« Sculpture et ornement au cœur du travail de Percier et Fontaine », dans Sabine Frommel,...

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| 119 1 Fontaine, qui survécut quinze ans à Percier, est en effet l’historiographe de leur parcours commun, qu’il met en scène dans deux textes, son Journal et Mia Vita, l’autobiographie qu’il rédigea à destination de sa famille. Voir Pierre François Léonard Fontaine, Journal 1799-1853, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Institut Français d’Histoire de l’Art, Société de l’Histoire de l’Art Français, Paris 1987, 2 vol. ; Pierre Fontaine, Mia Vita, autobiographie inédite de l’architecte rédigée entre 1833 et 1841 conservée par l’une de ses descendantes. 2 C’est notamment le cas pour la vision proposée par Siegfried Giedion dans Mechanization Takes Command, où l’historien engagé veut voir dans leur association une préfiguration de l’alliance Architecte-Ingénieur qu’il appelait de ses vœux. Cf. Sigfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir. Contribution à l’histoire anonyme, Paris 1980 (édition originale Mechanization Takes Command, New York 1948), pp. 286sq. 3 À cet égard, notons que si Percier a choisi de mettre en ordre ses dessins et de les léguer, favorisant ainsi leur conservation et leur entrée dans les collections publiques, Fontaine a au contraire transmis avec davantage de soin ses écrits, laissant ses portefeuilles se disperser au hasard des successions, ce qui rend plus difficile l’analyse de corpus fragmentaires que leur présence chez des descendants ne suffit pas à attribuer avec certitude. 4 Voir sur ce point notre ouvrage : Jean-Philippe Garric, Percier et Fontaine, les architectes de Napoléon, Paris 2012. 5 Garric 2012 (note 4). Jean-Philippe Garric Sculpture et ornement au cœur du travail de Percier et Fontaine Les architectes Charles Percier (1764-1838) et Pierre Fontaine (1762-1853) ont formé une association qui commence vrai- ment en 1793, lorsque Percier invite Fontaine à le rejoindre pour travailler aux décors de l’opéra, pour se terminer en 1815 lorsque le premier renonçe à œuvrer pour les Bourbon, tandis que le second poursuit sa mission d’architecte au service de Louis XVIII. Cette association est une réalité, qui couvre les principales années de leurs vies professionnelles, mais c’est aussi une repré- sentation construite, d’abord par Fontaine lui-même, 1 avant d’être reprise par l’historiographie, qui l’a ponctuellement ren- forcée. 2 L’historien doit ainsi éviter un double écueil. Considérer leur production comme un ensemble monolithe fait trop bon compte de la diversité de leurs talents, de leurs caractères et de la diversité d’une production abondante, se développant sur une durée qui dépasse largement le Directoire et l’Empire. Mais s’attacher à distinguer la personnalité et l’apport de chacun est souvent difficile, surtout lorsque les documents d’archives per- mettant des attributions claires font défaut. 3 S’ils furent liés dès leurs études, à Paris puis à Rome, et bien qu’ils reposent dans la même tombe du cimetière du Père- Lachaise, leur liaison fut cependant moins immédiate et moins exclusive qu’on ne le pense habituellement. 4 Pourtant c’est ensemble qu’ils signèrent leurs principaux livres et les projets d’architecture et d’urbanisme dessinés avant 1815 et, même après cette date, alors que Percier choisissait par conviction une sorte d’exil intérieur en renonçant à construire pour les Bourbons, n’est-ce pas un peu leur œuvre commune que Fontaine pour- suivit avec la construction de la Chapelle expiatoire, qu’il réalisa avec l’assistance de Louis Hippolyte Lebas (1782-1867), l’un des plus proches élèves de son ami. Leur relation fut pourtant asymétrique. Percier était un concepteur plus brillant et plus reconnu que Fontaine, titulaire du Grand prix quand ce dernier ne fut admis à séjourner à l’Aca- démie de France à Rome que par dérogation. C’est d’ailleurs toujours son nom qui vient en premier sur la page de titre des publications qu’ils ont cosignées, malgré l’ordre alphabétique. Cette prééminence peut s’expliquer par le talent de Percier dans le domaine du dessin et des compositions graphiques, dont témoigne l’abondante production qui nous est parvenue. Nous savons aussi que dans leur association profession- nelle, comme dans leurs vies privées, leurs parcours ne furent pas identiques. Fontaine, premier architecte de Napoléon puis des souverains successifs de la France jusqu’en 1848, fin négo- ciateur et diplomate, sut conquérir l’oreille des princes, Percier jouant quant à lui un rôle fondamental dans l’enseignement des débuts de l’École des beaux-arts, obtenant à travers ses élèves 18 succès en 22 ans d’enseignement au concours du Prix de Rome. Comme nous l’avons montré ailleurs, 5 les raisons d’étudier leur relation du point de vue de leurs différences sont nombreuses et le thème de cet article, le rôle de l’ornement et de la sculpture dans leur œuvre architecturale, s’y prête tout particulièrement. Toutes les échelles du projet Percier et Fontaine eurent l’occasion de concevoir des projets très différents les uns des autres par leurs natures et leurs dimensions : de la vaisselle, de l’orfèvrerie, des meubles, de vastes édifices et jusqu’à des ensembles urbains de la taille d’une ville. Dans cette diversité d’activités, c’est pourtant le statut d’architectes qu’ils revendiquaient et c’est en architectes qu’ils pensaient l’ensemble de leurs activités, comme le montre ce passage de l’introduction du Recueil de décorations, où ils défendent les prérogatives de leur métier, réclamant que l’œuvre du décorateur trouve sa logique dans celle de l’édifice, seule garantie contre la gratuité des jeux formels :

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1 Fontaine, qui survécut quinze ans à Percier, est en effet l’historiographe de leur parcours commun, qu’il met en scène dans deux textes, son Journal et Mia Vita, l’autobiographie qu’il rédigea à destination de sa famille. Voir Pierre François Léonard Fontaine, Journal 1799-1853, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Institut Français d’Histoire de l’Art, Société de l’Histoire de l’Art Français, Paris 1987, 2 vol. ; Pierre Fontaine, Mia Vita, autobiographie inédite de l’architecte rédigée entre 1833 et 1841 conservée par l’une de ses descendantes.2 C’est notamment le cas pour la vision proposée par Siegfried Giedion dans Mechanization Takes Command, où l’historien engagé veut voir dans leur association une préfiguration de l’alliance Architecte-Ingénieur qu’il appelait de ses vœux. Cf. Sigfried Giedion, La Mécanisation au

pouvoir. Contribution à l’histoire anonyme, Paris 1980 (édition originale Mechanization Takes Command, New York 1948), pp. 286sq.3 À cet égard, notons que si Percier a choisi de mettre en ordre ses dessins et de les léguer, favorisant ainsi leur conservation et leur entrée dans les collections publiques, Fontaine a au contraire transmis avec davantage de soin ses écrits, laissant ses portefeuilles se disperser au hasard des successions, ce qui rend plus difficile l’analyse de corpus fragmentaires que leur présence chez des descendants ne suffit pas à attribuer avec certitude.4 Voir sur ce point notre ouvrage : Jean-Philippe Garric, Percier et Fontaine, les architectes de Napoléon, Paris 2012.5 Garric 2012 (note 4).

Jean-Philippe GarricSculpture et ornement au cœur du travail de Percier et Fontaine

Les architectes Charles Percier (1764-1838) et Pierre Fontaine (1762-1853) ont formé une association qui commence vrai-ment en 1793, lorsque Percier invite Fontaine à le rejoindre pour travailler aux décors de l’opéra, pour se terminer en 1815 lorsque le premier renonçe à œuvrer pour les Bourbon, tandis que le second poursuit sa mission d’architecte au service de Louis XVIII. Cette association est une réalité, qui couvre les principales années de leurs vies professionnelles, mais c’est aussi une repré-sentation construite, d’abord par Fontaine lui-même,1 avant d’être reprise par l’historiographie, qui l’a ponctuellement ren-forcée.2 L’historien doit ainsi éviter un double écueil. Considérer leur production comme un ensemble monolithe fait trop bon compte de la diversité de leurs talents, de leurs caractères et de la diversité d’une production abondante, se développant sur une durée qui dépasse largement le Directoire et l’Empire. Mais s’attacher à distinguer la personnalité et l’apport de chacun est souvent difficile, surtout lorsque les documents d’archives per-mettant des attributions claires font défaut.3

S’ils furent liés dès leurs études, à Paris puis à Rome, et bien qu’ils reposent dans la même tombe du cimetière du Père-Lachaise, leur liaison fut cependant moins immédiate et moins exclusive qu’on ne le pense habituellement.4 Pourtant c’est ensemble qu’ils signèrent leurs principaux livres et les projets d’architecture et d’urbanisme dessinés avant 1815 et, même après cette date, alors que Percier choisissait par conviction une sorte d’exil intérieur en renonçant à construire pour les Bourbons, n’est-ce pas un peu leur œuvre commune que Fontaine pour-suivit avec la construction de la Chapelle expiatoire, qu’il réalisa avec l’assistance de Louis Hippolyte Lebas (1782-1867), l’un des plus proches élèves de son ami.

Leur relation fut pourtant asymétrique. Percier était un concepteur plus brillant et plus reconnu que Fontaine, titulaire

du Grand prix quand ce dernier ne fut admis à séjourner à l’Aca-démie de France à Rome que par dérogation. C’est d’ailleurs toujours son nom qui vient en premier sur la page de titre des publications qu’ils ont cosignées, malgré l’ordre alphabétique. Cette prééminence peut s’expliquer par le talent de Percier dans le domaine du dessin et des compositions graphiques, dont témoigne l’abondante production qui nous est parvenue.

Nous savons aussi que dans leur association profession-nelle, comme dans leurs vies privées, leurs parcours ne furent pas identiques. Fontaine, premier architecte de Napoléon puis des souverains successifs de la France jusqu’en 1848, fin négo-ciateur et diplomate, sut conquérir l’oreille des princes, Percier jouant quant à lui un rôle fondamental dans l’enseignement des débuts de l’École des beaux-arts, obtenant à travers ses élèves 18 succès en 22 ans d’enseignement au concours du Prix de Rome. Comme nous l’avons montré ailleurs,5 les raisons d’étudier leur relation du point de vue de leurs différences sont nombreuses et le thème de cet article, le rôle de l’ornement et de la sculpture dans leur œuvre architecturale, s’y prête tout particulièrement.

Toutes les échelles du projetPercier et Fontaine eurent l’occasion de concevoir des projets très différents les uns des autres par leurs natures et leurs dimensions : de la vaisselle, de l’orfèvrerie, des meubles, de vastes édifices et jusqu’à des ensembles urbains de la taille d’une ville. Dans cette diversité d’activités, c’est pourtant le statut d’architectes qu’ils revendiquaient et c’est en architectes qu’ils pensaient l’ensemble de leurs activités, comme le montre ce passage de l’introduction du Recueil de décorations, où ils défendent les prérogatives de leur métier, réclamant que l’œuvre du décorateur trouve sa logique dans celle de l’édifice, seule garantie contre la gratuité des jeux formels :

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14 Thomas Hope, Household Furniture and Interior Decoration, Londres 1807, p. 53.15 1799 est l’année où Bonaparte s’empare du pouvoir par le coup d’état du 18 Brumaire, tournant ainsi définitivement la page de la Révolution. La société bourgeoise parisienne applaudit à ce retour de l’ordre qu’elle estime propice à la reprise des affaires. Les projets de publications ar-chitecturales se multiplient à nouveau, après une période d’arrêt sous la Révolution. C’est notamment cette année-là que paraît le Grand

Durand : Jean Nicolas Louis Durand, Recueil et parallèle des édifices en tous genres, Paris 1799.16 La Fontaine, Fables, Paris 1802.17 Voir notamment le frontispice qu’il dessine avec le peintre François Gérard (1770-1837) pour l’édition de la Henriade publiée en 1825 par Dubois et qui fut exposée au salon de 1822. Voir Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans, exposés au Musée royal des arts, le 24 avril 1822, Paris 1822, p. 17.

6 Charles Percier et Pierre François Léonard Fontaine, Recueil de décorations intérieures, Paris [1801]-1812, p. 15.7 Charles Percier et Pierre François Léonard Fontaine, Palais, mai-sons et autres édifices modernes dessinés à Rome, Paris 1798. Voir la réédition, Palais de Rome. Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome, présentation par Jean-Philippe Garric, Wavre 2008.8 Quintus Horatius Flaccus [Opera], Parisiis, in ædibus palatinis scientiarum et artium, Petrus Didot, 1799.9 Percier / Fontaine [1801]-1812 (note 6), p. 16.10 Charles Percier et Pierre François Léonard Fontaine, Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs, Paris 1809. Voir la réédition, Villas de Rome. Choix des plus célèbres maisons de plaisance de

Rome et de ses environs. Reproduction intégrale de l’édition de 1809 présen-tée par Jean-Philippe Garric, Wavre 2007.11 Jean-Philippe Garric, « Les “Maisons de plaisance de Rome” vues par Percier et Fontaine à l’origine d’un art du plan et des grandes compositions au sein de l’École des beaux-arts », dans Le xixe siècle et l’architecture de la Renaissance (actes du colloque « Le XIXe siècle et l’architecture de la Renaissance », Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, Université François Rabelais, Tours, Institut National d’Histoire de l’Art [INHA], mai 2007), Paris 2010, pp. 81-93.12 Comme Sabine Frommel le décrit dans ce même volume.13 Jean-Philippe Garric, « Le palais du roi de Rome et l’ambition d’une dynastie », dans Christophe Beyeler et Vincent Cochet (dir.), Enfance impériale, Paris 2011, pp. 62-69.

bandeaux ornementaux se réduisent à douze gravures de petites dimensions, publiées dans un livre qui ne fut produit qu’à deux cent cinquante exemplaires. Mais elles sont une contribution à la fois précoce et importante par ce qu’elles donnent à voir et par la façon de le montrer.15

À cette date, le style Empire n’était encore qu’en gestation. Depuis leur retour de Rome, huit ans plus tôt, Percier et Fontaine s’étaient déjà forgé une réputation, signant des décors de théâtre, mais aussi des aménagements intérieurs et du mobilier pour des commandes publiques ou privées. En août 1799, Joséphine de Beauharnais, qui avait acheté le château de La Malmaison pour en faire sa demeure, leur demandait de l’aménager. Leur premier recueil sur les palais de Rome était alors en cours de publication et connaissait un vif succès. Cependant, c’étaient ces vignettes pour les œuvres d’Horace qui diffusaient pour la première fois par la gravure l’interprétation par Charles Percier de ses réfé-rences antiques dans le domaine du mobilier.

L’édition de grand luxe de Pierre Didot, malgré son tirage limité, permettait de toucher l’élite sensible à la mode et attentive aux productions les plus actuelles : un public de commanditaires davantage que d’architectes. Ce travail d’illustration conférait à son auteur un statut d’artiste équivalent à celui des élèves de David, qui travaillaient pour les autres volumes de la même collec-tion de prestige, comme Girodet. C’était pour Percier l’occasion d’exprimer et de faire connaître une approche originale du modèle antique et un goût personnel en matière de mobilier, mais aussi d’accroître dans ce domaine sa renommée internationale. Ces

gravures lui permettaient de montrer son talent dans la compo-sition d’images qui n’appartenaient pas au domaine de l’architec-ture, en s’imposant ainsi comme un artiste du livre.

Les bandeaux illustrant les œuvres d’Horace présentent une atmosphère générale antiquisante tout à fait en accord avec le texte qu’ils illustrent, mais le soin avec lequel l’architecte y représente plusieurs éléments de mobilier permet de dépasser le stade de l’im-pression globale pour entrer dans le détail des objets eux-mêmes. Leur dessin particulièrement fluide, leur simplicité, voire leur dépouillement décoratif, témoignent d’un rejet du luxe ostenta-toire de l’Ancien Régime issu de la Révolution, qui va bien au-delà de la rigueur du style Louis XVI et ne laisse encore rien deviner de la richesse ni de la pompe futures de l’Empire (fig. 1).

Il est significatif que ces illustrations aient permis à leur auteur d’acquérir une réputation flatteuse en dehors de la cor-poration des architectes, à travers une production artistique plus proche de l’art du peintre que de l’art de bâtir. Mais comment expliquer qu’il sorte ainsi de son domaine ? On pourrait penser que cette activité était encore dictée, au moins en partie, par des circonstances économiques qui n’étaient plus difficiles, mais qui restaient incertaines. Cependant l’architecte la prolongea – toujours au service de Didot – pour une édition des œuvres de La Fontaine,16 puis pour ses propres livres et même, bien plus tard alors que sa fortune et sa renommée n’étaient plus à faire, pour différentes publications sans rapport direct avec son activité d’architecte.17 L’illustration du poète français du xviie siècle recèle une dimension peu connue de Charles Percier. Il y

« L’ameublement se lie de trop près à la décoration des intérieurs pour que l’architecte puisse y être indifférent. L’esprit de la décoration, séparé de celui de la construction et opérant sans concert avec lui, se fera un jeu de toutes les sortes d’absurdités et de contresens : non seulement il perver-tira les formes essentielles de l’édifice, mais il les fera disparaître. […] La construction est dans les édifices ce que l’ossature est au corps humain. On doit l’embellir sans la masquer entièrement. C’est la construction qui, selon les pays, les climats, les genres d’édifices, donne le motif des ornemens. La construction et la décoration sont dans un rapport intime ; et si elles cessent de le paraître, il y a un vice dans l’ensemble ».6

Ce recueil, dont la parution débute en 1801, avait été pré-cédé par celui qu’ils avaient consacré aux palais de Rome,7 mais aussi par une autre contribution plus confidentielle de Charles Percier : l’édition in-folio des œuvres d’Horace, publiée par Pierre Didot l’aîné en 1799, pour laquelle il avait conçu un ensemble de vignettes ornementales8 qui le fit remarquer dans le domaine de l’art du livre. Ces trois ouvrages imprimés dans les mêmes années reflètent une grande diversité de champs d’in-térêt et d’intervention, depuis les bâtiments, avec les palais de Rome, jusqu’aux ornements graphiques, en passant par des amé-nagements intérieurs et du mobilier. Toujours dans la préface du Recueil de décoration, les deux architectes s’expliquent sur cette variété :

« Plus nous aurons réussi à prouver qu’il n’y a rien d’indifférent dans le domaine des arts ; que le bon goût et les principes du beau doivent se montrer dans les plus petites productions, comme dans les plus im-portantes, et que de leur accord mutuel résulte leur force et leur succès communs, plus nous avons lieu de croire qu’on nous pardonnera d’avoir tenté, par la publicité que nous donnons aux détails d’ameublement qui composent ce recueil, de maintenir le goût qui nous a servi de guide ».9

Enfin, en 1809 commençait la publication de leur troisième grand livre, le Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs, dédié à un thème encore différent :10 celui des villas romaines de la Renaissance et de l’âge baroque, dont ils s’attachaient notamment à décrire les jardins. Comme pour les décorations intérieures, c’est en architectes qu’ils y abordent le sujet, s’opposant notamment à la frivolité des jardiniers et des amateurs de jardins à l’anglaise.11 Mais, à travers le cas particu-lier des parcs, cette nouvelle contribution visait plus largement le thème académique majeur des grandes compositions. Sous les dehors d’un certain éclectisme et d’une grande variété de

préoccupations, Percier et Fontaine bouclaient en réalité une tri-logie, leurs trois recueils traitant des trois échelles que se devaient de maîtriser tout au long du xixe siècle les élèves architectes de l’École des beaux-arts ; celle de l’ornement était étroitement liée à leur statut d’artiste ; celle de l’édifice était au cœur de leur futur métier ; celle des grandes compositions était indispensable pour espérer l’emporter aux concours du Prix de Rome.

D’ailleurs, si la plupart des architectes se voyaient rarement confier des missions d’une telle ampleur, dans leur cas, la com-mande impériale les conduisit sinon à construire du moins à pro-poser de vastes schémas d’aménagement, notamment autour du Louvre et de sa réunion avec les Tuileries et autour du palais du roi de Rome. Le premier, au-delà de l’achèvement du palais des rois de France, qui permettait à Napoléon de faire la démonstra-tion de sa bonne gouvernance, était un grand dessin d’ensemble pour le cœur de Paris.12 Autour du Louvre et des Tuileries réunis, les deux architectes avaient imaginé l’aménagement ordonnancé de ses abords, jusqu’au palais Royal, en face de la colonnade de Perrault et du jardin des Tuileries. Seules certaines parties furent construites. Mais ce plan d’ensemble, qui comportait une logique générale, pour une multitude d’interventions, incluant notam-ment la rue de Rivoli et l’arc de triomphe du Carrousel, illustre le désir des auteurs d’inscrire leurs différentes propositions dans une pensée globale. Le second, situé sur un terrain presque vierge, a donné lieu à de multiples variantes, qui montrent à la fois les hésitations de Napoléon et la capacité démonstrative de ses architectes.13

De ces projets destinés à faire de Paris la capitale d’un grand empire jusqu’aux raffinements de l’art du livre, Percier et Fontaine déclinent une même vision en adaptant leurs méthodes. Puisant dans leur musée imaginaire : une collection virtuelle d’édifices et de fragments, assemblée au fil des pages des albums, des car-nets et des portefeuilles accumulés pendant leur séjour italien et constamment enrichie par la suite, ils mobilisent un savoir-faire graphique, qui pour Percier est même l’essentiel de sa compé-tence : une maîtrise du dessin qui est tout à la fois un outil d’ob-servation, d’analyse, d’imitation et d’invention.

L’art graphique comme laboratoireDans Household Furniture and Interior Decoration, Thomas Hope évoque les illustrations des œuvres d’Horace de 1799 : « exquisite representations of the mode in which the ancient Romans used to decorate their town and country houses. »14 Ces

1. Abraham Girardet d’après Charles Percier, Bandeau décoratif gravé illustrant le livre IV, dans les œuvres d’Horace, Paris 1799

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18 Alexandre Lenoir, Musée des monuments français ou description histo-rique et chronologique des statues…, Paris 1800-1810. La collaboration de Percier apparaît à partir de la planche 36 du 1er volume.

démontre, avec un même talent pour l’assemblage, un goût pour des périodes et des expressions artistiques éloignées des principes du néoclassicisme, montrant ainsi, dès 1802, un intérêt précoce pour la Renaissance, le Moyen Âge et l’exotisme, qui reflète à la fois les débuts du romantisme et l’éclectisme du décorateur d’opéra. On peut rappeler que dans les mêmes années il fut aussi l’un des collaborateurs d’Alexandre Lenoir pour la publication du catalogue du Musée des monuments français.18 Parmi les illustrations de La Fontaine, celle qui représente « Perrette et le pot au lait » habillée en paysanne romaine dans un cadre inspiré de la Via Flaminia (fig. 2), renvoie à l’italianisme viscéral de l’au-teur. D’autres évoquent, en revanche, un décor français, comme l’illustration de la fable « Le vieillard et ses enfants » où deux des personnages portent le haut-de-chausses à crevés des années 1560 (fig. 3).

Ce talent d’illustrateur, Percier le mit aussi au service de ses propres livres conçus et réalisés en association avec Fontaine, donnant à ces publications architecturales une dimension sup-plémentaire, dans leur contenu comme dans leur forme. On retrouve ainsi dans le Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome des bandeaux inspirés des fragments antiques rassem-blés par le cardinal Albani, dont l’expression formelle s’inscrit dans la continuité des illustrations d’Horace et de La Fontaine (fig. 4). Cette présence de la sculpture et de l’ornement dans un recueil dédié aux villas et à leurs jardins remplit deux fonctions.

Elle est un ornement du livre, comme les véritables sculp-tures le sont pour les parcs qu’elles décorent, reflétant ainsi dans la publication une dimension propre aux villas romaines, qui étaient, pour beaucoup d’entre elles, des lieux de collection, des sortes de musées ; que l’on songe seulement à la villa Borghèse, ou à la villa Médicis. Au fil des pages, le lecteur jouit ainsi, à travers leurs interprétations graphiques, d’un équivalent de la

beauté des marbres antiques.Cet aspect de la publication n’est qu’un écho affaibli de

l’abondance des études consacrées par Percier et Fontaine à la sculpture et à l’ornement lors de leur séjour italien. On peut même s’étonner de voir ce type de sujet l’emporter en quan-tité sur les représentations proprement architecturales. Dans les albums de Charles Percier conservés par l’Institut de France, comme dans les dessins de Pierre Fontaine disséminés parmi ses descendants ou les collectionneurs, l’étude des antiques des dif-férentes villas occupe une place considérable. C’est particulière-ment vrai pour la villa Albani, à propos de laquelle les dessins de ce type sont beaucoup plus nombreux que les quelques éléments reproduits dans le Choix de plus célèbres maisons de plaisance.

Enfin, la seconde fonction de ces ornements dans l’ouvrage est d’y assurer la présence du modèle antique, en complément des planches architecturales consacrées à des édifices de la Renaissance et de l’âge baroque. Les deux périodes sont ainsi sollicitées à deux niveaux très différents, l’une pour ses grandes compositions et la disposition de ses architectures, l’autre pour ses détails, ses sculptures, voire son mobilier. Ce rapprochement repose sur une hypothèse clairement formulée par les auteurs, qui est au cœur de leur démarche ; la même association des exemples antiques et modernes existait déjà dans leur volume sur les palais.

La publication de ce premier ouvrage avait débuté en 1798, quand leur situation professionnelle était alors encore incer-taine. Le milieu de l’édition architecturale ne s’était pas encore entièrement relevé de la Révolution et les mécènes d’Ancien Régime s’étaient évanouis. Le financement du projet fut donc assuré par souscription et le livre fabriqué et vendu progressive-ment, par livraisons de six planches. Une annonce commerciale imprimée sur les couvertures de ces livraisons donnait le détail

2. Raphaël Urbain Massard d’après Charles Percier, Perette et le pot au lait dans un décor inspiré de la Via Flaminia, Bandeau décoratif, dans les Fables de La Fontaine, Paris 1802

3. Abraham Girardet d’après Charles Percier, Bandeau décoratif, dans les Fables de La Fontaine, Paris 1802

4. Jean-Louis Charles Pauquet d’après Charles Percier et Pierre François Léonard Fontaine, Bandeau décoratif, dans Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome, Paris 1809 et suiv.

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21 L’Architecte. Revue mensuelle de l’art architectural ancien et moderne, 1 (1906), p. 7.

19 Percier / Fontaine [1801]-1812 (note 6), p. 13.20 Werner Szambien, Les Projets de l’an II. Concours d’architecture de la période révolutionnaire, Paris 1986, pp. 82sq.

Dans l’ouvrage de Percier et Fontaine, les frontispices rem-placent l’ancienne théorie des ordres. Dans la lignée de Piranèse et des architectes artistes de la deuxième moitié du xviiie siècle, ils reprennent les mêmes matériaux que leurs prédécesseurs, mais dans une libre association, une composition free style, dont leur jugement est désormais l’unique arbitre. Les frontispices empruntent au système des ordres son principe d’assemblage, mais sans plus l’associer à une règle codifiée. Puisant en partie aux mêmes sources antiques, ils font la démonstration d’une méthode et d’un savoir-faire alternatif. Là où la connaissance précise des systèmes modulaires et le respect méticuleux des proportions avaient longtemps primé, c’est l’invention combi-natoire et la sensibilité du jugement esthétique qui s’imposaient désormais.

Dans la vue d’une maison romaine conservée au musée du Louvre, que Charles Percier imagina en 1792 (fig. 6), le projet architectural est fondé sur un assemblage de fragments sculptés détournés de leurs destinations premières et réunis suivant une fantaisie créatrice indifférente aux règles académiques. Si l’au-teur emprunte au peintre ses outils, il fait de son architecture un assemblage plastique de fragments sculptés.

De telles compositions, dont les frontispices sont le modèle, associent étroitement le savoir-faire du dessinateur, l’invention

et le goût du compositeur de formes et la connaissance du voca-bulaire antique. Percier et Fontaine ne sont pas les inventeurs de ce type de démarche, mais ils contribuent largement à l’imposer comme une pratique académique. Reprise par leurs disciples, elle s’installe pour tout le xixe siècle, parmi les élèves de l’École des Beaux-Arts, comme un exercice propice à démontrer leur habileté et leur talent et, lorsqu’en 1906 la Société des archi-tectes diplômés par le gouvernement lance sa nouvelle revue L’Architecte, c’est une composition dans le goût de Percier qui est reproduite sur la première planche (fig. 7). Le commentaire permet de vérifier la charge symbolique associée à un tel dessin :

« Nous ouvrons la série de nos planches par la reproduction du si joli dessin de M. Hulot, pensionnaire de l’Académie de France à Rome, où il a su réunir dans un ensemble fort harmonieux divers fragments d’ar-chitecture romaine. Le charme de la composition et de l’arrangement ajoute encore au plaisir que ressentiront tous les artistes à constater l’impeccabilité, la souplesse du dessin et l’habileté du rendu ».21

de leur composition. Elle précise notamment : « Chaque cahier contiendra une feuille de fragments anciens et modernes, quatre feuilles de plans, coupes et élévations, une vue prise dans les inté-rieurs. » La matière de l’ouvrage était donc distribuée en fonction du mode de production du livre, chaque cahier commençant par une page spéciale qui était un frontispice. Sur un total de cent planches, le volume comprenait ainsi seize frontispices dédiés à l’ornement et à la sculpture antiques, plutôt qu’aux palais de Rome moderne.

Comme plus tard dans l’ouvrage sur les villas, les édifices étudiés appartiennent en majorité à la Renaissance et au xviie siècle, tandis que les détails et les œuvres artistiques sont prin-cipalement issus de collections d’antiques. Certains frontispices, comme celui de la planche 50, présentent non seulement des fragments architecturaux et des ouvrages de sculpture, mais aussi des éléments de mobilier (fig. 5). D’autres, comme la planche 68, sont des compositions à partir d’éléments antiques, qui donnent l’idée d’une mise en scène muséographique.

La raison de la préférence donnée à l’Antiquité dès lors qu’il s’agit de détails, de sculpture ou de design est exprimée très clai-rement par Percier et Fontaine, qui considéraient le legs des anciens comme indépassable en la matière, écrivant notamment dans la préface du Recueil de décoration : « […]on se flatterait en vain de trouver des formes préférables à celles que les anciens nous ont transmises, tant dans les arts du génie que dans ceux de la décoration et de l’industrie ».19

Cette perfection formelle était donc à leurs yeux une école du goût : conviction qui explique le soin et l’abondance des études qu’ils consacrèrent aux fragments de décor et aux sculptures antiques, pendant leur séjour romain. Cette inclinaison fut sans doute renforcée du fait de l’attribution à Charles Percier de la colonne Trajane, pour sa principale étude académique comme pensionnaire de l’Académie de France à Rome. Ce monument plutôt atypique ne lui permettait guère d’approfondir sa connaissance des ordres et du vocabulaire classique de l’architecture, encore moins celle de la distribution, mais il était le manifeste d’une association étroite entre sculpture et architecture, son étude exigeant une maîtrise du dessin qui soit à la hauteur de la perfection de ses bas-reliefs. Le tra-vail consistait non seulement à relever et à dessiner l’existant, mais aussi à restituer graphiquement les parties manquantes ou endom-magées. Comme Quatremère de Quincy le souligne, les bas-reliefs recouvrant la surface de cette colonne monumentale sont comme une forme d’inscription superficielle. Recouvrant de messages l’épi-derme de l’édifice, faisant parler les murs, ils sont comme un équi-valent des hiéroglyphes – même si leur expression repose sur une maîtrise de la figuration sculptée inconnue des Égyptiens. La peur du vide dont ils témoignent et cette forme d’architecture parlante avant la lettre qu’ils représentent, anticipent notamment le projet de Percier et Fontaine d’un monument aux défenseurs de la patrie primé aux concours de l’an II.20

Le recueil sur les palais de RomeLes frontispices de l’ouvrage sur les palais font la démonstra-tion d’une inventivité graphique, qui était davantage qu’un simple délassement. Ces nombreuses pages de titre témoignent au contraire d’une nouvelle approche de l’architecture. Depuis la Renaissance, la réunion d’éléments préexistants dans de nou-velles compositions était le principe même de l’imitation de l’Antiquité. Pour encadrer cette démarche, les théoriciens du Cinquecento s’étaient donné l’équivalent d’une grammaire. Le système des ordres fixait les règles d’assemblage des fragments issus de l’analyse des édifices antiques, qu’étaient les chapiteaux, les fûts des colonnes, les corniches ou les piédestaux. Les traités d’architecture classique accordaient une place primordiale à cette théorie qui était au cœur du projet et dont la bonne maîtrise était incontournable pour un théoricien. La Règle trouvait place dans de nombreuses publications consacrées à d’autres domaines, comme la coupe des pierres ou l’art de l’ingénieur, parce qu’elle était le B – A BA du dessin architectural et qu’elle légitimait le désir des auteurs d’écrire sur l’architecture.

5. Charles Percier, Frontispice du IXe cahier de Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome, Paris 1798

6. Charles Percier, Villa à l’italienne au bord de la mer. Paris, Musée du Louvre, Département des Arts Graphiques

7. Jean Hulot, Composition de fragments antiques, dans L’Architecte, 1906-1, Paris, Librairie Centrale des Beaux-Arts, pl. 1

126 | Jean-Philippe Garric Sculpture et ornement au cœur du travail de Percier et Fontaine | 127

Nous l’avons déjà souligné, Percier et Fontaine, dans leurs différentes productions théoriques et dessinées, abordent toutes les échelles du projet : des plans d’ensemble aux édifices, des décorations intérieures aux meubles et aux décors du livre. Pour eux ces différents terrains appartiennent tous à l’art de l’archi-tecte, sans lequel la composition des jardins devient un caprice scandaleux, le décor des appartements une tromperie. Comme pour les artistes de la Renaissance le dessin est leur fil conduc-teur, mais l’épicentre de la compétence de l’architecte s’est désor-mais déplacé de la maîtrise du vocabulaire classique à celle d’un assemblage artistique capable de produire de séduisants tableaux.

Dans quelle mesure ce changement déjà engagé par Piranèse deux générations plus tôt, et qui s’impose à partir du début du xixe siècle au cœur de la pratique des élèves des Beaux-arts, pèse-t-il sur la façon de concevoir les édifices ? Les ensembles architecturaux asymétriques, irréguliers, proposant des jeux de volumes, révélés

par la lumière et par les masses d’ombres suscitent l’intérêt des architectes qui trouvent là matière à exercices ou à créations artis-tiques, sans pour autant offrir de modèles architecturaux académi-quement recevables. Sur les quelque deux mille cinq cents dessins conservés à l’Institut de France, beaucoup témoignent d’un intérêt de Charles Percier pour des sujets trop éloignés des définitions canoniques de l’architecture de son temps, pour pouvoir figurer dans des livres.

Ainsi, l’écart entre les éléments notés sur place et ceux qui furent retenus pour les publications permet de mesurer une forme d’auto censure ou en tout cas de sélection dictée par un souci d’exemplarité et par le respect de certaines conventions : une forme d’opposition entre un respect des codes, lorsqu’il s’agit de publier, et un goût personnel plus éclectique.

Il est ainsi remarquable que plusieurs « petits édifices » aient retenu l’attention de Charles Percier. C’est le cas de la maison

8. Constant Bourgeois, Vue d’une petite maison près du Colisée « A Rome », dans Recueil de vues et de fabriques pittoresques de l’Italie, Paris 1804, pl. 10 bis 9. Charles Percier, [Vue d’une petite maison près du Colisée à Rome], Album « Dessins et croquis fait dans l’intérieur de Rome ». Paris, Bibliothèque de l’Institut de France, ms. 1006, fol. 76, dessin 136

à deux arcades construite à cheval sur le mur d’enceinte d’un jardin près du Colisée, connue par une gravure de Constant Bourgeois laconiquement intitulée « À Rome », qui fut réinter-prétée par Jean Nicolas Louis Durand (fig. 8 et 9). Mais égale-ment vrai pour la « petite maison faubourg du peuple à Rome » (fig. 10), qui connut un réel succès parmi les auteurs français du début du xixe siècle, de Constant Bourgeois à Durand, de Pierre Clochar à François Léonard Séheult, qui en donnèrent chacun leur version, comme nous l’avons montré ailleurs.22

Si Percier et Fontaine ne choisirent pas de publier un exemple aussi modeste dans leur recueil des Palais, ils y firent

néanmoins figurer une autre gravure témoignant de leur ten-dance à sortir des sentiers battus du modèle classique : la pers-pective de la planche 49 montrant l’extérieur de la Chapelle Sixtine (fig. 11). En principe, les vues que contient cette publi-cation, suivant l’annonce imprimée sur les couvertures de livraison, représentent des « intérieurs », s’écartant en cela très nettement de la tradition romaine des vedute pittoresques qui proposaient aux touristes des souvenirs de paysages urbains, ou encore des principales églises et des ruines romaines. Ce sont pour l’essentiel des représentations de cours ou de vestibules. La perspective de la chapelle Sixtine sort donc de cette catégorie

22 Jean-Philippe Garric, Recueils d’Italie. Les modèles italiens dans les livres d’architecture français, Liège 2004, pp. 174 et 183.

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et cette singularité ne mériterait peut-être pas qu’on la souligne si elle ne correspondait, d’une part, à une approche pittoresque d’un genre nouveau, qui se développe dans les années suivantes parmi les émules de Percier et Fontaine, d’autre part, à une recherche approfondie de la part de Percier lui-même pour la dynamique des diagonales et l’opposition des masses d’ombres, dont ses dessins témoignent.23

Sur le premier point, on se contentera de rappeler la contri-bution de Pierre Clochar, dont le recueil publié en 1809, Palais, maisons et vues d’Italie, développe comme l’une de ses caracté-ristiques principales ce qui n’était qu’une exception chez Percier et Fontaine, et celle de Louis Pierre Baltard en 1806, Lettres ou

voyage pittoresque des Alpes. Ce dernier publie en effet un petit album d’aquatintes, où l’on retrouve aussi bien les maisons qui jouxtaient le pont Saint-Ange dessinées également par Clochar, que la Chapelle Sixtine de Charles Percier (fig. 12).

Sur le second point, l’intérêt de Percier pour ces sujets hété-rodoxes, les albums de l’Institut de France permettent de resituer cette vue un peu à part parmi les planches géométriquement construites et les perspectives très rigides du recueil sur les palais (fig. 13). Ce rapprochement montre aussi à quel point le pro-cédé réducteur de la gravure et la contrainte qu’il impose à des exécutants le maîtrisant imparfaitement, amoindrit la capacité d’interprétation et la spontanéité des dessins.

11. Charles Percier et Pierre François Léonard Fontaine, « Vue d’une fontaine derrière le palais du Vatican [et de la Chapelle Sixtine] », in Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome, pl. 49. Version acquarellée de l’ouvrage, exemplaire de la Bibliothèque de l’Institut National de l’Histoire de l’Art, collection Jacques Doucet, Fol Est 688

10. Charles Percier, [Petite maison dans la faubourg du people à Rome], Album « Croquis faits hors des murs de Rome ». Paris, Bibliothèque de l’Institut de France, ms. 1008, fol. 3, dessin 5

23 Il existe de cette vue un dessin jumeau exécuté par Jean Germain Drouet (1763-1788) qui jusqu’à son décès prématuré accompagnait Percier pour

dessiner sur le motif. Il est conservé à Dijon au Musée Magnin, inv. 1938DF237.

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La sculpture dans l’architecture ou l’architecture comme sculptureCet intérêt marqué pour la sculpture dans les dessins d’étude de Percier se reflète-t-il dans les projets de Percier et Fontaine destinés à l’exécution ? L’importance de la sculpture dans l’ar-chitecture, la façon dont elle s’y rattache ou s’en détache, est une caractéristique commune à beaucoup de leurs réalisations. L’arc de Triomphe du Carrousel, au-delà de l’imitation plutôt convenue d’un arc antique, n’est-il pas un jeu savant sur le statut de la sculpture ? Conçu pour servir de support à un qua-drige formé par les chevaux de Saint-Marc, il décline tous les degrés d’autonomie ou de liaison de la sculpture à l’édifice. Le quadrige est indépendant, simplement posé sur le sommet. Les statues en ronde-bosse des soldats servant d’amortissement aux colonnes sont intégrées à l’architecture. Les différents types de bas-reliefs entretiennent une liaison plus ou moins étroite avec l’architecture, certains comme des tableaux rapportés, d’autres comme un simple travail de l’épiderme. Enfin, la sculpture architecturale elle-même présente une distinction de matériaux et de liaison au corps de l’œuvre, entre les colonnes de marbre rose, aux chapiteaux de bronze, et les parties en pierre.

La Chapelle expiatoire, conçue dix ans plus tard, offre elle aussi une grande variété dans l’emploi de la sculpture. À l’exté-rieur comme dedans, les parties lisses, volontairement dépouil-lées, contrastent avec les parties ornées. Dans le volume prin-cipal, conçu pour accueillir les statues du roi et de la reine, les murs bas sont volontairement laissés lisses, sans la moindre mou-lure ni le moindre ornement. La frise de la corniche est traitée avec un relief très faible pour assurer une transition. La profon-deur des ombres augmente avec les pendentifs de la coupole et les voûtes à caissons.

Les exemples sont peu nombreux, à l’inverse, où l’édifice lui-même acquiert une dimension sculpturale. La rue de Rivoli, où le décor architectural disparaît presque entièrement pour la première fois dans une grande ordonnance monumentale pari-sienne, est peut-être en effet le seul cas privilégiant la recherche d’un dépouillement décoratif radical et d’une abstraction volu-métrique, abandonnant l’articulation classique des pilastres, des corniches et des moulures au profit d’une volumétrie simple, du jeu des lignes horizontales et des travées de fenêtres.

Referenze fotografiche Les œuvres d’Horace, Paris 1799: 1; Fables de La Fontaine, Paris 1802: 2, 3; Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome, Paris 1809 et suiv.: 4; Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome, Paris 1798: 5; Paris, Musée du Louvre, Département des Arts Graphiques: 6; Paris, Librairie Centrale des Beaux-Arts: 7; Recueil de vues et de fabriques pitto-resques de l’Italie, Paris 1804, pl. 10 bis: 8; Paris, Bibliothèque de l’Institut de France: 9, 10, 13; Paris, Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art: 11; Lettres ou Voyage pittoresque, Paris 1806: 12.

12. Louis Pierre Baltard, Veduta d’un cortile nel Vaticano, dans Lettres ou Voyage pittoresque, Paris 1806

13. Charles Percier, [Vue de l’extérieur de la Chapelle Sixtine], Album « Croquis du Vatican ». Paris, Bibliothèque de l’Institut de France, ms. 1011