Bakhtine et la postmodernité : le dialogisme dans la sémiologie française et les cultural studies...

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« Bakthine et la postmodernité : le dialogisme dans la sémiologie française et les cultural stu- dies anglo-américaines » 1 Christophe Den Tandt Université Libre de Bruxelles (ULB) 2014 1. La trace de Bakhtine Comme l’a très justement remarqué Paul Aron lors du colloque qui a donné lieu au présent numéro thématique, les chercheurs s’appuyant sur les apports de Mikhail Bakhtine en sont souvent réduits à n’être que des « utilisateurs » de l’œuvre du théoricien soviétique. 2 Plus que pour toute autre source théorique, il est téméraire de prétendre à une maîtrise totale du corpus bakhtinien : les emprunts que l’on peut y puiser parais- sent toujours arrachés à une œuvre au contour mal connu. Les incerti- tudes pesant sur ce corpus sont bien sûr dues en premier lieu à la bar- rière de la langue. Dans un monde académique idéal, il devrait s’agir là d’un obstacle négligeable. Cependant, l’histoire de la réception de la théorie littéraire russe dans les pays de langues française et anglaise montre à quel point les frontières linguistiques restreignent la dissémi- nation de la recherche. Dans le cas présent, les difficultés causées par l’absence de traductions ou leur manque de fiabilité se conjuguent avec les circonstances spécifiques du parcours biographique de Bakhtine : ce dernier a vécu en marge des institutions culturelles de l’Union Sovié- tique et a parfois été relégué à un statut proche de la dissidence ; nom- bre de ses essais ont connu une publication parcellaire et tardive. 3 De manière plus problématique encore, les auteurs s’inspirant de Bakhtine 1 Cet article est le manuscript d’un texte qui sera publié dans un numéro thématique de la revue de théorie des art graphiques La part de l’Oeil. 2 Paul Aron, « Le chronotope, un concept pour les études littéraires », Communica- tion non publiée, Colloque Mikhail Baktine et les arts, Bruxelles, Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, 5 mai 2013. 3 Voir Tzvetan Todorov, Mikhail Bakthine, le principe dialogique, suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981, pp. 7-25 ; David K. Danow, The Thought of Mikhail Bakhtin : From Word to Culture, New York: St. Martin’s Press, 1981, p. 4.

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« Bakthine et la postmodernité : le dialogisme

dans la sémiologie française et les cultural stu-

dies anglo-américaines »1

Christophe Den Tandt

Université Libre de Bruxelles (ULB) 2014

1. La trace de Bakhtine Comme l’a très justement remarqué Paul Aron lors du colloque qui a

donné lieu au présent numéro thématique, les chercheurs s’appuyant

sur les apports de Mikhail Bakhtine en sont souvent réduits à n’être que

des « utilisateurs » de l’œuvre du théoricien soviétique.2 Plus que pour

toute autre source théorique, il est téméraire de prétendre à une maîtrise

totale du corpus bakhtinien : les emprunts que l’on peut y puiser parais-

sent toujours arrachés à une œuvre au contour mal connu. Les incerti-

tudes pesant sur ce corpus sont bien sûr dues en premier lieu à la bar-

rière de la langue. Dans un monde académique idéal, il devrait s’agir là

d’un obstacle négligeable. Cependant, l’histoire de la réception de la

théorie littéraire russe dans les pays de langues française et anglaise

montre à quel point les frontières linguistiques restreignent la dissémi-

nation de la recherche. Dans le cas présent, les difficultés causées par

l’absence de traductions ou leur manque de fiabilité se conjuguent avec

les circonstances spécifiques du parcours biographique de Bakhtine : ce

dernier a vécu en marge des institutions culturelles de l’Union Sovié-

tique et a parfois été relégué à un statut proche de la dissidence ; nom-

bre de ses essais ont connu une publication parcellaire et tardive.3 De

manière plus problématique encore, les auteurs s’inspirant de Bakhtine

1 Cet article est le manuscript d’un texte qui sera publié dans un numéro thématique

de la revue de théorie des art graphiques La part de l’Oeil. 2 Paul Aron, « Le chronotope, un concept pour les études littéraires », Communica-

tion non publiée, Colloque Mikhail Baktine et les arts, Bruxelles, Académie Royale

des Beaux-Arts de Bruxelles, 5 mai 2013. 3 Voir Tzvetan Todorov, Mikhail Bakthine, le principe dialogique, suivi de Ecrits du

Cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981, pp. 7-25 ; David K. Danow, The Thought of

Mikhail Bakhtin : From Word to Culture, New York: St. Martin’s Press, 1981, p. 4.

Christophe Den Tandt 2

doivent tenir compte de l’hypothèse crédible mais difficilement vérifia-

ble selon laquelle le théoricien serait l’inspirateur ou même le véritable

auteur d’œuvres majeures publiées sous le nom des membres de son

cercle intellectuel. Valentin Volochinov et Pavel Medvedev, en par-

ticulier, ne seraient que des prête-noms pour Bakhtine lui-même, ce qui

incite certains commentateurs à recourir à des termes composés—

« Volochinov/Bakhtine » ou « Medvedev/Bakthine »—quand ils citent

le corpus bakhtinien.4

Le présent essai vise à explorer certains aspects de cette dissém-

ination indirecte et parcellaire. Son objet, comme le titre de la présente

section le suggère, pourrait métaphoriquement s’intituler la trace (ou

même l’ombre) de Bakhtine—l’influence exercée par un penseur qui,

au contraire d’autres grands noms de la théorie de la culture, n’a jamais

pu être une présence vivante ou même visible pour les théoriciens

ouest-européens qui s’en sont inspirés. En particulier, je désire indiquer

comment certains sémiologues post-structuralistes français et certains

théoriciens anglo-américains travaillant dans le domaine des cultural

studies (l’étude interdisciplinaire de la culture populaire) se sont tour-

nés vers la figure diffuse de Bakhtine afin de compléter leur propre

approche théorique, ou même afin de trouver des concepts qui pallient

certaines apories auxquelles font face leurs propres modèles. Nous

verrons donc d’une part comment le dialogisme bakhtinien, même

repris au terme d’une appropriation indirecte, a permis d’étoffer les

apports de la sémiologie saussurienne : il offre un modèle simple pour

la représentation du champ intertextuel de la culture et permet de

réintroduire dans la sémiologie une thématisation du sujet par le biais

d’une réflexion sur l’altérité. D’autre part, nous verrons que les

théoriciens des cultural studies ont trouvé chez Bakhtine plusieurs

principes légitimant une approche de la culture populaire qui réponde

aux exigences théoriques du marxisme ou du multiculturalisme sans

pour cela s’en tenir à un rejet inconditionnel de la culture de masse. Le

dialogisme rend par exemple possible l’analyse des textes générique-

ment hybrides qui foisonnent en culture populaire ou dans les marges

de la culture canonique. Plus fondamentalement, il permet de reformu-

ler la préoccupation centrale des cultural studies—l’analyse des luttes

sociales (classe, genre, ethnicité) au sein même du discours—par le

4 Tzvetan Todorov, p. 24; voir aussi Michael Holquist, “Introduction,” in Mikhail

Bakhtin, The Dialogic Imagination: Four Essays by M.M. Bakhtin, ed. Michael

Holquist, tr. Caryl Emerson and Michael Holquist, Austin, University of Texas

Press, 1981, p. xviii ; David K. Danow, pp. 5-7.

Bakhtine et la postmodernité 3

biais d’une approche qui tient compte du rôle du public dans les pro-

cessus culturels. Enfin, le legs de Bakhtine a permis aux théoriciens du

postcolonialisme et du multiculturalisme d’imaginer un espace social et

culturel planétaire régi par la dynamique du dialogisme.

2. Dialogisme, champ culturel et intertextualité

Je me limiterai à de brèves remarques concernant l’impact de Bakhtine

sur la sémiologie française car cet aspect de la question est probable-

ment déjà bien connu dans le domaine francophone. En résumé, le

dialogisme bakthinien a permis à la sémiologie d’évoluer au-delà du

modèle atomiste du structuralisme classique. On trouve bien dans les

textes de Ferdinand de Saussure et de Claude Lévi-Strauss le postulat

selon lequel les systèmes de signes recouvrent l’ensemble du champ

culturel. Cependant, cette notion reste chez eux une possibilité ab-

straite, illustrée par des exemples qui ne font interagir qu’un nombre

limité de signes (les paires minimales de l’hypothèse phonologique, les

matrices narratologiques de Lévi Strauss). Au contraire, comme le

suggère Julia Kristeva dans un des premiers textes consacré à Bakhtine

dans le domaine francophone, le théoricien soviétique offre la possibil-

ité d’imaginer d’emblée le champ culturel comme l’ « espace di-

alogique des textes ».5 De même, Tzvetan Todorov, dans un ouvrage

influent portant sur l’ensemble de l’œuvre de Bakthine, discerne dans le

dialogisme la capacité de chaque discours à entrer « en dialogue avec

les discours antérieurs tenus sur le même objet, ainsi qu’avec les dis-

cours à venir, dont il pressent et prévient les réactions ».6 Cette formule

montre à quel point les concepts bakhtiniens permettent une appréhen-

sion concrète de phénomènes d’interactions textuels et culturels qui

jusqu’alors n’étaient esquissés que de manière floue et axiomatique.

De plus, mieux que les modèles structuralistes initiaux, l’image

d’un champ culturel dialogique répond aux besoins de théoriciens dont

l’objet spécifique est le texte littéraire ou l’œuvre artistique. Malgré

l’insistance placée par Saussure sur le caractère conventionnel (et donc

en principe altérable) de la signification, l’impératif de scientificité du

structuralisme classique donne lieu à un modèle de la production du

sens qui, selon la terminologie bakhtinienne, reste monologique et donc

figé : dans les exemples proposés par le Cours de linguistique générale

de Ferdinand de Saussure, chaque signifiant renvoie à son unique

5 Julia Kristeva, “Le mot, le dialogue et le roman,” 1966, Sémèiotikè: Recherches

pour une sémanalyse, Paris, Seuil-Points, 1969, p. 85. 6 Tzvetan Todorov, op. cit. p. 8.

Christophe Den Tandt 4

signifié.7 Le dialogisme bakhtinien, comme l’indique Julia Kristeva,

ébranle ce monologisme. Il permet de passer d’un « texte comme un

corpus d’atomes » au « texte fait de relations, dans lequel les mots

fonctionnent comme quanta ».8 Dans une perspective dialogique, « le

mot littéraire n’est pas un point (un sens fixe), mais un croisement de

plusieurs surfaces textuelles, un dialogue de plusieurs écritures ».9 En

bref, grâce à Bakhtine, « [l]e mot est mis en espace »10

: il participe

toujours déjà au dynamisme pluriel de ce que Kristeva appelle

« l’intertextualité ».11

Dans la sémiologie française de la fin des années

1960, une des formulations les plus célèbres de cette conception di-

alogique du texte et du champ culturel apparaît dans S/Z de Roland

Barthes. De manière symptomatique, S/Z ne cite à aucun moment le

nom de Bakthine. On peut donc imaginer que l’influence du théoricien

soviétique a atteint Barthes indirectement à travers les travaux de

Kristeva et du groupe Tel Quel. Néanmoins, le concept du texte

« scriptible » défini dans cet ouvrage—le texte voué à être retravaillé et

recontextualisé au fil de chacune de ses (re)lectures—est de nature

clairement dialogique.12

Le modèle de la production textuelle ainsi

défini permet à Barthes d’envisager l’ensemble du champ culturel

comme « un réseau à mille entrées ».13

La culture est donc un champ

dialogique dont les maillons sont des textes scriptibles reliés entre eux

par l’action conjointe des auteurs et des lecteurs (ou, plus précisément,

par des auteurs/lecteurs) lors d’actes d’énonciation réitérés à l’infini.

Simultanément, le dialogisme bakhtinien a aidé les sémiologues

français à gérer le scepticisme suscité par un des points les plus contro-

versés de leurs recherches—le statut du sujet dans le discours. La

sémiologie française à partir de la fin des années 1960 (donc, selon la

terminologie anglo-américaine, le post-structuralisme) a propagé le

principe contre-intuitif selon lequel les processus culturels ne seraient

pas l’œuvre de sujets autonomes, conscients de leur rôle dans la pro-

duction du discours. Des textes tels que « La mort de l’auteur de

l’auteur » de Roland Barthes, « Qu’est-ce qu’un auteur » de Michel

7 Voir Ferdinand de Saussure, Ferdinand, Cours de Linguistique générale, 1916, eds.

Charles Bally, Albert Sechehaye, Albert Riedlinger et Tullio de Mauro, Paris, Payot,

1986, pp. 99, 104. 8 Julia Kristeva, op. cit., p. 111. 9 Julia Kristeva, op. cit., p. 83, italiques dans l’original. 10 Julia Kristeva, op. cit., p. 83. 11 Julia Kristeva, op. cit., p. 85. 12 Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil-Points, 1970, p. 10. 13 Roland Barthes, S/Z, p. 19.

Bakhtine et la postmodernité 5

Foucault, ainsi que les écrits de Jacques Lacan décrivent le sujet

comme une entité qui, comme le dit Lacan, n’est pas une plénitude

psychologique mais seulement un « effet de langage »—une instance

qui se laisse construire par les appareils socio-discursifs.14

On ne trouve

pas dans le corpus bakhtinien une affirmation aussi franche de

l’effacement du sujet : les textes de jeunesse font abondamment réfé-

rence aux auteurs, locuteurs, ou autres sujets de l’énonciation, et reven-

diquent même pour l’auteur romanesque un statut de maîtrise—

d’ « exotopie »—par rapport à ses fictions.15

Les textes dans lesquels se

déploient pleinement les concepts du dialogisme—La poétique de

Dostoïevski, en particulier—esquissent en revanche la notion d’un sujet

décentré mais cependant moins évanescent que la subjectivité rési-

duelle évoquée dans la sémiologie française. A ce stade de sa pensée, le

théoricien soviétique affirme de manière insistante qu’il n’y a pas de

rapport au monde possible sans la médiation d’un discours : le dialo-

gisme implique que tout locuteur, dans tout acte d’énonciation, se

trouve toujours déjà confronté à des discours qui portent la marque des

autres locuteurs.16

Il n’y a donc aucun terrain d’ancrage hors du dis-

cours social qui permettrait à une subjectivité supposément autonome

de se maintenir. Au contraire, dans une perspective dialogique, le sujet

est redéfini comme un rapport à l’altérité. « [L]e dialogue » bakhtinien,

écrit Kristeva, « est une écriture où on lit l’autre ».17

Todorov souligne

que cette redéfinition dialogique du sujet aligne Bakhtine sur les dé-

veloppements de la psychanalyse post-freudienne.18

Elle offre d’autre

part aux sémiologues post-structuralistes un outil qui permet

d’exprimer l’agencéité dans le discours sans nécessairement prononcer

la disparition irrévocable d’une subjectivité signifiante. Le champ

dialogique de la culture—le « réseau à mille entrées » de Roland

Barthes19

—est sans cesse refaçonné par le dynamisme intertextuel du

rapport à autrui—un processus qui génère les textes scriptibles. Dans la

14 Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », 1960, 1964, Ecrits II, Paris, Seuil,

1971, p. 200 ; voir aussi Roland Barthes, « La mort de l’auteur », 1968, Œuvres

complètes, Tome II : 1966-1973, ed. Eric Marty, Paris, Seuil, 1994, pp. 491-95.;

Michel Foucault, “Qu’est-ce qu’un auteur?” Dits et Ecrits, 1954-1988 , Vol. I :

1954-1969, eds. Daniel Defert, François Ewald et Jacques Lagrange, Paris: Galli-

mard, 1994, pp. 789-821. 15 Tzvetan Todorov, op. cit., p. 155. 16 Voir Tzvetan Todorov, op. cit., p. 82. 17 Julia Kristeva, p. 88 ; italiques dans l’original. 18 Voir Tzvetan Todorov, p. 51-55. 19 Roland Barthes, S/Z, p. 19.

Christophe Den Tandt 6

terminologie de Julia Kristeva, on parle en la matière de « production »

signifiante ou de « signifiance ».20

Cette dissolution du sujet dans le

dialogisme présente l’avantage d’être modulable et même en partie

réversible : reprise par des auteurs que ne rebute pas l’image d’une

subjectivité signifiante, elle permet ce que l’on pourrait appeler une

réhumanisation du post-structuralisme.

3. Culture populaire, genres du discours et hybridité

Dans le domaine anglo-américain, l’impact de Bakhtine s’est fait sentir

en grande partie par le canal des « cultural studies ». Cette discipline

académique se donne comme objet la culture populaire ou, dans une

perspective plus large, l’ensemble du champ de la culture pour autant

que ce dernier soit compris comme un terrain de lutte idéologique et de

rapports de pouvoir. 21

Les cultural studies se sont développées ini-

tialement en Grande Bretagne, notamment dans les recherches des

membres du Center for the Study of Contemporary Culture de Bir-

mingham, fondé par le sociologue marxiste de la culture Raymond

Williams et longtemps dirigé par Stuart Hall. La méthodologie des

cultural studies était au départ une variante culturaliste du marxisme—

souvent appelée néo-marxisme—s’appuyant d’une part sur des auteurs

tels que Antonio Gramsci, Theodor Adorno, et Louis Althusser et,

d’autre part, sur la sémiologie (Saussure, Barthes). Cette base théorique

s’élargit plus tard à l’œuvre de Michel Foucault, à la déconstruction, au

féminisme, au multiculturalisme et, bien sûr, au dialogisme bakhtinien.

Jusqu’au début des années 1980, les théoriciens des cultural studies

avaient accès aux concepts bakhtiniens principalement par la lecture du

Marxisme et la philosophie du langage de Volochinov, traduit en

anglais depuis 1973. En dehors du domaine de la culture populaire, la

trace de Bakhtine se retrouve également dans les écrits du critique

marxiste Fredric Jameson qui, par sa formation de romaniste, avait

accès aux traductions françaises du théoricien soviétique. Enfin, à partir

des années 1980, les traductions de Bakhtine dirigées par Michael

Holquist—notamment les quatre essais recueillis dans The Dialogic

Imagination—permirent aux lecteurs anglophones de se familiariser

avec la conception bakhtinienne du roman.

20 Julia Kristeva, op. cit., pp. 31, 11. 21 Pour un aperçu des enjeux des cultural studies anglo-américaines, voir Christophe

Den Tandt et Mireille Tabah, « La culture de l’Autre / l’Autre dans la culture :

approches théoriques de l’altérité », Altérités : nouvelles approches de la culture, de

la représentation et de la différence, Degrés no. 131-32 (hiver 2007), pp. a5-13.

Bakhtine et la postmodernité 7

Nous verrons ci-dessous que l’apport le plus important de Bakh-

tine aux cultural studies porte sur la conceptualisation des rapports de

pouvoir au sein de la culture. Cependant, afin de respecter la chronolo-

gie de la dissémination des idées du théoricien soviétique dans le

domaine anglo-américain, je préfère aborder en premier lieu un point

dont la portée peut paraître moindre, mais qui a grandement réorienté

l’étude des genres populaires : la réévaluation de l’hybridité et de

l’hétérogénéité des genres littéraires et culturels à la lumière du dialo-

gisme. La théorie du roman développée par Bakhtine—basée sur les

concepts de polyphonie ou, selon la traduction de Todorov,

d’ « hétérologie »22

—mène en effet à une évaluation positive de

l’hétérogénéité discursive du texte romanesque. Dans « Du discours

romanesque » et La poétique de Dostoïevski, Bakhtine fait dépendre les

qualités littéraires du roman à sa capacité d’intégrer des registres dis-

cursifs et des visions du monde multiples.23

Même si une telle célébra-

tion de l’hétérogénéité discursive n’était pas absolument nouvelle—

Todorov indique qu’elle est modelée sur l’esthétique romantique de

Friedrich Schlegel24

—elle avait, dans le contexte de la critique anglo-

américaine des années 1970, un pouvoir libérateur : elle permettait de

marquer une rupture avec le New Criticism, le courant qui avait dominé

la critique anglophone du vingtième siècle. Ce mouvement formaliste

prônait une méthode d’analyse de texte qui se voulait à l’écoute des

complexités et des ambiguïtés de la poésie et du roman moderniste.

Cependant, le New Criticism restait fondamentalement monologique :

le but de toute bonne lecture consiste selon lui en la capacité d’unifier

les dissonances apparentes du texte.25

De manière symptomatique, les

New Critics utilisaient ce monologisme comme critère de canonicité :

comme beaucoup d’autres théoriciens littéraires avant eux, ils considé-

raient que seule la littérature sérieuse est capable d’atteindre un niveau

idéal d’harmonie esthétique. Dans ce contexte, le dialogisme bakhti-

nien, renforcé par la déconstruction post-structuraliste, a permis aux

théoriciens anglo-américains des années 1980 de se façonner une

22 Tzvetan Todorov, p. 88. 23 Voir Mikhaïl Bakthine, « Du discours romanesque », in Esthétique et Théorie du

Roman, Paris, Gallimard-Tel, 1978, p. 119 ; Mikhaïl Bakthine, La poétique de

Dostoïeski, 1929, trad. Isabelle Kolitcheff, Paris: Seuil-Points, 1970, préface de Julia

Kristeva, p. 163. 24 Voir Tzvetan Todorov, op. cit., p. 133. 25 Voir Art Berman, From the New Criticism to Deconstruction : The Reception of

Structuralism and Post-Structuralism, Urbana, University of Illinois Press, 1988,

pp. 48-49.

Christophe Den Tandt 8

approche neutre ou bienveillante de textes et de genres qui n’ont pas la

possibilité ou même l’ambition de prendre la forme de monument

esthétiques parfaitement homogènes.

La nécessité de prendre au sérieux les textes hybrides est le thème

de « Magical Narratives », un des chapitres de The Political Uncon-

scious de Fredric Jameson. Le critique américain, sur base des écrits de

Northrop Frye, y développe une lecture néo-marxiste de ce que les

critiques de langue anglaise appellent la « romance »—la fiction ro-

mantique qui mélange plusieurs modes fictionnels, du réalisme au

surnaturel.26

D’un point de vue marxiste, l’impact social de telles

œuvres est manifestement conditionné par leur hétérogénéité textuelle.

La théorie des genres susceptible de leur rendre justice doit donc

« d’une manière ou d’une autre rendre compte de la coexistence ou de

la tension existant entre plusieurs modes ou composantes géné-

riques ».27

Pour ce faire, Jameson adopte une grille de lecture qui

s’appuie à la fois sur les théories d’Althusser et, de manière plus dis-

crète, sur Bakthine. Du premier, Jameson retient l’idée qu’un texte

littéraire ne peut représenter un champ social de manière complète et

unifiée : les contradictions historiques et sociales donnent inévitable-

ment lieu à des tensions textuelles, condamnant l’œuvre à

l’inachèvement. Du deuxième, il retient qu’un texte est un tissu

polyphonique composé de voix émanant de formations sociales distinc-

tes : si le texte apparaît comme « une unité synchronique d’éléments, de

schèmes génériques et de discours contradictoires ou hétérogènes »,

c’est qu’il est traversé par « un conflit entre une structure plus ancienne

et les matériaux contemporains dans lesquels celle-ci cherche à

s’inscrire et se perpétuer ».28

Dans le cas de la romance, les voix qui

entrent en conflit sont celles de l’ancien monde féodal dont la culture

célèbre les relations sociales basées sur les rapports charismatiques et la

magie et, d’autre part, l’univers rationalisé de la bourgeoisie.29

Même si les réflexions développées dans « Magical Narratives »

ne concernent pas directement la culture populaire, elles mettent en

œuvre une méthodologie permettant d’approcher cette dernière sans

26 Fredric Jameson, « Magical Narratives: On the Dialectical Use of Genre Criti-

cism », The Political Unconscious: Narrative as a Socially Symbolic Act, Berkeley,

California University Press, 1981, p. 104. 27 Fredric Jameson, « Magical », 141 ; toutes les citations d’ouvrages en langue

anglaise ont été traduites par Christophe Den Tandt. 28 Fredric Jameson, « Magical », p. 141. 29 Fredric Jameson, « Magical », p. 134.

Bakhtine et la postmodernité 9

condescendance. En la matière, Jameson avait déjà utilisé un modèle

implicitement dialogique dans « Reification and Utopia », un article de

1979 qui a profondément refaçonné l’attitude des chercheurs anglo-

américains vis-à-vis de la culture de masse. Se penchant sur un corpus

de films hollywoodiens, Jameson y essaie de déterminer comment il

serait possible de lire les textes de la culture de masse sans se ranger

aux conclusions pessimistes de Theodor Adorno et Jean Baudrillard.

Ces derniers considèrent en effet que la massification de la culture sert

inéluctablement les besoins du mode de production capitaliste :

l’industrie de la culture, dans leur optique, exacerbe la réification. Afin

de nuancer ce présupposé négatif, Jameson indique qu’il faut prendre

acte du fait que la culture de masse, à l’inverse de ce que le label lui-

même implique, ne parle pas d’une seule voix : elle est toujours di-

alogique. Ce qui brise le monologisme de la culture de masse, c’est est,

selon Jameson, principalement la voix du public : les créateurs de la

culture de masse se doivent de tenir compte des attentes de ceux qui

consomment leur produit. Or, se basant sur les théories du philosophe

marxiste Ernst Bloch, Jameson prétend—avec des accents humanistes

peut-être exagérément optimistes—que cette voix est toujours porteuse

d’utopie : ce que le public recherche dans la culture, y compris dans les

divertissement de masse, c’est la promesse d’une collectivité humaine

émancipée. Cependant, comme la culture de masse reste un media

industriel à visée idéologique, la voix de l’émancipation est inévitable-

ment contrecarrée par des « structures symboliques d’endiguement » ou

de cooptation.30

Nous reviendrons plus bas sur le rôle dialogique du

public dans les rapports de pouvoir instaurés par la culture populaire. A

ce stade, je tiens seulement à souligner à quel point ce modèle de

lecture dialogique, bien que fort simple, rend possible une lecture fine

des textes de culture populaires. Il permet à Jameson de discerner dans

The Godfather de Francis Ford Coppola non seulement un film qui

condamne le gangstérisme au nom de la loi et de l’ordre mais, dans un

retour dialogique, un récit qui fait du crime organisé une métaphore du

grand capital. Simultanément, à travers la saga d’une famille issue de

l’immigration, le film fait miroiter la possibilité d’une collectivité

solidaire. De manière symptomatique, la polyphonie idéologique ainsi

mise en lumière correspond à un dialogisme des genres discursifs. En

filigrane de la formule du film de gangster, dont l’orientation tragique

requiert la mort du héros, Jameson fait ressortir un récit épique— 30 Fredric Jameson, « Reification and Utopia in Mass Culture », 1979, in Signatures

of the Visible, New York, Routledge, 1992, p. 25.

Christophe Den Tandt 10

comparable aux « chansons de geste ». Ce récit caché glorifie les

exploits des mafieux.31

Ainsi, le récit familial du clan Corleone se

double des accents d’un récit politique d’émancipation.

4. Les luttes sociales au sein du discours

Dans une perspective sociologique, l’œuvre de Bakhtine a aidé les

théoriciens des cultural studies à apporter de nouvelles contributions à

la théorie marxiste de la superstructure. Les néomarxistes anglo-

américains étaient en effet confrontés au problème qui a parasité les

critiques marxistes tout au long du vingtième siècle : le statut sec-

ondaire que réserve aux phénomènes culturels la lecture étroitement

économiste de l’œuvre de Marx. Les marxistes orthodoxes ne con-

sidèrent la culture que comme le reflet inessentiel de la base

économique. Dans un article du début des années 1980, Stuart Hall

essaie de renverser ce présupposé : il insiste sur le fait qu’il est indis-

pensable de tenir compte de l’existence d’une « lutte des classes » non

seulement dans l’économie mais aussi « dans le langage ».32

Afin

d’aborder ce phénomène, Hall indique qu’il est nécessaire de mettre en

dialogue les théoriciens marxistes—Marx, Gramsci—et les sémi-

oticiens structuralistes—en particulier de Saussure, Claude Lévi-

Strauss et Barthes. Selon Hall, Mythologies de Barthes est la meilleure

expression d’une telle fusion théorique : l’ouvrage du théoricien fran-

çais constitue un des meilleurs outils d’analyse de l’idéologie à la

lumière de la sémiologie structuraliste.33

Cependant, cette sémiologie

politisée s’avère trop rigide dans sa modélisation des relations de

pouvoir : elle est capable de décrire comment un message peut tenter

d’imposer à ses destinataires une vision du monde idéologiquement

connotée, mais elle ne peut décrire la capacité que possèdent ces der-

niers de se positionner en décalage par rapport au même message, voire

d’y résister. En bref, elle n’est pas dialogique : elle ne rend pas compte

du fait que « [l]a signification, dès qu’elle mise en question, doit être le

résultat non d’une reproduction fonctionnelle du monde au moyen du

langage mais d’une lutte sociale—une lutte pour l’hégémonie discur-

31 Fredric Jameson, « Reification and Utopia in Mass Culture », p. 31 ; italiques dans

l’original. 32 Stuart Hall, « The Rediscovery of ‘Ideology’: Return of the Repressed in Media

Studies », Culture, Society and the Media, eds. M. Gurevitch et al., London, Me-

thuen, 1982, p. 76. 33 Voir Stuart, Hall, « The Work of Representation », in Representation: Cultural

Representations and Signifying Practices, ed. Stuart Hall, 1997, London, Sage

Publications, 1999, p. 39.

Bakhtine et la postmodernité 11

sive—dont l’enjeu est de déterminer quelle accentuation est vouée à

s’imposer comme la plus crédible ».34

Bakthine, sous le masque de

Volochinov, promet au contraire un modèle de lecture qui rend justice à

de telles interactions.

Le point particulier des théories de Volochinov/Bakhtine qui a re-

tenu l’attention des néomarxistes anglo-américains est la notion de

multiaccentualité. Ce concept va leur permettre de réagir aux nouvelles

conceptualisations des rapports de pouvoir émanant de penseurs de la

postmodernité tels que Michel Foucault et Jean Baudrillard. Ces der-

niers décrivent le champ du pouvoir sous le trait d’un système total—

un espace discursif qui ne permet pas de poser un geste de révolte

intégralement autonome par rapport au pouvoir lui-même.35

Au début

des années 1980, Jameson prend acte de cette vision pessimiste dans

des réflexions qui mettent l’accent sur le fait que la postmodernité se

déploie sous la forme d’une société de l’information au développement

exponentiel. Cette métamorphose technologique du champ de la culture

crée une situation qui ne semble plus permettre d’imaginer qu’une

résistance politique puisse se développer à partir d’un espace opposi-

tionnel entièrement distinct des institutions que cette même résistance

essaie de mettre en échec.36

En bref, la postmodernité semble neutralis-

er tout sujet oppositionnel. Si ce présupposé s’avère exact, il reste

cependant possible de recourir à la stratégie déjà esquissée par Jameson

lui-même dans « Reification and Utopia » : développer une forme de

résistance culturelle sur base de la polyphonie discursive. Jameson écrit

donc qu’« en accord avec Bakhtine, » il faut considérer que « le dis-

cours de classe—les catégories selon lesquelles des textes spécifiques

et des phénomènes culturels se retrouvent encodés—adopte une struc-

ture essentiellement dialogique ».37

Un même discours, même s’il est

partagé par l’ensemble du corps social, peut recevoir des intonations ou

des accents divers et être donc l’objet d’inflexions et d’appropriations

divergentes.

34 Stuart Hall, « The Rediscovery of ‘Ideology’ », p. 76. 35 Voir Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, pp. 30-36;

Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 1 : La volonté de savoir, Paris : Gallimard,

1976, pp. 129-30. 36 Fredric Jameson, « Reification and Utopia in Mass Culture », p. 23 ; Fredric

Jameson, Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke

University Press, 1991, pp. 37-38. 37 Fredric Jameson, « On Interpretation », The Political Unconscious: Narrative as a

Socially Symbolic Act, p. 84 ; italiques dans l’original.

Christophe Den Tandt 12

C’est aussi la conclusion vers laquelle s’achemine Stuart Hall

dans l’article cité ci-dessus : dans le système total de la société de

l’information, écrit Hall, « la lutte se manifeste sous forme d’une

différence dans l’accentuation d’un même terme ».38

Même dans cette

configuration de pouvoir défavorable, la valeur idéologique d’un terme

ou d’un discours ne peut être entièrement prescrite : « [l]es significa-

tions qui ont été très intimement associées » par le processus de conno-

tation idéologique décrite par Barthes dans Mythologies « peuvent aussi

être dissociées ».39

Dans cette version postmoderne du conflit social,

« la ‘lutte au sein du discours’ consiste précisément en ce processus

d’articulation et de désarticulation ».40

5. Multiaccentualité et subversion culturelle

Le concept de multiaccentualité n’a pas uniquement une valeur descrip-

tive dans les cultural studies anglo-américaines. En plus d’être un outil

théorique qui permet de rendre compte des mécanismes de pouvoir au

sein du discours, il joue un rôle prescriptif dans l’évaluation des pra-

tiques culturelles. Dans le champ de la culture populaire et de la culture

de masse, les théoriciens anglo-américains des années 1980 favorisent

en effet les œuvres et genres qui utilisent ce que l’on peut appeler des

stratégies de subversion postmodernes. En termes bakhtiniens, il s’agit

d’œuvres qui utilisent le dialogisme dans un but politique. Ce choix

politico-esthétique tient compte du présupposé, souvent rappelé dans

l’œuvre de Bakthine, selon lequel le discours du pouvoir réprime le

dialogisme. Stuart Hall, paraphrasant Volochinov/Bakhtine, affirme

que « [d]ans le discours dominant, les signes “multiaccentuels” sont

réduits à l’”uniaccentualité ».41

Le pouvoir se veut monologique ou

uniaccentuels. De manière plus nuancée, il conviendrait d’écrire que les

prétentions à l’uniaccentualité affichées par le discours du pouvoir ne

peuvent jamais être pleinement satisfaites. Ce dernier en est donc réduit

à camoufler sa propre multiaccentualité afin de cultiver l’apparence

d’un monologisme accompli. C’est ce que Jacques Derrida, dans une

terminologie différente, appelle le « logocentrisme ».42

Or, si le pouvoir

exige ce simulacre d’homogénéité, l’intégrité des pratiques culturelles

38 Stuart Hall, « The Rediscovery of ‘Ideology’ », p. 77. 39 Stuart Hall, « The Rediscovery of ‘Ideology’ », p. 77. 40 Stuart Hall, « The Rediscovery of ‘Ideology’ », p. 77. 41 Stuart Hall, « The Rediscovery of ‘Ideology’ », p. 77. 42 Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967, p.

117.

Bakhtine et la postmodernité 13

doit se mesurer à leur capacité à ne pas se laisser tenter par le monolo-

gisme : elles doivent se prêter d’emblée à des appropriations multiac-

centuelles. Pour reprendre la terminologie de Barthes et de Derrida, ces

pratiques doivent s’engager dans l’esthétique du « scriptible » et de la

« différance ».43

Elles doivent favoriser ce que Kristeva appelle la

« signifiance »—la production discursive—et se prêter aux gestes

typiques de l’art postmoderne tels que la réappropriation, l’inflexion, la

recontextualisation, ou l’hybridité délibérée.44

Les cultural studies ont apporté leur contribution à ce point de la

politique culturelle du postmodernisme en soulignant que l’élaboration

de pratiques ouvertement dialogiques n’est pas l’apanage de mouve-

ments d’avant-garde élitistes : ces phénomènes peuvent apparaître dans

les genres populaires, contredisant donc le préjugé qui voit nécessaire-

ment en ces derniers des vecteurs du conservatisme et de la réification.

Parmi les auteurs qui ont le plus clairement mis en évidence la multiac-

centualité de la culture populaire, on peut citer Dick Hebdige, Henry

Louis Gates, Jr. Et Paul Gilroy . En 1979, Hebdige publia une des

premières études académiques consacrées à l’esthétique du punk rock.

La méthodologie de cet ouvrage fait la jonction entre les apports de

Volochinov/Bakthine et les théories post-structuralistes de la produc-

tion signifiante, établissant par là-même l’idée d’une affinité naturelle

entre certains développements récents de la culture populaire et

l’esthétique de la postmodernité. Hebdige discerne dans le punk un

mouvement qui ne se satisfait plus des stratégies utilisées par les sous-

cultures prolétariennes apparues en Angleterre depuis les années 1950.

Au lieu de revendiquer une authenticité prolétarienne stable comme

l’ont fait d’autres groupes tels que les Teddy Boys et les Skinheads, les

punks affichent une esthétique de rupture qui refuse de projeter une

identité claire et se contente de recycler et d’infléchir de manière

ironique les signifiants des styles pré-existants.45

Par exemple, au grand

dam des fans de rock plus âgés, les punks se composent un style ves-

timentaire mélangeant les symboles anciens (coiffures des années

1950) et des éléments jusqu’alors marginaux dans la culture rock

(attirail fétichiste et sado-masochiste tiré des sex shops). Selon Hebdi-

ge, ce geste, perçu par de nombreux fans comme une désacralisation,

43 Roland Barthes, S/Z, p. 10 ; Jacques Derrida, La voix et le phénomène: Introduc-

tion au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Presses

Universitaires de France, 1967, p. 92. 44 Julia Kristeva, op. cit., p. 11. 45 Dick Hebdige, Subculture: The Meaning of Style, London, Methuen, 1979, p. 121.

Christophe Den Tandt 14

ne marque pas un simple changement de contenu ; il n’est pas compa-

rable, par exemple, à la différence entre le style des rockers des années

1950 et celui des hippies de la fin des années 1960. Il s’agit au contraire

d’une métamorphose structurelle menant à la création d’une stratégie

de signification inédite: l’esthétique punk renonce aux revendications

d’authenticité des sous-cultures plus anciennes et adopte des pratiques

« kinétiques » et « transitives » valorisant « l’acte de transformation »

sémiotique.46

Ces gestes sont donc en parfait accord avec les processus

de « signifiance »47

décrits par Kristeva ou avec la théorie des signes

aux « accents » multiples prônée par Volochinov/Bakthine.48

Henry Louis Gates, Jr. et Paul Gilroy appliquent une méthodolo-

gie similaire à l’étude des cultures afro-américaine et afro-britannique,

indiquant ainsi comment le mélange de principes poststructuralistes et

dialogiques peut servir à élaborer une « critique noire du signe ».49

Les

cultures métissées d’origine africaine se prêtent particulièrement bien

au dialogisme car elles sont constituées de pratiques signifiantes qui se

sont développées en contact constant avec une norme dominante—la

culture eurocentrique—ou même dans les interstices de celle-ci. Une

telle configuration a nécessairement amené les acteurs culturels des

communautés d’origine africaine à s’approprier des éléments de la

culture dominante, à les recontextualiser et à les infléchir selon leur

propre besoins. C’est par ce processus, suggère Gates, que « [l]es

noirs » ont « colonisé » ce qui était au départ « un signe blanc ».50

Dans

The Signifying Monkey, Gates indique que les jeux de langage visant à

l’appropriation et la réaccentuation du discours d’un interlocuteur tirent

leur origine des personnages de tricksters du folklore africain.51

Ces

interactions discursives, de valeur ironique ou subversive, ont servi de

canevas à la culture orale afro-américaine, qui a elle-même alimenté la

littérature et la musique (jazz, blues, hip-hop). Cette culture de l’oralité

se structure autour de pratiques bien identifiées—« sounding », « signi-

fying »—dont les mécanismes semblent avoir anticipé les jeux de

46 Voir Dick Hebdige, Subculture: The Meaning of Style, p. 124. 47 Dick Hebdige, Subculture: The Meaning of Style, p. 124. 48 Dick Hebdige, Subculture: The Meaning of Style, p. 121 49 Henry Louis, Gates, Jr., The Signifying Monkey: A Theory of Afro-American

Criticism, New York, Oxford University Press, 1988, p. 48. 50 Henry Louis, Gates, Jr., The Signifying Monkey: A Theory of Afro-American

Criticism, p. 47. 51 Voir Henry Louis, Gates, Jr., The Signifying Monkey: A Theory of Afro-American

Criticism, p. 5-22.

Bakhtine et la postmodernité 15

langage des avant-gardes postmodernes.52

Dans les échanges verbaux

du « signifying », le signifié ou le contenu propositionnel du discours

du pouvoir—ce que Gates appelle la « signification »—importe

beaucoup moins que le travail du locuteur (« Signification » ou « signi-

fyin’ »), qui refaçonne le matériau emprunté en un acte de langage

inédit.53

Il en résulte un processus qui met en œuvre la multi-

accentualité bakhtinienne:

Le processus d’appropriation sémantique qui se manifeste

dans le rapport entre Signification et signification a été décrit

très justement par Mikhail Bakthine comme étant le fait d’un

mot à double voix, c’est-à-dire un mot ou un énoncé qui,

dans ce contexte, a été décolonisé selon les intérêts des noirs

« en insérant une nouvelle orientation sémantique dans un

mot qui possèdait déjà—et qui d’ailleurs conserve—sa

propre orientation »54

Une telle pratique dialogique correspond à une variante pragmatiste du

post-structuralisme, mettant en œuvre la dynamique des actes de lan-

gage. Gates souligne d’ailleurs la continuité terminologique entre

signifying et signifiance. Cette ressemblance, qu’il serait mal avisé de

traiter comme une pure coïncidence, met en lumière les affinités entre

culture afro-américaine et déconstruction.

Selon Paul Gilroy, des stratégies comparables au signifying décrit

par Gates structurent les musiques afro-américaine et afro-britannique.

L’argument au sein duquel Gilroy développe cette thèse suggère que la

culture populaire des communautés d’origine africaine essaie de contrer

les structures de pouvoir capitalistes au moyen d’une résistance de type

dialogique. La cible principale de cette résistance est l’organisation

capitaliste du temps et de l’espace.55

Pour les populations noires,

l’espace et le temps capitalistes sont des sources d’oppression non

seulement en raison de leurs caractéristiques intrinsèques, mais plus

encore par le fait que les noirs en sont souvent exclus.56

Dans ce con-

texte, les communautés d’origine africaine produisent une culture dans

laquelle le plaisir lui-même sert de stratégie de résistance. Ce plaisir

s’exprime notamment par le développement de pratiques participatives

52 Henry Louis, Gates, Jr., The Signifying Monkey, p. 81 ; italiques dans l’original. 53 Henry Louis, Gates, Jr., The Signifying Monkey, p. 50. 54 Henry Louis, Gates, Jr., The Signifying Monkey, p. 50. 55 Voir Paul Gilroy, There Ain’t No Black in the Union Jack: The Cultural Politics

of Race and Nation, 1987, London, Routledge, 1992, p. 284. 56 Voir Paul Gilroy, There Ain’t No Black in the Union Jack, p. 286.

Christophe Den Tandt 16

qui s’emparent des produits de l’idéologie blanche et de l’industrie de

la culture et qui—comme l’écrit Gilroy, citant Bakhtine—les « car-

navalisent ».57

Cette réappropriation carnavalesque se remarque par

exemple dans la pratique des DJs afro-britanniques des années 1980,

invitant le public à des gestes de réappropriation subversive :

Des échanges hautement ritualisés entre les DJs et le public

[…] visaient à corrompre systématiquement des mots an-

glais sans valeur marquée, créant ainsi de nouvelles formes

de discours public. De manière ludique, [ces mots] étaient

dotés de significations sans rapport avec celles dont ils

étaient investis dans le discours hégémonique.58

Dans une logique très bakhtinienne, Gilroy insiste sur le fait que cette

dialogisation carnavalesque agit particulièrement par le biais des élé-

ments non-verbaux de la musique—rythme, mélodie, cris inarticulés

des chanteurs et de leur public.59

Il confirme ainsi les remarques du

théoricien soviétique concernant l’importance du paralinguistique—en

particulier le jeu de l’intonation—dans l’accentuation dialogique.60

6. Le public comme acteur dialogique

Les remarques précédentes indiquent que les pratiques dialogiques en

culture populaire prennent souvent la forme d’un droit de réponse ou

d’une participation active du public vis-à-vis du matériau qui lui est

proposé. Cet aspect du dialogisme est devenu l’objet d’une branche

spécifique des cultural studies. John Fiske, un théoricien des médias

spécialisé dans l’étude des fictions télévisuelles, en est le représentant

le plus connu. L’approche développée par Fiske est souvent qualifiée

de populisme culturel. Ce terme rend justice au fait que, contrairement

à d’autres théoriciens (y compris de nombreux néo-marxistes), Fiske

fait entièrement confiance au principe selon lequel le « peuple » n’est

pas nécessairement « dupé » par l’offre culturelle.61

Au contraire, il

affirme que « [l]e pouvoir des différents publics dans l’économie

culturelle est considérable ».62

Ce credo s’appuie sur plusieurs principes

annexes. Si l’offre de la culture de masse est dialogiquement renégo-

57 Paul Gilroy, There Ain’t No Black in the Union Jack, p. 274. 58 Paul Gilroy, There Ain’t No Black in the Union Jack, p. 261. 59 Voir Paul Gilroy, There Ain’t No Black in the Union Jack, p. 290. 60 Voir Tzvetan Todorov, op. cit., p. 193. 61 John Fiske, « The Popular Economy », 1987, in Cultural Theory and Popular

Culture: A Reader, ed. John Storey, New York, Harvester Wheatsheaf, 1994, p. 495. 62 John Fiske, « The Popular Economy », p. 499.

Bakhtine et la postmodernité 17

ciable par son public, il faut considérer que l’encodage culturel—le

pouvoir de créer des messages censés contraindre le comportement des

destinataires—a un impact moindre que ne le craignent de nombreux

critiques, qu’ils soient conservateurs ou progressistes. Donc, loin d’être

des vecteurs d’endoctrinement idéologique, « [l]es biens culturels n’ont

pas de valeur d’usage clairement définie ».63

Dans la mesure où ils

offrent un espace de liberté herméneutique, ils permettent l’apparition

de « significations et [de] plaisirs de résistance ».64

De manière prévisi-

ble, les thèses de Fiske sont souvent perçues comme l’expression d’un

optimisme aveugle : comme l’écrit le théoricien de la culture rock

Lawrence Grossberg, elles tendent à désarmer l’esprit critique et à faire

de l’expérience quotidienne le terrain d’une illusoire « rédemption

politique ».65

Fiske ne fait cependant qu’aller au bout de la logique de

la multi-accentualité : l’inflexion dialogique chez Bakthine est bien une

prérogative de liberté. Les appropriations multi-accentuelles qui en

résultent ne peuvent qu’entraîner un affaiblissement de la valeur

sémantique supposément inaliénable (ou idéologiquement manipula-

trice) de chaque énoncé. Les partisans post-structuralistes de la per-

formativité discursive—une théorie qui, nous l’avons vu, rejoint sou-

vent le dialogisme—atteignent des conclusions semblables quand ils

privilégient la force illocutoire ou perlocutoire d’un énoncé par rapport

à son contenu propositionnel. Fiske est donc fidèle à l’inspiration

bakhtinienne des cultural studies quand il place au centre même de

« l’aire […] de la représentation » le « pouvoir de construire des signi-

fications, des plaisirs et des identités sociales qui diffèrent de ce qui est

proposé par les structures dominantes ».66

L’optimisme populiste de Fiske l’amène également à privilégier

des segments de la culture de masse méprisés par beaucoup d’autres

commentateurs. Nous avons vu plus haut que les cultural studies ont

très logiquement marqué leur prédilection pour la subversion di-

alogique. Ces théoriciens ont donc encensé soit des mouvements af-

fichant des valeurs oppositionnelles explicites—sous-cultures liées à la

musique rock, mouvements féministes et queer—, soit des œuvres se

prêtant aux appropriations multi-accentuelles par le biais de la subver-

sion ironique—films noirs hollywoodien (The Big Sleep de Howard

63 John Fiske, « The Popular Economy », p. 497. 64 John Fiske, « The Popular Economy », p. 500. 65 Lawrence Grossberg, We Gotta Get Out of This Place: Popular Conservatism and

Postmodern Culture, New York, Routledge, 1992, p. 94. 66 John Fiske, « The Popular Economy », p. 502.

Christophe Den Tandt 18

Hawks [1946], Gilda de Charles Vidor [1946], The Manchurian Can-

didate de John Frankenheimer [1962]) ou films d’action postmodernes

(Terminator de James Cameron [1984], Repo Man d’Alex Cox [1984],

Robocop de Paul Verhoeven [1987],). Fiske, au contraire, s’empare de

produits qui ne semblent laisser aucune ouverture à la subversion—les

séries télévisées telles que Dallas, légitimement soupçonnées de

propager les valeurs du capitalisme américain.67

Ce choix excentrique

se justifie, selon Fiske, par le fait que de tels textes permettent paradox-

alement un degré maximal de multi-accentualité : au contraire des

productions des sous-cultures ouvertement subversives, dont le public

est par définition limité, les grands feuilletons commerciaux jouissent

d’une audience planétaire. Ils offrent donc à des publics très hété-

rogènes la possibilité d’infléchir le texte selon la logique de traditions et

de situations très diverses.68

Il n’y a donc pas, dans cette optique, de

récit-maître de Dallas, seulement un canevas renégociable dialogique-

ment. Les publics américains et européens percevront sans doute la

série comme une glorification des politiques de Ronald Reagan (et ils

l’apprécieront ou la détesteront sur cette base), tandis que les publics

des pays arabes y verront un récit interprétable selon la logique de leurs

propres normes concernant les réseaux de parenté.69

6. Le dialogisme planétaire: le postcolonialisme bakthinien

La perspective de voir une même œuvre renégociée selon un dialo-

gisme sans frontière permet une transition vers le dernier type

d’appropriation des principes de Bakhtine dont je m’entretiendrai ici—

l’élaboration d’un dialogisme planétaire—, un modèle proposé par

certains théoriciens du postcolonialisme. La personnalité qui retiendra

notre attention en la matière sera le théoricien d’origine indienne Homi

K. Bhabha. Ce dernier est l’auteur de concepts tels que le Tiers Espace,

l’hybridité, ainsi que la subversion par la mimique et l’action du présent

de l’énonciation. Il nous paraît utile de démontrer que ces termes, tous

cruciaux pour la théorie postcoloniale, sont au minimum compatible

avec le dialogisme bakhtinien, ou parfois même directement inspirés de

ce dernier.

Bhabha prend comme point de départ les changements socio-

géographiques qui ont affecté les populations depuis la Deuxième

Guerre Mondiale. La disparition des grands empire coloniaux, les flux

67 Voir John Fiske, « The Popular Economy », p. 505. 68 Voir John Fiske, « The Popular Economy », p. 505. 69 Voir John Fiske, « The Popular Economy », p. 505.

Bakhtine et la postmodernité 19

migratoires qui en ont résulté, ainsi que le développement des médias

électroniques ont jeté les bases de ce que Bhabha appelle « [l]e

‘ nouvel ’ internationalisme »:70

les cultures du présent postcolonial ne

peuvent plus s’élaborer selon une logique nationale ou continentale ;

elles émanent au contraire directement de la recomposition dé-

mographique qui caractérise la postcolonialité :

Alors qu’autrefois la transmission de traditions nationales

était le thème majeur de la littérature mondiale, nous pou-

vons peut-être suggérer que les histoires transnationales des

migrants, des colonisés ou des réfugiés politiques—ces posi-

tions liminales et interstitielles—pourraient devenir le terrain

de la littérature mondiale.71

La culture planétaire se trouve donc dans une situation de dialogisme

objectif : à l’inverse de ce qu’ont pu croire certain créateurs du passé, il

n’est plus possible d’ignorer que chaque œuvre, chaque système de

pensée, ou chaque pratique signifiante entre nécessairement en dialogue

avec des voix divergentes. Ces dernières ne s’expriment pas d’une

position d’extériorité lointaine : l’hybridisation des populations due aux

flux migratoires contemporains leur permet d’émerger en tous points—

du cœur même des sociétés qui, par le passé, pouvaient se croire cul-

turellement homogènes.

Selon Bhabha, l’ouverture au dialogisme rendu possible par ce

nouvel internationalisme postcolonial n’est pas le fruit d’une pure

coïncidence historique—la caractéristique contingente d’une seule

époque. Invoquant des raisonnements ancrés à la fois dans le poststruc-

turalisme et le dialogisme. Bhabha affirme que la conjoncture soci-

opolitique de la fin du vingtième siècle n’a fait que mettre en lumière

un mécanisme fondamental de la communication : le fait que toute

négociation culturelle implique le glissement du sujet vers l’altérité et

l’hybridisation. Selon Bhabha, la communication et l’interprétation

arrachent le locuteur et l’interlocuteur à leur illusion d’identité et les

projettent dans un « Tiers Espace » de négociation discursive :72

Le pacte d’interprétation n’est jamais simplement un acte de

communication entre le Je et le Tu désignés dans l’énoncé.

La production de la signification requiert que ces deux

espaces soient mobilisés dans le passage à travers un Tiers

Espace qui représente à la fois les conditions générales du

70 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, London, Routledge, 1994, p. 8. 71 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, p. 17. 72 Bhabha Homi K. Bhabha, The Location of Culture, p. 53.

Christophe Den Tandt 20

langage et l’action spécifique de l’énoncé au sein d’une stra-

tégie performative et institutionnelle de laquelle cet énoncé

ne peut être conscient « en lui-même ».73

La force qui anime cet arrachement vers le « Tiers Espace » est, selon

Bhabha, le dynamisme du « présent de l’énonciation »,74

c’est-à-dire le

devenir tel qu’il s’exprime à travers le discours dialogisé. Comme

beaucoup de théoriciens postmodernes, et comme Bakthine lui-même,

Bhabha estime de manière axiomatique que ce mouvement du discours

et de l’expérience est porteur d’une promesse d’émancipation : le

processus qui s’accomplit à travers les confrontations discursives, aussi

complexe et indéterminé soit-il, est une source d’espoir par le fait

même qu’il alimente un changement perpétuel.75

L’accession au Tiers

Espace par le procès de l’énonciation entraîne donc inévitablement des

pratiques de subversion :

L’énonciatif est un processus dialogique qui se manifeste par

des déplacements et des réalignements qui sont les effets

d’antagonismes et d’articulations culturels. Il subvertit ainsi

les fondements du moment hégémonique et redéploie des

sites de négotiations alternatifs hybrides.76

Dans cette optique, toute incursion dans le dialogisme pose un risque

pour le discours hégémonique. Le mécanisme de subversion du dis-

cours colonial analysé par Bhabha—la « mimique » ([mimicry])—en

offre un excellent exemple.77

Bhabha indique que les efforts accomplis

par les sujets colonisés afin d’imiter les normes culturelles des colo-

nisateurs produisent inévitablement des pratiques subversives. La

mimique, qui se voudrait copie parfaite, est emportée par le dynamisme

dialogique du présent énonciatif et devient une réplique déplacée,

moqueuse. Pour reprendre le vocabulaire de la multiaccentualité, la

mimique constitue ce que Stuart Hall, paraphrasant Volochi-

nov/Bakthine, appelle « une accentuation différente d’un terme iden-

tique », et elle amorce par là-même un mouvement de résistance.78

73 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, p. 53. 74 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, p. 266. 75 Voir Homi K. Bhabha, The Location of Culture, p. 38-39. 76 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, p. 255. 77 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, p. 121. 78 Stuart Hall, « The Rediscovery of ‘Ideology’ », p. 77.

Bakhtine et la postmodernité 21

7. Conclusion

A titre d’hypothèse, on pourrait essayer d’imaginer ce que seraient

devenues la sémiologie et les cultural studies si l’œuvre de Bakhtine

n’avait jamais été découverte en Europe de l’ouest et aux Etats-Unis. Il

en serait certainement résulté un vide théorique qui aurait dû être

comblé par d’autres systèmes conceptuels. La réévaluation de

l’hybridité des genres littéraires et culturels aurait pu se faire unique-

ment sur base des théories de la différance. De même, il est probable

que les théories de la performativité et des actes de langages auraient

été les seuls moyens disponibles pour modéliser les interactions social-

es au sein du discours. C’est d’ailleurs de cette manière que, dans

l’histoire réelle de la théorie de la fin du vingtième siècle, ces théories

ont été utilisées par des auteurs tels que Foucault et Judith Butler. Ce

qui aurait cependant manqué—et ce qui constitue donc la spécificité de

l’œuvre de Bakhtine—, ç’aurait été la dimension inéluctablement

sociale que confèrent aux échanges dialogique les analyses du

théoricien soviétique. Sans s’appesantir sur la question complexe des

liens entre Bakhtine et le marxisme (les accents marxistes de certains

de ses textes sont-ils de pures concessions à la censure ? Sont-ils la

marque spécifique de Volochinov ou Medvedev ?), il faut rendre

justice au fait que la terminologie de base des écrits bakhtiniens permet

une modélisation des échanges discursifs plus concrète que ce que

n’auraient permis les théories du discours disponibles hors de son

œuvre. Julia Kristeva a fait la remarque très juste que les choix lexicaux

de Bakthine—sa prédilection pour des termes concrets, mais manquant

souvent de spécificité—est paradoxalement un atout méthodologique :

cette « démarche naïve » donne un contour perceptible à des processus

qui auraient paru incompréhensibles dans une terminologie plus af-

finée.79

Cette remarque s’applique en particulier à l’utilisation bakhti-

nienne du terme « voix ».80

Ce mot suggère à la fois une capacité

transposable à travers les échanges dialogiques, mais aussi l’ancrage du

discours dans des personnes et des groupes sociaux. Cette double

attention à l’autonomie du discours et à son inscription sociale est sans

doute le legs le plus précieux de Bakhtine à la théorie de la culture de la

fin du vingtième siècle.

79 Julia Kristeva, p. 111. 80 Mikhaïl Bakthine, La poétique de Dostoïeski, p. 256.