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© koninklijke brill nv, leiden, ��5 | doi �. ��63/�5700585-� �34�345 Arabica 6� (�0 �5) �- �5 brill.com/arab ʿOlam ha-ze/ʿolam ha-ba, al-dunyā/al-āḫira : étude comparée de deux couples de termes dans la littérature talmudique et le Coran1 José Costa Université de Paris 3 Abstract Keyword Notre étude est une tentative de comparaison entre la littérature rabbinique ancienne et le Coran sur un sujet bien précis : la distinction entre le monde pré- sent et le monde futur, qui existe dans les deux corpus, ʿolam ha-ze/ʿolam ha-ba (littérature rabbinique) et dunyā/āḫira (Coran). Cet exercice de comparaison n’est jamais aisé, car d’un côté, on a un livre unique, le Coran, considéré, même 1  Il ne sera pas question dans cet article de l’expression coranique ʿālamīn, qui fera l’objet d’une étude spécifique, en cours d’élaboration. AQ AQ ARAB_062_Costa.indd 1 2/11/2015 1:46:40 PM

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brill.com/arab

ʿOlam ha-ze/ʿolam ha-ba, al-dunyā/al-āḫira : étude comparée de deux couples de termes dans la littérature talmudique et le Coran1

José CostaUniversité de Paris 3

Abstract

Keyword

Notre étude est une tentative de comparaison entre la littérature rabbinique ancienne et le Coran sur un sujet bien précis : la distinction entre le monde pré-sent et le monde futur, qui existe dans les deux corpus, ʿolam ha-ze/ʿolam ha-ba (littérature rabbinique) et dunyā/āḫira (Coran). Cet exercice de comparaison n’est jamais aisé, car d’un côté, on a un livre unique, le Coran, considéré, même

1  Il ne sera pas question dans cet article de l’expression coranique ʿ ālamīn, qui fera l’objet d’une étude spécifique, en cours d’élaboration.

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si c’est en partie à tort2, comme un livre homogène et de l’autre un ensemble de textes et d’ouvrages très hétérogènes sur le plan chronologique comme thé-matique, la littérature talmudique et midrashique. Le fait que le Coran attribue à Jésus une importance capitale n’incite pas non plus à voir dans la littérature rabbinique la source d’un certain nombre de traditions coraniques. Pour sim-plifier notre tâche, nous n’avons pas tenu compte des divisions traditionnelles propres à chacun des corpus (entre traditions tannaïtiques et amoraïques du côté des rabbins, entre sourates mekkoises et médinoises du côté du Coran). Nous avons également privilégié les recueils rabbiniques les plus anciens, sans exclure les Midrashim tardifs comme les Pirqe de-rabbi Eliezer, susceptibles d’avoir été influencés par le Coran ou la tradition musulmane3.

I Introduction

La comparaison entre la littérature rabbinique et le Coran est une démarche ancienne. L’un des premiers à l’avoir accompli est Abraham Geiger, l’une des figures de proue de la Wissenschaft des Judentums4. Après une période d’éclipse relative, le sujet suscite à nouveau l’intérêt comme le montre par exemple l’ou-vrage de B.S. Garsiel, publié en hébreu moderne en 20065. Même si les études coraniques actuelles reconnaissent clairement la nécessité d’intégrer le Coran

2  Voir Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran. Questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Paris, Téraèdre (« L’islam en débats »), 2004, p. 30-31 : « L’hétérogénéité du contenu des textes coraniques, masquée par l’unité formelle du volume, frappe tout lecteur attentif. Une ana-lyse linguistique et littéraire révèle également l’hétérogénéité du style de ces textes, selon les temps de leur composition, et selon les types de discours auxquels on peut les rattacher [. . .] il est difficile de dire que tous les textes coraniques ont un auteur unique parlant ou écrivant au cours d’une période de temps strictement déterminée ».

3  Sur les Pirqe de-rabbi Eliezer et son rapport à l’islam, voir Bernhard Heller, « Muhammeda-nisches und Antimuhammedanisches in den Pirke Rabbi Eliezer », Monatsschrift für Gesellschaft und Wissenschaft des Judentums, 33 (1925), p. 47-54. Le récit des Pirqe de-rabbi Eliezer sur la visite que rend Abraham à Ismaël (chapitre 30), a des parallèles dans la littéra-ture musulmane. Des débats nourris opposent les partisans de l’antériorité de la source juive et ses adversaires. Il est cependant probable que les traditions sur le voyage d’Abraham ont dû elles-mêmes voyager entre les cultures juive et musulmane, à plusieurs reprises et dans les deux sens : voir Carol Bakhos, Ishmael on the Border. Rabbinic Portrayals of the First Arab, Albany, State University of New York Press, 2006, p. 104-123.

4  Abraham Geiger, Was hat Mohammed aus dem Judenthume aufgenommen ?, Leipzig, M.W. Kaufmann, 1902 (1ère édition : Bonn, F. Baaden, 1833).

5  Bat-Sheva Garsiel, Bible, Midrash and Quran. An Intertextual Study of Common Narrative Materials [en hébreu], Tel Aviv, Ha-Kibbutz ha-meuhad, 2006.

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dans un corpus de textes plus vastes et d’avoir une démarche comparée, elles ont parfois encore tendance à oublier l’importance du corpus midrashique6.

Les questions eschatologiques ont été parmi les premières à avoir été abor-dées par les chercheurs qui ont préconisé la démarche comparée. C’est le cas par exemple d’A. Geiger7. Il va de soi que l’eschatologie coranique, à base d’en-fer et de paradis, de résurrection et de jugement dernier, n’a pas grand chose à voir avec le judaïsme biblique mais présente de nombreux traits communs avec les croyances des rabbins. A. Geiger ne traite cependant à aucun moment comme un motif autonome la question du monde présent et du monde futur. Du côté des études coraniques, ce couple n’est pas non plus l’objet d’une atten-tion spécifique. L’Encyclopédie de l’Islam n’accorde que deux brèves notices aux termes dunyā et āḫira8. Ceux-ci constituent uniquement des entrées dans l’Encyclopaedia of the Qurʾān, qui renvoient à d’autres articles. Parmi ces articles se détache celui qui est intitulé « Eschatology », dont l’auteur, Jane I. Smith, est l’un des meilleurs connaisseurs de l’eschatologie musulmane. J.I. Smith aborde rapidement la dualité des deux mondes dans son introduc-tion, pour ne plus en parler dans le reste de l’article9. Elle présente le monde présent, tel que le Coran le décrit, comme le monde de l’action (par opposition à celui de la récompense) et comme un monde vain de plaisirs et de tentations. Elle ne traite cependant pas du caractère contradictoire de ces deux concep-tions. À aucun moment, l’article ne manifeste une perspective comparée, pour-tant bien nécessaire sur ce sujet10. L’article « Cosmology » de l’Encyclopaedia of the Qurʾān ne traite qu’à deux reprises du terme de dunyā, presque en passant et sans lui accorder d’importance particulière11. La comparaison entre le Coran et la littérature rabbinique a donc pour premier avantage d’attirer l’attention

6  On peut citer par exemple l’ouvrage de François Deroche, Le Coran, Paris, Presses univer-sitaires de France (« Que sais-je ? », 1245), 2005. Dans la partie intitulée « La question des influences extérieures » (p. 116-119), le mot Midrash n’apparaît à aucun moment, même si « les communautés juives en Arabie du Nord-ouest » sont mentionnées (mais pas celles du Sud de l’Arabie). L’une des raisons qui explique la négligence relative du Midrash tient à l’histoire de la recherche. Le Midrash a été plus sollicité dans le passé que d’autres cor-pus, qui suscitent prioritairement l’intérêt des chercheurs actuels.

7  Geiger, Judenthume, p. 45-47 et 64-78.8  Arthur Stanley Tritton, « Āḫira », EI2 et id., « Dunyā », EI2.9  Jane Idleman Smith, « Eschatology », in Encyclopaedia of the Qurʾān, Leyde, 2011, II,

p. 44-54.10  On retrouve des défauts semblables dans l’ouvrage de Jane Idleman Smith et Yvonne

Yazbeck Haddad, The Islamic Understanding of Death and Resurrection, Albany, State University of New York Press, 1981.

11  Aangelika Neuwirth, « Cosmology », in Encyclopaedia of the Qur’ān, I, p. 445 et 449.

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sur un couple quelque peu négligé, celui de dunyā/āḫira, car le terme ʿolam ha-ba et le couple qu’il forme avec ʿolam ha-ze sont reconnus de longue date comme des catégories centrales du discours eschatologique des rabbins.

Une étude de P. Schäfer peut fournir un modèle stimulant à notre tenta-tive de comparaison12. Elle confronte l’utilisation du motif des deux mondes dans deux sources juives : le livre de IV Esdras et la littérature tannaïtique. Contrairement à plusieurs auteurs qui ont estimé que les deux sources utili-saient le motif de manière semblable, P. Schäfer a constaté deux différences fondamentales : 1. Les rabbins ne sont pas intéressés par l’essence spécifique des deux mondes mais par le lien qui les unit : le monde présent prépare le monde futur. Dans IV Esdras, les deux mondes s’opposent clairement, le pre-mier entièrement mauvais et le deuxième entièrement bon ; 2. Les temps mes-sianiques constituent une période située entre le monde présent et le monde futur. Pour les rabbins, il n’y a pas de différence majeure entre les temps mes-sianiques et le monde futur. IV Esdras fait tomber au contraire les temps mes-sianiques du côté du monde présent, le monde futur constituant une réalité toute autre. La deuxième différence n’a pas d’intérêt direct dans le domaine des études coraniques, puisque la distinction entre temps messianiques et monde futur n’a pas vraiment d’équivalent dans le Coran. Il n’en va pas de même pour la première différence et l’on peut se demander si la conception coranique des deux mondes est plus proche de celle de IV Esdras ou de celle de la littérature rabbinique.

Avant de passer au corpus coranique lui-même, il n’est pas inutile de donner un rapide aperçu de la notion de monde futur dans la littérature rabbinique et des termes qui servent à l’exprimer : ʿolam ha-ba (« monde qui vient », tra-duit par « monde futur ») et ʿatid la-bo (« futur à venir », traduit par « temps futurs »). Ces deux expressions sont employées régulièrement dans la littéra-ture rabbinique, sans être définies et comme si leur sens allait de soi. Pour les commentateurs traditionnels, elles peuvent désigner trois réalités différentes : 1. La vie après la mort ou l’au-delà (l’expression « au-delà » aura ce sens res-treint dans tout notre article) ; 2. Le monde messianique ou les temps messia-niques ; 3. Le monde postmessianique, ces deux derniers formant le monde de la résurrection13. Des études récentes ont cependant montré que très peu de

12  Peter Schäfer, « Die Lehre von den zwei Welten in 4. Buch Esra und in der tannaitischen Literatur », in Studien zur Geschichte und Theologie des rabbinischen Judentums, Leyde, Brill (« Arbeiten zur Geschichte des antiken Judentums und des Urchristentums », 15), 1978, p. 244-291.

13  Voir par exemple Yefe Toʾar sur Be-rešit Rabba, 14, 5 (yesira ba-ʿolam ha-ze). Les représen-tations rabbiniques de l’au-delà sont très variées et ne recoupent qu’imparfaitement le

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textes explicites appellent l’au-delà ʿ olam ha-ba ou ʿ atid la-bo14. ʿ Olam ha-ba est souvent employé dans des séquences exégétiques en couple avec ʿolam ha-ze. Par exemple, les rabbins interprètent ainsi Ex 13, 19 (« protéger, Dieu vous pro-tégera ») : « protéger », dans le monde présent, « il vous protégera », dans le monde futur. ʿAtid la-bo est plus volontiers utilisé pour situer une affirmation dans les temps eschatologiques : « Il n’y aura pas de géhenne dans les temps futurs15 . . . »

À première vue, sur le plan linguistique, les couples ʿolam ha-ze/ʿolam ha-ba et dunyā/āḫira ne sont pas apparentés. Les deux expressions hébraïques sont centrées sur le terme ʿolam (« monde ») qui a un équivalent arabe, ʿālam. Dunyā comme ʿālam signifient le monde, mais pas exactement de la même manière : ʿālam désigne le monde au sens cosmologique du terme et avec une connotation plutôt neutre, dunyā désigne essentiellement la vie humaine dans le monde, avec une connotation plutôt négative. Le couple dunyā/āḫira pose donc trois difficultés, quand on le compare au couple ʿolam ha-ze/ʿolam ha-ba : 1. il n’emploie pas l’équivalent arabe de ʿolam qu’est ʿālam ; 2. le terme dunyā est employé une fois, alors que ʿolam l’est deux fois ; 3. le terme dunyā n’est pas accompagné par un démonstratif comme c’est le cas dans ʿolam ha-ze. On pourrait objecter sur ce dernier point que le Coran emploie dans certains cas l’expression hāḏihi dunyā (« ce monde-ci ») parfois en couple avec āḫira, mais ces cas sont assez peu nombreux16.

concept d’immortalité de l’âme : voir José Costa, L’au-delà et la résurrection dans la lit-térature rabbinique ancienne, Paris-Louvain, Peeters, 2004, p. 309-476 et « “Immortalité de l’âme ou résurrection des morts ?” La question d’Oscar Cullmann et le témoignage des sources rabbiniques anciennes », dans Resurrection of the Dead. Biblical Traditions in Dialogue, éd. Geert Van Oyen et Tom Shepherd, Louvain-Paris-Walpole, Peeters (« Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », 249), 2012, p. 429-451. Le monde messianique correspond au règne du roi Messie, dont la durée est limitée. Le monde postmessianique succède au monde messianique. Il est en principe caractérisé par la souveraineté directe de Dieu sur la terre, une durée éternelle et une transforma-tion en profondeur de la nature et des hommes. La distinction du monde messianique et postmessianique reste cependant difficile à opérer dans un certain nombre de textes. Il n’est pas non plus toujours facile de situer à quel moment ont lieu la résurrection et le jugement. Sur tous ces points, voir Costa, L’au-delà, p. 197-202, 244-248, 255-285 et 287-308.

14  Voir Schäfer, « Die Lehre », p. 253-254 et Costa, L’au-delà, p. 37-71.15  Talmud Babli, ʿAboda Zara, 3b-4a.16  Voir Cor 7, 156 (couple hāḏihi dunyā/āḫira) ; 11, 60 (couple hāḏihi dunyā/yawm al-qiyāma,

« jour de la résurrection ») ; 16, 30 (couple hāḏihi dunyā/dār al-āḫira) ; 28, 42 (couple iden-tique à celui de Cor 11, 60) ; 39, 10 (l’expression hāḏihi dunyā est employée de manière isolée). Le Coran emploie aussi à plusieurs reprises l’expression hāḏihi hayāt(u/a) dunyā.

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Même s’il n’y a pas un lien direct entre les deux couples, on trouve dans les deux cas une expression à dominante spatiale juxtaposée à une expression à dominante temporelle. Dunyā et āḫira sont à la base des adjectifs féminins : dunyā exprime l’idée de proximité spatiale ou temporelle, āḫira l’idée d’éloi-gnement, là aussi, à la fois spatiale et temporelle. Ils qualifieraient des subs-tantifs sous-entendus : dār (« demeure ») ou hayāt (« vie »)17. De nombreux passages coraniques associent d’ailleurs explicitement les termes hayāt et dunyā et quelques passages les termes dār et āḫira18. Cependant, dunyā a plu-tôt une dominante spatiale et il est généralement traduit par « monde ». Aḫira a plutôt une dominante temporelle et on le traduit souvent par (la vie) der-nière ou (la vie) ultime19. On a donc un couple quelque peu hétérogène : dunyā qui est spatial et āḫira qui est temporel. L’hébreu ʿolam a deux sens : un sens temporel (« durée ») et spatial (« monde »). Les rabbins insistent cependant sur le deuxième sens. Mais même si dans le couple ʿolam ha-ze/ʿolam ha-ba, ʿolam signifie à chaque fois monde, ce couple n’en est pas moins lui aussi hété-rogène : ʿolam ha-ze avec le démonstratif proche ze (« ce monde-ci ») a une dominante spatiale et ʿolam ha-ba (« monde qui vient ») une dominante tem-porelle. Il est a priori surprenant de ne pas trouver dans les textes rabbiniques le couple ʿolam ha-ze/ʿolam ha-hu (« ce monde-là »), avec les deux démonstratifs ze (proche) et hu (lointain), puisque l’expression ha-hu ʿ alma (« ce monde-là »)

17  Dans sa traduction du Coran (Le Coran, [al-Qor’ân], traduit de l’arabe, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999), Régis Blachère traduit dunyā par « la (vie) immédiate » et āḫira par « la (vie) dernière ». Voir aussi Régis Blachère et Maurice Gaudefroy-Demombynes, Grammaire de l’arabe classique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1975, p. 113 : « Ces noms sont féminins comme sous-entendant hayā vie ».

18  Dunyā est employé 115 fois dans le Coran et 65 de ces 115 occurrences articulent hayāt et dunyā. Sur les 112 occurrences de āḫira, on ne trouve que 9 cas où dār est suivi par āḫira (on peut ajouter à cette liste le cas presque semblable de Cor 40, 39). Dār peut aussi être employé dans un sens eschatologique sans être associé à āḫira (Cor 6, 135 ; 13, 22 ; 13, 24 ; 13, 42).

19  Voir Cor 8, 42 ; 17, 7 ; 37, 6 ; 67, 5 et Edward William Lane, Arabic English Lexicon, Londres, Williams and Norgate, 1863, p. 31-32 et 920-922 : le verbe auquel se rattache āḫira signifie « mettre en arrière » dans l’espace ou dans le temps et celui auquel se rattache dunyā signifie « être ou devenir proche (ou bas) ». La dominante spatiale est donc plus nette dans le deuxième cas. Edward William Lane traduit cependant āḫira et dunyā de manière temporelle : « (vie) ultime », « dernière (demeure) » pour le premier, « monde présent, vie présente » pour le deuxième. Voir également les deux notices déjà citées de l’Encyclopédie de l’Islam où āḫira est défini comme le féminin de āḫir, « le dernier », et dunyā comme le féminin de l’élatif « plus proche, le plus proche ». Voir enfin Neuwirth, « Cosmology », p. 449, qui traduit dunyā par « monde inférieur ».

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existe en araméen20. La terminologie eschatologique du Coran comporte deux termes, dār et hayāt, déjà mentionnés, qui ont leurs équivalents dans le corpus rabbinique : mador et hayyim. Cependant le Coran associe régulièrement le mot hayāt à dunyā (« le monde présent »), alors que la littérature talmudique l’associe au contraire au monde futur : hayye ha-ʿolam ha-ba.

La singularité du Coran sur le plan terminologique apparaît clairement quand on le compare avec les sources juives et chrétiennes21 :

Sources Terme fondamental Monde présent/monde futur

IV Esdras Saeculum, siècle, monde Tempus, temps

« ce monde/(le monde) suivant » (hujus saeculi/sequentis [saeculi]) « ce temps/le temps futur » (temporis hujus/futuri temporis) « ce monde/(le monde) futur » (hoc saeculum/futurum [saeculum])

Nouveau Testament Kairos, temps Aiôn, temps, âge

« dans ce temps/dans l’âge qui vient » (en tô kairô toutô/ en tô aiôni tô erkomeno) « cet âge-ci/cet âge-là » (tou aiônos toutou/tou aiônos ekeinou) « dans cet âge/dans l’(âge) qui est sur le point de (venir) » (en toutô tô aiôni/en tô mellonti [aiôni])

Peshiṭṭa Zaḇna, temps ʿAlma, monde

« dans ce temps/dans le monde qui vient » (be-zaḇna hana/be-ʿalma ḏe-aṯe) « ce monde-ci/ce monde-là » (ʿalma hana/haw ʿalma) « dans ce monde/dans le monde du futur » (be-ʿalma hana/be-ʿalma ḏa-ʿaṯiḏ)

20  Sur tous ces points, voir Costa, L’au-delà, p. 73-78. L’expression ha-hu ʿalma semble dési-gner uniquement l’au-delà.

21  Voir IV Esdras, 6, 9 ; 7, 112-113 ; 8, 1 ; Mc 10, 30 (Lc 18, 30) ; Lc 20, 34 ; Mt 12, 32.

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(cont.)

Sources Terme fondamental Monde présent/monde futur

Littérature rabbinique ʿOlam/ʿalma, monde ʿAtid, futur

« ce monde-ci/le monde qui vient ou le futur à venir » (ʿolam ha-ze/ʿolam ha-ba ou ʿatid la-bo) « ce monde-ci/le monde qui vient ou ce monde-là » (ha-den ʿalma/ʿalma de-ate ou ha-hu ʿalma)

Les quatre sources citées dans ce tableau emploient un terme signifiant la durée/le monde dans un couple qui se présente ainsi : la durée/le monde + le démonstratif proche (« ce monde-ci ») et la durée/le monde + la notion de futur (« le monde futur », « le monde à venir »). Certes, les occurrences concrètes sont plus complexes dans le détail. Le terme employé pour la durée/le monde n’est pas toujours le même dans les deux expressions du couple (couples kairos/aiôn et zabna/ʿalma, le Talmud connaît aussi le couple ʿolam ha-ze/ʿatid la-bo). Le terme employé dans la première expression est par-fois uniquement sous-entendu dans la deuxième (saeculum à deux reprises, aiôn une fois dans en tô mellonti [aiôni]). On trouve le couple durée/monde + démonstratif proche et durée/monde + démonstratif lointain (tou aiônos tou-tou/tou aiônos ekeinou, ʿalma hana/haw ʿalma), que l’hébreu rabbinique ignore (pas de couple ʿolam ha-ze/ ʿolam ha-hu) et que l’araméen rabbinique connaît mais applique uniquement à l’au-delà (ha-den ʿalma/ ha-hu ʿalma). Les expres-sions en tô mellonti (aiôni) et ʿalma ḏa-ʿaṯiḏ sont enfin quelque peu hybrides, donnant l’impression de combiner les expressions rabbiniques ʿolam ha-ba et ʿatid la-bo. Même en tenant compte de ces disparités, on perçoit bien l’exis-tence d’un moule commun, dans lequel ne rentre pas le couple dunyā/ āḫira22.

22  Le couple (hāḏihi) dunyā/āḫira n’en est pas moins utilisé pour traduire en arabe Mc 10, 30 (Lc 18, 30) et Mt 12, 32 : voir L’Evangile, Nouveau Testament. Traduction arabe commune des textes originaux, Finlande ( ?), St Michel Print, 2003, p. 34 et p. 126 (p. 223).

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II Les textes qui n’emploient que le terme āḫira

Le terme āḫira n’est jamais défini dans le Coran et il est employé comme s’il allait de soi, constituant une promesse (Cor 17, 104), un objet de recherche (Cor 17, 19) ou quelque chose dont on prend garde (Cor 39, 9). Il désigne mani-festement le monde de la rétribution ou la rétribution elle-même, soit sous l’angle du châtiment, soit sous l’angle de la récompense. Le châtiment peut être présenté sans précisions (Cor 11, 103 et 34, 8), associé aux « perdants » (Cor 5, 5 ; 11, 22 ; 16, 109 ; 27, 5 : « les plus grands perdants » ; cf. Cor 3, 85) ou qualifié de plus fort (Cor 20, 127 : « plus sévère et plus durable » ; Cor 68, 33 : « plus grand »). Il en est de même pour la récompense : indéterminée (Cor 2, 94), appelée « bonne » ou « meilleure » (Cor 12, 57 et 12, 109) ou donnant lieu à une certaine hiérarchie (Cor 17, 21).

Comme le terme āḫira n’est pas défini clairement, la rétribution auquel il réfère reste ambiguë et il est difficile de dire si elle concerne l’au-delà ou le monde de la résurrection ou encore ces deux réalités simultanément. On pour-rait objecter qu’il ne peut y avoir de confusion possible dans le Coran entre l’au-delà et le monde de la résurrection. Le Coran concevrait l’au-delà comme un sommeil des âmes, une conception qui est également bien présente dans le christianisme syriaque23. T. Andrae estime que dans le Coran, l’au-delà se réduit à presque rien, puisque l’homme qui se réveille pense avoir dormi très peu de temps. La différence entre le jugement dernier et le jugement après la mort tend donc à s’estomper : c’est comme si le jugement dernier avait lieu juste après la mort24. En réalité, la différence entre l’au-delà et le monde de la résurrection est toujours là, puisqu’ils sont séparés par l’événement déci-sif du réveil, c’est-à-dire de la résurrection, qui précède le jugement. On peut même dire qu’il n’y a plus de confusion possible entre les deux : l’au-delà qui est un temps de sommeil ne comporte pas de rétribution, celle-ci est toute entière réservée au monde de la résurrection. Comme le terme āḫira désigne la rétribution, il concernerait nécessairement le monde de la résurrection. Cette conclusion est cependant trop hâtive. Il est probable que le Coran ne comporte pas une conception unique de l’au-delà. Les versets concernant les martyrs, par exemple, affirment qu’ils sont toujours vivants auprès de Dieu (Cor 2, 154 et 3, 169). Cette vie, pleine et entière, ne se réduit certainement pas

23  Voir Tor Andrae, Les origines de l’islam et le christianisme, trad. Jules Roche, Paris, Jean Maisonneuve (« Initiation à l’Islam », 8), 1955, p. 161-168. Sur le sommeil des morts chez les rabbins, voir Costa, L’au-delà, p. 355-358 et 393-408.

24  Andrae, Les origines de l’islam, p. 165-166.

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à un simple sommeil25. Il n’est pas non plus évident que le sommeil soit une totale inconscience ou qu’il soit complètement incompatible avec la notion de rétribution26.

Un deuxième groupe de textes est essentiellement centré sur la question de la croyance dans āḫira et évoque ceux qui y croient (Cor 6, 92 et 31, 4) et beaucoup plus souvent ceux qui n’y croient pas, en doutent, désespèrent de lui, le nient, le traitent de mensonge, ne le craignent pas ou encore le délaissent (Cor 6, 113 ; 6, 150 ; 7, 45 ; 7, 147 ; 11, 19 ; 12, 37 ; 16, 22 ; 16, 60 ; 17, 10 ; 27, 4 ; 27, 66 ; 30, 16 ; 34, 8 ; 34, 21 ; 39, 45 ; 41, 7 ; 53, 27 ; 60, 13 ; 74, 53 ; 75, 21). Certains de ces passages évoquent aussi, explicitement ou implicitement, la punition des mécréants dans āḫira.

Le terme ʿolam ha-ba est lui aussi utilisé par les rabbins, sans être défini et comme si son sens était parfaitement évident27. Comme āḫira, il peut désigner le cadre de la rétribution, sous ses deux aspects de récompense et de punition et la réalité qu’il recouvre peut aussi être purement et simplement identifiée à la récompense28. L’expression « avoir part au monde futur », qui est très familière des rabbins (en lo/lahem heleq la-ʿolam ha-ba), se retrouve telle quelle dans le Coran (Cor 2, 102 et 3, 77 : mā lahu ḫalāqin/lā ḫalāqa lahum fī l-āḫirati). Le fait que la récompense future est hiérarchisée a des parallèles rabbiniques, même si l’expression ʿolam ha-ba n’est pas toujours employée dans ce contexte29.

25  Pour les parallèles dans le christianisme syriaque, voir Andrae, Les origines de l’islam, p. 167-168. Les rabbins parlent des justes morts qui sont toujours vivants : voir Costa, L’au-delà, p. 411-426. Un texte coranique (Cor 39, 42) mériterait un commentaire plus approfondi. Même s’il mentionne le sommeil, il pourrait relever d’une conception de l’au-delà qui n’est pas forcément associée au sommeil dans les textes rabbiniques, celle de la conservation des âmes auprès de Dieu dans le « faisceau des vivants » : voir Costa, L’au-delà, p. 325-354 et 561-563.

26  Andrae compare le sommeil coranique des morts à une sorte de rêve : Les origines de l’islam, p. 165-166. Voir Talmud Yerushalmi, ʿAboda Zara, 3, 1 : « Le mort entend son éloge [funèbre] comme [s’il était] au milieu d’un rêve ». L’idée que le sommeil comporte déjà un aspect rétributif se retrouve chez les rabbins (Be-rešit Rabba, 9, 5) et chez les chrétiens (Eusèbe, Histoire ecclésiastique, 6, 37 ; Aphraate, Homélies, 8, 8).

27  Toutes les remarques que nous allons faire par la suite sur ʿolam ha-ba valent aussi pour ʿatid la-bo.

28  Voir Costa, L’au-delà, p. 248-249.29  Voir les traditions sur une pluralité explicitement ou implicitement hiérarchisée de

groupes (kittot, Sifre Debarim, 10 ; Midrash Tehillim, 11, 6 ; Talmud Babli, Hagiga, 14b), de divisions (mehisa, Talmud Babli, Berakhot, 12b), de compartiments (medorot, Talmud Babli, Shabbat, 152a ; Soṭa, 10b ; Midrash Tehillim, 11, 6, cf. Sifre Debarim, 357, sur la par-tie supérieure et inférieure de la géhenne), de rayonnements ou de flamboiements (Sifre Debarim, 10 et 47 ; Talmud Babli, Baba Mesi‘a, 85b ; Baba Batra, 75a), de mondes (Shemot

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La punition des mécréants dans āḫira, alors qu’ils doutaient de son existence, rappelle le principe midda ke-neged midda (« mesure pour mesure ») : ils n’ont pas cru dans āḫira, alors ils seront punis dedans. Le même principe mène les rabbins à l’affirmation suivante : les mécréants n’ont pas cru dans la résurrec-tion, alors ils seront privés de leur part au monde futur30.

Si le terme ʿolam ha-ba est aussi peu défini que celui de āḫira, son contexte de citation dans la littérature rabbinique permet plus facilement de le sortir de l’ambiguïté. Dans le Coran, āḫira apparaît dans des phrases très brèves qui ne permettent pas de savoir s’il concerne l’au-delà ou le monde de la résurrection. Certes, le Coran contient aussi des séquences eschatologiques longues, dont le contexte est beaucoup plus explicite, puisqu’elles décrivent la résurrection, le jugement dernier et la rétribution ultime, mais ces séquences ne mentionnent pas toujours le terme āḫira. Les sourates 74-77, 79, 80 et 82-84, qui sont de bons exemples de séquences eschatologiques, n’emploient le terme āḫira qu’à trois reprises (Cor 74, 53 ; 75, 21 et 79, 25). Les textes rabbiniques qui emploient les termes ʿolam ha-ba et ʿatid la-bo contiennent au contraire des éléments qui permettent souvent de préciser leur contexte eschatologique, même si dans certains cas l’ambiguïté demeure. C’est le cas, par exemple, des versets cités, dont certains ont un lien plus ou moins évident avec l’au-delà et d’autres avec les temps messianiques et la résurrection31.

Concernant le motif de la croyance ou de la mécréance, qui accompagne parfois le terme āḫira dans le Coran, les rabbins ne l’ignorent pas mais l’appliquent plus souvent à la résurrection qu’au monde futur32. Cependant, comme nous l’avons déjà souligné plus haut, la résurrection et le monde futur sont deux notions fortement corrélées dans leur esprit. On peut aussi se demander si les passages du Coran qui évoquent la mécréance de certains indi-vidus à l’égard du monde futur concernent bien des Arabes réels du VIIe siècle

Rabba, 52, 3). Sur ceux qui bénéficient de privilèges eschatologiques, voir également Talmud Babli, Berakhot, 34b (condition privilégiée de ceux qui se sont repentis) ; Baba Batra, 10b (l’au-delà est un monde renversé, où ceux qui ont étudié la Tora occupent les positions les plus élevées) ; 17a (les vers n’ont pas de pouvoir sur sept personnes). La Tosefta (Sanhedrin, 13, 3-5) distingue les méchants qui sont punis temporairement dans la géhenne et détruits de ceux qui sont punis pour l’éternité. De manière générale, Israël a une position privilégiée dans l’autre monde, sauf les juifs qui ont dissimulé leur cir-concision (Talmud Babli, ‘Erubin, 19a ; les morts enterrés en terre d’Israël ressuscitent en premier : Talmud Yerushalmi, Ketubbot, 12, 3).

30  Talmud Babli, Sanhedrin, 90a.31  Sur les critères permettant de distinguer l’au-delà et le monde de la résurrection, voir

Costa, L’au-delà, p. 18-35.32  Voir ibid., p. 143 et 162-165.

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ou s’ils ne seraient pas d’abord et surtout une reprise littéraire des traditions rabbiniques antérieures sur les mécréants (koferim à rapprocher des kāfirūn du Coran) qui remettent en question la résurrection des morts33. La réponse à cette question dépend aussi du sens que l’on donne au terme āḫira, selon qu’on l’associe plutôt à l’au-delà ou à la résurrection des morts. L’ambiguïté de ces passages demeure, même quand ils se réfèrent explicitement aux générations du passé.

III Les textes qui n’emploient que le terme dunyā

Il faut distinguer deux cas : les textes où dunyā est vraiment employé seul et ceux où il forme un couple avec un autre terme que āḫira. Il s’agit d’une dis-tinction assez poreuse, car plusieurs textes appartenant au premier groupe pourraient aussi être classés dans le deuxième, à condition d’avoir une concep-tion plus large du « couple ».

1 Dunyā employé seulDans la plupart des occurrences, le terme dunyā a une connotation négative. Dunyā est décrit comme temporaire (Cor 3, 117 et 20, 72), associé au plaisir et au jeu (Cor 2, 204 ; 7, 51 et 47, 36), à la tromperie et à la séduction (Cor 6, 130 ; 7, 51 ; 18, 46 : « [ faux] brillant, parure, clinquant » [zīna] ; 31, 33 ; 35, 5) ou encore à un effort qui s’égare (Cor 18, 104). L’aspect temporaire de dunyā est également illustré par deux paraboles assez semblables, où Dieu fait se succéder une nature bienfaisante et une nature ingrate (Cor 10, 24 et 18, 45). Il est un objet de volonté et de satisfaction (Cor 10, 7 et 28, 79). Il peut renvoyer à la punition (Cor 7, 152 ; 9, 55 et 9, 85) ou à l’absence de punition (Cor 10, 98). Un seul texte

33  Voir de Prémare, Origines, p. 44 : « D’une façon générale, nous sommes en mesure de situer dans leur contexte historique les textes polémiques des communautés chrétiennes qui, durant les VIIème et VIIIème siècles au Proche-Orient, s’opposaient dans les domaines religieux, social et politique [. . .] Pour ce qui est du corpus coranique, il est souvent difficile, au contraire, de savoir par les textes mêmes quelles étaient les circonstances exactes des polémiques, et quelle était l’appartenance précise des groupes qui y étaient impliqués ». Le même constat vaut pour la littérature rabbinique sur les groupes qu’elle critique et marginalise. Il est difficile par exemple d’identifier clairement ceux que les rab-bins appellent minim à un groupe précis de juifs ou de non-juifs. Certains chercheurs ont même renoncé à cette entreprise, considérant que c’est la catégorie de minut et l’usage qu’en font les rabbins qui sont les éléments les plus signifiants (voir Daniel Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, trad. Jacqueline, Cécile et Marc Rastoin, Paris, Le Cerf (« Patrimoines. Judaïsme »), 2011, p. 27).

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évoque Dieu qui répartit la subsistance entre les hommes dans dunyā et élève certains d’entre eux au-dessus des autres (Cor 43, 32).

2 Dunyā en couple avec un autre terme que āḫiraLe deuxième terme peut être ce qui est auprès de Dieu (Cor 28, 60 et 42, 36) ou ce qu’il fournit (Cor 20, 131), le retour (Cor 3, 14 ; 10, 23 ; 10, 70 ; 31, 15), le bien (Cor 39, 10 : « une bonne part » [hasana]), le jour de la résurrection (Cor 2, 85 ; 2, 212 ; 3, 185 ; 4, 109 ; 22, 9 ; 28, 42 ; cf. Cor 11, 99), le châtiment (Cor 2, 85 ; 6, 70 ; 10, 88), l’enfer (Cor 79, 38-39) ou le feu (Cor 45, 34-35). Ces passages décrivent souvent une punition double (Cor 2, 85 ; 22, 9 ; 28, 42 ; cf. Cor 11, 99). Dunyā peut être associé à la jouissance (Cor 3, 14 : celle des femmes, des enfants, des trésors, du bétail, des chevaux de race et des champs ; 10, 23), notamment en ce qu’elle a d’éphémère (Cor 20, 131 et 42, 36 : ce caractère éphémère découle de l’opposition avec ce que Dieu fournit ou avec ce qui est auprès de lui, qui est meilleur et plus durable34) ou de trompeur (Cor 3, 185, voir aussi Cor 2, 212 où l’on retrouve la notion de zīna), aux biens (Cor 10, 88), ou au jeu (Cor 6, 70). Ceux qui sont sceptiques sur l’existence de la résurrection et d’une autre vie ne croient qu’en dunyā (Cor 6, 29 ; 23, 37 ; cf. Cor 45, 24). Ces passages sont apparentés à ceux qui traitent du scepticisme à l’égard de āḫira, étudiés dans la partie précédente.

Le Coran semble employer plus aisément dunyā sans āḫira que les rabbins ʿolam ha-ze sans ʿolam ha-ba. Il est vrai que sur un plan strictement linguis-tique, les deux dernières expressions citées ont un lien étroit, puisqu’elles sont constituées du même terme ʿolam et que l’emploi du démonstratif ze dans la première expression suppose par définition l’existence d’un autre monde : on aura donc tendance à le mentionner assez naturellement à la suite de l’autre. Comme nous l’avons déjà noté plus haut, le rapport linguistique entre dunyā et āḫira est moins fort et moins automatique. Quand on considère les textes rab-biniques où ʿolam ha-ze est employé sans ʿolam ha-ba, on constate cependant l’existence de deux cas de figure, semblables à ceux qui caractérisent le corpus coranique : soit ʿolam ha-ze est employé vraiment seul, soit il forme un couple avec un autre terme que ʿolam ha-ba.

Dans le premier cas de figure, il se réfère parfois aux justes et aux méchants, avec par exemple la question : « À quoi les justes/les méchants sont-ils sem-blables dans le monde présent35 ? » Plusieurs occurrences se retrouvent dans

34  Le terme matāʿ (« jouissance ») signifie bien souvent « jouissance temporaire », comme le montre clairement son emploi dans Cor 20, 131 et 42, 36.

35  Pour cette question, voir Abot de-rabbi Natan, A, 39, pour les autres références : Abot de-rabbi Natan, A, 28 ; Kalla Rabbati, 3, 1 ; Talmud Babli, Berakhot, 7b (Megilla, 6b) et Yoma, 87a.

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le recueil appelé Abot de-rabbi Natan36 et ce n’est pas surprenant quand on connaît sa thèse fondamentale : l’homme juif doit être transformé en profon-deur par l’enseignement de la Tora. Les Abot de-rabbi Natan décrivent aussi plus avant ce qu’il faut penser ou faire pour que cette transformation ait bien lieu37. Ils valorisent donc le monde présent comme le lieu de cette transfor-mation à la fois possible et nécessaire. Cette valorisation du monde présent est a priori en contradiction avec la tendance négative des textes où dunyā est employé vraiment seul38.

Dans le deuxième cas de figure, c’est-à-dire celui où ʿolam ha-ze est employé en couple avec un autre terme que ʿolam ha-ba, le deuxième terme désigne souvent la mort ou l’au-delà. Il peut être aussi un équivalent de ʿolam ha-ba. Pour l’au-delà, il s’agit notamment des expressions : « tombe » (qeber), « après sa mort » (le-ahar mitato) ou encore « la maison d’éternité » (bet ʿolam, c’est-à-dire la tombe, souvent ré-interprétée en bet ʿolam ha-ba, « maison du monde futur »)39. Cette insistance sur l’au-delà n’est pas vraiment attestée dans le Coran, qui utilise même le couple dunyā/« jour de la résurrection ».

36  Voir la note précédente et Abot de-rabbi Natan, B, 12. Voir également la note 30.37  Sur tous ces points, voir Jonathan Wyn Schofer, The Making of a Sage. A Study in Rabbinic

Ethics, Madison-Londres, The University of Wisconsin Press, 2005.38  Pour d’autres textes du premier groupe : Talmud Yerushalmi, Sanhedrin, 10, 1 (il n’y aurait

pas eu de mérite des Pères si ces derniers avaient pris tout le salaire des commandements qu’ils ont accomplis dans le monde présent) ; Talmud Babli, Berakhot, 31a (l’homme ne peut remplir sa bouche de rire dans le monde présent) ; Baba Batra, 10a (tout acte de charité établit la paix entre Dieu et Israël) ; Hullin, 89a (le « métier » de l’homme dans le monde présent est de rester silencieux, sauf quand il s’agit des paroles de la Tora).

39  Talmud Yerushalmi, ʿAboda Zara, 3 (Dieu montre aux justes leur salaire dans le monde présent [au moment de la mort] : l’âme rassasiée, ils s’endorment) ; Talmud Babli, Yebamot, 63b (« tomber dans la géhenne ») et 97a (tout disciple des Sages dont on répète une parole qu’il a prononcée dans le monde présent, ses lèvres remuent « dans la tombe » : voir aussi Talmud Babli, Sanhedrin, 90b ; Bekhorot, 31b ; Talmud Yerushalmi, Sheqalim, 2, 7) ; Soṭa, 5b (« le salut du Saint, béni soit-il ») ; Qiddushin, 40b (« il dispense le bien aux méchants dans le monde présent, pour les écarter et leur faire hériter le niveau le plus bas ») ; Baba Mesiʿa, 85b (Rabbi Hiyya et ses fils dans le monde présent sont un équivalent des trois patriarches morts : réunis, ils peuvent faire venir la libération avant l’heure) ; Sanhedrin, 98b (les souffrances annoncées par le prophète Amos pour le temps de la venue du Messie ont leur équivalent dans le monde présent) ; ʿAboda Zara, 17a (« La voix de la géhenne crie et dit : Envoyez-moi deux filles qui crient et disent dans le monde présent : Donne, donne ») et 18a (« au jour du jugement ») ; Semahot de-rabbi Hiyya, 3, 1 (« quand ils partent du monde ») ; 3, 3 (« à l’heure de leur mort ») ; 3, 4 (le juste qui pèche dans le monde présent, Dieu « le fait mourir aussitôt ») ; Semahot (Sefer hibbuṭ ha-qeber), 1, 5 (« l’heure dans laquelle il se tient au jugement ») ; 1, 8 (bet ‘olami ; « après sa mort »).

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Les affinités avec le corpus rabbiniques sont donc moins évidentes dans le cas où dunyā est employé sans āḫira que dans le cas où āḫira est employé sans dunyā.

IV Dunyā en couple avec āḫira

Dunyā et āḫira forment souvent dans le Coran un couple d’opposés dont le premier membre est connoté négativement et le deuxième positivement. Dunyā est peu de choses par rapport à āḫira (Cor 4, 77 et 9, 38). Āḫira est meil-leur que dunyā (Cor 7, 169 ; 87, 16-17 ; cf. Cor 93, 4). Dunyā est temporaire alors que āḫira est durable (Cor 40, 39 : « demeure de la stabilité » ; 87, 16-17). Il est associé à la jouissance (Cor 4, 77 ; 9, 38 ; 13, 26 ; 40, 39 ; 43, 35 ; 57, 20 : jouissance trompeuse). Il l’est aussi au jeu : āḫira dans ce cas est décrit comme « meil-leur » (Cor 6, 32) ou comme « la vraie vie » (Cor 29, 64). Il l’est enfin aux pos-sessions matérielles (Cor 8, 67 : « les biens » ; 23, 33 : « le luxe »). Quand dunyā est mis en relation avec la jouissance, le jeu ou la tromperie, āḫira peut être le cadre de la punition (Cor 11, 15-16 et 57, 20) ou au contraire être celui de la récompense, voire la récompense elle-même, « auprès de ton Seigneur pour les hommes pieux » (Cor 43, 35). Ce tableau confirme l’aspect négatif de dunyā dans les textes où il est employé vraiment seul. Si l’on excepte son caractère stable, la nature exacte de l’élément positif du couple, c’est-à-dire āḫira, reste relativement floue.

L’opposition entre dunyā et āḫira peut prendre dans certains passages la forme explicite d’une sorte d’incompatibilité. C’est un fait qui a souvent été atténué par les théologiens de l’islam, notamment ceux de l’époque moderne, pour lesquels dunyā et āḫira constituent deux polarités complémentaires et

Dans certains cas, le deuxième terme est constitué par un verset de nature eschatolo-gique : Abot de-rabbi Natan, A, 12 ; Talmud Yerushalmi, Shebi‘it, 4, 8 ; Talmud Babli, Soṭa, 41b ; Talmud Babli, Sanhedrin, 100b. Un dernier ensemble de textes contient ceux où le deuxième terme est implicite ou cité plus loin dans la séquence : Abot de-rabbi Natan, B, 27 (le terme ʿolam ha-ba est cité plus loin) ; 33 (« ta récompense sera grande » : le texte ne dit pas dans quel monde aura lieu cette récompense) ; Semahot de-rabbi Hiyya, 3, 7 (il découle du raisonnement que le texte se réfère à la récompense future) ; Semahot (hibbuṭ ha-qeber), 1, 5 (il s’agit du jour du jugement, même si le texte n’emploie pas l’expression correspondante). Les deux ouvrages cités portant le titre de Semahot sont des composi-tions tardives de l’époque des geʾonim, susceptibles d’avoir été influencées par l’eschato-logie musulmane.

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harmonieuses40. L’une des formes que prend l’incompatibilité des deux mondes est celle de l’incompatibilité des bienfaits associés à chacun des mondes. Ainsi, celui qui veut (ou aime) dunyā est clairement distingué de celui qui veut āḫira (Cor 3, 152 et 33, 28-29). Il n’aura pas part à āḫira ou sera puni dans āḫira (Cor 2, 200 ; 11, 15-16 ; 57, 20 avec les deux notions de tafaḫūr et takaṯūr ; cf. Cor 14, 2-3). L’homme qui aspire aux satisfactions de ce monde ne peut rece-voir une rétribution positive dans l’autre : les jouissances présentes et les jouis-sances futures ne sont pas cumulables. L’incompatibilité des deux mondes est particulièrement nette dans le verset suivant, où elle se présente comme l’op-position de deux volontés : « Vous voulez les biens de dunyā, Dieu veut āḫira » (Cor 8, 67). Certaines formules ne se limitent pas à opposer un aspect de dunyā (les biens, la jouissance, le jeu) à āḫira, mais elles mentionnent dunyā de manière générale. Le Coran évoque ainsi celui qui veut dunyā (voir les pas-sages déjà cités plus haut), celui qui échange dunyā contre āḫira (Cor 2, 86 : il est puni ; Cor 4, 74 : il est récompensé41), celui qui laboure dunyā (Cor 42, 20 : opposé à celui qui laboure āḫira, il n’aura pas part à āḫira) ou encore celui qui aime dunyā plus que āḫira (Cor 16, 107). La connaissance des deux mondes est enfin aussi exclusive : connaître dunyā, c’est être inattentif à āḫira (Cor 30, 7).

Un bloc assez consistant de textes présente une autre conception des rela-tions entre dunyā et āḫira. Là où les textes précédents valorisaient l’opposi-tion, voire l’incompatibilité, ces autres passages conçoivent le couple dunyā et āḫira en termes de continuité et de complémentarité. Ils ont particulièrement influencé les théologiens dont il a été question au début du paragraphe précé-dent. Ces textes peuvent concerner Dieu, qui est loué (Cor 28, 70, cf. Cor 34, 1 ; 53, 25), qui est le patron (Cor 12, 101) ou qui exerce sa protection dans les deux mondes (Cor 22, 15 et 41, 31). Ceux que l’on associe à Dieu sont au contraire impuissants (Cor 40, 43), les œuvres des pécheurs vaines (Cor 3, 22), le pécheur lui-même aveugle (Cor 17, 72) dans les deux mondes. Jésus est illustre dans les deux mondes (Cor 3, 45). L’homme est invité à méditer sur les deux mondes (Cor 2, 219-220). L’essentiel des occurrences concerne cependant la rétribution. Certains passages parlent d’un double châtiment (Cor 2, 114 ; 2, 217 ; 3, 56 ; 5, 33 ; 5, 41 ; 9, 69 ; 9, 74 ; 13, 34 ; 22, 11 ; 24, 19 ; 24, 23 ; 33, 57 ; 39, 26 ; 41, 16 ; 59, 3 ; 79, 25), d’autres d’une double récompense (Cor 2, 130 ; 2, 201-202 ; 3, 145 ; 3, 148 ; 4, 134 ; 7, 156 ; 10, 64 ; 14, 27 ; 16, 30 ; 16, 41 ; 16, 122 ; 24, 14 ; 29, 27). Même si cette conti-nuité doit être nuancée par le fait que la récompense comme la punition sont souvent qualifiées de « plus fortes » dans āḫira, elle n’en est pas moins réelle.

40  Voir par exemple Jane Idleman Smith, « Reflections on Aspects of Immortality in Islam », The Harvard Theological Review, 70 (1977), p. 89-90.

41  Sur ce verset difficile, voir la traduction du Coran de Blachère, p. 116.

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Le Coran pose donc un problème herméneutique, si on part du principe qu’il développe une doctrine cohérente de la rétribution : certains textes estiment que la jouissance en ce monde est incompatible avec la jouissance dans l’autre, alors que d’autres passages traitent tout naturellement de la jouissance dans les deux mondes. Un seul passage cherche peut-être à harmoniser les deux conceptions : celui qui demande uniquement dunyā n’aura pas part (ḫalāq) à āḫira, celui qui demande une bonne part (hasana) dans les deux mondes l’obtiendra (Cor 2, 200-202).

Quand on se tourne vers le corpus rabbinique, on constate que la tendance du Coran à opposer un monde présent négatif à un monde futur positif n’est pas inconnue des rabbins, comme dans les traditions qui appellent le monde présent « nuit » et le monde futur « jour »42. Elle reste cependant assez mar-ginale dans leurs traditions, qui n’hésitent pas à souligner la positivité du monde présent, lieu où l’on acquiert du mérite et où on accomplit les com-mandements. Deux maximes des Pirqe Abot, attribuées au même tanna, Rabbi Ya‘aqob (135-170)43 et citées à la suite l’une de l’autre, sont particulièrement parlantes en la matière :

Le monde présent est à l’égard du monde futur comparable à un vestibule (perozdor). Prépare-toi dans le vestibule afin que tu entres (ensuite) dans la salle de réception (ṭeraqlin).

Une heure de repentir et de bonnes actions dans le monde présent est plus belle44 que toute la vie du monde futur, et une heure de contente-ment (qorat ruah) dans le monde futur est plus belle que toute la vie du monde présent45.

La première maxime souligne l’importance du monde présent, comme le lieu où l’on acquiert le mérite qui permet d’accéder dans un deuxième temps au monde futur, c’est-à-dire celui de la récompense. L’absence d’une telle concep-tion dans les textes coraniques qui utilisent le couple dunyā/āḫira est parti-culièrement surprenante. La deuxième maxime est formulée de manière paradoxale. Sa deuxième moitié présente des affinités avec les matériaux cora-niques déjà étudiés : le monde présent est clairement dévalorisé par rapport au monde futur. Les jouissances du monde présent ne sont rien à côté de celles qui

42  Voir par exemple Talmud Babli, Hagiga, 12b (cf. Pirqe de-rabbi Eliezer, 34).43  Dans les versions courantes, il s’agit de Rabbi Yaʿaqob, mais le manuscrit Kaufmann de la

Mishna cite Rabbi ʿAqiba (110-135).44  Ou meilleure.45  Mishna, Abot, 4, 16 et 17, ms Budapest, Kaufmann A 50.

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attendent le juste dans le monde futur. La première moitié n’a en revanche pas de parallèle dans le Coran. Comme la première maxime, elle valorise le monde présent, mais d’une toute autre manière. Loin d’être valorisé comme lieu de préparation de l’accès au monde futur, ce qui suppose une supériorité de ce der-nier, le monde présent est considéré comme plus « beau » que le monde futur. Cette supériorité consiste en la possession d’un attribut dont le monde futur ne dispose pas : la pratique du repentir et des bonnes actions. Les deux moitiés de la phrase sont manifestement en tension l’une avec l’autre sur l’un des enjeux les plus essentiels de la pensée rabbinique : la pratique de la Tora. La première moitié voit dans cette pratique une fin en soi, alors que la deuxième considère que l’essentiel est ailleurs, c’est-à-dire dans la récompense à laquelle la pra-tique de la Tora permet d’accéder. La première maxime comme la deuxième moitié de la deuxième maxime considèrent le monde futur comme supérieur au monde présent, mais dans la première maxime, cette supériorité a pour rôle de valoriser le monde présent, comme « vestibule » incontournable du monde futur, alors que dans la deuxième, la supériorité du monde futur aboutit à une dévalorisation du monde présent. La deuxième maxime est cependant formulée de manière paradoxale, avec un équilibre apparent entre ses deux moitiés : sur un point X, le monde présent est supérieur au monde futur et sur un point Y, le monde futur est supérieur au monde présent. La valeur respective des deux mondes est donc une question de point de vue. Cette approche phé-noménologique contraste avec la conception plus essentialiste que le Coran a des deux mondes46. Le Coran regarde enfin d’un mauvais œil la rivalité qui existe entre les hommes pour la réussite profane dans le monde présent, alors qu’elle apparaît sous un jour beaucoup plus positif chez les rabbins47.

Comme les rabbins donnent une place marginale à l’opposition d’un monde présent négatif et d’un monde futur positif, ils devraient ignorer plus encore le motif de l’incompatibilité entre les deux mondes. Or, sur ce point, les attes-tations rabbiniques sont loin d’être univoques. Certes, aucun texte n’affirme aussi nettement que dans le Coran l’incompatibilité générale du monde pré-sent et du monde futur. Les rabbins connaissent en revanche fort bien l’incom-patibilité des jouissances. Abraham s’inquiète de tous les bienfaits que Dieu lui a envoyés. Est-ce qu’ils ne vont pas le priver de sa récompense dans le monde futur48 ? Les rabbins qui reçoivent en ce monde des présents du ciel finissent

46  Sur ces deux textes de Rabbi Yaʿaqob, voir Schäfer, « Die Lehre », p. 253-254 et 269 et Costa, L’au-delà, p. 46-53.

47  Comparer Cor 57, 20 et Be-rešit Rabba, 9, 7.48  Be-rešit Rabba, 44, 4.

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par ne pas en tirer parti, pour que leur récompense future ne soit pas dimi-nuée d’autant49. Quand tous les juifs de Babylonie sont frappés par le pouvoir perse et que seul Raba (320-350) échappe à la persécution, les autres rabbins s’inquiètent de son salut futur et placent sur lui « leur (mauvais) œil ». Il est peu de temps après lui aussi emprisonné50. La doctrine de la rétribution la plus répandue chez les rabbins de l’Antiquité, que reflètent tous les exemples que nous venons de mentionner, est clairement centrée sur l’idée que les deux mondes sont incompatibles : celui qui est récompensé en ce monde est forcé-ment puni dans l’autre et vice-versa51. Le juste est puni en ce monde pour le petit nombre de fautes qu’il a commises et il est récompensé en abondance dans le monde futur. Le méchant est récompensé en ce monde pour le petit nombre de bonnes actions qu’il a accomplies, il est châtié en abondance dans le monde futur52. Comme l’affirme Rab Nahman (290-320) : « Heureux les justes à qui il arrive dans le monde présent un traitement semblable à celui des méchants dans le monde futur53 ». Un juste, à qui il arrive en ce monde un traitement semblable à celui des méchants, c’est-à-dire des choses bonnes et agréables, a de quoi s’inquiéter et l’on comprend la réaction déjà citée des Sages à l’égard de Raba. Certes, le rapprochement avec le Coran n’est pas par-fait. Contrairement aux rabbins qui traitent simultanément du sort des justes et de celui des méchants, le Coran emploie volontiers le couple jouissance dans le monde présent/punition dans le monde futur pour les méchants et aborde moins volontiers le sort opposé des justes, qui souffrent en ce monde pour être récompensés dans l’autre. Le Talmud se contente la plupart du temps de constater qu’en ce monde le juste souffre et le méchant prospère et il tente d’expliquer ce paradoxe par la croyance dans les deux mondes. Le Coran ne se contente pas de la constatation, il évoque celui qui veut le monde présent ou aime le monde présent . . . Il ne faut pas non plus mettre sur le même plan les bienfaits divins à propos desquels Abraham s’inquiète et les jouissances ter-restres que recherche activement le « méchant » du Coran. Il est clair cepen-dant que sur la question de la volonté, la différence entre le Talmud et le Coran

49  Voir l’histoire de Rabbi Šimʿon ben Halafta dans Šemot Rabba, 52, 3.50  Talmud Babli, Hagiga, 5a-b.51  Voir Charles Touati, « Raba bar Yosef et la contestation de la doctrine courante sur la

providence divine », dans Studien zur jüdischen Geschichte und Soziologie, Festschrift Julius Carlebach, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 1992, p. 92-93 et Costa, L’au-delà, p. 126-127.

52  Wa-yiqra Rabba, 27, 1.53  Talmud Babli, Horayot, 10b, ms Paris 1337.

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n’est pas si grande qu’on pourrait le croire. Un système de rétribution où le juste souffre en ce monde favorise nécessairement certaines tendances ascé-tiques chez ceux qui se veulent des justes54. Rabbi affirme qu’il n’a tiré aucune jouissance de ses dix doigts en ce monde et il s’infligeait des souffrances pour obtenir l’expiation des fautes de sa génération55.

Comme nous l’avons vu plus haut, le Coran connaît un autre discours sur les deux mondes où ils sont compatibles, notamment dans le domaine de la rétribution avec la double récompense et la double punition. Ces deux der-nières sont également attestées dans le corpus rabbinique. La double punition apparaît par exemple dans la mishna de Sanhedrin consacrée aux différentes générations ou groupes qui sont privés de leur part au monde futur :

La génération de la dispersion n’a pas part au monde futur, ainsi qu’il est dit : [. . .] « L’Eternel les dispersa de là » (Gen 11, 8) dans le monde présent, « et de là l’Eternel les dispersa » (Gen 11, 9) dans le monde futur [. . .] Les explorateurs n’ont pas part au monde futur, ainsi qu’il est dit : [. . .] « Ils sont morts » (Nb 14, 37) dans le monde présent, « d’un fléau » (ibid.) dans le monde futur [. . .] Le groupe de Coré ne remontera pas dans le futur, ainsi qu’il est dit : « La terre les recouvrit » (Nb 16, 33), dans le monde présent, « ils furent détruits du sein de la communauté » (ibid.) dans le monde futur56.

54  Sur l’ascétisme dans la littérature rabbinique, voir d’abord Yitzhak Fritz Baer, Yisraʾel ba-ʿamim, Jérusalem, Bialik Institute Press, 1955, p. 22 et p. 26-57, ainsi que « Beʿayat ha-dat bi-yme ha-hashmonaʾim », dans Mehqarim u-massot be-toldot ʿam yisraʾel, Jérusalem, Israeli Historical Society, 1985, I, p. 49-77 et « Ha-yesodot ha-hisṭoriyyim šel ha-halaḫa », chapitre 3, 4, « Hilkhot ṭohora u-ferišut we-dine ha-isiyyim », dans ibid., p. 346-354 ; Efraim Elimelech Urbach, « Asqezis we-yissurin be-torat Hazal », dans Me-ʿolamam šel hakhamim. Qobes mehqarim, Jerusalem, Magnes, 1988, p. 437-458. Voir aussi les études suivantes, plus récentes : Steven D. Fraade, « Ascetical Aspects of Ancient Judaism », dans Jewish Spirituality : From the Bible through the Middle Ages, éd. Arthur Green, New York, Crossroad, 1987, p. 253-288 ; Michael L. Satlow, « “And on the Earth You Shall Sleep” : Talmud Torah and Rabbinic Asceticism », Journal of Religion, 83 (2003), p. 204-224 ; Eliezer Diamond, Holy Men and Hunger Artists : Fasting and Asceticism in Rabbinic Culture, Oxford-New York, Oxford University Press, 2004 et Ron Naiweld, Les antiphilosophes. Pratiques de soi et rapport à la loi dans la littérature rabbinique classique, Paris, Armand Colin (« Le Temps des idées »), 2011, p. 51-68.

55  Talmud Babli, Ketubbot, 104a et Baba Mesiʿa, 85a.56  Mishna, Sanhedrin, 10, 3, version courante. Le manuscrit Kaufmann ne cite pas la généra-

tion de la dispersion et des explorateurs.

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La double récompense est également admise dans la Mishna pour un certain nombre de commandements :

Voici les commandements (debarim) dont l’homme mange de leurs fruits dans le monde présent et dont la corne demeure pour lui dans le monde futur : l’honneur dû au père et à la mère, la charité, l’instauration de la paix entre un homme et son prochain et l’étude de la Tora qui vaut tous les (autres commandements réunis).57

Les tanna ʾim semblent être divisés sur la question de la rétribution, certains réservant toute la récompense des justes pour le monde futur, d’autres, comme dans la mishna que nous venons de citer, admettant que cette récompense soit répartie entre les deux mondes. Il est probable que ces contradictions n’ont pas échappé à leurs successeurs, les amora ʾim et que ces derniers ont tenté d’harmoniser les deux conceptions opposées de la rétribution. Ces tentatives d’harmonisation sont en revanche presque absentes du Coran. Certaines affir-mations tannaïtiques suggèrent déjà qu’une harmonisation est possible :

Rabbi ʿAqiba (110-135) dit : Il est rigoureux avec les uns (les justes) et avec les autres (les méchants), (concernant) les justes, il punit le peu d’actions mauvaises qu’ils ont commises dans le monde présent pour leur accor-der une bonne rétribution dans les temps futurs et il donne la paix en abondance aux méchants et leur accorde la rétribution du peu de bonnes œuvres qu’ils ont accomplies dans le monde présent pour se faire rem-bourser d’eux dans les temps futurs58.

Pourquoi Dieu punit-il les justes dans le monde présent ? La réponse est clairement donnée dans le texte : Dieu les punit pour qu’ils aient une « bonne rétribution » dans le monde futur. Il n’est pas dit en revanche qu’il les punit « pour qu’ils aient toute59 leur rétribution dans le monde futur ».

Un texte tiré de Be-rešit Rabba et contemporain de l’amora Rabbi Lévi (290-320) nous montre que Dieu donne certaines jouissances à titre de récompense mais il en donne également d’autres de manière gratuite, si bien que l’absence

57  Mishna, Pe’a, 1, 1, ms Budapest, Kaufmann A 50.58  Wa-yiqra Rabba, 27, 1, éd. Margulies, III, p. 614.59  Margulies cite cependant deux variantes qui expriment cette idée : li-ten seḫaram šelema

(il faut lire šalem) et li-ten seḫaran mi-šalem. Dans les deux cas, cela signifie : « pour leur donner une rétribution complète ».

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de récompense divine n’implique pas nécessairement l’absence de jouissances terrestres d’origine divine :

Les Sages ont dit : C’est parce qu’Abraham éprouvait de la crainte et disait : [. . .] Est-il possible (litt. « diras-tu ») que j’aie [déjà] reçu mon salaire dans le monde présent et que je ne reçoive rien dans les temps futurs ? Le Saint, béni soit-Il, lui dit : « Ne crains rien Abraham, je suis un bouclier pour toi (magen lakh) » (Gen 15, 1), « gratuitement pour toi » (maggan lakh), tout ce que j’ai fait avec toi dans le monde présent, je l’ai fait gratuitement et dans les temps futurs, ton salaire sera très grand, c’est ce que tu lis (litt. « dis ») (dans Ps 31, 20) : « Combien est grand ton bien, que tu as caché pour ceux qui te craignent »60.

La notion de récompense dans le monde futur n’épuise pas le nombre des bénédictions divines dont le juste est l’objet. Un texte tardif nous montre éga-lement que l’absence de « part au monde présent », c’est-à-dire l’absence de récompense, de bonheur rétributif, peut très bien se concilier avec une grande abondance de dons divins :

[Esaü dit en contemplant les richesses de Jacob:] Si [dans] le monde pré-sent, auquel Jacob n’a pas part, le Saint, béni soit-Il, lui donne ainsi [toutes ces richesses], [dans] le monde futur qui est sa part, combien plus61.

L’amora babylonien Raba critique l’affirmation de Rab Nahman, déjà citée plus haut : « Heureux les justes à qui il arrive en ce monde un traitement semblable à celui des méchants dans le monde futur ».

Raba avance une objection contre cette [parole] : Penses-tu vraiment que si les justes ont part62 aux deux mondes, cela est haïssable pour eux ? En fait, Raba a dit [qu’il faut comprendre ainsi] (Qo 8, 14) : Heureux les justes à qui il arrive dans le monde présent un traitement semblable à celui des méchants dans le monde présent63.

60  Be-rešit Rabba, 44, 4, éd. Theodor-Albeck, I, p. 428.61  Seder Eliyyahu Zuṭa, éd. Friedmann, Suppléments, p. 27.62  Litt. « mangent ».63  Talmud Babli, Horayot, 10b, ms Paris 1337. L’édition de Vilna a une formulation un peu

différente et surtout elle ajoute : « Malheur aux méchants auxquels revient dans le monde présent un traitement pénible semblable à celui qui revient aux justes dans le monde présent ».

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C. Touati a souligné le caractère très original de cette position de Raba, qui viendrait remettre en question la doctrine de la rétribution la plus répandue dans le monde des rabbins, celle d’une récompense des justes qui n’aura lieu que dans le monde futur64. En réalité, Raba ne s’oppose pas totalement à cette doctrine, dont il tient compte dans la formulation de son opinion. Il parle du traitement (habituel) que Dieu réserve aux méchants et aux justes dans le monde présent, la récompense pour les premiers et la punition pour les seconds, ce qui est conforme à la vulgate doctrinale en matière de rétribution. Il semble aménager ce schéma traditionnel de manière à admettre des excep-tions : par exemple, celle du juste qui jouit des deux mondes. Il n’explique pas plus avant comment cet aménagement est possible, mais son attitude relève bien d’une démarche d’harmonisation entre deux conceptions différentes de la rétribution65.

V Conclusion

À première vue, la connotation négative du terme dunyā n’est pas typique de la littérature rabbinique et rappelle plutôt certains passages de la littérature apocalyptique ou du Nouveau Testament66. L’obstacle constitué par la richesse et les attachements matériels dans la perspective d’une vie religieuse est souli-gné à plusieurs reprises dans les Evangiles et la piste du christianisme syriaque est peut-être sur ce point la plus féconde pour une étude comparée des maté-riaux coraniques67. C’est la conviction fondamentale de T. Andrae dans son livre Les origines de l’islam et le christianisme. Il parle pour le Coran d’une

64  Touati, « Raba », p. 91-96 et Costa, L’au-delà, p. 128-132.65  Voir ibid., p. 128-132.66  Sur l’apocalypse de IV Esdras, voir l’étude de Schäfer, « Die Lehre ». Sur la notion de

monde dans le Nouveau Testament, voir Rémi Brague, La Sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers, Paris, Fayard (« L’Esprit de la cité »), 1999, p. 67-68. Dans le corpus johannique, le terme monde ne signifie plus « les réalités physiques dans une totalité ordonnée », mais il désigne la vie humaine et la situation négative dans laquelle se trouvent les hommes. La foi est victorieuse sur le monde (Jn 5, 4). Même si Rémi Brague ne le note pas, les affinités avec dunyā dans le Coran sont évidentes.

67  Voir (entre autres) Mt 6, 24-34 ; 16, 25-26 ; 19, 16-30 et Ignaz Goldziher, « Influences chré-tiennes dans la littérature religieuse de l’Islam » et « De l’ascétisme aux premiers temps de l’islam », dans Sur l’islam. Origines de la théologie musulmane, Paris, Desclée de Brouwer (« Midrash »), 2003, p. 89-111 et 251-261. Dans ces deux essais, Ignaz Goldziher s’intéresse essentiellement au hadīṯ. Il note combien celui-ci a repris la valorisation évangélique des pauvres, tout en s’opposant majoritairement à l’ascétisme. La conception coranique du

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piété eschatologique, étroitement liée au contraste entre le monde présent et le monde futur68. Cette forme de piété n’a pas de véritable équivalent dans le judaïsme69. On retrouve en revanche ses éléments fondamentaux dans le christianisme : « la crainte du Jugement caractérisant la piété, la distribution des aumônes directement motivée par la pensée du Jugement, l’opposition des biens périssables aux biens impérissables, les riches mondains considérés comme les véritables impies »70. Les parallèles sont encore plus nets avec les courants les plus ascétiques du christianisme primitif, celui du monachisme égyptien et surtout celui du christianisme syriaque, qui préconisent la médita-tion sur la fragilité du monde, la mort et la situation des damnés, condamnent le rire et voient dans l’insouciance ou l’inattention à l’égard du jugement le vice suprême et dans la terreur ressentie devant ce même jugement la prin-cipale vertu71. Les correspondances les plus précises, notamment sur le plan de la formulation, se trouvent du côté syriaque72. Le Coran comme Ephrem (ou d’autres Pères syriaques) présentent des conceptions semblables sous une forme homilétique73.

En dépit de son argumentation solide, l’explication de T. Andrae ne nous semble pas entièrement convaincante74. La convergence entre le Coran et les sources rabbiniques est plus nette sur certains points. Dans les deux corpus, le motif des deux mondes occupe une place majeure, à commencer par le nombre d’occurrences des expressions « monde présent » et « monde futur »,

« monde » reflète également le point de vue des Evangiles, tout en expliquant au moins en partie l’existence de traditions ascétiques dès le début de l’islam.

68  Andrae, Les origines de l’islam, p. 94 : « Ce qui périt et ce qui demeure, le monde présent et le monde à venir, la vanité de la vie terrestre et la vie éternelle auprès de Dieu, ce sont les oppositions dans lesquelles se meut la piété de Mahomet ». Être pieux pour Mahomet consiste à craindre le jugement à venir et à croire dans la réalité du monde futur.

69  Ibid., p. 100-105 : la crainte du jugement ne peut devenir centrale dans le judaïsme à cause de l’élection d’Israël.

70  Ibid., p. 107-108.71  Ibid., p. 112-145.72  T. Andrae insiste sur les motifs suivants : le clinquant des richesses, les biens périssables,

l’inutilité des enfants et des femmes, la folie du riche et son illusion qui dure jusqu’à la tombe, la punition en ce monde des individus ou des groupes riches, arrogants et impies (les Pères syriaques insistent plus sur les individus, le Coran plus sur les groupes) et la condamnation des bavardages, de la musique et du chant (ibid., p. 136-140 et 143-144).

73  Ibid., p. 145-161.74  Il n’est pas possible de mener ici une discussion approfondie de l’ouvrage de T. Andrae.

L’auteur connaît manifestement mieux les sources chrétiennes que les sources juives et son traitement des sources rabbiniques est souvent insatisfaisant.

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la plupart du temps citées en couple. Elle est moins présente dans la littéra-ture apocalyptique et dans le Nouveau Testament, sans parler de la littérature qumranienne où elle est absente. Il en est de même dans les nombreux textes en provenance du christianisme égyptien ou syriaque, cités par T. Andrae, où l’on ne trouve pas non plus la coexistence de deux doctrines de la rétribution (celle des deux mondes incompatibles et celle des deux mondes compatibles), bien attestée en revanche chez les rabbins et dans le Coran75.

Le Coran ne va pas jusqu’à identifier explicitement le monde présent avec les forces du mal, comme le fait l’Évangile de Jean, ou ne le décrit pas comme un monde corrompu, à la manière de IV Esdras76. L’absence de la faute ori-ginelle dans le Coran l’apparente plutôt aux rabbins qu’à la théologie juive présente dans IV Esdras ou l’Epître aux Romains de Paul77. La littérature rab-binique a par ailleurs elle aussi sa valorisation de la souffrance en ce monde et son ascétisme qu’il ne faut pas négliger. Une juste compréhension du motif des deux mondes dans le Coran suppose vraisemblablement de prendre en compte une Arabie pré-islamique complexe sur le plan religieux, les influences syriaques, elles-mêmes fortement imprégnées de judaïsme, se combinant à celles de divers milieux juifs rabbiniques ou non-rabbiniques78.

75  Voir aussi l’expression « avoir part au monde futur », rabbinique et coranique, qui n’appa-raît pas dans le corpus de T. Andrae.

76  Voir Jn 3, 19-21 ainsi que 12, 31 et IV Esdras, 4, 11 (saeculum corruptum). L’Évangile de Jean a cependant une prédilection pour le terme kosmos qui n’est pas employé dans le cadre du couple monde présent/monde futur, contrairement aux deux autres termes du Nouveau Testament kairos et aiôn.

77  Sur les origines juives de la notion de péché originel et sur son rejet par les rabbins, voir Israël Lévi, Le péché originel dans les sources anciennes juives, Paris, Leroux, 1909.

78  Sur le judaïsme pluriel de l’Arabie pré-islamique, voir Christian Robin, « Quel judaïsme en Arabie ? », dans Le judaïsme de l’Arabie antique, Turnhout, 2014, p. 15-296 (sous presse), qui lui-même se fonde sur le modèle de Simon Claude Mimouni à trois judaïsmes pour la Palestine après 70 ( judaïsme rabbinique, judaïsme chrétien, judaïsme synagogal). Voir Simon Claude Mimouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, Presses Universitaires de France (« Nouvelle Clio »), 2012, p. 475-505 et p. 529-566.

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