience, désir de connaissance et d’adoration, abandon de la cruche, retour joyeux vers la ville dont elle sortira à nouveau avec ceux qu’elle entraîne vers le Sauveur. Il convient de relever, au préalable, que le commentaire de la péricope par Héracléon commençait au tome XII du Commentaire sur Jean d’Origène, selon une indication explicite de ce dernier112, mais que ce tome fait partie de la partie perdue de l’In Ioannem origénien. Nous ignorons donc comment Héracléon présentait le personnage de la femme au début de son explication. Les premières données transmises par Origène font état d’une «conformité à la nature»113, qui se trouvera peu à peu explicitée: cette nature est «la meilleure» (φύσεως διαφερούσης)114, elle est «pneumatique»115, et finalement nous apprenons, tout à la fin de la séquence consacrée à la péricope, que la femme représente «l’Église pneumatique», c’est-à-dire les élus destinés à rejoindre le Plérôme116. À partir de cette identification, chaque moment de l’histoire de la femme et, pourrait-on dire, chaque phase de son évolution spirituelle a son correspondant dans le domaine de la doctrine, en retraçant les étapes de la chute de l’élément spirituel dans la matière, d’où il est destiné à sortir en un mouvement de conversion qui lui révèle à lui-même sa propre nature117. Vers la fin de la

111 Cf. A. BASTIT, L’exégèse valentinienne des Synoptiques au témoignage d’Irénée, cit. 112 Orig., CIo XIII, prologue, SC 222, p. 34 (en fait non paginé). 113 Orig., CIo XIII,63, SC 222, p. 64 (fr. 17) 114 Orig., CIo XIII,64, SC 222, p. 64. Cette indication et la suivante, où Origène se place manifestement du point de vue d’Héracléon, n’ont pas été incluses dans les fragments édités. 115 Orig., CIo XIII,73, SC 222, p. 68. 116 Orig., CIo XIII,341, SC 222, p. 222 (fr. 37). Les cadres théoriques de cette partie sont clairement indiqués et se sont trouvés l’objet de plusieurs études: Y. JANSSENS, L’épisode de la Samaritaine chez Héracléon, in J. COPPENS, A. DESCAMPS, E. MASSAUX (éds.), Sacra Pagina, Paris/Gembloux, 1959, 77-85; M. SIMONETTI, Eracleone e Origene II, VetChr 4 (1967) 23-64, spécialement pp. 23-47; C. BLANC, Le commentaire d’Héracléon sur Jean 4 et 8, Aug 15 (1975) 81-109; J.M. POFFET, La méthode exégétique d’Héracléon et d’Origène commentateurs de Jn 4. Jésus, la Samaritaine et les Samaritains, Fribourg 1985. 117 M. SIMONETTI, Eracleone e Origene II, 23, signale à juste titre que cet épisode «illustra in maniera precisa un punto assolutamente centrale dell’esperienza religiosa ed esistenziale dello gnostico». Plus largement, la péricope illustre la mutation de la femme et son accession à la révélation de la messianité de Jésus: elle est donc paradigmatique pour tout chrétien, en particulier pour celui qui le devient par la conversion.

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séquence encore, il est précisé que, si le Père «cherche» un adorateur en la personne de la femme, cela suppose la perte antérieure de celle-ci, selon un lien logique qui veut qu’on ne recherche que ce qu’on a perdu118. Mais, remarque Origène, Héracléon ne nous donne pas d’éclaircissements sur ce qui a précédé cette perdition119, c’est-à-dire probablement que, tout comme le récit johannique, il prenait l’histoire de la femme in medias res. La vie dans la perdition – pour la femme un état de quasi prostitution – est évoquée dramatiquement en une cascade de noms d’action et de participes que nous analyserons dans la phase stylistique de cette étude (ci-dessous, partie VI). Qu’il su#se de rappeler pour le moment que la femme y apparaît en position non pas tant de coupable que de victime, maltraitée par ses amants120. L’action rapportée par le récit de Jean commence véritablement au moment où la femme est dite être «sortie» de la ville, sans doute sous une inspiration spirituelle, si on comprend ainsi l’irréel «elle ne serait pas allée d’elle-même jusqu’à ce puits, qui se trouvait hors de la ville»121. La perplexité qu’elle expose à son interlocuteur en Jn 4, 20, interprétée par Héracléon comme une interrogation (ἐρωτᾶν), révèle l’ignorance dans laquelle elle est tombée, «ignorance de Dieu doublée d’une négligence à l’égard du culte selon Dieu»122. Mais la parole du Sauveur sur le don de l’eau vive suscite en elle une réponse confiante où se révèle sa nature spirituelle: «Héracléon la loue, écrit Origène, d’avoir montré là123 une foi inaccessible au doute et conforme à sa nature»124. En une phrase recherchée, rendue particulièrement élégante par un zeugma, Héracléon explique encore que la «question» de Jn 4, 20 correspond, de la part de la femme, au désir d’apprendre sous quel mode et à quel Dieu elle doit complaire (selon un vocabulaire paulinien)125 et quel Dieu elle doit adorer. L’allusion du Sauveur au «mari» de la femme, en Jn 4,16, ne se rapporte pas à son statut antérieur dans le concubinat, mais à sa véritable union avec un conjoint du Plérôme, afin qu’elle puisse, comme l’exprime Héracléon en une réécriture hellénisée du verset johannique, «une fois avec lui auprès du Sauveur, retirer de lui – en un triplet allant s’élargissant – la force, l’union et la conjonction avec son plérôme»126. À ce moment du récit intervient la cruche, dont Jean précise en 4,28 que la femme l’a laissée et est retournée à la ville pour annoncer à ses habitants la rencontre qu’elle avait faite. Dans le cadre de la reconstitution de la scène à laquelle se livre Héracléon, la cruche est restée «auprès du Sauveur». Le récit évangélique ne le précise pas, c’est Héracléon qui le complète sur ce point, comme le lui reproche Origène. Le détail ne joue pas seulement le rôle d’une hypotypose rhétorique, il est aussi chargé de sens pour Héracléon: la cruche, cette faculté réceptrice de vie, cette compréhension de la puissance du Sauveur, reste auprès du Sauveur pour manifester

118 Orig., CIo XIII,119-120, SC 222 p. 94. 119 Orig., CIo XIII,122, SC 222, p. 94. 120 Orig., CIo XIII,72, SC 222, p. 68 (fr. 18). 121 Orig., CIo XIII,92 SC 222, p. 80 (fr. 19). Ma traduction tente de rendre justice au «αὐτή», décisif ici, me semble-t-il, car il insiste sur le fait que le processus dont la femme est bénéficiaire est le fruit de la grâce. Cet aspect apparaît également dans l’interprétation d’Origène, comme le montre E. CATTANEO, L’episodio della Samaritana (Gv. 4,1-42) come paradigma di conversione dallo gnosticismo, in E. PRINZIVALLI (éd.), Il commento a Giovanni di Origene: il testo e i suoi contesti, cit., 537-553, spécialement p. 545. 122 Orig., CIo XIII,92, SC 222, p. 78-80 (fr. 19). 123 Et non «accueilli», comme le traduit à tort Cécile Blanc, SC 222, p. 65. Il s’agit de la racine du verbe δεικνύναι et non de celle du verbe δέχεσθαι. M. SIMONETTI, Testi gnostici …, 239, traduit: «rivela». 124 Orig., CIo XIII,63, SC 222, p. 64 (fr. 17). 125 Orig., CIo XIII,94, SC 222, p. 80. La racine du verbe utilisé par Héracléon (εὐαρεστήσασα) est identique à celle de Col. 1,10: dans les deux cas il s’agit de «plaire à Dieu». 126 Orig., CIo XIII,67, SC 222, p. 66 (fr. 18).

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l’intégrité indéfectiblement acquise de la nature spirituelle, même si «l’Église pneumatique» part ensuite évangéliser les «appelés» (psychiques) qui se trouvent dans le monde et leur annoncer la venue du Sauveur. Ainsi, les psychiques convertis seront conduits au Sauveur «par l’Esprit», c’est-à-dire par les pneumatiques127. On voit donc que le commentaire d’Héracléon déroule simultanément l’histoire sur trois plans: – celui du récit évangélique, lu et observé très attentivement; – celui de l’amplification narrative de ce récit (la cruche laissée près du Sauveur, les malheurs de la femme), où transparaît à la fois le processus de «visualisation» (πρὸ τῶν ὀμμάτων) auquel s’est livré Héracléon pour son propre compte et qu’il transmet à ses lecteurs, d’une part, et des amorces, liées à l’analyse psychologique, de transposition mythico-doctrinale, de l’autre; – celui de l’histoire ou de «l’économie» doctrinale de l’Église pneumatique dans sa chute et sa restauration, et jusqu’à sa mission auprès des Psychiques. On constate une grande continuité entre ces éléments apparemment hétérogènes. Pour prendre une comparaison antique, tout se passe comme si «l’esprit» – la transposition mystique – s’ajustait au «corps» du récit par la médiation de «l’âme» psychologico-rhétorique128 .

2. Le fils du petit roi

Dans le cas de la guérison du fils du «petit roi», selon la lecture d’Héracléon, le dialogue entre ce dernier et le Sauveur se trouve certes analysé – finement, comme nous l’avons déjà vu –, mais l’objet de la transposition n’est pas la rencontre des deux personnages, il réside dans l’a$ection presque désespérée qui a atteint le jeune homme, changée en don de salut. L’interprétation d’Héracléon, au début de ce passage, était apparemment allusive et peu explicite, puisque Origène écrit «il semble qu’Héracléon appelle ‘petit roi’ le démiurge»129. Le statut de vassal ou de roi subalterne correspond à celui du démiurge, créateur honoré par le peuple juif, selon une interprétation bien implantée dans l’école valentinienne, qui se retrouve aussi chez Ptolémée, à propos de la péricope parallèle de la guérison du serviteur du centurion130. Là encore, le statut de chef subalterne du centurion le rapproche de celui du démiurge. D’ailleurs, note Héracléon en superposant une caractérisation de l’ethos du personnage, d’ordre littéraire, et un élément de la doctrine, la réponse du Sauveur à la requête du potentat, en Jn 4,48, «si vous ne voyez pas des signes et des prodiges, vous ne croirez pas», implique que l’homme qui le sollicite est de nature à être persuadé par le sensible, et non par la seule foi à la parole (comme c’était le cas de la femme de Samarie). Mais pour Héracléon, semble-t-il, l’essentiel n’est pas, comme pour Ptolémée, la joie éprouvée par le démiurge à la venue du Sauveur et l’expression de sa déférence131, même si Héracléon précisera que «le démiurge est plein de foi aussi, croyant que le Sauveur est capable d’apporter la guérison, même sans être présent»132. L’état du jeune malade et sa transformation est au centre de l’interprétation. Celui-ci représente, pour Héracléon, «l’homme propre du

127 Orig., CIo XIII,187, SC 222, p. 134-136 (fr. 37). 128 Le travail du style auquel s’est livré Héracléon est particulièrement sensible à propos de cette péricope, comme nous le verrons ci-desssous en partie VI, et Origène en est resté impressionné: c’est sans doute le motif qui explique la longueur et l’abondance des fragments qui s’y rapportent. 129 Orig., CIo XIII,416, SC 222, p. 262 (fr. 40). 130 Ptolémée in Irénée, AH I,7,4, SC 264, p. 108-110. 131 Ibidem, cf. A. BASTIT, L’exégèse valentinienne des Synoptiques au témoignage d’Irénée, cit. 132 Orig., CIo XIII,422, SC 222, p. 264 (fr. 40).

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démiurge» (ὁ ἴδιος αὐτοῦ ἄνθρωπος)133, l’homme auquel il a donné la vie et qu’il a façonné, mais aussi sans doute, plus spécifiquement, l’homme qui lui rend un culte, c’est-à-dire le Juif. Cet homme est en danger de mort, une mort comprise très radicalement par Héracléon puisqu’il ne s’agit apparemment pas, en ce qui concerne les psychiques134, d’envisager une quelconque immortalité de l’âme, mais une déperdition complète, âme et corps. La cause de ce péril est spécifiée, grâce au recours d’Héracléon à la théologie paulinienne des chapitres 6 et 7 de l’Épitre aux Romains sur la mort comme terme de la Loi du fait du péché135. Cependant, du moins tel que nous le rapporte Origène, l’accent n’est pas mis sur le rôle néfaste de la Loi, mais sur le péril du péché, symbolisé par le lieu où se trouve le jeune homme, Capharnaum, qui représente «la partie inférieure de la médiété, proche de la mer»136 – c’est-à-dire de la matière et de la corruption. L’expression utilisée par Héracléon à propos du malade: «n’étant pas dans un état conforme à sa nature, il était dans l’ignorance et les péchés»137 rappelle celle utilisée plus haut à propos de l’ignorance de la femme, mais l’ignorance du jeune homme est ici plus grave. La déclaration ultime faite au sollicitant, «ton fils vit» suppose l’action préalable du Sauveur, que celui-ci passe donc sous silence par modestie: c’est parce que «le Sauveur est descendu vers lui, qu’il l’a guéri de sa maladie, c’est-à-dire de ses péchés et qu’il lui a rendu la vie par la rémission des péchés», que l’homme malade a pu être sauvé138. La terminologie d’Héracléon ici, si elle est authentique – Origène rapporte cette phrase au discours indirect introduit par un «il dit que» – est scripturaire et identique à celle que nous trouverons, une génération plus tard, chez Irénée ou plus largement dans la grande Église: la guérison physique représente la guérison, ou rémission, des péchés, appelée ἄφεσις selon un vocabulaire synoptique

133 Orig., CIo XIII,416, SC 222, p. 262 (fr. 40). On notera qu’Irénée aime aussi l’expression ἴδιον πλάσμα, pour désigner le rapport de l’homme façonné au créateur, cf. AH III, 22, 2 fin (fr. grec 34), SC 34, p. 378. 134 Sur ce terme, voir M. SIMONETTI, Eracleone, gli Psichici e il Trattato tripartito, dans ID., Ortodossia ed eresia tra I e II secolo, Soveria Mannelli 1994, 205-243. Sur la liberté de choix des Psychiques, on comparera à Irénée, AH I,6,2, SC 264, p. 92-94. 135 Sur la connaissance de Paul dont disposait Héracléon, voir A. WUCHERPFENNIG, H. Ph., 375-376. 136 Orig., CIo XIII,416, SC 222, p. 262 (fr. 40). Il va de soi, comme le note M. SIMONETTI, Un recente libro…, 206, qu’ici la médiété (μεσότης), «è un termine tecnico del linguaggio valentiniano» et renvoie à la partie de la doctrine concernant les Psychiques. 137 Orig., CIo XIII,416, SC 222, p. 262 (fr. 40). 138 Orig., CIo XIII,421, SC 222, p. 264 (fr. 40). À propos de la descente (évoquée) du Sauveur à Capharnaum en Jn 4,47. Simonetti a raison d’écrire: «il discendere di Gesù va inteso soltanto in senso allegorico» (Un recente libro…, 199), dans la mesure où toute l’interprétation rapportée ici par Origène se situe sur le plan de l’histoire du salut des psychiques. La «matérialisation» de la descente vers l’homme sou$rant envisagée par Wucherpfennig (p. 308, 373) est privée de tout fondement dans le texte et constitue à l’évidence une extrapolation peu heureuse. Cependant, il demeure incontestable à mon sens que l’indication de Jn 4,47, selon laquelle Jésus «était venu de Judée en Galilée» a été d’abord prise en compte par Héracléon selon sa dimension historique et narrative avant de faire l’objet de la transposition exposée par Origène, au même titre que le dialogue qu’elle introduit (Jn 48-49) et qui bénéficie dans sa lettre d’une analyse très fine de la part d’Héracléon. À mes yeux, la remarque sur la caractérisation des deux personnages par leur langage, et en particulier ce qui porte sur le mode de l’énoncé de Jésus – indicatif et non impératif – n’est en aucun cas dénuée de signification («non mi pare – écrit M. Simonetti – che egli abbia annesso particolare significato a questo detaglio», Un recente libro…, 201), mais au contraire une marque de l’acuité de l’analyse littéraire qui sous-tend l’exégèse. En 1967, M. Simonetti s’exprimait à mon sens de manière plus convaincante lorsqu’il écrivait: «l’osservazione, solo in apparenza banale, si spiega alla luce della tendenza, già tante volte rilevata, a scrutare il senso letterale del testo evangelico sin nei più minuti particolari» (Eracleone e Origene II,50; cf. aussi la conclusion générale de l’article, pp. 60-61).

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et paulinien, rémission grâce à laquelle peut intervenir la vivification (διὰ τῆς ἀφέσεως

ζωοποιήσας), selon cette fois un verbe aussi johannique que paulinien. Ce salut du fils n’est pas sans lien avec son comportement: les «anges du démiurge» en e$et, auxquels correspondent dans le récit les esclaves du roi subalterne, en lui annonçant que «son fils vit» lui apprennent en réalité qu’il se comporte à présent de manière convenable et appropriée (et non plus contraire à sa nature, comme c’était le cas antérieurement). Héracléon justifie encore cette intervention des anges par le fait que ceux-ci «sont les premiers à voir les actions des hommes qui sont dans le monde»139. La transformation du comportement éthique est liée à la venue du Sauveur, puisque les anges observent que, depuis celle-ci, les hommes se conduisent avec force et pureté (ἐρρωμένως καὶ εἰλικρινῶς), selon un doublet en paronomase140. Enfin, la notation de Jn 4,52 sur l’heure à laquelle le patient s’est trouvé mieux – la septième heure – est naturellement pour Héracléon un indice de la nature psychique de l’homme guéri. Le salut apporté concerne son âme: c’est elle «l’élément corruptible revêtant l’incorruptibilité et l’élément mortel revêtant l’immortalité», selon l’expression de Paul en 1Cor. 15,43141. Le récit s’achève, en Jn 4, 53, sur l’indication de la foi accordée à Jésus par le βασιλικός et toute sa maison, interprétée par Héracléon de la foi accordée au Sauveur par le démiurge – nous retrouvons ici l’interprétation de Ptolémée –, l’ordre angélique et les hommes qui lui étaient propres142. Cette attestation de la conversion des hommes attachés au Créateur signale sans doute, de la part d’Héracléon, une vision optimiste de la di$usion du christianisme en ce milieu de second siècle143. Nous voyons à nouveau s’étager trois plans: celui du récit évangélique, dramatisé par Héracléon qui amplifie le danger de perdition absolue courue par le patient, celui de la théologie paulinienne, présente en arrière-plan et interprétée dans une perspective spiritualiste, celui enfin de l’économie du salut, très proche de ce que nous trouvons en contexte chrétien non valentinien144.

3. Les fils du diable

Sur ce point, notre documentation est particulièrement lacunaire. Peut-être aussi Origène s’est-il montré négligent dans son compte rendu, et a-t-il omis l’une ou l’autre étape de l’exposé d’Héracléon. Néanmoins, même les bribes conservées sont éclairantes145. En XX,198 et 211, à partir de Jn 8,21 et 24 («vous mourrez dans votre péché»), Héracléon définit d’abord l’expression 139 Orig., CIo XIII,423, SC 222, p. 266 (fr. 40). 140 Orig., CIo XIII,423, SC 222, p. 266 (fr. 40). 141 Héracléon expose précisément la lecture de la Première Epître aux Corinthiens qu’Irénée combat au début du Livre V, cf. par exemple AH V,13,5, où 1Cor. 15,53, auquel se réfère ici Héracléon, est cité. 142 Orig., CIo XIII,424, SC 222, p. 266 (fr. 40). 143 On comparera cet aperçu à la perspective exposée par Irénée au début de l’Adversus Haereses, AH I,10,1 et 2, sur l’Ecclesia, per universum orbem usque ad fines terrae disseminata (SC 264, p. 154-160). 144 On remarquera, bien qu’Origène n’ait pas cru bon de le relever, qu’une telle interprétation est extrêmement proche de l’interprétation économique et sacramentelle, telle qu’elle a pu être pratiquée au second siècle, puis par Origène lui-même, par exemple dans l’interprétation du récit de la libération des ânes de Mt 21,2-5, qui comporte les mêmes étapes de rémission des péchés et de vivification en vue d’une vie nouvelle dans la foi (Commentaire sur Matthieu, XVI,17-18, GCS 40, pp. 533-536). Cf. A. BASTIT, Le salut comme libération dans l’exégèse primitive: ΛΥΟ et ΛΥΣΙΣ, dans: Pagani e cristiani alla ricerca della salvezza (sec. I-III), Roma 2006, 277-303, ici p. 297-298. 145 Sur ce passage di#cile voir, du point de vue de l’argumentation d’Origène, J.A. TRUMBOWER, Origen’s Exegesis of Jn 8,19-53. ! e Struggle with Heracleon over the Idea of Fixed Natures, VigChr 43 (1989) 138-154.

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«être du diable» comme signifiant, de manière plus développée, être «de la substance» du diable. L’a#rmation paraît claire, puisque Origène en profite pour répéter, en un développement polémique qui dépasse le texte d’Héracléon pour viser les thèses gnostiques en général que, selon lui, le diable n’est pas d’une autre substance que les autres créatures spirituelles, et surtout pas d’une substance mauvaise, car cela lui enlèverait toute culpabilité. L’expression «dans l’ignorance et dans les péchés», qui apparaissait à propos du fils de l’o#cier royal146, et déjà d’une certaine manière à propos de la Samaritaine147, se trouve développée ici en une triple formulation – qui a tant frappé Origène qu’il la répète à quatre reprises148 – «dans l’ignorance, dans l’incroyance et dans les péchés»149. Tout passage de cet état misérable à l’incorruptibilité paraît alors exclu150. En revanche, au § 213, Origène signale le fait que les Juifs avec lesquels Jésus discute alors (en Jn 8,30-59), ceux qui «avaient cru en lui» (Jn 8,31), ne seraient plus pour Héracléon des «choÏques», consubstantiels au diable, mais des Psychiques, devenus «fils du diable» par option (θέσει) et non par nature151. L’évangile les appelle «enfants du diable», selon Héracléon, non parce qu’ils auraient été engendrés par le diable mais parce qu’en accomplissant les œuvres du diable ils se sont rendus semblables à lui152. Il semblerait donc qu’Héracléon ait distingué successivement entre deux catégories d’interlocuteurs Juifs du Sauveur: ceux avec lesquels il parle au début de notre chapitre 8, puis ceux, «qui ont cru en lui» (Jn 8,30-31) auxquels il s’adresserait ensuite (μετὰ ταῦτα). Les premiers seraient de nature hylique, et les seconds psychiques, mais les uns et les autres seraient «fils du diable» selon deux modes distincts. Encore une fois, l’interprétation de ces fragments est délicate, et il est di#cile de reconstituer le commentaire d’Héracléon sur cette longue polémique entre Jésus et les chefs juifs. Ce qu’il convient de retenir pour notre propos, c’est le souci de nuance qui anime l’exégète, s’il a vraiment cherché, comme le suggère Origène, à di$érencier deux moments de la discussion ou deux groupes d’adversaires. En ce cas, son a#rmation d’une consubstantialité au mal s’est vite trouvée remplacée par l’évocation du choix des Psychiques, qui ici s’est tourné vers le mal, selon un schéma inverse de celui évoqué dans le cas de «l’homme du démiurge» passant du péché à la vie.

VI. LE SOUCI DE L’ÉCRITURE

Nous venons de le constater, l’accord du récit évangélique et de la doctrine qu’il évoque passe, pour l’exégète, par l’attention à la mise en scène et par le souci de déterminer, à travers des formulations nettes et expressives, la qualité spécifique du sens porté par le texte de Jean. Origène témoigne, consciemment ou non, de l’impact de ces formules par son souci de les citer en propres termes, et parfois de les répéter à plusieurs reprises. Il montre ainsi qu’il n’a pas été insensible au travail d’écriture qui a représenté pour Héracléon, nous entendons le montrer à présent, une part importante de la rédaction de son commentaire. Dans les passages qui nous

146 Orig., CIo XIII,416, SC 222, p. 262 (fr. 40). 147 Orig., CIo XIII,92, SC 222, p. 78-80 (fr. 19). 148 Orig., CIo XIX,90, SC 290, p. 102. 149 Orig., CIo XIX,89, SC 290, p. 100 (fr. 41). 150 Orig., CIo XIX,89-90, SC 290, p. 100-102 (fr. 41). 151 Orig., CIo XX,213, SC 290, p. 262 (fr. 46). 152 Orig., CIo XX,218, SC 290, p. 264 (fr. 46). Telle est précisément l’explication qu’Irénée donnera de cette expression johannique en AH IV,41,3. A l’image des Sodomites, qui ont été transgresseurs bien qu’ils aient pu «être fils de Dieu», «selon le même schéma [Jésus] a dit «anges du diable» et «fils du malin» ceux qui croient le diable et agissent en conformité avec lui» (SC 100, p. 990-992).

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sont conservés, l’originalité de l’écriture d’Héracléon se détache nettement, par sa maîtrise et son classicisme, de celle, plus libre et plus passionnée, mais aussi plus «scientifique», d’Origène. Dans la plupart des cas, il ne fait alors aucun doute que l’alexandrin rapporte bien «en propres termes»153 le propos d’Héracléon.

1. Amplification et concrétisation L’amplification, qui tend à concrétiser et à rendre davantage présentes les réalités évoquées, commence dans le cadre de la phrase. Ainsi, après avoir évoqué en un doublet («elle étreignit et rejoignit») l’union de la femme et de ses amants successifs, Héracléon reconstitue son histoire à travers l’accumulation de quatre participes apposés, dont les trois derniers sont au passif: «se livrant, violentée, trahie et abandonnée par eux»154. L’exégète esquisse ainsi un petit roman, marqué par le pathétique des trois derniers verbes où la femme apparaît passive. Du point de vue rythmique, il y a aussi amplification dans la mesure où les participes accumulés sont de plus en plus amples (4/6/5/7 syllabes). Au même titre, la «montagne» de Samarie, mentionnée par Jn 4,20, devient en une formule assonancée une «solitude peuplée de bêtes sauvages» (ἔρημον

οἰκητήριον θηρίων), avec des connotations quelque peu bachiques155. C’est à nouveau par l’accumulation que le commentateur développe le sobre verbe κοπιᾶν, «prendre de la peine» de Jn 4,38 et tente de rendre l’e$ort pénible des semeurs, souligné par le complément de durée «durant tout l’hiver», «dans le frisson, la sueur et la peine», «en creusant…sarclant…et défrichant…», «ils sèment …et en prennent soin». Ce tercet, développant en trois substantifs les expressions physiques de la tâche du semeur, est ainsi porté par un autre double tercet, dont les deux premiers participes, «en creusant et sarclant», eux-mêmes soutenus par un doublet verbal («ils sèment et prennent soin»), forment comme une redite en paronomase (σκάπτοντες…καὶ…σκάλλοντες), qui aboutit au groupe «défrichant les broussailles». La phrase mérite d’être citée, ainsi que celle qui lui fait pendant, consacrée à la tache des moissonneurs et qui contraste, par son alacrité et sa légèreté, avec la doublement triple construction destinée à faire ressortir la qualité négative du travail des semeurs: «en e$et la peine des semeurs et des moissonneurs n’est pas la même: pour les uns en e$et, c’est dans le frisson, la sueur et la peine qu’ils sèment en creusant la terre, qu’ils en prennent soin durant tout l’hiver en la sarclant et en arrachant les broussailles; pour les autres, une fois arrivés au moment de l’été où le fruit est prêt, c’est en se réjouissant qu’ils moissonnent»156. La fonction de coloration opérée par l’amplification rhétorique saute aux yeux157, et on imagine aisément comment une reprise du texte, qui souhaiterait à l’inverse dévaloriser la tâche des moissonneurs, pourrait s’attarder sur la peine qui est la leur, dans la brûlure et la chaleur.

153 Orig., CIo VI,92, SC 157, p. 196. 154 Orig., CIo XIII,72, SC 222, p. 68 (fr. 18). 155 Orig., CIo XIII,95, SC 222, p. 82 (fr. 20). M. SIMONETTI, Eracleone e Origene II,32, parle ici d’«espressione esornativa». 156 Εἰς δὲ τό· Ὑμεῖς εἰς τὸν κόπον αὐτῶν εἰσεληλύθατε ταῦτα ἐξέθετο· οὐ γὰρ ὁ αὐτὸς κόπος σπειρόντων

καὶ θεριζόντων· οἱ μὲν γὰρ ἐν κρύει καὶ ὕδατι καὶ κόπῳ τὴν γῆν σκάπτοντες σπείρουσιν καὶ δι᾿ ὅλου

χειμῶνος τημελοῦσιν σκάλλοντες καὶ τὰς ὕλας ἐκλέγοντες· οἱ δὲ εἰς ἕτοιμον καρπὸν εἰσελθόντες θέρους

εὐφραινόμενοι θερίζουσιν (Orig., CIo XIII,336, SC 222, p. 218, fr. 36). Là encore, il n’est pas indi$érent de relever qu’Origène transcrit la phrase entière, en dépit de sa longueur, sans doute parce qu’il avait été sensible à sa qualité littéraire. 157 M. SIMONETTI, Eracleone e Origene II, 44 relève, à la n. 222, «Eracleone esagera rispettivamente la fatica della semina e la letizia del raccolto».

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Une telle entreprise cependant irait à l’encontre du sens obvie du texte johannique – certes transposé et développé par Héracléon –, mais dont l’intention, fidèlement rendue par le commentateur quoique amplifiée, est bien d’évoquer la part que prendront les semeurs à la joie des moissonneurs (Jn 4,36) et la légèreté du travail de ces derniers: «d’autres ont peiné, et vous êtes entrés dans [le fruit] de leur peine» (Jn 4,38). On peut faire à ce propos deux constatations: d’une part celle de la valeur décorative et artistique du commentaire dans la conception d’Héracléon, qui n’hésite pas à ciseler, en marge de l’exégèse, ces délicates ἐκφράσεις pour lesquelles il pouvait s’inspirer d’Hésiode et de ses continuateurs géorgiques, de l’autre le lien étroit qui associe, dans une perspective valentinienne, la tonalité a$ective et la doctrine: l’amplification se doit de faire contraster la tristesse des semailles avec la jubilation des moissons, et d’orchestrer ainsi les notes présentes dans le texte johannique.

2. Dramatisation (πάθη et excès)

La doctrine valentinienne, selon Irénée, fait une grande place aux passions, émotions ou πάθη, depuis la passion de l’ultime éon du Plérôme, Sophia, jusqu’aux passions constitutives de l’univers psychique et matériel que sont l’angoisse, la crainte, l’a!iction et l’ignorance158. L’exégèse de Ptolémée se caractérise volontiers par la dramatisation et l’amplification d’a$ects divers. Chez Héracléon également, on note une tendance à l’amplification a$ective et à la dramatisation, comme lorsque l’exégète écrit que la femme, astreinte à puiser, «a pris en haine» (ἐμίσησεν) ce lieu. On remarque l’augmentation de l’intensité a$ective par rapport à l’expression évangélique de Jn 4,15, qui était simplement celle d’une lassitude suggérée par le souhait «que je n’aie plus à venir puiser»159. Ce verbe ἐμίσησεν est par ailleurs flanqué d’un participe aoriste plus fort encore, s’il est possible. Héracléon nous montre la femme «transpercée», «piquée au vif» (διανυχθεῖσα) par l’allusion de Jésus à une eau qu’il pourrait lui donner160. On a vu ci-dessus que sa vie libre était interprétée en termes pathétiques, faisant d’elle une victime maltraitée par les hommes161.

3. Équilibre du rythme, rimes et assonances

Héracléon, en écho peut-être à un exercice oral162, rythme volontiers son propos par des doublets, rapprochements symétriques de deux synonymes, ou même des «triplets», énumération de trois termes proches sémantiquement. Le doublet a pour e$et de renforcer l’expressivité d’un terme, ou de le souligner, avec souvent une augmentation de force d’un élément à l’autre: ainsi, le diable et les êtres mauvais sont-ils appelés «corrupteurs et destructeurs» (φθοροποιὰ καὶ

ἀναλίσκοντα)163, avec homéotéleute et légère augmentation rythmique. La pente qui conduit du

doublet au triplet apparaît clairement sur l’exemple de Jn 4,35: «les champs sont blancs en vue de la moisson» (πρὸς θερισμὸν), qu’Héracléon glose ainsi, dans le cadre de sa transposition exégétique: «à point, prêts en vue de la moisson et aptes à être ramassés»: les deux premiers adjectifs, liés par la rime interne (ἀκμαῖοι καὶ ἕτοιμοί, suivis de l’expression évangélique πρὸς

158 Irénée, AH I,4,1-2, SC 264, p. 64-66. 159 Orig., CIo XIII,65, SC 222, p. 64 (fr. 17). 160 Ibidem. 161 Orig., CIo XIII,72, SC 222, p. 68 (fr. 18). 162 Il n’est pas interdit de supposer que ces textes où le rythme et les assonances occupent une telle place aient fait d’abord l’objet de lectures publiques. 163 Orig., CIo XX,216, SC 290, p. 262 (fr. 46).

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θερισμὸν, sont encore complétés par un troisième, plus ample mais homogène lui aussi par sa désinence (ἐπιτήδειοι), suivi à son tour d’une expression plus développée introduite elle aussi par πρὸς164. D’un point de vue sémantique, on voit que le procédé permet de déployer, comme en un éventail ternaire, di$érentes nuances d’une notion165, tels par exemple les trois adjectifs qui caractérisent selon Héracléon la vie terrestre: «molle, éphémère et déficiente» (ἄτονον καὶ

πρόσκαιρον καὶ ἐπιλείπουσαν). Origène a dû y être sensible, puisqu’il répète deux fois cette triple expression dans sa polémique166. La rime interne des deux premiers adjectifs peut être renforcée par la récurrence du même préfixe et une disposition enclavée, comme dans l’expression de la définition de la nature spirituelle: «l’esprit est une nature sans mélange, pure et invisible» (ἄχραντος γ ὰρ καὶ καθαρὰ καὶ ἀόρατος)167. On voit que l’adjectif «pur» s’y trouve entouré de deux synonymes, pour lesquels l’effet de miroir est souligné par l’identité du préfixe privatif et la rime des désinences. De même, l’eau – psychique – du puits ancien se trouve-t-elle qualifiée ternairement, avec une gradation dans les préfixes, de «pénible, di#cile à obtenir et non nourrissante» (ἐμφαίνουσα τ ὸ ἐπίμοχθον καὶ δυσπόριστον καὶ ἄτροφον)168, ce qu’Origène considère comme une exagération déformante. Du seul point de vue sémantique, le tercet permet aussi d’organiser une gradation d’intensité, ainsi à propos du «manger», qui est «nourriture, réfection et force» (τροφὴ καὶ ἀνάπαυσις καὶ δύναμις)169. Là encore, Origène a dû être sensible à cette élaboration, puisqu’il en reprend et répète, dans sa critique, l’expression littérale170. Nous avons vu, à l’occasion de l’analyse de la phrase sur les semeurs et les moissonneurs, comment le rythme ternaire se trouvait assumé et supporté par une structure binaire. Une telle construction apparaissait déjà dès le premier recours d’Origène à Héracléon, à propos du prologue johannique. La compositio verborum y est plus riche et plus subtile que dans le cas de simples triplements: l’adjonction progressive de trois termes dont la rime des deux extrêmes enclave l’élément central, avec une légère modification et amplification du troisième élément, se trouve assumée par un doublet de participes allitérés: εἰς μορφὴν καὶ εἰς φωτισμὸν καὶ

περιγραφὴν ἰδίαν ἀγαγὼν καὶ ἀναδείξας, «élevant et montrant, en vue de la forme et de l’illumination et d’une délimitation propre»171. L’équilibre de l’expression, qui associe ampleur et fermeté, est à la mesure de l’œuvre originelle du Verbe qu’y s’y trouve magnifiée. A l’inverse, dans le cas de l’accumulation des quatre participes évoquant la vie sentimentale de la

164 Orig., CIo XIII,271, SC 222, p. 176 (fr. 33): Ἥδη ἀκμαῖοι καὶ ἕτοιμοί εἰσιν πρὸς θερισμὸν καὶ ἐπιτήδειοι

πρὸς τὸ συναχθῆναι εἰς ἀποθήκην». 165 Il s’agit d’une forme particulière de la figure appelée συνωνυμία ou encore μετάφρασις (cf. H. LAUSBERG, Handbuch der litterarischen Rhetorik, t. 1, n° 630 et 650, p. 320 et 330. On découvre un exemple de ce procédé dès le Phédon de Platon, où le personnage éponyme du dialogue dit qu’il a admiré la manière «agréable, douce et riante» (ὡς ἡδέως καὶ εὐμενῶς καὶ ἀγαμένως) dont Socrate a reçu les discours des jeunes objecteurs (Phédon 89a). Dans la formule platonicienne, on trouve la rime des trois adverbes, analogues dans leur composition, ainsi que le mouvement d’élargissement du rythme (3/ 3/ 4 syllabes). Le procédé est théorisé dans la rhétorique latine à l’époque impériale sous le nom d’interpretatio (Rhet. ad Herennium IV,38 et Quintilien, I.O. IX,3,45). 166 Orig., CIo XIII,57 et 58, SC 222, p. 62 (fr. 17). 167 Orig., CIo XIII,147, SC 222, p. 110 (fr. 24). 168 Orig., CIo XIII,66, SC 222, p. 66 (fr. 17). 169 Orig., CIo XIII,247, SC 222, p. 162 (fr. 31). 170 Orig., CIo XIII,249, SC 222, p. 164. 171 Orig., CIo II,137, SC 120, p. 298 (fr. 2).

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Samaritaine, la succession des trois derniers, au passif, produit naturellement un e$et de rime, et j’ai déjà noté que l’isorythmie s’y transformait en élargissement progressif du rythme, amplifiant cette répétition sordide.

4. Ra"nement et poésie, et recherche du sublime

Nous avons déjà eu l’occasion de noter l’hellénisation d’éléments bibliques, comme le parvis du temple, désormais appelé πρόναος, ou l’humilité du Sauveur, ταπεινός selon Mt 11,29, devenue l’ἀτυφία classique. À l’occasion du contexte johannique, qui reste assez sobre dans son expression, Héracléon recourt à des termes d’un autre registre, plus élevé, voire nettement ra#né. Il utilise un vocabulaire recherché et poétique avec l’emploi du verbe ἐκβλύσαι172, «jaillir», qui a des consonances orphiques, ou encore du verbe διανύσσω173, «transpercer», également rare, ou encore du tragique τημελεῖν, de celui du substantif poétique κρύος, «le frisson du froid»174 . Héracléon s’inscrit ici dans le prolongement du texte johannique, qui, en Jn 4,12, désigne les animaux du troupeau des patriarches par le mot de θρέμματα175, selon un vocable familier aux Tragiques, mais aussi à Platon. Enfin, l’arrière-plan culturel grec est évoqué avec le recours à ἐπιχορηγεῖν176. Encore une fois, le lecteur d’Héracléon est un chrétien cultivé, qui appréciera la transposition de la simplicité évangélique dans le cadre plus ra#né de la littérature attique classique. S’amorce ici la tendance qui conduira, au IIIe et surtout au IVe s., vers les paraphrases poétiques des évangiles, du type de celle de Juvencus en latin ou de Grégoire de Nazianze pour le grec. En outre, par leur transposition sur le plan grandiose de l’histoire divino-cosmique, les éléments évangéliques atteignent à une élévation insoupçonnée. Origène en fait la critique à Héracléon, en accusant les Valentiniens de rechercher l’apparence de discours de connaissance ou considérés comme «élevés» (νομιζομένων ὑψηλῶν)177. L’ensemble des procédés stylistiques analysés ci-dessus peuvent ainsi être décrits comme une recherche du sublime, selon l’esthétique quasi contemporaine du Traité, attribué à Longin, qui lui est consacré.

CONCLUSION

L’exégèse et la théologie d’Héracléon apparaissent ainsi nuancées, équilibrées, attentives au contenu évangélique et à son accord avec une doctrine valentinienne clairement dominée et présentée sans complexité inutile. L’impression majeure que je retire de cette analyse du Commentaire sur Jean est celle d’une œuvre unifiée, même si elle combine diverses strates. Cette impression est indéniablement due à la qualité littéraire de l’entreprise, déjà soulignée. L’écriture soignée, équilibrée, artiste et néanmoins classique d’Héracléon fond les di$érents niveaux que sont d’une part l’analyse philologique, grammaticale, dramaturgique et historique du texte de Jean, de l’autre la transposition métaphorique de ses éléments et de la trame des récits pour les rendre transparents à la doctrine valentinienne qui se trouve à l’arrière-plan. Comme je l’ai indiqué, cette fusion, qui témoigne d’une profonde unité de conception, s’opère littérairement grâce à l’amplification poétique, qui hausse le texte de base au niveau sublime de la

172 Orig., CIo XIII,62, SC 222, p. 64 (fr. 17). 173 Orig., CIo XIII,65, SC 222, p. 64 (fr. 17). 174 Orig., CIo XIII,336, SC 222, p. 218 (fr. 36). 175 Orig., CIo XIII,57, SC 222, p. 62 (fr. 17). 176 Orig., CIo XIII,62, SC 222, p. 64 (fr. 17). 177 Orig., CIo XIII,98, SC 222, p. 82.

AGNÈS BASTIT – Forme et méthode du Commentaire sur Jean d’Héracléon

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doctrine exposée. Néanmoins, cette tension vers le sublime ne détourne jamais complètement l’attention de la prise en compte du texte et de sa dimension narrative, en particulier en ce qui concerne la succession des actions et leurs motivations: comme pour l’explication d’une histoire, les personnages sont chargés d’une présence dramatique que l’exégèse chrétienne ne retrouvera pas, à ma connaissance, avant le rhéteur Jean Chrysostome à la toute fin du IVe s.178. Il est indéniable qu’Héracléon, selon une méthode qui paraît manifestement trop peu scientifique aux yeux d’Origène, s’est préalablement imprégné de son objet, dont il propose le commentaire suivi, verset par verset, pour le rendre avec toutes ses nuances et sa force maximale dans son commentaire, où transparaît, à travers ce grossissement analytique, la fascination de l’écrivain pour la figure du Sauveur johannique et l’attention lumineuse qu’il porte à ses moindres gestes et paroles. En ce sens, le littéralisme que lui reproche Origène pourrait plutôt être compris comme hypotypose, souci de mettre la scène sous les yeux du lecteur ou paraphrase expressive. De plus l’exégète, qui s’adresse à l’évidence à un public cultivé et aisé davantage qu’à un milieu de clercs, évite toute technicité excessive. Il n’accompagne pas non plus l’exercice exégétique de sa théorisation ou de pointes polémiques, contrairement à la pratique postérieure d’Origène. Ce dernier présente volontiers le travail d’Héracléon, qui nous apparaît donc au premier chef comme une œuvre sobre et concentrée, comme celui d’un amateur talentueux, remarquable parfois pour l’acuité et la pertinence de ses observations, mais qui ne possède aucune des qualités d’exhaustivité ou de richesse qu’Origène se vante pour sa part de mettre en œuvre, en une sorte de surenchère179. Si le caractère plus littéraire que scientifique de l’œuvre d’Héracléon est patent, il ne la rend pas pour autant sans valeur, ne serait-ce que par le témoignage du statut de «classique» acquis par l’évangile de Jean si peu d’années après sa mise en circulation, puisque Héracléon l’aborde comme un texte écrit, où les versets se succèdent dans la continuité et où les récits s’enchaînent selon une économie voulue par le rédacteur. Il ne faudrait d’ailleurs pas se laisser abuser par la critique d’amateurisme portée par Origène. Il est possible en e$et de relever dans la lecture d’Héracléon plusieurs traits qui seront caractéristiques de l’exégèse évangélique à époque ancienne, et qu’il a peut-être lui-même reçus d’une tradition ecclésiale commune de type «presbytéral»: l’attention à l’auto-désignation du Sauveur dans le texte évangélique, le regroupement des passages similaires, incluant en l’occurrence des rapprochements avec la tradition synoptique, la référence sous-jacente, et souvent émergente, à la théologie de Paul, la transposition symbolique d’éléments typés, comme la montagne, la mer, la moisson, l’eau, la guérison etc., qui se retrouveront transposés de la même manière dans l’exégèse non valentinienne. Origène lui-même note la rencontre de l’exégèse d’Héracléon avec celle d’«un ecclésiastique» et le rejette volontiers du côté du «plus grand nombre». En ce qui concerne la relation à la doctrine, on notera la prépondérance du thème du salut: salut par la connaissance dans le cas de la femme de Samarie qui est de nature spirituelle et a donc seulement besoin d’être retirée du contexte d’ignorance où elle s’était égarée, salut par la régénération pour l’homme, dépendant du créateur psychique, qui doit pour sa part recevoir une

178 Même si certains semblent quelque peu caricaturés: dans le prolongement de l’évangile johannique, les chefs juifs apparaissent particulièrement noirs. 179 L’examen de la critique – positive et négative – de l’exégèse d’Héracléon par Origène nous entraînerait vers une autre recherche, qui nous en apprendrait peut-être davantage sur l’alexandrin que sur le valentinien. Voir M. SIMONETTI, Eracleone e Origene II, 62 ets les indications signalées ci-dessus de L. PERRONE, Il profilo letterario…, 58 et n. 48.

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guérison afin d’être retiré, lui aussi, à «l’ignorance et au péché» qui le mettaient en danger de perdition. Et même ceux que le Sauveur appelle sans ménagement «fils du diable», les interlocuteurs Juifs du Sauveur, ne sont pas, du moins pour une partie d’entre eux, consubstantiels au diable, mais sont devenus ses fils par un e$et de leur volonté. Ces thèmes, particulièrement les deux derniers – la régénération de l’homme et la liberté de choix –, se retrouveront quelques années plus tard, mutatis mutandis et de manière indépendante, dans l’élaboration d’Irénée, comme s’ils étaient des éléments essentiels du patrimoine chrétien en ce second siècle180.

Agnès Bastit Université Paul-Verlaine de Metz

670 rue de Borgogne F-21410 Pont de Pany

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180 Au fil de l’exposé sont apparus en notes un certain nombre de rapprochements, soit par contraste, soit par consonance, avec des lieux de l’Adversus Haereses. Une étude des points de contact entre Héracléon et Irénée qui mentionne le premier en AH II,4,26 – sans qu'il faille supposer une connaissance directe – reste à mener.