2007 Harcèlement moral au travail, survictimation et problèmes du harceleur : quand les victimes...

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61 Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2007, N°73, pp. 61-73 Résumé : Trente-deux scénarios relatifs au harcèlement professionnel va- riant en fonction des explications causales et de la survictimation du harcelé, des problèmes psychologiques du harceleur et de la situation économique de l’entreprise ont été soumis à soixante-quatre sujets qui jugeaient l’équité de la situation, la responsabilité du harcelé et du harceleur et la probabilité de venir en aide. Les résultats indiquent que le harcèlement est jugé d’autant moins équitable mais le harcelé, d’autant plus responsable, qu’il évoque une cause interne. La survictimation augmente la responsabilité de la victime et diminue l’intention d’aide. L’aide augmente lorsque l’entreprise est en essor et les problèmes psychologiques du harceleur. Le harceleur est jugé moins responsable lorsque l’entreprise est en difficulté. Mots-clés : harcèlement moral, mobbing, survictimation, attribution causale, responsabilité, aide. Le harcèlement est un processus psychologique in- duit dans un contexte de travail auquel il est lié et ce processus se caractérise par une souffrance psy- chologique et morale du salarié. Plus précisément, sa caractéristique est de porter atteinte au contrat moral qui lie la personne à son travail (Viaux et Bernaud, 2001). Leymann (1996, p. 27) définit le harcèlement moral comme « l’enchaînement, sur une assez lon- gue période, de propos et d’agissements hostiles ex- primés ou manifestés par une ou plusieurs person- nes envers un tiers (la cible) ». Pour Hirigoyen (1998, p. 55), il s’agit de « toute conduite abusive, se ma- nifestant notamment par des comportements, des paroles, des actes écrits pouvant porter atteinte à la personnalité, à la dignité et/ou l’intégrité physique et psychique d’une personne et mettre en péril l’em- ploi de celle-ci ou dégrader le climat de travail ». La littérature sur le harcèlement moral au travail peut globalement être divisée en trois grandes thé- matiques. La première souvent inspirée d’enquêtes tente d’identifier les caractéristiques des harceleurs et des victimes ainsi que les caractéristiques organi- sationnelles (Bazerque, 1999 ; Faulx et Guezaine, 2000 ; Guezaine et Faulx, 2003 ; Hirigoyen, 1998, 2001 ; Leymann, 1996 ; Viaux et Bernaud, 2001 a et b ; Zapf et Einarsen, 2005). Certaines re- cherches aboutissent à des propositions de modèles (Poilpot-Rocaboy, 2000). La deuxième thématique, en- core plus courante, a trait aux conséquences des atteintes sur les victimes (Gemzoe-Mikkelsen et Einarsen, 2002a et b ; Hirigoyen, 1998, 2001 ; Kudielka, 2004 ; Leymann, 1996 ; Matthiesen et Einarsen, 2001, 2004 ; Mikkelsen et Einarsen, 2001a et b ; Prigent, 2002 ; Viaux et Bernaud, 2001a et b ; Zapf et Einarsen, 2005 ; Zapf, Knorz et Kulla, 1996). Très peu de tra- vaux ont porté sur la troisième thématique relative aux jugements (Balducci, 2002 ; Desrumaux, Lemoine et Mahon, 2004) et aucune recherche n’a, à notre connaissance, porté sur l’effet des attributions causales émises par la victime sur les jugements relatifs aux situations de harcèlement. Pourtant, les particularités liées au processus de harcèlement et à sa pérennisation ne peuvent être réellement comprises sans tenir comp- te des jugements et des représentations impliquées dans de telles situations. Or, la situation de mobbing comme le soulignent Faulx et Guezaine (2000, p. 140) se caractérise par une « surévaluation systématique de la responsabilité de la victime allant de pair avec une sous-estimation des facteurs organisationnels », ce qui met en évidence plusieurs biais de jugements dont l’erreur fondamentale d’attribution (Ross, 1977). Ces recherches sur les jugements permettraient en outre de comprendre deux caractéristiques typiques du harcèlement : premièrement, sa durée et sa ré- pétition et deuxièmement l’isolement des victimes et l’absence d’aide de l’entourage professionnel (Bazerque, 1999 ; Gemzoe-Mikkelsen, 2002a ; Leymann et Gustafsson, 1996 ; Poilpot-Rocaboy, 2000 ; Viaux et Bernaud, 2001). Ce si- lence des victimes et de leur entourage et la non- intervention de celui-ci s’expliquerait par la théorie du monde juste (Lerner, 1966). Selon cette théorie, une Harcèlement moral au travail, survictimation et problèmes du harceleur : quand les victimes sont jugées aussi responsables que leurs harceleurs Pascale DESRUMAUX UFR de psychologie, Équipe Psitec, Université de Lille 3, France Pour toute correspondance relative à cet article, s’adresser à Pascale Desrumaux, UFR de psychologie, Équipe Psitec EA 4072, Université de Lille 3, Boîte postale 149, 59645 Villeneuve d’Ascq CEDEX, France ou par courriel à <[email protected]>. L’auteur remercie Zélie Casse et Sophie Cornélis pour leur contribution au recueil des données.

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61Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2007, N°73, pp. 61-73

Résumé : Trente-deux scénarios relatifs au harcèlement professionnel va-riant en fonction des explications causales et de la survictimation du harcelé, des problèmes psychologiques du harceleur et de la situation économique de l’entreprise ont été soumis à soixante-quatre sujets qui jugeaient l’équité de la situation, la responsabilité du harcelé et du harceleur et la probabilité de venir en aide. Les résultats indiquent que le harcèlement est jugé d’autant moins équitable mais le harcelé, d’autant plus responsable, qu’il évoque une cause interne. La survictimation augmente la responsabilité de la victime et diminue l’intention d’aide. L’aide augmente lorsque l’entreprise est en essor et les problèmes psychologiques du harceleur. Le harceleur est jugé moins responsable lorsque l’entreprise est en difficulté.

Mots-clés : harcèlement moral, mobbing, survictimation, attribution causale, responsabilité, aide.

Le harcèlement est un processus psychologique in-duit dans un contexte de travail auquel il est lié et ce processus se caractérise par une souffrance psy-chologique et morale du salarié. Plus précisément, sa caractéristique est de porter atteinte au contrat moral qui lie la personne à son travail (Viaux et Bernaud, 2001). Leymann (1996, p. 27) définit le harcèlement moral comme « l’enchaînement, sur une assez lon-gue période, de propos et d’agissements hostiles ex-primés ou manifestés par une ou plusieurs person-nes envers un tiers (la cible) ». Pour Hirigoyen (1998, p. 55), il s’agit de « toute conduite abusive, se ma-nifestant notamment par des comportements, des paroles, des actes écrits pouvant porter atteinte à la personnalité, à la dignité et/ou l’intégrité physique et psychique d’une personne et mettre en péril l’em-ploi de celle-ci ou dégrader le climat de travail ».

La littérature sur le harcèlement moral au travail peut globalement être divisée en trois grandes thé-matiques. La première souvent inspirée d’enquêtes tente d’identifier les caractéristiques des harceleurs et des victimes ainsi que les caractéristiques organi-

sationnelles (Bazerque, 1999 ; Faulx et Guezaine, 2000 ; Guezaine et Faulx, 2003 ; Hirigoyen, 1998, 2001 ; Leymann, 1996 ; Viaux et Bernaud, 2001 a et b ; Zapf et Einarsen, 2005). Certaines re-cherches aboutissent à des propositions de modèles (Poilpot-Rocaboy, 2000). La deuxième thématique, en-core plus courante, a trait aux conséquences des atteintes sur les victimes (Gemzoe-Mikkelsen et Einarsen, 2002a et b ; Hirigoyen, 1998, 2001 ; Kudielka, 2004 ; Leymann, 1996 ; Matthiesen et Einarsen, 2001, 2004 ; Mikkelsen et Einarsen, 2001a et b ; Prigent, 2002 ; Viaux et Bernaud, 2001a et b ; Zapf et Einarsen, 2005 ; Zapf, Knorz et Kulla, 1996). Très peu de tra-vaux ont porté sur la troisième thématique relative aux jugements (Balducci, 2002 ; Desrumaux, Lemoine et Mahon, 2004) et aucune recherche n’a, à notre connaissance, porté sur l’effet des attributions causales émises par la victime sur les jugements relatifs aux situations de harcèlement. Pourtant, les particularités liées au processus de harcèlement et à sa pérennisation ne peuvent être réellement comprises sans tenir comp-te des jugements et des représentations impliquées dans de telles situations. Or, la situation de mobbing comme le soulignent Faulx et Guezaine (2000, p. 140) se caractérise par une « surévaluation systématique de la responsabilité de la victime allant de pair avec une sous-estimation des facteurs organisationnels », ce qui met en évidence plusieurs biais de jugements dont l’erreur fondamentale d’attribution (Ross, 1977).

Ces recherches sur les jugements permettraient en outre de comprendre deux caractéristiques typiques du harcèlement : premièrement, sa durée et sa ré-pétition et deuxièmement l’isolement des victimes et l’absence d’aide de l’entourage professionnel (Bazerque, 1999 ; Gemzoe-Mikkelsen, 2002a ; Leymann et Gustafsson, 1996 ; Poilpot-Rocaboy, 2000 ; Viaux et Bernaud, 2001). Ce si-lence des victimes et de leur entourage et la non-intervention de celui-ci s’expliquerait par la théorie du monde juste (Lerner, 1966). Selon cette théorie, une

Harcèlement moral au travail, survictimation et problèmes du harceleur : quand les victimes sont jugées aussi responsables que leurs harceleurs

Pascale DESRUMAUXUFR de psychologie, Équipe Psitec, Université de Lille 3, France

Pour toute correspondance relative à cet article, s’adresser à Pascale Desrumaux, UFR de psychologie, Équipe Psitec EA 4072, Université de Lille 3, Boîte postale 149, 59645 Villeneuve d’Ascq CEDEX, France ou par courriel à <[email protected]>.

L’auteur remercie Zélie Casse et Sophie Cornélis pour leur contribution au recueil des données.

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victime, lorsque les témoins ne peuvent réagir (ce qui caractérise les situations de harcèlement parce que l’entourage professionnel ne souhaite prendre aucun risque vis-à-vis du harceleur), se voit attribuer une responsabilité comportementale sinon morale de ce qui lui arrive. La théorie du monde juste, face aux événements de notre vie, relève l’existence de trois croyances : le monde est juste, bienveillant et l’Homme est bon. Pour Lerner et Simmons (1966) et Lerner (1980), tout observateur ou témoin se persua-de qu’une victime souffrant d’un événement mar-quant est différente de lui et qu’elle est responsable de ce qui lui arrive. Cette dévalorisation a pour but de maintenir une croyance en un monde juste et de préserver cet observateur de l’idée qu’il est égale-ment potentiellement victime. Cette théorie est citée à titre d’hypothèse pour expliquer le harcèlement (Faulx et Guezaine, 2000) mais jusqu’à présent, aucune des recherches sur le harcèlement ne s’est inspirée réelle-ment des travaux sur la théorie du monde juste (Hafer et Bégue, 2005). En effet, la revue de question de Hafer et Bègue indique que les 66 recherches examinées ont porté sur les victimes de maladies, d’agressions mais pas sur les victimes de mobbing. Ce constat soulève deux interrogations. Premièrement, les vic-times de mobbing sont-elles réellement considérées comme des victimes. Si l’on considère les consé-quences des atteintes, il est incontestable que les per-sonnes harcelées souffrent des symptômes de stress post-traumatique (PTSD) et présentent des problè-mes de santé (Hirigoyen, 1998, 2001 ; Knorz et Zapf, 1996 ; Leymann, 1996 ; Matthiesen et Einarsen, 2001, 2004 ; Mikkelsen et Einarsen, 2001, Gemzoe-Mikkelsen et Einarsen, 2002 a et b ; Prigent, 2000 ;Viaux et Bernaud, 2001 a et b ; Viaux, 2004). En outre, les conséquences sont d’autant plus graves que le pro-cessus et le travail de destruction psychologique de la personne ont duré dans le temps. Deuxièmement, s’il est indéniable que certains agissements tels que l’atteinte à la santé peuvent être identifiés et com-parés à des agressions physiques typiques, d’autres agissements identifiés par Leymann (absence de communication, isolement) sont moins spectaculai-res et peuvent être contestés. Ils peuvent pourtant être aussi graves qu’une agression physique étant donné le contexte, la répétition et l’atteinte morale visée par l’agresseur. D’ailleurs, la stratégie de co-ping dominante dans les deux cas (agression à main armée et harcèlement) est centrée sur les émotions, cette dernière étant encore plus fréquente chez les victimes de harcèlement (Forte, Przygodzki- Lionet et Masclet, 2006). Enfin, au-delà de la répétition, dans le cas du harcèlement moral à la différence d’une agression à main armée, plusieurs agissements peuvent survenir

simultanément ce qui augmente la difficulté pour le salarié de faire face aux assauts et limite, voir épui-se ses capacités de coping. Les salariés victimes de harcèlement sont donc bien assimilés à des victimes (Viaux, 2004) et les agissements identifiés par Leymann constituent des stimulus dont l’impact est prouvé.

Les travaux de ces deux dernières décennies por-tant sur la théorie du monde juste ont mesuré le blâme, la responsabilité de la victime, la causalité perçue mais l’équité ne fait pas l’objet de mesures. Ainsi, on ne sait pas, dans la plupart des recher-ches si la situation est jugée équitable ou non. Selon Lerner et Miller (1978), si la victime est considérée comme responsable, elle ne peut être excusée et il n’y a donc pas eu d’injustice pour les juges. Or de récentes recherches indiquent que les témoins ou juges trouvent inéquitables les situations de harcè-lement (Desrumaux et al., 2004). Par ailleurs, Gemzoe-Mikkelsen et Einarsen (2002 a) ont mis en évidence que les victimes de mobbing perçoivent le monde moins juste et moins sensé que des sujets contrôles. Il est donc important de vérifier d’une part, que la situation est bien perçue comme inéquitable mais d’autre part, que la victime est jugée responsable. Enfin, l’intention d’aide est, elle aussi, plus rarement mesurée dans les travaux cités. Selon les modèles de Weiner (1996) et de Rudolph, Roesch, Greitemeyer et Weiner (2004), outre la survictimation et les expli-cations énoncées par la victime, les attributions de responsabilité faites par des juges envers la victime et envers le harceleur devraient, elles aussi, être des modulateurs de la décision de venir en aide.

La présente recherche tente de circonscrire les ef-fets de caractéristiques individuelles du harcelé, du harceleur mais aussi des caractéristiques de la situa-tion sur les jugements d’équité, de responsabilité et d’aide : les sujets à partir de scénarios de harcèle-ment moral auront à estimer l’équité de la situation, la responsabilité du harceleur et du harcelé et enfin, la probabilité d’intervenir dans de telles situations.

Caractéristiques de la victime, survictimation et jugement de responsabilité

Si certains chercheurs repèrent une plus grande proportion de femmes que d’hommes parmi les victimes de harcèlement moral (Gemzoe-Mikkelsen et Ei-narsen, 2002a ; Poilpot-Rocaboy, 2000 ; Matthiesen et Einarsen, 2001 ; Viaux et Bernaud, 2001b ; Zapf, Knorz et Kulla, 1996), d’autres recherches (Einarsen et Skogstad, 1996 ; Guezaine et Faulx, 2003 ; Leymann, 1996 ; Vartia, 1996) n’ont pas mis en évidence de différences liées au genre. Par ailleurs, Geuzai-ne et Faulx (2003) remarquent que le harcèlement

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moral concerne plus souvent des dyades (harceleur-harcelé) du même sexe. Une autre caractéristique couramment évoquée est le statut subalterne des harcelés (Bazerque, 1999 ; Hirigoyen, 2001 ; Matthiesen et Einar-sen, 2001 ; Viaux et Bernaud, 2001b). Le concept de victime est souvent associé à l’idée qu’une fois victimisée, la cible présente des risques de l’être de nouveau ou encore, qu’une personne victimée à l’âge adulte l’a déjà été dans l’enfance. Si de tels faits ne sont pas établis dans le domaine du harcèlement, les victi-mes de harcèlement n’échappent cependant pas aux attributions couramment faites aux victimes, attributions qui tentent de trouver des causes per-sonnologiques chez les victimes. Ainsi, Filizzola et Lopez (1995) ont défini le phénomène de survic-timation comme la propension accrue chez une victime à l’être de nouveau. Pour certains auteurs, l’expérience de la violence dans l’histoire de l’in-dividu le prédisposerait à de nouvelles agressions : « une personne ayant déjà été victime de violence dans son enfance tendrait en effet à l’être de nou-veau à l’âge adulte » (Chappel et Di Martino, 1998, p. 63). Certains auteurs attribuent à la victime un rôle pro-vocateur dans la survenue de l’acte criminel (par son comportement, ses qualités, sa manière d’être, sa constitution, ses agissements, sa relation avec le criminel) alors que d’autres relèvent l’état de vul-nérabilité de certaines personnes, plus exposées que d’autres à l’agression criminelle (Négrier-Dormont, 1997). Enfin, Fattah (1971) avance le terme de « prédispo-sitions victimogènes » pour évoquer des prédisposi-tions bio-physiologiques, sociales et psychologiques. La victime est donc décrite comme facilitant, à son insu, des comportements nocifs envers sa personne et serait en partie responsable de ce qui lui arrive se-lon Négrier-Dormont (1997). En réalité, cette attri-bution est un biais de jugement et la responsabilité de la victime s’explique comme nous l’avons dit plus haut par la théorie du monde juste de Lerner (1980). En particulier, lorsqu’un comportement responsa-ble ne peut être imputable aux comportements de la victime, les individus vont alors la dévaloriser (Lerner, 1971 ; Lerner et Matthews, 1967 ; Lerner et Simmons, 1966 ; Simmons et Piliavin, 1972). Nous savons déjà qu’une information sur la survictimation augmente le sentiment chez les témoins que la victime est responsable de ce qui lui arrive (Desrumaux, Przygodzki-Lionet et Joséfowiez, 2005). Nous savons également qu’une justification par un com-portement de la victime de ce qui lui arrive main-tient cette croyance. On peut alors se demander si cette croyance, que la situation est juste, sera main-tenue lorsque la victime elle-même invoque des causes externes pour expliquer ce qui s’est passé.

En outre, le fait de présenter une personne comme ayant des antécédents de victimation risque d’ac-centuer la croyance en un monde juste et d’aug-menter l’estimation d’équité de la situation et de responsabilité de la victime. C’est ce que nous avons observé une première fois. Une information con-cernant la survictimation d’un salarié lors d’un em-ploi antérieur augmente effectivement l’attribution de sa propre responsabilité lorsqu’il est harcelé à nouveau et diminue l’attribution de responsabilité au harceleur (Desrumaux et al., 2005). En outre, une telle information augmentant le sentiment que la victime est responsable devrait, selon le modèle de Weiner (1980), diminuer les intentions de venir en aide à ce salarié.

Caractéristiques du harceleur, statut et phénomène de déresponsabilisation

Certains auteurs ont identifié les caractéristiques du harceleur et les enquêtes montrent qu’il occupe sou-vent une position hiérarchique supérieure (Bazerque, 1999 ; Poilpot-Rocaboy, 2000 ; Viaux et Bernaud, 2001 a et b). Les travaux sont moins unanimes en ce qui concerne le sexe des harceleurs car certaines études ont identifié une proportion d’hommes plus importante chez les harceleurs (Bazerque, 1999 ; Guezaine et Faulx, 2003 ; Poilpot-Ro-caboy, 2000 ; Viaux et Bernaud, 2001 a et b) alors que d’autres auteurs estiment qu’il n’existe pas de différences si-gnificatives entre hommes et femmes. Enfin, dans une perspective psychodynamique, certains cher-cheurs ont repéré des caractéristiques psychologi-ques des harceleurs telles qu’une tendance à la per-version narcissique (Hirigoyen, 1998). Cette perspective tend à expliquer le harcèlement par les problèmes psychopathologiques repérés chez les agresseurs. Si la perversion est bien identifiée, chez certains har-celeurs, le diagnostic de perversion est loin d’être systématique. Ceci dit, il existe une tendance à dé-crire le harceleur comme présentant des problèmes psychologiques, psychopathologiques ou encore des conduites addictives (Poilpot-Rocaboy, 2000). On peut alors supposer que des informations concernant le harceleur peuvent avoir un effet sur les jugements et les décisions en situation de harcèlement. Dire d’un harceleur qu’il présente des problèmes psychologi-ques peut augmenter, chez les témoins, le sentiment que le harceleur est responsable de la situation mais, paradoxalement, il est possible aussi que de telles informations viennent finalement excuser ou justi-fier les actes du harceleur et induire un jugement déresponsabilisant le harceleur. Dire qu’un supé-rieur présente des troubles peut aussi décourager les intentions d’intervention, soit par peur d’alimenter

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un fonctionnement pervers, soit par crainte d’être ciblé et de subir à son tour des répercussions, soit par désintérêt puisque le problème est insoluble. Par ailleurs, le statut organisationnel du harceleur affec-te la perception de son pouvoir (Sheets et Braver, 1999) et les jugements de l’environnement professionnel de la victime (Dougherty, Turban, Olson et Dwyer, 1996 ; Keegan, 1995) : cet environement porte un jugement plus né-gatif sur des actes hostiles commis par un individu au statut élevé que sur ceux commis par un indi-vidu au statut équivalent à celui de la victime. En outre, l’entourage se rend plus facilement compte que cette dernière se sent mal si les agissements sont l’œuvre d’une personne au statut élevé que s’ils sont prodigués par un collègue (Keegan, 1995) car dans cette condition, la dysphorie des victimes (sentiment qu’elles ont de se porter mal) est accentuée (Samoluk et Pretty, 1994). S’il est clair qu’un statut hiérarchique élevé du harceleur augmente la sévérité des juges à l’égard de ses actes, des informations relatives soit à sa santé mentale, soit au fait qu’il rencontre des problèmes psychologiques peuvent moduler le juge-ment de responsabilité et l’intention d’aide. Dans la lignée des recherches de Lerner, nous pouvons même présumer que, dire d’un harceleur qu’il pré-sente des problèmes psychologiques, va diminuer le sentiment de responsabilité envers le harceleur et diminuer la peur d’intervenir puisque la perception du pouvoir de cette personne est affectée. En effet, une telle information devrait relativiser la percep-tion du pouvoir lié au statut puisque, après tout, ce dernier est susceptible d’être perçu comme une vic-time lui aussi. La prise en compte de telles informa-tions va dépendre aussi du discours de la victime et de la situation économique de l’entreprise.

Causes situationnelles liées à l’entreprise

Les causes situationnelles du harcèlement telles que la situation économique de l’entreprise, le climat de travail, les valeurs au travail sont souvent évoquées pour expliquer le harcèlement (Dejours, 1998 ; Leymann, 1996 ; Ravisy, 2000). Sur le plan des valeurs, l’éthique de l’entreprise et de ses salariés (Leymann, 1996) et la banalisation de l’injustice sociale dans le monde du travail (Dejours, 1998 ; Guezaine et Faulx, 2003) sont mis en cause. Le harcèlement moral émerge plus souvent dans des contextes où les personnes sont soumises au stress ou dans à des relations de travail négatives (Gemzoe-Mikkelsen et Einarsen, 2002a et b). Les informations situationnelles, en outre, entraînent des jugements de justice et de responsabilité différents : le harcè-lement est jugé plus équitable lorsque le climat de travail est rigide et procédural (Desrumaux-Zagrodnicki et

al., 2004 a). Ainsi, le fait de savoir qu’une entreprise fonctionne sur un mode rigide opère comme un fac-teur légitimant le harcèlement. On peut supposer qu’une information mettant en évidence l’existence de problèmes relatifs à la survie économique de l’en-treprise viendrait, là aussi, légitimer le harcèlement. Par conséquent, un facteur organisationnel tel que le fait pour l’entreprise d’être en difficulté économi-que devrait diminuer la probabilité d’intervenir.

Explications causales avancées par la victime

Très souvent dans les entreprises, l’isolement de la victime entraîne un silence et une absence de dia-logue avec les collègues et la hiérarchie. Pourtant, comme c’est le cas dans les rumeurs, un certain nombre de justifications sont véhiculées et influen-cent plus ou moins fortement la pérennisation du processus. Par exemple, l’entourage va évoquer des caractéristiques en termes d’état ou d’intentions de la victime. La victime elle-même va aussi, dés le début du processus, chercher à se justifier et se livrer à des attributions (Heider, 1958 ; Kelley, 1967), soit dispositionnelles en termes de traits de personnalité ou d’intentions, soit externes en termes de stimuli ou de circonstances. Le sentiment de subir une in-justice amènera sans doute cette victime à attribuer un comportement que l’on pourrait retenir contre elle à des causes externes. Or nous savons qu’une responsabilité en actes de la victime augmente la croyance que ce qui lui arrive est juste (Lerner, 1971 ; Lerner et Matthews, 1967 ; Lerner et Simmons, 1966 ; Simmons et Piliavin, 1972). On peut alors penser qu’une attribu-tion à des causes externes diminuerait la croyance en un monde de justice, conduirait à penser que la situation est moins équitable et que la victime est moins responsable. Cependant, de nombreux travaux indiquent que le fait d’évoquer des expli-cations internes favorise les jugements envers celui ou celle qui les émet (Beauvois, 1984 ; Beauvois, Bourjade et Pansu 1991 ; Dubois, 1994). Les sujets avançant des attri-butions internes bénéficient d’un meilleur pronostic de réussite professionnelle, scolaire, sociale que ceux avançant des attributions externes (Beauvois et al., 1991 ; Beauvois et Le Poultier, 1991 ; Dubois et Le Poultier, 1991) et dans le registre de l’internalité, les cadres ont tendance à privilégier les explications en termes de traits et les subordonnés celles faisant appel à des intentions (Beauvois et Le Poultier, 1986).

Si les salariés avançant des explications internes sont privilégiés, nous pourrions alors nous attendre premièrement à ce que les juges estiment le harcè-lement moral moins équitable quand les victimes fournissent des explications internes et deuxième-

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ment, à ce que celles-ci soient considérées moins res-ponsables que celles faisant des attributions exter-nes (H 1). Par ailleurs, les juges officiant en tant que cadres devraient considérer les victimes évoquant des explications internes en termes de traits comme les moins responsables (H 2) et les juges non-cadres devraient évaluer les victimes énonçant des expli-cations internes en termes d’intentions comme les moins responsables (H 3).

Une seconde caractéristique de la victime pouvant influencer le jugement des témoins de harcèlement moral est la survictimation (Desrumaux et al., 2005). Afin de préserver une vision de monde juste (Lerner, 1980 ; Lerner et Simmons, 1966), nous nous attendons lorsqu’une personne harcelée est présentée comme ayant déjà été victime premièrement, à ce que le harcèlement moral soit considéré comme plus équitable, deuxiè-mement, à ce que cette victime soit jugée plus res-ponsable et troisièmement, à ce que le harceleur soit jugé moins responsable (H 4).

En outre, certaines caractéristiques du harceleur (Hirigoyen, 1998) ou certaines informations sur son his-toire (Chappel et Di Martino, 1998) influencent non seu-lement le processus de harcèlement mais aussi les jugements de responsabilité et les intentions d’in-tervenir face au harcèlement moral. Evoquer des problèmes psychologiques en parlant du harceleur peut excuser ou justifier ses actes et diminuer le ju-gement de responsabilité envers celui-ci. Lorsqu’un harceleur est présenté comme ayant des problèmes psychologiques, les juges devraient estimer le harcè-lement plus équitable et le harceleur moins respon-sable de ses actes (H 5). De nombreuses variables organisationnelles comme le style de management et le climat d’entreprise expliquent et influencent le harcèlement : celui-ci est considéré comme plus juste lorsque le climat est basé sur les règles et les procédures (Desrumaux-Zagrodnicki et al., 2004 a). La si-tuation économique de l’entreprise est susceptible d’augmenter le stress et de développer ce processus de harcèlement. Le harcèlement moral devrait être jugé plus équitable et la responsabilité du harceleur moins importante lorsque l’entreprise présente des difficultés économiques par opposition à une entre-prise en plein essor (H 6).

Enfin, la question de la probabilité d’intervention des témoins de situations de harcèlement moral paraît centrale. Les caractéristiques du harceleur, du harcelé et de la situation peuvent toutes influen-cer les témoins d’agissements. Pour Weiner (1996), l’intention d’aider une personne varie selon que la personne est évaluée par son entourage comme

pouvant contrôler ce qui lui arrive et donc comme responsable de l’événement. L’intention d’aide en faveur de la victime est elle-même modulée par les affects positifs ou négatifs qui émergent. Lorsque la victime a déjà été harcelée, puisqu’elle peut être plus facilement tenue pour responsable, nous nous attendons à une probabilité d’intervention plus fai-ble que lorsqu’elle ne l’a jamais été (H 7). Enfin, les agents d’encadrement présenteraient une propen-sion accrue à l’intervention en cas de harcèlement : les cadres ont davantage l’intention d’intervenir que les ouvriers ou les employés (Desrumaux et al., 2005). En effet, le statut supérieur leur confère une marge de manœuvre plus grande, une habitude plus impor-tante de prendre des initiatives, une crainte plus li-mitée des répercussions et une confiance plus élevée comparativement au statut subalterne. Les cadres ou les salariés possédant un statut élevé dans l’en-treprise devraient présenter une probabilité d’inter-vention plus grande que les non-cadres (H 8).

EXPÉRIENCE

Méthode

Sujets et plan d’expérience

Soixante-quatre sujets (trente-deux hommes et tren-te-deux femmes) âgés de 19 à 58 ans (M = 36.34, σ = 10.03) dont 16 hommes cadres, 16 hommes non-cadres, 16 femmes cadres et 16 femmes non-cadres ont été interrogés dans les entreprises de la région Nord Pas-de-Calais. Ils avaient une ancienneté de M = 9.18, σ = 9.61. Le groupe des non cadres était composé de 26 employés, trois ouvriers, et trois tech-niciens. Le groupe des cadres comprenait 22 cadres moyens, sept cadres supérieurs et trois professions libérales. Les entreprises appartenaient aux secteurs de services (ressources humaines, administratif, mé-dical, social) et de la production.

Les sujets ont produit un jugement concernant l’équité de la situation, la responsabilité du harcelé et du harceleur ainsi que la probabilité de venir en aide. Les variables étaient réparties dans le plan sui-vant : S32<E2*H2*S2>V2*A4*P2. Ce plan com-prend trois variables intra sujets (V : survictimation du harcelé ; A : attributions causales ; P : problèmes psychologiques du harceleur) et trois variables in-tersujets (E : essor ou difficulté économique de l’en-treprise ; H : statut hiérarchique du juge ; S : sexe des juges).

Afin d’alléger les conditions de passation, la situa-tion économique de l’entreprise était manipulée en tant que variable inter sujet. La population était, par

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conséquent, divisée en deux groupes. Le premier groupe analysait un questionnaire de 16 scénarios dans lesquels les entreprises étaient systématique-ment en essor alors que le deuxième analysait 16 scénarios mettant en jeu des entreprises en difficulté économique.

Procédure et matériel

Le questionnaire était présenté comme une enquête sur les relations interpersonnelles au travail. Les su-jets ont été recrutés en entreprise et les passations se sont déroulées de manière indirecte.

Trente-deux scénarios ont été construits pour les besoins de l’expérience. La survictimation du harcelé comprenait deux modalités (déjà victime d’agissements similaires / n’a jamais vécu de tels agissements). Les problèmes psychologiques du harceleur étaient opérationnalisés en deux modalités (présence / absence). L’attribution avancée par le salarié harcelé comprenait quatre modalités (A4) : interne intention : « c’est de ma faute, j’ai voulu bien faire », interne-trait : « c’est de ma faute, je suis trop consciencieux », externe stimulus : « ce n’est pas de ma faute, le projet était trop long », externe circonstance : « ce n’est pas de ma faute, l’ordinateur est tombé en panne ».

En résumé, les scénarios se présentaient de la ma-nière suivante :

B, employé d’une entreprise en difficulté économique a rendu un projet en retard. Il explique ce retard à son supérieur L en ces termes : « C’est de ma faute, je suis une personne trop consciencieuse. » Suite à ce retard, L ignore la présence de son salarié. L est reconnu comme ayant des problèmes psychologiques. B a déjà fait l’objet d’atteintes similaires lors d’un emploi précédent.

Pour chacun des 16 scénarios, quatre échelles de type Likert à neuf degrés étaient proposées. Les ju-ges devaient estimer l’équité de la situation allant de pas du tout juste (1) à tout à fait juste (9), le degré de res-ponsabilité du harceleur et de la victime allant de 1 (pas du tout responsable) à 9 (tout à fait responsable) et la probabilité d’intervenir allant de 1 (pas du tout probable) à 9 (tout à fait probable).

Résultats

Le jugement d’équité

L’analyse de variance concernant les jugements d’équité (M = 2.65 et σ = 1.77) met en évidence un effet principal du type d’attributions causales (F (3, 168) = 3.11, p < .05). Les juges estiment le harcèle-

ment moins équitable quand le salarié harcelé évo-que une attribution interne en termes d’intention que lorsqu’il évoque une attribution externe stimu-lus (Mintention = 2.49, σ = 2.01 vs Mstimulus = 2.85, SD = 2.28 ; LSD de Fisher, p = .004). Ils considèrent le harcèlement moins équitable en cas d’attribution interne trait qu’en cas d’attribution externe stimu-lus (Mtrait = 2.61, σ = 2.12 vs Mstimulus = 2.85, σ = 2.28 ; LSD de Fisher, p = .05) et l’attribution ex-terne circonstances est considérée moins équitable que l’attribution externe stimulus (Mcirc = 2.56, σ = 2.15 vs Mstimulus = 2.85, σ = 2.28, p = .02)

L’explication de type externe stimulus induit le ju-gement d’équité le plus élevé. Cet effet confirme partiellement l’Hypothèse 1 selon laquelle les per-sonnes jugeraient la situation moins juste lorsque le harcelé émettrait des explications internes. Le deuxième effet principal est celui de la survictima-tion (F(1, 56) = 17.48, p < .001). Comme prévu en Hypothèse 4, lorsque le harcelé a déjà été victimisé (M = 2.85, σ = 2.32), le harcèlement est jugé plus équitable que dans le cas contraire (M = 2.4, σ = 1.92). Les effets principaux de la situation économi-que de l’entreprise, des problèmes psychologiques du harceleur et du sexe des juges ne sont pas signifi-catifs [respectivement, F(1, 48) = .01, ns ; F(1, 48) = .96, ns et F (1, 48) = .45, ns].

Une interaction de premier ordre entre le type d’at-tributions du harcelé et les problèmes psychologi-ques du harceleur est significative (F(3, 168) = 4.43, p = .005). Lorsque la victime émet une attribution interne trait, le harcèlement est jugé plus équitable en présence de problèmes psychologiques du harce-leur qu’en l’absence de problèmes (LSD de Fisher, p = .0006). À l’inverse, lorsque la victime émet une at-tribution interne intention, le jugement d’équité ne diffère pas en l’absence ou en présence de problè-mes (LSD, p = .14). Une interaction du second ordre (figure 1) entre le type d’attributions du harcelé, les problèmes psychologiques du harceleur et la sur-victimation du harcelé est significative (F(3, 168) = 5.77, p < .001). Dans la condition de survictimation, en présence de problèmes psychologiques du harce-leur, les attributions entraînent un jugement relati-vement homogène alors qu’en l’absence de problè-mes, l’internalité en termes d’intention fait chuter le jugement d’équité par opposition à l’externalité en termes de stimulus qui le rend maximal (LSD intentions vs circonstances, p = .001 ; intentions vs circonstances, p = .001). Dans la condition de non-survictimation, en présence de problèmes psycholo-giques du harceleur, l’attribution externe en termes

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Harcèlement moral au travail

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de stimulus produit un jugement d’équité maximal alors que l’attribution interne intention produit un jugement minimal (LSD, p = .01).

La responsabilité du harcelé

Il est tout d’abord frappant de constater que les ju-gements de responsabilité envers la victime (M = 5.34 et σ = 2.23) sont bien plus élevés que les juge-ments d’équité (M = 2.65 et σ = 1.77). Un premier effet principal significatif concerne l’attribution du harcelé (F(3, 168) = 10.03, p < .001). En cas d’at-tribution externe en termes de circonstances (M = 4.63, σ = 2.59, le harcelé est jugé nettement moins responsable que dans les autres conditions (M inter-ne trait = 5.77, σ = 2.06, LSD p = .0001 ; M interne intention = 5.53, σ = 2.06, LSD p = .00006 ; M ex-terne stimulus = 5.45, σ = 2.03, LSD p = .0002). La deuxième partie de l’Hypothèse 1 selon laquelle les victimes évoquant des explications internes se-ront jugées moins responsables que celles émettant des attributions externes n’est donc pas validée. Un second effet principal concerne la survictimation chez le harcelé (F(1, 56) = 19.34, p < .001). Comme prévu par l’Hypothèse 4, les harcelés survictimisés sont jugés plus responsables (M = 5.62, σ = 2.18) que ceux n’ayant jamais subi de harcèlement (M = 5.07, σ = 2.25). Un troisième effet principal met en évidence l’impact des problèmes psychologiques de l’agresseur (F(1, 56) = 7.87, p < .006) : le harcelé est jugé d’autant moins responsable que l’agresseur est connu pour avoir des problèmes psychologiques.

Les effets principaux de la situation économique de l’entreprise, du statut des juges et du sexe des juges ne sont pas significatifs [respectivement, F(1, 48) = 3.71, ns ; F(1, 48) = .004, ns et F (1, 48) = 1.26, ns].

Une interaction du premier ordre entre le statut professionnel des juges et le type d’attributions du harcelé est significative (F(3, 168) = 3.19, p < .05). Les non-cadres jugent la victime nettement moins responsable en cas d’explication externe en termes de circonstances que dans les trois autres cas (p = .001) alors que ce contraste n’est pas observé chez les cadres. Les Hypothèses 2 et 3 ne sont pas vérifiées.

Une seconde interaction (figure 2) entre le sexe des juges et les problèmes psychologiques du harce-leur est significative (F(1, 56) = 4.61, p < .05). Les femmes prennent davantage en compte que les hommes l’information sur la présence de problè-mes psychologiques du harceleur : elles évaluent le harcelé beaucoup moins responsable lorsque que le harceleur présente des problèmes psychologiques que lorsqu’il n’en présente pas (femmes présence pb harceleur vs femmmes absence pb harceleur, com-paraison planifiée p = .0009).

Deux interactions du second ordre sont significati-ves. Une première interaction (figure 3) concerne le type d’attributions du harcelé, les problèmes psy-chologiques du harceleur et la survictimation du harcelé (F(3, 168) = 3.79, p < .01). Dans la condition victimisation, en présence de problèmes psychologi-ques du harceleur, les jugements de responsabilité relatifs aux trois types de causes sont homogènes et s’opposent à l’externalité en termes de circonstan-ces qui indique la responsabilité la plus faible (LSD de Fisher circonstances vs trait, p = .0001 ; circons-tances vs intention, p = .00001 ; circonstances vs sti-mulus, p = .001) alors qu’en l’absence de problèmes du harceleur, l’attribution interne trait initie la note de responsabilité la plus élevée par opposition à l’internalité intention (LSD, p = .04), et l’externalité

Figure 1 : Effet de l’interaction entre les attributions de la victime, les problèmes psychologiques du harceleur et la survictimation sur les jugements d’équité

Attributioninterne traitinterne intentionexterne stimulusexterne circonstance

F(3,168)=5,77; p<,0009

survictimation

2,0

2,2

2,4

2,6

2,8

3,0

3,2

3,4

3,6

pb psy absence pb psy

non survictimation

pb psy absence pb psy

Figure 2 : Effet de l’interaction entre le sexe et les problèmes psychologiques du harceleur sur les jugements d’équité

juges masculinsjuges féminins

F(1,56)=4,62; p<,0360

Problèmes psychologiques du harceleur

4,7

4,8

4,9

5,0

5,1

5,2

5,3

5,4

5,5

5,6

5,7

5,8

présence absence

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en termes de circonstances impliquant toujours la responsabilité la plus faible (LSD, p = .00003). En l’absence de victimisation, la présence de problèmes entraîne un jugement de responsabilité plus élevé pour les explications interne trait que pour les autres explications internes intention et externes stimulus (LSD, p = .00003) et l’absence de problèmes impli-que une moyenne identique entre les deux causes internes mais une différence entre cause internes et externes (LSD internes vs stimulus, p = .015 et LSD internes vs circonstances, p = .00001).

La deuxième interaction (figure 4) concerne le type d’attributions chez le harcelé, les problèmes psy-chologiques du harceleur et le statut professionnel des juges (F(3, 168) = 2.82, p < .04). En cas d’attri-bution en termes de traits, les non-cadres trouvent la victime plus responsable en présence de problè-mes psychologiques du harceleur qu’en absence de problèmes (p = .02). En cas d’attribution externe

circonstances, les cadres trouvent la victime moins responsable en cas de problèmes psychologiques du harceleur qu’en l’absence de problèmes (p = .01).

La responsabilité du harceleur

Remarquons tout d’abord que les juges restent modérés lorsqu’ils estiment la responsabilité du harceleur (M = 5.54, σ = 2.32). Il est surprenant d’observer que le harcelé (M = 5.34 et σ = 2.23) est estimé quasiment aussi responsable que le harce-leur. Seule la situation économique de l’entreprise a un effet significatif (F(1, 56) = 5.36, p < .05). Le harceleur apparaît moins responsable (M = 5.08, σ = 2.41) lorsque l’entreprise est en difficulté économique que lorsqu’elle est en plein essor (M = 6.08, σ = 2.14). L’hypothèse 4 n’est pas vérifiée : la survictimation n’a pas d’effet sur la responsabilité du harceleur. Aucune interaction du premier ou du second ordre n’est significative.

Figure 3 : Effet de l’interaction entre la survictimation, les attributions et les problèmes psychologiques du harceleur sur les jugements de responsabilité de la victime

Attributioninterne traitinterne intentionexterne stimulusexterne circonst.

F(3,168)=3,80; p<,0115

survictimation

3,5

4,0

4,5

5,0

5,5

6,0

6,5

pb psy absencepbpsy

pas de survictimation

pb psy absencepbpsy

Figure 4 : Effet de l’interaction entre le statut professionnel des juges, les problèmes psychologiques du harceleur et les attributions sur le jugement de responsabilité de la victime

Attributioninterne traitinterne stimulusexterne stimulusexterne circonst.

F(3,168)=2,83; p<,0402

pb psy harceleur

3,5

4,0

4,5

5,0

5,5

6,0

6,5

non cadres cadres

absence pb psy

non cadres cadres

Figure 6 : Effet de l’interaction entre les attributions, la survictimation et les problèmes psychologiques du harceleur sur la probabilité d’intervenir

Attributioninterne traitinterne intentionexterne stimulusexterne circonstance

F(3,168)=3,68; p<,0133

Pb psy présence

3,5

4,0

4,5

5,0

5,5

6,0

6,5

difficultéentreprise

essor

Pb psy absence

difficultéentreprise

essor

Figure 5 : Effet de l’interaction entre les attributions de la victime, le statut des juges sur la responsabilité du harceleur

juges hommesjuges femmes

F(1,56)=5,14; p<,0273

entreprise en difficulté

4,0

4,5

5,0

5,5

6,0

6,5

7,0

7,5

8,0

non cadres cadres

entreprise en essor

non cadres cadres

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Une interaction (figure 5) entre le sexe des juges et la sit-uation économique est significative (F(1, 56) = 7.47, p < .001). Les hommes évaluent le harceleur plus responsable lorsque l’organisation est en plein essor que quand elle est en difficulté alors que les femmes ne tiennent pas compte de la situation économique pour juger. En outre, ces deux variables interagis-sent avec le statut des juges (F(1, 56) = 5.13 = p< .05). Chez les non cadres, hommes et femmes ne diffèrent pas quel que soit la situation économique. En cas de difficultés économiques, les hommes non-cadres considèrent le harceleur moins responsable que les femmes non cadres alors qu’en cas d’essor, les hommes non-cadres considèrent le harceleur plus responsable que les femmes non cadres.

La probabilité d’intervention

L’intention d’intervenir est relativement élevée (M = 5.18, SD = 2.60). L’intention d’intervenir est plus forte, premièrement lorsque la victime n’a jamais été harcelée (F(1, 56) = 15.11, p < .001) ce qui con-firme l’Hypothèse 7 et deuxièmement, lorsque le harceleur est connu pour avoir des problèmes psy-chologiques (F(1, 56) = 7.03, p < .01) et troisième-ment, lorsque l’entreprise est en essor (F(1, 56) = 3.74, p < .05).

L’Hypothèse 8 selon laquelle les cadres auraient une probabilité d’intervention plus grande que les non-cadres n’est pas vérifiée. Le statut professionnel des sujets intervient cependant dans deux interactions.

Plusieurs interactions du second ordre sont signific-atives. Une première interaction (figure 6) (F(3, 168) = 3.68, p < .01) implique les attributions du harcelé, la situation économique de l’entreprise et les problèmes psychologiques du harceleur. En présence de prob-

lèmes psychologiques du harceleur, l’attribution in-terne en termes de trait a un effet plus accentué que les autres attributions : la probabilité d’intervenir est plus faible que pour les trois autres causes lorsque l’organisation est en difficulté (p = .00001) et elle est plus élevée que pour les trois autres explications en cas d’essor (p = .00001).

Une deuxième interaction (figure 7) entre les attri-butions du harcelé, la situation économique de l’entreprise et la survictimation du harcelé est sig-nificative (F(3, 168) = 3.24, p < .05). En cas de non survictimisation et de difficulté économique, une at-tribution en termes de trait diminue l’aide par op-position aux autres attributions (p = .00001).

Une troisième interaction (figure 8) entre le sexe et le statut des juges et les attributions du harcelé est sig-nificative (F(3, 168) = 3.17, p < .02). Chez les juges féminins non cadres, une attribution en termes de circonstances augmente l’aide par opposition à une

Figure 7 : Effet de l’interaction entre les attributions, la survictimation et la situation économique sur la probabilité d’intervenir

Attributioninterne traitinterne intentionexterne stimulusexterne circonstance

F(3,168)=3,25; p<,0233

survictimation

3,5

4,0

4,5

5,0

5,5

6,0

6,5

difficulté essor

non survictimation

difficulté essor

Figure 8 : Effet de l’interaction entre le statut professionnel des juges, les attributions sur la probabilité d’intervenir

attributioninterne traitinterne intentionexterne stimulusexterne circonstance

F(3,168)=3,17; p<,0257

Juges hommes

4,2

4,4

4,6

4,8

5,0

5,2

5,4

5,6

5,8

non cadres cadres

Juges femmes

non cadres cadres

Figure 9 : Effet de l’interaction entre le statut professionnel des juges, la survictimation et les problèmes psychologiques du harceleur sur l’intention d’intervenir

problèmes psyabsence pb psy

F(1,56)=7,26; p<,0093

survictimation

4,6

4,8

5,0

5,2

5,4

5,6

5,8

non cadres cadres

non survictimation

non cadres cadres

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attribution en termes de trait alors qu’il n’existe pas de différences chez les cadres (p = .01).

Une quatrième interaction (figure 9) met en jeu le statut professionnel des juges, les problèmes psy-chologiques du harceleur et la survictimation du harcelé (F(1, 56) = 7.26, p < .001). Les non-cadres interviennent plus volontiers en présence de prob-lèmes psychologiques du harceleur qu’en l’absence et cet effet est accentué en l’absence de survictima-tion (p = .009).

Discussion

Le premier constat auquel mènent les résultats est celui de l’inéquité des situations de harcèlement. En effet, la majorité des sujets juge l’ensemble des situations inéquitables (M = 2.65 et σ = 1.77). Le même type de résultats était obtenu par Desrumaux et al. (2004). Les scénarios évoquent donc bien des situations d’injustice. Cependant, lorsque la victime avance une justification interne en termes d’inten-tion, la situation est perçue comme encore plus in-juste alors que l’évocation d’une cause externe en termes de stimulus amène à considérer la situation comme la moins injuste.

Un deuxième constat frappant indique que les juge-ments de responsabilité envers la victime la mettent généralement en cause (M = 5.34 et σ = 2.23). Ces jugements contrastent avec les jugements d’inéquité. En effet, bien que la situation soit injuste, les juges, n’excluent pas, loin s’en faut, une responsabilité des victimes. Si conformément à la théorie de Lerner, la responsabilité de la victime est mise en évidence, l’hypothèse de Lerner et Miller (1978) que la situa-tion est perçue comme juste est invalidée : même si la victime estime par le biais d’une attribution cau-sale interne être en partie responsable, la situation est jugée non équitable y compris dans ce cas. En outre, la victime est considérée comme nettement moins responsable lorsqu’elle réalise une attribu-tion externe en termes de circonstances compara-tivement aux autres cas d’attributions. Autrement dit, moins la situation serait injuste puisque liée aux circonstances, moins on considérerait la victime comme responsable.

Un troisième constat concerne la modération des juges lorsqu’ils estiment la responsabilité du harceleur (M = 5.54, σ = 2.32), responsabilité qui est comparable à celle du harcelé. Tout se passe comme si la victime et le harceleur étaient confondus sur le plan des responsabilités. Le taux de responsabilité modéré du harceleur pourrait s’expliquer par le fait que celui-ci est présenté,

dans certains cas, comme présentant des problèmes psychologiques. Cependant, cette explication ne tient pas lorsque celui-ci ne bénéficie pas de circonstances atténuantes.

La survictimation agit comme un puissant modé-rateur du jugement d’équité, du jugement de res-ponsabilité attribuée à la victime et de l’intention d’aide. Tout d’abord, la situation paraît moins injus-te lorsque l’on évoque un salarié qui a déjà souffert de harcèlement. Or un acte harcelant est grave et répréhensible quelles que soient les caractéristiques de la cible. Ainsi, le fait de dire que le salarié a déjà fait l’objet d’atteintes augmente le jugement d’équi-té. En outre, une victime malheureusement connue pour avoir déjà été victimisée est considérée comme plus responsable qu’une victime « innocente ». Tout se passe comme si le fait d’être ciblée une deuxième fois confirmait qu’elle adoptait un rôle de victime, provoquait des comportements agressifs chez autrui et impliquait sa responsabilité (Rudolph et al., 2004). Ce jugement de responsabilité contribue sans doute à expliquer la spirale du harcèlement et l’enlisement de la victime (Viaux, 2004). Enfin, la conséquence majeure est la diminution dramatique de l’inten-tion d’aide à son égard. Cette chute semble bien être une conséquence du jugement de responsabi-lité. On peut supputer un raisonnement du type : « ce n’est pas la première fois qu’elle est harcelée, donc elle doit bien y être pour quelque chose ». Ce type de résultats vient éclairer le questionnement de départ sur les raisons du silence autour du harcè-lement (Desrumaux, 2003). Non seulement les victimes envahies par un sentiment de honte se taisent mais les témoins, eux aussi, évitent de communiquer sur le harcèlement. Les jugements indiquent, en effet, que plus la victime se présentera comme victimisée, plus elle sera tenue pour responsable et moins elle sera aidée.

Le type d’explications que fournit la victime n’est cependant pas neutre et peut agir sur ces jugements. En effet, les sujets estimeront le harcelé moins res-ponsable lorsqu’il émet une attribution externe en termes de circonstances plutôt qu’une explication interne en termes de trait. Cela est d’autant plus vrai que les juges sont cadres. Le type d’attributions du harcelé semble donc orienter fortement la part de responsabilité qui lui est accordée. L’internalité, si elle amène à juger la situation comme moins équitable, ne fonctionne pourtant pas comme un modérateur de la responsabilité du harcelé puis-que seules les circonstances permettent de dégager cette responsabilité. Les caractéristiques du harce-

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leur influencent aussi les jugements de responsa-bilité du harcelé. Par ailleurs, le fait que le harce-leur présente des problèmes psychologiques semble bien diminuer les craintes vis-à-vis de son pouvoir ou le désintérêt d’éventuels témoins en particulier non-cadres, entraîne une vision du harcelé comme moins responsable de la situation et augmente les intentions d’intervenir. Une information sur les problèmes du harceleur est loin d’être neutre car elle intervient dans de nombreuses interactions no-tamment celles impliquant la survictimation. Ces deux variables ont un effet principal sur l’intention d’aide. La différence essentielle est que la survicti-mation du harcelé diminue la probabilité de l’aider puisqu’elle alimente l’idée du monde juste alors qu’une information sur les problèmes psychologi-ques du harceleur augmente la probabilité de venir en aide. Le cas où l’intervention est minimale est celui des cadres et des non-cadres en l’absence de problèmes psychologiques du harceleur. Le silence autour du harcèlement occultant également les in-formations sur le harceleur peut ainsi contribuer à expliquer la pérennisation du processus, puisque les cadres, personnes dotées de pouvoir, interviennent d’autant moins que la personne est survictimisée et que le harceleur n’est pas connu comme présentant des problèmes. On peut alors comprendre l’intérêt pour un harceleur de faire obstacle à la transmission des informations le concernant puisqu’elles pour-raient déclencher une intervention. D’ailleurs, la majorité des informations relatives aux scénarios ne modulent pas la responsabilité du harceleur. Seule la situation économique difficile de l’entreprise di-minue le jugement de responsabilité comme nous l’avions supposé. Les cadres soumis à un stress et à des pressions relatives à la sauvegarde de l’entre-prise sont, par conséquent, jugés moins responsa-bles de ce qu’ils font. La théorie de la justification des systèmes (Jost et Major, 2001) reposant sur une ten-dance à accepter et justifier les systèmes d’accords sociaux existants de telle manière que ces systèmes soient perçus comme rationnels, justes et peut-être même inévitables prend ici tout son sens. Elle per-met de comprendre d’une part, pourquoi la victime est jugée responsable et d’autre part, qu’une modi-fication du système économique (difficulté) diminue la responsabilité du harceleur et diminue l’intention d’aider.

Quand l’entreprise est en difficulté, l’ensemble des salariés aura tendance à se préoccuper de du de-venir de l’organisation en relativisant l’importance du harcèlement par rapport au danger encouru des licenciements. Ces deux éléments en lien avec les

difficultés économiques (déresponsabilisation du harceleur et diminution de l’intervention d’interve-nir) sont d’autant plus graves que le licenciement est souvent utilisé comme menace et que beaucoup d’entreprises ont des situations économiques pré-caires. L’internalité du salarié, celle-là même qui l’a fait sortir du rang des demandeurs d’emploi et l’a parfois hissé dans les strates sociales devient alors pour le harcelé un piège de la société néo-libérale (Aubert et De Gaulejac, 1991 ; Beauvois, 1994). Un discours sur ces intentions ou ces traits de personnalité le ren-dra plus responsable et un discours sur sa situation de victime dissuadera autrui de l’aider. Inverser les rôles en évoquant la personnalité ou les problèmes du harceleur pourrait alors fonctionner comme un levier ; évoquer aussi les circonstances diminuerait l’attribution de la responsabilité à la victime. Une diminution de l’attribution de responsabilité à la victime peut alors agir comme un facteur facilitant l’aide (Weiner, 1996).

Conclusion

Les situations de harcèlement des scénarios évo-quent bien un sentiment d’injustice au sens de Lerner (1980). Comme prédit par la théorie du mon-de juste, les jugements mettent en cause la respon-sabilité de la victime et ceci d’autant plus qu’elle est présentée comme déjà victimisée. En outre, les juges sont relativement modérés quant à la responsabilité du harceleur. Tout se passe comme si la victime et le harceleur étaient confondus sur le plan des respon-sabilités. La survictimation agit comme un puissant modérateur du jugement d’équité, du jugement de responsabilité attribuée à la victime et de l’intention d’aide. La survictimation augmente non seulement l’imputation de la responsabilité à la victime mais infléchit fortement les intentions d’aide alors que les problèmes psychologiques du harceleur et l’essor économique de l’entreprise augmentent l’intention d’intervenir. Les attributions modulent les juge-ments d’équité et de responsabilité. La victime est ainsi jugée moins responsable de la situation de har-cèlement moral quand elle fournit des attributions externes en termes de circonstances.

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RÉFÉRENCES

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