Trinidad, une société en voie de décréolisation?
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1
Trinidad, une société en voie dedécréolisation ?
Par Dominique Aurélia in Christian Lerat (Dir.) Le monde caraïbe, défis et
dynamiques, tome 1, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, Presses
Universitaires Bordeaux ,2005
La Caraïbe est une région où la culture hybride issue de trois
siècles de bouleversements et de transmigrations préfigure les
paradigmes contemporains d’identifications transnationales,
diasporiques et culturelles. Plus que tout autre, Trinidad est
le lieu qui semble être la somme de l’expérience antillaise :
ici se bousculent les histoires fragmentées de l’Africain vomi
du Middle Passage, de l’Indien de Calcutta déversé dans les
plaines de Caroni, de l’épicier chinois, du vendeur ambulant
levantin, véritable Babel sans tour. En effet, Trinidad est
une société mosaïque constituée par des apports des
populations amérindiennes, européennes africaines,
asiatiques : d’abord colonie amérindienne gouvernée par
l’Espagne(1498) Trinidad, à la faveur du mémorandum proposé
2
par le planteur français Rome de Saint Laurent en 1777, fut
habitée par des colons français créoles originaires de St
Domingue, Martinique, Guadeloupe, Dominique, Ste-Lucie et
leurs esclaves qui s’installèrent grâce à l’édit de
peuplement (Cedula de plobacion ) proclamé en 1787. Ils seront
bientôt suivis de Corses, de Suisses, d’Italiens, d’hommes de
couleur libres en provenance d’Amérique, d’esclaves de
Barbade, de St-Vincent. Annexée en 1797 par les Anglais, la
colonie de Trinidad offrait la situation originale et unique
suivante : la majorité de la population parlait une langue (le
français) différente de celle des hommes au pouvoir (qui
parlaient l’anglais), pratiquait la religion catholique alors
que la minorité anglaise était protestante et que la
population servile africaine pratiquait d’autres cultes
(yoruba par exemple) et parlaient d’autres langues.
L’émancipation des esclaves en 1834 va susciter un important
besoin en main-d’œuvre. Des travailleurs engagés originaires
de Madère, de Chine (1100 introduits en 1853) mais surtout de
3
l’Inde (144000 entre 1845 et 1917) vont ajouter une nouvelle
composante au sein de cette société déjà complexe.
Au contraire des autres colonies antillaises structurées
autour de pôles linguistiques, sociaux, économiques plutôt
simples :Blancs/Noirs, religion du colon prédominante, une ou
deux langues etc..Trinidad présente dès le début du 20ème siècle
les caractéristiques d’une société plurale dans laquelle les
lignes de division ethnique(Indiens/Créoles),religieuse
(Hindous/chrétiens/musulman) géographique(rural/urbain)
linguistique(anglais/espagnol/fran-çais) politique(partis
indiens/noirs/musulmans indiens/musulmans
noirs)socioprofessionnelle (concentration d’Afro-Trinidadiens
dans la fonction publique et/ou l’industrie, des Indo-
Trinidadiens dans l’agriculture et/ou le commerce) reflètent
les contrastes de cette société.
De fait, l’histoire de Trinidad (j’exclus l’île de Tobago
annexée en1888 constituée essentiellement de descendants
d’esclaves africains et de colons) est marquée par des
périodes où domine tantôt une tension vers l’unité « together we
4
aspire, together we achieve » comme en témoignent les armoiries de
la République de Trinidad et Tobago (1962), tantôt une tension
vers la division. Car si cette société semble illustrer la
société multiculturelle idéale telle qu’elle est définie dans
son acception la plus courante à savoir la coexistence de
groupes ethniques, culturels et religieux différents dans une
même société, il n’en demeure pas moins vrai que cette
apparente coexistence pacifique, harmonieuse ne soit soumise à
des pressions contradictoires génératrices de dynamiques
proches de turbulences qui pourraient conduire à l’explosion.
Le processus de créolisation qui s’était mis en place au cours
des années 60 insufflant une certaine vitalité dans le
développement économique dopé par l’exploitation du pétrole, a
stagné au début des années 80 et le coup d’état manqué du
musulman noir Abu Bakr (1990) a révélé de manière aiguë une
société divisée. Lorsque l’Indo-trinidadien Basdeo Panday a
remporté les élections en 1995 grâce au vote de la communauté
indo-trinidadienne, certains observateurs politiques de la
région y ont vu l’émergence de la population indienne sur le
5
plan politique et l’heureuse alternance Noirs/Indiens. Mais la
crise qui s’est installée depuis les élections législatives de
2001 a mis en exergue une société profondément marquée par des
cloisonnements ethniques.
Nous tenterons à travers cet exposé de montrer en quoi la
créolisation perçue comme acculturation et discrimination par
les Indo-Trinidadiens a mis en œuvre un processus de
décréolisation susceptible de résulter en un éclatement de l’unité
rêvée.
CREOLES/CREOLISATION
Le terme créole fait généralement référence à des populations,
langues, poétiques et formes générées dans le Nouveau Monde,
et singulièrement à la société de plantation issue du mélange
européen et africain. Etre créole c’est être à la fois natif
et exogène, être né dans un espace qui n’est historiquement
pas celui de ses ancêtres. Si l’on se réfère à l’étymologie du
mot tel qu’il est défini par E. Brathwaite dans son
remarquable essai The development of creole society in Jamaica 1770-
1820 ,le terme espagnol « criollo » signifie être né localement
6
d’ancêtres exogènes. « Criollo » est un dérivé de « criar »
signifiant élever, issu du latin « creare » : créer. Le terme
« créole » s’appliquait à la fois aux Blancs nés aux colonies
(dans le cas des Espagnols) aux esclaves et aux Blancs nés aux
colonies (pour les Anglais et les Français) et enfin a servi à
définir la langue issue de la plantation. La polysémie du
terme lui confère un double aspect exclusif/inclusif.
S’agissant du terme « créolisation » il fait référence selon
les auteurs de l’essai Eloge de la créolité au « processus qui
désigne la mise en contact brutale sur des territoires soit
insulaires soit enclavés de populations culturellement
différentes. [..] Réunis au sein d’une économie
plantationnaire, ces populations sont sommées d’inventer de
nouveaux schèmes culturels permettant d’établir une relative
cohabitation entre elles. Ces schèmes résultent du mélange non
harmonieux et non achevé de pratiques linguistiques,
religieuses, culturales, culinaires, architecturales,
médicinales etc... » (1) Ce processus est antérieur à celui de
la créolité qui implique un double processus d’adaptation des
7
Européens, Africains et Asiatiques au Nouveau Monde et de
confrontation culturelle entre ces peuples au sein d’un même
espace, aboutissant à la création d’une culture syncrétique
dite créole.
Le processus de créolisation commun à toute la région de la
Caraïbe tend à placer l’identité Afro-caribéenne , l’histoire
Afro-caribéenne au centre. Brathwaite pose la question à
savoir si tous ceux qui sont nés dans le Nouveau Monde, nés et
non « importés » font partie de la société dite créole : les
Caraïbes noirs de St-Vincent, les Marrons de la Jamaïque, les
Caraïbes de la Dominique. Selon lui, ces groupes indigènes ou
enclavés (Marrons de la Jamaïque) n’ont pas intégré le
processus de créolisation parce que se trouvant en dehors des
relations économiques interdépendantes qui existent entre les
colons européens et les esclaves,
La question est de savoir si le processus de créolisation se
limite seulement au brassage complexe fait d’acculturation et
d’interculturalité ou si ce processus inclut la fusion de tous
les peuples qui ont immigré aux Antilles.
8
Rex Nettleford y voit un processus dynamique de fusion
interculturelle dont la matrice serait constituée par le
mélange des cultures africaines et européennes pendant la
période de la plantation, un processus ouvert et prêt à
intégrer les nouveaux arrivants.
A la lumière de ces propositions, il convient de se demander
si toutes les sociétés antillaises sont créoles d’une part et
d’autre part si la créolisation de la société trinidadienne a
eu lieu ?
Les sociétés barbadienne et jamaïcaine se sont formées en 1838
en tant que sociétés créoles contrairement à Trinidad et au
Guyana qui introduisent des Indiens et des Chinois au sein de
leur société. Ces groupes d’immigrants peuvent s’ils le
désirent prendre part au système. Citons M.G.Smith dans The plural
society in the British West-indies: « the Creole cultural and social
organization was a graduated hierarchy of European and African
elements, crudely visualized in a white-black color scale.
[..] Being neither White nor Black, both the Indians and the
9
Chinese escaped placement in the creole color scale which
crudely equated race and culture ». Ainsi Les Indiens dès leur
arrivée sont marginalisés comme le sont les Amérindiens en
Dominique aujourd’hui. Smith définit la créolisation comme
étant l’adoption de la culture créole et l’assimilation à la
société créole. Si les populations nées aux Antilles sont
créoles ,les Indiens sont généralement exclus de cette
dénomination. Sont appelés créoles les Noirs, Blancs ou Métis
nés aux Antilles. Les descendants d’Indiens sont décrits comme
des « East-indians ou des coolies ».
Les engagés indiens qui viennent travailler à Trinidad au 19ème
siècle ne s’installent ni dans l’espace ni dans le temps
puisque le contrat qui les lie à la colonie stipule qu’au
terme des trois années effectuées ils pourront retourner dans
leur pays d’origine ou renouveler la période de travail. Ainsi
ils préservent leurs coutumes, leurs langues et leurs dieux
loin de la souillure de la colonie afin de les
restituer « purs » au pays de leurs ancêtres. Pourtant
des140.000 immigrés indiens, seuls 33000 choisissent le
10
retour. Toute perspective de créolisation signifiait donc une
perte de leur héritage. Les relations entre les groupes ont
été affectées par des processus de stratification sociale
instaurés dès le 19ème siècle. En effet les Blancs forment une
minorité privilégiée, les Chinois sont surtout commerçants,
entrepreneurs et membres de professions libérales. Les
descendants d’esclaves Africains fournissent dès la seconde
moitié du 19ème siècle l’essentiel du prolétariat urbain et
industriel. La culture Afro-créole devient celle de la classe
ouvrière. La mise en place d’un système éducatif colonial
élitiste va favoriser la formation d’intellectuels noirs.(CLR
James, E.Williams etc..).Les descendants des travailleurs
indiens restent à la terre et ceux de confession hindoue et
musulmane résistent au prosélytisme de la mission
presbytérienne, l’un des plus actifs à promouvoir
l’alphabétisation des Indiens. Mais le préjugé reste vivace à
l’encontre de l’instrument de la créolisation représenté par
l’instituteur noir. En outre on avance que les Indiens
s’opposent à la scolarisation de leurs épouses. Toutes ces
11
raisons expliquent que la majorité des Indiens au début du 20ème
siècle se trouve hors du système, hors du temps de la colonie.
Pour reprendre l’expression de Rex Nettlefford « quand les
Indiens, Chinois, Libanais arrivent dans la région, les règles
du jeu sont déjà instituées. »(3)
La créolisation comme acculturation
En 2003 la population trinidadienne (Tobago incluse) comprend
1M 300000 habitants et présente une configuration ethnique
dominée par 2 groupes : les Afro-trinidadiens (39,5%) et les
Indo-trinidadiens (40,27%). Les populations dites mixtes
(18,45%) et les Chinois, Syro-libanais(-2%) .
Du point de vue religieux, la majorité est catholique (35%),
les Anglicans comptent pour 15%, les Presbytériens (indiens
pour la plupart) 3,2%. Les Hindous 25% et les musulmans
subdivisés en musulmans noirs et musulmans indiens 21,8%
recoupent le vieil antagonisme des relations inter-ethniques :
Abu Bakr inspiré des Black Muslims a créé dès 1960 une
véritable enclave musulmane avec ses écoles qui protègent les
élèves des excès de la société trinidadienne. Les autres
12
catégories religieuses appartiennent à des églises
protestantes orthodoxes ou à des cultes syncrétiques comme le
culte Orisha.
La spécialisation fonctionnelle des communautés a aussi
entraîné leur répartition dans l’espace :ouvriers noirs du
pétrole dans le sud dans la région de San Fernando, ouvriers
agricoles et planteurs indiens dans les plaines de Caroni,
petite bourgeoisie noire et mulâtre à Port-of-Spain et le long
du corridor Est-Ouest qui constitue une zone densément
urbanisée qui s’étend sur 25kms entre Port-of-Spain et Arima
(malgré le déplacement des indiens vers les villes ces
dernières années)
On observe que la superposition de la dichotomie rural/urbain
sur le clivage ethnique se retrouve lors de la création des
premiers partis politiques. Ainsi les Indo-trinidadiens ont
gravité vers le PDP (People Democratic Party crée en 1953 et
les Afro-trinidadiens vers le People’s National Movement (PNM
crée en1955, le parti fondé par Eric Williams le père de la
nation trinidadienne). Notons que le leader du PDP, Bhadase
13
Maraj était le responsable de l’association hindoue la plus
influente : Maha Sabha. De même le schéma de répartition
sociale et raciale se retrouve dans l’organisation des
structures syndicales. Les deux principaux partis politiques
tirent respectivement leurs soutiens des communautés africaine
et indienne. C’est le facteur ethnique qui constitue la
principale division politique. Avant l’accession de Basdeo
Panday au pouvoir, les leaders indo-trinidadiens se
considéraient comme marginalisés et écartés non seulement des
décisions politiques mais aussi de la société en général
puisque la reconnaissance de leur spécificité culturelle
n’était pas effectuée.(Laguerre) .Ainsi les Indiens dénoncent
un état monopolisé par des Noirs qui perçoivent le
« national » en termes d’africanité à l’exclusion de
l’indianité. Citons le sociologue Munasinghe qui en 1990 dans
un article intitulé Renovating national identity : the East-
indian struggle in Trinidad indiquait : « Au cours de son
histoire ici, on a fait en sorte que l’Indien se sente aliéné,
« exogène »,on lui a signifié que ce pays était un pays noir
14
pour l’homme caribéen. Dieu seul sait le temps qu’il faudra
pour que nous soyons acceptés comme faisant partie de la
nation. Dans les années à venir, il y aura une majorité
d’Indiens continuant à avoir le sentiment de constituer une
minorité ».Malgré les déclarations du PNM proclamant sa
volonté d’instaurer une société multiethnique et multiraciale,
la dominante culturelle est symbolisée par le steel-pan et le
calypso, éléments créoles issus du syncrétisme entre l’Europe
et l’Afrique. La victoire du NAR (National Alliance for
Reconstruction), le parti arc-en-ciel, aux élections de 1986 a
fait croire un moment qu’une formation politique multiethnique
ferait entrer Trinidad dans une ère nouvelle. L’espoir fut de
courte durée : un an plus tard, le parti se scinda entre un
groupe indien mené par Basdeo Panday qui créa l’UNC (United
National Congress) d’une part et un groupe créole avec à sa
tête le premier ministre de l’époque Arthur Robinson. Le pays
retourna au bon vieux clivage PNM/UNC. Parti noir vs parti
indien, ce dernier renforcé par la crise engendrée lors du
coup d’état d’Abu Bakr en 1990.
15
Avant l’arrivée de Panday au pouvoir en 1995, les Indo-
Trinidadiens considéraient l’Inde comme leurs pays, une fois
que leur représentativité politique, économique et sociale fut
opérée (les Indiens représentent une force économique
aujourd’hui prépondérante. En effet, on compte un nombre
croissant de chefs d’entreprise indiens, de plus en plus de
membres de professions libérales et une forte présence dans le
domaine de l’éducation (UWI), la perception qu’ils avaient
d’eux-mêmes et de leur pays se modifia.
Si l’antagonisme se fait plus apparent dans le domaine
politique, on peut se demander si certaines mutations
transculturelles perceptibles dans certains domaines tels la
cuisine, le carnaval, les célébrations de certaines fêtes ne
vont pas générer une plus grande cohésion sociale.
Pour tenter de trouver une réponse à notre questionnement, il
nous a paru intéressant de présenter une étude réalisée par
Roy Dereck MC Cree avec le concours de l’Institut de
recherches économiques et sociales, entre 1990 et 1991 sur
16
l’importance du facteur ethnique dans les célébrations
culturelles à Trinidad prenant en compte deux faits majeurs :
1. Le développement des entreprises indo-trinidadiennes dans le
secteur de l’économie.
2. Le fait que la population indienne dépasse de quelques
points la population noire pour la première fois dans
l’histoire du pays (en 1990 la population afro-trinidadienne
s’évaluait à 39,3% contre 40,1% pour l’indo-trinidadienne.)
Ces éléments, sans conteste relativisent le sentiment de
domination, de marginalisation de la population indienne.
Les formes culturelles nationales profanes et religieuses
examinées étant : Noël, les célébrations Hindoues du Divali et
du Phagwa, les célébrations musulmanes Eid-ul-Fitr et Hosay,
le carnaval et le calypso. L’étude a été menée sur des
échantillons représentant toutes les régions du pays et auprès
d’une population âgée de 15 à 64 ans.
Cette étude très détaillée et très fine aboutit aux résultats
suivants :
17
Noël est perçu comme un événement national auquel participe
la majorité de la population Cette fête reflète bien la
domination historique de la chrétienté dans la société et le
niveau d’acculturation qui s’est produit dans les groupes
non euro-créoles.
Le Divali (fête hindoue) a été reconnue comme fête nationale
en 1966. L’origine du mot provient du sanskrit Deepavali
signifiant gerbe de lumière.
S’agissant du groupe composé par les Afro-trinidadiens 14% y
participent contre 66,5% d’Indo-trinidadiens. (la
participation peut revêtir plusieurs formes : cuisine,
décoration de la maison, invitations etc...)
L’Eid-ul-Fitr
Cette cérémonie musulmane a été déclarée fête nationale en
1967. Elle marque la fin du ramadan. Le sondage révèle que
cette fête est peu célébrée et est observée par une minorité :
Participation
9,3% Afros
29,4% Indiens
18
18,9% Afro-Indiens
9% Autres (Chinois, Syro-libanais, Portuguais, Blancs
Amérindiens)
14,8% Métis (Mulâtres, Afro-Chinois, Indo-blancs)
Le Phagwa autre fête hindoue a un statut de fête chômée. Le
Phagwa à l’origine célèbre l’arrivée du printemps.
L’influence du carnaval a quelque peu désacralisé cette fête
en y incluant des concours d’orchestres et même une élection
de reine du Phagwa.
Participation
4.7% Afros
4.5% Afro-Indiens
21% Autres
45,3% Indiens.
La majorité de la population indienne étant de confession
hindoue, il apparaît normal que le plus fort pourcentage
provienne de cette catégorie.
Hosay , fête musulmane célèbre le martyr des deux petits fils
du prophète Mohamed : Hassan et Hosein. Célébration
19
spectaculaire faite de procession dans les rues au rythme
des tambours, de combats de bâtons etc.., cette fête à
l’instar du Phagwa a perdu son aspect religieux et revêt
l’aspect païen du carnaval.
Participation
8,6% Afros
14,2% Indiens
11,4% Afro-Indiens
19,6% Autres
S’agissant du Phagwa et de l’Hosay les chiffres montrent que
la participation à ces deux festivités est réduite à des
groupes spécifiques de la population. Ces deux fêtes pourtant
marquées et parfois altérées par les influences euro-créoles
(carnaval) n’entraînent pas une reconnaissance ou une
identification des Afro-Trinidadiens ou des autres groupes.
Le Carnaval
Inclut trois dimensions : le calypso-soca, le steel-pan et la
masquerade (mas). Les deux derniers jours du carnaval sont
déclarés fêtes nationales. Cette fête est suivie dans des
20
proportions quasiment égales par toutes les catégories de la
population. Il convient toutefois de noter que les Afro-
Trinidadiens de confession musulmane considèrent le carnaval
comme élément immoral et dégradant. En résumé, le Carnaval
demeure le marqueur le plus observable du syncrétisme culturel
dans la société trinidadienne.
Le calypso
Musique créole par excellence, née en terre trinidadienne, le
calypso est la mise en scène humoristique et critique des
événements qui traversent la société. De manière indéniable,
cette musique reste le véritable instrument de rapprochement
interethnique comme en attestent les chiffres :
Dans chaque catégorie prise séparément :
74,5% Afros écoutent le calypso
59,7% Indiens
67,8% Autres
Cette musique est reconnue comme étant nationale quelle que
soit l’appartenance au groupe ethnique parce que c’est une
21
musique non figée capable d’absorber et d’assimiler tous les
rythmes. Comme le note l’éminent spécialiste du calypso Gordon
Rolheir (4) « the tendency of the calypso over several decades
has been to move towards a musical resolution of internal
ethnic and aesthetic conflicts by blending two or more
available musical idioms :calypso/reggae,
calypso/chutney/parang/soul/zouk/latin rhythms /orisha
etc.. ».
La conclusion générale de cette étude nous montre que les
manifestations culturelles qui entraînent le plus de
participation sont Noël, le Carnaval et le Calypso et celles
qui rencontrent le moins de résonance auprès de la population
sont le Divali, le Phagwa, l’Eid-ul-Fitr et le Hosay. Alors
que le Divali et l’Eid ont été déclarées fêtes nationales de
jure plus de 37 ans plus tard elles demeurent de facto fêtées
seulement par les groupes ethniques concernés. L’adhésion
commune à Noël démontre que la société présente des valeurs
communes qui quoique « importées », opèrent comme facteurs
22
d’intégration et de stabilité sociales. S’agissant du
Carnaval, la participation massive des Indiens peut-être
perçue comme une créolisation progressive, une volonté
d’ouverture aux influences des autres groupes, en particulier
le groupe africain. Tandis que la non participation du groupe
africain aux fêtes hindoues et musulmanes peut être considérée
comme une créolisation régressive puisqu’elle indique
clairement un refus d’emprunter aux autres ou d’être influencé
par les autres.
Observons toutefois qu’un certain degré d’acculturation existe
entre des formes culturelles africaines et formes culturelles
indiennes. En effet, l’anthropologue Crowley indique que le
dieu yoruba Osain correspond au saint musulman Hosein.(5). Ainsi
les membres du culte orisha offrent à leurs ancêtres au cours
de rites sacrés de la nourriture indienne (roti, curry).De
même, dans 27% des enceintes consacrées au culte orisha,
flottent des oriflammes hindoues. Si la créolité est le
partage des ancêtres selon la magnifique formule de Jean
Bernabé, cette fusion en est un merveilleux exemple.
23
Cependant la participation des Afro-Trinidadiens aux
différentes expressions culturelles indiennes demeure infime
et reflète peut-être le fait que la dichotomie des termes indien
et national reste inchangée, que la créolisation s’opère de
l’Indien vers le Noir et non l’inverse. De manière plus
approfondie ce sondage révèle l’échec politique et social du
pouvoir qui n’a pas su adopter une approche multiculturelle à
des questions de « culture nationale » et « d’identité
nationale ». Cette situation s’est vérifiée par une volonté
d’affirmation de soi de plus en plus forte au sein de la
communauté indienne. En effet, des éléments qui à première vue
pourraient être considérés comme fusionnels et syncrétiques
sont les marqueurs d’une résistance à la créolisation.
Le chutney-soca, un exemple de décréolisation.
Le chutney est à l’origine un condiment utilisé dans la
cuisine indienne. Dans le contexte trinidadien, c’est aussi
24
une musique traditionnelle populaire chantée en dialecte de
Bhojpuri région de laquelle bon nombre d’Indiens sont
originaires principalement les provinces d’Uttar Pradesh et du
Bihar. C’est d’abord une musique syncrétique parce que
« transbordée » ; le dialecte indien s’est modifié en un
mélange d’anglais et de dialecte déformé à cause de la
méconnaissance de la langue par les chanteurs. En général
cette musique et les danses qui l’accompagnent sont exécutées
lors des cérémonies célébrant la naissance et le mariage en
particulier lors du Matikor dédié aux femmes, et font
référence à l’initiation sexuelle de la mariée. Les
instruments sont d’origine indienne (le dholak, le dandataal).
Le chutney en se modernisant, en se déplaçant de la campagne
vers la ville a introduit des instruments synthétiques et a
fusionné avec la musique soca (elle-même afo-euro-créole). On
assiste donc lors des compétitions pré-carnavalesques à des
élections du roi du chutney-soca et ceci, à l’échelle
nationale.
25
Nous sommes en présence d’une forme doublement hybride qui a
inversé le phénomène de créolisation puisque le chutney-soca a
conservé ses caractéristiques indiennes (chanteurs indiens,
instruments indiens pour la plupart) et s’est imposé dans la
communauté afro-trinidadienne.L’indo-trinidadien Satnarine
Balkaransingh dans un essai intitulé Chutney crosses over into
chutney soca in Trinidad and Tobago Carnival(6) explique comment
dans les années 70, la génération des Indo-Trinidadiens en
quête de racines a exploré inconsciemment des formes musicales
populaires susceptibles de concurrencer le calypso. Pour cette
génération qui, rappelons-le,se sentait marginalisée sur le
plan politique, social et culturel (indien/rural vs
africain/urbain) le chutney représentait la forme la plus
profane donc la mieux adaptée pour « accrocher » les publics
les plus divers. Le chutney est l’expression qui célèbre le
mieux la diversité de la société trinidadienne du point de vue
indo-trinidadien grâce à la visibilité des marqueurs indiens.
Cette adhésion populaire massive tant auprès de la communauté
26
indienne qu’africaine est souvent décrite comme élément de la
« renaissance indienne ».
Nous pouvons encore citer le pantar , mariage entre le steel
pan (instrument « national » afro-trinidadien) et le sitar
indien comme autre manifestation de l’interculturalité, du
dialogisme culturel mais surtout ce qu’il faut ,à mon sens,
souligner ici c’est de nouveau la visibilité des marqueurs
indiens( musicien et instrument). Citons par ailleurs un
article extrait du magazine indo-trinidadien Chutney-Star du 19
mars 2002 relatant la formidable aventure d’un orchestre de
steel pan composé uniquement de jeunes indiennes jouant de la
musique religieuse indienne qui a effectué un voyage en Inde.
Ce qu’il faut retenir de cet exemple est plus que le
syncrétisme steel pan/musiciennes indiennes, la visibilité
manifeste de la présence indienne. En résumé la décréolisation
qui se manifeste par le biais du syncrétisme de manière non
agressive, est un processus de dé-négritude.
La « douglarisation », une décréolisation réussie ?
27
Le terme de « douglarisation » apparaît au cours des années
80, utilisé par des politiciens et des leaders culturels
indiens. Le métissage, fruit de l’union indienne et africaine
est dans un premier temps dénoncé comme un instrument
pernicieux du processus de créolisation (Reddock 1994, 107)
car du point de vue de l’orthodoxie indienne toute identité
syncrétique menace la construction de l’indianité. Quand on
connaît la résistance de certains indiens à l’exogamie (50% y
seraient opposés) le terme de douglarisation témoigne de la
complexité de la décréolisation de la société. En effet, elle
peut être définie comme « la cannibalisation esthétique » de
la culture indienne par la culture créole ou comme
l’indianisation de la culture créole dominante.
Le mot « dougla » qui provient de l’hindi et signifie bâtard,
a souvent marqué la résistance Hindoue au mariage hors-caste.
Ce terme exprime une notion d’atteinte à la pureté de la race.
Les Indiens autrefois dominés et marginalisés ont conservé un
lien avec une mythique civilisation écrite millénaire donc
supérieure à celle des Noirs pourtant dominants. Ainsi la
28
douglarisation représente-t-elle la souillure exogame, la
soumission au discours dominant créocentrique,aux normes
créoles, la bâtardisation de l’indianité.
D’un autre point de vue, la reconnaissance des marqueurs
indiens dans la vie culturelle et politique (célébration de
l’arrivée des Indiens à Trinidad, jours religieux indiens
proclamés fêtes nationales, refus de certaines organisations
indiennes de l’introduction du steel pan dans les écoles tant
que l’harmonium ne sera pas lui aussi érigé en instrument
national etc..) signifie la présence et la contribution
indienne au sein de la société trinidadienne et partant la
douglarisation de la culture nationale.
Ainsi le chutney soca est perçu comme un vecteur de
douglarisation positive, de même le Jahaji Bhai, poétique
dougla magnifiée par le chanteur Brother Marvin qui a été au
centre d’une forte controverse déclenchée par l’un de ses
textes en 1996 Brotherhood of the boat :
The indentureship and the slavery
Bind together two races in unity
29
Ach-cha Dosti
There was no more Mother Africa
No more Mother India
Just Mother Trini.
………………………
whether you’re Hindu, Muslim or Christian
let’s walk this land hand in hand
we could only prosper if we try
as Jahaji Bhai
etc..
La douglarisation ne place pas l’africanité au centre mais met
en perspective un processus de construction culturelle, une
mise en relation. La douglarisation met aussi en relief les
dynamiques contradictoires qui l’animent et qui font de ce
processus une arme à double tranchant.
Au terme de cette étude j’ai apporté une réponse contrastée à
mon questionnement. En effet,la société trinidadienne est à la
croisée des chemins : les Indiens sont arrivés au 19ème siècle
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dans une société post-créole. Les expressions culturelles et
artistiques indiennes, considérées comme mineures dans la
perspective dominante créole, se sont révélées au cours de ces
dernières années, de plus en plus exigeantes et visibles.
Cette décréolisation pourrait constituer une issue heureuse si
l’on prend l’exemple du chutney soca mais prendre une tournure
dangereuse si la demande d’une reconnaissance majeure
équitable ne trouve pas d’écho. Trinidad, auto proclamée
société calalloo, peuple arc-en-ciel, de manière univoque doit
embrasser une idéologie d’identité nationale « mixte » en
prenant en compte la crainte de perte culturelle qui anime ces
deux groupes ethniques majeurs. D’une société créole
segmentaire, elle doit se transformer en société synthétique
de manière à ce que la formule de l’hymne national prenne tout
son sens : « toutes les croyances et toutes les races doivent
avoir une place égale. »
.