Un témoin précoce de la réception du Manipulus florum au début du XIVè siècle: les sermons du...

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UN TÉMOIN PRÉCOCE DE LA RÉCEPTION DU « MANIPULUS FLORUM » AU DÉBUT DU XIV e SIÈCLE LE RECUEIL DE SERMONS DU DOMINICAIN GUILLAUME DE SAUQUEVILLE par Christine BOYER La création des universités, le perfectionnement des techniques d’enseigne- ment et l’activité des ordres mendiants ont conduit, à partir du xiii e siècle, à une profonde transformation des méthodes et des outils du travail intellectuel *. La prédication s’est elle-même enrichie de ces mutations jusque dans ses aspects les plus concrets : les instruments de travail destinés aux prédicateurs se multiplient (recueils de sermons, d’exempla, etc.) et se perfectionnent (index, tables des matières, etc.) 1 . Parmi ceux-ci, les florilèges d’auctoritates vont retenir notre attention. Rappelons la définition qu’en donne Jacqueline Hamesse 2 : « Le florilège est un recueil de citations dans lequel les extraits cités * Je remercie très vivement Nicole Bériou et Marc Smith pour leur aide patiente et érudite dans la rédaction de cet article. 1. Voir Louis-Jacques Bataillon, Les instruments de travail des prédicateurs au XIII e siècle, dans Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval, Paris, 1981, p. 197-209, réimpr. dans id., La prédication en France et en Italie, Aldershot, 1993, n o IV. On consultera avec profit les nombreux travaux d’Olga Weijers sur les outils du travail intellectuel et les méthodes d’enseigne- ment, en particulier Le maniement du savoir : pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités : XIII e -XIV e siècles, Turnhout, 1996. Voir également les publications dirigées par Jacque- line Hamesse, notamment Manuels, programmes de cours et techniques d’enseignement dans les universités médiévales : actes du colloque international de Louvain-la-Neuve, 9-11 septembre 1993, Louvain-la-Neuve, 1994 (Publ. de l’Institut d’études médiévales, Textes, études, congrès, 16). Enfin les nombreuses contributions de Richard et Mary A. Rouse offrent une vue d’ensemble et des études précises sur la production du livre en lien avec le monde universitaire parisien, notamment : R. Rouse, La diffusion en Occident au XIII e siècle des outils de travail facilitant l’accès aux textes autoritatifs, dans Revue des études islamiques, t. 44, 1976, p. 115-145 ; R. et M. A. Rouse, « Statim invenire » : schools, preachers and new attitudes to the page, dans Renais- sance and renewal in the twelfth century, éd. Robert L. Benson et Giles Constable, Oxford, 1982, p. 201-225. 2. Les florilèges philosophiques du XIII e au XV e siècle, dans Les genres littéraires dans les sources théologiques et philosophiques médiévales, définition, critique et exploitation [actes du Christine Boyer, conservateur à la Bibliothèque interuniversitaire de lettres et sciences humaines (Lyon), 24 rue René-Leynaud, 69001 Lyon. <[email protected]> Bibliothèque de l’École des chartes, t. 164, 2006, p. 43-70.

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UN TÉMOIN PRÉCOCE DE LA RÉCEPTIONDU « MANIPULUS FLORUM » AU DÉBUT DU XIVe SIÈCLE

LE RECUEIL DE SERMONSDU DOMINICAIN GUILLAUME DE SAUQUEVILLE

parChristine BOYER

La création des universités, le perfectionnement des techniques d’enseigne-ment et l’activité des ordres mendiants ont conduit, à partir du xiiie siècle, à uneprofonde transformation des méthodes et des outils du travail intellectuel *. Laprédication s’est elle-même enrichie de ces mutations jusque dans ses aspectsles plus concrets : les instruments de travail destinés aux prédicateurs semultiplient (recueils de sermons, d’exempla, etc.) et se perfectionnent (index,tables des matières, etc.) 1. Parmi ceux-ci, les florilèges d’auctoritates vontretenir notre attention. Rappelons la définition qu’en donne JacquelineHamesse 2 : « Le florilège est un recueil de citations dans lequel les extraits cités

* Je remercie très vivement Nicole Bériou et Marc Smith pour leur aide patiente et érudite dansla rédaction de cet article.

1. Voir Louis-Jacques Bataillon, Les instruments de travail des prédicateurs au XIIIe siècle, dans

Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval, Paris, 1981, p. 197-209, réimpr. dans id.,La prédication en France et en Italie, Aldershot, 1993, no IV. On consultera avec profit lesnombreux travaux d’Olga Weijers sur les outils du travail intellectuel et les méthodes d’enseigne-ment, en particulier Le maniement du savoir : pratiques intellectuelles à l’époque des premièresuniversités : XIII

e-XIVe siècles, Turnhout, 1996. Voir également les publications dirigées par Jacque-

line Hamesse, notamment Manuels, programmes de cours et techniques d’enseignement dans lesuniversités médiévales : actes du colloque international de Louvain-la-Neuve, 9-11 septembre1993, Louvain-la-Neuve, 1994 (Publ. de l’Institut d’études médiévales, Textes, études, congrès,16). Enfin les nombreuses contributions de Richard et Mary A. Rouse offrent une vue d’ensembleet des études précises sur la production du livre en lien avec le monde universitaire parisien,notamment : R. Rouse, La diffusion en Occident au XIII

e siècle des outils de travail facilitantl’accès aux textes autoritatifs, dans Revue des études islamiques, t. 44, 1976, p. 115-145 ; R. etM. A. Rouse, « Statim invenire » : schools, preachers and new attitudes to the page, dans Renais-sance and renewal in the twelfth century, éd. Robert L. Benson et Giles Constable, Oxford, 1982,p. 201-225.

2. Les florilèges philosophiques du XIIIe au XV

e siècle, dans Les genres littéraires dans lessources théologiques et philosophiques médiévales, définition, critique et exploitation [actes du

Christine Boyer, conservateur à la Bibliothèque interuniversitaire de lettres et sciences humaines(Lyon), 24 rue René-Leynaud, 69001 Lyon. <[email protected]>

Bibliothèque de l’École des chartes, t. 164, 2006, p. 43-70.

se réclament d’une autorité et ne contiennent pas de remarques personnelles ducompilateur. Le travail du compilateur se limite au choix et à l’organisation desdifférentes citations. » Les nombreux florilèges d’auteurs anciens ou médiévauxque nous conservons aujourd’hui, quoique objet d’étude depuis plusieursannées déjà 3, sont encore trop peu considérés. C’est ce que notait J. Hamessedès 1974 : « Le genre des florilèges est bien antérieur au xiiie siècle. On trouvedès l’Antiquité des recueils d’auctoritates. [...] Les florilèges furent composésafin de fournir des citations de tous genres à ceux qui désiraient trouver, dansquelque domaine que ce fût, des passages destinés à illustrer ou appuyer unedoctrine. Lorsqu’on parcourt les catalogues de manuscrits, on est frappé parl’abondance de ces recueils. Il n’est pas surprenant que le Moyen Âge ait repriscette technique » 4.

L’exemple de Guillaume de Sauqueville fait partie des cas, finalement assezpeu répandus, où l’on peut mettre en relation directe le recueil de sermons del’auteur avec le florilège dont il s’est servi dans son travail, en l’occurrence leManipulus florum. C’est ce que propose de démontrer cet article, en suivant lapiste esquissée voici quelques années par Vincent Serverat 5 dans un articleconsacré aux rapports entre l’un des sermons de Guillaume de Sauqueville et lelullisme. De plus, Guillaume de Sauqueville s’est servi du florilège peu d’annéesaprès sa rédaction par Thomas d’Irlande : cette coïncidence offre un intérêtsupplémentaire à la comparaison du Manipulus et des sermons 6.

colloque international, Louvain-la-Neuve, 1981], Louvain-la-Neuve, 1982 (Publ. de l’Institutd’études médiévales, 5), p. 181-191, à la p. 181.

3. Thomas Falmagne a fait récemment le point sur la question : Les Cisterciens et les nouvellesformes d’organisation des florilèges aux XII

e et XIIIe siècles, dans Archivum latinitatis Medii Aevi,

t. 55, 1997, p. 73-176.4. Les Auctoritates Aristotelis, un florilège médiéval : étude historique et édition critique, éd.

J. Hamesse, Louvain-la-Neuve, 1974 (Philosophes médiévaux, 17), p. 9.5. Vincent Serverat, Trouver chaussure à son pied : un passage « anti-lullien » dans un sermon

de Guillaume de Sequavilla, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, t. 62,1995, p. 443-469, spéc. p. 447. L’auteur propose une transcription du sermon 11 (fol. 25a-28b) :« Major horum est caritas. Quamvis dicat vulgare proverbium... » Je cite sa remarque p. 447 : « Lescitations y sont très nombreuses, en particulier celles de saint Augustin, et il y a tout lieu deprésumer que notre prédicateur les a cueillies dans un florilège, peut-être même dans le Manipulusflorum, commencé par Jean de Galles et terminé par Thomas d’Irlande. En effet, pour la seuleentrée Charité, je relève sept citations communes au recueil et au sermon, avec une coïncidencetotale dans les termes, y compris pour ce qui est de la source signalée. »

6. Les publications sont rares sur la postérité des florilèges et leur utilisation pratique. On pourratrouver un point de comparaison avec la situation anglaise à la même époque dans : Christina vonNolcken, Some alphabetical compendia and how preachers used them in fourteenth-centuryEngland, dans Viator, t. 12, 1981, p. 271-288. L’auteur centre son étude davantage sur les compi-lations de distinctiones. T. Falmagne, dans son étude sur les sermons de tempore de Jean de Villers,évoque l’hypothèse selon laquelle le cistercien aurait utilisé le Manipulus. Voir T. Falmagne, Lesinstruments de travail d’un prédicateur cistercien : à propos de Jean de Villers (mort en 1336 ou1346), dans De l’homélie au sermon : histoire de la prédication médiévale, actes du colloqueinternational de Louvain-la-Neuve, 9-11 juillet 1992, éd. J. Hamesse et Xavier Hermand,Louvain-la-Neuve, 1993 (Publ. de l’Institut d’études médiévales, Textes, études, congrès, 14),p. 183-237.

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I. Guillaume de Sauqueville prédicateur

Il reste peu de chose de l’activité de Guillaume de Sauqueville et sa biogra-phie est difficile à écrire tant il a laissé peu de traces. Comme son nom le laissepenser 7, il est probablement d’origine normande. Noël Valois, en 1914, a été lepremier à accorder une notice biographique digne de ce nom à notre auteur 8.Mais il se borne en réalité à répéter les maigres indications qu’il a lues dans lasomme biographique de l’ordre dominicain, rédigée deux siècles plus tôt parJacques Quétif 9. Ce dernier laisse entendre, sans argument plus précis, queGuillaume serait entré au couvent dominicain de Rouen à une date indétermi-née. Une fois arrivé à Paris, on peut supposer qu’il a suivi le cursus universitairede l’époque, conduisant à la maîtrise en théologie. Les documents de l’univer-sité n’en gardent pourtant aucune trace 10. C’est grâce aux chroniqueurs domi-nicains Étienne de Salagnac et Bernard Gui, qui donnent dans leurs catalo-gues 11 la succession des maîtres dominicains, que l’on tient un indicechronologique crédible, mais les manuscrits comportent deux groupes devariantes : le premier manuscrit, originaire de Carcassonne et aujourd’huidisparu 12, place Guillaume entre Mathieu Orsini et Raymond Béquin, ce qui lesitue comme maître en théologie en 1316 à Paris. Les autres manuscrits lementionnent à la suite d’Hugues de Marciac, donc aux environs de 1322 13.Quant à la date de sa mort, on n’en a actuellement aucune idée. Sa périoded’activité correspond donc à la fin du règne de Philippe le Bel et aux règnes deses fils.

Il nous reste de Guillaume de Sauqueville un recueil de sermons, réparti endeux collections intitulées De tempore et De sanctis, telles qu’elles se présen-tent dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, lat. 16495. Cerecueil a eu une fortune limitée puisqu’on en connaît seulement une copie

7. Il n’existe aujourd’hui qu’une commune dénommée Sauqueville, située en Seine-Maritime(arr. Dieppe, canton Offranville).

8. Dans Histoire littéraire de la France, t. XXXIV, Paris, 1914, p. 298.9. Jacques Quétif et Jacques Échard, Scriptores ordinis fratrum Praedicatorum, Paris, 1719-

1721, 2 vol., réimpr. Paris, 1910-1914, t. I, p. 567.10. Chartularium universitatis Parisiensis, éd. Heinrich Denifle et Émile Chatelain, Paris,

1889-1897, 4 vol., t. II (1286-1350).11. Voir le complément au catalogue de Quétif et Échard donné par H. Denifle, Quellen zur

Gelehrtengeschichte des Predigerordens im 13. und 14. Jahrhundert, dans Archiv für Literatur-und Kirchengeschichte des Mittelalters, t. 2, 1886, p. 165-248. Il intègre les ajouts du De quatuorin quibus Deus Predicatorum ordinem insignivit d’Étienne de Salagnac et le De tribus gradibusprelatorum in ordine Predicatorum de Bernard Gui.

12. Éd. du P. Thomas Souèges, L’année dominicaine..., août, 1re partie, Amiens, 1693, p. 6-14.13. H. Denifle, Quellen..., p. 216, ne mentionne pas ce manuscrit perdu. Il propose Guillaume

de Sauqueville comme successeur d’Hugues de Marciac et signale l’absence du dominicain dansdeux manuscrits. A. de Guimaraes, Hervé Noël († 1323), étude biographique, dans Archivumfratrum Praedicatorum, t. 8, 1938, p. 5-81, donne également cette chronologie et, restant fidèle àSouèges, garde les deux datations possibles, p. 67.

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partielle et quelques sermons copiés dans trois manuscrits 14. La date decomposition en est imprécise. On ne peut donner d’emblée qu’une fourchettelarge, allant de 1297 — un sermon étant consacré à saint Louis, canonisé à cettedate — jusqu’à 1338, date à laquelle le possesseur du manuscrit parisien,Gérard d’Utrecht, en fit don au collège de Sorbonne 15, selon une attestation ducatalogue de la bibliothèque.

Le ms. lat. 16495, le plus complet de tous les manuscrits qui nous sontparvenus, présente une collection de cent huit sermons 16. Ceux-ci suivent unmode de composition assez uniforme. Guillaume de Sauqueville respecte eneffet de manière classique l’art de composer des sermons, tel qu’il était pratiquépar les prédicateurs et tel que nous en trouvons trace dans les artes predi-candi 17. Les textes sont de longueur assez variable, quelques-uns se réduisentmême à un simple plan. Pour les sermons complets, le plan se déroule ainsi :après l’annonce du thème biblique choisi, vient souvent un prothème terminépar une invocation à la Vierge, puis la division du verset initial en deux ou troisparties et enfin le développement du sermon proprement dit en fonction de cesparties. Le raisonnement est alimenté de distinctions et de nombreuses cita-tions tirées de la Bible et d’auctoritates sur lesquelles nous allons revenir.L’illustration du développement théologique ou moral s’appuie sur des compa-raisons puisées dans la vie courante, dans le monde universitaire ou dans ce quel’on peut appeler la sagesse populaire. Les exempla sont rares. On note égale-ment un usage régulier du français, employé par le prédicateur en particulier aumoment de la division du verset.

Nourri de textes anciens, le prédicateur fait appel aux auctoritates pourdévelopper son raisonnement et pour emporter l’adhésion de son auditoire. Lescitations de la Bible et des Pères sont en effet choisies pour convaincre, ellessont des preuves et montrent que le sermon repose non pas sur l’imagination de

14. Le recensement est donné par Thomas Kaeppeli, Scriptores ordinis Praedicatorum MediiAevi, Rome, 1970-1993, 4 vol., t. II, p. 162-163.

15. Sur ce maître, voir sa notice par Mgr Palémon Glorieux, Aux origines de la Sorbonne, Paris,1965-1966, 2 vol., t. I, p. 302, qui le donne doyen de Saint-Pierre à Utrecht, puis vicaire général del’évêque de cette ville. Il fut l’un des premiers sociétaires de la Sorbonne et mourut entre 1326 et1338, date de réalisation du catalogue de la bibliothèque.

16. Je suivrai le classement des sermons proposé par Johannes Baptist Schneyer, Repertoriumder lateinischen Sermones des Mittelalters für die Zeit von 1150-1350, Münster, 1969-1990, 11 vol.(Beiträge zur Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters, 43), t. II, p. 587-597. Laliste fournit les incipits de tous les sermons de Guillaume de Sauqueville, avec la fête correspon-dante. La numérotation donnée par l’auteur a été revue et corrigée car elle comporte quelqueslacunes ; il convient d’ajouter les sermons suivants : 43 bis (Épiphanie), 63 bis (Saint-Hippolyte).On arrive ainsi à un total légèrement supérieur. La collection est actuellement en cours d’édition :C. Boyer, Les sermons de Guillaume de Sauqueville : l’activité d’un prédicateur dominicain à lafin du règne de Philippe le Bel, thèse de doctorat, dir. N. Bériou, université Lumière-Lyon 2, enpréparation.

17. Nicole Bériou, Les sermons latins après 1200, dans The Sermon, dir. Beverly Mayne Kienzle,Turnhout, 2000 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 81-83), p. 363-447.

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son auteur mais sur la vérité de la tradition. Guillaume de Sauqueville, pour cefaire, utilise avant tout la Bible, source majeure des auctoritates du recueil. Oncompte en moyenne une dizaine de citations par page imprimée. De manièreoccasionnelle, il fait aussi appel à la Glose et à la liturgie. La plupart du temps,ces deux types de sources sont annoncées explicitement par la mention glossaet cantamus. Enfin il cite régulièrement les Pères et des auteurs médiévaux etantiques. Parmi ses favoris on peut mentionner Augustin, Jérôme, Bernard,Grégoire, Cassiodore, Sénèque, Isidore de Séville. Sa formation universitaire,son activité de prédicateur et peut-être sa bibliothèque personnelle lui ontdonné l’occasion de pratiquer les auteurs anciens, de connaître leurs écrits demanière approfondie. Le Manipulus florum a joué quant à lui le rôle d’un filtreentre une bonne partie des textes autoritatifs et la mise par écrit des sermons :le prédicateur s’est servi d’un instrument de travail efficace et conçu à cette fin.

II. Le « Manipulus florum » : un outil de travailpour Guillaume de Sauqueville ?

Il est souvent extrêmement difficile de déterminer quels sont les livres qu’unauteur a réellement consultés pour élaborer son œuvre, particulièrement en cequi concerne les sources d’auctoritates entendues comme citations nonscripturaires 18. Les gloses de l’Écriture, le Décret de Gratien, les Sentences dePierre Lombard sont des mines de citations, couramment utilisées par tous lesprédicateurs. Mais la nouveauté du xiiie siècle réside dans la production massived’instruments de travail destinés à être consultés plus que lus. Cette évolutionest liée à l’effort d’organisation et de mise à disposition du savoir caractéristiquedu xiiie siècle 19. Parmi ces outils, il faut faire une place spéciale à ceux qui,comme le Manipulus florum, réunissent une masse considérable d’extraits,d’autant plus facilement accessibles qu’ils ont fait l’objet d’une mise en ordresystématique.

Sur l’auteur du Manipulus florum 20, Thomas d’Irlande ou ThomasHibernicus, on sait peu de chose. Il serait né aux environs des années 1265-1275 et mort avant 1338. Maître ès arts à la Sorbonne, étudiant en théo-logie, il n’a presque pas laissé de trace à l’université : on le trouve fugace-ment mentionné dans le cartulaire de la Sorbonne 21. Barthélemy Hau-

18. C’est ce sens que je conserverai ici au terme d’auctoritas.19. Sur le sujet des méthodes du travail intellectuel au xiiie siècle, voir notamment R. et M. A.

Rouse, L’évolution des attitudes envers l’autorité écrite : le développement des instruments detravail au XIII

e siècle, dans Culture et travail intellectuel..., p. 115-144.20. L’étude la plus complète sur le sujet est celle de R. et M. A. Rouse, Preachers, florilegia and

sermons : studies on the Manipulus Florum of Thomas of Ireland, Toronto, 1979 (PontificalInstitute of Medieval Studies, Studies and texts, 47).

21. P. Glorieux, Aux origines de la Sorbonne..., t. II, Le cartulaire, no 393, p. 485. Il s’agit d’unesentence de l’université, datée de juillet 1295. Parmi les souscripteurs figure le nom de ThomasYbernicus.

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réau 22 lui a consacré une notice dans l’Histoire littéraire de la France, quidonne quelques indices biographiques démontrant son activité dans le premierquart du xive siècle, soit très près de la période d’activité de Guillaume deSauqueville à Paris. Son œuvre majeure, le Manipulus florum, est une compi-lation de plus de six mille extraits des Pères, des Docteurs de l’Église et desauteurs antiques classés en deux cent soixante-six thèmes selon l’ordre alpha-bétique, d’Abstinentia à Utilitas. On y trouve donc, toujours selon le mêmeordre dans chaque rubrique, Augustin, Ambroise, Bernard, Cassiodore, maisaussi des auteurs profanes toujours placés en fin de rubrique, comme Aristote,Sénèque ou Cicéron. Les citations sont groupées par auteur et signalées par deslettres-repères qui se succèdent selon l’ordre alphabétique, de A à Z puis de AAà AZ et parfois, dans les rubriques les plus fournies, en continuant à partir deBA. Les auteurs et les œuvres mentionnés par Thomas d’Irlande ne sont pastoujours exactement identifiés car il a lui-même puisé dans d’autres florilègesen reprenant les indications bibliographiques qu’il y trouvait 23. La diffusionmanuscrite puis imprimée du Manipulus témoigne de son succès : on enconserve au moins cent quatre-vingt-huit manuscrits et les éditions impriméesse sont succédé dès 1483. L’œuvre fait aujourd’hui l’objet d’un travail d’éditionélectronique par Chris Nighman 24 à partir de trois manuscrits parisiensconfrontés à plusieurs éditions imprimées.

Démontrer que Guillaume de Sauqueville a bien travaillé avec le Manipulusflorum exige de comparer systématiquement le choix des citations présentesdans les sermons avec celui qui était offert par son instrument de travail.Plus précisément, dans la mesure où le Manipulus florum ne contient aucunextrait de la Bible ni aucune source liturgique, il faut limiter l’enquête aux439 citations non scripturaires et non liturgiques tirées des sermons deGuillaume. Or, dans cet ensemble, 261 citations ont pu être repérées dansle Manipulus, soit 60 % du corpus, autrement dit une proportion très impor-tante. De plus, pour 13 sermons 25, la totalité des citations existent aussi dans leManipulus, et pour 11 autres, ce sont plus des trois quarts. On remarque parailleurs que lorsque Guillaume de Sauqueville emploie une citation aussiattestée dans le Manipulus florum, les deux extraits sont de même longueur :le prédicateur ne donne jamais un passage plus long que celui que l’on peut

22. B. Hauréau, Thomas d’Irlande, théologien, dans Histoire littéraire de la France, t. XXX,Paris, 1888, p. 398-408.

23. Sur les sources du Manipulus, voir R. et M. A. Rouse, Preachers..., p. 124-154.24. Le texte latin est disponible sur le site de l’université Wilfrid-Laurier au Canada à l’adresse

suivante : <www.manipulusflorum.com> (consulté le 19 nov. 2005). Exposé du plan du travaild’édition : Chris L. Nighman, The electronic Manipulus Florum project, dans Medieval sermonstudies, t. 46, 2002, p. 97-99.

25. Il peut s’agir de sermons qui ne comptent qu’une seule auctoritas. Liste des sermons dont latotalité des citations se trouvent dans le Manipulus : 5, 30, 33, 60, 72, 73, 77, 78, 79, 80, 86, 92, 104.Liste des sermons dont 75 % des citations figurent dans le Manipulus : 8, 20, 24, 25, 26, 38, 63 bis,67, 71, 90, 106.

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lire dans le florilège. Il est donc tentant de penser que Guillaume de Sauquevillea composé ses sermons à l’aide du Manipulus florum ; on imagine malcomment il aurait pu choisir de son propre mouvement des extraits d’œuvresvariées qui se retrouveraient par ailleurs groupés dans le Manipulus sous lamême rubrique. D’ailleurs on verra plus loin qu’il y a un lien intellectuel etsémantique étroit entre le sujet traité dans le sermon et le choix de la cita-tion.

La méthode de vérification que j’ai adoptée a consisté à confronter 66citations extraites des sermons de Guillaume de Sauqueville et les attestationsde ces mêmes citations dans le Manipulus 26, dans les Flores paradisi et dans leLiber exceptionum. Ces citations ont été retenues en fonction des observationsqu’elles autorisaient sur le point précis des relations possibles entre le texte dessermons et celui du Manipulus.

Mais le Manipulus, rédigé peu avant 1306, a-t-il été réellement la sourcedirecte de Guillaume de Sauqueville ou bien peut-on imaginer que le domini-cain se serait appuyé sur un autre florilège, voire sur les sources du Manipuluselles-mêmes ? La proximité chronologique et géographique est grande entreGuillaume de Sauqueville et Thomas d’Irlande, tous deux lecteurs du collège deSorbonne dans les années 1300-1310 ; et l’on sait que tous deux avaient accès àtous les recueils manuscrits de la bibliothèque 27. Guillaume de Sauquevillen’aurait-il pas pu lui aussi exploiter directement les mêmes florilèges queThomas, voire les mêmes originalia, plutôt que de se référer directement auManipulus florum ? Ce dernier s’est en effet appuyé non seulement sur plu-sieurs originalia, mais essentiellement sur deux florilèges, qu’il ne cite jamais :les Flores paradisi et le Liber exceptionum ex libris viginti trium auctorum. LesFlores, florilège d’origine cistercienne, sont maintenant très bien connus grâceà l’étude de Thomas Falmagne 28. Le Manipulus est issu en partie de ce recueil,version C, c’est-à-dire du manuscrit de la Bibliothèque nationale de France,lat. 15982, datant du troisième quart du xiiie siècle 29. Ce livre se trouvait à labibliothèque de la Sorbonne dès avant 1300 30. L’autre source principale duManipulus, le Liber exceptionum 31, est également un florilège cistercien,composé dans la première moitié du xiiie siècle par Guillaume de Montague.L’étude de Mary et Richard Rouse montre clairement que Thomas a travaillésur l’exemplaire de ce florilège aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale

26. Les indications de folio renvoient au ms. Bibl. nat. de Fr., lat. 15985.27. R. et M. A. Rouse, Preachers..., p. 124 : « Thomas’ source, in the widest sense, was the library

of the Sorbonne College ; one assumes so, he himself declares so, and surviving manuscripts verifythe fact. »

28. T. Falmagne, Un texte en contexte : les « Flores paradisi » et le milieu culturel de Villers-en-Brabant dans la première moitié du 13e siècle, Turnhout, 2001.

29. Pour une description codicologique du manuscrit, voir ibid., p. 200-203 ; sur le lien avec leManipulus, voir p. 273-274, ainsi que R. et M. A. Rouse, Preachers..., p. 126-139.

30. T. Falmagne, Un texte en contexte..., p. 273.31. Voir la description donnée par R. et M. A. Rouse, Preachers..., p. 139-145.

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de France sous la cote lat. 15983, datant du xiiie siècle et légué à la bibliothèquede la Sorbonne par Gérard d’Abbeville.

Il convient de s’arrêter un instant sur la composition de ces deux florilègescisterciens, afin de comprendre quel usage on pouvait en faire. Les Flores seprésentent de la manière suivante : une compilation d’auteurs (Augustin,Jérôme, Ambroise, Grégoire, Bernard, Jean Chrysostome, Hilaire de Poitiers,Isidore de Séville, Cassiodore, Gilbert, Valérien, Grégoire de Nazianze, Léon,Origène, Jean Damascène, une sélection d’auteurs antiques et de philosophes,Pierre de Blois) puis une liste récapitulative des auteurs cités, partielle carinachevée, et enfin quelques textes encore d’Augustin. Il n’y a donc aucun accèsthématique aux textes. Et c’est un obstacle que Thomas d’Irlande a lui-mêmenoté au folio 3v du ms. lat. 15982 :

« Nota quod hic deficit tabula ad inveniendum diversas auctoritates concordan-tes in unam sententiam, que debet esse secundum ordinem alphabeti de diversisvocabulis, ita quod post quodlibet vocabulum diverse littere combinate queponuntur in margine subscribantur sicut docet iste prologus precedens. Sed infine istius libri invenies tabulam ad inveniendum diversos auctores ac librospartiales ipsorum quorum dicta et auctoritates in hoc libri colliguntur » 32.

Le Liber exceptionum, au contraire, offre au début du manuscrit une tabledes auteurs et des œuvres et à la fin un index thématique (fol. 115va-163b) richede plus de deux mille sujets, dont certains comptent une centaine de références.Cet index se révèle donc d’un maniement assez complexe 33. Le Liber proposedes extraits de vingt-trois auteurs différents, allant d’Augustin à Sénèque,d’Origène à Bède, Cassiodore, etc.

III. Guillaume de Sauqueville, Thomas d’Irlandeet les florilèges cisterciens

Il importe tout d’abord de vérifier si Guillaume de Sauqueville a empruntéses citations aux versions cisterciennes données par le Liber exceptionum et parles Flores paradisi. Le premier exemple est tiré du sermon 1 34 où, au fol. 8a,Guillaume de Sauqueville cite Grégoire (colonne de gauche ci-dessous). Onretrouve cet extrait dans le Manipulus à la rubrique Mors AB fol. 134va (aumilieu). La citation se rencontre également dans les Flores paradisi, aufol. 97va (à droite) :

32. Relevé ibid., p. 145.33. La difficulté de maniement de ces ouvrages reste vraie pour le lecteur moderne. L’étude des

66 extraits des sermons comporte une part d’imprécision du fait de la place très importantequ’occupent certains auteurs dans les volumes, et donc de la grande difficulté de repérer lescitations dans des textes copiés de manière compacte. Ainsi les œuvres d’Augustin couvrent à ellesseules 75 feuillets dans les Flores (fol. 4-75v et 182a-184va) et 52 feuillets dans le Liber exceptionum.

34. Pour plus de clarté dans les exemples présentés, les mots ou parties de phrase sur lesquellesporte la comparaison sont indiqués en gras. Les passages modifiés ou adaptés par Guillaume deSauqueville de son propre chef sont signalés en italique.

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« Gregorius, IX Moralium :Ad hoc conditor noster nosvoluit factum nostrum, diemmortis nostre incognitum ut,dum semper ignoratur, sem-per proximus esse credatur, ettanto quis fit ferventior in ope-ratione, quanto incertius estde vocatione. Unde dumincerti sumus quando moria-mur, semper ad mortem parativenire debeamus. »

« Ad hoc autem conditornoster latere nos voluit finemnostrum diemque nostre mor-tis esse incognitum ut dumsemper ignoratur, semperproximus esse credatur ettanto quisque sit ferventior inoperatione, quanto et incer-tus est de vocatione, ut dumincerti sumus quando moria-mur, semper ad mortem paratiinvenire debeamus. Gregoriuslibro XII Moral. »

« Ad hoc conditor nosterlatere nos voluit finem nos-trum diemque nostre mor-tis esse incognitum ut quisemper ignorantur semperproximus esse credatur ettanto quisque sit ferventior inoperatione quanto et incertusest de vocatione, ut dumincerti sumus quando moria-mur semper ad mortem parativenire debemus. »

Le texte donné par Guillaume de Sauqueville coïncide avec celui du Mani-pulus florum tout en s’écartant légèrement de celui des Flores, et cela à deuxreprises : sur dum ignoratur et sur debeamus. Il introduit une référenceerronée au texte de Grégoire (IX pour XII) 35. On remarque au passage lapropension du prédicateur à modifier et remettre en forme les auctoritates qu’ilutilise dans son texte en fonction du thème que traite son sermon.

Thomas d’Irlande resserre parfois les textes qu’il compulse et regroupe en unseul extrait des phrases qui ne se suivent pas dans le texte d’origine ; cettepratique permet de mieux mettre en évidence la dépendance de Guillaume deSauqueville par rapport au Manipulus florum. Ainsi dans le sermon 14, aufol. 36vb, Guillaume insère une citation de Grégoire (à gauche ci-dessous). Ontrouve dans le Manipulus florum, à la rubrique Oratio AN (fol. 133vb), lacitation dans les mêmes termes (au milieu), tandis que les Flores paradisi(fol. 95a-b) la donnent de manière partielle (à droite).

« Unde Gregorius in Pasto-rali : Talis requirendus est adorandum, qui sit ydoneus adplacandum, quia cum hiis quidisplicet ad intercedendummittitur irati etc. »

« Talis requirendus est adorandum qui sit ydoneus adplacandum quia cum is quidisplicet ad intercedendummittitur irati animus ad dete-riora provocatur. Gregorius inPastorali. »

« Cum is qui displicet adintercedendum irati animusad deteriora provocatur. »

Dans les Flores paradisi, la citation, correctement placée parmi les extraitsdu Liber pastoralis, est plus courte qu’ailleurs. La première partie de la phraseest en réalité un extrait de saint Bernard 36, que Thomas d’Irlande a ajouté dans

35. L’extrait existe aussi dans le Liber exceptionum (fol. 60vb), mais sous une forme beaucoupplus courte : « Ad hoc conditor noster latere nos voluit finem nostrum ut, dum incerti sumusquando moriamur, semper ad mortem parati inveniri debeamus (Gregorius in Moral. XII). » Lasource de ce passage se trouve effectivement chez Grégoire le Grand : Moralia in Job, XII, 38, éd.Marc Adriaen, Turnhout, 1979-1985, 3 vol. (Corpus christianorum, Series latina, 143), t. I, p. 654.

36. Bernardus Claraevallensis, Tractatus de praecepto et dispensatione, par. 19, dans SanctiBernardi Opera, éd. Jean Leclercq, Henri-M. Rochais et Charles Hugh Talbot, Rome, 1957-1977,

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sa rubrique Oratio AN. C’est donc bien le Manipulus florum que Guillaume deSauqueville a suivi. Il conserve l’ajout de mittitur, que l’on ne lit pas dans laversion des Flores 37.

On lit dans le sermon 33, fol. 90va, un passage de Grégoire tiré des Moraliain Job (à gauche). L’extrait figure dans le Manipulus florum à la rubriqueScriptura sacra AF, fol. 175b (au milieu). Cette citation se trouve bien dans lesMoralia, au début du livre 2 38 (à droite).

« Ita dicit Gregorius, secun-do Moralium : Scriptura sacraoculis mentis velut speculumquoddam opponitur, ut ibinostra interna facies videatur.Ibi enim feda pulcraque nos-tra conspicimus, ibi sentimusquantum proficimus, quan-tum ne a profectu distamus. »

« Scriptura sacra mentisoculis quasi speculum quod-dam opponitur, ut ibi internafacies nostra videatur. Ibienim feda, ibi pulcra nostraconspicimus, ibi sentimusquantum proficimus, quan-tum ne a profectu longedistamus. Gregorius II libroMoral. c. I. »

« Scriptura sacra mentisoculis quasi quoddam specu-lum opponitur, ut interna nos-tra facies in ipsa videatur. Ibietenim foeda ibi pulchra nos-tra cognoscimus. Ibi sentimusquantum proficimus, ibi aprofectu quam longe dista-mus. »

Cette citation de Grégoire ne figure pas dans les Flores, et le Liber exceptio-num (fol. 53va, Gregorius II Moral. lib. 2, cap. 1), en donne seulement ledébut : Scriptura sacra mentis oculis quasi quoddam speculum opponitur, utibi interna nostra facies in ipsa videatur. La suite de la phrase, telle qu’on peutla lire dans le Manipulus ou dans le sermon, ne se trouve pas dans le Liber, àtout le moins pas à proximité du premier membre de phrase. Là encore,Thomas d’Irlande a retravaillé sa source et a assemblé des phrases séparées àl’origine dans le texte. Il a peut-être même utilisé une source supplémentairequi lui a donné le texte complet de Grégoire. Guillaume de Sauqueville, une foisde plus, dépend du Manipulus : il ne procède à aucun ajout supplémentaire,l’extrait est de même longueur. Les seules différences résident dans de légèresvariations de vocabulaire.

IV. Guillaume de Sauqueville, Thomas d’Irlandeet les « originalia »

Nous pouvons pousser plus loin la vérification. Thomas d’Irlande avait eneffet sous la main les manuscrits de la bibliothèque de la Sorbonne. Il a ainsi pualimenter son texte à la fois aux deux florilèges mais aussi à d’autres livres

8 t. en 9 vol., t. III, p. 267 : « Talis ergo requirendus est ad orandum, qui sit idoneus ad placan-dum. » La seconde partie de la citation se trouve dans Grégoire le Grand, Regula pastoralis,I, 10 = Règle pastorale, éd. et trad. Bruno Judic, Paris, 1992, 2 vol. (Sources chrétiennes, 381-382),t. I, p. 164.

37. On note par ailleurs une erreur de lecture sur is/hiis, du moins dans le ms. lat. 16495.38. Gregorius Magnus, Moralia in Job..., p. 59.

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disponibles sur place. C’est ce que laissait déjà entrevoir l’exemple précédentchoisi chez Grégoire. Thomas donne dans le prologue du Manipulus la liste destextes qu’il a cités dans son œuvre et Mary et Richard Rouse ont pu identifier àquels manuscrits de la bibliothèque il s’était référé, en sus des florilèges.

C’est le cas par exemple du De libero arbitrio de saint Bernard : celui-ci afourni des citations aux Flores, tandis que le Liber exceptionum ne contientaucune œuvre de Bernard. Mais le texte est aussi en entier dans le manuscrit dela Bibliothèque nationale de France, lat. 16371 39. Prenons la rubrique Volun-tas AB, qui se trouve dans le Manipulus, où elle est précisément attribuée àBernard (fol. 203va, Bernardus, Libro de libero arbitrio ; à gauche) 40. On peutla comparer à la version issue du ms. lat. 16371 (fol. 56vb, attribution identi-que ; au milieu) et aux Flores paradisi (fol. 112a, attribution identique ; àdroite).

« Voluntas est motus ratio-nalis et sensui presidens etappetitui ; habet sane quoquese volverit, rationem sempercommitem et quodammodopedissequam : non quod sem-per ex ratione, set quod num-quam absque ratione movea-tur, ita ut multa faciat peripsam contra ipsam, hoc estper ejus quasi ministerium,contra ejus consilium sivejudicium. Est vero data ratiovoluntati ut instruat illam,non destruat. »

« Porro voluntas est motusrationalis et sensui presidenset appetitui ; habet sane quo-cumque se volverit, rationemsemper comitem et quodam-modo pedissequam : nonquod semper ex ratione,set quod numquam absqueratione moveatur, ita ut multafaciat per ipsam contra ipsam,hoc est quasi per ejus ministe-rium, contra ejus consiliumsive judicium. [...] Est verodata ratio voluntati ut ins-truat illam, non destruat. »

« Voluntas est motus ratio-nalis et sensui presidens etappetitui ; habet sane quoquese volverit, rationem sempercommitem et quodammodopedissequam : non quod exratione, set quod numquamsine ratione moveatur, ita utmulta faciat per ipsam contraipsam, hoc est per ejus quasiministerium, contra ejusconsilium sive judicium. »

La parenté du Manipulus avec le ms. lat. 16371 est claire, en particuliergrâce à la présence de la dernière phrase, absente des Flores. Les variations devocabulaire témoignent aussi de cette proximité (semper, absque). La mêmecitation de Bernard existe également dans le sermon 13 de Guillaume deSauqueville ; on lit en effet au fol. 31a :

« Bernardus : Voluntas est motus rationalis et sensui presidens appetitui ;habet sane quo se volverit, rationem semper commitem et quodammodo pedis-secam : non quod semper ex ratione, set quod numquam absque ratione movea-tur, ita ut multa fiant per ipsam contra ipsam, hoc est per ejus quasi misterium,contra ejus consilium sive judicium. Est vero data ratio voluntati ut instruateam, non destruat. »

39. Manuscrit daté du xiiie siècle, signalé dans les catalogues de la Sorbonne de 1321 et de 1338.Fol. 56-67v : « De gratia et libero arbitrio liber unus ». Voir R. et M. A. Rouse, Preachers...,p. 278-279.

40. Bernardus Claraevallensis, Liber de gratia et de libero arbitrio, par. 3, dans Sancti BernardiOpera..., t. III, p. 168. L’extrait est identique à celui du ms. Bibl. nat. de Fr., lat. 16371.

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Guillaume de Sauqueville a repris la version de Thomas d’Irlande sans sereporter au florilège, ni probablement au texte intégral, puisque, comme Tho-mas, il coupe une partie du texte après judicium.

Il cite à onze reprises Hugues de Saint-Victor, dont les textes figurent dans leManipulus, mais ni dans les Flores ni dans le Liber exceptionum. Les référen-ces au De anima et au De claustro anime, qui ont la faveur du prédicateurdominicain, ont été puisées par Thomas dans le manuscrit de la Bibliothèquenationale de France, lat. 15315 41. Il n’apparaît dans aucun de ces onze cas queGuillaume ait directement utilisé ce manuscrit : c’est par le Manipulus qu’il estpassé. Voici un exemple choisi dans le sermon 33 (fol. 90vb ; à gauche). Cepassage figure dans le Manipulus (au milieu), à la rubrique Consideratio suiAF (fol. 39va). Dans le ms. lat. 15315, on trouve aussi le même texte, confor-mément aux indications bibliographiques de Thomas (Hugo liber de animac. 9), mais il est scindé en deux parties (à droite). En effet, au fol. 4b, on lit lapartie principale de la citation. La dernière phrase (multi multa sciunt et seipsos nesciunt) se trouve bien dans le manuscrit d’Hugues de Saint-Victor, maisassez loin de là puisqu’il s’agit en réalité de l’incipit de l’œuvre (fol. 2a).Thomas d’Irlande a mis bout à bout ces deux phrases ; il a également ajouté unmembre de phrase que l’on ne retrouve ni dans le manuscrit ni chez Hugues deSaint-Victor (cum tamen summa philosophia sit cognitio tui). Guillaume deSauqueville a suivi cette reconstruction.

« Dicit Hugo libro primo deanima : Melior es si te ip-sum cognoscas quam si tenecglecto cursus syderum,vires herbarum, complexio-nes hominum, naturas anima-lium celestium hominumqueet terrestrium scienciam habe-res. Multi multa sciunt et seipsos nesciunt. »

« Melior es si te ipsumcognoscas quam si te nec-glecto cursus syderum, viresherbarum, complexiones ho-minum, naturas animaliumcelestium omnium et terres-trium scienciam haberes.Multi enim multa sciunt etse ipsos nesciunt cum tamensumma philosophia sit cogni-tio sui. Hugo libro I de animac. ix. »

« Multi multa sciunt etsemet ipsos nesciunt, alios ins-piciunt et se ipsos deserunt. »(Fol. 2a.)

« Stude cognoscere te quiamulto melior et laudabiliores si te cognoscis quam si teneglecto cognosceres cursussiderum, vires herbas, com-plexiones hominum, naturasanimalium et haberes om-nium celestium et terrestriumscienciam. » (Fol. 4b.)

Tous ces exemples montrent que le travail de Guillaume de Sauqueville s’estlargement appuyé sur le Manipulus florum : le florilège a fait office de sourced’auctoritates, sans que Guillaume éprouve le besoin d’aller voir plus loin dansd’autres manuscrits. Sur l’échantillon de travail de soixante-six citations pré-sentes à la fois dans les sermons et dans le Manipulus, un tiers des cas montrentune similitude nette avec la version du Manipulus et non avec les sources de ceflorilège.

41. Manuscrit du xiiie siècle légué à la Sorbonne par Gérard d’Abbeville, signalé dans lescatalogues de 1321 et de 1338. Voir R. et M. A. Rouse, Preachers..., p. 287-288.

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On ne peut cependant pas écarter l’idée que Guillaume de Sauqueville ait eusa propre connaissance des textes ni qu’il ait, de temps en temps, vérifiélui-même dans un autre manuscrit l’extrait choisi dans le Manipulus. Ainsidans le sermon 8, il cite Grégoire et donne la référence au texte de manièreprécise, ce qui est peu habituel chez lui :

« Gregorius in Regula, capitulo tertio, qui dicit : Nemo amplius in Ecclesianocet quam qui, perverse agens, nomen vel ordinem sanctitatis habet. Delinquen-tem namque hunc redarguere nemo presumit ; et in exemplum culpa vehementerextenditur, quando pro reverentia ordinis predicator honoratur. »

Cet extrait trouve place au milieu d’un développement sur le rôle exemplaireque doivent tenir tous les viri ecclesiastici, dans leurs actes comme dans leursparoles. Il provient de la rubrique Exemplum O du Manipulus (fol. 80a), maisla référence y est plus sommaire : Gregorius, probablement sous-entenduibidem, c’est-à-dire in Pastorali. Dans les Flores paradisi, pas davantaged’indication : Gregorius ex libro pastorali (fol. 95a). C’est dans le Liber excep-tionum que l’on trouve la même précision que dans le sermon : Gregorius inRegula pastorali III. Ces trois dernières versions sont textuellement identi-ques. Guillaume de Sauqueville ou son copiste s’est autorisé une variante avecpredicator à la place de peccator. Il utilise le texte de la rubrique Exemplum Ode manière logique par rapport à son texte, mais il savait par ailleurs précisé-ment d’où venait ce texte, peut-être grâce au Liber exceptionum. On peut ainsiimaginer que le Manipulus aurait fait office d’index thématique pour lerecours au florilège cistercien. Un autre cas semblable se rencontre avec unecitation de saint Bernard légèrement plus développée que celle du Manipuluset qui figure aussi dans le ms. lat. 16371. Un point de comparaison intéressantest offert par la pratique du prédicateur Federico Visconti 42, dont les sermonssont nourris d’un grand nombre d’auctoritates issues de sources plus variéesque celles de Guillaume, mais où l’on aperçoit aussi l’utilisation massive desSentences de Pierre Lombard et du Décret de Gratien. Sur la pratique deFederico, Nicole Bériou conclut qu’il a utilisé deux types de sources : d’unepart les originalia qu’il pouvait avoir à sa disposition, et qui lui permettaientdes emprunts assez longs dans un but d’exégèse ; d’autre part des citationsbrèves très nombreuses issues de recueils intermédiaires. Guillaume deSauqueville, pour sa part, s’appuie sur sa propre culture, que nous ne pouvonsconnaître précisément, et sur un instrument de travail destiné aux prédicateurs.

42. Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, archevêque de Pise, 1253-1277,éd. sous la dir. de Nicole Bériou, Rome, 2001 (Sources et documents d’histoire du MoyenÂge, 3).

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V. La méthode de travailde Guillaume de Sauqueville

Lorsque Guillaume rédige un sermon, il s’appuie avant tout sur la Bible. Lescitations bibliques constituent l’écrasante majorité des auctoritates. Ainsi,vingt et un sermons, soit un quart du corpus, ne proposent aucune autreauctoritas : seuls des extraits de la Bible soutiennent alors le développement.La Bible est donc son principal instrument de travail. Guillaume de Sauquevillea travaillé de manière très libre avec le Manipulus. On ne décèle pas, à la lecturede ses sermons, l’application d’une méthode de travail stricte et régulière.D’une manière générale, lorsqu’un sermon comporte un nombre important decitations non scripturaires, soit à partir de cinq auctoritates dans le texte —signe que le sermon représente au moins cinq feuillets du manuscrit —, on voitqu’une partie de celles-ci proviennent du Manipulus, voire la totalité, commesi, souhaitant construire un texte long et argumenté, l’auteur s’était muni d’unoutil approprié. Dans les cas où le sermon ne comprend qu’un nombre limitéd’auctoritates, soit entre une et quatre, elles sont rarement issues du florilège.Il semble donc que le florilège alimente la réflexion de l’auteur sur le sujet traitédans le sermon et le guide en même temps dans la construction de sondéveloppement.

Il peut ainsi arriver qu’un sermon soit construit en lien direct avec unerubrique du Manipulus : c’est le cas par exemple du sermon 50 pour la fête del’Annonciation 43. Le sermon commence par un prothème puis le prédicateurenchaîne sur une double division du verset choisi, en deux fois trois parties. Surles onze auctoritates figurant dans ce sermon, neuf existent dans le florilège,soit sept dans la rubrique Maria, une dans la rubrique Oratio et une dans larubrique Gaudium. Guillaume a eu recours aux rubriques Maria AC (deuxfois), AP, AB, T, AF et AD. Si l’on suit le fil du texte du sermon, il a donc choisi,dans la rubrique Maria, les citations nos 29, puis 42, 28, 20, 32, puis à nouveau29 et enfin 30. Il puise en divers endroits, dans le désordre, et procède à un choixintellectuel fondé sur la cohérence de son texte. Il exploite ainsi pleinement lepotentiel du Manipulus : la structure du florilège lui permet une recherchethématique aisée grâce aux rubriques, et la variété des auteurs sélectionnésenrichit son sermon. De plus, la rubrique Maria est l’une des plus longues duManipulus : elle compte soixante-deux citations. Elle fait l’objet d’une netteprédilection de Guillaume, que l’on peut expliquer par la présence dans lecorpus de nombreux sermons sur la Vierge (deux sur la Conception, cinq surl’Annonciation et trois sur l’Assomption).

La plupart du temps, Guillaume de Sauqueville puise dans des rubriquesvariées, et, dans ce vaste ensemble, il choisit avec précision les extraits qui

43. Fol. 120va-124a : « Hec dies boni nuntii est, 4 Reg. vii (9). Viator volens invenire hospitiispreparatum... »

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s’insèrent le mieux dans son texte, c’est-à-dire qui présentent une parentéévidente de pensée et de vocabulaire. La citation n’est pas retenue pour permet-tre les enchaînements d’idées, elle ne vient pas en première ligne, mais toujoursà l’appui d’un argument. Ainsi dans le sermon 63 bis, donné pour la fête desaint Hippolyte 44, il emploie huit auctoritates issues du Manipulus.

Rubrique et no de citationdu « Manipulus »

Auteur cité

Voluntas, 24 BernardCaro sive corpus, 20 Hugues de Saint-VictorCaro sive corpus, 19 Hugues de Saint-VictorSuperbia, 57 Alain de LilleServitus, 1 AugustinSocietas, 11 Isidore de SévilleTribulatio, 39 BèdeProsperitas, 7 Jérôme

Son choix dans le Manipulus se caractérise par la diversité des rubriques etdes auteurs sélectionnés. Ce sermon met en évidence le travail soigné duprédicateur et représente également une trace du cheminement de sa penséependant son travail. Ainsi, après une longue introduction, Guillaume bâtit sonsermon sur un plan complexe et peu lisible au premier abord, à partir de ladivision de Rom. 8, 14, mais en intercalant au milieu un nouveau développe-ment à partir de Sap. 5, 5 : Computati sunt inter filios Dei et inter sanctos sorsillorum. Le premier paragraphe est consacré à Hii sunt filii Dei et part de l’idéede l’égalité de la naissance devant Dieu : tous les hommes sont frères car ils sontnés de la même mère et faits de la même terre. Et il conclut par Eccli. 10, 9 :Quid ergo superbis terra et cinis, pour mettre en garde l’homme, né de rien,quelle que soit sa condition terrestre, contre le péché d’orgueil. Sa démonstra-tion se développe alors sur ce double thème et il passe logiquement à l’idée quele corps de l’homme est vil et qu’il n’a pas à en tirer gloire. Il puise donc dans lesrubriques Caro sive corpus et Superbia, choisissant dans la première deuxextraits d’Hugues de Saint-Victor et dans la deuxième un extrait d’Alain deLille, qui répondent de manière très claire, en premier lieu et tout simplementpar leur vocabulaire, au développement dans lequel ils sont insérés.

La citation d’Alain de Lille mérite une attention particulière. D’un point devue logique, elle a tout à fait sa place dans le sermon. Choisie dans la rubriqueSuperbia, elle est introduite dans un paragraphe consacré au corps et audétachement que l’on doit montrer à son égard : le corps n’est rien, il n’y aaucune raison d’en tirer gloire. La citation de Nahum vient poursuivre lamétaphore sur la brique commencée plus haut. Le scribe ne connaissait proba-

44. Fol. 141b-146va : « Quicumque spiritu Dei aguntur hii filii Dei sunt, Ro. 9 (8, 14). Quicquidsit secundum jura, tamen ista consuetudo servatur in Francia... » (voir le sermon édité en annexe).

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blement pas bien le Liber de planctu naturae d’Alain de Lille : il a lu copulatuau lieu de complanctu 45 sur le manuscrit du Manipulus, à la fin de SuperbiaBE. Peut-être aussi s’est-il laissé entraîner par l’usage du même verbe dans ledébut du sermon, dans le paragraphe sur Sara et Abraham (liés par le mariage).Thomas d’Irlande a utilisé son propre manuscrit du De planctu 46 pour eninsérer des extraits dans le Manipulus. Guillaume de Sauqueville suit demanière très libre la citation du florilège puisqu’il remplace penalitas etnecessitas par nativitas (à moins qu’il faille y voir des fautes de copie).

Cette technique de lien par le vocabulaire conduit logiquement Guillaume deSauqueville à utiliser la même entrée du Manipulus dans des sermons diffé-rents. C’est le cas de l’extrait Maria R, qui se présente ainsi dans le florilège 47 :

« Ceteris virginibus per partes prestatur gratia, Marie vero se totam infuditgratie plenitudo que fuit in Christo quamquam aliter et aliter, quia in Christo fuitplenitudo gratie tamquam in homine personaliter diffinito, in Maria vero ut intemplo singulariter consecrato ; vel aliter, in Christo fuit plenitudo gratie sicut incapite influente, in Maria vero sicut in collo transfundente ».

Elle apparaît dès le début du sermon 39 48, dans une comparaison entre laVierge et la lune d’une part, le Christ et le soleil d’autre part, pour montrer quela lune, comme Marie, atteint sa plénitude grâce au soleil (à gauche). Elleréapparaît dans le sermon 67 (Assomption) 49 dans un contexte différent,traitant cette fois des vertus (à droite).

« Luna recipit a sole complementum virtutiset perfectionis sue, scilicet plenitudinem lumi-nis. Sol autem a luna non recipit nisi solameclipsim, non quia sol eclipsetur in se ipso setper comparationem ad nos, sic Maria a solejustitie Christo habuit complementum virtutis

« Laus est premium virtutis. Set quando suntin patria victores sunt secuti set quia omnisvirtus a Deo est, ideo sibi gloriam debet attri-bui, quia Dominus virtutum ipse est rex glorie(Ps. 23, 10). Modo ita est quod in rebus ordina-tis quantum virtutis habet inferior, tantum

45. La variante complanctu pour planctu est courante. Voir Nikolaus M. Häring, Alan of Lille,« De planctu naturae », dans Studi medievali, t. 19, 1978, p. 797-879. Superbia BE, fol. 189a :« Heu ! homini unde iste fastus, ista superbia ? Cujus erumpnosa nativitas, cujus vitam laboriosamdemollitur penalitas, cujus penalitatem penalior mortis concludit neccessitas, cui esse momentumvita naufragium, mundus exilium, cui vita aut abest aut spondet absenciam, mors aut instat autminatur instantiam. Alanus de Complanctu nature. »

46. R. et M. A. Rouse, Preachers..., p. 408. Il s’agit du ms. Bibl. apost. Vat., Reg. lat. 1006. Tousles manuscrits parisiens du Manipulus datant du début du xive siècle donnent la leçon complanctu(Bibl. nat. de Fr., lat. 15985, lat. 15986 et lat. 3336 ; Bibl. Mazarine 1031, 1032 et 1033 ; Sorbonne215).

47. Cet extrait, pourtant attribué par Thomas d’Irlande et Guillaume de Sauqueville à saintJérôme, n’a pas pu être repéré avec exactitude.

48. Fol. 101va-104va : « Erunt signa in sole et luna (Luc. 21, 25). Ortus solis et exordium novelune habent illud commune... » (Conception de la Vierge).

49. Fol. 153b-156b : « In civitate sanctificata similiter requievi (Eccli. 24, 15). Omnes qui sunt deeadem dyocesi quando habent gravem querelam... » On trouve encore une troisième occurrence dela citation dans le sermon 68, fol. 157b.

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et perfectionis, plenitudinem luminis gratie.Ave, inquit angelus, gratia plena etc.(Luc. 1, 28). Unde Jeronimus : ‘‘ Ceteris virgi-nibus per partes prestatur gratia, Marie setotam effudit gratie plenitudo que fuit inChristo, quamquam aliter et aliter : in Christofuit sicut in capite influente, in Maria vero sicutin collo transfundente. ’’ »

habet superior et plus. Ideo quia ista est supe-rior omnibus, in ea sunt omnes virtutes simulque in aliis sunt divise, nam secundum Jeroni-mum : ‘‘ Ceteris per partes gratia prestatur,Marie vero simul se totam infudit plenitudogratie. ’’ »

Il est très difficile d’imaginer concrètement comment Guillaume a travaillé.Au vu de la quantité d’extraits du Manipulus qu’il a utilisés dans ses sermons,on doit supposer qu’il en avait un exemplaire sous les yeux. La plupart dutemps, en effet, il propose un texte fidèle à celui de Thomas d’Irlande, lesmodifications étant réelles mais peu sensibles. Néanmoins quelques approxi-mations ne laissent pas d’étonner, comme dans le sermon 63 bis, lorsqu’ilattribue la citation Cum fex, cum limus... (Caro sive corpus T) à un versificatorinconnu alors que le Manipulus l’attribue clairement à Hugues de Saint-Victor.C’est la seule fois où il emploie ce mot de versificator, et la citation est intégréede manière habituelle dans le texte, en lien avec le raisonnement. Et quelqueslignes plus loin, il utilise Caro sive corpus S en lui donnant comme auteurHugo, comme Thomas d’Irlande. La recherche parmi les plus anciens témoinsmanuscrits parisiens du Manipulus n’a pas montré de proximité entre lems. lat. 16495 et l’un des huit manuscrits examinés. Les variantes sont à la foisminimes et assez fréquentes entre les diverses versions, sans montrer de pointscommuns stables. Le sermon ne figure pas dans les autres témoins manuscritsdes sermones de sanctis de Guillaume de Sauqueville, et on manque donc d’unpoint de comparaison fiable. Guillaume aurait-il mis en doute l’attribution àHugo qu’il lisait dans le Manipulus ? Il s’agit peut-être d’une simple mise envaleur de la citation.

** *

Guillaume de Sauqueville a su utiliser pleinement la richesse du Manipulusflorum : il a puisé dans soixante-quinze rubriques différentes pour rédiger sessermons, pour un total de deux cent trois citations différentes. La question del’usage pratique des florilèges s’éclaire ainsi par son exemple — sans négligerpour autant d’autres dimensions d’un texte tel que le Manipulus florum,puisque, comme l’a montré C. Nighman 50, l’analyse de la préface et de larubrique Predicatio indique qu’il fut construit non pas uniquement comme unoutil adapté à la rédaction de sermons, mais avant tout dans un souci pédago-gique de formation universitaire.

50. C. L. Nighman, Commonplaces on preaching among commonplaces for preaching ? Thetopic Predicacio in Thomas of Ireland’s « Manipulus florum », dans Medieval sermon studies,t. 49, 2005, p. 37-57.

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Cette utilisation du florilège apporte également un élément chronologiqueutile : elle établit que les sermons de Guillaume de Sauqueville n’ont pas étérédigés avant 1306, date à laquelle Thomas d’Irlande termina son œuvre. Dansson étude sur les Flores paradisi, T. Falmagne 51 conclut ainsi : « À partir del’exemplaire de Thomas d’Irlande, le travail de l’anonyme de Villers survécut àtravers le célèbre Manipulus florum. Ainsi, nombreux furent les auteurs du basMoyen Âge qui héritèrent inconsciemment du choix du moine brabançon. » Lechemin a été court entre l’œuvre du moine cistercien et les sermons dudominicain normand.

Guillaume de Sauqueville a bénéficié dans son travail de l’évolution des outilsproposés aux prédicateurs : on passe de compilations fondées sur les notionsd’œuvre et d’auteur, comme le Liber exceptionum, à des outils plus spécialisés,permettant un accès thématique et direct aux œuvres et qui n’imposent pas uneconnaissance préalable des textes et des auteurs. J. Hamesse 52 estimait que lesutilisateurs de florilèges ne lisaient probablement pas les œuvres originales. Onvoit que Guillaume de Sauqueville, au moment de travailler sur ses sermons, aremplacé la lecture approfondie des Pères par l’usage du Manipulus, sans enfaire toutefois un usage exclusif. Il avait aussi, grâce à ses études et à sa culture,une grande connaissance des œuvres ; mais le recours au recueil répondait à unsouci d’efficacité propre aux prédicateurs de son temps.

Christine Boyer.

Annexe

Guillaume de Sauqueville,sermon 63 bis (Saint-Hippolyte)

Bibl. nat. de Fr., lat. 16495, fol. 141b-146va. — Les numéros de feuillet et de colonne sontindiqués dans le texte entre crochets. Les références nécessaires pour compléter celles de l’auteur ysont ajoutées entre parenthèses. Les citations scripturaires sont en italiques, les autres entreguillemets.

[141b] Quicumque spiritu Dei aguntur hii filii Dei sunt, Ro. 9 (8, 14). Quicquid sitsecundum jura, tamen ista consuetudo servatur in Francia quod filiis legittimis, qui postmortem patris debent succedere in bonis paternis, patre mortuo statim assignaturductor et tutor sub cujus regimine sunt et cui sicut patri obediunt. Set filii spurii, quipatri mortuo non succedunt, dimittuntur suo regimini, sine tutore sunt. Hoc ideo dixiquia hanc consuetudinem regni Francie vult Deus servare in regno militantis Ecclesie

51. T. Falmagne, Un texte en contexte..., p. 409.52. Les Auctoritates Aristotelis..., p. 10.

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quia patre mortuo nostro Christo, per cujus mortem nos succedere debemus in heredi-tate celesti si sumus filii Dei, quia si filii et heredes, Ro. 4 53 (8, 17) ; ipso, inquam,mortuo, ne filii Dei remanerent totaliter orphani, statim datus est eis 54 tutor et rector,scilicet Spiritus sanctus, in die Pen-[141va]-tecostes apostolis missus. Spiritus Dominiductor est ejus 55 (Is. 63, 14). Ps. (142, 10) : Spiritus tuus bonus deducet me in terramrectam etc., dicit psalmus. Quod ita sit ipse Christus innuit, Jo. (14, 18), ubi dicitapostolis : Non relinquam vos parvulos orphanos. Mundum premiserat quandodocuit 56 : Rogabo patrem meum et alium paraclitum dabit vobis ut maneat vobiscumin eternum (Jo. 14, 16). Spiritum veritatis a patre procedit. Si Spiritus sanctus ductor ettutor non datur nisi filiis legittimis qui succedere debent in bonis paternis, signum etinfallibile argumentum est quod isti sunt filii et heredes regni. Et si filius et heres perDeum (Gal. 4, 7). Qui habent tutorem istum, scilicet Spiritum sanctum, qui in ejusspiritibus non resistunt 57 set ad nutum obediunt : Ipse enim Spiritus testimoniumreddit spiritui nostro 58 quod sumus filii Dei, Ro. 9 (8, 16). Signum est quod sunt filiispurii, filii dyaboli, qui non reguntur tutore isto : Filii Belial idest absque jugo (Judic.19, 22). Vidimus ideo quando in spiritibus 59 Spiritui sancto non obediunt set resistunt,Heb. 12 (8) : Quod si extra disciplinam estis ergo adulteri, non filii estis. In hoc ergodiscerni possunt filii Dei et filii dyaboli, quia quicumque spiritu Dei aguntur etc.(Rom. 8, 14), licet in hoc manifesti 60 sunt filii Dei et filii dyaboli, prima Jo. 3 (10).Figuram habemus ad hoc Gen., ubi legimus quod Abram et Saray, matrimonioconjuncti, quamdiu steterunt sub nominibus istis numquam potuerunt habere filium ;bene Abram habuit de ancilla filium qui non successit in hereditate paterna. Quin ymmodictum est (Ge. 21, 10) : [141vb] Eice ancillam etc. Set quando mutata sunt nominaeorum amborum, ita quod nomen Abram prolongatum est in una sillaba que abinspiratione incipit, dictus est Abraham nomen, quando Saray est abbreviatum in sillabaet dicta est Sara, tunc Abrahe natus est filius de libera. Unde dictum est ei (Ge. 17,15-16) : Saray uxorem tuam non vocabis Saray, set Sara, et ex ea dabo tibi filium cuibenedicturus sum. Abram et Saray matrimonio conjuncti sign[ific]ant 61 duas potentiasin homine quia in matrimoniali vinculo invicem copulatas. Abraham videns 62 significatrationem vel intellectum qui est potentia cognitiva. Saray velamen meum, princeps 63

mea 64, significat voluntatem que est potentia et que in regno anime tamquam princepset domina aliis viribus imperat, idest verbum imperativi modi copulemus. Ista tuncSaray detinet sillabam et Abram caret sillaba que ab aspiratione incipit. Quando

53. Ro. 4] quasi dicat add. ms.54. eis] ei ms.55. ejus] vel sese add. ms.56. docuit] Dominus ms.57. non resistunt] voci resistant ms.58. nostro] sancto ms.59. spiritibus] spiritualibus ms.60. manifesti] manifesta ms.61. La forme graphique, dans l’ensemble des occurrences suivantes, ne montre pas clairement

l’abréviation qui distinguerait les formes de « signare » et de « significare ». La transcription tranchepartout en faveur de ces dernières, plus correctes.

62. Hieronymus, Liber interpretationis hebraicorum nominum, éd. Paul de Lagarde, 1959(Corpus christianorum, Series latina, 72), p. 3.

63. Ibid., p. 20.64. mea] meam ms.

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voluntas retinet proprium spiritum, homo sequitur proprium appetitum et ideo nonducitur Spiritu sancto nec voci ejus obedit quin potius resistit. In Actibus apostolorum(7, 51) dicebat Apostolus : Incircumcisi cordibus et auribus, vos semper Spiritui sanctoresistitis ; incircumcisi cordibus, quasi dicat : non resecastis a Saray sillabam, idest istissic stantibus non nascitur filius libere, heres regni, quin potius filius gehenne. Dicit enimBernardus 65 : Cesset propria voluntas et infernus non erit. In quem enim deseviet 66

ignis nisi in propriam voluntatem ? Non propria voluntas [142a] Deum impugnat,adversus eum extollitur. Ipsa [est] que paradysum [spoliat], infernum ditat, sanguinemChristi evacuat et dictum dyaboli modum subjungit. Ergo resecatur sillaba, quod esttollere propriam voluntatem, et infernus non erit. Set econtra tunc resecatur sillaba,idest prolongatur Abram sillaba que ab aspiratione incipit. Quando resecatur a propriavoluntate proprium imperium, homo non sequitur proprium appetitum set Spiritussancti instinctum. Tunc certe nascitur filius libere qui succedit in hereditate paterna,quia ubi Spiritus Domini, ibi libertas, 2 Cor. (3, 17). Hoc advertentes 67 martires gloriosiYpolitus et ejus socii contra inclinationem proprii appetitus optulerunt se morti sequen-tes in hoc instinctum Spiritus sancti ut mererentur dici et esse filii Dei : Ut filii Deinominemur et simus, prima Cor. (I Jo. 3, 1). Ideo itaque fratres juxta consilium apostoliad Gal. (4, 31) : Non simus ancille filii set libere. Resecemus a Saray sillabam y, que fitprecipue per votum obedientie in ingressu religionis, set scitis quid est ? Est regula apudgrammaticos sic dicens : sillaba que brevis est muta liquida consequente longa potestfieri, set longa nequit breviari et modo produci ad placitum : multum est grata versifi-canti quia de facili mutat versum. Sillaba ergo brevis facilius intrat versum quia potestproduci quam sillaba longa que non potest abbreviari. Quid est facere versum nisiconvertere peccatores ad bonum ? Versificator ad quem [142b] pertinet versum istumconvertere est Spiritus sanctus cui attribuitur justificatio impii, qui convertit cordapatrum in filios et incredulos ad penitentiam justorum. Sillaba 68 ergo que producitur etabbreviatur 69 ad placitum, persona que ducitur Spiritu sancto et ei obedit ad nutum, illaest ei grata, quia de facili intrat versum, de facili convertitur ad religionis ingressum.Que est illa ? Certe sillaba brevis, longa non. Sillabe breves sunt parvuli ignorantes : illide facili intrant versum, ita sunt inducte et obstinate in malo quod vix vel numquampossunt converti ad bonum. Inveterate dierum malorum Juda (Dan. 13, 52). Redeo undesermo primus. Econtrario ostensum est quod illi qui abbreviant Saray in sillaba etproducunt Abram in sillaba que incipit ab aspiratione, idest illi qui resecant propriamvoluntatem, proprium imperium, et secuntur Spiritus sancti instinctum, habent ducto-rem spiritum et tutorem, illi sunt filii Dei et heredes regni (Jac. 2, 5). Hoc dicit verbumquod in principio proposui, scilicet Quicumque spiritu Dei aguntur etc., quia talesfuerunt isti martires gloriosi. Ideo ad comendationem eorum ordinemus constructio-nem sic : Hii sunt filii Dei (Rom. 9, 8) ; secundum nobilitas seu agilitas : prompti-tudinis obsequio 70 aguntur, non agunt, non resistunt 71 set obediunt ; tertium sub-tilitas, spirituDei :SpiritusenimomniascrutaturetiamprofundaDei,primaCor.2 (10).

65. Manipulus florum, Voluntas X (« Bernardus sermone 121 ») ; Bernardus Claraevallensis,Sermones in die Paschae, sermo 3, par. 3, dans Sancti Bernardi Opera..., t. V, p. 105.

66. deseviet] deservet ms.67. advertentes] avertentes ms.68. sillaba] sillaba add. ms.69. abbreviatur] abbreviat ms.70. obsequio] se add. ms.71. resistunt] resistant ms.

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Circa primum sciendum quod inter fratres uterinos filios ejusdem 72 matris non[142va] est disparitas in nobilitate ex parte matris ipsius quin omnes sint eque nobilesvel eque rustici, nec debet unus cum alio gloriari vel super alium comendari, set ex partealterius et alterius patris est frequenter magna disparitas in tantum quod quidam suntfilii nobilis viri et legittimo thoro, alii sunt rustici minus filii et de adulterio nati et de hacnobilitate potest unus super alium comendari. Hoc ideo dixi quia nos omnes boni et maliet divites et nobiles et rustici omnes sumus fratres uterini : Fratres enim sumus,Gen. (13, 8). Ratio est quia de utero ejusdem matris egressi et in sinum unius matrishabemus reverti. De hac matre loquitur Sap. in Ecclesiastico xl (1) : Occupatio magnacreata est hominibus et jugum grave super filios Ade a die exitus de utero matriseorum 73 etc. usque in diem sepulture in matrem omnium. Ecce quod matrem omniumvocat terram et pro Deo sumus de eadem matre nati, de eadem terra figurati, vere sicEcc. 33 (Eccli. 33, 10) : Omnes homines de solo et ex terra unde creatus est Adam. Siomnes de eadem matre nati, de eadem terra figurati, sic et omnes sumus fratres uterini.Quid ergo superbis terra et cinis, Ecc. x (Eccli. 10, 9). Unde dicit versificator 74 : Cumfex, cum limus, cum res vilissima sumus, unde superbimus ? Ad terram terra redimus.Quomodo audet 75 unus super alium gloriari de nobilitate parentele carnalis, cum exparte matris a qua caro trahit originem, omnes simus 76 fratres [142vb] uterini ? Filiusregis numquid est de nobiliori ventre natus vel formatus de materia mundiori quamfilius rustici ? Certe non. Ymmo probo quod de debiliori. Ista est conditio lateris que deterra formatur quod lateres igne decocti mundiores efficiuntur. E contrario si lavanturaqua, quanto plus lavantur aqua, tanto amplius sordidantur que terra formantur. Estcorpus humanum a principio de limo terre formatum, corpus nostrum inde habetconditionem laterum quo quanto magis nutritur in aquis deliciarum, tanto pluresimmunditias habet, plures feditates emittit per os, aures etc. ; et sic de aliis in tantumquod dicit Hugo 77 de Claustro anime quod nihil aliud est caro, cum qua tanta est cura,cum qua tanta est societas, quam spuma caro facta 78, fragili decore vestita 79 : set eritcadaver miserum et putridum et cibus vermium. Si, inquit, consideres quid per os etnares et ceteros meatos corporis egrediuntur, vilius sterquilinium numquam vidisti.Econtra corpus humanum ad modum lateris quando decoquitur in camino paupertatis(Is. 48, 10) pauciores immunditias habet vel emittit. Unde vulgaliter dicitur : « C’est trobele chose veir poverté » 80. Ergo exemplo laterum cogitare debent filii magnatum quinutriti sunt in aquis quod ipsi non sunt de materia mundiori formati 81, de nobilioriventre nati quam filii pauperum rusticorum. Ita [143a] dicitur in Nahe 82 (Nah. 3, 14) :

72. ejusdem] ejusdam ms.73. eorum] mee ms.74. Manipulus florum, Caro sive corpus T (« Hugo de Claustro anime libro 1 capitulo 1 »).75. audet] audit ms.76. simus] sumus ms.77. Manipulus florum, Caro sive corpus S (« Hugo de Claustro anime libro 1 capitulo 1 ») ;

auctor incertus (Bernardus Claraevallensis ?), Meditationes piissimae de cognitione humanaeconditionis, cap. 3, dans PL, t. 184, col. 489D.

78. facta] factum ms.79. vestita] vestitum ms.80. veir poverté] veiroy poveit ms.81. formati] forti ms.82. Nahe] nare ms.

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Intra lutum, calca subigens 83, laterem tene. Hoc est dictum : considera in lateribus deluto formatis 84 tui originis vilitatem et tu non gloriaberis, ymmo calcabis et vilipendes.Dicit Alanus 85 de Complanctu 86 nature : « Heu ! homini unde fastus, ista superbia ?Cujus erumpnosa nativitas 87, cujus vitam laboriosam demollitur nativitas, cujus pena-litatem penalior morte concludit nativitas, cui omne momentum, vita naufragium,mundus exilium, cui vita aut abest aut spondet absenciam, mors aut instat aut mina-tur 88 instantiam. » Habeo ergo quod de nobilitate parentele carnalis nullus debet superalium gloriari vel super alium comendari quia omnes sumus fratres uterini ex partematris, idest non multi sapientes secundum carnem, non multi potentes, non multinobiles, ut non glorietur omnis caro in conspectu Dei (I Cor. 1, 29). Sic 89 ergo aliquisdebet comendari super alium de nobilitate quam habet ex parte patris, quia, si filius Deiest, non dyaboli. Sic gloriabatur ille de quo libro 90 Sap. (2, 13) : Filium Dei se nominat ;sequitur (Sap. 2, 16) : Et gloriatur se patrem habere Deum. Sic gloriabatur Apostolus adRom. 6 (5, 2) : Gloriamur in spe filiorum Dei. De hac nobilitate que venit ex parte patriscomendantur isti martires gloriosi cum dicitur (Rom. 8, 14) : Hii filii sunt Dei, utexponatur de hiis illud quod scribitur Sap. 6 (5, 5) : Computati sunt inter filios Dei,conscio seu congregatio pulcrior inter sanctos, portio seu possessio potior, quia [143b]inter sanctos sors illorum.

De primo nota quod campsor vel mercator computat quandoque cum denariisplumbeis summam et peccunias quas recepit vel expensas quas fecit vel facere intendit.Hoc modo accipitur computare in Luc. xiiii (28) : Quis ex vobis volens turrim edificarenon 91 prius sedens computat sumptus qui necessaria sunt ? Alio modo dicitur quodcampsor computat quando monetam quam recipit numerat, ut eam in sacco vel archaponat. Inter computare primum et secundum est differentia, quia in primo compotorecipiuntur libentius plumbei denarii quam aurei vel argentei. Ibi enim non attenditurad valorem set solum ad situm. Unde ostenditur 92 frequenter quod denarius plumbeusin tali compoto valet centum, ubi aureus valet dimidium solidum tantum. Ratio etiamest : denarius secundum quod mutat alium et alium situm valet modo c libras, modounum obolum solum. In secundo compoto non sic fit. Verum est quod ad mensamcampsoris portantur denarii cujuslibet conditionis, set campsor qui novit valorem 93

cujuslibet monete non omnem monetam computat et recipit. Ymmo antequam compu-tet peccuniam que offertur sibi, primo eligit denarios bonos vel malos, aureos et abargenteis ; quo facto omnes malos refutat et solos bonos computat et in archa reponit, itaquod componit aureos ex parte una, argenteos ex parte alia [143va] in saccis diversis.Spiritualiter campsor qui novit valorem cujuslibet monete est solus Deus qui novitmerita cujuslibet persone. Campsor iste habet duplicem mensam, mensam regni celestis

83. subigens] subigent ms.84. formatis] formati ms.85. Manipulus florum, Superbia BE (« Alanus libro de Complanctu nature ») ; Alanus de

Insulis, Liber de planctu naturae, dans PL, t. 210, col. 468A.86. Complanctu] copulatu ms.87. nativitas] ejus add. ms.88. mutatur ms.89. sic] si ms.90. libro] pro add. ms.91. non] nunc ms.92. ostenditur] ostendit ms.93. valorem] valore ms.

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et mensam Ecclesie militantis. Set computare est valde equivocum hic et ibi. Loquitur deprima mensa ipsemet ubi dicit (Luc. 22, 29-30) : Dispono vobis etc. usque ibi : supermensam meam in regno meo. De secunda loquitur sub parabola mense usurarii(Luc. 19, 23) : Quare non dedisti peccuniam eam ad mensam et ego veniens cum usurisutique exigissem illam. Secundum veritatem de omni peccunia quam ipse mutuat 94

nobis in mensa vite presentis exigit 95 usuras [ad] usum meritorii operis. Modo sicutcomputare est valde equivocum hic et ibi, in compoto enim hujus mundi gratius 96

recipiuntur denarii plumbei quam aurei, sicut et boni viri in mundo non computanturnec sunt alicujus reputationis. Hoc deplorat Je. 14 in Tren. (4, 2) : Filii Syon incliti etamicti auro puro, ecce denarii aurei, quomodo reputati sunt in vasa testea opusmanuum figuli ! Ratio est quia in isto compoto non attenditur ad valorem monete setsolum ad situm : ille plus reputatur qui habet majorem statum, et frequenter contingitquod denarius plumbeus, homo nullius valoris, ponitur in alto situ, ideo reputaturmultum, computatur per centum, ubi denarius aureus, homo magni valoris, tenetinfimum gradum nec reputatur unum obolum. Ysa. liii (2-3) : Desideravimus despec-tum [143vb] et novissimum virorum, unde nec reputavimus eum. Recte est de compotohujus mundi sicut de compoto algorismi : ibi enim omnis littera non mutata nisisecundum situm valet modo simplum, modo decuplum 97, modo centuplum ; sic inreputatione mundi eadem persona in nullo mutata quantum ad valorem secundumalium et alium situm vel gradum reputatur modo modicum, modo multum. Et quidcontingit ? Certe quod 98 denarius qui nunc valebat centum cito mutatur ad situm aliumet tunc non valet nisi obolum ; sic vero fortuna currente et Deo volente homo nulliusvaloris qui modo propter altitudinem status reputatur centum in momento perditstatum illum et non reputatur ad unum obolum. Ecce quomodo computabitur 99 inmensa regni celestis. Verum est quod ad illam mensam portantur denarii cujuslibetconditionis, omnes boni et mali offerunt se ad veniendum et omnes stabimus antetribunal Christi (Rom. 14, 10). Set campsor qui novit valorem cujuslibet monete, meritacujuslibet persone, bonam monetam computat et malam refutat. Sap. xv (2) : Si pecca-vimus scimus quoniam apud te sumus computati. Unde ipse primo eligit et separaturdenarios bonos a malis, electos a reprobis 100, malos non computat set simpliciter refutatjuxta illud (Mt. 13, 48) : Elegerunt bonos in vasa, malos autem foras miserunt. Iteminter denarios bo-[144a]-nos ipse distinguet et secundum valorem eorum reponet eos inlocis diversis ; illic patres dispositi 101 secundum qualitatem meriti, sicut dicitur inYsa. 102. Inter alios martires collocantur de primis. Ideo dictum est Computati sunt etc.

De secundo dicitur quod persona libere conditionis, quamdiu possidet terram velinhabitat 103 domum conditionis servilis, ratione terre vel loci subjacet in aliquoservituti. Set quando persona de se libera non possidet terram nisi liberam, non

94. mutuat] mutat ms.95. exigit] exegit ms.96. gratius] contrarius ms.97. decuplum] duplum ms.98. quod] qui ms.99. computabitur] computabatur ms.100. a reprobis] et reprobos ms.101. dispositi] dispoisiti ms.102. Non inveni.103. inhabitat] inhabitet ms.

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habitat 104 locum nisi amortizatum, tunc talis nec ratione loci nec ratione sui subjacet inaliquo servituti. Propter hoc religiosi loca que inhabitant faciunt amortizari. Hoc ideodico quia summa et sola servitus est peccati servitus 105, quia secundum Augustinum 106

« bonus si serviat liber est ; malus autem etiamsi regnet servus est, nec hominis tantumset, quod gravius est, tot dominorum quot vitiorum. » Ratio est quia, sicut servusquantumcumque laborat nihil sibi acquirit, sic peccator per quecumque opera bonanihil de condigno potest mereri. Ergo qui facit peccatum servus est peccati. Personalibere conditionis est anima habens libertatem arbitrii. Terra multipliciter serva est.Caro nostra figurata est per terram Egypti que propter habundantiam redacta est inservitutem regis pharaonis, Ge. xlvii 107. Egyptus angustia, vel tribulo coangustans.Terra ergo Egypti est terra domus nostra que multas angustias patitur famis et sitis,frigoris et nuditatis et sic de aliis, et hanc multiplicem servitutem incurrit propter cibumvetitum quem appetat. [144b] Anima enim libera erit immunis ab omnibus istis : Queerat libera facta est ancilla, dicitur primo Mach. I (2, 11). Anima ergo quamvis rationesui sit libera, quia tamen habitat domum terrenam conditionis servilis, ratione ejusfrequenter incurrit servitutem peccati. Je. VII (Rom. 7, 25) : Ego ergo mente servio legiDei, carne autem peccati. Nota : nec potest anima, quamdiu inhabitat domum istamvel terram non amortizatam, quamdiu conjuncta corpori mortali, temporaliter esselibera a servitute peccati. Facias terram tuam amortizari (Deut. 24, 4), idest facias 108

carnem per opera misericordie mortizari. Colo. 3 (5) : Mortificate 109 membra vestraque sunt super terram, sequitur (3, 6) per que venit ira Dei super filios diffidentie.Unde quanto caro melius mortificatur, tanto anima liberior efficitur. Ratio est quiaduorum habentium diversas qualitates vel quanto unum magis mortificatur, tantoalterum actioni ejus magis subicitur. Si cesset repugnantia qualitatum, cessat subjectiounius ad alterum. Caro et spiritus in vita presenti habent qualitates contrarias etadinvicem valde repugnantes, dicente Apostolo, Ro. VII (23) : Video aliam legem inmembris meis repugnantem legi mentis mee et captivum me ducentem in lege peccati.Et ideo durante rebellione carnis ad spiritum, quanto caro magis subicitur et ampliuscaptivatur in tantum quod si secundum carnem vixeritis moriemini, Rom. VIII (13) ;econtra quanto caro magis moritur, tanto spiritus liberior efficitur, [144va] quia sispiritu facta carnis mortificaveritis vivetis (Rom. 8, 13), set in penitentia, quia etiamresumptis corporibus cessabit etiam subjectio et servitus predicta et tunc enim creaturaliberabitur a servitute corruptionis in libertatem glorie filiorum Dei, Ro. 9 (8, 21). Hocadvertentes 110 martires gloriosi fecerunt morte sua 111 mortificari totaliter 112, feceruntcarnem martirio consumari, et ideo nec ratione martirii consumati et ideo nec rationeterre sue subjacent in aliquo servituti, ut concludam de eis : Ergo liberi, Mt. xvii(25).

104. habitat] habitet ms.105. servitus] intellectum ms.106. Augustinus] quod add. ms. ; Manipulus florum, Servitus A (« Augustinus libro 4 de

Civitate Dei ») ; Augustinus Hipponensis, De Civitate Dei, éd. Bernhard Dombart et Alfons Kalb,1955 (Corpus christianorum, Series latina, 47), lib. 4, cap. 3.

107. xlvii] xlii ms.108. facias] facies ms.109. mortificate] mortificata ms.110. advertentes] avertentes ms.111. morte sua] mortem suam ms.112. totaliter] mortificari exp. ms.

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Tertio ipsi sunt quorum conscio vel congregatio pulcrior inter sanctos. Diciturvulgaliter quod ille qui coream intrat oportet quod corizet. Simile enim proverbiumhabetur primo Reg. (16) ubi legitur quod cum Saul ad cuneum prophetarum psallen-tium 113 et corizantium venisset prope, statim cum eis incepit prophetare et canere(I Reg. 19, 24) : Unde exivit proverbium : Num 114 et Saul inter prophetas ? Ratio autemquare iste qui coream intrat cognoscitur coreizare est in promptu, quia enim coreizantesadherent sibi mutuo et tenent se cum manibus. Ideo unus trahit sibi alium, ita quodduobus motis et coreizantibus tertium qui est inter eos necesse est moveri et coreizarecum illis duobus. Spiritualiter corea quantum ille qui ingreditur coreizante cognosciturest congregatio bona vel mala. In corea enim bonorum efficitur bonus homo, in congre-gatione malorum malus. Ps. (17, 26) : Cum sancto sanctus eris [144vb] etc. Ratio est quiasocii de corea, de congregatione una, adherent sibi mutuo passuum et unus facilitertrahit secum alium ad portandum. Propter hoc dicit Ysidorus 115 quod « melius estmalorum odium quam consortium. Sicut enim multa bona habet communis vita sanc-torum, sic multa mala affert societas malorum ». Item manus unius trahit alterum. Permanus intelliguntur opera, et mala opera unius faciliter trahuntur ab alio in exemplum.« Exempla enim plus movent quam verba », secundum Gregorium 116. Causa ergo quareille qui intrat coream cogitur malus esse est mutua 117 adhesio ipsorum. De hac adhe-sione in corea malorum habemus figuram in Gen. (22, 13) ubi Abraham vidit posttergum arietem inter vepres herentem cornibus. Vepres inprendentes sunt peccatores etmelius peccatrices que quasi violenter prendunt hominem earum coream frequentan-tem. Prov. 6 (26) : Mulier viri pretiosam animam capit. Ecc. 7 (Eccle. 7, 27) : Vidiamariorem morte mulierem que laqueus est venatorum, sagena cor ejus, vincula manusillius. Qui placet Deo effugiet eam, qui peccator est capietur ab illa. Aries animalbrutum habens duo cornua est brutalis homo seu habens duplicem appetitum, ariesinter vepres heret cornibus quia homo intrans coream peccatorum et precipue mulie-rum toto affectu eis adheret in tantum quod non possunt homines separari a [145a]mulieribus. Nunc quicumque sentit arietem sic vepribus adherentem, utinam faceretsicut fecit Abraham qui arietem mactavit et sic filium liberavit. Dictum est jam quodaries dictum est brutum animal, caro vel bruta sensualitas, filius spiritus ad similitudi-nem Dei factus. Modo ista duo sunt per immediata ut intra tactum est : vel oportetarietem mactari, carnem per opera misericordie, vel mortificari filium, idest spirituminterfici morte peccati. Si enim secundum carnem etc., ut supra (Rom. 8, 13). Hocadvertentes martires 118, isti fecerunt arietem mactari ut filius posset liberari et ut dicateorum quilibet (Ps. 87, 5-6) : Factus sum sine adjutorio inter mortuos liber. Et mihividetur quod isti eundo ad martirium coream pulcherrimam fecerunt. In capite enimcoree fuit una domina gratiosa Concordia, quia legimus 119 quod, cum Ypolitus cum totafamilia sua christiana et nutrice ejus Concordia fuissent adducti coram prefecto et ipseeis suaderet ut ydolis consentirent ne eorum corpora perirent, Concordia et pro omnibus

113. psallentium] psallentii ms.114. num] tantum ms.115. Manipulus florum, Societas K (« Isidorus libro 2 Soliloquiorum »).116. Cf. Gregorius Magnus, Dialogorum libri IV, lib. 1, prol., cap. 12 = Dialogues, éd. Adalbert

de Vogüé, trad. Paul Antin, Paris, 1979-1980, 3 vol. (Sources chrétiennes, 251, 260, 265), t. II, p. 16.117. mutua] mutuum ms.118. advertentes] avertentes ms.119. Bibliotheca hagiographica latina antiquae et mediae aetatis, ediderunt Socii Bollan-

diani, Bruxelles, 1898-1901, 2 vol., réimpr. 1992, t. I, nos 3961-3962.

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respondit 120 quod isti nullatenus consentirent, unde ipsa 121 ante omnes manifesta fuitet alios post se ad martirium duxit. Ecce corea valde pretiosa. Prov. xiiii (9) : Inter istosmorabitur gratia. Sic habeo quod ille qui ingreditur coream coreizante cognoscitur etquicquid sit de corea bonorum et malorum in vita presenti. Non est dubium de coreabonorum [145b] quia illic habent perpetuum gaudium et juge tripudium. Vix enim horavel dimidia fit 122 in celo silentium, ibi est una vox letantium et unus amor cordium.Quicumque intravit coream sanctorum oportet quod coreizet et faciat festum. Exulta-bunt enim sancti in gloria etc. (Ps. 149, 5). Narra de illa pulcra corea xvii martirum inLugduno 123 quomodo unus civis, audiens quod christiani martirizabantur, cum surge-ret de lecto et haberet adhuc alterum pedem nudum, statim decollatus accepit caputsuum in manibus suis et portavit ad puteum, dixit : Exultabunt in gloria sancti(Ps. 149, 5) ; alii de puteo mundaverunt in cubilibus suis. Ecce pulcra et magna corea,hanc intravit hodie Ypolitus cum familia sua ut dicat ipse : In plenitudine sanctorumdetentio mea, Ecc. (Eccli. 24, 16) et quia in illa corea est mirabile gaudium et ineffabileet ibi impletur voluntatis desiderium, potest ipse dicere illud quod scribitur in psalmo(15, 3) : Sanctis qui sunt in terra ejus, mirificabit 124 omnes.

Tertio sunt quorum portio potior : Inter sanctos sors illorum. Horum olim fuitverbum 125 religiosi cujusdam, quod adhuc hodie vulgaliter recitatur : « Nos, inquit,sumus fratres set scutelle nostre non sunt sorores » ; secundum veritatem ejusdemmatris, ex alio tamen et alio patre. Quamvis sint uterini fratres, scutelle tamen eorumnon sunt semper sorores. Quandoque enim mater, que plus diligit adulterum quamvirum proprium, meliorem portionem [145va] et majorem scutellam dat filiis spuriisquam legittimis. Hoc verum est quando mater scutellas dividit. Totum contrariumaccidit quando pater scutellas distribuit, quia ipse meliorem scutellam dat filiis propriisquam extraneis. Dixi autem quod nos omnes boni et mali sumus fratres uterini, filiiejusdem matris, ex alio tamen et alio patre, quia quidam filii dyaboli ; et quamvis ita sit,quod nos omnes sumus fratres, scutelle nostre tamen non sunt sorores, non sunt benepares, quia unus esurit et alius ebrius est. Ratio : quia terra mater nostra modo dividitscutellas et dat portionem majorem spuriis quam liberis, mali plus habundant in terreniset temporalibus bonis quam faciunt boni. In quorum manibus iniquitates sunt, terraeorum repleta est muneribus (Ps. 25, 10). Ecce ipsi peccatores etc. (Ps. 72, 12). Eccequod in vita presenti, ubi mater dividit scutellas, mali habent meliorem sortem. De quasorte Moyses loquitur Sap. secundo (6-7), in persona eorum dicit : Venite, fruamur bonisque sunt, utamur creatura tamquam in juventute sceleriter, vino et unguentis pretiosisnos impleamus etc. Sequitur (Sap. 2, 9) : Quoniam hec est pars nostra et hec est sorsnostra. Totum contrarium erit quando pater noster dividet scutellas, quando distribuetet retribuet singulis secundum merita sua. Juxta illud Ps. (77, 54) : Sorte divisit eisterram in funiculo distributionis. Qui nunc habent scutellam vacuam, ipse dabitplenam. Beati qui nunc esuritis quoniam saturabimini (Luc. 6, 21). Malis vero, quinunc [145vb] habent plenam, ipse dabit vacuam scutellam : Ve vobis divitibus etc. Vevobis qui saturati estis quia esurietis, in Luc. (6, 24-25). Non ergo debent indignaripauperes si habent modo pejorem sortem, vacuam scutellam, set debent sperare et

120. respondit] respondet ms.121. ipsa] ista exp. ms.122. fit] sit ms.123. Lugduno] Luguno ms.124. mirificabit] vivificabit ms.125. verbum] tribum ms.

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patienter exspectare quousque pater scutellas dividat 126 quia tunc habebunt melioremsortem. Ps. (30, 15-16) : Ego autem in te speravi Domine, dixi Deus meus es tu, inmanibus tuis sortes mee. Dicit Beda 127 super illo verbo (Jac. 1, 2), Omne gaudiumexistimate etc. : « Ne indignemini si mali in mundo floreant » etc., sicut habes insermone Salvatorem exspectamus 128. Modo divites non debent gaudere quia modohabent meliorem scutellam, quia dicit Jeronimus 129 quod « difficile est, ymmo impos-sibile, ut presentibus et futuris quis fruatur bonis » etc., ut habes in sermone Qui custosest 130. Set unde quod illi qui nunc habent vacuam scutellam, tunc habebunt plenam etecontrario ? Ecce scitis quod due situle que obviant sibi in aliquo puteo vel in unacysterna et volvuntur 131 una rota, sic se habent quod dum una plena ascendit, alia vacuadescendit. Postmodum autem, volvente rota motu opposito, illa que primo ascendebatplena descendit evacuata et que primo vacua descendebat 132 ultimo plena ascendit. Duesitule, una plena, alia vacua, que obviant sibi in puteo sunt dives plenus et pauper egenusqui obviant simul [146a] in unum. Dives et pauper obviaverunt sibi, utriusque opera-tor 133 est Dominus, Prov. xxii (2). Rota fortune modo sic currit et volvet pro divitibusquod dives quia plenus divitiis elevatur, exaltatur et ab omnibus honoratur, pauperautem, quia vacuus, deprimitur et despicitur ; set quando rota volvetur modo opposito,divites deprimuntur, vacui et pauperes exaltabuntur et replebuntur omnibus bonis.Luce primo (52-53) : Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles, esurientes implevitbonis etc. Sic patet quod situle non sunt pares nec scutelle sorores. Exemplum habemusin divite epulone et Lazaro mendico. Dilata quomodo scutelle eorum non fueruntsorores. Figuram habemus in Ge., in illo Benjamin de quo dicitur primo Reg. (10, 20)quod cecidit sors tribus Benjamin. Iste primo vocatus est a matre Benom, idest dolorisfilius, postmodum pater vocavit eum Benjamin, idest filium dextre. Hoc figurativedesignat quod illi qui in presenti sunt filii doloris 134 filii dextre vocabuntur et habebuntmeliorem scutellam, Act. 20 (26, 18) : Accipiant remissionem peccatorum et sorteminter sanctos, et Sap. 3 (14) : Dabitur ei fidei donum electum et sors in templo Deiacceptissima. Bonorum laborum enim labor gloriosus est fructus. Tales fuerunt istimartires gloriosi ut dicunt illud Col. i (12-13) : Dignos nos fecit in partem sortissanctorum et transtulit in regnum filii dilectionis sue.

De tertio principali nota quod dicunt grammatici quod inter partes orationis hoc est[146b] conditio solius pronominis quia pronomen ita regit quod non regitur. Beneinveniuntur partes alie que regunt et reguntur, sicut verbum, et alie que non reguntneque reguntur, ut adverbium, conjunctio, prepositio, interjectio. Verum est tamenquod prepositio regit set non omnem casum, quia deservit ablativo et accusativo tantum.Accipiamus pronomen et prepositionem. Videtur mihi quod talis est differentia qualis

126. dividat] dividit ms.127. Manipulus florum, Tribulatio AM (« Beda et est glossa super illud Jacobi : omne gaudium

exi fratres »).128. Sermon 29 (sermones de festis), fol. 80b-84a.129. Manipulus florum, Prosperitas G (« Hieronymus in epistula quadam ») ; Hieronymus,

Epistulae, ep. 118, par. 6, éd. Isidor Hilberg, 1910-1918, 3 vol. (Corpus scriptorum ecclesiasticorumlatinorum, 54-56), t. II, p. 444.

130. Sermon 63 (sermones de sanctis), fol. 138vb-142a.131. volvuntur] volvitur ms.132. descendebat] descendit ms.133. obviaverunt... operator] obviant sibi ut imperator ms.134. doloris] et qui add. ms.

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est differentia inter superbum et humilem. Prepositio, quid est ? Pars orationis quepreponitur aliis orationibus. Hec est conditio superborum qui omnibus volunt preponi :volunt semper regere et non faciunt. Illi quando veniunt ad statum prepositionis nondeserviunt nisi activo et ablativo tantum. Nihil aliud faciunt nisi accusare subditos, ettunc innocentes non possunt ab eis aliquid auferre. Figura in Gen. (Ex. 1, 11) ubi legiturquod proposuit eis magistros ut affligerent ; set ut inique 135 agerent laboraverunt,Jere. ix (5). Ysa. 136 (52, 5) : Dominatores autem inique agunt. Superbi ergo conditio-nem prepositionis habent, que non regitur set regit tamen duos casus. Superbi iniqueagebant usquequaque (Ps. 118, 51). Set veri humiles habent conditionem pronominis :volunt regere set reguntur. Ideo dicit : aguntur. Item pronomen dicitur, quia pronomine ponitur. Quamvis sit conditio omnium vere humilium, quasi scilicet ipsi gau-deant 137 quando patiuntur aliquod pro nomine Christi : Ibant apostoli etc. 138, tamenhoc est magis proprium in Christum. Qui pro nomine Christi morti se exponunt. Qui proChristi nomine sanguinem suum fuderunt. Ostendam ei quanta oporteat eum pronomine meo pati (Act. 9, 16). Utramque conditionem [146va] pronominis habueruntmartires isti, quia finaliter sanguinem suum fuderunt pro nomine Christi. Nolueruntregere set regi, agere set agi, exemplo Christi qui egressus a Jordane agebatur a spiritu indeserto, Luc. 4 (1, 80). Ergo Jordanis significat descensum humilitatis 139. Vere humilisagitur in deserto, obedit ei non solum in prosperis set in adversis, contra multos quiassimilatione arcus primo 140 flectuntur faciliter 141 versus ventrem, obediunt libenter inprosperis, retro cedunt, idest in adversis non possunt flecti set franguntur per impatien-tiam statim, Luc. 9 (8, 29) : Ruptis vinculis agebatur a demonio in deserto ; per quoddesertum venit ad terram promissionis. Ad quam nos perducat filius Virginis JhesusChristus.

135. ut inique] utrumque ms.136. Ysa] Luc. add. ms.137. gaudeant] gaudent ms.138. Responsorium Ibant apostoli gaudentes (d’après Act. 5, 41) ; Dom René-Jean Hesbert,

Corpus antiphonalium officii, Rome, 1963-1979, 6 vol., t. III, no 6873.139. Hieronymus, Liber interpretationis..., p. 67.140. primo] primi ms.141. faciliter] fallaciter ms.

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