Trinidad, une société en voie de décréolisation?

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1 Trinidad, une société en voie de décréolisation ? Par Dominique Aurélia in Christian Lerat (Dir.) Le monde caraïbe, défis et dynamiques, tome 1, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, Presses Universitaires Bordeaux ,2005 La Caraïbe est une région où la culture hybride issue de trois siècles de bouleversements et de transmigrations préfigure les paradigmes contemporains d’identifications transnationales, diasporiques et culturelles. Plus que tout autre, Trinidad est le lieu qui semble être la somme de l’expérience antillaise : ici se bousculent les histoires fragmentées de l’Africain vomi du Middle Passage, de l’Indien de Calcutta déversé dans les plaines de Caroni, de l’épicier chinois, du vendeur ambulant levantin, véritable Babel sans tour. En effet, Trinidad est une société mosaïque constituée par des apports des populations amérindiennes, européennes africaines, asiatiques : d’abord colonie amérindienne gouvernée par l’Espagne(1498) Trinidad, à la faveur du mémorandum proposé

Transcript of Trinidad, une société en voie de décréolisation?

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Trinidad, une société en voie dedécréolisation ?

Par Dominique Aurélia in Christian Lerat (Dir.) Le monde caraïbe, défis et

dynamiques, tome 1, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, Presses

Universitaires Bordeaux ,2005

La Caraïbe est une région où la culture hybride issue de trois

siècles de bouleversements et de transmigrations préfigure les

paradigmes contemporains d’identifications transnationales,

diasporiques et culturelles. Plus que tout autre, Trinidad est

le lieu qui semble être la somme de l’expérience antillaise :

ici se bousculent les histoires fragmentées de l’Africain vomi

du Middle Passage, de l’Indien de Calcutta déversé dans les

plaines de Caroni, de l’épicier chinois, du vendeur ambulant

levantin, véritable Babel sans tour. En effet, Trinidad est

une société mosaïque constituée par des apports des

populations amérindiennes, européennes africaines,

asiatiques : d’abord colonie amérindienne gouvernée par

l’Espagne(1498) Trinidad, à la faveur du mémorandum proposé

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par le planteur français Rome de Saint Laurent en 1777, fut

habitée par des colons français créoles originaires de St

Domingue, Martinique, Guadeloupe, Dominique, Ste-Lucie et

leurs esclaves qui s’installèrent grâce à l’édit de

peuplement (Cedula de plobacion ) proclamé en 1787. Ils seront

bientôt suivis de Corses, de Suisses, d’Italiens, d’hommes de

couleur libres en provenance d’Amérique, d’esclaves de

Barbade, de St-Vincent. Annexée en 1797 par les Anglais, la

colonie de Trinidad offrait la situation originale et unique

suivante : la majorité de la population parlait une langue (le

français) différente de celle des hommes au pouvoir (qui

parlaient l’anglais), pratiquait la religion catholique alors

que la minorité anglaise était protestante et que la

population servile africaine pratiquait d’autres cultes

(yoruba par exemple) et parlaient d’autres langues.

L’émancipation des esclaves en 1834 va susciter un important

besoin en main-d’œuvre. Des travailleurs engagés originaires

de Madère, de Chine (1100 introduits en 1853) mais surtout de

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l’Inde (144000 entre 1845 et 1917) vont ajouter une nouvelle

composante au sein de cette société déjà complexe.

Au contraire des autres colonies antillaises structurées

autour de pôles linguistiques, sociaux, économiques plutôt

simples :Blancs/Noirs, religion du colon prédominante, une ou

deux langues etc..Trinidad présente dès le début du 20ème siècle

les caractéristiques d’une société plurale dans laquelle les

lignes de division ethnique(Indiens/Créoles),religieuse

(Hindous/chrétiens/musulman) géographique(rural/urbain)

linguistique(anglais/espagnol/fran-çais) politique(partis

indiens/noirs/musulmans indiens/musulmans

noirs)socioprofessionnelle (concentration d’Afro-Trinidadiens

dans la fonction publique et/ou l’industrie, des Indo-

Trinidadiens dans l’agriculture et/ou le commerce) reflètent

les contrastes de cette société.

De fait, l’histoire de Trinidad (j’exclus l’île de Tobago

annexée en1888 constituée essentiellement de descendants

d’esclaves africains et de colons) est marquée par des

périodes où domine tantôt une tension vers l’unité « together we

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aspire, together we achieve » comme en témoignent les armoiries de

la République de Trinidad et Tobago (1962), tantôt une tension

vers la division. Car si cette société semble illustrer la

société multiculturelle idéale telle qu’elle est définie dans

son acception la plus courante à savoir la coexistence de

groupes ethniques, culturels et religieux différents dans une

même société, il n’en demeure pas moins vrai que cette

apparente coexistence pacifique, harmonieuse ne soit soumise à

des pressions contradictoires génératrices de dynamiques

proches de turbulences qui pourraient conduire à l’explosion.

Le processus de créolisation qui s’était mis en place au cours

des années 60 insufflant une certaine vitalité dans le

développement économique dopé par l’exploitation du pétrole, a

stagné au début des années 80 et le coup d’état manqué du

musulman noir Abu Bakr (1990) a révélé de manière aiguë une

société divisée. Lorsque l’Indo-trinidadien Basdeo Panday a

remporté les élections en 1995 grâce au vote de la communauté

indo-trinidadienne, certains observateurs politiques de la

région y ont vu l’émergence de la population indienne sur le

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plan politique et l’heureuse alternance Noirs/Indiens. Mais la

crise qui s’est installée depuis les élections législatives de

2001 a mis en exergue une société profondément marquée par des

cloisonnements ethniques.

Nous tenterons à travers cet exposé de montrer en quoi la

créolisation perçue comme acculturation et discrimination par

les Indo-Trinidadiens a mis en œuvre un processus de

décréolisation susceptible de résulter en un éclatement de l’unité

rêvée.

CREOLES/CREOLISATION

Le terme créole fait généralement référence à des populations,

langues, poétiques et formes générées dans le Nouveau Monde,

et singulièrement à la société de plantation issue du mélange

européen et africain. Etre créole c’est être à la fois natif

et exogène, être né dans un espace qui n’est historiquement

pas celui de ses ancêtres. Si l’on se réfère à l’étymologie du

mot tel qu’il est défini par E. Brathwaite dans son

remarquable essai The development of creole society in Jamaica 1770-

1820 ,le terme espagnol « criollo » signifie être né localement

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d’ancêtres exogènes. « Criollo » est un dérivé de « criar »

signifiant élever, issu du latin « creare » : créer. Le terme

« créole » s’appliquait à la fois aux Blancs nés aux colonies

(dans le cas des Espagnols) aux esclaves et aux Blancs nés aux

colonies (pour les Anglais et les Français) et enfin a servi à

définir la langue issue de la plantation. La polysémie du

terme lui confère un double aspect exclusif/inclusif.

S’agissant du terme « créolisation » il fait référence selon

les auteurs de l’essai Eloge de la créolité au « processus qui

désigne la mise en contact brutale sur des territoires soit

insulaires soit enclavés de populations culturellement

différentes. [..] Réunis au sein d’une économie

plantationnaire, ces populations sont sommées d’inventer de

nouveaux schèmes culturels permettant d’établir une relative

cohabitation entre elles. Ces schèmes résultent du mélange non

harmonieux et non achevé de pratiques linguistiques,

religieuses, culturales, culinaires, architecturales,

médicinales etc...  » (1) Ce processus est antérieur à celui de

la créolité qui implique un double processus d’adaptation des

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Européens, Africains et Asiatiques au Nouveau Monde et de

confrontation culturelle entre ces peuples au sein d’un même

espace, aboutissant à la création d’une culture syncrétique

dite créole.

Le processus de créolisation commun à toute la région de la

Caraïbe tend à placer l’identité Afro-caribéenne , l’histoire

Afro-caribéenne au centre. Brathwaite pose la question à

savoir si tous ceux qui sont nés dans le Nouveau Monde, nés et

non « importés » font partie de la société dite créole : les

Caraïbes noirs de St-Vincent, les Marrons de la Jamaïque, les

Caraïbes de la Dominique. Selon lui, ces groupes indigènes ou

enclavés (Marrons de la Jamaïque) n’ont pas intégré le

processus de créolisation parce que se trouvant en dehors des

relations économiques interdépendantes qui existent entre les

colons européens et les esclaves,

La question est de savoir si le processus de créolisation se

limite seulement au brassage complexe fait d’acculturation et

d’interculturalité ou si ce processus inclut la fusion de tous

les peuples qui ont immigré aux Antilles.

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Rex Nettleford y voit un processus dynamique de fusion

interculturelle dont la matrice serait constituée par le

mélange des cultures africaines et européennes pendant la

période de la plantation, un processus ouvert et prêt à

intégrer les nouveaux arrivants.

A la lumière de ces propositions, il convient de se demander

si toutes les sociétés antillaises sont créoles d’une part et

d’autre part si la créolisation de la société trinidadienne a

eu lieu ?

Les sociétés barbadienne et jamaïcaine se sont formées en 1838

en tant que sociétés créoles contrairement à Trinidad et au

Guyana qui introduisent des Indiens et des Chinois au sein de

leur société. Ces groupes d’immigrants peuvent s’ils le

désirent prendre part au système. Citons M.G.Smith dans The plural

society in the British West-indies: « the Creole cultural and social

organization was a graduated hierarchy of European and African

elements, crudely visualized in a white-black color scale.

[..] Being neither White nor Black, both the Indians and the

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Chinese escaped placement in the creole color scale which

crudely equated race and culture ». Ainsi Les Indiens dès leur

arrivée sont marginalisés comme le sont les Amérindiens en

Dominique aujourd’hui. Smith définit la créolisation comme

étant l’adoption de la culture créole et l’assimilation à la

société créole. Si les populations nées aux Antilles sont

créoles ,les Indiens sont généralement exclus de cette

dénomination. Sont appelés créoles les Noirs, Blancs ou Métis

nés aux Antilles. Les descendants d’Indiens sont décrits comme

des « East-indians ou des coolies ».

Les engagés indiens qui viennent travailler à Trinidad au 19ème

siècle ne s’installent ni dans l’espace ni dans le temps

puisque le contrat qui les lie à la colonie stipule qu’au

terme des trois années effectuées ils pourront retourner dans

leur pays d’origine ou renouveler la période de travail. Ainsi

ils préservent leurs coutumes, leurs langues et leurs dieux

loin de la souillure de la colonie afin de les

restituer « purs » au pays de leurs ancêtres. Pourtant

des140.000 immigrés indiens, seuls 33000 choisissent le

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retour. Toute perspective de créolisation signifiait donc une

perte de leur héritage. Les relations entre les groupes ont

été affectées par des processus de stratification sociale

instaurés dès le 19ème siècle. En effet les Blancs forment une

minorité privilégiée, les Chinois sont surtout commerçants,

entrepreneurs et membres de professions libérales. Les

descendants d’esclaves Africains fournissent dès la seconde

moitié du 19ème siècle l’essentiel du prolétariat urbain et

industriel. La culture Afro-créole devient celle de la classe

ouvrière. La mise en place d’un système éducatif colonial

élitiste va favoriser la formation d’intellectuels noirs.(CLR

James, E.Williams etc..).Les descendants des travailleurs

indiens restent à la terre et ceux de confession hindoue et

musulmane résistent au prosélytisme de la mission

presbytérienne, l’un des plus actifs à promouvoir

l’alphabétisation des Indiens. Mais le préjugé reste vivace à

l’encontre de l’instrument de la créolisation représenté par

l’instituteur noir. En outre on avance que les Indiens

s’opposent à la scolarisation de leurs épouses. Toutes ces

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raisons expliquent que la majorité des Indiens au début du 20ème

siècle se trouve hors du système, hors du temps de la colonie.

Pour reprendre l’expression de Rex Nettlefford « quand les

Indiens, Chinois, Libanais arrivent dans la région, les règles

du jeu sont déjà instituées. »(3)

La créolisation comme acculturation

En 2003 la population trinidadienne (Tobago incluse) comprend

1M 300000 habitants et présente une configuration ethnique

dominée par 2 groupes : les Afro-trinidadiens (39,5%) et les

Indo-trinidadiens (40,27%). Les populations dites mixtes

(18,45%) et les Chinois, Syro-libanais(-2%) .

Du point de vue religieux, la majorité est catholique (35%),

les Anglicans comptent pour 15%, les Presbytériens (indiens

pour la plupart) 3,2%. Les Hindous 25% et les musulmans

subdivisés en musulmans noirs et musulmans indiens 21,8%

recoupent le vieil antagonisme des relations inter-ethniques :

Abu Bakr inspiré des Black Muslims a créé dès 1960 une

véritable enclave musulmane avec ses écoles qui protègent les

élèves des excès de la société trinidadienne. Les autres

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catégories religieuses appartiennent à des églises

protestantes orthodoxes ou à des cultes syncrétiques comme le

culte Orisha.

La spécialisation fonctionnelle des communautés a aussi

entraîné leur répartition dans l’espace :ouvriers noirs du

pétrole dans le sud dans la région de San Fernando, ouvriers

agricoles et planteurs indiens dans les plaines de Caroni,

petite bourgeoisie noire et mulâtre à Port-of-Spain et le long

du corridor Est-Ouest qui constitue une zone densément

urbanisée qui s’étend sur 25kms entre Port-of-Spain et Arima

(malgré le déplacement des indiens vers les villes ces

dernières années)

On observe que la superposition de la dichotomie rural/urbain

sur le clivage ethnique se retrouve lors de la création des

premiers partis politiques. Ainsi les Indo-trinidadiens ont

gravité vers le PDP (People Democratic Party crée en 1953 et

les Afro-trinidadiens vers le People’s National Movement (PNM

crée en1955, le parti fondé par Eric Williams le père de la

nation trinidadienne). Notons que le leader du PDP, Bhadase

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Maraj était le responsable de l’association hindoue la plus

influente : Maha Sabha. De même le schéma de répartition

sociale et raciale se retrouve dans l’organisation des

structures syndicales. Les deux principaux partis politiques

tirent respectivement leurs soutiens des communautés africaine

et indienne. C’est le facteur ethnique qui constitue la

principale division politique. Avant l’accession de Basdeo

Panday au pouvoir, les leaders indo-trinidadiens se

considéraient comme marginalisés et écartés non seulement des

décisions politiques mais aussi de la société en général

puisque la reconnaissance de leur spécificité culturelle

n’était pas effectuée.(Laguerre) .Ainsi les Indiens dénoncent

un état monopolisé par des Noirs qui perçoivent le

« national » en termes d’africanité à l’exclusion de

l’indianité. Citons le sociologue Munasinghe qui en 1990 dans

un article intitulé Renovating national identity   : the East-

indian struggle in Trinidad indiquait : « Au cours de son

histoire ici, on a fait en sorte que l’Indien se sente aliéné,

« exogène »,on lui a signifié que ce pays était un pays noir

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pour l’homme caribéen. Dieu seul sait le temps qu’il faudra

pour que nous soyons acceptés comme faisant partie de la

nation. Dans les années à venir, il y aura une majorité

d’Indiens continuant à avoir le sentiment de constituer une

minorité ».Malgré les déclarations du PNM proclamant sa

volonté d’instaurer une société multiethnique et multiraciale,

la dominante culturelle est symbolisée par le steel-pan et le

calypso, éléments créoles issus du syncrétisme entre l’Europe

et l’Afrique. La victoire du NAR (National Alliance for

Reconstruction), le parti arc-en-ciel, aux élections de 1986 a

fait croire un moment qu’une formation politique multiethnique

ferait entrer Trinidad dans une ère nouvelle. L’espoir fut de

courte durée : un an plus tard, le parti se scinda entre un

groupe indien mené par Basdeo Panday qui créa l’UNC (United

National Congress) d’une part et un groupe créole avec à sa

tête le premier ministre de l’époque Arthur Robinson. Le pays

retourna au bon vieux clivage PNM/UNC. Parti noir vs parti

indien, ce dernier renforcé par la crise engendrée lors du

coup d’état d’Abu Bakr en 1990.

15

Avant l’arrivée de Panday au pouvoir en 1995, les Indo-

Trinidadiens considéraient l’Inde comme leurs pays, une fois

que leur représentativité politique, économique et sociale fut

opérée (les Indiens représentent une force économique

aujourd’hui prépondérante. En effet, on compte un nombre

croissant de chefs d’entreprise indiens, de plus en plus de

membres de professions libérales et une forte présence dans le

domaine de l’éducation (UWI), la perception qu’ils avaient

d’eux-mêmes et de leur pays se modifia.

Si l’antagonisme se fait plus apparent dans le domaine

politique, on peut se demander si certaines mutations

transculturelles perceptibles dans certains domaines tels la

cuisine, le carnaval, les célébrations de certaines fêtes ne

vont pas générer une plus grande cohésion sociale.

Pour tenter de trouver une réponse à notre questionnement, il

nous a paru intéressant de présenter une étude réalisée par

Roy Dereck MC Cree avec le concours de l’Institut de

recherches économiques et sociales, entre 1990 et 1991 sur

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l’importance du facteur ethnique dans les célébrations

culturelles à Trinidad prenant en compte deux faits majeurs :

1. Le développement des entreprises indo-trinidadiennes dans le

secteur de l’économie.

2. Le fait que la population indienne dépasse de quelques

points la population noire pour la première fois dans

l’histoire du pays (en 1990 la population afro-trinidadienne

s’évaluait à 39,3% contre 40,1% pour l’indo-trinidadienne.)

Ces éléments, sans conteste relativisent le sentiment de

domination, de marginalisation de la population indienne.

Les formes culturelles nationales profanes et religieuses

examinées étant : Noël, les célébrations Hindoues du Divali et

du Phagwa, les célébrations musulmanes Eid-ul-Fitr et Hosay,

le carnaval et le calypso. L’étude a été menée sur des

échantillons représentant toutes les régions du pays et auprès

d’une population âgée de 15 à 64 ans.

Cette étude très détaillée et très fine aboutit aux résultats

suivants :

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Noël est perçu comme un événement national auquel participe

la majorité de la population Cette fête reflète bien la

domination historique de la chrétienté dans la société et le

niveau d’acculturation qui s’est produit dans les groupes

non euro-créoles.

Le Divali (fête hindoue) a été reconnue comme fête nationale

en 1966. L’origine du mot provient du sanskrit Deepavali

signifiant gerbe de lumière.

S’agissant du groupe composé par les Afro-trinidadiens 14% y

participent contre 66,5% d’Indo-trinidadiens. (la

participation peut revêtir plusieurs formes : cuisine,

décoration de la maison, invitations etc...)

L’Eid-ul-Fitr

Cette cérémonie musulmane a été déclarée fête nationale en

1967. Elle marque la fin du ramadan. Le sondage révèle que

cette fête est peu célébrée et est observée par une minorité :

Participation

9,3% Afros

29,4% Indiens

18

18,9% Afro-Indiens

9% Autres (Chinois, Syro-libanais, Portuguais, Blancs

Amérindiens)

14,8% Métis (Mulâtres, Afro-Chinois, Indo-blancs)

Le Phagwa autre fête hindoue a un statut de fête chômée. Le

Phagwa à l’origine célèbre l’arrivée du printemps.

L’influence du carnaval a quelque peu désacralisé cette fête

en y incluant des concours d’orchestres et même une élection

de reine du Phagwa.

Participation

4.7% Afros

4.5% Afro-Indiens

21% Autres

45,3% Indiens.

La majorité de la population indienne étant de confession

hindoue, il apparaît normal que le plus fort pourcentage

provienne de cette catégorie.

Hosay , fête musulmane célèbre le martyr des deux petits fils

du prophète Mohamed : Hassan et Hosein. Célébration

19

spectaculaire faite de procession dans les rues au rythme

des tambours, de combats de bâtons etc.., cette fête à

l’instar du Phagwa a perdu son aspect religieux et revêt

l’aspect païen du carnaval.

Participation

8,6% Afros

14,2% Indiens

11,4% Afro-Indiens

19,6% Autres

S’agissant du Phagwa et de l’Hosay les chiffres montrent que

la participation à ces deux festivités est réduite à des

groupes spécifiques de la population. Ces deux fêtes pourtant

marquées et parfois altérées par les influences euro-créoles

(carnaval) n’entraînent pas une reconnaissance ou une

identification des Afro-Trinidadiens ou des autres groupes.

Le Carnaval

Inclut trois dimensions : le calypso-soca, le steel-pan et la

masquerade (mas). Les deux derniers jours du carnaval sont

déclarés fêtes nationales. Cette fête est suivie dans des

20

proportions quasiment égales par toutes les catégories de la

population. Il convient toutefois de noter que les Afro-

Trinidadiens de confession musulmane considèrent le carnaval

comme élément immoral et dégradant. En résumé, le Carnaval

demeure le marqueur le plus observable du syncrétisme culturel

dans la société trinidadienne.

Le calypso

Musique créole par excellence, née en terre trinidadienne, le

calypso est la mise en scène humoristique et critique des

événements qui traversent la société. De manière indéniable,

cette musique reste le véritable instrument de rapprochement

interethnique comme en attestent les chiffres :

Dans chaque catégorie prise séparément :

74,5% Afros écoutent le calypso

59,7% Indiens

67,8% Autres

Cette musique est reconnue comme étant nationale quelle que

soit l’appartenance au groupe ethnique parce que c’est une

21

musique non figée capable d’absorber et d’assimiler tous les

rythmes. Comme le note l’éminent spécialiste du calypso Gordon

Rolheir (4) « the tendency of the calypso over several decades

has been to move towards a musical resolution of internal

ethnic and aesthetic conflicts by blending two or more

available musical idioms :calypso/reggae,

calypso/chutney/parang/soul/zouk/latin rhythms /orisha

etc.. ».

La conclusion générale de cette étude nous montre que les

manifestations culturelles qui entraînent le plus de

participation sont Noël, le Carnaval et le Calypso et celles

qui rencontrent le moins de résonance auprès de la population

sont le Divali, le Phagwa, l’Eid-ul-Fitr et le Hosay. Alors

que le Divali et l’Eid ont été déclarées fêtes nationales de

jure plus de 37 ans plus tard elles demeurent de facto fêtées

seulement par les groupes ethniques concernés. L’adhésion

commune à Noël démontre que la société présente des valeurs

communes qui quoique « importées », opèrent comme facteurs

22

d’intégration et de stabilité sociales. S’agissant du

Carnaval, la participation massive des Indiens peut-être

perçue comme une créolisation progressive, une volonté

d’ouverture aux influences des autres groupes, en particulier

le groupe africain. Tandis que la non participation du groupe

africain aux fêtes hindoues et musulmanes peut être considérée

comme une créolisation régressive puisqu’elle indique

clairement un refus d’emprunter aux autres ou d’être influencé

par les autres.

Observons toutefois qu’un certain degré d’acculturation existe

entre des formes culturelles africaines et formes culturelles

indiennes. En effet, l’anthropologue Crowley indique que le

dieu yoruba Osain correspond au saint musulman Hosein.(5). Ainsi

les membres du culte orisha offrent à leurs ancêtres au cours

de rites sacrés de la nourriture indienne (roti, curry).De

même, dans 27% des enceintes consacrées au culte orisha,

flottent des oriflammes hindoues. Si la créolité est le

partage des ancêtres selon la magnifique formule de Jean

Bernabé, cette fusion en est un merveilleux exemple.

23

Cependant la participation des Afro-Trinidadiens aux

différentes expressions culturelles indiennes demeure infime

et reflète peut-être le fait que la dichotomie des termes indien

et national reste inchangée, que la créolisation s’opère de

l’Indien vers le Noir et non l’inverse. De manière plus

approfondie ce sondage révèle l’échec politique et social du

pouvoir qui n’a pas su adopter une approche multiculturelle à

des questions de « culture nationale » et « d’identité

nationale ». Cette situation s’est vérifiée par une volonté

d’affirmation de soi de plus en plus forte au sein de la

communauté indienne. En effet, des éléments qui à première vue

pourraient être considérés comme fusionnels et syncrétiques

sont les marqueurs d’une résistance à la créolisation.

Le chutney-soca, un exemple de décréolisation.

Le chutney est à l’origine un condiment utilisé dans la

cuisine indienne. Dans le contexte trinidadien, c’est aussi

24

une musique traditionnelle populaire chantée en dialecte de

Bhojpuri région de laquelle bon nombre d’Indiens sont

originaires principalement les provinces d’Uttar Pradesh et du

Bihar. C’est d’abord une musique syncrétique parce que

« transbordée » ; le dialecte indien s’est modifié en un

mélange d’anglais et de dialecte déformé à cause de la

méconnaissance de la langue par les chanteurs. En général

cette musique et les danses qui l’accompagnent sont exécutées

lors des cérémonies célébrant la naissance et le mariage en

particulier lors du Matikor dédié aux femmes, et font

référence à l’initiation sexuelle de la mariée. Les

instruments sont d’origine indienne (le dholak, le dandataal).

Le chutney en se modernisant, en se déplaçant de la campagne

vers la ville a introduit des instruments synthétiques et a

fusionné avec la musique soca (elle-même afo-euro-créole). On

assiste donc lors des compétitions pré-carnavalesques à des

élections du roi du chutney-soca et ceci, à l’échelle

nationale.

25

Nous sommes en présence d’une forme doublement hybride qui a

inversé le phénomène de créolisation puisque le chutney-soca a

conservé ses caractéristiques indiennes (chanteurs indiens,

instruments indiens pour la plupart) et s’est imposé dans la

communauté afro-trinidadienne.L’indo-trinidadien Satnarine

Balkaransingh dans un essai intitulé Chutney crosses over into

chutney soca in Trinidad and Tobago Carnival(6) explique comment

dans les années 70, la génération des Indo-Trinidadiens en

quête de racines a exploré inconsciemment des formes musicales

populaires susceptibles de concurrencer le calypso. Pour cette

génération qui, rappelons-le,se sentait marginalisée sur le

plan politique, social et culturel (indien/rural vs

africain/urbain) le chutney représentait la forme la plus

profane donc la mieux adaptée pour « accrocher » les publics

les plus divers. Le chutney est l’expression qui célèbre le

mieux la diversité de la société trinidadienne du point de vue

indo-trinidadien grâce à la visibilité des marqueurs indiens.

Cette adhésion populaire massive tant auprès de la communauté

26

indienne qu’africaine est souvent décrite comme élément de la

« renaissance indienne ».

Nous pouvons encore citer le pantar , mariage entre le steel

pan (instrument « national » afro-trinidadien) et le sitar

indien comme autre manifestation de l’interculturalité, du

dialogisme culturel mais surtout ce qu’il faut ,à mon sens,

souligner ici c’est de nouveau la visibilité des marqueurs

indiens( musicien et instrument). Citons par ailleurs un

article extrait du magazine indo-trinidadien Chutney-Star du 19

mars 2002 relatant la formidable aventure d’un orchestre de

steel pan composé uniquement de jeunes indiennes jouant de la

musique religieuse indienne qui a effectué un voyage en Inde.

Ce qu’il faut retenir de cet exemple est plus que le

syncrétisme steel pan/musiciennes indiennes, la visibilité

manifeste de la présence indienne. En résumé la décréolisation

qui se manifeste par le biais du syncrétisme de manière non

agressive, est un processus de dé-négritude.

La « douglarisation », une décréolisation réussie ?

27

Le terme de « douglarisation » apparaît au cours des années

80, utilisé par des politiciens et des leaders culturels

indiens. Le métissage, fruit de l’union indienne et africaine

est dans un premier temps dénoncé comme un instrument

pernicieux du processus de créolisation (Reddock 1994, 107)

car du point de vue de l’orthodoxie indienne toute identité

syncrétique menace la construction de l’indianité. Quand on

connaît la résistance de certains indiens à l’exogamie (50% y

seraient opposés) le terme de douglarisation témoigne de la

complexité de la décréolisation de la société. En effet, elle

peut être définie comme « la cannibalisation esthétique » de

la culture indienne par la culture créole ou comme

l’indianisation de la culture créole dominante.

Le mot « dougla » qui provient de l’hindi et signifie bâtard,

a souvent marqué la résistance Hindoue au mariage hors-caste.

Ce terme exprime une notion d’atteinte à la pureté de la race.

Les Indiens autrefois dominés et marginalisés ont conservé un

lien avec une mythique civilisation écrite millénaire donc

supérieure à celle des Noirs pourtant dominants. Ainsi la

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douglarisation représente-t-elle la souillure exogame, la

soumission au discours dominant créocentrique,aux normes

créoles, la bâtardisation de l’indianité.

D’un autre point de vue, la reconnaissance des marqueurs

indiens dans la vie culturelle et politique (célébration de

l’arrivée des Indiens à Trinidad, jours religieux indiens

proclamés fêtes nationales, refus de certaines organisations

indiennes de l’introduction du steel pan dans les écoles tant

que l’harmonium ne sera pas lui aussi érigé en instrument

national etc..) signifie la présence et la contribution

indienne au sein de la société trinidadienne et partant la

douglarisation de la culture nationale.

Ainsi le chutney soca est perçu comme un vecteur de

douglarisation positive, de même le Jahaji Bhai, poétique

dougla magnifiée par le chanteur Brother Marvin qui a été au

centre d’une forte controverse déclenchée par l’un de ses

textes en 1996 Brotherhood of the boat :

The indentureship and the slavery

Bind together two races in unity

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Ach-cha Dosti

There was no more Mother Africa

No more Mother India

Just Mother Trini.

………………………

whether you’re Hindu, Muslim or Christian

let’s walk this land hand in hand

we could only prosper if we try

as Jahaji Bhai

etc..

La douglarisation ne place pas l’africanité au centre mais met

en perspective un processus de construction culturelle, une

mise en relation. La douglarisation met aussi en relief les

dynamiques contradictoires qui l’animent et qui font de ce

processus une arme à double tranchant.

Au terme de cette étude j’ai apporté une réponse contrastée à

mon questionnement. En effet,la société trinidadienne est à la

croisée des chemins : les Indiens sont arrivés au 19ème siècle

30

dans une société post-créole. Les expressions culturelles et

artistiques indiennes, considérées comme mineures dans la

perspective dominante créole, se sont révélées au cours de ces

dernières années, de plus en plus exigeantes et visibles.

Cette décréolisation pourrait constituer une issue heureuse si

l’on prend l’exemple du chutney soca mais prendre une tournure

dangereuse si la demande d’une reconnaissance majeure

équitable ne trouve pas d’écho. Trinidad, auto proclamée

société calalloo, peuple arc-en-ciel, de manière univoque doit

embrasser une idéologie d’identité nationale « mixte » en

prenant en compte la crainte de perte culturelle qui anime ces

deux groupes ethniques majeurs. D’une société créole

segmentaire, elle doit se transformer en société synthétique

de manière à ce que la formule de l’hymne national prenne tout

son sens : « toutes les croyances et toutes les races doivent

avoir une place égale. »

.