Proust et l'objet comestible

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PROUST ET L'OBJET COMESTIBLE Grace Beecher Kenny M.A. Birkbeck College University of London September 1990

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PROUST ET L'OBJET COMESTIBLE

Grace Beecher Kenny

M.A.

Birkbeck College

University of London

September 1990

Résumé

Cette étude, ancrée dans une lecture approfondie du texte de

A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, tente de

décrire et d'analyser l'usage qu'il y fait de l'objet

comestible. Le travail s'effectue sur deux niveaux - le

rhétorique/stylistique, et le romanesque/diégétique.

Il se divise en quatre thèmes principaux:

1o les tropes de l'association - métonymie, métaphore,

comparaison;

2o l'acte de création - ses règles, ses techniques, ses

résultats;

3o les personnages - représentants des voix multiples

proustiennes;

4o les endroits - l'espace proustien de la création et de

la consommation.

Il sera question de dégager quelques grands axes textuels

liés à l'idée du comestible, et de repérer enfin quelques

travaux qui restent à faire. Les ouvrages consultés, hors

du texte lui-même, se trouvent dans la bibliographie en fin

de mémoire.

TABLE DES MATIERES Page

1 INTRODUCTION 1

2 LA GARNITURE DU SOUVENIR ET DU REVE 5

2.1 LES BOUQUETS SENSIBLES 5

2.1.1 Métonymie et métaphore 5

2.1.2 Comparaisons 20

2.2 CONCLUSION 22

3 L'ARTISTE ET L'OEUVRE, ET LA

CRITIQUE 24

3.1 LA CREATION 24

3.2 LES METHODES 31

3.2.1 Procédés 34

3.2.2 Processus 38

3.3 LA CONSISTANCE 40

3.4 CONCLUSION 45

4 LES PERSONNAGES 48

4.1 MARCEL 48

4.2 LES NOURRICES FAMILIALES 51

4.2.1 Grand'mère/mère/tante 51

4.2.2 Françoise 54

4.3 LES NOURRICES (SUITE) 56

4.3.1 Les laitières 57

4.3.2 Les marchandes de coquillages et

autres fournisseuses 60

4.4 LES PROCHES 63

4.4.1 Swann 64

4.4.2 Odette 66

4.4.3 Gilberte 67

4.4.4 Albertine 68

4.4.5 Saint-Loup 69

4.5 LE MONDE 71

4.6 CONCLUSION 76

5 LES ENDROITS 78

5.1 LES ENDROITS OU L'ON MANGE 78

5.1.1 Intérieur 78

5.1.2 Extérieur 84

5.2 LES MAGASINS D'ALIMENTATION 86

5.3 CONCLUSION 91

6 CONCLUSION 93

BIBLIOGRAPHIE 97

1 INTRODUCTION

Cette étude a pour but d'illustrer, de mettre en lumière, et

d'analyser les différents moyens et les différentes façons

par lesquels Marcel Proust, dans A la recherche du temps

perdu, s'est servi de l'objet comestible. Parmi les

innombrables ouvrages consacrés à l'examen de l'oeuvre

proustienne plusieurs d'entre eux traitent de la nourriture,

et plusieurs traitent du monde sensible en général.

1 Or, les premiers se dessinent sur un plan assez

restreint (voir par exemple Matoré2) et les seconds (surtout

Richard) ne font de la sensibilité gustative qu'un genre

parmi d'autres. Il a semblé alors utile, et peut-être

intéressant, de tenter un amalgame des approches pratiques

d'un Matoré, des aperçus généreux de J.-P. Richard et des

théories esthétiques littéraires d'écrivains critiques aussi

différents que Barthes, Beckett et Leo Bersani.

Le véritable amalgame ne fait pas valoir ses ingrédients

individuels; une étude écrite n'a pas cependant,

1 Voir bibliographie et surtout J.-P. Richard, Proust et lemonde sensible, Seuil, 1974.

2 G. Matoré, 'Les images gustatives dans Du côté de chezSwann', Annales Universitaires Saraviensis, Philosophie,Lettres, 6 (1957), pp.685-692.

1

malheureusement, cette possibilité et les éléments doivent

se poursuivre selon les catégories spatio-temporelles qui

nous définissent. Cela pour dire que même si les chapitres

qui suivent ont des titres et des sous-titres, il ne faut

pas croire par là que les idées qui y sont exprimées ne

s'appliquent pas à l'ensemble de l'oeuvre, et qu'elles n'ont

pas des attaches trés étroites entre elles.

Il ne sera donc pas question d'analyser l'objet comestible

et ses appas - l'alimentation, la nourriture, la cuisine -

en tant que tel; l'intention est de faire ressortir

quelques éléments rhétoriques (stylistiques) et narratifs

(les plus communs) du texte où l'idée du comestible se voit

mise en oeuvre de façon unique à Proust.

Ainsi il ne sera pas question des associations saisonnières

par exemple des aliments (fruits, légumes, etc), mais des

associations tropiques des aliments, selon les tropes les

plus fondamentaux, c'est-à-dire la métonymie et la

métaphore. Nous essayerons de voir comment ces techniques

rhétoriques de rassemblement et de ressemblance se

construisent et s'utilisent dans ce monde proustien qui est

si saturé de sensibilités et de sensations, parmi lesquelles

celles du goût et de l'odorat occupent une place

privilégiée. Les associations qui combinent objet

comestible et sensation sont nombreuses, généralement

2

amorcées par la mémoire involontaire.1

Il ne sera pas question non plus de voir en quoi consiste,

pratiquement, la cuisine; la cuisine se trouvera

transformée en image convaincante de l'acte créateur

universel, avec ses règles, ses méthodes, ses jouissances et

ses déceptions. Le cuisinier et le créateur se voient

obligés de jouer un même rôle de maître d'oeuvre, en

transformant la matière première - données affectives,

épisodes vécus, et autres ingrédients - en oeuvre (de cru

en cuit serait trop simple), de lutter contre

l'incompréhension et les jalousies et de subir la critique,

informée ou pas.

Dans chaque récit, de nature aussi peu narrative soit-il,

les transformations s'effectuent grâce aux personnages et

aux figurants. Or, dans l'oeuvre proustienne, il est

souvent difficile de distinguer la voix narrative à

proprement parler, c'est-à-dire la voix du narrateur qui se

décrit sentir et vivre au cours de son "histoire", in

propria persona, comme dit Bowie2, de la voix de l'écrivain,

1 "Memory - a clinical laboratory stocked with poison andremedy, stimulant and sedative." Samuel Beckett, Proust,Calder and Boyars, 1970, p.35.

2 M. Bowie, 'Proust's Narrative Selves' Moy qui me voy, 1989,

(continued...)

3

qui analyse et critique son propre texte au cours de son

"écriture." Nous essayerons donc de prendre les traits

saillants des personnages les plus importants du récit, et

de les analyser, toujours dans le cadre du comestible,

aussi bien sous le regard critique (dans les domaines

esthétique, social, ontologique etc.) de l'écrivain, que

dans leur cadre de personnages romanesques agissants,

sentants, et plus ou moins sympathiques.

Enfin nous parlerons de ces petits mondes fantaisistes,

abymes du grand et du réel, où les transactions liées à tout

ce qui concerne la nourriture s'effectuent. L'espace

proustien, qui se voit défini plus par les états d'âme du

narrateur que par les lois naturelles de la superficie et de

la distance, se rétrécit miraculeusement parfois pour

devenir, sous les charmes de la consommation, un abri aux

dimensions abordables.

2(...continued)pp.131-146.

4

2 LA GARNITURE DU SOUVENIR ET DU REVE

2.1 LES BOUQUETS SENSIBLES

2.1.1 Métonymie et métaphore

Le filigrane du texte romanesque proustien est le glissement

perpetuel entre les différentes causes (objets, événements,

sentiments), les sens que celles-ci frappent et les

sensations par là éveillées. Le schéma serait une boucle

tri-polaire (données affectives/sens/sensations) où non

seulement les voies directes d'un point à l'autre risquent

une déviation inattendue, mais où chaque étape du trajet

risque de comporter non pas un seul élément, mais plusieurs.

L'expérience de tous les jours se voit bouleversée, quand,

par exemple, la donnée auditive qu'est le son d'un

calorifère à eau que quelqu'un allume n'éveille pas

seulement une sensation de l'ouïe mais trois autres en plus,

qui seraient normalement d'un tout autre ordre: dans le cas

présent celles-ci se rapportent à la vue (paysage à colline

dans le brouillard), à la température (la chaleur d'une

tasse remplie) et au goût (le chocolat). (III, 494)1

1 Toutes les références à A la recherche du temps perdu sont

(continued...)

5

Ce passage a été anticipé dans ses associations, par la

description d'une matinée à Doncières, imbue encore

d'imagerie centrée sur la bouche: "Imbibant la forme de la

colline, associé au goût du chocolat et à toute la trame de

mes pensées d'alors, ce brouillard... vint mouiller toutes

mes pensées de ce temps-là" (II, 81), et par un souvenir de

cette même matinée

Entre la couleur grise et douce d'une campagnematinale et le goût d'une tasse de chocolat, jefaisais tenir toute l'originalité de la viephysique, intellectuelle et morale que j'avaisapportée... à Doncières,

et voilà que l'écrivain/narrateur propose une analyse de son propre art,

et qui, blasonée de la forme oblongue d'unecolline pelée - toujours présente même quand elleétait invisible - formait en moi une série deplaisirs entièrement distincte de tous autres,indicibles à des amis [à en douter] en ce sens queles impressions richement tissées les unes dansles autres qui les orchestraient, lescaractérisaient bien plus pour moi et à mon insuque les faits que j'avais pu raconter. (II, 346)

Cet éveillement (ou émerveillement) multiple s'effectue sur

le plan rhétorique par une technique de métonymie qui veut

qu'une part peut représenter le tout et que leur contiguité

accidentelle peut accorder à plusieurs éléments une même

force affective.

1(...continued)à l'édition établie et annotée par Pierre Clarac et AndréFerré, 3 vol., Bibliothèque de la Pléïade, Paris, Gallimard,1954.

6

Dans le schéma proustien évoqué plus haut, la métonymie peut

s'opérer non seulement au niveau des données affectives,

mais aussi dans le domaine des sens et des sensations.

Comme dit Stephen Ullmann,

l'intérêt de Proust pour les impressionssensorielles ne se bornait pas à leur qualitéintrinsèque et aux analogies qu'elles suggéraient: il était également fasciné par leur capacité àévoquer d'autres sensations et l'ensemble ducontexte d'expérience auquel elles étaientassociées. D'où l'importance des sensations dansle processus de la mémoire involontaire1.

Cependant, il y a au moins deux commentaires à proposer là-

dessus.

Premièrement, cette notion métonymique qui se veut un effet

de style n'est que le reflet écrit d'une vérité vécue. Si

nous acceptons que chez Proust la métonymie et la métaphore

ne peuvent qu'avec difficulté se distinguer, nous pouvons

croire avec Beckett que "the rhetorical equivalent of the

Proustian real is the chain-figure of the metaphor".2

Genette3 parle du "déplacement métonymique... bien connu de

1 Stephen Ullmann, Style in the French Novel, CambridgeUniversity Press, 1957, p.197. Voir aussi Jonathan Culler,The Pursuit of Signs - semiotics, literature, deconstruction,Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981.

2 S. Beckett, Proust, p.88.

3 Gérard Genette, Figures III, Collection poétique, Paris,Editions du Seuil, 1980, p.58.

7

la psychanalyse". Mais sur un plan tout autre, celui de la

sociologie (et qui fut à l'origine de l'intérêt du présent

auteur), il est permis d'envisager les expériences

sensorielles de tous les jours sous la forme d'un ensemble,

plus ou moins limité, d'activités et de sensations

différentes. Dans un ouvrage de Goffmann1, par exemple, il

utilise le terme de "bundle" (la meilleure traduction serait

peut-être bouquet, ou paquet, même "faisceau"2) pour

désigner cet ensemble de données affectives par lesquelles

l'être humain éprouve le monde.3 De la même façon Nabokov

emploie un terme même plus concrétisé pour décrire cette

collection hétéroclite, unifiée par le fait de l'individu

ressentant:

1 Erving Goffmann, The Presentation of Self in Everyday Life,London, Allen Lane, 1969.

2 En suivant Alain Robbe-Grillet dans Le Miroir qui revient,"un faisceau de circonstances fortuites", p.221.

3 Il a semblé intéressant de présenter ici un passage repéréultérieurement à la première rédaction de ce chapitre. C'estun extrait du livre de Georges Cattaui (Marcel Proust, London,the Merlin Press, 1967, p.70), traduit du français en anglaispar Ruth Hall:

Perhaps Proust is one of those who consciously ornot, attained the Philosopher's Stone, unattainableby definition, of which Mallarmé had dreamed. Hashe not, better than any other, united, sheathed andtied in bundles like a single stem (the peduncle onwhich the "immense edifice of memory" rests) thosemultiple lilies, those Nympheas which "grew toomuch for our reasons"?

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In other words, a nosegay of the senses in thepresent and the vision of an event or sensation inthe past, this is when sense and memory cometogether and lost time is found again1.

Il y a au moins un endroit dans le roman où le narrateur

dresse, comme aurait fait un homme moyen, d'une façon

explicite, une liste des ingrédients d'une soirée dont il se

souviendra; les fleurs bien sûr y entrent.

Rachel m'offrit du champagne, me tendit une de sescigarettes d'Orient et détacha pour moi une rosede son corsage. Je me dis alors: "Je n'ai pastrop à regretter ma journée; ces heures passéesauprès de cette jeune femme ne sont pas perduespuisque par elle j'ai, chose gracieuse et qu'on nepeut assez payer, une rose, une cigaretteparfumée, une coupe de champagne". (II, 171)

Beckett, aussi, voit l'homme proustien non pas comme un

point fixe, mais comme un vaisseau par lequel circule le

temps, et il emploie pour désigner cette idée de flux, une

métaphore qu'on croirait empruntée à Proust lui-même.

The individual is the seat of a constant processof decantation, decantation from the vesselcontaining the fluid of future time, sluggish,pale and monochrome, to the vessel containing thefluid of past time, agitated and multi-coloured bythe phenomena of its hours.2

1 Vladimir Nabokov, 'Marcel Proust. The Walk by Swann'sWay', in Lectures on Literature, (Ed. Fredson Bowers), London,Weidenfeld and Nicholson, 1980.

2 Samuel Beckett, Proust, p.15.

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Une seconde remarque s'impose. Les critiques ont beaucoup

parlé du caractère involontaire de la mémoire proustienne.

Cependant les bouquets, les paquets et même les tout petits

bouquets ne se font pas d'eux-mêmes. Les éléments, soient-

ils fleurs ou autres choses, sont plus ou moins

minutieusement selectionnés par le cueillant ou le

fleuriste.

On pourrait à juste titre protester que le paquet sans cesse

changeant qu'est l'homme moyen se compose d'éléments qu'il

est dans l'impossibilité de choisir ou de maîtriser1.

Certes, mais les oppositions volontaire/involontaire,

conscient/inconscient, nécessaire/accidentel ne constituent

pas des binaires radicalement tranchés. Il suffit de

constater que deux êtres humains dont les circonstances et

l'environnement pourraient sembler identiques,

construiraient, de par leur individualité même, des univers

différents; a fortiori, leurs méthodes d'expliciter chacun

son univers, différeraient encore plus. Autrement, tout

homme moyen, tout écrivain, serait à même de décrire

l'univers où habite Proust. Or, la génie de Proust consiste

à bâtir tout un monde particulier mais universel. Tout

ceci pour dire que "l'involontaire" n'a de force ni

1 Voir Malcolm Bowie, 'Proust, Jealousy, Knowledge' in Freud,Proust and Lacan: theory as fiction, Cambridge UniversityPress, 1987.

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d'intérêt que sous l'imprimatur d'un esprit unificateur

remarquable.

Pour souligner l'importance de cet acte de rédaction il

suffit de citer un auteur dont l'approche à la création

littéraire semble être très loin de celle de l'oeuvre

proustienne. Et pourtant:

Une fois venu le moment de la rédaction, c'est entoute conscience que je déclenche le mécanisme, ousi l'on veut, que j'ouvre le robinet dusubconscient, disons de la sensation. Ce travailest on ne peut plus volontaire.1

Toutefois ces procédés métonymiques sont soutenus et

renforcés par des techniques métaphoriques. Dans l'univers

du romanesque, le narrateur propose au lecteur, en mise en

abyme de ses propres effets de style métaphorique, un

compte-rendu élaboré de ce qu'il appelle en toutes lettres

les "arts de transposition".

Les réunions mondaines... si elles avaient pris laplace de mes sorties avec ces jeunes filles,m'eussent fait le même effet que si à l'heure dudéjeuner on nous emmenait non pas manger, maisregarder un album... mais c'est comme déléguée desautres sens qu'elle [la perception visuelle] sedirige vers les jeunes filles; ils vont chercherl'une derrière l'autre les diverses qualitésodorantes, tactiles, savoureuses, qu'ils goûtentainsi même sans le secours des mains et deslèvres; et, capables, grâce aux arts detransposition, au génie de synthèse où excelle le

1 Robert Pinget, Le libéra, Paris, Editions de Minuit, 1984,postface.

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désir, de restituer sous la couleur des joues oude la poitrine, l'attouchement, la dégustation,les contacts interdits, ils donnent à ces fillesla même consistance mielleuse qu'ils font (sic)quand ils butinent dans une roseraie, ou dans unevigne dont ils mangent des yeux les grappes. (I,893)

A côté de la saturation de ce texte d'images du comestible,

on voit toute une série de mots clés tels que "désir",

"interdits", "consistance", "mielleuse"; en fin de compte

on voit apparaître l'idée surprenante de sens qui se

détachent entièrement de leur support corporel pour

s'aventurer dans un royaume autonome. C'est la mise en

application d'un processus décrit par Ricoeur1:

le pouvoir de la métaphore serait de briser unecatégorisation antérieure, afin d'établir denouvelles frontières logiques sur les ruines desprécédentes.

Mais il est souvent difficile de distinguer là où la

métonymie glisse dans la métaphore et vice versa (autant

dire que les "chiens de faïence" de Genette2 font étalage

d'une surdité et d'un mutisme peu étonnants devant les

richesses stylistiques proustiennes); cependant il nous

incombe de proposer quelques distinctions aussi arbitraires

soient-elles pour pouvoir accéder à un examen critique

gustatif du texte. Pour reprendre une autre idée de

1 Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p.251.

2 Genette, Figures III, p.25.

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Genette, il faut distinguer la macro-structure narrative du

roman de ses micro-structures stylistiques. D'un côté sont

les procédés rhétoriques de base par lesquels le roman se

construit sous la plume créatrice; de l'autre sont les

tropes diégétiques, voire ceux "dont le véhicule est

emprunté à la diégèse, c'est-à-dire l'univers spatio-

temporel du récit". D'un côté la conscience (ou

inconscience) unificatrice est celle de l'écrivain (qu'on

distingue mal du narrateur, surtout dans les dernières

pages, alors que le narrateur de l'enfance et de la jeunesse

a certaines qualités du personnage romanesque classique);

de l'autre l'esprit rassembleur reste celui des personnages

dans leurs caractères particuliers.

Une seconde opposition s'esquisse dans le corps du récit,

celle qui distingue la distance spatiale de la distance

temporelle, toutes deux franchies et sur le plan macro-

structural et sur le plan micro-structural à l'aide de

transports tropiques métonymiques et métaphoriques.

Or, "vis-à-vis du terme charnel", et de bien d'autres, "le

terme comestible tient donc lieu tout à la fois de métaphore

et de métonymie: il est tantôt voisin et tantôt substitut,

souvent les deux en même temps."1

1 J.-P. Richard, Proust et le monde sensible, p.16.

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Les lignes de base du roman sont tracées le long

d'associations d'idées et de sensations très souvent ancrées

dans le goût et l'odorat, qualités primaires (pace V. E.

Graham1) de l'objet comestible; la plus célèbre de ces

associations, et qui met en marche le vaste souvenir qu'est

le texte lui-même est sans doute celle qui s'amorce par le

goût de la madeleine trempée dans le thé familial. (I, 44,

45)

Le fait que ce lien avec le passé souvent s'effectue à

l'aide de l'odorat ou du goût n'a pas échappé aux écrivains

travaillant un certain temps après Proust, mais suivant sans

doute en partie la même voie esthétique qui veut que ce soit

la conscience qui crée l'art et non les objets en eux-mêmes.

L'importance des choses - grêles saucisses auxaromates ou lampes électriques dissimulées aumilieu des feuillages - ne réside évidemment pasdans leur signification intrinsèque, mais dans lafaçon dont elles ont marqué notre mémoire.2

Il s'agit donc de repérer quelques instances encore de la

force associative de l'objet comestible. Le souvenir du

narrateur dans le souvenir de l'écrivain se dresse par

exemple dans un passage riche en imagerie gustative où le

1 V. E. Graham, 'The Imagery of Proust', Language and Style,general editor Stephen Ullmann, Oxford, Basil Blackwell, 1966.

2 A. Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, Paris, Minuit,1984, p. 177.

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jeune homme pique-nique avec ses amies, les jeunes filles en

fleurs. Il préfère les sucreries aux sandwiches et aux

fromages des temps modernes (voir plus loin sur le caractère

ignoble de la nourriture nouvelle).

Mais les gâteaux étaient instruits, les tartesétaient bavardes. Il y avait dans les premiersdes fadeurs de crème et dans les secondes desfraîcheurs de fruits qui en savaient long surCombray, sur Gilberte, non seulement la Gilbertede Combray, mais celle de Paris aux goûters de quije les avais retrouvés. Ils me rappelaient cesassiettes à petits fours, des Mille et une Nuits,qui distrayaient tant de leurs "sujets" ma tanteLéonie quand Françoise lui apportait, un jour,Aladin ou la Lampe Merveilleuse, un autre, AliBaba, le Dormeur Eveillé, ou Simbad le Marinembarquant à Bassora avec toutes ses richesses. (I, 904)

Il ne faut pas s'étonner de cet anthropomorphisme qui veut

que les friandises nous parlent; le chapitre suivant

découvre l'analogie profonde qui existe entre

cuisiner/parler/écrire et consommer/écouter/lire.

Le narrateur est si frappé par la force qu'ont les

sensations de rappeler non seulement d'autres sensations

mais des sentiments plus abstraits pourrait-on dire, qu'il

va chercher des preuves de ce mouvement dans des oeuvres

littéraires antérieures; il se rend compte que ce qu'il

fait n'est pas original, mais il se vante, à juste titre,

d'avoir fait évoluer la technique à ses limites. Ainsi

repère-t-il dans Les Mémoires d'outre-tombe de

Chateaubriand,

Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalaitd'un petit carré de fèves en fleurs; elle ne nous

15

était point apportée par une brise de la patrie,mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sansrelation avec la plante exilée, sans sympathie deréminiscence et de volupté. Dans ce parfum nonrespiré de la beauté, non épuré dans son sein, nonrépandu sur ses traces, dans ce parfum chargéd'aurore, de culture et de monde, il y avaittoutes les mélancolies des regrets, de l'absenceet de la jeunesse. (III, 919)

Non seulement l'objet comestible rappelle-t-il en soi

d'autres objets comestibles ressentis (goûtés, sentis) dans

le passé, mais il rappelle les sensations qui les

entouraient. La gamme de ces sensations passe du plus

concret - odeur/odeur ou goût/goût - par des associations

plus enchevêtrées telles odeur/plaisir, aux mélanges de

sensations, sens et sentiments, disons essentiels, c'est-à-

dire réduits à leur essence dans un ou plusieurs de leurs

éléments. Dans le dernier cas on a à faire à l'évocation

d'états d'âme semblables les uns aux autres:

si les phrases de Vinteuil semblaient l'expressionde certains états de l'âme analogues à celui quej'avais éprouvé en goûtant la madeleine trempéedans la tasse de thé, rien ne m'assurait que levague de tels états fût une marque de leurprofondeur. (III, 381)

Pour ce qu'il en est des rapports simples de sensation

gustative présente à une sensation gustative antérieure, les

exemples ne sont pas nombreux étant donné l'importance dans

l'oeuvre de bâtir toujours des associations et d'effectuer

des transpositions. Avant de passer aux éléments annexes,

qu'ils entraînent avec eux, il est possible de signaler les

16

rapports des goûts identiques (du chocolat à Doncières (II,

81), et plusieurs fois à Paris (II, 346), (III, 494)).

Le plaisir, évoqué dans sa manifestation charnelle, sensible

ou intellectuelle, est bien sûr un des grands thèmes de

l'oeuvre. Il nous incombe de citer quelques exemples où le

plaisir dans le passé se renouvelle grâce à une sensation

d'un objet comestible dans le passé plus proche, rappelé

dans le présent:

je venais de voir qu'elle avait apporté du cidreet des cerises, ce cidre et ces cerises qu'ungarçon de ferme nous avait apportés dans lavoiture, à Balbec, espèces sous lesquels j'auraiscommunié le plus parfaitement, jadis, avec l'arc-en-ciel des salles à manger obscures par les joursbrulants (III, 479).

Le schéma se présente:

vue de cerises 6 (souvenir de cerises + Balbec) 6(Balbec + salles à manger + chaleur) = plaisir.

Un schéma dans le sens inverse se présente dans la

Prisonnière, volume précédant la Fugitive:

Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une belle phrasede Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avaisquelquefois éprouvé dans ma vie par exemple devantles clochers de Martinville, certains arbres deBalbec ou, plus simplement, au début de cetouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. (III, 374)

Plaisir = (phrase de Vinteuil + plaisir) 7 (clochers deMartinville + plaisir) ou (arbres de Balbec + plaisir)ou (goût du thé + plaisir).

Un élément très important que renferme cette idée du plaisir

est que celui-ci n'est jamais simple, ni entier; il est on

17

ne peut plus fugace et n'arrive que rarement à assouvir le

désir ou la faim; le plaisir le plus intense consiste donc

en ce qu'on pourrait appeler ses appâs temporels - son

attente, son espérance et bien sûr, son souvenir. Le

souvenir, par une inversion qui n'en est pas une, peut très

bien être celui d'une attente et dans l'oeuvre en question,

l'attente est souvent celle d'un plaisir à manger, où,

comble des combles, l'attente du plaisir à venir peut être

prolongée par un plaisir entièrement de circonstance:

Au moment où Elstir me demanda de venir pour qu'ilme présentât à Albertine, assise un peu plus loin,je finis d'abord de manger un éclair au café. (I, 871,2)

ou bien,

quelle joie, pensant déjà au plaisir du déjeuneret de la promenade, (I, 672)

et encore,

Je reconnaissais cette heure inutile, vestibuleprofond du plaisir, et dont j'avais appris àBalbec à connaître le vide sombre et délicieux,quand seul dans ma chambre comme maintenant,pendant que tous les autres étaient à dîner, jevoyais sans tristesse le jour mourir au-dessus desrideaux, sachant que, bientôt, après une nuitaussi courte que les nuits du pôle, il allaitressusciter plus éclatant dans le flamboiement deRivebelle... (II, 390)

Roland Barthes a également repéré cette joie en sursis de

l'attente gastronomique. Parlant du rapport entre sexe et

goût, il dit:

... entre les deux plaisirs, une différencecapitale: l'orgasme, c'est-à-dire le rythme mêmede l'excitation et de sa détente... On dirait quele seul élément critique de la joie gastronomique,

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c'est son attente.1

L'espérance et l'espoir relèvent encore le plaisir de cette

attente appétissante:

Il arrive souvent que le plaisir qu'ont tous leshommes à revoir les souvenirs... est plus vif chezceux que la tyrannie du mal physique etl'espoir... laissent assez confiants qu'ils lepourront bientôt faire, pour rester vis-à-visd'eux en état de désir, d'appétit... (III, 26)

Le goût du café au lait matinal nous apporte cettevague espérance d'un beau temps qui jadis sisouvent, pendant que nous le buvions dans un bolde porcelaine blanche, crémeuse et plissée quisemblait du lait durci quand la journée étaitencore intacte et pleine, se mit à nous souriredans la claire incertitude du petit jour. (III,889)2

Si l'opposition métonymie/métaphore ne s'opère pas d'une

façon simple dans le texte proustien, la distinction

métaphore/comparaison n'est pas non plus toujours claire.

La métaphore n'est qu'une comparaison où le terme comparant

est implicite. L'écrivain le fait [sous] entendre. Il

dépend de l'art de l'auteur et de l'astuce du lecteur pour

que l'effet se fasse sentir: il est des métaphores

fatiguées où le "comme" ne se fait même plus sous-entendre;

il est des comparaisons où le "comme" est superflu tant

1 R. Barthes, 'Lecture, avant-propos', La physiologie du goût,Brillat-Savarin, p.29.

2 Voir 3.2.2 sur la consistance contradictoire et étonnante dulait, p.35.

19

elles sont banales. Il est permis de mettre dans cette

dernière catégorie toutes les fois où les jeunes filles

adorées apparaissent en objets comestibles, pour la plupart

des fruits juteux:

... cet arôme que mes regards allaient cherchersur ces jeunes filles et dont la douceur finissaitpar s'incorporer à moi. Ainsi les raisins sesucrent-ils au soleil. (I, 910, 911)

Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûrile corps d'Albertine, y avait accumulé des saveurssi fraîches et si douces... (que je lui eussedonné rendez-vous)... (II, 387)

Ses deux petits seins haut remontés étaient sironds qu'ils avaient moins l'air de faire partieintégrante de son corps que d'y avoir mûri commedeux fruits. (III, 79)

Et en l'éveillant j'avais seulement, comme quandon ouvre un fruit, fait fuser le jus jaillissantqui désaltère. (III, 387)

2.1.2 Comparaisons

Une véritable comparaison métaphorique suivie, liée à l'idée

que l'attente et le comble sont supérieurs au fait du

plaisir lui-même, est offerte dans les pages centrées autour

de la rencontre anticipée avec Albertine:

Et cet atelier paisible avec son horizon rurals'était rempli d'un surcroît délicieux, comme ilarrive d'une maison où un enfant se plaisait déjàet où il apprend que, en plus, de par lagénérosité qu'ont les belles choses et les noblesgens à accroître indéfiniment leurs dons, seprépare pour lui un magnifique goûter. (I, 844)

20

Une comparaison qui réunit en elle un très grand nombre

d'idées clées que l'on traitera ultérieurement - la

transposition métaphorique des actes de lire, de manger et

de connaître, l'importance métonymique des

nourrices/marchandes, le rôle libérateur des voyages et des

vacances et cet obstacle nécessaire au voyeur qu'est la

vitre - vient accompagner une promenade en auto dont, comme

toujours, le héros se rappelle et les faits et les

sensations.

J'avais à peine le temps d'apercevoir, aussiséparé d'elles derrière la vitre de l'auto que jel'aurais été derrière la fenêtre de ma chambre,une jeune fruitière, une crémière, debout devantsa porte, illuminée par le beau temps, comme unehéroïne que mon désir suffisait à engager dans despéripéties délicieuses, au seuil d'un roman que jene connaîtrais pas. (III, 166)

Ces jeunes filles resteront ce que les anglais appellent "a

closed book".

Il y a quand même un livre véritable qui apparaît de temps

en temps le long de cet autre roman qui est en train de

s'écrire et de se lire sous nos yeux. Il s'agit du livre

de recettes de Mme Léon Daudet, autrement connue sous le nom

de Pampille. Et ce livre est en toutes lettres comparé à

de la poésie, avec un extrait pour le prouver, tandis que

son contenu ne peut être comparé qu'à un plat.

... sa conversation s'imprégnait un peu du charmemélancolique des pardons et, comme dirait ce vraipoète qu'est Pampille, "de l'âpre saveur descrêpes de blé noir cuites sur un feu d'ajoncs". (III, 36)

21

... dont le vocabulaire, habituellement limité àtoutes ces vieilles expressions, était savoureuxcomme ces plats possibles à découvrir dans leslivres délicieux de Pampille, mais dans la réalitédevenus si rares, où les gelées, le beurre, lejus, les quenelles sont authentiques, necomportent aucun alliage, et même où on fait venirle sel des marais salants de Bretagne. (II, 502)

Il s'agit, dans les deux cas, du langage appétissant de Mme

de Guermantes.

2.2 CONCLUSION

Nous avons vu qu'il est impossible de démêler les tropes de

rapprochement et de comparaison dans A la recherche du temps

perdu, et que les critiques qui ont voulu le faire se voient

obligés d'utiliser eux-mêmes un langage pour le moins imagé

pour essayer d'y faire un peu d'ordre. En fait, c'est en

cela que résident la force et la richesse des images

proustiennes; le lecteur se voit embarqué dans un

tourbillon d'associations affectives qui se servent

d'éléments pris dans tous les domaines de la sensibilité et

dans tous les moments d'une vie sans cesse se rebouclant sur

elle-même. Les ensembles physiques se transforment en

ensembles métaphysiques, dont un ingrédient peut faire

remonter à la surface consciente tous les autres. Et les

ingrédients, choisis avec soin, relèvent, dans un nombre

surprenant de cas, de ces zones primitives, primordiales et

raffinées de la sensibilité, l'odorat et le goût.

22

La résurrection du passé de Marcel dans laRecherche du temps perdu est, pour l'essentiel,une résurrection de désirs perdus. En un sens,Marcel n'est rien d'autre qu'une succession dedésirs - c'est-à-dire qu'il revit constamment lesentiment d'un manque. Mais, en art, le manqueexistentiel du désir est ressenti comme uneplénitude d'images; dans le monde de mots qu'estla littérature, la réalité manquante est présentedans le langage qui affirme son absence.1

1 Leo Bersani, 'Le réalisme et la peur du désir', Littératureet réalité, Paris, Seuil, 1982, p.76. Voir aussi M. Bowie,'Proust's Narrative Selves' in Moy qui me voy, The Writer andthe Self from Montaigne to Leiris, Oxford, 1989, pp.131-146.

23

3 L'ARTISTE ET L'OEUVRE, ET LA CRITIQUE

3.1 LA CREATION

Il y a un sens très profond par lequel la cuisine de

Françoise, surtout quand il s'agit de son boeuf mode, est

une mise en abyme de l'oeuvre entière. L'analogie n'est pas

bien fraîche, mais on a explicitement à faire dans l'oeuvre

de La recherche à une transformation de matières premières

(événements, pensées, sentiments) hétéroclites, passagères,

en un plat homogène, offert par l'auteur au lecteur. Il

s'agit avant tout de transformer ce qui est divisé, séparé

et doté d'angles aigus en une matière lisse et convenable à

l'occasion - celle-ci étant la production d'une oeuvre en

soi. L'écrivain cherche

the absence of interruptions, the lack of jaggededges which allows for the characterisation of thenovel's narrative texture as a play offragmentation and reunification that can be called"fondu", (ie smooth (Gérard Genette)) or "soudé"(ie welded (Proust))1

Proust n'aime évidemment pas les matièresdéchirées, ni déchirantes; il refuse de la mêmefaçon l'aigre, le rugueux, ou le craquant.2

1 P. De Man, Allegories of Reading. Figural Language inRousseau, Nietzsche, Rilke and Proust, 1979, p.68.

2 J.-P. Richard, Proust et le monde sensible, p.31.

24

Comme dit Mouton1, parlant de ces petits pois comme des

billes vertes dans un jeu (I, 121), c'est une

analogie qui fait de ces légumes une étonnantenature morte, rendant parfaitement le poli froidde ces petites boules vertes, qui semblent placéessous une cloche pneumatique; c'est comme il n'yavait plus d'air pour adoucir leurs rontours quis'inscrivent dans l'espace avec une rigueurgéométrique.

Sur la beauté du lisse et de l'homogène par rapport au

texte, deux remarques de Proust sont citées dans Figures III

de Gérard Genette (1972):

La "beauté absolue" de certaines pages c'est,rappelons-le, une espèce de fondu, d'unité transparente où toutes les choses sont venues seranger les unes à côté des autres dans une espèced'ordre.2

Dans le style de Flaubert, par exemple, toutes lesparties de la réalité sont converties en une mêmesubstance, aux vastes surfaces, d'un miroitementmonotone. Aucune impureté est restée... Tout cequi a été différent a éte converti et absorbé.3

Dans le dernier volume du texte se poursuivent d'étonnants

passages où l'acte d'écrire se présente comme une suite

d'activités pénibles et fatigantes, où on discerne, dans le

chaos ordonné de la création, des poursuites à première vue

incompatibles; l'écrivain

1 Jean Mouton, Le style de Marcel Proust, chapitre III.

2 Proust, Correspondance, Plon, 1930-36, p.86.

3 Proust, Contre Sainte Beuve, Pléïade, 1971, p.269.

25

devrait préparer son livre minutieusement, avec deperpétuels regroupements de forces, comme uneoffensive, le supporter comme une fatigue,l'accepter comme une règle, le construire commeune église, le suivre comme un régime, le vaincrecomme un obstacle, le conquérir comme une amitié,le suralimenter comme un enfant... (III, 1032)

Ecrire est aussi coudre:

Quand je n'aurais pas auprès de moi toutes mespaperoles, comme disait Françoise, et que memanquerait juste celle dont j'aurais besoin,Françoise comprendrait bien mon énervement, ellequi disait toujours qu'elle ne pouvait pas coudresi elle n'avait pas le numéro de fil et lesboutons qu'il fallait. (III, 1033))

Mais surtout,

D'ailleurs, comme les individualités (humaines ounon) sont dans un livre faites d'impressionsnombreuses qui, prises de bien des jeunes filles,de bien des églises, de bien de sonates, servent àfaire une seule sonate, une seule église, uneseule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre dela même façon que Françoise faisait ce boeuf mode,apprécié par Monsieur de Norpois, et dont tant demorceaux de viande ajoutés et choisisenrichissaient la gelée. (III, 1034-35)

Ici, se montre très nettement la supériorité de la cuisine

par rapport aux autres arts créateurs; le résultat est

utile, à l'encontre de la beauté "inutile" de ces boutons

d'or des bords de la Vivonne (I, 168).

1

Il nourrit et il est apprécié des gens moyens.

1 Au sujet de ces mêmes boutons d'or, Pommier dit, dans LaMystique de Marcel Proust, Paris, Droz, 1939, p.47

Phrase bien remarquable! Le sentiment esthétiqueresulterait de la récurrence qui se produit vers lasurface des choses incomestibles, dont la matièrene se prête pas à une assimilation plus profonde.

26

Beckett est d'accord pour trouver, dans la recherche de

l'essence de nombreux événements, en distillant l'universel

artistique des données quotidiennes, le propre du travail

littéraire.

... because - if I may add this nux vomica to anapéritif of metaphors - the heart of thecauliflower or the ideal core of the onion wouldrepresent a more appropriate tribute to thelabours of poetical excavation than the crown ofbay.1

Pourtant, si parler/écrire est nourrir, le silence a aussi

ses attraits: l'imagerie gustative est si répandue qu'elle

se trouve appropriée et au parler et au silence.

L'air y était saturé de la fine fleur d'un silencesi nourricier, si succulent, que je ne m'yavançais qu'avec une sorte de gourmandise, surtoutpar ces premiers matins... où je le goûtais mieux. (I, 49)

De la même façon qu'on envisage la cuisine comme une

activité très proche de celle de l'écriture littéraire, de

même Proust compare-t-il la cuisine en tant que telle à

d'autres arts créateurs. La comparaison s'effectue ou bien

par analogies explicites ou bien par métaphores suivies.

Pour parler de la musique, on voit que la cuisinière

Françoise par exemple "sachant qu'elle allait composer...

vivait dans l'effervescence de la création" (I, 445), ou

encore, "en laisser une seule goutte dans le plat eût

1 Samuel Beckett, Proust, p.29

27

témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du

morceau au nez du compositeur" (I, 71). Plus loin,

admettant qu'interpréter est en partie créer, on voit Odette

qui joue la sonate de Vinteuil pour Swann et celle-ci par

métonymie claire, lui rappelle tout un printemps "dont il

n'avait pu jouir autrefois". C'était comme "on fait, pour

un malade, de bonnes choses qu'il n'a pu manger" (I, 533).

Même dans le cadre des personnages plus secondaires, le

rapport musique/cuisine se fait aussi:

Elle [Madame de Gallardon] semblait non pasadresser une invitation, mais demander un service,et avoir besoin de l'avis de la princesse sur laquintette de Mozart, comme si ç'avait été précieuxde recueillir l'opinion d'un gourmet. (I, 333)

Les musiciens même peuvent succomber à l'ennui des tâches

culinairement anodines: "il se penchait sur sa contrebasse,

la palpait avec la même patience domestique que s'il eût

épluché un chou". (III, 251) Mises à part les grandes

soirées où les personnages se comportent en comédiens et

comédiennes (II, 434), le discours critique du spectacle

s'applique aussi bien à la cuisine:

J'eus ce soir-là, à l'entendre traiter les pluscélèbres de gargotes, le même plaisir qu'autrefoisà apprendre, pour les artistes dramatiques, que lahiérarchie de leurs mérites n'était pas la mêmeque celle de leurs réputations. (I, 484)

Avec son air de simplicité Françoise était pourles cuisiniers célèbres une plus terrible"camarade" que ne peut l'être l'actrice la plusenvieuse et infatuée. (I, 485)

28

Même les céramistes y passent: "il [poisson cuit au court

bouillon] avait l'air d'apparaître dans une céramique de

Bernard Palissy". (II, 118)

Mais la comparaison la plus évoluée entre cuisine et beaux

arts se manifeste dans les passages voués à Françoise en

tant qu'artiste doué, vraisemblablement sculpteur:

Comme elle attachait une importance extrême à laqualité intrinsèque des matériaux qui devaiententrer dans la fabrication de son oeuvre, elleallait elle-même aux Halles se faire donner lesplus beaux carrés de romsteck, de jarret de boeuf,de pied de veau, comme Michel-Ange passant huitmois dans les montagnes de Carrare à choisir lesblocs de marbre les plus parfaits pour le monumentde Jules II... Maman... craignait que notrevieille servante ne tombât malade de surmenagecomme l'auteur du Tombeau des Médicis dans lescarrières de Pietrasanta... Françoise avait envoyécuire... comme du marbre rose, ce qu'elle appelaitdu jambon de Nev' York. (I, 445)

Cette image de Françoise sculpteuse par qui "notre menu,

comme ces quatre-feuilles qu'on sculptait au XIIIe siècle

aux portails des cathédrales, reflétait un peu le rythme des

saisons et des épisodes de la vie" (I, 71) renvoie à l'image

déjà citée du créateur/cuisinier, de la

créatrice/cuisinière. C'est la créativité en soi, la

créativité réalisée en création, qui est l'essentiel de

l'art et qui marque les grands esprits: la notion est

proposée (idée équivoque, mais séduisante pour notre époque)

que l'intention de l'artiste compte autant ou plus que le

résultat. Ceux qui ne reconnaissent pas ce fait sont des

"goujats qui, même dans le présent qu'un artiste leur fait

29

d'une de ses oeuvres, regardent au poids et à la matière

alors que n'y valent que l'intention et la signature"

(I,71). Ce leitmotiv de Françoise acharnée mais créatrice,

qui double en quelque sorte le narrateur lui-même le long de

sa création à lui (pour aboutir comme nous l'avons vu plus

haut) se poursuit dans ce même passage par un très joli jeu

de mots:

Ce jour-là, si Françoise avait la brûlantecertitude des grands créateurs, mon lot était lacruelle inquiétude du chercheur. (I, 446)

Il est sans doute erroné de penser, comme Hughes, que le ton

de ces passages est ironique; le ton de Hughes lui-même

semble vouloir écarter toute possibilité de sérieux chez

l'écrivain:

In this way, these humble images taken from theservant's domestic pursuits [sewing, cooking] gaina new importance and value when used in thecontext of the Narrator's own artistic creation.

What is more, he occasionally allows himself tospeak of Françoise's culinary achievements inquasi-artistic terms.1

Nous avons la même surprise chez Mouton2, qui s'étonne que

"Tantôt la comparaison élève la cuisine à la dignité de

l'oeuvre d'art... tantôt c'est le domaine de l'art qui

1 E. Hughes, Marcel Proust, A Study in the Quality ofAwareness, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 73.

2 Jean Mouton, Le style de Marcel Proust, p.86.

30

réjoint sans penser déchoir [sic], celui de la cuisine."

Il est frappant de noter qu'il existe à côté de cette mise

en abyme qu'est la cuisine (ou "dramatization" pour employer

le terme de De Man), une autre qui consiste en la

transformation lente de l'habillement d'Odette. Au début

de sa carrière romanesque, celle-ci s'habille un peu

n'importe comment; les différents éléments de ses vêtements

ne vont pas ensemble. Ce n'est que sous l'influence de

Swann, manipulateur créateur, que son apparence devient un

véritable ensemble, uni par ses formes, ses couleurs et son

style.

3.2 LES METHODES

Ayant accepté que le roman entier, à son aboutissement, est

la réalisation d'une transformation de matières premières en

produit fini, et qu'au cours de cette transformation celle-

ci se décrit elle-même, en grande partie à l'aide de mises

en abyme comme celles qui viennent d'être citées, il reste

encore un troisième niveau où cette isotopie de

transformation se manifeste. Il s'agit de toute une série

de tropes basés sur les transformations culinaires et qui ne

font que souligner, sur un plan immédiat et particulier,

cette notion universelle de transformation.

31

Dans ce contexte il faut distinguer deux sortes de

transformation, celles qui se produisent par procédé, et

celles qui se produisent par processus. Par procédé, il

faut entendre un ensemble de règles, plus ou moins rigides,

par lequel un état de choses en devient un autre; ces

règles ne sont pas celles de la nature (bien qu'en fin de

compte elles doivent se baser sur des lois naturelles), mais

ont été inscrites par quelque maître en l'art pour apprendre

aux autres comment il faut faire; le modèle dans le domaine

qui nous intéresse ici est bien sûr la recette.

Par processus, il faut entendre une suite d'événements qui

se produisent, hors de toute volonté humaine, et par

laquelle, là encore, un état de choses, ou plus précisément

un état de la matière première, se trouve transformé: dans

cette catégorie d'événements il faut compter dans le domaine

culinaire les fondements, les ébullitions, les congélations,

les gellifications et les coagulations.

Il est tentant de vouloir rapprocher cette distinction entre

procédé - changement contingent, choisi et imposé par la

volonté artistique - et processus - changement inexorable

imposé par les lois de la nature - à la distinction entre

métaphore et métonymie. Selon De Man, Proust explicite,

dans un passage appelé "métafigural" sa préférence pour la

méthode métaphorique.

32

The necessary link that unites the buzzing of theflies to the summer makes it a much more effectivesymbol than the tune heard perchance during thesummer. The preference is expressed by means ofa distinction that corresponds to the differencebetween metaphor and metonymy, necessity andchance being a legitimate way to distinguishbetween analogy and contiguity.1

Cependant ce rapprochement ne peut s'opérer qu'à un niveau

assez superficiel, car en fait le texte de Proust "ne

pratique pas ce qu'il prèche"; "les chiens de faïence"2 que

sont la métaphore et la métonymie risquent de figer et

d'appauvrir les subtilités proustiennes. Pour une

discussion plus soutenue du rôle multiple de ces chiens de

faïence, voir le chapitre 2.

Quoi qu'il en soit, les tropes de la transformation de la

matière sont nombreuses dans l'oeuvre. Il s'agit le plus

souvent de changer ce que le narrateur appelle la

consistance, de dur en mou, de liquide en vapeur, de liquide

en solide et ainsi de suite. Jean-Pierre Richard y voit

deux tendances opposées, aussi bien la consistance qui

devient inconsistance (par le jaillissement et la

vaporisation) que l'inconsistance qui devient consistance

(par la coagulation, les épaississements et les

1 P. De Man, Allegories of Reading, p.14.

2 G. Genette, Figures III, p.25.

33

cristallisations).1 La distinction faite plus haut, entre

procédé métaphorique et processus métonymique tranche donc

dans ces mouvements opposés de transformations matérielles,

où règne la motion perpetuelle.

3.2.1 Procédés

Dans Du côté de chez Swann, (I,50) on voit toute une chambre

construite avec les soins d'un bon cuisinier, avec des fonds

de grandes lignes métaphoriques ("devants de four",

"cheminée", "chausson", chaud, creux), relevées d'images

inattendues mais véridiques ("air grumeleux", "arômes

croustillants"); c'est nous qui soulignons:

le soleil... badigeonnait toute la chambre... etle feu cuisant comme une pâte les appétissantesodeurs dont l'air de la chambre était toutgrumeleux et qu'avait déjà fait travailler et"lever" la fraîcheur humide et ensoleillée dumatin, il les feuilletait, les dorait, les godait,les boursouflait, en faisant un invisible etpalpable gâteau provincial, un immense "chausson",où à peine goûtés les arômes plus croustillants,plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi duplacard, de la commode, du papier à ramages, jerevenais toujours avec une convoitise inavouéem'engluer dans l'odeur médiane, poisseuse, fade,indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.

Déjà, est à remarquer l'association de convoitise et de

honte; les appétits charnels ne peuvent s'avouer, qu'il

s'agisse de fruits, de jeunes filles ou, a fortiori, de

1 J. P. Richard, Proust et le monde sensible, p.115.

34

jeunes hommes.1

Françoise, dans la même suite d'idées, et par sa profession

même, attire les comparaisons de cuisine raffinée: son

sourire se place "sous les tuyaux d'un bonnet éblouissant,

raide et fragile comme s'il avait été de sucre filé"; ce

bonnet miraculeux se dote à la page suivante d'un tuyautage

"éclatant et fixe [qui] avait l'air d'

être en biscuit." (I,53,54). Le sucre filé colle très

étroitement au chez soi dédoublé des endroits de délices

inavoués:

En m'éveillant je vis, comme de la fenêtre de lacaserne de Doncières, la brume mate, unie etblanche qui pendait gaîment au soleil consistanteet douce comme du sucre filé. (II,390)

Il convient de noter encore ici la douceur qu'incarne la

consistance homogène.

Le paysage, évidemment, et le temps, se prêtent aisément aux

comparaisons suivies et le narrateur, qui attend son dîner,

ne peut se priver de l'anticiper en s'apprêtant:

une bande de ciel rouge au-dessus de la mer,compacte et coupante comme de la gelée de viande,puis bientôt, sur la mer déjà froide et bleuecomme le poisson appelé mulet, le ciel du mêmerose qu'un de ces saumons que nous nous serionsservis tout à l'heure à Rivebelle, ravivaient leplaisir que j'allais avoir à me mettre en habitpour partir dîner (I,803)

1 "This connection between metaphor and guilt is one of therecurrent themes of autobiographical fiction" dit Paul de Man,dans Allegories of Reading, p.64

35

Un autre thème, étroitement lié à celui de la nourriture, se

manifeste à la fin de ce passage: le plaisir ne consiste

pas à manger, mais à attendre. Le dîner se place à la fin

d'une suite d'autres activités dont le plaisir consiste à le

remettre à plus tard - "remontais", "me mettre en habit",

"partir". (A l'encontre du proverbe suspect, l'appétit ne

vient pas en mangeant, mais en attendant). Après la gelée

véritable du boeuf de Françoise et la gelée anticipée dans

le ciel du dîner à venir, il est assez étonnant de voir que

non seulement les viandes se conservent en gelée, mais les

sentiments aussi, les sentiments aigre-doux de l'amour,

de sorte que ces soirs de janvier où elle venait,et qui par là m'avaient été si doux, mesouffleraient dans leur bise aigre une inquiétudeque je ne connaissais pas encore, et merapporteraient, mais devenu pernicieux, le premiergerme de mon amour, conservé dans leur gelée (III, 484)

S'il est clair que dans un sens le fruit défendu s'incarne

en la chair de filles et de garçons et qu'à la limite cette

chair est immangeable (voir 3.3), il reste à noter que le

narrateur se plaît à comparer les changements qui

s'effectuent brusquement ou lentement dans les visages des

gens à des procédés culinaires; il parle, sans penser à son

caractère, à la désagréable Andrée: "Aussitôt je voyais son

visage se gâter comme un sirop qui tourne; il semblait à

jamais brouillé. Sa bouche devenait amère." (III, 62).

Certains procédés ne marchent donc pas toujours. Chez la

36

duchesse de Guermantes, la transformation s'effectue par le

temps et non la jalousie; c'est la décomposition de l'âge:

Dans les joues restées si semblables pourtant dela duchesse de Guermantes et pourtant compositesmaintenant comme un nougat, je distinguai unetrace de vert-de-gris. (III, 937)

Il faut croire avec Paul de Man, que les niveaux tropiques

sont si enchevêtrés dans A la recherche du temps perdu que

tout signifie toujours quelque chose d'autre.1 Cependant

il y a des endroits où l'on ne peut être mené qu'à croire,

presque, l'évidence de ses yeux, encore qu'on est dans un

état de surdité profonde. Le détour (déviation)

extraordinaire que fait le narrateur dans l'attente de Saint

Loup dans sa chambre d'appartement de Doncières (chambre

préservée de l'odeur de pain bis exhalé par le reste du

bâtiment), raconte richement l'acte sexuel, sans doute

solitaire, sous la forme de l'acte banal de faire bouillir

du lait; la "tempête de neige" ("signe prémonitoire"), "les

flots", "l'oeuf ascendant et spasmodique"... finissent par

tout noyer dans "une mer blanche après ce mascaret lacté."

(II, 77)

1 "Everything in this novel signifies something other thanwhat it represents, be it love, consciousness, politics, art,sodomy or gastronomy: it is always something else that isintended." Allegories of Reading, p.77.

37

3.2.2 Processus

La mer et le lait font échange de leurs qualités non pas

seulement sous l'action des prises électriques, mais aussi

par les lois de la nature. S'interrogeant sur ses

affinités avec Baudelaire, le narrateur, attablé dans la

salle à manger de Balbec, compare le soleil du poète à celui

qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze,la faisait fermenter, devenir blonde et laiteusecomme de la bière, écumante comme du lait (I,674).

Nous voilà devant des qualités et une image

interchangeables: la mer est laiteuse comme de la bière;

en même temps elle est écumante (qualité primaire de la

bière) comme du lait. De même quand, par un tour de main

inexplicable, le lecteur a l'occasion de lire par-dessus

l'épaule du narrateur quelques pages du journal inédit des

Goncourt, tour de force en lui-même; la mer (est-ce une

bavure?) se trouve de nouveau assimilée à cette liquide

nourricière (voir 4.2 et 4.3 sur le rôle des nourrices et

autres fournisseuses):

la lumière ne serait plus donnée que par une merpresque caillée ayant le bleuâtre du petit lait (III, 713).

(Si le premier rapprochement lumière/mer/lait, cité plus

haut, évoque le souvenir de Baudelaire, le second fait

parler de Flaubert).

38

Vers la fin du livre, quand les différents fils du récit

sont venus tisser une étoffe très dense, il faut une

comparaison bien plus éclectique pour caractériser une eau

qui représente et rappelle dans un mouvement rayonnant de

cercles concentriques tels ceux mis en marche par un caillou

qui tombe, les multiples éléments d'une métonymie complexe

amorcée dans le courant de l'histoire par l'odeur du pétrole

- le désir, la robe bleu (sic) et or de Fortuny, un

printemps, Venise, cette dernière étant un endroit terraqué,

réduit à son essence, en printemps décanté, par "la

fermentation progressive... d'une eau vierge et bleue."

(jeune fille habillée de Fortuny?) (III, 412).

Par le passage du temps s'effectuent des changements de

consistance moins excitants:- le fondement, le mûrissement.

Dans l'église de Combray, les pierres tombales se sont

mises, sous l'oeil tendre du narrateur, à fondre et à

couler. Leur couleur, leur manque de rugueux, viennent

achever ce que la douceur locale ressentie a suggéré:

Ses pierres tombales... n'étaient plus elles-mêmesde la matière inerte et dure, car le temps lesavait rendues douces et fait couler comme du mielhors des limites de leur propre équérissure qu'icielles avaient dépassées d'un flot blond entraînantà la dérive une majuscule gothique en fleurs,noyant les violettes blanches du marbre. (I, 59)

La transformation qu'est le mûrissement, mais naturel, est à

la base du plaisir qu'éprouve le narrateur en la compagnie

d'Albertine et de ses amies. Par sous entendus, tous les

39

plaisirs ont leurs attraits, ici transformés en parfums,

mais, par une inversion du comparant et du comparé, ce ne

sont que les parfums vrais, résultat de mûrissement non

forcé, qui émanent des plaisirs véritables.

Le plaisir vrai qui est à leur origine [celle dedes relations] laisse ce parfum qu'aucun artificene parvient à donner aux fruits forcés, auxraisins qui n'ont pas mûri au soleil. (I, 950)

On se rappellera une des belles phrases rarissimes de Zola:

"les grosses fraises de jardin, qui sentent la fadeur des

arrosoirs".1

3.3 LA CONSISTANCE

Ayant parlé brièvement de la création et des méthodes par

lesquelles elle peut se réaliser à travers la transformation

de la consistance de la matière, examinons un petit passage

dont la position sur le plan de l'imagerie gustative est

extrêmement difficile à préciser. Cependant il réunit en

quelques lignes un si grand nombre des thèmes de A la

recherche qu'il serait inadmissible de ne pas en prendre

note. Il s'agit d'une soirée "entre camarades" chez les

Verdurin, où madame Verdurin est en train de parler tout

banalement de son nouveau canapé, mais où, sous ses propos

anodins, il est permis d'apercevoir des références à toutes

1 E. Zola, Le Ventre de Paris, Bibliothèque de la Pléiade,1960, p.823.

40

sortes d'obsessions thématiques. Même dans la voix

authentique Verdurin résonnent les voix multiples du

narrateur et de l'écrivain.

- Rien que les petites frises des bordures, tenezlà, la petite vigne sur fond rouge de l'Ours etles Raisins. Est-ce dessiné? Qu'est-ce que vousen dites, je crois qu'ils le savaient plutôt,dessiner. Est-elle assez appétissante, cettevigne? Mon mari prétend que je n'aime pas lesfruits parce que j'en mange moins que lui. Maisnon, je suis plus gourmande que vous tous, mais jen'ai pas besoin de me les mettre dans la bouchepuisque je jouis par les yeux. Qu'est-ce quevous avez tous à rire? Demandez au docteur, ilvous dira que ces raisins-là me purgent. D'autres font des cures de Fontainebleau, moi jefais ma petite cure de Beauvais. Mais, MonsieurSwann, vous ne partirez pas sans avoir touché lespetits bronzes des dossiers. Est-ce assez douxcomme patine? Mais non, à pleines mains,touchez-les bien.

- Ah! si madame Verdurin commence à peloter lesbronzes, nous n'entendrons pas de musique ce soir, ditle peintre.

- Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elleen se tournant vers Swann, on nous défend à nous autresfemmes des choses moins voluptueuses que cela. Maisil n'y a pas une chair comparable à cela! (I, 207,8)

Laissant de côté le jeu de mots involontaire sans doute de

chair et chaire, il est possible de distinguer dans ce court

échange plusieurs niveaux thématiques du roman. Sur le plan

mondain se manifeste la niaiserie bon enfant de madame

Verdurin qui s'entoure de tout ce qui est à la mode, et qui

demande qu'on l'apprécie. La voilà encadrée non seulement

d'un mobilier artistique, mais aussi d'artistes (peintre,

musicien) et de scientifiques (docteur, peut-être Swann lui-

même). En plus, elle réussit à faire une simple référence

41

littéraire, pas trop recherchée.

Ces petits raisins en bronze représentent sans doute un art

mauvais et un goût regrettable. On voit donc que cet art,

en sa création, ne fournit qu'objets factices, qui ne

correspondent pas au véritable, qui ne servent à rien, qui

ne nourrissent point. Un art bon, nourricier, serait celui

d'un jardinier doué.

Cependant, même le ton facétieux de madame Verdurin laisse

apparaître la notion que même l'art mauvais peut mener à la

jouissance, sinon par un sens, au moins par un autre. Les

transpositions des objets entre eux et des sens, qu'en

principe ils éveillent en nous, sont innombrables dans

l'oeuvre de Proust; elles en sont l'image de marque. Même

un objet fait pour être goûté peut être transformé par l'art

en un objet propre à la vue et au toucher.1

Mais ni la vue, ni le toucher, ni même l'acte de manger ne

mène à la connaissance et à la possession entière.

("Whatever the object, our thirst for possession is, by

definition, insatiable"2.) Ces petits raisins montrent par

1 V. E. Graham prétend que les images de nourriture sontpresque toujours visuelles. Cela n'est pas évident. VoirGraham, The Imagery of Proust, chapitre 1.

2 Beckett, Proust, p.17

42

leur consistance on ne peut plus dure en fait,

l'impossibilité d'accéder à la personne intérieure qu'est

âme de l'être aimé, être aimé représenté sans cesse en

fruits à surface lisse et impénétrable. Ces fruits (image

au plus haut degré du doux et du succulent) dessinés en

bronze (matière resistante et froide) renferment en mise en

abyme coquette cette contradiction immense de l'amour

charnel, le fait qu'à la limite il est défendu aux amants de

s'entredévorer - la défense elle-même étant l'imperméabilité

résistante de la surface corporelle.

Beckett a bien décrit cette imperméabilité:

The impenetrability of the most vulgar andinsignificant human creature is not merely anillusion of the subject's jealousy (although thisjealousy stands out more clearly under the Röntgenrays of a jealousy so fiercely hypertrophied aswas that of the narrator... ). All that isactive, all that is enveloped in time and space,is endowed with what might be described as anabstract, ideal and absolute impermeability.1

Ces leçons sur la qualité des faux raisins sont reprises

explicitement lors de la connaissance croissante qu'a le

narrateur d'Albertine:

J'appris qu'il n'était pas possible de la toucher,de l'embrasser, qu'on pouvait seulement causeravec elle, que pour moi elle n'était pas une femmeplus que des raisins de jade, décorationincomestible des tables d'autrefois, ne sont desraisins. (II, 361)

1 Beckett, Proust, pp.57-58.

43

Tous les traits ambigus de cette amante, et de tous les

amants (voir aussi 4.4.4), s'étalent en leur manque et leur

suffisance; voir aussi "les mères profanées" de Compagnon1:

Je sentais sur mes lèvres qu'elle essayaitd'écarter, sa langue, sa langue maternelle,incomestible, nourricière et sainte. (III, 497)

Un tout dernier mot sur la consistance et sur les charmes

ambiguës d'Albertine qui se défend dans son imperméable en

caoutchouc.2

Valéry hésitait à employer le mot "caoutchouc"dans un poème. Ici, il désigne pourtant l'objetpoétique par excellence. D'une matièreintermédiaire entre la chair et le fer, empruntantà l'une et à l'autre, ni dur ni mou, à la foissouple et rigide, froid et chaud, défensif etattrayant, le caoutchouc, qui transporte lesqualités, est la matière même de la métaphore, entout cas de la métaphore proustienne, dont GérardGenette a montré l'attache métonymique dans uneliaison de contenu à contenant.3

1 Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil,1989, p.160.

2 Ce caoutchouc n'apparaît que dans un cahier de brouillonpour Sodome et Gomorrhe datant du début de la guerre de 1914,le Cahier 46.

3 Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil,1989, p.118.

44

3.4 CONCLUSION

Nous avons vu qu'en un sens très profond l'acte véritable de

créer, quoi que ce soit, consiste à transformer des matières

premières, hétéroclites, passagères (des impressions, des

événements, des ingrédients), en une substance assimilable

et "essentielle". Ce travail de création, puisqu'aucune

création ne peut partir du néant, consiste à transformer des

éléments en ensemble. Par une analogie un peu poussée,

nous avons voulu montrer que les techniques littéraires qui

utilisent la ressemblance et le rassemblement, c'est-à-dire

les tropes de métaphore et de métonymie, ont des équivalents

en techniques culinaires qui utilisent les procédés et les

processus. Les deux sortes de techniques dépendent de

qualités ou bien imposées par le créateur (en petit) aux

éléments à traiter - c'est-à-dire choisies et voulues,

engendrées par l'artifice et les recettes - ou bien

intrinsèques aux éléments (imposées par le Créateur en grand

si on veut) - donc nécessaires et naturels. Nous soutenons

donc que la distinction faite par De Man1 entre "necessary"

et "perchance" qu'il prétend faire correspondre à "metaphor"

et "metonymy", en fait opère dans le sens inverse, et que,

même si la méthode métaphorique est celle préférée par

Proust, c'est parce que le choix de l'auteur (à l'encontre

de la nécessité imposée par la nature) est le moyen par

1 P. De Man, Allegories of Reading, p.14.

45

lequel elle s'effectue. Cela ne veut pas dire qu'un

élément de choix n'entre pas dans les ingrédients

métonymiques d'un trope, aussi bien que dans la gamme de

processus naturels auxquels un bon chef peut faire appel, ni

que les deux sortes de techniques, dans les deux cas, ne

viennent se soutenir et se compléter.

Si les techniques de la création se ressemblent, il est

clair que les actes de création dans différents domaines se

ressemblent de la même manière. Cuisiner et nourrir sont

des actes de la même nature qu'écrire et parler. Lire,

donc, relève du même type d'activité que manger (et, à la

limite, consommer pour connaître). Pour un

écrivain/critique comme le narrateur/Proust qui raffole des

deux, les jeunes filles délicieuses sont des livres, les

mots sont des mets, les oeuvres annoncées ("images

inséparables des mots qui en composaient le titre" (I,73))

sont des plats - "du riz à l'Impératrice et de la crème au

chocolat" (I, 74), et par une de ces transpositions

rebouclées à gogo, les tartes deviennent "bavardes" (I,

904).

L'importance de ces rapprochements, entre tous les actes

créateurs véritables, entre toutes les réactions critiques

véridiques, est à prendre au sérieux. Le ton proustien

vacille souvent; l'ironie va et vient selon les lectures,

mais dans l'ensemble il ne faut pas se moquer des tâches

46

quotidiennes qui ont leur place dans le monde littéraire

aussi bien que dans les mondes plus "simples". Nous savons

que Proust aime la simplicité, mais en fait ce qu'il aime le

plus, ce sont ces preuves concrètes de la simplicité que

sont les attitudes sans manières et les besognes banales

mais nécessaires qui la sous-tendent. Ce qu'il admire dans

Adam Bede par George Eliot1, c'est la

peinture attentive, minutieuse, respectueuse,poétique et sympathique de la vie la pluslaborieuse et la plus humble. Tenir sa cuisinebien propre est un devoir essentiel, presqu'undevoir religieux et un devoir plein de charme.2

Enfin nous avons voulu mettre en évidence l'importance de la

consistance proustienne, non pas de cette consistance

moelleuse des crèmes et des glaces qui attire le narrateur

jeune et moins jeune, et dont J.-P. Richard a si bien

parlé3, mais de cette consistance traîtresse qu'est la chair

des jeunes filles et la pulpe des fruits sculptés en bronze.

Nous entrons dans une partie du domaine de l'entre-deux, où

les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être et où les

surfaces attrayantes se révèlent des défences absolues.

1 Hughes, Marcel Proust, p.2.

2 Proust, Contre Sainte Beuve, p.656.

3 Proust et le monde sensible.

47

4 LES PERSONNAGES

La vie des personnages proustiens, surtout de ceux qui ne

sont pas de la famille proche du narrateur, se joue dans un

monde où les apparences sont, pour tous, importantes et pour

quelques-uns tout. Quoi de plus voyant donc, et

indicateur, après les goûts en habillement, en décor

intérieur (laissant de côté les "beaux" arts), que les goûts

en goût? Il s'agit donc de voir comment les relations

qu'ont les personnages avec l'objet comestible, ou sur le

plan symbolique, ou sur le plan diégétique, viennent

soutenir leur rôle dans l'esthétique et le narratif de

Proust.

4.1 MARCEL

On a vu que l'ouvrage entier de A la recherche du temps

perdu est en quelque sorte un parallèle du boeuf mode de

Françoise. Or, il y a un sens aussi par lequel le

narrateur, par ses faims enfantines, fait surgir toute

l'oeuvre de sa mémoire. Il s'agit bien sûr de la fameuse

madeleine qui, offerte par sa mère, et accompagnée d'une

tasse de thé, éveille le souvenir de la vie de Combray, avec

sa maison d'enfance, ses habitants et ses habitudes. Et par

là se déclenche tout le cours du livre. Il n'est pas

48

nécessaire de partager toutes les théories de Doubrovsky1

sur le manque, sur le meurtre de la mère et sur la

défécation pour accepter que le rapport qu'a le narrateur

avec celle qui nourrit est capital, ("La mère fait au fils

le coup de la nourriture ontologique."2) et que l'ouvrage

consiste largement à chercher ce, celui ou celle qui

pourrait nourrir à satiété. Evidemment cette quête ne peut

être que vaine (voir chapitre trois où il est question de la

qualité immangeable d'Albertine), et toutes les

réincarnations de la mère (grand'mère, tante Léonie,

amantes, autres nourrices) le laissent sur sa faim et sur sa

soif.

Nutrition insatiable. La conclusion, c'est cequ'on trouve au début. Matrice du livre, ce quifait d'abord, d'emblée, surgir la MADELEINE, c'estle mot FAIM.3

Cependant cet infantilisme générateur qui en quelque sorte

sous-tend l'oeuvre en entier, se traduit de même par des

goûts à jamais enfantins, surtout pour les aliments roses et

pour le lait. Compagnon a, parmi bien d'autres, récupéré

ce premier penchant, en comparant deux passions, le livre et

1 Serge Doubrovsky, La place de la madeleine, Paris, Mercurede France, 1974.

2 Doubrovsky, p.39.

3 Doubrovsky, p.183.

49

le rose.

Trois fois dans la page revient le terme d'odeur àpropos des feuillets du livre, une "fine odeur"qui n'est plus la poussière de la bibliothèquemais "aussi douce que l'odeur de l'armoire où l'onserrait les biscuits roses et le linge." Uneodeur qui est à manger, comme "le fromage à lacrème rose, celui où l'on m'avait permis d'écraserdes fraises", les "biscuits roses" achetés pluschers chez Camus, l'aubépine rose, toutes chosesdont le rose fait le prix et excite le désir.1

Le lait est, bien entendu, la nourriture par excellence et

l'on voit son importance explicitée pour la première fois

lors de la première visite à Balbec quand tous les

réconforts sont nécessaires contre l'angoisse du

dépaysement.

Et, en effet, ce soir-là, je frappai trois coups -que, une semaine plus tard, quand je fussouffrant, je renouvelai pendant quelques jourstous les matins parce que ma grand'mère voulait medonner du lait de bonne heure. (I, 668-9)

Il y a pourtant un trait bien enfantin dont Marcel essaiera

de se débarrasser plus tard - le dégoût pour les coquillages

et semblables.

De l'autre côté de mon assiette il y en avait uneplus petite remplie d'une matière noirâtre que jene savais pas être du caviar. J'étais ignorantde ce qu'il fallait en faire, mais résolu à n'enpas manger. (I, 549)

...(augmentait l'impression de dégoût que j'avaisà cette heure-là, car la chair vivante des huitresme répugnait encore plus que la viscosité desméduses ne me ternissait la plage de Balbec) (I,696)

1 Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres,Paris, Seuil, 1983, p.226.

50

... ces affreux petits coquillages, qui, s'il n'yavait pas eu Albertine, m'eussent répugné, nonmoin d'ailleurs que les escargots. (III, 117)

Mais voir la section 4.3.2 qui suit, sur les marchandes de

ces petites bêtes.

4.2 LES NOURRICES FAMILIALES

4.2.1 Grand'mère/mère/tante

Même si l'on ne veut pas suivre jusqu'au bout Doubrovsky

quand il prétend que la mère, la grand'mère et la tante

Léonie sont interchangeables, elles ont certainement des

traits en commun. Elles nourrissent par intermittence, la

mère quand elle n'est pas en train de recevoir Swann à dîner

(au lieu de monter embrasser son fils) et la tante Léonie

quand elle ne pense pas aux autres ("ils doivent avoir une

faim" (I, 134), "il faut leur faire du veau"). Cette

dernière, par surcroît, ne mange pas elle-même mais subsiste

d'eau de Vichy; en fait c'est une malade imaginaire: elle a

écarté les médecins qui auraient prêché

la doctrine subversive qu'une petite promenade ausoleil et un bon biftek saignant (quand ellegardait quatorze heures sur l'estomac deuxméchantes gorgées d'eau de Vichy!) lui feraientplus de bien que son lit et ses médecines. (I, 69)

51

Les rapports qu'a la grand'mère à elle seule avec l'objet

comestible viennent renforcer son caractère de bonté et de

bon sens. Si on peut être d'accord avec Compagnon1 pour

croire que les questions morales n'entrent pas dans le jeu

proustien, (et que cette absence se traduit même par des

tropes plutôt liés à la flore qu'à la faune: "It is

significant that the majority of his images are botanical.

He assimilates the human to the vegetal. He is conscious

of humanity as flora, never fauna... This preoccupation

accompanies very naturally his complete indifference to

moral values and human justices. Flower and plant have no

conscious will... There is no question of right or

wrong."2), on ne peut nier que la grand'mère incarne toutes

les bonnes qualités, qui la distinguent des gens du monde,

préoccupés qu'ils sont par la mode et les apparences et ne

songeant qu'à eux-mêmes. Quoiqu'ennemie farouche de

l'alcool, elle en cherche deux fois, pour la santé de son

cher petit-fils.

Depuis longtemps déjà j'étais sujet à desétouffements et notre médecin, malgré ladésapprobation de ma grand'mère, qui me voyaitdéjà mourant alcoolique, ma'avait conseillé... deprendre... du cognac... Elle me quitta aussitôt,j'entendis la porte-cochère et elle rentra avec ducognac qu'elle était allée acheter parce qu'il n'yen avait pas à la maison. (I, 496-7)

1 A. Compagnon, Proust entre deux siècles, chapitre 6.

2 Beckett, Proust, p.89.

52

Quand j'eus expliqué mon malaise à ma grand'mèreelle eut un air si désolé, si bon, en répondant"Mais alors, va vite chercher de la bière ou uneliqueur, si cela doit te faire du bien" que je mejetai sur elle et la couvris de baisers. (I, 651)

Peut-il y avoir un plus grand sacrifice de la part de la

nourrice que de nourrir avec ce qu'elle considère être un

poison?

Elle n'aime pas les frivolités, ni les mondanités. Elle

tient à ses manières simples, naturelles et nobles.

... nous mangions des oeufs durs dans la salade,ce que était réputé commun et ne se faisait pasdans la bonne société d'Alençon. (I, 676)

... en cuisine où elle détestait ces "piècesmontées" dans lesquelles on reconnaît a peine lesaliments qui ont servi à les faire. (I, 734)

Elle fait appel à sa chère Mme de Sévigné pour exprimer ce

qu'elle ressent, même a l'égard de la restauration à Balbec,

avec ses repas, "repas que ma grand'mère, citant toujours

Mme de Sévigné, prétendait être "d'une magnificence à mourir

de faim"" (I, 694) et ses fruits médiocres: "Je ne peux

pas, ajouta-t-elle, dire comme Mme de Sévigné que si nous

voulions par fantaisie trouver un mauvais fruit, nous

serions obligés de le faire venir de Paris." (I,697).

Surtout, dans une image qui reflète jolîment le parallèle

déjà cité entre lire et manger, elle "jugeait les lectures

futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries."

(I, 39)

53

4.2.2 Françoise

Si les parents - mère, grand'mère, tante - sont en quelque

sorte les nourrices ontologiques (pour reprendre le terme de

Doubrovsky), en fait celle qui prépare la nourriture

véritable est Françoise. Mis à part son rôle de créateur,

analysé dans le chapitre trois, elle a un statut très

ambigu, bonne et cruelle, s'emparant et se parant d'imagerie

à la fois réaliste et rocambolesque, mais à la fin

acceptable parce que traduisant par son étrangeté la grande

importance de Françoise en tant que personnage et symbole.

Elle est surtout un être explicitement (et non pas

implicitement comme les précédents) céleste. C'est un

mélange, comme sans doute tous les êtres mythiques, de

bontés et de caprices cruels.

[L'arrière-cuisine] avait moins l'air de l'antrede Françoise qu'un petit temple de Vénus. Elleregorgeait des offrandes du crémier, du fruitier,de la marchande de légumes, venus parfois deshameaux assez lointains pour lui dédier lesprémices de leurs champs. Et son faîte étaitcouronné d'une roucoulement de colombe. (I, 72)

Les derniers rites achevés, Françoise, qui était àla fois, comme dans l'église primitive, lecélébrant et l'un des fidèles, se servait undernier verre de vin. (II, 17)

Mais elle n'est pas qu'une déesse bienfaisante: elle

commande avec cruauté à ses esclaves et à la nature même.

54

on s'étonnait même que Françoise lui [à la fillede cuisine] laissât faire tant de courses et debesogne (I, 80)

Françoise, commandant aux forces de la naturedevenues ses aides, comme dans les féeries où lesgéants se font engager comme cuisiniers, frappaitla houille... (I, 120)

Elle était en train de tuer un poulet qui par sarésistance désespérée et bien naturelle, maisaccompagnée par Françoise hors d'elle, tandisqu'elle cherchait à lui fendre le cou sousl'oreille, des cris de "sale bête! sale bête!",mettait la sainte douceur et l'onction de notreservante un peu moins en lumière qu'il n'eût fait,au dîner du lendemain, par sa peau brodée d'orcomme une chasuble et son jus précieux égouttéd'un ciboire. (I, 122)

Elle est "pacifiste mais cruelle" (I, 484). Elle a "la

rudesse insensible de la paysanne qui arrache les ailes des

libellules avant qu'elle ait l'occasion de tordre le cou aux

poulets." (II, 320)

Cette créature divine est cependant si liée à sa profession

qu'elle regarde passer le monde et ses affaires en les

jugeant avec des termes culinaires, et ce sont les

faiblesses gastronomiques qui la dégoûtent. Quand il est

question, lors de la jalousie maniaque du narrateur,

d'identifier deux bagues, Françoise de promulguer "Rien qu'à

les apercevoir j'aurais juré qu'elles venaient du même

endroit. Ca se reconnaît comme la cuisine d'une bonne

cuisinière." (III, 463)

Sous son regard, les gens se caractérisent par leur égard ou

leur manque d'égard envers la nourriture. Elle s'acharne,

55

par sympathie avec Marcel, contre la petite bande:

Il en était de même quand je faisais préparer dessandwiches au chester [trad. ang.: cheddar] et àla salade et acheter des tartes que je mangeais àl'heure du goûter, sur la falaise, avec ces jeunesfilles et qu'elles auraient bien pu payer à tourde rôle si elles n'avaient pas été aussiintéressées, déclarait Françoise. (I, 897)

C'était Mme de Guermantes, et grâce à Françoise,je possédais assez vite des renseignements surl'hotel... "Oh! les beaux faisans à la fenêtre dela cuisine, il n'y a pas besoin de demander d'oùils deviennent, le duc aura-t-été à la chasse". (II, 16)

- Oui, chez Mme Octave, ah! une bien saintefemme... où il y avait toujours de quoi, et dubeau et du bon, une bonne femme, vous pouvez dire,qui ne plaignait pas les perdreaux, ni lesfaisans... (II, 26)

Elle était surtout exaspéréé par les biscottes depain grillé que mangeait mon père. Elle étaitpersuadée qu'il en usait pour faire des manièreset la faire "valser". (II, 27)

4.3 LES NOURRICES (SUITE)

Si la mère est évidemment la nourrice par excellence, et le

lait la nourriture essentielle, il ne faut pas s'étonner si

des fournisseuses moins célestes jalonnent le récit

proustien. Il s'agit en effet d'un nombre surprenant de

marchandes de toutes sortes, mais surtout de marchandes de

produits laitiers. Proust met son imprimatur propre sur ces

héroïnes du temps des seigneurs, jeunes filles mythiques,

douces, belles et surtout, puisque assujetties, disponsibles

56

- sans doute l'image fondamentale de l'objet sexuel pour

certains.

4.3.1. Les laitières

On trouve, signale Doubrovsky, "une série impressionnante de

"laitières" qui traversent la Recherche d'un bout à l'autre

et que désire le narrateur, mais qui sont des "fillettes",

donc interdites à la possession génitale."1 Il est permis

de trouver cette interprétation un peu poussée; on sent

qu'elle est là pour renforcer la thèse générale (comme

dirait le duc de Guermantes) qui veut que Marcel ne soit pas

à la hauteur d'une possession adulte. Or, il serait plus

facile, et donc moins intéressant de croire que ces jeunes

femmes représentent au contraire la disponibilité, en

principe, de celle qui fournit toutes les bonnes choses, le

lait avant tout. Il faut souligner en principe, car des

obstacles s'élèvent sans cesse entre le narrateur et ces

objets désirés, mais ces obstacles sont dans la nature des

choses, et sans doute dans l'imagination de Marcel; le

statut de fillette n'y entre pas.

Dans la description du célèbre voyage en train, où tout est

nouveau, donc hyper-présent à la sensibilité de Marcel, tous

les ingrédients du bonheur sont là, même si la distance et

1 Doubrovsky, p. 42.

57

la vie réelle viennent barrer la route à la joie rêvée.

Cependant le narrateur est très clair en insistant que "la

belle fille" n'est pas en elle-même l'objet désiré mais

qu'elle partage l'occasion du voyage pour combler et ajouter

au réveil des facultés endormies.

Je faisais bénéficier la marchande de lait de ceque c'était mon être au complet, apte à goûter devives jouissances, qui était en face d'elle. (I, 656)

La laitière qui apparaît à la petite gare est sans doute en

quelque sorte l'incarnation de la mère dont, nous l'avons

vu, Marcel cherche l'amour sans intermittences ("J'avais

besoin d'être remarqué d'elle... Il eût suffi que

j'habitasse assez près de la petite station pour pouvoir

venir tous les matins [voir la section 4.2.1] demander du

café au lait à cette paysanne." I, 657), mais aussi elle est

l'icône d'un bonheur à jamais introuvable, et dont les

autres éléments sont à définir.

Que mon exaltation eût été produite par cettefille, ou au contraire eût causé la plus grandepartie du plaisir que j'avais eu à me trouver prèsd'elle, en tous cas elle était si mêlée à lui quemon désir de la revoir était avant tout le désirmoral de ne pas laisser cet état d'excitationpérir entièrement, de ne pas être séparé à jamaisde l'être qui y avait, même à son insu, participé. (I, 657)

Une deuxième laitière traverse le chemin de Marcel lors de

son premier séjour à Balbec où l'on sent qu'il est prêt à

toutes les aventures. Sa grand'mère et Mme de Villeparisis

refusent de le laisser descendre, même si elles ne savent

pas qu'il est à la recherche d'une "belle fille", vue mais

58

anonyme (fruit donc explicitement défendu par les aïeules).

Cependant une laitière semble promettre plus: "je crus que

je pourrais la connaître [au sens biblique?] comme je

voudrais." (I, 714). Or, la lettre qui arrive à l'hôtel le

lendemain n'est pas d'elle mais de Bergotte, et ce n'est pas

la seule fois que la déception/délivrance s'effectue par la

lecture.

Les laitières sont toujours là, en leit-motiv des moments

difficiles du coeur:

tout heureux aussi flânant dans la rue que déjà demon lit j'entendais crier lumineusement comme uneplage [voir plus loin les marchandes decoquillages] de voir, sous le rideau de fer levédes crémeries [voir chapitre cinq], les petiteslaitières à manches blanches. (II, 371)

Elles sont libres, et fugaces.

les laitières attachaient vivement les bouteillesde lait. La vue nostalgique que j'avais de cespetites filles, pouvais-je la croire bien exacte? N'eût-elle pas été autre si j'avais pu garderimmobile quelques instants auprès de moi une decelles que, de la hauteur de ma fenêtre, je nevoyais que dans la boutique ou en fuite? (III,138)

La fonction ultime de ces jeunes personnes devient claire

quand Françoise amène une crémière. "Françoise... s'était

drapée de cette majesté qui ennoblit les entremetteuses..."

(III, 141). Mais en fait l'approche d'une vraie laitière

est plus troublante qu'agréable. "L'entrée de la petite

laitière m'ôta aussitôt mon calme de contemplateur". On se

59

trouve devant ce rêve, ce paradoxe, bien connu des

homosexuels, de pouvoir trouver un homme véritable qui soit

prêt à accepter la présence d'un autre homme en tant

qu'amant, ou de pouvoir trouver, pour aucun mâle "normal",

une vraie écolière, une vraie religieuse.

Elle était parée pour moi de ce charme del'inconnu qui ne se serait pas ajouté pour moi àune jolie fille trouvée dans ces maisons où ellesvous attendent. Elle n'était ni nue, nidéguisée, mais une vraie crémière... (III, 141)

Se poursuit alors une scène étonnante par sa richesse

d'imagination concernant les possibilités érotiques des

marchandes et des laitières, mais sans étonner le lecteur

qui s'attend à ce qu'il ne se passe rien. Cette confusion

et ce manque se traduisent, évidemment, par des analogies

bien littéraires.

La curiosité amoureuse est comme celle qu'excitenten nous les noms de pays: toujours déçue, ellerenaît et reste toujours insatiable. (III, 143)

En plus, le pauvre héros, pour se "donner une contenance",

demande à la laitière: "Seriez-vous assez bonne pour me

passer le Figaro qui est là...?", et voilà que le spectre

d'Albertine revient.

4.3.2 Les marchandes de coquillages et autres

fournisseuses

Ce que toutes les marchandes ont en commun avec les

60

laitières c'est qu'elles représentent la liberté. Pour

quelqu'un qui est emprisonné dans les bonnes manières d'une

haute société dont les règles marquent surtout les femmes,

ces jeunes personnes présentent une double face:

disponibilité envers le narrateur, et liberté pour elles,

et, par métonymie rêvée, pour lui. Cela devient clair

quand le narrateur cherche à se décider s'il va épouser

Albertine ou non. Pendant qu'il réfléchit, il songe aux

nouveautés insoupçonnées dont il se priverait.

si... j'allais écarter un instant le rideau de mafenêtre... c'était aussi pour apercevoir quelqueblanchisseuse portant son panier à linge, uneboulangère à tablier bleu, une laitière en bavetteet manches à toile blanche [que de couleurspropres à une mariée!], tenant le crochet où sontsuspendues les carafes de lait... Mais si lesurcroît de joie apporté par la vue des femmesimpossibles à imaginer a priori, me rendait plusdésirables... la rue, la ville... il me donnaitpar là même la soif [évidemment] de guérir, desortir et, sans Albertine, d'être libre. (III, 27-28)

Cette liberté se voit incarnée surtout par une marchande

très spécialisée, qui s'entoure de symboles "transparents".

C'est la marchande de coquillages; d'abord elle hante les

plages et les lieux de séjour, là où l'habitude et les lois

de la vie quotidienne n'ont plus d'emprise: c'est les

vacances; tout est permis. De plus, et faisant appel à un

symbolisme plus évident encore, elle vend des coquillages.

Le symbolisme des petites coquilles bi-valves n'est pas à

souligner. Il suffit de se rappeler par surcroît "la valve

rainurée d'une coquille", le fons et origo de ce flux

61

mémorial. Il n'y a pas que les fruits (défendus) qui se

croquent.

Cette présence désirée terre/mère/amante apparaît pour la

première fois lors d'une considération suivie sur la

nécessité de l'emboîtement des éléments du bonheur. Le

bonheur ne peut s'atteindre que sous forme d'ensemble (ou,

comme nous l'avons vu, sous forme de bouquet, de faisceau).

Pour Marcel adolescent tout ce qui est hors de lui est

précieux, mais hors de lui tout fond et se confond.

Et la terre et les êtres, je ne les séparais pas. J'avais le désir d'une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d'une pêcheuse de Balbec, commej'avais le désir de Méséglise et de Balbec...Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec..., c'eûtété recevoir des coquillages que je n'aurais pasvus sur la plage. (I, 157)

Des jeux de mots, sur pêchés et même pêches, viennent

enrichir encore ces rêves.

Plus loin cette présence devient réelle; les coquillages

deviennent poissons, mais il est permis de croire qu'en fait

il s'agit encore de coquillages, étant donnée toute

l'imagerie sur "ouvrir" et "pénétrer" qui les pare. "Il y

en avait une grande qui, assise à demi sur le rebord du

pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit

pot plein de poissons qu'elle venait probablement de

pêcher". (Huit plosives de suite). Elle présente la même

double face que toutes ces jeunes personnes, avec "des yeux

doux, mais un regard dédaigneux". Et le narrateur

62

d'essayer de pénétrer dans cette fille/coquille, d'atteindre

la personne "qui vivait en lui", mais "cet être intérieur...

semblait m'être clos encore, je doutais si j'y étais entré."

(I, 716), Enfin il réussit une "possession immatérielle"

en lui confiant un message pour Mme de Villeparisis. C'est

par la parole, la langue à distance, que le lien se fait.

Ce n'est pas avec les jeunes filles de bonne famille, du

même niveau social que le narrateur, que de tels liens

immédiats peuvent se forger.

C'est un grand charme ajouté à la vie dans unestation balnéaire comme était Balbec, si le visaged'une jolie fille, une marchande de coquillages,de gâteaux ou de fleurs... est quotidiennementpour nous... le but de chacune de ces journées...Mais au moins, ces petites marchandes, on peutleur parler... Or, il n'en était nullement ainsipour moi en ce qui concernait les jeunes filles dela petite bande. (I, 830-1)

La marchande qui court les plages n'a rien perdu de sa

magie: cette femme à la fois disponible mais autonome et

libre réapparaît dans deux films assez récents, Pauline à la

plage, d'Eric Rohmer, (1982), et Ball-trap on the Côte

Sauvage, de Jack Rosenthal (1989).

4.4 LES PROCHES

Entourant la famille et la maison du narrateur, se trouve un

petit groupe de personnages dont la présence et l'influence

se font sentir le long du récit. Il y a comme un système de

63

cercles concentriques avec au centre le narrateur lui-même,

entouré successivement de sa famille (et des gens de la

maison), de ses proches (amis, connaissances, parents) et

enfin du monde (haute société, artistes etc). Cela ne veut

pas dire que les personnages restent à jamais condamnés à un

cercle ou un autre mais pour la plupart la traversée de l'un

à l'autre est explicitée, peut-être par des rites des plus

conventionnels - mariage, présentation, séduction et ainsi

de suite.

4.4.1. Swann

Le premier étranger dont le narrateur ressent la proximité,

une proximité menaçante car le privant de sa mère, est

évidemment Swann. Or, Swann est un personnage très ambigu;

il est à admirer pour ces goûts, ses manières d'homme du

monde, mais ceux-ci tournent au fétichisme. Il est tentant

de croire que le narrateur et l'écrivain voient en lui un

reflet d'eux-mêmes: un dilettante doué, tracassé par une

obsession de possession amoureuse/érotique. Cela dit, les

deux faces ne manquent pas de se compléter en matière de

cuisine. En tant qu'homme cultivé il trouve la cuisine

aussi importante que tous les autres arts (et là, il est

possible de penser, même si Hughes n'en parle pas

explicitement, qu'une pointe d'ironie entre dans l'affaire;

son fétichisme ne le trahit-il pas?). On préférerait sans

64

doute le voir renforcer cette notion proustienne que la

bonne foi compte plus que les apparences.

elle [grand'tante]... n'avait pas haute idée d'unhomme qui dans la conversation, évitait les sujetssérieux et montrait une précision fort prosaïque, non seulement quand il nous donnait, en entrantdans les moindres détails, des recettes decuisine, mais même quand les soeurs de magrand'mère parlaient de sujets artistiques. (I,16-17)

Pour ceux qui préfèrent la prose à la poésie, et la

précision avant tout, la sympathie pourrait se diriger très

facilement vers Swann.

Il est vraiment un familier de la maison, mais, cependant,

d'un niveau social inférieur à la famille du jeune narrateur

et cette menue différence se révèle très clairement.

Comme elle [grand'mère] croyait qu'il devait êtreflatté par nos invitations, elle trouvait toutnaturel qu'il ne vînt pas nous voir l'été sansavoir à la main un panier de pêches ou deframboises de son jardin, et que de chacun de sesvoyages en Italie il m'eût rapporté desphotographies de chefs-d'oeuvre. [Voir l'albumdes photos de la grand'mère].

On ne se gênait guère pour l'envoyer quérir dèsqu'on avait besoin d'une recette de sauce gribicheou de salade à l'ananas pour des grands dîners oùon ne l'invitait pas. (I, 18)

Les exemples de son attitude et son savoir-faire ne manquent

pas; quant à son budget, "il en réservait pour d'autres

goûts dont il savait qu'il pouvait attendre du plaisir, au

moins avant qu'il fût amoureux, comme celui des collections

et de la bonne cuisine." (I, 280) Il s'agit de savoir si

65

le fétichisme conscient est un si grand crime.

Lui aussi est amateur des "ensembles", des "faisceaux", qui

exigent presque de l'écrivain une analogie culinaire:

il goûtait un divertissement assez vulgaire àfaire comme des bouquets sociaux en groupant deséléments hétérogènes... "J'ai l'intentiond'inviter ensemble les Cottard et la duchesse deVendôme" disait-il en riant à Mme Bontemps, del'air friand d'un gourmet qui a l'intention etveut faire l'essai de remplacer dans une sauce lesclous de girofle par du poivre de Cayenne. (I, 521)

Mais, après qu'il soit tombé amoureux, voilà que le bonheur

fourni par les collections et la bonne cuisine perd sa

saveur. L'obsession avec Odette se traduit par des

fantaisies, de véritables, où il se voit jouer à papa/maman,

à partager le vrai bonheur avec Odette, un rêve qui est

déclenché par les rites domestiques de l'orangeade et du

thé. L'orangeade et "le menu d'Odette", avec tous les

autres petits détails d'une vie rêvée, partagée, auraient

pris "une sorte de douceur surabondante et de densité

mystérieuse!" (I, 298-9)

4.4.2 Odette

Or, il suffit d'examiner les attitudes d'Odette envers la

nourriture pour voir le genre de femme dont Swann s'est

épris. Mis à part les petits jeux domestiques où elle

66

prépare l'orangeade pour Swann et qui font partie, sans

doute, de ses arts professionnels, elle recherche le dernier

cri, l'exotique toujours. C'est chez elle que le narrateur

goûte, ou ne goûte pas, le caviar (I, 549); il trouve

"l'atmosphère du salon ambrée par le samovar - importation

récente alors" (I, 593); "elle croyait montrer de

l'originalité et dégager du charme en disant à un homme:

"Vous me trouverez tous les jours un peu tard, venez prendre

le thé"" avec en plus l'accent anglais. Cet accent

anglais - "un rien d'accent anglais" - elle ne l'a pas perdu

même après cette transformation par laquelle "elle eût été,

dans une exposition végétale d'aujourd'hui, la curiosité et

la clou." (III, 950)

4.4.3 Gilberte

La jeune fille Gilberte non seulement partage les goûts et

les manières de sa mère Odette, avec ses gâteaux au chocolat

exotiques, ses "cakes", et ses "toasts", mais encore elle

répète les mêmes petits jeux de bonheur domestique, qui se

jouent, ainsi qu'entre Odette et Swann, entre Gilberte et

Marcel. Seulement ces tête-à-tête sont imbus d'une

résonance si intense que l'hypersensibilité gastronomique du

jeune narrateur se voit attaquée de tous les côtés, le

laissant dans un état de paralysie, "déjà dépouillé de ma

pensée et de ma mémoire, n'étant plus que le jouet des plus

vils reflexes", "la mémoire vide et l'estomac paralysé",

67

"dans un état d'ivresse où une décision est impossible".

Le danger et le charme (la drogue même) sont partout, dans

ce "Temple asiatique", où le narrateur assiste à une

terrible destruction (de lui-même?) d'où sortent des "fruits

écarlates" et un "goût oriental". (I, 506-7) Doubrovsky

a aussi repéré le danger que représente cette Gilberte

"nourrice". "... ce ne sont pas seulement les mères qui en

veulent à votre sommeil."1

4.4.4 Albertine

Albertine en fait, et maintes critiques l'ont souligné, a

très peu de vie autonome: elle est l'objet par excellence,

et par-là même l'objet passif. Pour ce qui concerne ce

travail, son statut est évident; elle incarne en elle-même

la possibilité, à jamais irréalisable, d'assouvir la faim et

la soif ontologiques du narrateur. Elle est donc nourrice

et boisson, mais comme nous l'avons vu, les surfaces en

chair vivante sont résistantes (si ce n'est celle des

petites coquilles).

Enfin... je vais savoir le goût de la roseinconnue que sont les joues d'Albertine... Je medisais que j'allais connaître le goût de cetterose charnelle, parce que je n'avais pas songé quel'homme, créature évidemment moins rudimentaireque l'oursin ou même la baleine manquent cependantencore d'un certain nombre d'organes essentiels,et notamment n'en possède aucun qui serve aubaiser... les lèvres... doivent se contenter... de

1 Doubrovsky, p.38.

68

vaguer à la surface et de se heurter à la clôturede la joue impénétrable et désirée. (II,364)

Cependant, hormis ce symbolisme transparent, qui réapparaît

le long de la vie partagée, anticipée, vécue, et regrettée,

avec Albertine, on trouve, dans cette vie, les mêmes petits

jeux de ménage qui caractérisent la vie du couple, de

Swann/Odette et de Marcel/Gilberte enfants.

j'attachais beaucoup d'importance à avoir avec moiune jeune ménagère qui saurait bien mieuxcommander le dîner que moi. (II, 386)

4.4.5. Saint-Loup

Le cas de Saint-Loup est bien plus riche en ce qui concerne

ses rapports rhétoriques, et narratifs, avec le comestible.

On est en droit de voir dans la personne de Saint-Loup celui

qui incarne, bien sûr, l'autre, mais aussi, soi-même. Il

est l'homme que Marcel aurait voulu être (sans réserve à

l'encontre du cas de Swann), mais en même temps il est (voir

plus haut) fournisseur de bonnes choses et maître des

problèmes de la vie mondaine. Les plaisirs partagés par

Saint-Loup et le narrateur sont des plus intimes (comme

Doubrovsky l'a remarqué dans le cas de la tante Léonie1) -

le sommeil et la nourriture; mais ce qui vient mettre en

relief les prises qu'a Saint-Loup sur le narrateur, c'est

cet enchevêtrement de tropes qu'on a décrit au chapitre

1 Doubrovsky, p.78.

69

deux, cette richesse linguistique qui étoffe les

descriptions des heures passées avec Saint-Loup, militaire,

surtout dans sa chambre, à Doncières. Par une très jolie

inversion (voir aussi Barthes sur l'idée que "l'inversion -

comme forme - envahit toute la structure de la Recherche"1)

de manque souhaitable,

Des tentures de liberty et de vieilles étoffesallemandes du XVIIIe siècle la préservaient del'odeur qu'exhalait le reste du bâtiment,grossière, fade et corruptible comme celle du painbis. (II, 74)

On sent que les plaisirs des dîners partagés, au foyer, dans

de "petites salles à manger oubliées" (II, 396), ou dans de

grands restaurants, ont apporté plus de bonheur véritable au

narrateur que toutes les soirées mondaines. Même dans les

cafés bruyants, Saint-Loup a ce pouvoir magique qu'ont

certaines gens (la mère et la grand'mère surtout) d'apaiser

ses terreurs.

Le malheur pour moi voulut que, Saint-Loup étantresté quelques minutes à s'adresser au cocher afinqu'il revînt nous prendre aprés avoir dîné, il mefallut entrer seul.

Il [le patron] me donnait des marques de respectexcessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaientpas commencé dès mon arrivée, mais seulement cellede Saint-Loup. (II, 401 et 407)

1 Roland Barthes, 'Une idée de recherche', Recherche deProust, 1980, p.36.

70

4.5 LE MONDE

Ayant signalé que le statut social et amical de maints

personnages change sans cesse et parfois brusquement1 le

long du récit, on parlera brièvement de quelques autres

personnages dans leurs rapports dans l'esprit du narrateur

et dans leur propre vie, avec l'objet comestible. Il y a

un sens (voir chapitre trois sur la création) où tous les

personnages sont les ingrédients de la pièce montée qu'est A

la recherche du temps perdu2, mais de temps en temps la

comparaison se particularise: parmi les habitués du

restaurant pourrait se trouver "une vieille dame serbe dont

l'appendice buccal est d'un grand poisson de mer, parce que

depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg

Saint-Germain" (I, 681). La duchesse de Guermantes, aussi,

vers la fin de sa vie, lors de la matinée révélatrice, se

voit transformée en "poisson sacré", à "corps saumoné" (III,

927) mais ses joues, quoique restées semblables, sont

pourtant "devenues comme un nougat" (III, 937). Par la même

occasion, les jeunes semblent maintenant pouvoir classer les

différents membres de la famille Guermantes, croyant "que

c'était une Guermantes d'une moins bonne cuvée, d'une moins

bonne année, une Guermantes déclassée". (III, 1104)

1 R. Barthes, p.34.

2 V. E. Graham, The Imagery of Proust, p.214.

71

La marquise de Gallardon, pensant justement à ses relations,

ou leur manque, avec les Guermantes, "rejetait fièrement en

arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles

sa tête faisait penser à la tête "rapportée" d'un

orgueilleux faisan qu'on sert sur une table avec toutes ses

plumes". (I, 329). Ski, par contre, n'était "pas plus

modifié qu'une fleur ou un fruit qui a séché". (III, 936)

Ces épithètes, comme il est coutume chez Proust, se mêlent à

la vie véritable de ces gens, pour leur fournir encore un

élément essentiel à cette existence qui se veut ancrée dans

les choses et les actes quotidiens, et le quotidien doit se

nourrir, d'aliments bien sûr, mais aussi de bonnes manières,

de concurrences, d'amitiés et d'échanges. Les Cottard, par

exemple, comparses quand même sympathiques, ont leurs

petites manies, lui de vouloir toujours mettre ses malades

au régime lacté (I, 498) et elle de connaître toutes les

bonnes adresses, ou d'en faire semblant:

Je n'ai pas besoin de vous demander la marque defabrique, je sais que vous faites tout venir dechez Rebattet. Je dois dire que je suis pluséclectique. Pour les petits fours, pour toutesles friandises, je m'adresse souvent àBourbonneux. (I, 604)

Monsieur de Norpois, visiteur fréquent chez la famille du

narrateur, se lie d'une charmante amitié avec l'amie de la

grand'mère, Mme de Villeparisis. Le premier est un vrai

critique, mais diplomatique:

72

Vous avez un chef de tout premier ordre, Madame,dit Monsieur de Norpois... Ma mère comptaitbeaucoup sur la salade d'ananas et de truffes. Mais l'ambassadeur, après avoir exercé un instantsur le mets la pénétration de son regardd'observateur, la mangea en restant entouré dediscrétion diplomatique et ne nous livra pas sapensée. (I, 458-9).

La seconde est très gourmande: la grand'mère voudrait

savoir, à Balbec, "comment elle faisait pour avoir son

courrier plus tôt que nous et de bonnes grillades" (I, 694);

elle sait que "C'est toujours plus prudent d'avoir du fruit

quand on est au bord de la mer." (I, 696); par trop de

gentillesse, "elle avait commandé pour nous à l'hôtel des

"croque-monsieur" et des oeufs à la crème." (I, 699);

elle reste "si longtemps pour moi la dame qui m'avait donné

une boîte de chocolat tenu par un canard." (I, 754)

Or, dans la dernière partie du récit, les voilà réunis par

une vraie amitié qui dépend de plaisirs partagés dépassant

de loin celui de l'amour - la table et le voyage - traduite

par ces questions pratiques "où s'empreint le prolongement

d'un mutuel amour." Encore une fois, c'est à Venise que

les yeux du narrateur voient clair.

Depuis un mois qu'ils sont ici, ils n'ont pasmangé qu'une fois l'un sans l'autre, dit legarçon... "Voilà le menu. Il y a comme entréedes rougets. Voulez-vous que nous en prenions? - Moi, oui, mais vous, cela vous est défendu. Demandez à la place du risotto. Mais ils nesavent pas le faire.

73

- Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d'aborddes rougets pour Madame et un risotto pour moi. (III, 631-2)1

Pour les Verdurin, et les Guermantes, la gastronomie fait

partie d'un spectacle sans cesse renouvelé, marqué par les

goûts changeants, la mobilité montante sociale, la cruauté

et l'insouciance.

La force de Mme Verdurin, c'était l'amour sincèrequ'elle avait de l'art, la peine qu'elle sedonnait pour les fidèles, les merveilleux dînersqu'elle donnait pour eux seuls... Sa présence[celle d'un artiste célèbre] chez une Mme Verdurinn'a rien de côté factice, frelaté, cuisine debanquet officiel ou de Saint-Charlemagne faite parPotel et Chabot, mais d'un délicieux ordinaire...il ne manquait que le public (III, 236).

L'arrivée de la guerre n'ébranle pas ses priorités.

Elle reprit son premier croissant le matin où lesjournaux narraient le naufrage du Lusitanie.

1 Voir aussi l'appendice au troisième volume de l'EditionPléïade pour un enrichissement de cette rencontre:

Je voyais qu'il aimait toujours autant la cuisinequ'au temps où il dînait à la maison, et Mme deVilleparisis se montrait aussi difficile qu'àBalbec. "Mais non, ne leur demandez pas uneomelette soufflée, dit M. de Norpois, ils n'ontaucune idée de ce que c'est. Ils vous apporterontquelque chose qui n'a aucun rapport avec uneomelette soufflée. Aussi, que voulez-vous, c'estvotre faute, vous ne voulez pas entendre parler decuisine italienne." Mme de Villeparisis nerépondit pas, puis an bout d'un moment, en uneplainte aussi faible et aussi triste que celle duvent, elle gémit dans un murmure: "On ne sait plusrien faire; je ne sais pas si vous vous rappelez,autrefois, chez ma mère, on réussissait si bien cequ'on appelait une crème renversée. On pourraitpeut-être leur en demander une. - Cela nes'appelait même pas encore une crème renversée,cela s'appelait, dit M. de Norpois en mettant lemot comme entre guillemets, des oeufs au lait. Ce qu'ils vont vous donner ne sera pas fameux. Les oeufs au lait, c'était onctueux, cela avait uneatine, vous vous rappelez?"

74

(III, 772).

Chez les proches des Guermantes,

Aussitôt l'ordre de service donné, dans un vastedéclic giratoire, multiple et simultané, lesportes de la salle à manger s'ouvrirent à deuxbattants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'unmaître de cérémonies s'inclina devant la princessede Parme et annonça la nouvelle: "Madame estservie", d'un ton pareil à celui dont il auraitdit: "Madame se meurt", mais qui ne jeta aucunetristesse dans l'assembléé, car ce fut d'un airfolâtre, et comme l'été à Robinson... (II, 434)

Une petite histoire d'envoi de faisans montre de façon

horriblement claire le côté méchant des Guermantes; la

duchesse insiste pour que son valet manque sa seule

possibilité de rendez-vous avec sa fiancée pour une

fantaisie de "gentillesse" gastronomique. (II, 484)

Le baron Charlus, en être ambigu, a une attitude ambiguë

devant la gastronomie, mais en homme de monde, il s'y

connaît.

Il reconnaissait immédiatement ce à quoi personnen'eût jamais fait attention, et cela aussi biendans les oeuvres d'art que dans les mets d'undîner (et de la peinture à la cuisine toutl'entre-deux était compris). (III, 208)

(Est-ce un souvenir antérieur de l'ouvrage de Compagnon?1)

Il ne choisit que ces aspects de la vie moderne qui lui

plaisent. On dirait à un moment qu'il partage l'horreur de

la grand'mère pour le nouveau:

ils m'ont convié comme vous, je le vois, à lachose la plus impossible à concevoir et à réaliseret qui s'appelle, si j'en crois la carte

1 A. Compagnon, Proust entre deux siècles.

75

d'invitation: "Thé dansant". Je passais pourfort adroit quand j'étais jeune, mais je doute que j'eusse pu sans manquer à la décence prendremon thé en dansant. (III, 268)

Cependant il est des passions nouvelles dont il ne faut pas

se priver, parmi lesquels ces "excellents cocktails".

(III, 781)

4.6 CONCLUSION

Toujours donc cette recherche et ce renforcement de la

simplicité, le propre de la noblesse véritable, qui se

traduit par exemple par

le petit tablier [de Mme de Villeparisis] quiapparut alors à sa taille... [et qui] ajoutaitencore à l'impression presque d'une campagnardeque donnaient son bonnet et ses grosses lunetteset contrastait avec le luxe de sa domesticité, dumaître d'hôtel qui avait apporté le thé et lesgâteaux...(II, 198-9)

Elle a sa façon de parler à la duchesse de Guermantes,

- Pense à dire à Gisèle et à Berthe (les duchessesd'Auberjon et de Portefin) d'être là un peu avantdeux heures pour m'aider, comme elle aurait dit àdes maîtres d'hôtel extra d'arriver d'avance pourfaire les compotiers. (II, 216)

La banalité et la noblesse authentique, et la créativité

véritable ne peuvent se dénouer. La mort d'un des seuls

artistes conscients véritables du récit le prouve...

Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortitet entra à l'exposition... Il se répétait: "Petitpan de mur jaune avec un auvent, petit pan de murjaune." Cependant il s'abattit sur un canapécirculaire; aussi brusquement il cessa de penserque sa vie était en jeu et, revenant à

76

l'optimisme, il dit: "C'est une simpleindigestion que m'ont donnée ces pommes de terrepas assez cuites, ce n'est rien." Un nouveaucoup l'abattit, il roula du canapé par terre, oùaccoururent tous les visiteurs et gardiens. Ilétait mort. (III, 187).

Il y a donc trois aspects saillants qui se dégagent à

première vue de cette considération du rapport

nourriture/personnage, et nous y découvrons sûrement des

idées clés de Proust. Il faut reconnaître d'abord

l'importance capitale de la nourrice, dont le rôle

primordial se transforme en un nombre impressionnant de

personnifications, depuis la mère/grand'mère/tante jusqu'aux

marchandes de toutes sortes. Ensuite, les connaisseurs,

les vrais, le sont par égard pour tous les arts, "de la

peinture à la cuisine"; l'objet de la critique compte moins

que la bonne foi qui soutient une attention formée et

sérieuse. Enfin, les âmes nobles, par une inversion

barthésienne, doivent leur noblesse à un manque de

raffinement, et à un surplus de simplicité.

77

5 LES ENDROITS

Nous avons vu que les personnages ont des rapports parfois

surprenants avec l'objet comestible; souvent ces rapports

ne dépendent pas seulement du statut instrinsèque du

personnage en question mais détiennent leur force narrative

d'un certain manque de prise avec le monde stable et

sérieux: il s'agit de ces figurantes ambulantes que sont

les marchandes des quatre-saisons. Or l'intérêt que nous

pouvons porter à ces jeunes personnes se base sur leur lieu

de travail, et non pas sur leur travail lui-même. Il

s'agit donc d'examiner de plus près certains de ces lieux

privilégiés où des transactions concernant l'objet

comestible s'effectuent le long de A la recherche du temps

perdu. Par transactions il faut entendre aussi bien que la

consommation, l'échange et la vente.

5.1 LES ENDROITS OU L'ON MANGE

5.1.1 Intérieur

Pour commencer par ce qui se passe ordinairement, dans la

vie, il faut reconnaître que normalement on mange à

l'intérieur, on bien chez soi, ou bien chez autrui, en privé

ou en public. Or, comme chez Proust il est clair que

78

l'acte de consommer passe souvent pour l'équivalent d'un

acte de connaissance ou d'un essai d'assouvir un désir plus

ou moins conscient, il n'est pas étonnant si le cadre de ces

épisodes s'enrichit de cette patine rhétorique proustienne

connue.

Repérons d'abord quelques-unes de ces salles à manger que le

narrateur voit comme le foyer de ses préoccupations

courantes. Abandonné dans sa chambre, il envoie un mot

dans le camp de l'ennemi (la compagnie que reçoit la maison)

pour essayer d'en faire sortir sa mère - une salle à manger

"interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, la

glace elle-même - le "granité" - et les rince-bouches me

semblaient recéler des plaisirs malfaisants et mortellement

tristes" (I, 30). Dans un tel endroit, évidemment, des

mets chauds passeraient mal.

Gilberte et une servante anonyme (voir chapitre quatre) ont

déjà habité deux des autres salles à manger marquantes: la

première est, pour un jeune homme impressionné jusqu'au

névrose, "un Temple asiatique peint par Rembrandt" (I,

506), tandis que la seconde est une de ces "petites salles à

manger oubliées" faisant partie de cette vie facticement

naturelle menée loin du grand monde. Elle est "en haut,

dans une petite pièce toute en bois,", où la servante doit

allumer "deux bougies". (II, 396). Comme de coûtume, le

souvenir et le désir demandent tous les éléments de la

scène: "le plaisir physique me parut exiger, pour être

79

goûté, non seulement cette servante mais la salle à manger

de bois si isolée." (II, 396)

Puisque la vie en société se passe en grande partie dans des

lieux publics, au théâtre, aux expositions, aux courses, et

bien sûr au restaurant, le lecteur fait la connaissance d'un

grand nombre d'entre eux, depuis l'enfance et la première

visite à Balbec, jusqu'aux voyages à Venise. Or, le

bonheur qui devrait s'y trouver, comme toujours, n'est pas

sans problèmes. Nous avons déjà vu (voir 4.4.6) qu'il faut

la présence apaisante de Saint-Loup pour rendre vivable le

café à Doncières. Le restaurant du Grand-Hotel renferme

les mêmes terreurs - personnel dédaigneux, ajouté à un

manque de savoir de la part du narrateur.

... comme en rentrant devant lui [le directeur],il me salua, sans doute pour montrer que j'étaischez lui, mais avec une froideur dont je ne pusdémêler si la cause était la réserve de quelqu'unqui n'oublie pas ce qu'il est, ou le dédain pourun client sans importance. (I, 691)

Cependant, une fois apaisées les horreurs du dépaysement et

de la solitude, ces restaurants deviennent des microcosmes

meublés, où le bonheur et l'observation du narrateur se

traduisent en longues analogies appropriées. A Rivebelle,

l'espoir de guérir et de pouvoir travailler sérieusement

vient s'ajouter au bonheur d'être à côté de Saint-Loup.

"J'étais un homme nouveau", et le restaurant/zoo, peuplé de

"certaines espèces d'oiseaux rares", se transforme en

système planétaire, où tout est "calme harmonie" sous "une

80

voûte céleste" (II, 810-1) et où, il faut l'espérer, tout se

passera comme prévu.

Grâce encore à l'amitié de Saint-Loup, quoiqu'épistolaire,

et la connaissance des aquarelles d'Elstir, le narrateur

enfin trouve dans le restaurant du Grand-Hôtel une beauté

jusqu'alors insoupçonnée.

Je restais maintenant volontiers à table...J'essayais de trouver la beauté là où je nem'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les chosesles plus usuelles, dans la vie profonde des"natures mortes" (I, 869)

En contemplant cette scène "banale", il pense à l'oeuvre

qu'il va faire lui-même.

The book he must write will not express 'loftysubjects' because these are of no real importance. But it will also not be about spoons and napkins. Marcel does not for a moment imply that thesethings have value in themselves. They arevaluable because they point to something they arenot... Only a banal object can provide thatspecial joy.1

Le paradis terrestre que sont les séjours à Doncières avec,

évidemment, Saint-Loup, se reflète dans ce restaurant au

"feu éternel" où l'on prend un "repas d'Evangile" mais qui,

avant tout, se peuple de ces êtres ambivalents que sont les

anges. Si les serviteurs ne sont ni mortels ni divins, ils

est permis de se demander également s'ils sont mâles ou

femelles.

... je crus reconnaître un personnage qui est detradition dans ces sujets sacrés et dont ilreproduisait scrupuleusement la figure camuse,

1 Naomi Segal, The Banal Object: Theme and Thematics inProust, Rilke, Hofmansthal, and Sartre, p. 21.

81

naïve et mal dessinée, l'expression rêveuse, déjàà demie presciente du miracle d'une présencedivine que les autres n'ont pas encoresoupçonnée... à cette figuration fut ajouté unsupplément céleste recruté tout entier dans unpersonnel de chérubins et de séraphins. (II, 99)

Ce sont sans doute des habitants dignes d'un monde

mythique/chrétien de l'entre-deux.

Si le plaisir d'aller dans les restaurants avec Saint-Loup

est des plus évidents, le plaisir qu'il y a à rester chez

lui, et à y manger ne l'est pas moins. Si la possession

charnelle est à la limite impossible, au moins une autre

possession, nourrissante, peut s'accomplir dans une chambre.

- Ah! Robert, qu'on est bien chez vous, lui dis-je; comme il serait bon qu'il fût permis d'ydîner et d'y coucher! (II, 78)

et voilà que c'est fait:

Robert, sans en connaître les causes, était touchéde mon attendrissement. Celui-ci d'ailleurss'augmentait du bien-être causé par la chaleur dufeu et par le vin de Champagne qui faisait perleren même temps des gouttes de sueur à mon front etdes larmes à mes yeux; il arrosait des perdreaux; je les mangeais avec l'émerveillement d'unprofane, de quelque sorte qu'il soit, quand iltrouve dans une certaine vie qu'il ne connaissaitpas ce qu'il avait cru qu'elle excluait (parexemple d'un libre penseur faisant un dîner exquisdans un presbytêre). (II, 80)

Il ne faut pas passer sous silence la longue scène de

chambre jouée par Marcel et Albertine lors de

"l'emprisonnement" de cette dernière. On a beaucoup écrit

sur les cris de la rue (II, 126-31), mais il est permis d'y

voir, dans le cadre du présent travail, une épisode de non-

consommation. Nous voyons deux jeunes gens dans une

82

chambre, à cette heure matinale où les lève-tard sont encore

entre sommeil et réveil, mais où les gens de la rue sont

déjà au travail. Les descriptions des fruits, des légumes,

des glaces et des poissons (voir 4.3.2) sont d'un érotisme

déroutant, mais la charge érotique réside dans le langage

employé et non dans les objets décrits, dans le fait que la

charge passe dans une chambre à coucher, et dans le fait que

nous assistons à une sorte de voyeurisme par l'ouïe. On

entend, sans les voir ni les toucher, ces aliments

délectables. Cette transposition des sens et des

sensations, si fréquente chez Proust, se voit éclairée le

plus fondamentalement possible, par une division spatiale

véritable qui défend le passage de la maison à la rue, et

par cet usage répété de l'outil qui est la langue à distance

- le langage (les cris) et son entendement (l'ouïe).

A l'époque où vit le narrateur il est en train aussi de

vivre la première expérience de cette véritable langue à

distance, cette voie (voix) de communication privilégiée de

l'entre-deux, qu'est le téléphone, animé par des êtres sans

corps, donc encore des anges; c'est un "instrument

surnaturel... dont on se sert maintenant sans même y penser,

pour faire venir son tailleur ou commander une glace."

(III, 32)

83

5.1.2 Extérieur

Si les produits alimentaires peuvent passer de la rue dans

la chambre par le son, il y en a qui se consomment en fait à

l'extérieur, activité hors du commun pour des gens du beau

monde. Il s'agit dans A la recherche du temps perdu, d'une

suite de goûters et de repas pris en plein air, le plus

souvent pendant ces périodes d'hyper-sensibilité que sont

les vacances et les voyages.

Quel est donc le délire du jeune narrateur quand, entouré de

la petite bande, il boude les fermes-restaurants (idée déjà

assez osée) pour aller s'asseoir sur le haut de la falaise

pour pique-niquer? Il ne peut se séparer de ses "gâteaux

instruits", ni de ses "tartes bavardes" qui, en lui

rappelant sa vie de citadin, viennent épicer encore le

contraste entre sa névrosité morbide et la santé

surabondante de ses amies, se gavant de "nourriture

ignorante et nouvelle". (I, 904) Le voilà entouré donc

d'amies métonymiquement devenues visages translucides et

rouges, bouches riantes et bosquet de roses.

Un second contraste, encore plus surprenant, et qui prend

son temps pour révéler sa richesse, est celui qui montre un

princesse du sang en train de se comporter en visiteur au

jardin zoologique. Même les membres de la plus haute

société, quand ils sont privés de leur habitat naturel,

retrouvent une certaine grossièreté mi-touchante, mi-

84

déplaisante. Il s'agit de la princesse de Luxembourg,

rencontrée sur la digue de Balbec.

Ne sachant que faire pour nous témoigner sabienveillance, la princesse arrêta le premier quipassa; il n'avait plus qu'un pain de seigle, dugenre de ceux qu'on jette aux canards. Laprincesse le prit et me dit: "C'est pour votregrand'mère." Pourtant, ce fut à moi qu'elle letendit, en me disant avec un fin sourire, "Vous lelui donnerez vous-même", pensant qu'aussi monplaisir serait plus complet s'il n'y avait pasd'intermédiaires entre moi et les animaux... Parun merveilleux progrès de l'évolution, magrand'mère n'était plus un canard ou une antilope,mais déjà ce que Mme Swann aurait appelé un"baby". (I, 700)

Or, quand le narrateur rencontre cette dame de nouveau, dans

des locaux plus appropriés, il ne peut oublier ce dessous

sans manières révélé si longtemps auparavant. Il fait

preuve d'une fausse naïveté en ne voulant juger les gens que

par leurs gestes et non par leur famille.

... j'avais vu la princesse de Luxembourg acheterdes petits pains de seigle sur la plage pour endonner à ma grand'mère, comme à une biche duJardin d'Acclimatation. Mais ce n'était encoreque le seconde princesse du sang à qui j'étaisprésenté, et j'étais excusable de ne pas avoirdégagé les traits généraux [ou généreux?] del'amabilité des grands. (II, 425-6)

Puisqu'il est question d'actes commis pour une fois à

l'extérieur, cette comparaison rare concernant des animaux

tombe assez bien, mais il est à noter que même ici les

animaux sont en passe d'être flore plutôt que faune - des

objets bien apprivoisés, aptes à la contemplation des

blasés.

Un joli bouquet (voir les nosegays de Nabokov, 2.1.1) est

composé pour les voyages en train - "les levers du soleil",

85

bien sûr, mais aussi "les oeufs durs, les journaux

illustrés, les jeux de cartes, les rivières où les barques

s'évertuent sans avancer." (I, 654-5) Nous savons par là

que c'est avec sa grand'mère qu'il voyage ou qu'il s'en

souvient, puisque les oeufs durs sont une marque de la

simplicité de celle-ci.

5.2 LES MAGASINS D'ALIMENTATION

Les magasins d'alimentation sont comme des maisons de passe,

des endroits qui ne sont ni tout à fait privés, ni tout à

fait publics, et où des transactions un peu louches

s'effectuent, où l'on peut acheter ou goûter, et où quelques

obsessions du narrateur prennent substance. Cette idée

fondamentale de transition, entre par exemple l'état endormi

et l'état éveillé, là où les songes et la réalité

s'entremêlent, se voit reflétéé dans ces endroits où les

individus communiquent par oeillades, à la dérobée.

Quand la jalousie obsessionnelle du narrateur envers

Albertine le possède tout entier, le lecteur assiste à une

petite scène qui montre tout un ensemble d'obsessions

parallèles. Elle se joue dans une pâtisserie qui jouit "à

ce moment-là d'une certaine vogue". Même accablé de sa

passion jalouse, le narrateur veut offrir tout ce qu'il y a

de chic sur le plan mondain à l'être aimé. Non seulement

le magasin est un de ces endroits de transition où l'on ne

passe qu'un quart d'heure pour s'acheter un plaisir, mais il

86

est situé "presque en dehors de la ville." (III, 408-9).

Albertine, que le narrateur soupçonne d'être attirée par les

femmes, cherche, semble-t-il, à attirer justement

l'attention de la pâtissière; celle-ci, bien sûr, incarne

cette autre idée fixe, que nous avons développée plus haut

(voir 4.3), de la femme nourricière, ou par son lait à elle

(la mère) ou par le lait qu'elle vend (la laitière) ou par

les mets qu'elle prépare ou vend (comme la cuisinière

Françoise, ou comme ces dames du comptoir, trônant entre des

vases de verre (III, 826)). Cette incarnation de la

donatrice de subsistance, donc de la vie même, a un côté

divin, souvent chrétien. La pâtissière qui est

indifférente aux regards implorants d'Albertine -

indifférente par une sottise que pour une fois le narrateur

peut bien reconnaître - est d'une "inaccessible divinité".

La divinité des habitants des magasins ne se borne pas aux

seules femmes. Même un ange, sinon une déesse, a le

pouvoir de décider de la vie éternelle ou de la mort. Le

garçon boucher (III, 138), à rapprocher peut-être de ces

autres anges qui habitent le paradis du restaurant de

Doncières (II, 98-100), s'entoure d'icônes chrétiennes.

Dans sa boucherie on trouve une "auréole de soleil", de même

qu'un "boeuf entier pendu", faisant allusion au corps du

Christ; ses balances sont "surmontées d'une croix" et il

accomplit sa tâche de séparer les différents morceaux de

viande, avec une "religieuse conscience" - preuve visible de

87

la toute-puissance de ceux qui dispensent vie ou mort,

nourriture ou diète.

Dans certaines existences, un plaisir que s'achète est de

pouvoir regarder quelqu'un sans qu'il vous voie. Le

véritable voyeurisme se voit explicitement traité, par

exemple, lors d'un séjour à Balbec, dans la maison à

Maineville (II, 1078). Pourtant les visites à certains

magasins d'alimentation offrent une même joie discrète, là

où les vitres et les salles obscures d'intérieur permettent

une surveillance inaperçue. Epris de Mme de Guermantes, le

jeune narrateur la guette partout mais finalement la

surprend dans des circonstance rendues suspectes aussi bien

par l'attitude même de l'observateur que par le vocabulaire

employé. C'est nous qui soulignons.

... quand tout d'un coup, au fond d'une boutiquede crémier cachée entre deux hôtels dans cequartier aristocratique et populaire, se détachaitle visage confus et nouveau d'une femme élégantequi était en train de se faire montrer "des petitssuisses"... (II, 62)

Il est clair qu'un simple camembert n'engenderait pas une

telle confusion, et n'exigerait pas de guillemets.

En promenade avec Mme de Villeparisis et sa grand'mère à

Carqueville (I, 715), le narrateur se voit laissé seul par

cette dernière qui sent qu'il en serait plus heureux, et qui

prend pour prétexte d'aller dans un pâtisserie avec son

amie. Encore une fois il se voit délaissé par celles qui

s'occupent de la nourriture d'autrui.

88

Devenu vieux, son innocence sur la nature véritable de

Charlus depuis longtemps dissipée, le narrateur rapproche

quand même, par une de ces analogies de sensation en

sensation, reveillée par la mémoire d'ensembles marquants,

le plaisir qu'a le baron de rencontrer un bel inconnu, à un

souvenir d'enfance imbu du plaisir qu'ont fait naître les

dames de chez Boissier ou de chez Gouache en lui offrant des

bonbons. (III, 826)

Ce que les marchandes sont pour Marcel, les marchands le

sont pour Charlus.

"Vous ne savez rien sur le marchand de marrons ducoin, pas à gauche, c'est une horreur, mais ducôté pair, un grand gaillard tout noir? Et lepharmacien d'en face, il a un cycliste très gentilqui porte ses médicaments." Ces questionsfroissèrent sans doute Jupien car, se redressantavec le dépit d'une grande coquette trahie, ilrépondit: "Je vois que vous avez un coeurd'artichaut." (II, 609)

Seuls ces magasins où il se passe quelque chose d'agréable -

commande de biscuits, offre de bonbons, surprise de

connaissances à la dérobée - offrent des attraits au

narrateur. Le mouvement, la transition en sourdine,

l'entre-deux, sont leur raison d'être. Les rues et les

boulevards où la fruiterie, la poissonnerie et d'autres

seraient figés dans de grands magasins d'alimentation,

"sembleraient bien mornes, bien inhabitables, dépouillés,

décantés de toutes ces litanies des petits métiers et des

ambulantes mangeailles..." (III, 137)

89

Il faut quand même admettre que les magasins peuvent, même

dans l'oeuvre de Proust, jouer un rôle, si l'on peut dire,

normal. Ils font partie souvent des promenades et des

voyages et sont l'occasion de se procurer un plaisir

supplémentaire, qui, pour le narrateur, surtout jeune, est

souvent sucrerie ou pâtisserie. A Combray (I, 139), nous

voyons que les magasins savent la valeur, et donc le prix,

du bonheur. Dans le "magasin" de la Place ou chez Camus,

les biscuits les plus chers sont les roses. Les aubépines,

leur couleur et celle des biscuits ou du fromage à la crème

se confondent, mais se font payer à leur juste prix dans le

commerce.

Sur un plan plus distancié, les magasins peuvent être la

source de marques recherchées, un accompagnement nécessaire

à la vie mondaine. On a vu comment la naïve Mme Cottard,

qui essaie de faire face au beau monde du salon de Mme

Swann, émet des balbutiements à propos des mérites relatifs

des glaces Rabattet et des petits fours Bourbonneux (I,

604). L'intelligence de cette conversation est reconnue

par Mme Bontemps. Une intelligence d'un autre ordre est

celle que fournit une cousine de Swann à celui-ci quand il

veut procurer des places de gala à Odette et quand il veut

offrir à l'intermédiaire, la princesse de Parme, des fruits

de choix. (I, 309) La cousine, faisant partie d'une

famille de la riche et bonne bourgeoisie, a "la connaissance

des "bonnes adresses" et l'art de savoir faire une bonne

commande."

90

5.3 CONCLUSION

Nous avons vu que les actes de préparer, d'offrir et de

consommer la nourriture sont des actes d'une importance

fondamentale dans cette oeuvre, où viennent jouer toutes les

questions primordiales de création, de subsistance physique

et métaphysique, et de connaissance. Or il est donc

naturel d'imputer aux endroits où se passent ces actes une

importance equivalente et appropriée.

L'espace proustien n'est pas un espace bien défini et

contraint, à frontières reconnaissables (à l'encontre des

îles de Robbe-Grillet ou des villages et des villes de

Zola); comme dans le cas des personnages, l'espace ne se

présente pas comme une unité immuable, avec ses dimensions,

ses dispositions et ses topologies, à travers laquelle le

narrateur et ses amis se promènent, en regardant passer le

paysage. Au contraire, l'espace n'a d'existence qu'en

fonction de ces promenades et de ces regards. Les

environnements proustiens ne sont qu'états d'âme reflétés,

donc s'étendent ou se rétrécissent selon la capacité du

narrateur à "sortir de lui-même". Cela dit, il est des

périodes, le plus souvent quand il est sur le point, pense-

t-il, d'atteindre ce bonheur à vrai dire introuvable, où de

petits mondes se construisent autour de lui, pour répondre

au grand monde insaisissable et ennemi. Ces petits mondes,

avec leurs habitants, leurs habitudes et surtout leurs

règles de vie sont, à l'encontre du monde réel, abordables

91

et amis; ils sont, par une métonymie évidente, très souvent

des restaurants, des cafés ou même des chambres. Si, de

temps en temps, ces petits mondes font preuve de la même

hostilité que le grand, il suffit d'une présence amie (la

grand'mère ou, fréquemment, Saint-Loup) pour les

apprivoiser.

Nous avons vu aussi, élément souvent remarqué chez Proust,

que l'habitude est l'ennemi de la véritable connaissance;

ce sont les événements hors du commun qui éveillent les

facultés sensibles et spirituelles normalement endormies.

Quoi de plus déroutant, alors, que d'accomplir un acte banal

dans des circonstances extraordinaires? C'est pourquoi

nous assistons à un si grand nombre de repas et de goûters

qui s'accomplissent, non pas dans les salles à manger du

faubourg Saint-Honoré ou dans les restaurants de la côte

normande, mais sur l'herbe, dans le train, sur la plage ou

même dans la rue ("mangeailles ambulantes").

Un troisième aspect relatif aux endroits concernant la

nourriture relève aussi en partie de cette caractéristique

de l'hors du commun. Ces endroits, surtout les petits

magasins du quartier, ne sont pas, justement, des lieux

communs. Ce sont les lieux privilégiés des transactions

douteuses, là où la chair se vend et se goûte, là où l'on

est entre deux mondes, le public et le privé, et là où,

grâce aux vitres et aux intérieurs clair-obscurs, l'on peut

voir sans être vu.

92

6 CONCLUSION

Toute division en thèmes risque de paraître artificielle;

cependant, nous avons tenté, en isolant quatre grands thèmes

étroitement liés entr'eux et concernant tous les quatre

l'isotopie de l'objet comestible, l'éclairage d'un aspect

fondamental de A la recherche du temps perdu. Nous avons

essayé d'effectuer cet éclaircissement aussi bien par une

étude stylistique que par quelques commentaires diégétiques.

Dans un travail aussi limité que celui-ci il n'a pas été

possible de développer à fond tous les thèmes abordés; il

n'a pas été possible non plus d'entreprendre l'analyse d'un

certain nombre de thèmes secondaires, sujets jusqu'ici à des

traitements partiels de la part d'autres critiques.

Sous la première rubrique - en ce qui concerne les chapitres

précédents - on aurait pu élargir l'analyse des bouquets

sensibles pour particulariser encore quelques traits de ces

fameuses transpositions d'imagerie, de ces transpositions

d'épithètes qui rendent aux objets les plus passifs des

qualités bien actives ("tartes bavardes"). A la même

analyse pourraient venir s'ajouter toutes ces transpositions

qui décrivent une nourriture bâtie (les gâteaux au chocolat,

les glaces) et une architecture comestible (en passant par

les pierres tombales, au clocher, à la ville en brioche, aux

tours du Trocadéro "enduites de gelée de groseille des

anciens pâtissiers" (III, 709)). De la même manière, il y

93

a tout un travail à faire sur les rapports "réels" entre

écrire, créer et lire, manger, c'est-à-dire les menus qui,

par leur composition, composent le dîner (II, 386) ou dont

la lecture est d'une étonnante stimulation:

le menu du dîner qui tous les jours me distrayaitcomme les nouvelles qu'on lit dans un journal etm'excitait à la façon d'un programme de fête. (I, 119)

Cette suite d'idées pourrait mener à une discussion du

rapport entre la nourriture véridique et la nourriture

spirituelle, avec tout son entourage d'imagerie religieuse

(voir Bucknall1).

En ce qui concerne les personnages et les endroits, deux

thèmes supplémentaires exigeraient une étude plus

approfondie, surtout sur le plan mondain qui est si

important dans le récit proustien: il y a d'abord toute une

suite de cadeaux comestibles qui s'offrent le long de

l'ouvrage et par lesquels les donateurs cherchent la

bienveillance, voire l'amour, de ceux qui les recoivent.

Laissant de côté le lait maternel, nous avons une sélection

exquise de fruits (le plus souvent exotiques) et de bonbons

(le plus souvent des chocolats, ou, rarement, des marrons

glacés/étrennes). Les seules exceptions à la règle du

raffinement sont, comme nous l'avons vu, Mme de Villeparisis

et le princesse de Luxembourg. Les conversations à table

fourniraient une deuxième source par laquelle apprécier les

1 B. Bucknall, 'From material to spiritual food in ALRTP', inl'Esprit créateur, 11, 1971, pp.52-60

94

relations de pouvoir entre adultes et jeunes et entre,

surtout, les Guermantes et les autres.

Deux grand thèmes relatifs à la nourriture n'ont ici reçu

aucune analyse suivie: il s'agit d'abord de la maladie et

ensuite de la boisson. Le texte renferme un grand nombre

d'épisodes dans la vie romanesque de narrateur et de sa

famille aussi bien que des images fréquentes et multiples se

rapportant à la maladie et son traitement: les régimes et

les diètes aussi bien réels que symboliques jalonnent le

récit. Les amoureux ne risquent pas seulement la faim et

la soif, mais la famine (III, 464). Les grandes âmes

meurent, par contre, en mangeant ce qui leur est défendu par

la médecine (III, 998).

Les effets des différentes boissons mériteraient une étude à

eux seuls: les pouvoirs magiques de l'alcool (néfastes pour

la grand'mère, ambigus pour Marcel, conciliateurs pour

Saint-Loup et Rachèle) s'opposent aux qualités inertes et

innocentes des jus de fruit d'Odette et des Guermantes.

Nous avons traité, sous des angles différents, la question

de la nature au fond incomestible des êtres aimés. Or, un

travail est à faire sur ce qui est vraiment incomestible -

les écorces, les arêtes des soles, la coquille vide de

l'huitre, le sarment noueux d'une grappe de raisin (II, 118)

- tout ce que reste quand le repas est terminé et quand la

table est desservie. Nous voilà enfin devant de vrais

95

souvenirs qui, par leur présence matérielle, deviennent

reliques. Mais, dans un même mouvement d'évocation, ces

objets banals nous rappellent que la beauté nous entoure;

il suffit de regarder. On avait demandé à l'écrivain Shena

McKay, au cours d'une entrevue radiophonique,

"How do you make the ordinary seem wonderful?" Elle

répondit: "The ordinary is wonderful."

FAIM

96

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IV. AUTRES OUVRAGES

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BARTHES, Roland, 'Lecture', in Brillat-Savarin, Physiologiedu goût, Paris, Hermann, 1975

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GOFFMANN, Erving, The Presentation of Self in Everyday Life,London, Allen Lane, 1969

PINGET, Robert, Le libéra, Paris, Editions de Minuit, 1984

ROBBE-GRILLET, Alain, Le miroir qui revient, Paris, LesEditions de Minuit, 1984

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