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Jean-Pascal Alcantara
LA CONSTITUTION DE L’OBJET PHYSICO-MATHÉMATIQUE
D’APRÈS LA DYNAMIQUE DE LEIBNIZ
Texte remanié d’une communication au colloque Modèles de la science au XVIIe siècle, Paris, 6 juin 2001, Institut Henri Poincaré, organisé par l’Institut de recherche sur l’Enseignement des Mathématiques de l’Université de Paris-VII.
2
À la suite des récents travaux de Michel Fichant, François Duchesneau et Alberto
Guillermo Ranea, et comme Yvon Belaval l’avait pressenti, nous savons aujourd’hui que les acquis
principaux de Leibniz qui lui valent dans 1’histoire en mécanique une place indiscutable se sont
cristallisés entre 1677 et 1678.
C’est en effet dans le De corporum concursu qu’est procédé à la réforme de la mécanique,
ouvrage ou plutôt dossier où le lecteur ne retrouve pas l’animosité à l’égard de la conservation
cartésienne de la quantité de mouvement qui devient manifeste à partir de 1686, notamment dans
l’article Brevis demonstratio erroris memorabilis Cartesii.
Cependant, les premières Animadversiones de 1675, retrouvées par Y. Belaval, montrent
que Leibniz était arrivé à des conclusions identiques à celles auxquelles Huygens de son côté était
parvenu vers 1652-16561. Et même, Leibniz allait plus loin que le physicien hollandais dans la
critique des règles cartésiennes, puisqu’il refusait même de reconnaître la validité de la première
règle du choc symétrique pour des corps égaux en masse : le rejaillissement implique une propriété,
l’élasticité de la matière, qui tenait une place beaucoup trop marginale dans la IVème
partie des
Principes de philosophie2.
Les lois du mouvement avancées par Descartes peuvent être invalidées de multiple manière.
En effet, on peut les prendre en défaut en considérant le principe de continuité telle une règle de
syntaxe universelle que doit formellement respecter toute espèce de lois de la nature. Mais le
principe de relativité peut également les ruiner. Grâce à la « méthode d’un bateau », image agréable
pour désigner un changement de repères entre des référentiels galiléens, Huygens peut aussi
conclure à leur inconsistance3.
Sur la constitution de l’objet physico-mathématique dans la philosophie naturelle telle que
Leibniz la mène, pèse comme un cahier des charges venu d’une philosophie de la nature, mis au
point assez tôt. Il s’agit de reconstituer un κόσμος où rien ne doit être, pour reprendre une formule
disséminée à diverses époques du corpus, « inane, sterile, incultuum ». Ceci implique en particulier
l’exclusion du vide, alors même que les expériences barométriques mettent en évidence la présence
du vide, en même temps que l’on découvre que élasticité de l’air peut représenter, à l’âge classique,
la plus considérable des forces dont dispose la nature comme l’art humain. Sur ce plan, l’homologie
entre les deux célèbres équations s’exprimant toutes deux sous une forme quadratique, m
telle que formulée par Coriolis au XIXe siècle, et l’équation relativiste e = mc
2, reste entière.
Dans ce que Arthur Hannequin avait appelé la « première philosophie », jusqu’à l’année
1676, celle de la fin du séjour à Paris, Leibniz était parvenu, en philosophie de la nature, à une
forme épurée d’un corpuscularisme dont il avait cependant repéré le double écueil, celui des
atomes, impliquant malencontreusement la qualité occulte d’une dureté infinie, et celle d’un fluide
1Études leibniziennes, Paris, Gallimard, 1976.
2 Descartes l’abordait comme une propriété de l’air et du verre, à des titres différents (Principia philosophiae,
IVa, art. 47 et 132).
3 On le voit encore dans le traité de Mariotte, les lois du choc de corps élastiques inégaux peuvent être
ramenées au cas où il y a une proportion inverse entre les grandeurs et les vitesses. Quant à la première loi,
souvent en tête des axiomes des traités de Huygens consacrés à la percussion, il arrive que Leibniz la rejette
pour la raison qu’elle n’est pas accompagnée d’une référence à l’élasticité de la matière.
3
homogène parfait, qu’il fut tenté, dans les écrits parisiens de 1675, d’en rendre compte au moyen
des indivisibles cavalériens4.
L’atomisme ne peut entrer dans la constitution d’un objet physico-mathématique, si l’on
souhaite que soit rendue raison de la diversité inscrutable de la nature, dont le pendant logique n’est
autre que le principe de l’identité des indiscernables. Leibniz va s’en prendre aux physiques
« imaginaires » de Descartes, à celles de nouvelles générations d’atomistes (Cordemoy, Huygens,
Hartsoeker), une fois avoir séparé l’atome de toutes ses virtualités dynamistes, dont l’attribution à
Gassendi, l’un de ses premiers maîtres en physique, appelle encore une réponse nuancée5.
En 1669, prenant connaissance des réponses qu’avaient apportées Wallis, Huygens et Wren
à propos des lois du choc des corps en fonction de leur degré de cohésion, Leibniz avait recopié les
lois hugoniennes dans un texte préparatoire à la Theoria motus abstracti et concreti, en avançant
déjà que les raisons du mouvement devaient apparaître sur deux niveaux de formulation : d’une
part, sur le plan des raisons abstraites du mouvement, considérant des corps purement géométriques,
libérés de la pesanteur, dénués de résistance et d’autre part, des corps inscris dans le « système » du
monde.
Les raisons concrètes du mouvement, faisant fond de l’élasticité comme propriété
essentielle d’un fluide incompressible, restaurent une intelligibilité de l’expérience que Descartes,
de son propre aveu, n’a pas pu établir. Le champ expérimental est reconnu sous ce que Leibniz
appelle les « phénomènes huguéno-wrenniens », dont il refuse cependant toute indépendance à
l’égard d’entités théoriques, forces primitives, dira-t-il plus tard, qui conditionnent l’adéquation de
ce domaine à des contraintes globales, à une régulation d’ordre architectonique.
Les historiens des sciences s’accordent à reconnaître que les contributions les plus positives
de Leibniz à la mécanique tiennent à la prise de conscience du caractère systématique des trois lois
de conservation mises en vedette dans l’Essay de dynamique sur les lois du mouvement (datant
probablement de 1700) et dont aucune n’est en particulier, on le sait, une découverte leibnizienne :
- équation linéaire de conservation de la vitesse respective au cours du choc élastique,
- conservation de la même quantité de progrès ou du centre commun de gravité d’un
système de corps entrant en concours, et, dérivée de celles-ci,
- la formule de la conservation de la force vive.
On mentionnera encore, toujours à ce même titre, la mise en relation de la statique et de la
dynamique par le truchement des opérateurs de l’analyse infinitésimale. Cette application
fructueuse est rendue publique dans la première partie du Specimen dynamicum de 1695, si bien que
le gros travail qu’a représenté la rédaction de la Dynamica de potentia et legibus naturae corporeae
composée à l’occasion d’un périple en Italie (de mars 1689 à mars 1690) restera dissimulé jusqu’au
XIXe siècle. Occupant presque la moitié du volume VI des Mathematische Schriften publiés par C.
1. Gerhardt, il est compréhensible que ce document certes inachevé, mais tout de même l’un des
rares traités d’ensemble que Leibniz abandonna à la postérité, et il n’en était pas coutumier, n’ait
influencé les conceptions mécaniques que par des voies indirectes.
Il faudrait mentionner alors les Principia dynamica (1726) de Wolff, les écrits de Samuel
4 Voir De summa rerum, Metaphysical Papers, 1675-1676, trad. par G.H.R. Parkinson, 1992.
5 Cf. Michel Fichant, « La réception de Gassendi dans l’œuvre de la maturité de Leibniz » (dans Gassendi et
l’Europe 1592-1792, 1997, p. 292).
4
Koenig (1752) et de la marquise du Châtelet, à l’époque ou elle rédigea ses Institutions de physique
(1740) et même Maupertuis, sources probables des articles de D’Alembert dans l’Encyclopédie qui
se montra très critique, c’est le moins qu’on puisse en dire, envers le concept fondamental d’action
motrice, D’Alembert qui redéfinit l’objet de la dynamique : restreinte à une science des effets et non
plus, comme l’avait voulu Leibniz, une science des effets mais aussi des causes du mouvement,
c’est-à-dire des puissances, des forces et des actions motrices.
Manifestement le grand texte leibnizien fondateur de la dynamique de l’action motrice a
suscité une certaine gêne dans le commentaire. Étant presque contemporain des Principia
mathematica de Newton, il paraissait inapproprié de conférer autant d’importance aux deux
ouvrages pour la suite de l’histoire de la science physique. Les parallèles classiques, où ces deux
grands esprits pouvaient à bon droit et en toute égalité se mesurer, que ce soit à propos du calcul
différentiel ou de la conception du temps et de l’espace, ne semblaient là plus avoir cours. René
Dugas, dans La mécanique au XVIIe siècle lui consacra à peine une page en évoquant l’action
motrice, à côté de références à des documents (essentiellement des correspondances) où il rendait
compte du rôle crucial que remplît la Dynamica de potentia dans l’entreprise de démonstration a
priori du théorème de conservation de la même quantité des forces vives6.
Se référant aux Lectures de mécanique de Jouguet, Dugas n’allait même plus mentionner la
Dynamica dans son Histoire de la mécanique qui, il est vrai, embrassait une période plus large, ni
non plus, ce qui est moins surprenant, Ernst Mach dans La mécanique. Exposé historique et critique
de son développement. Ce serait donc au renouveau actuel des recherches leibniziennes que l’on
doit un regain d’intérêt pour la dynamique leibnizienne, s’il n’y avait eu entre-temps le grand livre
de Martial Gueroult, Dynamique et métaphysique (1968) qui annonçait une série d’autres études,
dont le chapitre V analysait et discutait certes avec profondeur la Dynamica, mais en réduisant
l’investigation à un examen très critique des syllogismes où sont agencées les propositions
nécessaires à la démonstration a priori, pour conclure, désabusé, à la non pertinence de l’action au
sens de Leibniz.
Certainement aurait-il souscrit à ceci qu’écrivait A. G. Ranea dans une remarquable étude
consacrée à la controverse Leibniz-Papin, en prolégomènes à la querelle des forces vives, à savoir
que « the a priori demonstration remains an obscure episode in Leibniz’career »7.
Mais plus récemment, en comparant la notion de vitesse venue de la Dynamica avec celle
employée dans les Discorsi de Galilée, ce même exégète a proposé comme perspective de recherche
une direction proposée aussi par M. Fichant dans un article qui réévalue, en un sens également
convergent avec F. Duchesneau, la dynamique, en vertu de ses particularités « stylistiques »8. G.-G.
Granger entend par « style » une organisation latente des significations dans un texte
appartenant à l'archive originale du savoir scientifique, par opposition au contenu explicite
ou encore, l’étude des ‟redondances virtuelles” caractérisant a parte post un ‟résidu” de ce
6 Op. cit., pp. 488-489.
7« The a priori Method and the actio concept Revised - Dynamic and Metaphysic in an unpublished
controversy between Leibniz and D. Papin », Studia Leibnitiana, Bd. XXIII -1989-, p. 69. 8 « From Galileo to Leibniz: Motion, Qualities and Experience at the Foundation of Natural Science », Revue
internationale de philosophie, n° 2/1994.
5
message, qui, donnant prise à une multiplicités de codes concurrents où remarquer
l’opposition relative, à chacun de ces niveaux, entre une forme et un contenu de la
connaissance, effectue l'individuation de l’œuvre en question. L’étude de la singularité
stylistique de l’archive scientifique représente un contrepoids exégétique à l’aspect intégrateur
qu’une histoire récurrente des sciences peut souvent présenter, valorisant ainsi certainement un
examen moins prévenu de certains textes dédaignés par les historiens.
À travers ce bref passage en revue, on voit que la Dynamica de potentia occupe une
situation stratégique entre une tradition scientifique qui devait sembler passablement exotique aux
servants du programme de recherche mécaniste, entre un héritage des écoles parisiennes et anglaises
du XIVe siècle, comme l’on remarqué Ranea et Fichant, et les préludes au calcul des variations, ce
qui renvoie à un épisode dans l’histoire de la mécanique où la fécondité de grands principes
architectoniques et des causes finales commence à être respectée tout en appelant néanmoins une
circonspection qui allait aboutir à l’institution de la mécanique analytique de Lagrange.
Comment insérer à la suite de cette rapide cartographie du commentaire, l’élaboration de
l’objet physico-mathématique, après avoir précisé ce qu’il n’a pu être en aucune manière dans la
philosophie naturelle leibnizienne ?9
En dépit du caractère quasi talismanique que prend aujourd’hui, à l’occasion, la référence à
la notion de virtualité, surtout du côté de tentatives se réclamant volontiers des philosophies de la
nature, nous ne pouvons cependant pas imaginer sans celle-ci une caractérisation du physico-
mathématique leibnizien. On pourrait à tout prendre, faire tenir la philosophie naturelle de Leibniz
dans cette proposition : le virtuel n’équivaut en rien à une qualité occulte, pour peu que l’on
considère une puissance vêtue, moyen terme entre une faculté d’agir purement dispositionnelle et le
passage à l’acte d’une force vive qui intègre des éléments de force morte. Alors la caractéristique du
calcul infinitésimal peut reconstituer les enchaînements aristotéliciens de puissance et
d’actualisation.
I - La conception leibnizienne de la masse
La détermination de l’objet physico-mathématique donne lieu à la dualité de notions
extensive et intensive dans la composition de l’action motrice. Celle-ci est susceptible d’une double
résolution, soit dans le produit de la masse, de l’espace parcouru et de la vitesse comme grandeur
intensive, soit, ce qui est équivalent, dans le produit de la masse, d’une force et du temps d’exercice
de cette dernière. Auparavant, il faut noter que c’est en terme d’intensio et d’extensio que Leibniz
avance sa conception de la masse, puisqu’il procède de façon à déterminer de proche en proche tous
les éléments conceptuels fondamentaux pour concevoir l’action motrice et partant, la démonstration
9 Huygens remarquait que Descartes n’avait jamais assimilé sans ambages la force à la quantité de
mouvement. L’examen même des actes de la réforme montre que Leibniz avait entendu autant que faire se
pouvait sauver le principe cartésien de conservation, et que ce fut en posant comme axiome intangible la loi
hugonienne de conservation de la quantité de progrès qu’il s’était convaincu de la nécessité d’y substituer un
absolu, la conservation de la force vive, auquel seul une compréhension métaphysique pouvait conférer une
dimension évidemment délaissée par Huygens.
6
a priori, démarche très redevable d’une technologie de l’analyse des notions dont il s’est voulu le
promoteur.
Il faut alors considérer les quatre démonstrations du Specimen praeliminare dans la
Dynamica de potentia dont la dernière est présentée « ex abstractis a materia sensibili motuum
rationibus » (« à partir des raisons des mouvements abstraites de la matière sensible ») comme une
anticipation d'un résultat dont l’ordre synthétique est déroulé au cours de la première partie de la
Dynamica.
Indiquons le plan suivi par Leibniz. La division majeure entre une dynamique simple et une
dynamique concrète fait basculer la démonstration a priori de la conservation de l’action motrice,
où se trouve enchâssée la force vive, du côté de l’ordre des raisons abstraites du mouvement.
De ce point de vue, Gueroult n’avait alors pas tort de voir dans la démonstration a priori la
reprise d’un clivage précoce, celui de 1670-1671, où il pouvait détecter le fantôme d’une
phoronomia elementalis. La phoronomie abstraite de la première philosophie naturelle, solidaire
d’une algèbre des conatus menaçant la conservation du mouvement, ne sera jamais, faut-il le
préciser, tenue par Leibniz pour intrinsèquement impossible. Il doit exister au moins un monde
possible où s’appliquent les théorèmes de la Theoria motus abstracti. Mais dans le meilleur des
mondes, l’objet physico-mathématique ne peut certainement pas être associé à une géométrisation
intégrale qui viderait l’univers d’une réserve de force, de puissance, de virtualité.
Cependant, la première partie de la dynamique ne saurait recouvrir une dynamique
« abstraite » parce que cette expression serait contradictoire, à la prendre conceptuellement.
Pourtant, dans la seconde partie de la Dynamica, est encore évoqué un « système », c’est-à-dire une
phoronomie concrète se référant aux phénomènes de choc, à l’élasticité, à la gravité et à la
résistance10
. C’est bien ce que manifeste la présence de la troisième et dernière section de la
seconde partie, qui reprend le titre exact du travail de 1677-1678, De concursu corporum.
Est-ce que Leibniz avait grand chose à apprendre au baron de Bodenhausen, puisque tel
devait en être le destinataire, depuis l’époque pionnière de la réforme de la mécanique ? La
conservation de la puissance absolue ouvre une série de vingt-cinq propositions, et promeut
davantage l’équation plane du centre commun de gravité plutôt que celle de la conservation des
vitesses respectives.
Puisqu’on a affaire ici au système concret du mouvement, Leibniz fait figurer en bonne
place le congé signifié aux corps inflexibles (proposition 5) tout en se référant au « principium
quoddam generale », loi de continuité rendue publique en 1687, qui était déjà un lemme important
dans les scheda de la réforme de 1677-1678. Immédiatement, il en résulte l’affirmation que le
gradus velocitatis d’un grave en chute libre doit passer par la série dense de tous les états
intermédiaires.
Mais on ne trouve pas une synthèse des résultats obtenus au cas par cas du choc élastique
direct ou oblique. Leibniz en dira ou plutôt en montrera davantage dans les secondes
Animadversiones contre Descartes, celles de 1692. Peut-être ce qui l’intéresse est-il ici d’avancer
l’étude du centre de gravité puisque cette notion importe autant pour la dynamique du choc
élastique qu’en statique.
Rassemblant les matériaux les plus aboutis du copieux dialogue Phoranomus seu de
10
Respectivement, GM VI, 287-431 et 435-514.
7
potentia et legibus naturae (composé à Rome en juillet 1689), où, faute du concept d’action,
Leibniz n’était pas parvenu à ployer sous un ordre de raisons quadratiques les lois règles du
mouvement uniforme, la quatrième section de la seconde partie aurait traité de la théorie des
machines simples11.
Pour cette raison assure-t-on parfois que la Dynamica de potentia constituerait la troisième
science nouvelle galiléenne, tant Leibniz manifesta toujours le souhait de s’inscrire dans une
tradition. La dynamique leibnizienne prolonge en effet le traitement scientifique de la percussion
par Galilée, laquelle se rapporte incommensurablement comme l’infini au fini à la simple pression.
Au vu du dialogue précédant la composition de la Dynamica, le Phoronomus, on aurait pu
concevoir une partie consacrée à la force morte tandis qu’une autre aurait pu traiter de la force vive
et de l’action. Les « dynamica » auraient alors recouvert la statique et une dynamique proprement
dite.
Le plan de l’ouvrage souligne donc bien le fait que la place d’une démonstration a priori
n’est pas la seconde partie, lieu où thématiser l’étude des exercices des effets violents du
mouvement dans le système universel, mais bien dans la première, inscrite dans le déploiement
d’une phoronomie abstraite. La précession de la dynamique « simple » par rapport à la dynamique
« du système » souligne aussi à dessein une mise en correspondance de l’action avec un mouvement
essentiel, « per se », mouvement « inocuus » de l’action « libre » et suggère que métaphysiquement,
le mouvement comme effet violent résulte de l’exercice du mouvement essentiel.
Exposée sous une forme à la fois euclidienne et scolastique de par ses divisions, la
Dynamica, pourtant nourrie de métaphysique, expose d’abord une métrique des puissances. La
question de l’estime des forces était devenue cruciale à l’occasion des controverses avec Catelan et
Papin. C’est la raison pour laquelle Leibniz avait repris des éléments d’une théorie générale des
mesures qui avait été mise au point dans les opuscules de géométrie de situation, comme le montre
la définition de la quantité comme « nombre de parties incommunicantes », ce qui implique à
l’arrière-plan une théorie du continu12. Il s’agit de déterminer le module d’action dont la répétition
permet de fonder une Mathesis appliquée à la physique.
On est ensuite frappé de l’importance qu’accorde Leibniz aux définitions de la densité et de
la gravité spécifique. Pourtant, il poursuit l’objectif de réduire la considération de la masse en
mouvement à celle d’un point sans partie, où le transport de la matière est réduit au mouvement du
centre de gravité. Leibniz commet-il à cet endroit le cercle que reprochera en particulier Mach à
Newton ?
« Au sujet du concept masse, remarquons en premier lieu que la définition qu’en donne Newton et
suivant laquelle la masse est la quantité de matière d’un corps, déterminée par le produit du volume
et de la densité, est malheureuse. Le cercle vicieux est évident puisque l’on ne peut définir la densité
que comme masse de l’unité de volume »13
.
11
Le dialogue a été publié par le soin d’A. Robinet dans la revue florentine d’histoire des sciences Physis
(vol. XXVIII, 1991). 12
Ia pars, sect. 1, cap. 1, def. 1 et 5.
13 La mécanique. Exposé historique et critique de son développement, éd. 1987, pp. 189-190.
8
Cercle qui n’en enlève pas moins le mérite historique évident que reconnaît Mach à Newton, celui
d’avoir nettement distingué le premier la masse et le poids14
.
Leibniz distingue notionnellement masse et poids, et on retrouve cette distinction à la
proposition 9 du chap. 1 de la section 5 de la Ière
partie : l’impetus restreint, produit de la vitesse et
du volume du mobile, est distingué de l’impetus absolument parlant, formé du produit du poids et
de la vitesse du mobile15. Il faut distinguer encore l’impetus restreint du « tractus » (trait) produit du
volume par la longueur parcourue, ce qui a contrario suggère fortement que dans l’impetus la
vitesse est orientée.
Dans le cas où il n’est question du chemin que du seul centre de gravité, le « tractus »
coïncide avec l’espace (en l’occurrence la longueur) parcouru (cf. chap. 3, Conspectus
phoronomus). Leibniz utilise encore la notion de « protractio » ou incrément de « tractus ». On
retrouve donc une interdéfinissabilité analogue aux Principia mathematica, mais sans l’arrière-fond
explicite des expériences sur les pendules relatées par Newton. Intégrée dans l’action motrice, la
masse représente une quantité de matière qui s’identifie au poids dans le cas des graves. Ainsi, la
gravité spécifique d’un corps est-elle mesurée par le quotient de la masse et du volume ou du poids
sur le volume.
Au début de la section 5 de la Ière
partie, Leibniz assure qu’il n’y a aucune dissemblance
dans la matière, et que c’est par commodité que l’on admet qu’il y a plus de matière dans les corps
plus lourds ou les corps plus denses, la variabilité de la densité étant assurée par la présence de
pores et tenant aussi aux processus de condensation et de raréfaction. Dans un corps de densité
variable, il faudra rechercher le mouvement du centre de gravité. Leibniz ajoute à la proposition 2
du chapitre Conspectus phorometricus que s’il n’y avait que des densités homogènes dans la nature,
il n’y aurait pas à proprement parler de densité, ce qui revient à affirmer qu’une grandeur intensive
n’existe que différentiellement.
D’après cette hypothèse, il s’ensuivrait alors que le volume et la masse coïncideraient. Mais
c’est à un autre horizon conceptuel que Leibniz renvoie, quand il conçoit le volume comme
extension et la densité comme intension de la matière. La masse étant en raison composée du
volume et de la densité, elle rassemble extension et intension de la matière. Si l’on veut suivre les
indications apportées par P. Duhem (reprises par G. Châtelet dans Les enjeux du mobile), on
retrouvait déjà chez Avicenne et Gilles de Rome une détermination de la densité comme quantité
intensive16
.
Le physico-mathématique articule ainsi une quantité dimensionnelle, soit une extension, à
une quantité virtuelle.
Quand à savoir si l’inertie naturelle est proportionnelle à la masse, Leibniz admet aussi bien
une inclinatio ad quietem, autrement appelée inertie képlérienne, qu’une inclinatio ad statum
retinendum. De ce fait, et contrairement à ce qu’on assure le plus souvent, une formule approchant
le principe classique d’inertie n’est pas totalement absente dans le contexte des dynamica :
« Fateor unumquodque manere in statu suo, donec ratio sit mutationis, quod est metaphysicae
14 Op. cit., p. 187. 15
Phoranomus, dans l’édition d’A. Robinet, Physis, p. 860. 16
Les enjeux du mobile. Mathématique, physique, philosophie, 1993, p. 34.
9
necessitatis principium ; sed aliud est statum retinere donec sit quod mulet, quod etiam facit per se
indifferens ad utrumque, aliud est multoque plus quod continet rem non esse indifferentem sed vim
habere et velut inclinationem ad statum retinendum atque adeo resistere mutanti »17
.
Le principe d’inertie ainsi formulé devient un cas particulier du principe de raison, lequel
gouverne aussi en bonne position les premiers théorèmes de la statique à partir des conditions de
symétrie, conditions d’ailleurs extensibles aux percussions des corps dans leurs concours, tels que
restitués par Huygens ou Mariotte. Leibniz peut alors associer à la préférence sur le plan physique
de la matière pour le repos un principe métaphysique de constance d’état, étant bien entendu que ce
n’est pas cette constance qui est désignée par lui sous le terme d’inertia.
II - Concept de vitesse et méthode des « ductus »
Dans la Dynamica, la vitesse est justiciable de deux types d’approche. Comme « gradus
velocitatis » ou « affectio », elle porte avec elle une charge ontologique. Elle est aussi, plus
banalement, un paramètre phoronomique.
La caractérisation du mouvement uniforme n’évoque que des rapports proportionnels de
temps et d’espace et fait donc l’économie de la vitesse, qui est mentionnée dans un titre de chapitre
au chapitre 3 de la section 2 de la 1ère
partie, et à propos du mouvement dit « équidistribué », puis
dans le chapitre suivant pour le cas du mouvement uniforme et équidistribué. Elle est d’abord
« affection du mobile » (definitio 2) dans le cas du mouvement également distribué. Rapportée à la
mesure de l’action, Leibniz invite à considérer la promptitude avec laquelle un transport de masse
est effectué sur une certaine longueur18
. Par là, il désigne au-delà de l’effet formel une action
qualifiée elle aussi formelle.
Le titre de la section 4 De la vitesse difforme prend certainement son origine des physiques
médiévales. On sait que Leibniz avait eu l’occasion de lire à la bibliothèque de Florence, à l’époque
où il composait la Dynamica de potentia, le traité de Swyneshead, connu sous le nom du
Calculateur, intitulé Calculationes de Motu et intensionibus et remisionibus formarum seu
qualitatum (entre 1328 et 1350), auquel il s’est référé en divers lieux et correspondances sur la foi
d’œuvres de disciples19. Cet aspect de la physique médiéval est à inscrire dans sillage de Duns Scot,
qui fut l’un des premiers à considérer l’intensio et la remissio de formes (intensio, dans la
Dynamica, devant être tenu pour générique par rapport à la remissio)20. Au chapitre 2 du Liber
calculationum d’un autre auteur, Jean Suisset ou Suiseth, est exposé le théorème du degré moyen à
propos d’un accroissement uniformément difforme de degrés de chaleur, de densité, de vitesse, cela
va de soi, et de l’intensité de lumière21
. En ce qui concerne les « ductus », Leibniz puise d’abord son
17
GP II, 176, lettre du 26/03 ou 03/04 1699 à De Volder, éditeur des œuvres posthumes de Huygens. 18
Aussi définition 6 du chapitre 3 de Dynamica de potentia, Ia.
19 Op. et frag., p. 177 (cf. André Robinet, Iter italicum, pp. 285-287).
20 Carl Boyer, dans The History of the Calculus and its Conceptual Development, pp. 74- 79.
21 Aussi P. Duhem, Etudes sur Léonard de Vinci, t. III, réimpression Gordon and Breach, Montreux, pp. 477-
481.
10
bien dans Grégoire de Saint- Vincent, auquel il renvoie aussi dans la correspondance avec De
Volder, plutôt qu’aux ressources de sa propre spécieuse infinitésimale. Du livre VII de l’Opus
geometricum quadrature circuli et sectionum coni (1647), Leibniz en retient la méthode dite des
« ductus » qui permet de donner une représentation graphique des intensités et de figurer de manière
homogène des produits de grandeurs qui ne le sont pas. Leibniz lui consacre, dans son grand traité
de dynamique, explicitement un chapitre particulier, De ductibus seu de aestimationum
compositione22.
Dans la Dynamica, un « ductus » désigne ce qui résulte du produit d’une série de quantités
par une autre série correspondante en conservant un ordre. Leibniz tient à distinguer le « ductus
ordinatim » du « ductus » absolument parlant, qui est équivalent à la multiplication en nombres.
« Ductus ordinatim » a été traduit par Duchesneau : « produit ordonné ». Jean-Pierre Le Goff, dans
son article « De la méthode dite d’exhaustion : Grégoire de Saint-Vincent (1584-1667) » n’hésite
pas pour sa part à recourir à des néologismes, le verbe « duire » et le substantif « duction »23.
Ainsi Leibniz peut-il proposer une phorométrie réductible à des mouvements uniformes :
« Convenant proprement au mouvement constant, ces principes peuvent s’appliquer au mouvement
variable, et j’appelle alors ‟raisons composées en ordre”, comme j’use de dire que multiplier une
figure par une figure, telles que les a conçues Grégoire de Saint-Vincent, est en raison composée des
figures ‟en ordre”, par lesquelles elles se montrent multipliées »24
.
Encore, d’après la proposition 4 du chapitre 2 De potentia motrice absoluta demonstrata a
priori : si les vitesses sont représentées par des droites, les puissances qui sont les carrés des
vitesses se laissent montrer sur des rectangles. La puissance absolue expose que l’action motrice
étant en raison composée des temps et des puissances, le « ductus » des temps et des puissances
représente l’action, et de là, la force vive peut être donnée comme une action instantanée. .
De tout ceci résulte le sentiment que Leibniz part de l’homogénéité parallèle de la quantité
de matière et du mouvement pour découvrir dans les méthodes médiévales ou contemporaines de
représentation des intensités une voie pour introduire progressivement un processus de
22
Dynamica de potentia (GM VI, 307-319), dans la 1ère
section (De quantitate materiae et aestimatione in
universum) de la Ia pars.
23 Paru dans les actes du VII
ème colloque inter-IREM La démonstration mathématique dans l’histoire,
Besançon, 12-13 mai 1989 (diffusion IREM de Lyon). 24 « Haec pertinent proprie ad motum aequabilem, possunt tamen et ad inaequabilem accommodari, et tunc
rationes ordinatim compositas voco, uti dicere soleo ductus figurae in figuram, quales concepit Gregorius a S.
Vincentio, esse in ratione ordinatim composita figurarum, quibus invicem ductis prodeunt » (GP II, 220). De
Volder, dans la lettre XV du 13 février 1701, approuve la suggestion : « Et je ne doute pas que les principes
du mouvement variable peuvent être appliqués, pourvu que le rapport de l’accroissement ou du décroissement
de vitesse suive le rapport des temps, quel que soit celui que l’on pose » (« Nec dubium est, quin eadem
principia motui inaequabili applicari queant, modo respectu temporum constet ratio incrementi vel decrementi
velocitatis, qualiscunque demum ea ponatur ». GP II, 222). Référence est faite à G. de St-Vincent dans la
Dynamica de potentia au cap. 3, proposition 8 et définition de la proposition 10 : Grégoire de Saint-Vincent a
eu le mérite de considérer des solides produits par « ductus ».
11
différentiation dans l’objet physico-mathématique25.
La méthode des « ductus » implique quelques propriétés principales de la relation engagée,
surtout commutativité et composition sans limite dimensionnelle. On voit ainsi que le moment
statique suppose cinq dimensions, dimensions spatiales composées avec le poids puis les distances.
Ce que Galilée applique, sous la forme du théorème de degré moyen décidant de l’équivalence entre
un rectangle et un triangle, l’un représentant une vitesse moyenne et l’autre une accélération
uniformément accélérée, devient un procédé général permettant de mettre en relation un degré de
vitesse et une série de déformations réglées de cette constance26.
Qu’en est-il alors de l’application de l’analyse infinitésimale à la phorométrie ? La méthode
des « ductus » vaut aussi longtemps que les parties du mobile sont d’une densité égale, pour des
mouvements équidistribués avec des vitesses uniformes pour n’importe quelle partie du temps du
mouvement. Mais lorsque la densité ou la vitesse varient, Leibniz nous explique qu’il faut recourir
aux notations du calcul différentiel et intégral.
Quand un grave accélère son mouvement, il faut recourir à une différence dv entre une
vitesse v et une vitesse infiniment proche (v). Il est donc là question d’un incrément momentané de
vitesse. Par ailleurs dt et de notent l’élément de temps et de l’élément d’espace parcouru, comme g
désigne la gravité spécifique de n’importe quel élément ou de signa, terme venu de la lointaine
Theoria motus abstracti pour ici nommer un quasi point ou élément de matière. La lettre majuscule
G désignera la gravité spécifique du tout.
III - Du mouvement à l’action
On est surpris de voir Leibniz attirer d’abord l’attention sur le mouvement circulaire. Il ne
s’agit certes plus d’attirer en quelque manière l’attention sur un privilège cosmologique, mais de la
particularité du mouvement d’un objet dont les parties peuvent rester congruentes entre elles au
cours d’une translation : anneau, tore, cylindre, sphère. Il arrive ainsi à dissocier mouvement et
changement de lieu, puisque dans le cas du mouvement circulaire, le mobile ne change pas de lieu.
C’était au tout début du chapitre précédent, De la quantité de matière ou du volume et de la densité,
définition 1 du volume, qu’une notion de « lieu propre » d’un corps apparaissait. Soit 1A un mobile
transféré dans une sphère en 2A (fig. 34). Le lieu propre de 1A coïncide avec le minimum susceptible
d’être occupé. Tant qu’on peut concevoir une coupure sur la sphère B sans rejeter le mobile en
dehors de celle-ci, le lieu propre de celui-ci n’est pas délimité.
On peut alors dire que le mouvement est accompagné d’un changement de lieu propre
quand une partie homogène, et non un point pour
25
Cf. la figure 38 qui illustre la définition du ductus : AB est un liquide dont les parties vers le fond sont plus
lourdes. Afin d’estimer le poids, il faut attribuer des gravités spécifiques aux sections parallèles au fond. À la
sommation de degrés de vitesse peut être substituée celle des degrés de gravité dans un corps de gravité
spécifique inhomogène. 26
Discorsi, 3ème
journée, théorème l, repris par Leibniz en Dynamica, ibid., proposition 16.
12
une surface ou un axe immobile, change de lieu à son tour, ce qui renvoie évidemment à la
définition du cercle d’après les écrits de caractéristique géométrique. Réciproquement, on voit en
quoi la notion de repos peut être compliquée, selon que l’on accorde que le repos découle d’une
absence de changement de lieu où d’une absence de mouvement.
En un certain sens, dans le cas du mouvement circulaire, par exemple celui, apparent, de la
sphère des fixes, le repos et le mouvement entrent en coïncidence. La trajectoire (via motus),
qualifiée par l’ensemble des lieux congruents que parcourt un mobile en un intervalle de temps,
permet aussi de faire valoir que le lieu propre du mobile et la trajectoire coïncident dans le cas du
mouvement circulaire.
La notion de mouvement « simpliciter simplex » est essentielle puisqu’elle intègre la
démonstration a priori de conservation de l’action motrice. Les considérations qui y ont trait dans la
Dynamica, précèdent l’une des propositions les plus célèbres de la dynamique leibnizienne, mis en
vedette dans le Specimen dynamicum de 1695. Celle-ci est obtenue à partir d’une demande capitale
pour le calcul infinitésimal et son application à la dynamique, selon laquelle on ne peut concevoir
de relation entre le mouvement et le repos qui les différencierait au point de suspendre tout principe
de continuité entre eux.
En géométrie, la considération de termes dits homogones entre eux assimile, ainsi qu’on le
remarque encore au début de l’Analyse des infiniment petits pour l’Intelligence des Lignes Courbes
(1696) du marquis de L’Hôpital, une courbe à un polygone infinitangulaire. En mécanique, c’est
identifier le repos à un état inassignable de mouvement, chose indispensable à une analyse correcte
du choc élastique, afin d’établir une continuité entre force morte et force vive et du même coup
entre statique et dynamique au sens de théorie des puissances et de l’action, sans abolir pour autant
la spécificité de leur domaines respectifs de compétence.
Le problème suivant se dessine. Si on souhaite comprendre le mouvement d’un point tel
celui du centre de gravité d’un corps ou d’un système mécanique, comment accorder un
changement de lieu avec le mouvement d’une partie homogène d’un point, celui-ci étant par
définition sans parties ? Dans les opuscules géométriques, Leibniz avançait que le point est ce qui
est le lieu d’aucun autre lieu. Reportons-nous au chapitre 3 de la même section, De la vitesse dans
le mouvement équidistribué. Définition 1 : est mû d’un mouvement également distribué ce dont le
point décrit « une ligne égale à une ligne décrite dans un même temps par n’importe quel point du
mobile ». Donc toutes les vitesses de n’importe quel point dans un mouvement équidistribué sont
égales. Et par conséquent, le mouvement circulaire ne peut être équidistribué. Mais on peut aussi
concevoir une vitesse moyenne entre les points d’un mobile mû d’un mouvement inégalement
distribué.
À la proposition 5 Leibniz peut à la fois assurer que tout ce qui est vrai d’un mouvement
équidistribué est réductible à ce qu’on affirme du mouvement d’un point, à la manière, note-t-il,
dont en logique ce qu’on affirme universellement se retrouve dans les propositions singulières27. Il
voit bien que parler d’un mouvement équidistribué au sujet d’un point n’est pas satisfaisant sur le
plan de 1’exactitude de la définition donnée (« Interim fateor vocabulum motus aequidistributi
puncto non salis convenire ; sed cum defectu verborum laboremus, suffeceret constare de re »).
Mais il serait possible de se souvenir d’une idée ancienne, puisqu’elle remonte à la Theoria motus
27
GM VI, 333.
13
abstracti, de points dotés de parties « indistantes » que mesurent les angles. Le mouvement
équidistribué d’un mouvement uniforme n’est bien entendu pas général, mais c’est ce type de
mouvement qui est nécessaire à la démonstration a priori.
Il faut en effet que soit conçue une répétition simple d’un module en fonction du temps
d’exercice. On en arrive ainsi à l’idée d’un mouvement simplement simple, à la fois uniforme,
rectiligne, « équidirigé » et équidistribué. Leibniz ainsi produit un objet phoronomique abstrait
fondé sur la congruence des états, une congruence phoromique parallèle à la congruence des objets
de la géométrie de situation. Dans la caractéristique géométrique, il avait été jusqu’à avancer une
propriété d’« hypallélité » c’est-à-dire d’une congruence entre des formes poursuivie jusqu’à la
coïncidence interne des parties constituantes. Celui qui proclame l’universalité de l’identité des
indiscernables n’a cessé de construire l’objet abstrait inverse qui l’infirme dans la Mathesis.
Dans un mouvement simplement simple, en tant qu’on se borne à la seule considération du
mouvement, l’état d’un point ne peut être discerné d’un état précédent, si ce n’est par le critère
extrinsèque de rapports de situation par rapport à un référentiel extérieur. Les représentations de
mouvements simplement simples ne peuvent convenir entre elles davantage à moins de coïncider,
faut-il comprendre. La recherche du module pour l’estime de l’action nous a donc mené à découvrir
l’essence du mouvement, si bien que le mouvement simplement simple peut être réputé « per se »
(proposition 8), condensant par là des critères qui peuvent être distribués séparément dans la nature
(ainsi une armée en marche présente un mouvement équidirigé).
Être conçu par soi revient à disjoindre le mouvement de ses circonstances ordinaires de
production et aussi suggère de neutraliser toute cause productrice de mouvement mis à part une
force qui ne semble liée à aucun véhicule, à aucune médiation entre le mouvement causé et l’entité
théorique source de celui-ci : modalités sur lesquelles Leibniz s’est penché en physicien, ainsi à
propos de la force de la gravité, dans le De causa gravitatis, de la résistance des milieux et de
l’élasticité depuis Hypothesis physica nova et des calculs sur le frottement en 1675. Et c’est bien
cette épure que suppose le mouvement qui est l’effet de la « constance naturelle » dont il était
question plus haut, cette constance relevant d’un principe substantiel, auquel ne cesse de s’opposer
l’inertia naturalis à proportion de la masse.
Un corps en mouvement surmonte son inertie par sa force active, et agit en ce sens sur lui-
même. Comme la masse résiste à l’entéléchie, laquelle s’oppose à ce qu’un corps en mouvement
entre en repos, il peut ainsi y avoir une action et une réaction dans un même mobile.
Aussi Leibniz s’excuse-t-il régulièrement d’intervenir en métaphysicien, comme le
montrent les indices textuels que sont la distinction entre mouvement « per se » ou essentiel et
mouvement modal, ou encore la définition de la vitesse comme « affectio » du mobile, que nous
allons maintenant évoquer.
Il nous faut en venir à la notion d’ « effet formel ».
L’effet formel résulte du produit de la longueur par la masse. « Formel » signifie ici qu’on
ne considère précisément rien d’autre que le mouvement du mobile, abstraction faite des obstacles
extérieurs, comme de tout ce qui peut faciliter le mouvement. L’effet formel recouvre l’action
considérée dans un résultat indépendant des circonstances de sa production. Une masse
(pratiquement identifiée à un poids) a été déplacée visiblement à telle distance. Seul un comptage
du temps de la prestation peut décider d’une inégalité des actions même devant le constat d’une
14
égalité des effets formels. Mais établir l’action au-delà de l’effet formel réclame la position d’un
axiome que Leibniz tente de faire admettre comme évident à quelques uns de ses correspondants.
Effectivement c’est comme axiome qu’est avancé, entre les propositions 3 et 4 du chapitre
1, De l’action formelle du mouvement et de son effet, de la 3ème
section de la 1ère
partie « le fait que
la même quantité de matière soit mue sur une même longueur en un temps moindre, constitue une
action plus grande » (« quod major actio sit idem efficere minore tempus »)28. Dans une lettre
adressée à Burchard de Volder, on lit que « la production d’un même effet comporte plus d’être
lorsqu’elle est plus rapide, et (...) gagner du temps est aussi une chose importante dans la nature »
que dans le train ordinaire de la vie sociale, serait-on tenté d’ajouter.
Ce qui va devenir l’axiome de la mineure dans la démonstration a priori relève en fait d’une
maxime plus générale selon laquelle « tout ce qui ménage le terrain ou réceptacle des choses est une
perfection : moins de lieu pour la même quantité de substance, moins de matière pour la même
force, moins de sujet pour les mêmes degrés de qualité, moins de temps pour le même effet »29. On
touche certainement là à des exigences de nature architectonique sans que pour autant l’action soit
considérée comme une quantité elle-même à minimiser, comme ceci sera le cas dans le calcul des
variations.
Même en optique, si Leibniz dans l’Unicum opticum de 1682 soutient que la lumière suit un
chemin de moindre résistance, il se garde d’oublier les cas où il faut maximiser au contraire une
quantité.
IV - L’action formelle
Ce qui est formellement un même effet (une même masse transportée sur un espace donné)
peut correspondre à la prestation d’actions différentes.
« (...) l’effet formel consiste dans le corps en mouvement pris en lui-même et ne consume point la
force, et même il la conserve plutôt, puisque la même translation de la même masse se doit toujours
continuer si rien de dehors ne l’empêche » (Essay de dynamique, vers 1700, § 10).
Dans le cas de la conservation du produit de la masse et du carré de la vitesse, la force vive
se consume dans le travail qu’elle rend, quel que soit le temps mis à cette diffusion extensive d’une
grandeur intensive. Dans le cas de la conservation de l’action motrice, faut-il s’empresser d’ajouter,
est donnée à considérer la conservation d’un effet dont la production ne consume aucunement la
force qui s’exerce à travers lui. Elle est donc fonction du temps d’exercice et elle doit être
considérée sur un intervalle de temps donné.
Un même effet formel ne suppose pas que soient égaux les paramètres de masse et
d’espace, puisqu’ils peuvent se compenser s’ils sont inversement proportionnels. Si la conservation
de la force vive manifeste l’équivalence de la force et du travail, celle de l’action motrice attire
l’attention sur un exercice conservatif de forces qui ne travaillent pas. Dans le cas des forces vives,
le principe de conservation stipule une clause de limitation : l’effet ne peut pas rendre ni plus ni
moins que la cause.
28
GM VI, 363. 29
Lettre à Papin du 10 mars 1700, cit. par Ranea, art. cit., p. 58.
15
Du point de vue de l’argumentation, cette clause est exprimée par le recours au
raisonnement apagogique : s’il en allait autrement, c’est-à-dire si l’équipollence de la cause pleine
et de l’effet entier n’était pas reconnue, il y aurait une « surerogatio », terme qui se rapporte par
ailleurs dans le lexique éthique et religieux au registre de la charité, du don sans contrepartie que
serait le mouvement perpétuel mécanique, par opposition à une conversion intégrale de l’énergie
potentielle en énergie cinétique.
« Jusqu’ici on ne pouvait pas réduire les problèmes de mécanique à ceux de la pure géométrie, car les
lois du mouvement n’étaient pas arrêtées. Maintenant j’ai trouvé moyen de tout déterminer par une
réduction ad absurdum. Car de même que les géomètres démontrent leurs théorèmes parce
qu’autrement une chose serait plus grande qu’elle-même, tout de même je démontre les règles du
mouvement, parce qu’en supposant le contradictoire une chose serait plus puissante qu’elle-même,
c’est-à-dire qu’il y aurait moyen de faire un mouvement perpétuel purement mécanique »30
.
D’après la figure 136 illustrant la seconde définition de la seconde partie, l’effet entier
consiste dans la totalité des ressorts qu’un mobile peut tendre au cours de son mouvement, jusqu’au
dernier et pas avant le dernier. Si le pendule était le paradigme de l’équipollence, le ressort devient
celui de l’obstacle qui dissipe la force vive : le mouvement ralenti d’une boule sur un tapis
compresse une multitude de petits ressorts que l’on qualifiera d’« absolus » à l’époque de la
querelle des forces vives, que S’Gravesande expérimente être aussi proportionnels aux carrés des
vitesses.
La deuxième partie de la Dynamica s’ouvre sur la notion un peu étrange de « thème », sujet
d’action capable d’agir une fois levé tout obstacle que Leibniz propose d’appeler « liaisons ». On
dira que ce qui est détruit par une liaison est thème d’une force morte. Leibniz ajoute : « […] nempe
activa sunt, seu per se agunt, quae non nisi snblatione impedimenti opus habent » (GM VI, 435).
D’après la démonstration a posteriori, on peut affirmer qu’un même effet (violent) est accompli
quand on monte une livre à quatre pieds ou quatre livres à un pied. La démonstration a priori
implique, d’une manière qui paraît d’abord homogène, une possibilité de compensation scalaire
entre des produits de masse et de longueurs parcourues. Mais dans la première situation, une force
exerce un travail en surmontant un obstacle, alors que dans le cas de l’effet formel, un
rapprochement est fait entre un portage de fardeaux et le mouvement inertiel d’un corps dans un
milieu sans résistance. Supposons que les fardeaux à transporter soient les corps propres d’hommes
en mouvement. Coulomb, dans son Mémoire sur la force des hommes (1778), montre bien en quoi
il y a disparité entre les travaux horizontaux et verticaux. En effet, dans le cas où le fardeau est le
corps :
« […] dans le premier cas [celui du transport d’un homme qui monte un escalier] ils sont obligés, à
chaque pas, d’élever leur centre de gravité à la hauteur d’une marche, tandis que les hommes qui
parcourent un chemin horizontal donnent à leur corps une vitesse parallèle au terrain ; que cette
vitesse n’est pas détruite par la pesanteur, en sorte qu’ils n’ont à produire à chaque pas que le
30
À De la Chaise, mai 1680, Ak II, l, 511.
16
transport alternatif des jambes et l’élévation très peu considérable de leur centre de gravité »31
.
Bien entendu, l’escalier représente analytiquement une situation physique mitoyenne qui permet
dans une certaine mesure de composer un mouvement d’ascension au moyen de travaux
horizontaux.
Or l’effet formel au sens de Leibniz n’est en rien déterminé vectoriellement. C’est la raison
pour laquelle on a le sentiment qu’il peut y avoir confusion entre effet formel et effet violent.
D’autre part, il semble que le poids soit moins une force, cas où, multiplié par un déplacement, il
composerait un travail, qu’une mesure de la quantité de matière substituable à la masse.
La particularité stylistique de la dynamique leibnizienne évoquée par Michel Fichant en
vient à rapprocher à notre étonnement le problème du transport de fardeaux et un mouvement de
type inertiel, action qualifiée dans ces circonstances, d’« actio libera » parce que la force est
conservative. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Papin n’admettait pas, à la lecture du De causa
gravitatis de 1690, synthèse de la controverse avec Catelan et Papin, qu’il puisse être question de
force sans que ne se présente quelque obstacle à vaincre (de même que D’Alembert).
Un mouvement horizontal à vitesse uniforme dans un milieu non résistant contrevient du
coup à la loi d’égalité d’action et de réaction, alors que Leibniz y voit au contraire une illustration
éclatante de pureté de cette même loi, avant de songer, dans une correspondance adressée à
Bernoulli, de manière toute anthropomorphique, à la rapprocher, au grand scandale de Martial
Gueroult, de l’action d’un homme qui court. Mais on se demande si pareil anthropomorphisme,
s'agissant de Leibniz, est vraiment déplacé, dans la mesure où la monade est prototypique de centres
de force disposant d’une entéléchie exerçant une action sur une masse et agissant donc sur elle-
même (actio in se ipsum). La référence économique accuse ce sentiment et peut-être explique-t-elle
qu’on ait pu avant Maupertuis parler de l’action comme d’une quantité à minimiser, alors qu’il
s’agit d’un habillage rhétorique d’un argument. Mais peut-être n’est-il pas heureux, dans la mesure
où on peut admettre qu’un coureur cherche à économiser ses forces, ou mieux, à les optimiser dans
un bilan énergétique, alors qu’on ne voit pas comment appliquer ce schème à propos du mouvement
inertiel d’un mobile en milieu non résistant.
V - La démonstration a priori de la conservation de l’action motrice
La répugnance du coureur qui préfère parcourir une seule lieue en une heure plutôt que
deux en deux lieues (GM III, 257) porte témoignage de ce que la seconde prestation correspond
bien à une action double de la première. La captatio benevolentiae leibnizienne sera reprise dans un
style de quasi vulgarisation par la marquise du Châtelet dans un ouvrage d’obédience encore
leibnizienne, Institutions de physique. Citons intégralement ce § 575 avant de le comparer avec un
des syllogismes de la démonstration a priori de la conservation de la même quantité d’action
motrice dans l’univers en un intervalle de temps donné.
31
Op. cit., p. 279, cité par François Vatin dans Le travail, économie et physique, 1780-1830, 1993, p. 58.
17
« Cette doctrine peut être confirmée par un raisonnement fort simple, et que tout le monde fait
naturellement quand l’occasion s’en présente : que deux voyageurs marchent également vite, et que
l’un marche pendant une heure, et fasse une lieue, et l’autre deux lieues pendant deux heures, tout le
monde convient que le second a fait le double du chemin du premier, et que la force qu’il a employé
à faire deux lieues, est double de celle que le premier a employé pour faire une lieue : or, supposant
maintenant qu’un troisième voyageur fasse ces deux lieues en une heure, c’est-à-dire, qu’il marche
avec une vitesse double, il est encore évident que le troisième voyageur, qui fait deux lieues dans une
heure, emploie deux fois autant de force que celui qui fait ces deux lieues dans deux heures : car on
sait que plus un courrier doit marcher vite, et faire le même chemin en moins de temps, plus il lui
faut de force, ce que tout courrier sent si bien qu’il n’y en a point qui ne veuille être d’autant mieux
payé, qu’il va plus vite; or puisque le troisième voyageur emploie deux fois plus de force que le
second, et que le second en emploie deux fois plus que le premier, il est évident que le voyageur qui
marche avec une double vitesse pendant le même temps, emploie quatre fois plus de force ; et que
par conséquent les forces que ces voyageurs ont dépensées, seront comme le carré de leur vitesse »
32.
La marquise écrit « force » là où on attendrait « action ». La seconde action (que l’on peut noter A 2 L, 2 H) est bien double de la première alors que les forces vives sont égales, ce qui rend compte
du bien-fondé de l’invention du concept salué par M. Gueroult comme une « anticipation de
génie ». La troisième action (A 2L, 1H) étant le double de la seconde, elle est bien quadruple de la
première.
Dans une lettre de 1699 adressée à De Volder, Leibniz avait fait appel à un argument
similaire bien que disposé (formalisme oblige) comme un syllogisme. La majeure du syllogisme
correspondait à celle qui sera reprise par Mme du Châtelet :
(1) « l’action accomplissant le double en un temps double est double de l’action accomplissant le
simple en un temps simple ».
Dans ce cas, commente Leibniz, il y a répétition formelle d’une action et la métrique en est
triviale.
(2) « L’action accomplissant le simple en un temps simple est le double de l’action accomplissant le
simple en un temps double » : l’action (A 1L, 1H) est double de l’action (A 1 L, 2H).
D’un point de vue quantitatif, l’action désignée ici, qu’on ne trouve pas dans la série donnée
par la marquise, serait de moitié inférieure à la plus petite des actions retenues par celle-ci.
On peut donc s’attendre à ce que la conclusion du syllogisme mentionne la quadruplicité
entre la plus petite action de Leibniz et l’action en position de moyen chez la marquise. Et c’est bien
ce qui se produit :
32
§ 575 de la 2ème
édition de 1742, Amsterdam, pp. 457-458.
18
(3) « L’action accomplissant le double en un temps double est quadruple de l’action accomplissant
le simple en un temps double ».
La démonstration a priori de la conservation des forces vives est, aux yeux de Leibniz,
validée lorsqu’on considère des actions équitemporelles, auquel cas on obtient leur proportion au
carré des vitesses. Leibniz justifie cette proposition par ce que le commentaire a appelé « l’axiome
de la mineure », évoqué plus haut, et qui supporte aussi la démonstration dans le corps de la
Dynamica de potentia33. C’est le statut d’axiome, proposition évidente par soi, qui soutient la
critique de Gueroult, qui emboîte ce faisant le pas à De Volder.
Gueroult expliquait que Leibniz aurait combattu la physique cartésienne en se déplaçant sur
le terrain de la gnoséologie de son adversaire. Ceci l’aurait mis en contradiction avec la thèse de la
contingence des lois naturelles. Gueroult enfermait Leibniz dans une alternative qui ne laissait
aucune chance à la démonstration a priori : soit la démonstration a priori réussissait, et alors était
ruinée la contingence et avec elle tout l’édifice apologétique construit sur le principe de nécessité
conditionnelle. Soit elle ne réussissait pas, et Leibniz commettait une pétition de principe.
Nous n’avons pas ici malheureusement le loisir de suivre Gueroult dans son invalidation de
l’axiome de la mineure. Signalons cependant qu’elle étend de fait les objections formulées par le
physicien hollandais De Volder, qui reprenait lui-même celles de l’abbé cartésien Catelan : à savoir,
n’y aurait-il pas possibilité de compensation entre la vitesse et le temps d’exercice des actions ? Une
action exécutée à une vitesse supérieure à une autre pourrait être mise en équivalence avec une
action moins rapide mais exercée sur un intervalle de temps plus long.
Mais la composition du physico-mathématique par conjugaison d’une grandeur intensive et
une extension montre que le temps modifie directement le bilan de l’action quand il est associé à la
force, qui est le carré des vitesses et non une simple vitesse. En augmentant donc le temps, on ne
peut que diminuer la vitesse. « Je dirais que les actions sont en raison composée des intensions (...)
et des extensions, c’est-à-dire des diffusions », écrit Leibniz à De Volder34
.
Sur le plan de la théorie de la connaissance, Duchesneau a répondu fort bien à l’objection
de Gueroult. L’a priori dont il est ici question est dit par analogie, par rapport à « une harmonie
suffisante de déterminations »35. L’a priori leibnizien ne doit pas être confondu avec des conditions
a priori de l’expérience sans sujet transcendantal, ou, pourrait-on ajouter en termes de sémantique
de mondes possibles – même si la prudence est de mise en ce domaine –, nécessairement vraie dans
tous les mondes possibles.
Davantage est-il plus pertinemment question d’une « limite de l’expérience possible ». La
formule est heureuse, mais ne doit pas être négligé le fait que, d’après la dynamique leibnizienne, le
mouvement rectiligne uniforme recompose le mouvement violent. Il n’y a là dès lors nul
aristotélisme, si on considère que le mouvement violent est devenu naturel, tandis que le
mouvement naturel inertiel est devenu métaphysique.
33
GM VI, 363. 34
Lettre de janvier 1700, GP II, 201. 35
Op. cit., p. 210.
19
Conclusion
Les titres des opuscules de physique insistent sur un « légicentrisme » qui met cependant en
vedette les contraintes globales auxquelles les « maximes subalternes de la nature » sont assujetties.
C’est la raison pour laquelle l’épistémologie qui en découle intéresse ceux qui, tel Baas van
Frassen, font valoir l’inconsistance de la notion de loi naturelle par rapport à des principes de
symétrie. La nature comprise comme un système de relations physico-mathématiques est devenue
un système de systèmes mécaniques plus ou moins isolés, si l’on tient compte comme Leibniz le
fait, de la dégradation de l’énergie mécanique en chaleur. Relevons que le principe de conservation
n’a pas été déduit d’un attribut divin comme l’avait fait Descartes dans les Principia philosophiae,
mais qu’il fut présenté par Leibniz dans la Dynamica de potentia comme découlant
pragmatiquement de la nécessité d’avoir à mesurer des forces, à laquelle est associée la
considération de l’univers comme un système où la force ne peut que se conserver, puisqu’il n’y a
rien en dehors de l’univers et que le principe d’équipollence assure de la réversibilité des effets qui
peuvent redevenir des causes.
À lire la Dynamica de potentia, on a deviné qu’elle n’intégrait que marginalement la
statique, l’aérostatique et l’hydrostatique, ce qui auraient pu donner matière à une vaste synthèse
des sciences de la nature non newtoniennes. La nature prise comme le système dernier des objets
physico-mathématiques, non communiquant, symbolise avec le monde de l’artifice, les deux
ensemble d’effets mécaniques violents, telle que la chute des graves, estimée par Galilée dans une
mise en relation fonctionnelle des hauteurs de descente avec les carrés des vitesses, ou telle la
compression de ressorts. La définition 1 de la IIème
partie avance que dispose de force non
seulement ce qui est tendu, suspendu, mais aussi un récipient contenant un liquide avant d’ouvrir un
robinet, ce qui permet d’intégrer l’hydrostatique et l’hydrodynamique. L’idée d’une énergie
mécanique dégradée en chaleur est aussi avancée vers la fin de la Dynamica pour assurer
phénoménologiquement l’égalité de la cause pleine et de l’effet entier36
. Une quantité de chaleur
donnée peut avoir une même force pour provoquer une dilatation qu’un mécanisme. Mentionner la
chaleur est devenu nécessaire pour faire référence à la dégradation de l’énergie dans l’équipollence
cause-effet. Leibniz peut alors avancer une définition du froid comme étant « ce dans quoi la force
pour dilater l’air est plus petite que d’ordinaire ».
Dietrich Manhke, vu l’énergétisme dont il était à peu près le contemporain, a célébré à juste
titre l’anticipation de l’équivalence mécanique de la chaleur37
. Leibniz parut surtout obnubilé par la
nécessité de produire la démonstration a priori du théorème des forces vives. Il fondait ainsi une
nouvelle science physico-mathématique dont il déterminait l’objet par composition de paramètres
extensifs et intensifs, payant ainsi un lourd tribut à la physique pré-galiléenne, produit de la
diffusion de la résistance en laquelle consiste la matière.
36
IIa, cap. 1, proposition 7.
37 Cf. E. Mach, op. cit., p. 252.
20
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