Fidélité et vérité : une question philosophique aux enjeux théoriques et managériaux

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287 Fidélité et vérité : une question philosophique aux enjeux théoriques et managériaux par Jean Frisou Résumé Les chercheurs en marketing distinguent deux sortes de comportement de fidélité. L’un, intentionnel, exprimerait la vraie fidélité. L’autre dénué d’intention serait la fausse fidélité. Cet article montre les limites de cette distinction, propose l’éclectisme comme alternative théorique, et suggère de chercher les principes stratégiques de la fidélisation dans toutes les facettes de la fidélité. Abstract The marketing researchers distinguish between two kinds of loyalty behavior. The one, intentional, would mean the true loyalty. Other one, emitted without intention, would reveal spurious loyalty. This article shows what are the limits of this distinction, propose eclecticism as a theorical alternative, and suggest to search the strategic principles which make customers loyal, in all the facets of loyalty. La fidélité du consommateur 49 est une question souvent débattue par les managers et par les chercheurs en marketing. Depuis ses premières évocations dans la littérature, le nombre de travaux que le sujet a inspirés n’a cessé d’augmenter (Montgomery 1938 ; Petersen 1940). Dans cette profusion d’articles 50 , seulement deux conceptions de la fidélité émergent. L’une, d’inspiration béhavioriste, définit la fidélité en se référant exclusivement au comportement d’achat du consommateur (Tucker 1964). L’autre influencée par le cognitivisme, situe la fidélité dans les phénomènes intentionnels qui poussent le consommateur à acheter durablement une même marque (Day 1969 ; Dick et Basu 1994 ; Trinquecoste 1996 ). La question de la vraie fidélité que l’on croyait résolue, resurgit dans les « hot topics » publiés en 2008 par l’Association Française du Marketing. Une nouvelle direction de recherche invite les chercheurs à revisiter ce concept, en opposant la vraie fidélité à la fidélité aux actions marketing 51 . En évoquant les actions marketing, 49. Cet article traite de l’opposition conceptuelle entre fidélité vraie et pseudo-fidélité. Cette façon de poser le problème n’ignore pas que les comportements du consommateur révèlent plus une fidélité mixte envers plusieurs marques (ou multifidélité) qu’une exclusivité envers une seule marque. De la sorte l’opposition entre fidélité vraie et pseudo-fidélité doit être entendue ici comme incluant son expression plus générale entre multifidélité vraie et pseudo-multifidélité. 50. On dénombre en 2008 dans les revues académiques marketing, plus de 1500 articles titrant sur la fidélité du consommateur (Sources : Ebsco, Proquest, Sciences Direct et Jstor). 51. La nouvelle direction de recherche est ainsi formulée : La vraie fidélité (true loyalty) versus la fidélité aux actions marketing. Comment définir la fidélité ? (Liste Galileo de l’AFM du 30 juin 2008)

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Fidélité et vérité : une question philosophique aux enjeux théoriques et managériaux

par Jean Frisou

RésuméLes chercheurs en marketing distinguent deux sortes de comportement de fidélité. L’un, intentionnel, exprimerait la vraie fidélité. L’autre dénué d’intention serait la fausse fidélité. Cet article montre les limites de cette distinction, propose l’éclectisme comme alternative théorique, et suggère de chercher les principes stratégiques de la fidélisation dans toutes les facettes de la fidélité.

AbstractThe marketing researchers distinguish between two kinds of loyalty behavior. The one, intentional, would mean the true loyalty. Other one, emitted without intention, would reveal spurious loyalty. This article shows what are the limits of this distinction, propose eclecticism as a theorical alternative, and suggest to search the strategic principles which make customers loyal, in all the facets of loyalty.

La fidélité du consommateur49 est une question souvent débattue par les managers et par les chercheurs en marketing. Depuis ses premières évocations dans la littérature, le nombre de travaux que le sujet a inspirés n’a cessé d’augmenter (Montgomery 1938 ; Petersen 1940). Dans cette profusion d’articles50, seulement deux conceptions de la fidélité émergent. L’une, d’inspiration béhavioriste, définit la fidélité en se référant exclusivement au comportement d’achat du consommateur (Tucker 1964). L’autre influencée par le cognitivisme, situe la fidélité dans les phénomènes intentionnels qui poussent le consommateur à acheter durablement une même marque (Day 1969 ; Dick et Basu 1994 ; Trinquecoste 1996 ). La question de la vraie fidélité que l’on croyait résolue, resurgit dans les « hot topics » publiés en 2008 par l’Association Française du Marketing. Une nouvelle direction de recherche invite les chercheurs à revisiter ce concept, en opposant la vraie fidélité à la fidélité aux actions marketing51. En évoquant les actions marketing, 49. Cet article traite de l’opposition conceptuelle entre fidélité vraie et pseudo-fidélité. Cette façon de poser le problème n’ignore pas que les comportements du consommateur révèlent plus une fidélité mixte envers plusieurs marques (ou multifidélité) qu’une exclusivité envers une seule marque. De la sorte l’opposition entre fidélité vraie et pseudo-fidélité doit être entendue ici comme incluant son expression plus générale entre multifidélité vraie et pseudo-multifidélité.50. On dénombre en 2008 dans les revues académiques marketing, plus de 1500 articles titrant sur la fidélité du consommateur (Sources : Ebsco, Proquest, Sciences Direct et Jstor).51. La nouvelle direction de recherche est ainsi formulée : La vraie fidélité (true loyalty) versus la fidélité aux actions marketing. Comment définir la fidélité ? (Liste Galileo de l’AFM du 30 juin 2008)

Jean Frisou
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COPIE PERSONNELLE DE L'AUTEUR UTILISABLE POUR LA RECHERCHE ET NON A DES FINS COMMERCIALES

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on pense aussitôt aux programmes de fidélité. Réapparaît ainsi, la distinction classique entre une fidélité définie en amont du processus d’achat, de nature causale et attitudinale (e.g : la vraie fidélité) et une fidélité définie en aval du processus d’achat, par les comportements du client (e.g : la fidélité aux actions marketing).

Si cette conception de la vraie fidélité n’est pas nouvelle, elle risque néanmoins d’être une source d’incompréhension, entre ceux qui exercent la compétence marketing et ceux qui produisent la connaissance marketing (Rossiter 2002). Mettre en opposition la vraie fidélité et la fidélité aux actions marketing est de nature à installer le doute dans l’esprit des managers. Les bases théoriques de cette proposition et ses conséquences sur le plan pratique doivent donc être discutées. Dans sa formulation très laconique ce hot topic traduit certainement mal la pensée de ses auteurs, mais il soulève néanmoins des interrogations du plus grand intérêt, qui sont souvent esquivées dans la littérature.

Quel sens devons nous donner au concept de vraie fidélité ? Pourquoi la fidélité attitudinale serait elle vraie et la fidélité comportementale suspecte de fausseté ? Qu’est ce qui fait que la fidélité du client aux actions marketing n’est pas de la vraie fidélité ? Ces questions ne peuvent être résolues sans aborder les fondements philosophiques du concept de vérité. Rappelons que la raison d’être de la recherche en marketing n’est pas d’énoncer des vérités, mais d’expliquer le comportement du consommateur pour faciliter sa lecture aux managers. En érigeant en vérité un aspect singulier de la fidélité parmi d’autres, le chercheur met en jeu sa crédibilité, auprès de ceux qui ont pour obligation de résultat et pas seulement de moyen, de fidéliser leurs clientèles.

L’apport de cet article tient en une proposition. La fidélité du client n’est pas une vérité parmi d’autres, donnée une fois pour toutes, elle est un processus psychologique qui évolue et dont l’orientation est déterminée par le consommateur, son environnement et les actions des partenaires commerciaux. L’article commence par un examen critique du concept de vraie fidélité. Il montre que les approches comportementale et attitudinale de la fidélité, entretiennent l’une comme l’autre un rapport avec la vérité, bien que ces rapports soient différents. Une discussion épistémologique consacrée au concept de vraie fidélité, permet ensuite d’en souligner toutes les faiblesses. Une perspective éclectique articulée autour du concept intégrateur de contrôle du comportement d’achat est alors proposée comme alternative. La dernière partie de l’article resitue la question de la vraie fidélité dans le contexte managérial de la fidélisation client, et suggère de redéfinir celle-ci comme un processus de contrôle.

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1. Chacun sa vérité 52

La recherche de la vérité guide depuis toujours la pensée des philosophes et des scientifiques, mais elle obsède aussi parfois les chercheurs en marketing. Le concept de vraie fidélité, témoigne ainsi de ce désir excessif d’appropriation de la vérité (Day 1969; Jacoby et Kyner 1973; Amine 1998 ; Dick et Basu 1994 ; Kasper et Bloemer 1995). Observons d’abord que la fidélité est le seul aspect du comportement du consommateur, dont la conceptualisation est soumise à l’exigence de vérité. Personne ne s’est inquiété de savoir si les concepts d’implication, de satisfaction, de confiance ou d’engagement, étaient des concepts vrais ou faux. Réduire la vraie fidélité à la fidélité attitudinale, procède d’une conception absolue du vrai, dont nous allons montrer les limites. La vérité que l’on prête aux choses ou aux relations dépend en effet étroitement du sens que l’on donne à ce mot.

1.1. La vraie fidélité : un comportement d’achat utile

S’ils ne le revendiquent pas ouvertement, les tenants de l’approche béhavioriste de la fidélité aspirent eux aussi à l’authenticité. L’assurance affichée par Tucker (1964) quand il définit la fidélité, révèle cet appétit de vérité53. Si ses certitudes ne sont guère mieux étayées que celles de ses contradicteurs, sa vision des choses fait néanmoins écho à une conception pragmatique de la vérité. Qualifiée péjorativement de « philosophie pour businessman », le pragmatisme est à la fois une méthode (Pierce 2002, 2003) et une théorie de la vérité (Rorty 1995, James 2007). En tant que méthode le pragmatisme conduit à se détourner des choses premières que sont les essences et plus généralement de toutes les causes, pour aller directement vers les conséquences et les résultats. Un concept est considéré comme vrai parce qu’il est utile, et il est utile parce qu’il est vrai (James 2007). La conception pragmatique de la vérité repose sur deux principes :

1) est vraie « l’idée qui déclenche le processus de vérification » 2) est utile « sa fonction accomplie dans l’expérience » .

Définir la fidélité du client, uniquement par ses achats répétés (Tucker 1964), c’est considérer que la fidélité véritable est celle qui se « vérifie » dans les actes. C’est également voir dans ces achats successifs, une confirmation de l’utilité qu’ils apportent au consommateur. Cette approche pragmatique de la fidélité conduit donc à penser le comportement de fidélité comme étant construit par l’utilité qu’il procure au client. Dis d’une autre manière, ce comportement est le produit direct de ses conséquences. Un lien évident existe entre la conception pragmatique de la vérité comme utilité, et la théorie de l’apprentissage opérant, souvent 52. Pirandello (1916), Chacun sa vérité.53. Il n’y a pas lieu, de prendre en considération ce que le client pense, ni même la manière dont fonctionne son système nerveux central. Son comportement est l’expression même de sa fidélité » (Tucker 1964).

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mobilisée pour expliquer les achats répétés (Nord et Peter 1980; Rotschild et Gaidis 1981 ; Filser 1994 ; Foxall 1996). Le recours à cette théorie psychologique permet d’expliquer que le consommateur répètera ses achats à l’identique, avec une probabilité d’autant plus forte, que ceux-ci auront été récompensés dans des situations54 similaires, c’est à dire qu’ils auront été utiles à leur auteur55 (Skinner 1965). Si l’on admet qu’il n’existe qu’une seule conception de la vraie fidélité, elle tient alors pour un béhavioriste dans l’apprentissage du comportement d’achat. La fidélité vraie est alors une fidélité qui se confirme dans les achats du consommateur. Et ses achats se répètent à l’identique parce que cette fidélité apprise et non innée lui est avantageuse.

1.2. La vraie fidélité : l’intention de répéter ses achats

Peut-on s’en tenir aux faits pour définir la fidélité ? Les comportements du client appréhendent ils le phénomène vrai ou quelque chose d’autre ? Pour les tenants du cognitivisme on ne peut inférer la fidélité à partir des seuls comportements. Pour que ceux-ci expriment la vraie fidélité du consommateur les achats répétés doivent être motivés de l’intérieur. Ce courant de pensée emprunte la voie rationaliste. Celle-ci trouve ses origines chez Socrate et chez Platon, pour qui la vérité réside dans la connaissance des essences immuables et non pas dans l’apparence des faits.

L’intuition qui pousse les chercheurs à définir la fidélité autrement que par les comportements du client, s’inscrit dans cette perspective. Les achats répétés peuvent en effet ne traduire qu’une habitude du consommateur dépourvue de tout lien cognitif ou affectif durable entre le client et son partenaire commercial. Cet achat routinier est alors considéré comme une fausse fidélité (spurious loyalty), appelée aussi inertie d’achat (Day 1969 ; Jacoby et Kyner 1973 ; Dick et Basu 1994 ; Bloemer et Kasper 1995 ; Odin et. al. 2001). Pour cerner l’essence du phénomène, les chercheurs ont mobilisé des « marqueurs » cognitifs, dont la présence concomitante permet de reconnaître dans les achats répétés la vraie fidélité. La vraie fidélité est une fidélité intentionnelle, mais cette intention au sens large est tournée vers des cibles différentes: Le tableau 1, reproduit les principaux marqueurs de la vraie fidélité rencontrés dans la littérature. Ces marqueurs du comportement de fidélité sont des attributs psychologiques ayant pour objet, soit une marque, soit les marques dans leur ensemble, soit encore l’achat d’une marque. C’est tout d’abord l’attitude envers la marque ou le fournisseur, appréhendée dans sa dimension évaluative ou affective (Day 1969 ; Filser 1994 ; Trinquecoste 1996). 54. Dans la terminologie de Skinner (1965) le mot de contingence est utilisé pour désigner les situations associant l’apparition d’un stimulus (e.g : la marque, le distributeur, ...), un comportement (e.g : un achat), une récompense ou une punition induite (e.g : satisfaction, insatisfaction, point de fidélité …). 55. Par utile, nous entendons au sens large tout ce qui procure un avantage ou un plaisir au consommateur (Stuart Mill 1988)

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Marqueurs cognitifs de la vraie fidélité Sources dans la littératureAttitude envers la marque, ou le partenaire Day (1969), Filser (1994), Trinquecoste (1996)

Engagement envers la marque, ou le fournisseur Jacoby et Kyner (1973), Amine (1998)

Attitude relative envers la marque ou le fournisseur Dick et Basu (1994)

Sensibilité aux marques Odin, Odin et Valette-Florence (2001)

Risque perçu dans l’achat Rosélius (1971) ; Bennett et Rundle-Thiele (2003)

Tableau 1- Les principaux marqueurs de la vraie fidélité

L’attitude est une orientation psychologique relativement stable, prédisposant l’individu à agir dans la direction qu’elle indique. C’est aussi l’engagement envers la marque, mais s’agissant de ce concept les auteurs sont plus divisés. Jacoby et Kyner (1973) mais aussi Bloemer et Kasper (1995) évoquent l’engagement comportemental, né d’un acte initial, émis publiquement et de manière irréversible, qui donne des raisons à son auteur de le répéter (Kiesler 1971). Amine (1998) et Oliver (1999) évoquent un engagement attitudinal à deux facettes. L’une liant l’engagement à un calcul est de nature cognitive, l’autre qui traduit un attachement du client à la marque est de nature affective.

Afin de prendre en compte les effets de l’environnement concurrentiel dans la formation des attitudes, Dick et Basu (1994) mobilisent le concept d’attitude relative envers la marque. Alors que l’attitude est une évaluation de la marque en tant que telle, l’attitude relative envers la marque intègre le degré de différenciation de la marque par rapport à ses concurrentes. Enfin un autre marqueur utilisé est le concept de sensibilité aux marques (Kapferer et Laurent 1994). Ce concept n’a pas pour objet la marque, mais l’ensemble des marques de la catégorie de produits concernée. Selon Odin et. al. (2001) l’achat répété exprime de la fidélité, s’il est associé à une forte sensibilité aux marques et de l’inertie d’achat s’il est associé à une faible sensibilité aux marques.

Les définitions de la fidélité qui combinent ses causes intrinsèques et leurs effets extrinsèques sont dites bi-dimensionnelles (Day 1969). Mais ne nous y trompons pas, pour les tenants du paradigme cognitif, la vraie fidélité réside essentiellement dans ses causes internes. La perspective rationaliste a d’ailleurs incité les chercheurs à pousser plus loin encore les limites de l’essentialisme. Selon Sheth et Park (1974) la fidélité est déconnectée de l’achat et peut exister chez le consommateur même pour des produits et des services qu’il n’achètera jamais. Ainsi le comportement passionnel des « tifosi » envers la marque Ferrari, est un exemple parmi d’autres de cette fidélité, qui n’augmente pas les ventes du constructeur mais qui contribue à sa notoriété. Les seuls comportements qu’elle

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suscite chez eux sont des manifestations d’enthousiasme allant même parfois jusqu’à l’achat de modèles réduits de la marque !

Pour d’autres auteurs enfin la vraie fidélité va bien au delà de l’attitude ou de l’engagement. Elle est un trait de personnalité durable, caractérisant chaque individu. Ses effets transcendent les situations particulières, ainsi que les catégories de produits et les marques (Bennett et Rundle-Thiele 2003). Ce trait se traduirait par une tendance à rester fidèle afin de réduire le risque perçu dans l’achat (Roselius 1971). En résumé la vraie fidélité à une marque ou à un distributeur est un lien psychologique stable prédisant le comportement d’achat de cette marque, ou chez ce distributeur.

2. Toute vérité n’est pas bonne à croire56

Sans jamais préciser le sens exact qu’ils attribuent au mot vrai, les cognitivistes ont réussi à faire admettre que la vraie fidélité réside dans l’intention du client. Elle serait portée par ses attitudes ou cristallisée dans l’un de ses traits de personnalité. Il est surprenant que ce monopole de la vérité, revendiqué par le courant cognitiviste, ait pu s’imposer aussi facilement, dans une discipline pourtant rompue aux exercices de validation des concepts et des théories. A ce propos deux remarques doivent être faites. Erigée en vérité absolue, la théorie cognitive de la vraie fidélité, i) soulève de sérieux problèmes au plan épistémologique et ii) freine les recherches futures qui pourraient mieux expliquer ce phénomène polymorphe.

2.1. Les limites de l’essentialisme

L’approche essentialiste à laquelle est adossée la théorie cognitive de la vraie fidélité souffre de trois limites majeures. Une première limite tient dans le fait qu’il est impossible de prouver empiriquement qu’un concept est vrai. Une deuxième limite tient à l’instabilité des marqueurs retenus pour caractériser la vraie fidélité. Une troisième limite, tient enfin à la multiplicité de ces marqueurs qui contredit l’unité du concept de vraie fidélité.

Une erreur méthodologique a été pointée par Sharp et Sharp (1999). Ces auteurs contestent fermement la théorie de la vraie fidélité qu’ils qualifient de mauvaise science et de mauvaise philosophie57. Les définitions qui font dépendre la vraie fidélité des motivations du consommateur et la fausse fidélité de son inertie dans l’achat, ne sont en effet jamais formulées sous la forme d’énoncés falsifiables empiriquement. La vérité du concept de fidélité attitudinale ne peut être démontrée, car il n’existe pas de référents empiriques de la vérité, universellement 56. Beaumarchais (1778), Le mariage de Figaro57. « However, to suggest that one approach captures the ‘true’ meaning of brand loyalty, while another (by implication) does not, is bad philosophy and bad science” (Sharp et Sharp 1999).

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admis, auxquels il serait possible de confronter ce concept. La vérité dépend de conceptions philosophiques multiples, et il n’existe pas de consensus sur la signification qu’il convient de donner à ce mot.

Par vraie fidélité, les cognitivistes entendent que le client est engagé envers la marque (Amine 1998). En raison de ce lien, il sera moins enclin qu’un autre, à acheter une marque concurrente offrant une réduction ou un coupon (Day, 1969). Nous sommes loin de cerner la vérité d’un phénomène supposé se maintenir durablement au cours du temps. L’argument ne tient en effet que si l’engagement attitudinal invoqué est stable au cours du temps. Or, les attitudes, sont moins stables que les traits de personnalité. Les évaluations peuvent en effet changer rapidement sous l’effet de nouvelles informations devenues disponibles (Ajzen 1988). L’instabilité des attitudes a été mise en évidence en marketing par Dall’Olmo Riley et. al. (1997). En mesurant l’attitude de consommateurs à l’égard de produits, les auteurs ont observé que 44 % des personnes interrogées une première fois, modifiaient huit mois plus tard leurs évaluations.

Par ailleurs, le recours à plusieurs marqueurs cognitifs, nous fait douter du trait de vérité que l’on prête à la fidélité attitudinale. Attitude tantôt absolue, tantôt relative, engagement tantôt calculé, tantôt affectif, tantôt comportemental, ou encore sensibilité aux marques, caractérisent tour à tour la vraie fidélité. On est alors fondé à se demander s’il n’y aurait pas plusieurs essences vraies du phénomène, donc plusieurs fidélités vraies.

2.2. Les apports de l’éclectisme

Si en matière de recherche il faut toujours garder la vérité en point de mire, la manière de s’en rapprocher doit tenir compte de la complexité du phénomène et de la variété des théories qui en rendent compte. En situant arbitrairement la vérité dans les intentions du consommateur, Day (1969) et ses disciples ignorent que l’environnement peut empêcher les intentions de se réaliser. Mais inversement, en refusant de considérer ce qui se passe dans la tète du consommateur, Tucker (1964) exclut les différences psychologiques individuelles qui peuvent expliquer pourquoi, placés dans les mêmes conditions, certains clients sont fidèles et d’autres ne le sont pas.

L’approche éclectique de la fidélité, dite aussi parfois intégrative, vise à associer les aspects complémentaires d’un phénomène, sans pour autant conduire à la vérité absolue (auteur 2004 ; Lichtlé et Plichon 2008). On ne doit pas confondre l’éclectisme avec le syncrétisme qui tente en vain d’accorder des idées inconciliables. L’éclectisme, consiste à coordonner des systèmes de pensée concurrents mais complémentaires l’un de l’autre.

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Dans le cas de la fidélité, cette complémentarité est d’autant plus difficile à voir, que les théories rivales s’ingénient à la masquer. Pourtant, dans sa théorie qui inspire l’approche béhavioriste de la fidélité, Skinner (1965) reconnaît l’existence des états mentaux que privilégient les cognitivistes pour définir la fidélité. Il voit seulement en eux de simples copies mentales du comportement. D’un autre coté la théorie cognitive de la fidélité tente elle aussi d’expliquer les achats répétés. Ces deux approches servent donc le même but qui est d’expliquer le contrôle du comportement de fidélité.

Par contrôle, on fait référence aux processus qui initient, maintiennent, et stoppent parfois l’achat d’une marque. L’idée de contrôle appliquée au comportement de fidélité de l’acheteur, considère que l’achat est d’abord un essai avant d’être un acte. Les achats peuvent en effet être considérés comme des buts, qui sont parfois atteints, parfois ratés, si des obstacles extérieurs contrarient les intentions de l’acheteur (e.g. : rupture de stock, produit non référencé) (Bagozzi et Warshaw 1990). Selon Oliver (1999), l’intention de fidélité ne peut se muer en action de fidélité que si le client s’efforce, à chaque occasion d’achat, de surmonter ces obstacles.

La fidélité a donc aussi été envisagée comme une tendance du client à contrôler son comportement d’achat (Oliver 1999 ; auteur 2004, 2005). Ce processus de contrôle conduit le client à arbitrer entre ses dispositions internes, les stimulations externes qu’il reçoit de son environnement, et son désir de surmonter les obstacles qu’il rencontre pour acheter sa marque favorite. Par exemple, une consommatrice ayant une attitude très positive envers la marque Lesieur, pourra ne pas lui être fidèle et acheter la marque d’huile du distributeur parce que cet achat lui permet d’accumuler des points de fidélité dans le magasin. Dans ce cas, la fidélité comportementale entretenue par ses effets positifs, supplante la fidélité attitudinale. Autre exemple, une consommatrice ayant une attitude positive envers la marque Lesieur, surmontera l’obstacle que constituent les ruptures de stock fréquentes, en changeant de magasin. Dans ce cas c’est l’attitude de fidélité qui s’impose à l’inertie d’achat.

L’arbitrage entre une forme de la fidélité plutôt qu’une autre se fait en fonction des buts que poursuit l’acheteur. Ce cadre théorique adossé à la théorie du contrôle58 (Powers 1973 ; Oliver 1999 ; Marken 2001), ne réduit pas la vérité à l’un des aspects particuliers de la fidélité. Le but étant d’obtenir un degré supérieur dans la connaissance du phénomène. L’évolution des théories de la fidélité, résumée dans la figure 1, est marquée par un changement progressif du critère auquel se réfèrent les auteurs pour juger de la vérité. C’est d’abord l’utilité, puis l’intention, puis le contrôle (figure 1).

58. Le mot contrôle désigne à la fois un fait et la théorie qui rend compte de ce fait. Le comportement des individus, est en lui même un contrôle et pas seulement le résultat de ce contrôle (Powers 1978 ; Marken 2001).

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très positive envers la marque Lesieur, pourra ne pas lui être fidèle et acheter la marque d’huile du distributeur parce que cet achat lui permet d’accumuler des points de fidélité dans le magasin. Dans ce cas, la fidélité comportementale entretenue par ses effets positifs, supplante la fidélité attitudinale. Autre exemple, une consommatrice ayant une attitude positive envers la marque Lesieur, surmontera l’obstacle que constituent les ruptures de stock fréquentes, en changeant de magasin. Dans ce cas c’est l’ attitude de fidélité qui s’impose à l’inertie d’achat.

L’arbitrage entre une forme de la fidélité plutôt qu’une autre se fait en fonction des buts que poursuit l’acheteur. Ce cadre théorique adossé à la théorie du contrôle10

(Powers 1973 ; Oliver 1999 ; Marken 2001), ne réduit pas la vérité à l’un des aspects particuliers de la fidélité. Le but étant d’obtenir un degré supérieur dans la connaissance du phénomène. L’évolution des théories de la fidélité, résumée dans la figure 1, est marquée par un changement progressif du critère auquel se réfèrent les auteurs pour juger de la vérité. C’est d’abord l’utilité, puis l’intention, puis le contrôle (figure 1).

Figure 1 – Approches de la fidélité et vérités sous-jacentes.

10 Le mot contrôle désigne à la fois un fait et la théorie qui rend compte de ce fait. Le comportement des individus, est en lui même un contrôle et pas seulement le résultat de ce contrôle (Powers 1978 ; Marken 2001).

Personnalité Attitudes

Affect

Comportementd’achat répété

La fidélité est un comportement d’achat répété contrôlé par la personnalité et les attitudes. La vérité est dans l’intentionThéorie de l’action raisonnée (Ajzen et Fishbein 1980)

Figure 1.2 - Théorie cognitive qualifiée de « vraie fidélité » par les cognitivistes

Figure 1. 3 - Théorie éclectique du contrôle du comportement de fidélité ne revendiquant pas la vérité

Comportementd’achat répété

Personnalité Attitudes Affects

La fidélité est un comportement de contrôle du comportement d’achat répété qui ajuste le comportement effectif aux intentions et stimulations et déjoue les obstacles qui s’opposent à lui.La vérité est dans le contrôleThéorie du contrôle perceptif (Marken, 2001)

Contrôle

Environnement Stimulations

Obstacles

renforcement

Comportementd’achat répété

La fidélité est un comportement d’achat répété contrôlé par ses conséquences. La vérité est dans l’utilité Théorie de l’apprentissage opérant (Skinner, 1965)

Figure 1.1 - Théorie béhavioriste qualifiée de « fausse fidélité » par les cognitivistes

Figure 1 – Approches de la fidélité et vérités sous-jacentes.

3. La vérité n’existe que dans l’expérience59

La vraie fidélité n’intéresse pas que les chercheurs en marketing. La fidélisation des clients, est devenue également l’un des objectifs stratégiques des entreprises. Mais qu’entend on par fidélisation ? « Fidéliser, c’est inciter le client à choisir à nouveau la même marque lors de son prochain achat » (Crié 1996). Dans l’esprit des managers, la vraie fidélité ne peut être qu’une fidélité se vérifiant dans les actes, car seuls les actes d’achat sont utiles en procurant du cash flow et de la rentabilité. Ce penchant des professionnels pour l’approche pragmatique de la fidélité (Tarpey 1974) les a conduit à recourir à des programmes qui récompensent les achats de leurs clients, pour mieux les inciter à acheter. En définissant la vraie fidélité comme l’opposé de la fidélité aux actions marketing, n’est-on pas entrain de commettre les mêmes erreurs que celles qui sont citées plus haut ? Si la fidélité aux programmes n’est pas la vraie fidélité, le programme de fidélité induit alors une fausse fidélisation. Il y a là de quoi inquiéter et même décourager beaucoup de directeurs des ventes et du marketing, soucieux désormais de connaître les secrets d’une fidélisation réussie.

59. Gao Xingjian (1999), La Montagne de l’âme

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3.1. Vrai versus prétendu programme de fidélité

La conception essentialiste de la fidélité a pu gagner celle de la fidélisation, parce qu’un doute sérieux existe sur l’efficacité des programmes de fidélité. L’étude pionnière de Sharp et Sharp (1997) révèle en effet un faible impact des programmes de fidélité sur le comportement d’achat des utilisateurs. Les travaux de Mauri (2003) et Allaway et. al. (2006) montrent par ailleurs qu’une proportion très élevée des clients qui adhérent à un programme de fidélité ne lui restent pas longtemps fidèles. Mais d’autres investigations font état de résultats plus positifs. Certains programmes de fidélité augmentent la rétention des clients (Verhoef 2003), développent la part de leurs dépenses (Verhoef 2003 ; Meyer-Waarden 2007) et allongent la durée de vie de leur relation (Meyer-Waarden 2007).

Ces résultats contrastés ont accru le scepticisme des chercheurs. Plusieurs se sont interrogés sur l’efficacité réelle de ces programmes : « Les récompenses créent-elles réellement la fidélité ? »(O’Brien et Jones 1995), « Les programmes de fidélité marchent-ils réellement ? » Dowling et Uncles (1997), « Les programmes de récompenses créent-ils la fidélité dans les services ? » Keh et Lee (2006), «Les programmes de fidélité augmentent-ils la fidélité comportementale ?» Leenheer et. al. (2007). Dans son article intitulé, « Les programmes de fidélité à la marque : sont ils des supercheries ? », Shugan (2005) dresse un réquisitoire sévère contre les programmes de fidélité et reprend à son compte les arguments essentialistes. Dans la ligne tracée par ses pairs, l’auteur distingue le « vrai programme de fidélité » (true loyalty program) du « prétendu programme de fidélité » (« so-called » loyalty program). Les raisons de cette distinction se trouvent dans le paradigme relationnel de l’échange, dans lequel l’auteur situe les fondements du marketing moderne.

Pour Shugan (2005), le prétendu programme de fidélité est un programme qui transforme le client en dette de l’entreprise, plutôt qu’en actif durable dès le premier jour. Cette métaphore comptable sert l’un des arguments majeurs de l’auteur. Dans un vrai programme de fidélité l’entreprise doit selon lui, investir aujourd’hui pour le futur, en s’engageant immédiatement envers le client. Elle doit faire confiance au client plutôt que de lui demander sa confiance, en exigeant de lui des efforts immédiats qui ne seront récompensés que beaucoup plus tard. Avec la confiance envers le client Shugan (2005) livre un premier marqueur de la vraie fidélisation, telle qu’il la conçoit. Mais l’auteur en indique un second, l’attachement du client que doit créer le programme.

Un vrai programme de fidélité est donc un programme conçu pour contruire de la vraie fidélité, c’est à dire de la fidélité attitudinale. Cova (2005) dirait sans doute, que c’est un programme qui crée du lien, plus qu’il n’incite à acheter des biens. Sur un plan théorique l’idée est séduisante, mais que peut en attendre pratiquement le manager ?

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3.2. Vraies fidélités et pratiques de la fidélisation

On serait tenté de dire qu’il y a autant de vraies fidélités, que de communautés scientifiques pour les reconnaître en tant que telles. Puisqu’aucune d’elles ne saisit en totalité le phénomène, la fidélisation s’avère une tâche difficile. Le paradigme dominant dans la discipline, reste néanmoins celui qui appose le sceau de la vérité sur la fidélité attitudinale. Les arguments essentialistes soutenus par Shugan (2005), repris dans la direction de recherche de l’AFM vont même très au delà. Ils situent la vraie fidélité à l’opposé des comportements des clients, qui résultent des pratiques courantes de la fidélisation. On peut alors redouter que ces arguments théoriques, avancés sans preuves tangibles, ne réduisent les marges d’action de la fidélisation à la seule communication.

Or, ni les hypothèses les mieux argumentées, ni les preuves empiriques les plus convaincantes, ne font directement d’une théorie, une connaissance marketing (Rossiter 2002). Pour être utilisables par les managers, les hypothèses théoriques, comme celle de la vraie fidélité, doivent être converties en principes stratégiques60 (Rossiter 2002 ; Uncles 2002). Prétendre qu’une action de fidélisation produit de la vraie fidélité, c’est-à-dire une fidélité désirée, n’a pas beaucoup de sens pour un manager. Celui-ci lui préfèrera une pseudo-fidélité contrôlée par des récompenses, si le résultat comptable est durablement plus rémunérateur. Il semble donc plus judicieux d’examiner ce que chacune des conceptions théoriques de la fidélité peut apporter comme connaissance utile au manager pour fidéliser ses clients. La figure 2 ci-après, porte en ordonnées les principales conceptualisations de la fidélité rencontrées dans la littérature, et en abscisses les principes stratégiques de fidélisation qu’elles peuvent inspirer.

Segmentation suivant le trait : si l’on admet avec Bennett et Rundle Thiele (2005) que la fidélité est un trait de personnalité, les marges de manœuvre de la fidélisation sont étroites. Dans ce cas on doit considérer que le client est ou n’est pas fidèle par nature. On imagine difficilement un principe d’action prescrivant d’influencer la personnalité des clients. Le marketing n’a pas pour mission de modifier la personnalité des consommateurs, en admettant même que cela soit possible. Si ce trait existe et si on sait le mesurer, il peut néanmoins servir pour réaliser une segmentation de la clientèle, qui permettra à l’entreprise de porter ses efforts de fidélisation sur les clients ne présentant pas ce trait (figure 2, 2a).

60. Un principe stratégique est une forme de la connaissance marketing, utilisable et transmissible. Elle est formulée sous la forme d’une prescription d’action recommandée aux managers, parce qu’étant jugée la meilleure dans une situation donnée. L’énoncé d’un principe stratégique est de la forme : dans telle situation agissez de telle manière pour obtenir le meilleur résultat (Rossiter 2002)

Fidélité et vérité : une question philosophique aux enjeux théoriques et managériaux

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Vraie fidélité

SEGMENTATION SELON LE TRAIT

COMMUNICATION PERSUASIVE

STIMULATION PROGRAMME

GESTION DE LA RELATION

2b) Clients dépourvus de fidélité attitudinale

2a) Clients ne présentant pas le trait de fidélité PRINCIPES STRATEGIQUES

DE FIDÉLISATION

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CONCEPTUALISATIONSDE LA FIDÉLITÉ

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Communication persuasive

Changement des attitudes, engagement,

confiance…

Stimulation du comportement d’achat

Programmes de récompenses

Produits fidélisant

Pas d’action sur la personnalité

Segmentation Clients fidèles /

non fidèles

Management des processus contrôlant le comportement d’achat

Gestion de clientèle

2c) Clients en échec d’apprentissage du programme

Fausse fidélité

Figure 2 – Conceptualisations de la fidélité et principes stratégiques de fidélisation

Communication persuasive : L’autre facette interne de la vraie fidélité, est attitudinale. Ses marqueurs, que sont l’attitude, l’engagement ou l’attachement, ne sont pas aussi stables qu’on le prétend et ils sont susceptibles d’évoluer au cours du temps (Ajzen 1988). Dans cette optique, inciter le client à ré-acheter la marque devrait consister à influencer ses attitudes. C’est-à-dire à transformer ses attitudes neutres ou négatives en attitudes positives, à créer chez lui de l’engagement et de l’attachement. Si l’effet des attitudes sur le comportement d’achat effectif était mieux établi un principe stratégique parmi d’autres pourrait être par exemple, « pour fidéliser vos clients communiquez leur votre engagement et votre confiance ». Dans sa campagne de communication « une relation durable, ça change la vie » le Crédit Agricole applique à la lettre les prescriptions de Shugan (2005), pour qui l’action de fidélisation consiste à susciter la confiance du client en lui témoignant celle de l’entreprise dans le but de créer chez lui un attachement durable. Mais cet ancrage de la fidélisation dans le marketing relationnel ne concerne pas tous les clients. Beaucoup en effet ne sont pas demandeurs d’une relation durable (Perrien 1998 ; Marion 2001). Ils sont moins

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sensibles à un partenaire privilégié qu’à leur environnement marchand. D’autres actions de fidélisation peuvent leur être consacrées (figure 2, 2b).

Stimulation programmée : la fidélité exclusivement comportementale est celle des clients pragmatiques qui n’intériorisent pas la relation marchande (fausse fidélité). Ils achètent sous l’effet des incitations et des contraintes momentanées du marché, mais aussi de l’utilité que leur procure leurs achats. Fidéliser signifie alors construire un système de stimulations approprié pour ces clients. Les programmes de récompenses relèvent typiquement de cette démarche. Le client aura tendance à reproduire les comportements récompensés et à éviter ceux qui ne le sont pas. Le programme de fidélité assure à ce titre plusieurs fonctions. Celle de recrutement des clients, celle de sélection des meilleurs clients, et celle de stimulation des encartés (Meyer-Warden et Benavent 2003). Le programme de récompenses n’est pas la seule action de fidélisation adaptée aux clients pragmatiques avides d’utilité. Crié et Benavent (2001) avancent qu’un comportement de fidélité peut se développer à partir de produits dits « fidélisant ». Un produit fidélisant est un produit qui favorise l’achat et l’usage d’autres produits, notamment en augmentant l’utilité espérée de ces produits (e.g. le percolateur Krups fidélise au café Nescafé)

Gestion de la relation : certains programmes de récompenses n’obtiennent pas toujours les résultats attendus et l’on pourrait être tenté de remettre en cause leur utilisation. C’est oublier que la fidélité est un comportement de contrôle, qu’exerce le client sur son comportement d’achat. Les programmes de récompenses sont conçus pour développer un apprentissage chez le consommateur, et leurs effets ne sont positifs que si l’utilisateur apprend les règles du programme. Par exemple, des études rapportent que les clients apprenant à gagner des points de fidélité, mais ne les convertissant pas en récompenses tangibles (e.g. : réductions), ont moins tendance à utiliser le programme de fidélité que les clients accumulant des points, mais qui en demandent le remboursement (Frisou et Yildiz 2008). La valeur perçue du programme (Yi et Jeon 2003), l’attrait des récompenses ou le choix du moment pour les obtenir, influencent aussi l’usage que le client fait du programme et donc son efficacité (O’Brien et Jones 1995). La fidélisation ne doit donc pas se limiter à l’implémentation d’un programme de fidélité, mais se poursuivre dans une activité permanente de contrôle et d’ajustement de ce programme aux attentes et aux rythmes d’apprentissage des clients utilisateurs. Si la fidélité est pour le client un comportement de contrôle de son comportement d’achat, la fidélisation est pour l’entreprise une activité de contrôle des processus de contrôle du client.

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4. Conclusion : La vérité appartient à ceux qui la cherchent61

Au terme de cette réflexion sur le concept de vraie fidélité et ses implications, quelques remarques essentielles nous paraissent devoir être soulignées. Les unes ont une portée théorique, les autres sont à l’adresse des entreprises, en quête d’une fidélité qui rime avec utilité et efficacité.

Quand ils se livrent à l’exercice de la conceptualisation, les chercheurs devraient selon nous, s’abstenir de prétendre avoir cerné le vrai phénomène. Cette remarque vaut pour la fidélité comme pour tout autre concept. Cette attitude ne sert pas les ambitions scientifiques du marketing. Les définitions de la vraie fidélité ne sont pas réfutables et donc ne relèvent pas de la science. Plutôt que chercher en vain une vérité qui efface toutes les autres, le chercheur devrait porter son attention sur la transformation de ses hypothèses théoriques validées, en principes stratégiques transmissibles et utilisables par les managers (Rossiter 2002). Des aphorismes tels que celui de « vraie fidélité » ou de « vrai programme de fidélité », sont dangereux et inutiles, sur les plans théorique et managérial. L’attitude scientifique ne consiste pas à affirmer que l’on détient la vérité mais à la rechercher inlassablement : « nous parvenons à améliorer nos théories en créant des filets qui sont de mieux en mieux adaptés à la capture de nos poissons, à savoir le monde réel » (Popper 1973). Le danger que présentent les concepts de « vraie fidélité » ou de « vrai programme de fidélité », tient dans le fait qu’ils entretiennent dans l’esprit des chercheurs et des managers au moins deux illusions.

La première, consiste à penser la fidélité comme un automatisme. Pieters (1993) a nommé ce point de vue « point de vue de l’émission », car dans cette optique il suffit que l’état (Moulins 1998) ou le trait de personnalité (Bennett et Rundle-Thiele 2003) soient présents chez le client pour que son comportement de fidélité se manifeste. En intériorisant la fidélité au plus profond de l’individu, on sous-estime cruellement son environnement. On tend à oublier que la réalité de la concurrence, de plus en plus vive et de plus en plus agressive, prospère sur l’infidélité croissante des consommateurs, et sur leur tendance à succomber aux tentations « du dehors ». La fidélité du client n’est pas une donnée à partir de laquelle on construit une rente, c’est un processus évolutif sur lequel le manager doit constamment agir.

La seconde illusion est de regarder les pratiques de la fidélisation avec le point de vue de l’émission. Cette conception passive de la fidélisation consiste à penser par exemple, qu’il est suffisant de communiquer sur les bénéfices de la relation client, ou d’implémenter un programme de récompenses, pour que 61. Condorcet (1791), La phrase exacte prononcée par Condorcet dans son discours sur les conventions nationales, est : La vérité appartient à ceux qui la cherchent et non point à ceux qui prétendent la détenir.

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la fidélité s’installe chez le consommateur et s’y maintienne. Mais de même que l’habit ne fait pas le moine, l’outil de fidélisation ne fait pas la fidélité. L’outil de fidélisation ne produira de la fidélité que si le consommateur auquel il est destiné contribue à ce résultat. Une fidélisation active suppose que le manager contrôle en permanence les effets de ses actions, De même que la fidélité est un contrôle que le consommateur exerce sur son comportement d’achat, de même la fidélisation est un contrôle que le manager doit exercer sur ses actions de fidélisation, pour détecter les freins qui peuvent les entraver.

A cet égard, la vente est un acte commercial décisif. Par l’interactivité qu’elle implique et par la richesse d’informations qu’elle procure, elle est un moment privilégié durant lequel le contrôle de la relation d’échange par l’entreprise peut s’exercer. De même que la carte de fidélité apporte, par le système CRM auquel elle est adossée, une information utile pour mesurer la fidélité en actes, la vente doit permettre d’évaluer la fidélité attitudinale qui s’exprime à travers le dialogue noué. Elle n’est pas seulement une négociation et une transaction, mais aussi le moyen pour l’entreprise de s’informer sur le degré de fidélité de ses clients. D’évaluer comment ils apprécient la relation avec la marque, comment ils perçoivent le système de récompenses auquel ils ont souscrit, c’est-à-dire un jeu utile qu’il faut apprendre ou bien un dispositif de captation auquel il faut résister. En ce sens, fidéliser, c’est aussi s’efforcer de déjouer les différentes formes de résistance qui se manifesteront tôt ou tard chez le consommateur (Roux 2007).

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