07 Rubané et Néolithique danubien - Lbk und das donauländische Neolithikum

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50 / Les Dossiers d’Archéologie / n° 353 >> Le Rubané et le Néolithique danubien L’aube de la civilisation européenne Dans la seconde partie du VI e millénaire avant notre ère, le Rubané, première grande culture néolithique de l’Europe continentale, investit un immense territoire qui s’étend de l’Ukraine à la plaine de Caen. Poussé par un zèle conquérant et une soif d’expansion hors du commun, il y implante une nouvelle civilisation, le Néolithique danubien, qui jouera un rôle central dans la préhistoire récente de notre continent. LE RUBANÉ ET LE NÉOLITHIQUE DANUBIEN Christian JEUNESSE >> Professeur à l’université de Strasbourg, CNRS, UMR 7044 « Étude des civilisations de l’Antiquité » Extension maximale du Rubané. Le site le plus oriental se trouve dans la vallée Dniepr, en Ukraine; les sites les plus occidentaux proviennent de la plaine de Caen (Calvados). Carte C. Jeunesse. DARCH-353-50-55-Jeunesse 24/07/12 17:12 Page50

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>>Le Rubané et le Néolithique danubienL’aube de la civilisationeuropéenne

Dans la seconde partie du VIe millénaire avant notre ère, le Rubané, première grande culturenéolithique de l’Europe continentale, investit un immense territoire qui s’étend de l’Ukraine à laplaine de Caen. Poussé par un zèle conquérant et une soif d’expansion hors du commun, il yimplante une nouvelle civilisation, le Néolithique danubien, qui jouera un rôle central dans lapréhistoire récente de notre continent.

LE RUBANÉ ET LE NÉOLITHIQUE DANUBIEN

Christian JEUNESSE

>> Professeur à l’université de Strasbourg, CNRS, UMR 7044« Étude des civilisations de l’Antiquité »

Extension maximale du Rubané. Le site le plus oriental se trouve dans la vallée Dniepr, en Ukraine ; les sites les plus occidentaux proviennent de la plaine de Caen (Calvados). Carte C. Jeunesse.

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ans une Europe moyenne presque entiè-rement couverte de forêt, faiblement peu-plée par des groupes qui, s’ils maîtrisent

probablement déjà la culture des céréales, vivent etpensent comme leur ancêtres mésolithiques, l’ins-tallation du Rubané dans la seconde moitié du VIe

millénaire constitue un tournant historique detoute première importance. Un vaste mouvementde colonisation préside à l’implantation de la pre-mière grande civilisation néolithique. Les traces lais-sées dans le sous-sol européen sont à la hauteur del’impact considérable qu’a eu le Rubané sur les pay-sages et, au-delà, sur l’histoire du continent. Fonda-tions de maisons, cimetières et enceintes témoi gnent,par les densités de peuplement qu’ils laissent devi-ner, d’une emprise sur le milieu qui n’a guèred’équivalent dans le reste du Néolithique. Portés parun système agraire particulièrement performant etune idéologie conquérante, les migrants rubanésvont, en l’espace d’un demi-millénaire, changer levisage du continent, y implantant une civilisation,le « Néolithique danubien », appelée à régnersur une grande partie de l’Europe centrale jusqu’aumilieu du IVe millénaire.

GENÈSE, EXPANSION ET SUBSTRAT ÉCONOMIQUE

Le Rubané est né vers 5700-5600 dans le norddu bassin des Carpates, à la périphérie septentrio-nale des grandes cultures du Néolithique ancien de

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Vase décoré provenant du site de Herxheim (Rhénanie-Palatinat, Allemagne).Cliché P. Disdier, CNRS.

La trame orthogonale du plan de la maison rubanée, à l’exemple des bâtiments deLarzicourt « Ribeaupré » (Marne) (1) et de Cataj (Slovaquie) (2). Schéma C. Jeunesse.

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l’Europe carpato-balkanique. Les circonstances deson émergence restent à élucider, l’hypothèse clas-sique étant celle d’une hybridation entre les culturesnéolithiques « mères » et le substrat indigène méso -lithique. Le Rubané connaît une expansion specta-culaire qui le mène vers l’est jusqu’en Ukraine, versl’ouest jusqu’en Normandie et vers le nord jusquesur le cours inférieur de l’Oder, tout près des rivagesde la mer Baltique. L’hypothèse, ancienne, d’unmouvement migratoire de grande ampleur, estaujourd’hui renforcée par les analyses paléogéné-tiques réalisées depuis une douzaine d’années.

La discussion sur le substrat économique duRubané a longtemps été dominée par le modèlede l’agriculture itinérante sur brûlis. Ce dernier aensuite été concurrencé par l’hypothèse d’une agri-culture irriguée, avec des champs implantés sur lesbasses terrasses inondables des cours d’eaux. Maisl’hypothèse défendue actuellement est plutôt celled’une d’horticulture intensive, avec des champs per-manents aux sols enrichis par la fumure et l’utilisa-tion du compost, couplée à un élevage intensif àdominante bovine orienté vers la production deviande. Dans ce système très performant, un hectaresuffisait à assurer l’approvisionnement annuel encéréales d’une famille de cinq personnes. Il a permisaux porteurs du Rubané de créer des villages dontcertains seront occupés pendant un demi-millénaire.

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LE VILLAGE ET LE CIMETIÈRE : UNE SOCIÉTÉHIÉRARCHISÉE

Les fondations des grandes maisons rectangu-laires constituent les vestiges les plus spectaculairesqu’aient livré le Rubané. Ce qui frappe d’embléedans ces grands bâtiments sur poteaux profondé-ment ancrés dans le sous-sol, c’est la rigueur du planorthogonal que dessine le croisement des rangéeslongitudinales et des tierces transversales de poteaux.Ces derniers sont bien sûr là d’abord pour faire tenirl’édifice, mais leur nombre, leur agencement et, danscertain cas, le faible espacement des tierces transver-sales laissent deviner qu’ils sont d’abord le produitde choix symboliques, quelque chose comme la pro-jection au sol d’une géométrie idéale qui fait de lamaison une sorte de microcosme. La maison et sonenvironnement immédiat constituent les unités debase d’agglomérations qui peuvent compter jusqu’àune douzaine de bâtiments contemporains.

L’étude des bâtiments d’un même village révèlesouvent une forte variabilité dimensionnelle (de 8à 50 m). L’analyse détaillée des plans montre queles plus grands ne sont pas formés de la reproduc-tion d’une même cellule, mais qu’à une configura-tion minimale commune à tous les bâtiments on aadjoint un ou deux modules supplémentaires dontla fonction ne reproduit pas celle de la cellule de base,créant ainsi des édifices qualitativement différents.

UNE ARCHITECTURE « MODULAIRE »

On doit le « déchiffrement » de la gram- maire architecturale rubanée au chercheurnéerlandais P. Modderman, dont l’étudepionnière publiée en 1970 demeure inéga-lée. Il distingue trois modules de base (A, Bet C) et trois types de maisons (I, II et III).Le type I est formé de la combinaison A-B-C,le type II de la combinaison A-B. Le type IIIne comporte que le module B, appelé mo-dule « central » à cause de sa position au seindu bâtiment de type I. Les grandes maisons(jusqu’à 50 m de long) ne sont donc pas,comme on l’a pensé un temps, composéesde la répétition de plusieurs cellules « fami-liales » et la variabilité observée renvoie clai-rement à des différences d’ordre fonctionnelou social. Du fait, notamment, de la compo-sition des mobiliers découverts dans lesfosses latérales qui s’étirent le long desgrands côtés des maisons, la seconde hypo-thèse semble la plus plausible. ■

Le système de la maison rubanée. Schéma simplifié C. Jeunesse.

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Les bâtiments de grande taille ne sont pas seule-ment plus longs, mais aussi mieux construits etancrés plus profondément dans le sous-sol. Les ves-tiges découverts dans leurs fosses latérales montrentqu’ils partageaient la même fonction domestiqueque les édifices plus petits, mais aussi qu’ils abri-taient des maisonnées manifestement plus « cos-sues » et s’inscrivant dans des réseaux de relationssociales plus étendus.

Cette impression est corroborée par l’analysedes pratiques funéraires. Si les complexes funérairesdu Rubané ancien renvoient plutôt à une sociétéfaiblement différenciée, il n’en est plus de même àl’étape récente, où l’on voit se dégager une petiteélite qui se distingue par la richesse et la diversitéde mobiliers funéraires comportant des biens pré-cieux, parures en spondyle et lames d’herminettesen roches « exotiques ».

Perles en spondyle provenantd’une sépulture de la nécropole rubanée de Mulhouse-Est (Haut-Rhin).Les parures de spondyles figurent au premier rang des objets précieux qui distinguent les élites rubanées. Elles sont façonnées à l’aide du test(enveloppe calcaire)d’un coquillage marin récentcollecté sur les rives de la Méditerranée et qui alimente, pendant plusieurs siècles, un marchédu « luxe ». © Musée Historique de Mulhouse, cliché Olivier Heckendorn

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LA FIN DU RUBANÉLa « culture à Céramique linéaire » a été définie

à la fin du XIXe siècle sur la base de son style céra-mique. C’est donc, tout naturellement, la disparitionde ce style qui signe la fin du Rubané. Ce phénomèneprend cependant des formes différentes selon lesrégions. Dans le Bassin parisien, la fin du Rubané etdes cultures apparentées de la périphérie s’accom-pagne de la disparition de la grande maison rectan-gulaire ou trapézoïdale, du schéma d’organisationvillageoise et de l’apparition de pratiques funérairesinédites. En Europe centrale, le renouvellement dustyle céramique et les indices d’une crise violente nedoivent pas occulter le maintien de l’essentiel descaractéristiques du Rubané. La notion de remanie-

ment interne est ici plus appropriée que celle dechangement de civilisation, qui s’impose, en revan -che, pour les régions situées à l’ouest des Vosges.

L’HÉRITAGE RUBANÉ : LE NÉOLITHIQUEDANUBIEN

Les principales caractéristiques du Néolithiquedanubien entre-européen vont perdurer plus oumoins longtemps selon les régions. Dans le Bassindes Carpates et le sud de la Pologne, les dernières cul-tures danubiennes s’éteignent vers 3600 av. notre ère,soit deux millénaires après l’avènement du Rubané.L’apparition de la métallurgie du cuivre et de l’or,vers le milieu du Ve millénaire, n’aura qu’un impactmarginal sur l’évolution du complexe danubien. Ces

LA FIN VIOLENTE DU RUBANÉ

Plusieurs sites datés de la fin du Rubané ont livré des indices de violence témoignant d’une grave crise sociale. L’exemplele plus spectaculaire est celui du site de Herxheim (Allemagne), qui a livré les restes d’environ 500 individus dont tout porteà croire qu’ils ont été tués dans le cadre de pratiques cannibales. Les restes ont été, pour la plupart, retrouvés dans les fossesdes deux « pseudo-fossés » qui entourent le site. ■

Vue de détail, avec un « nid » de trois crânes humains, de l’une des concentrations de vestiges humains du site de Herxheim(Rhénanie-Palatinat, Allemagne). Cliché C. Jeunesse.

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• BOGAARD (A.) — Neolithicfarming in central Europe. An archaeobota-nical study of crop husbandry practices, London and New York,Routledge, 2004.

• CAUWE (N.), DOLUKHANOV (P.), KOZLOWSKI (J.) et VAN BERG(P.-L.) — Le Néolithique en Europe, Paris, Armand Colin, 2007.

• HAUZEUR (A.), JADIN (I.) et JUNGELS (C.) dir. — 5000 ans avant J.-C., la grande migration? Le Néolithique ancien dans la collection LouisEloy, Catalogue d’exposition, Bruxelles, Service du PatrimoineCulturel, 2011.

• JEUNESSE (C.) — Pratiques funéraires au Néolithique ancien. Sépultures et nécropoles danubiennes, 5500-4900 av. J.C., Paris, Errance, 1997.

>> Bibliographie

matériaux vont remplacer les supports traditionnelsdes objets précieux déposés dans les tombes desélites, mais sans toutefois conférer à ces dernièresle surcroît « d’élitisme » que croient y voir certainsspécialistes éblouis par l’éclat du métal.

Après la fin du Rubané, le Néolithique danu-bien va cohabiter, dans l’Europe moyenne et septen -trionale, avec d’autres civilisations néolithiques,notamment celle qui a produit les monumentsmégalithiques. Cette cohabitation est un des traitsdistinctifs du Néolithique européen, dont l’histoireest profondément marquée par la rivalité entreces grandes entités caractérisées chacune par uneconception originale du cosmos. Cependant, desdifférents modèles en compétition, c’est celui qui futintroduit au VIe millénaire par les populationsdanubiennes qui finira par s’imposer. Et c’est sansdoute parce que ce phylum 1 fait partie de ceux quiont contribué à façonner la civilisation européenne

Note :

1. Phylum : souche primitive d’oùest issue une série généalogiqued’espèces vivantes.

qui constitue aujourd’hui notre cadre de vie, qu’aufond le Néolithique danubien nous est si familier,alors que l’étrangeté du mégalithisme nous renvoiel’écho d’une civilisation à jamais disparue et d’undestin avorté. ■

Les spectaculaires sépulturesde Krusza Zamkova (Pologne) illustrent la persistance, dans la seconde moitié du Ve millénaire, de l’idéologie funéraire danubienne. Dessin C. Jeunesse, d’aprèsM. Gimbutas, The civilizationof the goddess. The world ofold Europe, San Franciso,Harper Collins Publishers,1991.

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