Splendeurs et misères du « siècle de dom Pedro II » : le mécénat impérial et les Letras...

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Sébastien Rozeaux Splendeurs et misères du « siècle de dom Pedro II » : le mécénat impérial et les Letras Pátrias au Brésil (1840-1889) En 1822, le royaume du Brésil proclame son indépendance du Portugal sous les traits d’un Empire fondé par la dynastie des Bragance, chassée de Lisbonne par les troupes napoléoniennes en 1808 et installée depuis à Rio de Janeiro. La reconnaissance effective de l’indépendance de cet immense Empire par les principaux pays occidentaux marque le début d’un long et complexe processus de construction nationale. Aux côtés des élites politiques et de l’empereur qui incarne à lui seul les destinées de la nation, les hommes de lettres revendiquent de jouer un rôle primordial, à compter des années 1830, lorsqu’est mis en œuvre le vaste chantier de création d’une littérature nationale, les Letras Pátrias 1 , dont la dimension patriotique est essentielle en cela qu’elle définit les ambitions d’une jeune littérature qui prétend œuvrer à l’émancipation de la nouvelle nation de l’ancienne tutelle coloniale portugaise. La fondation des Letras Pátrias est contemporaine de l’établissement d’un modèle d’« écrivain organique » qui a prospéré au sein du milieu littéraire sous le règne de dom Pedro II (1840-1889). Nous désignons comme « écrivains organiques », une expression qui s’inspire de celle d’ « intellectuel organique » théorisée par Antonio Gramsci, cette poignée d’hommes de lettres loyaux et investis qui bénéficient de la bienveillance d’un État soucieux, après les années troubles de la Régence (1831- 1840), de rétablir sa pleine autorité, et donc la confiance des élites politiques qui le soutiennent 2 . Le renforcement d’une politique éducative en charge de former de nouvelles élites, la volonté de soutenir des lettres au service de la légitimation de l’État impérial, et enfin le couronnement anticipé en 1840 d’un jeune empereur féru de littérature ont contribué à fonder ce modèle d’écrivain dont le salut est placé entre les mains de la puissance publique et de son premier dignitaire, l’empereur. Or cette apparente bienveillance échoue à satisfaire toutes les ambitions au sein d’un milieu 1. Pour de plus amples considérations sur la formation du milieu littéraire et de la littérature nationale au Brésil à l’époque impériale, voir Sébastien Rozeaux, As Letras Pátrias : la genèse du « grand monument national » des Lettres brésiliennes au Brésil à l’époque impériale (1822-1889), Lille, Presses universitaires du Septentrion, à paraître fin 2014. 2. Les écrivains fondateurs des Letras Pátrias au Brésil, en particulier Gonçalves de Magalhães, sont l’objet d’une analyse plus approfondie dans un article à paraître dans un ouvrage collectif : Sébastien Rozeaux, « Les prophètes du “Cinquième Empire” : les intellectuels romantiques au service de l’Empire brésilien (1822-1889) », dans Les Intellectuels et le politique (XIX e -XX e siècles), Anaïs Fléchet, Olivier Compagnon, Diogo Cunha (dir.), Limoges, Lambert-Lucas. rticle on line rticle on line Romantisme, n° 164 (2014-2)

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Sébastien Rozeaux

Splendeurs et misères du « siècle de dom

Pedro II » : le mécénat impérial et les Letras

Pátrias au Brésil (1840-1889)

En 1822, le royaume du Brésil proclame son indépendance du Portugal sousles traits d’un Empire fondé par la dynastie des Bragance, chassée de Lisbonnepar les troupes napoléoniennes en 1808 et installée depuis à Rio de Janeiro. Lareconnaissance effective de l’indépendance de cet immense Empire par les principauxpays occidentaux marque le début d’un long et complexe processus de constructionnationale. Aux côtés des élites politiques et de l’empereur qui incarne à lui seul lesdestinées de la nation, les hommes de lettres revendiquent de jouer un rôle primordial,à compter des années 1830, lorsqu’est mis en œuvre le vaste chantier de création d’unelittérature nationale, les Letras Pátrias1, dont la dimension patriotique est essentielleen cela qu’elle définit les ambitions d’une jeune littérature qui prétend œuvrer àl’émancipation de la nouvelle nation de l’ancienne tutelle coloniale portugaise.

La fondation des Letras Pátrias est contemporaine de l’établissement d’un modèled’« écrivain organique » qui a prospéré au sein du milieu littéraire sous le règne dedom Pedro II (1840-1889). Nous désignons comme « écrivains organiques », uneexpression qui s’inspire de celle d’ « intellectuel organique » théorisée par AntonioGramsci, cette poignée d’hommes de lettres loyaux et investis qui bénéficient dela bienveillance d’un État soucieux, après les années troubles de la Régence (1831-1840), de rétablir sa pleine autorité, et donc la confiance des élites politiques quile soutiennent2. Le renforcement d’une politique éducative en charge de former denouvelles élites, la volonté de soutenir des lettres au service de la légitimation de l’Étatimpérial, et enfin le couronnement anticipé en 1840 d’un jeune empereur féru delittérature ont contribué à fonder ce modèle d’écrivain dont le salut est placé entreles mains de la puissance publique et de son premier dignitaire, l’empereur. Or cetteapparente bienveillance échoue à satisfaire toutes les ambitions au sein d’un milieu

1. Pour de plus amples considérations sur la formation du milieu littéraire et de la littérature nationaleau Brésil à l’époque impériale, voir Sébastien Rozeaux, As Letras Pátrias : la genèse du « grand monumentnational » des Lettres brésiliennes au Brésil à l’époque impériale (1822-1889), Lille, Presses universitairesdu Septentrion, à paraître fin 2014.

2. Les écrivains fondateurs des Letras Pátrias au Brésil, en particulier Gonçalves de Magalhães, sontl’objet d’une analyse plus approfondie dans un article à paraître dans un ouvrage collectif : SébastienRozeaux, « Les prophètes du “Cinquième Empire” : les intellectuels romantiques au service de l’Empirebrésilien (1822-1889) », dans Les Intellectuels et le politique (XIXe-XXe siècles), Anaïs Fléchet, OlivierCompagnon, Diogo Cunha (dir.), Limoges, Lambert-Lucas.

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littéraire dont les effectifs connaissent une croissance remarquable au tournant dusiècle. Dès lors, le décalage se révèle croissant entre les capacités de l’État à veniren aide aux écrivains les plus loyaux et la hausse constante des effectifs d’un champlittéraire multipolaire, au point que la mécanique du système mécénique s’enrayesous les assauts des sollicitations.

L’« ÉCRIVAIN ORGANIQUE » ET L’ÉTAT : LES DISCOURS DE

L’ASSUJETTISSEMENT VOLONTAIRE

Dans son ouvrage intitulé Les Républicains des lettres, Daniel Roche cerne ladynamique paradoxale qui accompagne dans la France du XVIIIe siècle la formationdu champ littéraire : « Le monde des intellectuels et des auteurs reste celui des fidélitésanciennes et des dépendances acceptées, où le service, les charges, sont le moyend’obtenir gratifications et protections. En multipliant le nombre des pensions, encréant à l’intérieur des académies de véritables carrières, en offrant les postes desadministrations culturelles ou autres, la monarchie absolue a renforcé à la fois ladépendance des écrivains et des savants, et permis la première autonomisation du“champ littéraire3”. » Si les moyens dont dispose l’État impérial sont sans communemesure avec ceux de la monarchie française, la distribution des postes et l’octroi defaveurs matérielles ou financières ouvrent la possibilité pour les écrivains organiqueset leurs disciples de mener à bien leur « carrière littéraire ». La distribution de cesfaveurs au début du Segundo Reinado (1840-1889) s’inscrit de manière pragmatiquedans la réitération d’une tradition monarchique en conformité avec une nouvellelittérature nationale incarnée par les écrivains en petit nombre d’un système littéraireéconomiquement non viable. La polyactivité et le recours au jeu de l’échangemécénique sont une solution à la pérennisation des carrières littéraires des pionniersdes Letras Pátrias.

Toutefois, l’essor de ce modèle se confronte dès l’origine à la faiblesse desmoyens publics et son corollaire, la relative indifférence d’une classe politique dontla sympathie pour les lettres ne dépasse que rarement le stade du discours. Occupantdes postes prestigieux au sein des institutions culturelles ou des rédactions des revuesles plus en vue, les écrivains organiques ont beau jeu de rappeler régulièrement l’Étatà ses devoirs. En particulier, le désintérêt supposé de la classe politique est l’objet deconstantes remontrances, comme en témoigne cet appel lancé en 1852 dans la revueGuanabara :

Cette indifférence de ceux qui nous gouvernent est la cause de l’abattement de nosrares écrivains [...] Partisans que nous sommes de l’unité, nous sommes convaincusque l’aide du gouvernement est la seule capable de combattre ce mal général et deréagir en faveur de l’élévation de l’art, de la littérature nationale et de la prospéritédes malheureux que le ciel a contraint par une force irrésistible à s’enrégimenter

3. Daniel Roche, Les Républicains des Lettres, Paris, Fayard, 1988, p. 254.

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au sein d’une cohorte qui vit désœuvrée, pour ainsi dire proscrite au sein de sachère patrie4.

Quelques années plus tard, l’artiste et écrivain Manuel de Araújo Porto-alegres’adresse lors d’une session solennelle de l’Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro(IHGB), institution culturelle fondée en 1838 sous le parrainage de l’État, auxreprésentants de l’État pour les rappeler à leurs devoirs vis-à-vis des « écrivain[s]officiel[s] » dont il se fait ici le héraut :

Il me semble, messieurs, que nous avons déjà atteint ce point à partir duquelplus un seul mot ayant trait à l’História Pátria comme à l’homme en charge del’écrire, en particulier l’écrivain officiel, ne sera perdu. Le Grand chroniqueur del’Empire doit être protégé avec largesse, afin que son esprit ne soit distrait parles contraintes de la vie matérielle. Notre gouvernement ne pourra rencontrerdans le pays de Thucydide jouissant de la gloire d’enrichir la Literatura Pátria aumilieu de l’abondance de ses mines, ni de Xénophon protégé de la misère par lagénérosité populaire, pas plus, par-dessus tout, qu’il ne trouvera un nombre delecteurs suffisant à compenser les fatigues de l’écrivain5.

Familier du monde des lettres européen, Araújo Porto-alegre constate ici le fosséqui sépare la situation de l’écrivain de part et d’autre de l’Atlantique : faute depouvoir s’appuyer sur des « lecteurs » trop rares pour être d’un quelconque secours,le voilà contraint de rappeler, en présence des plus hauts dignitaires de l’État et del’empereur, allié de circonstance, que « l’écrivain officiel » qui dévoue son énergie àl’État ne saurait survivre sans lui. L’impuissance ici supposée du lecteur témoigned’un premier moment de formation des Letras Pátrias, avant leur entrée dans « l’èremédiatique », pour reprendre ici l’expression utilisée par Alain Vaillant à propos ducas français. En cohérence avec le modèle de l’écrivain organique, Araújo Porto-alegreest l’un des principaux promoteurs de cette « émancipation du littérateur » dont laplace dans « l’ordre social » est déterminée par la protection publique et impérialedont il bénéficie. Ces discours de l’assujettissement volontaire sont légion dans lepaysage médiatique jusqu’à la fin du Segundo Reinado, puisque le modèle de l’écrivainorganique, s’il perd de sa superbe, conserve une certaine actualité jusqu’aux derniersfeux du romantisme, dans les années 1880.

4. « O nosso theatro dramatico », Guanabara, 1852, t. 2, p. 98. « Esta indifferença dos que nosgovernam é a causa do abatimento dos nossos poucos escriptores [...] Partidistas, como somos da unidade,estamos convencidos de que a mão do governo é só capaz de combater o mal geral, e de reagir para aelevação da arte, da litteratura nacional, e prosperidade dos infelizes a quem o céo obrigou por uma forçairresistivel a se arregimentarem em uma cohorte, que vive abandonada, e quasi que proscripta no seio desua querida patria. » Cette citation, comme les suivantes, est traduite par nos soins.

5. « Relatorio do 1o Secretario o Sr. Manoel d’Araujo Porto-Alegre », Revista do Instituto Históricoe Geográfico Brasileiro, 1858, t. 21, p. 464. « Parece-me, senhores, já que estamos neste ponto, que nãoserá perdida uma palavra ácerca da historia patria e do homem encarregado de escrevê-la, mórmente doescriptor official. O chronista-mor do imperio deve ser largamente subsidiado, para não distrahir o seuespirito com as necessidades da vida material. O nosso governo não encontra no paiz Tucidides gozandoda gloria de enriquecer a literatura patria no meio da abundancia de suas minas, nem Xenophontesacobertados da miseria pela generosidade popular, e nem, o que é mais que tudo, acha um numero deleitores que compensem as fadigas do escriptor. »

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Cette économie de l’échange symbolique est entretenue par les nombreusessollicitations adressées à la puissance publique par les écrivains en quête d’unerécompense à leurs créations littéraires. La lecture de ces correspondances atteste lefait que l’empereur est le sommet d’une structure pyramidale qui voit le député, leconseiller d’État, le ministre être tour à tour sollicités afin d’obtenir quelques faveursparticulières. Et la difficulté à obtenir des subsides pérennes entretient cette économiede la sollicitation et explique la grande loyauté de l’ensemble des acteurs du champqui sollicitent ces aides.

La dédicace est, avec l’art oratoire, la forme privilégiée de la relation mécéniqueou clientéliste. Celle-ci peut se concevoir soit comme la sollicitation d’une faveur,soit comme un gage donné à la reconnaissance d’une dette contractée envers lemécène. Dans les deux cas, il est de « bon ton » de solliciter auprès du dédicataireune autorisation préalable avant publication de l’ouvrage dédié, afin que la mise enscène textuelle de cette relation mécénique ou clientéliste puisse être considérée parles lecteurs comme effective. Ainsi, en 1847, Antônio Gonçalves Teixeira e Sousaentreprend de publier en deux volumes une vaste épopée nationale dont le titre etl’important paratexte éclairent les ambitions du poète : A independência do Brasil :poema épico em XII cantos, dedicado, offerecido e consagrado a Sua Magestade Imparcialo Senhor D. Pedro II [L’Indépendance du Brésil : poème épique en douze chantsdédié, offert et consacré à Sa Majesté Impartiale dom Pedro II]. Deux dédicaces, sousla forme d’extraits des Lusiades de Camões, sont ainsi adressées à l’empereur et à lafamille royale. S’ensuit une missive « aux Brésiliens » dans laquelle l’auteur évoquebrièvement les difficultés quotidiennes auxquelles la vocation littéraire l’expose –une habile manière de solliciter à demi-mots une faveur impériale. Vient enfin unequatrième dédicace à José Clemente Pereira, conseiller d’État, sénateur de l’Empire,qui a fait bénéficier Teixeira e Sousa de sa « protection ». Et, comme cela ne sauraitsuffire, le premier chant s’ouvre sur la réitération de la louange adressée à la familleimpériale, car cette épopée se présente comme un « monument » érigé en l’honneurde dom Pedro I, père de la nation brésilienne ici sanctifié – et père de l’empereurdom Pedro II. L’occasion de revenir sur les vertus de la relation mécénique nouée parl’entremise de la dédicace :

À l’ombre de Ton Nom, toujours Auguste ;Mon nom par mes vers (qui ont été acceptés)Se moquera sans crainte du froid Léthé ;Car aux côtés de la Liberté du BrésilMon nom atteindra aussi l’éternité. [...]Acceptez, donc, Seigneur, le MonumentQue j’érige à la Patrie, si tant est que j’y parvienne !Je n’ai pour l’ériger d’autre instrument,Que l’amour de la Patrie, pur et saint !Toi, tu seras immortel dans ce Monument,Moi, je serai pour toujours dans mon chant ;Toi, pour le mérite de l’avoir accepté,

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Moi, pour la gloire de l’avoir chanté6 !

Cet exemple remarquable, eu égard à la place occupée par ces dédicaces dans leparatexte comme dans le corps du texte, éclaire la double fonction de la dédicace : lesremerciements adressés à José Clemente Pereira sont un préalable pour solliciter lesfaveurs de l’empereur, alors que Teixeira e Sousa entame une brillante carrière littérairetout en convoitant quelque poste public susceptible de lui assurer de meilleuresconditions de travail. Dans la biographie que lui consacre Joaquim Norberto deSousa Silva, ce dernier évoque en détails les démarches entamées par le jeune écrivaind’origine modeste qui, une fois écrits les premiers chants de A independência doBrasil, obtient de Pereira un emploi subalterne aux services de la douane7. Fort de ceprécédent, la publication de l’ouvrage témoigne donc des aspirations de l’écrivain-ligeà obtenir meilleur emploi dans l’appareil d’État. Pour autant, l’acceptation de ladédicace ne présage en rien un mécénat impérial qui viendrait prolonger le gestesymbolique de protection accordé à un ouvrage. Ainsi, ces dédicaces sont restéeslettres mortes : Teixeira e Sousa finit par démissionner du poste qu’il occupe et tentesa chance dans le milieu de l’édition, faute d’avoir obtenu d’autre faveur de la part del’empereur que celle d’avoir accepté d’être le dédicataire de son épopée.

Cette épopée nationale, dédiée à la gloire de l’Empire, de ses héros, de sa naturegénéreuse et de la grandeur de son peuple, s’inscrit plus largement dans la veine trèsfertile, à l’époque impériale, des œuvres thuriféraires qui entretiennent les liens dedépendance entre le pouvoir et des écrivains organiques soucieux de témoigner, parces pratiques rituelles de l’éloge, leur loyauté fidèle en tant que sujet de l’empereur.Au-delà du caractère intéressé de telles démarches, leur abondance souligne également– étant donné les moyens limités de la protection impériale – la sincérité d’uneproduction qui célèbre avant toute autre chose l’alliance opportune entre un princeet ses serviteurs. Dans son étude consacrée aux écrivains de la Restauration en France,Corinne Legoy insiste à juste titre sur « l’expression ritualisée d’un enthousiasmepolitique de circonstance » que revêt cette littérature produite par les thuriférairesdu régime monarchique. Fruits d’« une véritable écriture de l’engagement8 », cesformes multiples du panégyrique que sont la composition poétique, l’épopée, l’essai,le discours ou la dédicace revivifient dans la litanie de leur réitération le pactefondateur qui a accompagné l’émergence des Letras Pátrias depuis 1840. Il s’agit doncd’une manifestation majeure de la continuité au sein du milieu littéraire brésilien,

6. Antônio Gonçalves Teixeira e Sousa, A Independencia do Brasil, poema epico em XII cantosdedicado, offerecido e consagrado a sua magestade Imperial o senhor D. Pedro II e offerecido as Augustas,viuva e filhas de heroe do poema, Rio de Janeiro, Typ. Imparcial de F. de P. Brito, 1847-1855, vol. 1,p. 13-14. « A’ sombra do Teu Nome, sempre Augusto ; / Meu nome nos meus versos (sendo acceitos) / Dofrio Lethes zombará sem susto ; Pois junto da Brasilia Liberdade / Irá tembem meu nome á Eternidade.[...]Acceita pois, Senhor, o Monumento / Que á Patria erijo, si consigo tanto ! / Não tenho para erguel-o outroinstrumento / Mais que o amor da Patria, puro, e santo ! / Tu serás immortal neste Moïmento, / Eu eternoserei neste meu canto ; / Tu, pelo bem de o-teres acceitado, / Eu pela gloria de o-haver cantado ! »

7. Joaquim Norberto de Sousa Silva, « Noticia sobre Antonio Gonçalves Teixeira e Sousa e suasobras », Revista do IHGB, 1876, t. 39, p. 197-216.

8. Corinne Legoy, « Les poètes et les princes : figures et postures des thuriféraires du pouvoir sous laRestauration », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2007, n°35 [En ligne], mis en ligne le 20 décembre 2009.URL : http://rh19.revues.org/index2042.html. Consulté le 04 mars 2011.

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susceptible de consolider la croyance partagée en l’avènement d’un « grand siècle »,celui de dom Pedro II.

LE « SIÈCLE DE DOM PEDRO II », « PROTECTEUR DES ARTS ET DES

LETTRES »

Araújo Porto-alegre, comme d’autres, profite en 1855 des bonnes grâces del’empereur pour obtenir, après des années d’atermoiements, le poste longtempsconvoité de directeur de l’Académie des Beaux-arts. Dans un discours prononcé àl’occasion de son intronisation, il évoque, selon une image déjà employée en 1849 àpropos de l’IHGB et de l’homme de lettres, ce « premier pas vers l’émancipation del’artiste, vers le progrès fondamental des beaux-arts et de l’industrie brésilienne » queconstitue la réforme du fonctionnement interne de l’Académie. Comme attendu, ilrend un hommage appuyé à l’empereur, en laissant entendre à son auditoire que sonrègne est annonciateur d’une ère nouvelle :

Il est un orgue merveilleux dans l’humanité qui, lorsqu’il retentit, fait don à lagloire d’un prince du siècle pendant lequel il a vécu : ainsi en a-t-il été des Médicis,de François Ier, de Louis XIV, des Philippe, de Pierre le Grand, de Napoléon Ier

et de tous ces astres des temps passés. Cet orgue puissant et harmonieux, dont leson se répercute dans la postérité, est composé des filles des Muses. C’est l’hymnede l’intelligence, c’est la voix d’une époque entière qui afin de mieux traverserl’humanité se concentre dans les mélodies du poète, dans les mots de l’historien,dans les monuments des arts et dans les prodiges de l’industrie.Cet orgue commence à présent à faire entendre ses premiers échos au Brésil9.

Le « siècle de dom Pedro II » est à la mesure de ceux qui ont jalonné les grandesheures de l’histoire du Vieux Continent, depuis les Médicis à Florence jusqu’àNapoléon Ier. Cette personnification, au-delà de la rhétorique de l’encomiastie,traduit les espoirs sincères de ceux qui, comme Araújo Porto-alegre, aspirent à une« émancipation » des arts et des lettres susceptibles d’accompagner l’entrée dans la« civilisation » de l’Empire, sous la protection bienveillante de son prince éclairé. DomPedro II polarise sur sa personne, dès les lendemains de son couronnement anticipéen 1840, alors qu’il n’est âgé que de quinze ans, les aspirations de ceux qui, artistes ouhommes de lettres, ne peuvent envisager leur salut que par l’entremise d’une relationmécénique dont les vertus resplendissent dans le miroir offert par les grands sièclesdu passé.

9. Manoel de Araujo Porto-Alegre, « Discurso pronunciado na Academia das Belas Artes em 1855,por ocasião do estabelecimento das aulas de matemáticas, estéticas, etc. », 19&20, 2008, vol. III, n° 4.« Ha um orgão maravilhoso na humanidade, que quando sôa acorde á gloria de um principe entrega-lhe oséculo em que elle viveu : assim o fez aos Medices, á Francisco 1o, á Luis 14, aos Philippes, á Pedro - oGrande, á Napoleão 1o, e a todos esses lumminares da antiguidade. Este orgão sonoro e harmonioso, quese repercute na posteridade, é composto das filhas das Musas; é hynno da intelligencia, é a vós de umaépoca inteira que para melhor atravessar a humanidade se resume nas melodias do poéta, nas voses dohistoriador, nos monumentos das artes, e nos prodigios da industria. / Esse orgão começa agora a abrir assuas primeiras voses no Brasil. »

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Cette métaphore du « grand siècle », qui fait écho à la fondation d’une HistóriaPátria à partir du culte rendu aux « héros », aux « hommes illustres » et aux « grandsgénies », s’inscrit plus largement dans une mise en scène discursive et textuellede l’empereur en « Protecteur des arts et lettres » dont les ressorts s’éclairent à lalumière de l’économie mécénique. Un tel portrait reflète tout à la fois l’image d’unempereur qui veut apparaître dans l’histoire sous les traits glorieux du Prince éclairéet cette économie de l’échange mécénique qui redéploie à chaque négociation ettransaction l’image symbolique susceptible d’ancrer dans les imaginaires la croyanceen l’avènement possible du « siècle de dom Pedro II ». L’art du portrait impérialtémoigne de la construction d’une représentation publique officielle de l’empereursous les atours du protecteur des arts et des lettres. La lithographie de Léon Noel en1861 reproduit cette mise en scène de l’empereur en érudit qui pose en tenue civile,installé à son bureau et entouré des attributs du savoir.

Figure 1. Lithographie de Léon Noel d’après une photo tirée par Victor Frond, c. 1860, dans BrazilPittoresco. Album de vistas, panoramas, paisagens, monumentos, costumes, etc., Paris, Lemercier, 1861.

L’IHGB est le lieu de prédilection dans lequel s’échafaude cette mythologie d’unrègne qui profite de manière remarquable à la vie de l’Institut. Ainsi, José Felicianode Castilho, Portugais installé à Rio de Janeiro, prononce lors de la session solennelledu 6 avril 1848 un « discours sur la nécessité de protéger les sciences, les lettres et les

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arts dans l’Empire du Brésil10 » qui fait l’éloge des vertus du mécénat princier dansl’histoire :

Félicitations, Messieurs, mes frères, frères de lettres et frères de patrie ! Félicitationsde voir assis à votre vénérable trône le souverain qui n’oublie pas l’état d’homme –le puissant qui s’honore aussi d’être un savant – le jeune homme qui sans peine aacquis la prudence et le savoir des sages – le protecteur des lettres qui est en mêmetemps son juge le plus compétent, son amateur le plus distingué. Une nouvelleère s’ouvre devant ce règne que, doté de tels éléments, l’on peut qualifier non parprophétie mais par simple rigueur logique de glorieux. Puisse se préparer pour leBrésil littéraire ce que les générations devront désigner comme le siècle de PedroII11.

L’alliance entre le prince et l’artiste est présentée comme une relation éminemmentvertueuse, puisque les faveurs matérielles concédées par le premier permettent à l’artistede donner libre cours à ses talents et à la nation qu’il incarne de briller – une alliancedont le mérite rejaillit sur l’aura d’un prince dont le règne sera consacré par lesgénérations futures. Son pouvoir de protection se double de compétences spécifiquesqui font de l’empereur un digne représentant du culte des lettres. À la fois mécène etcritique, l’empereur exercerait une autorité suprême sur les arts et les lettres, à en croireles membres de l’Institut. De facto, dom Pedro II n’est pas avare de commentairessur la littérature, d’éloges et de critiques qui contribuent à asseoir sa légitimitéd’amateur des lettres dans le champ littéraire brésilien. En particulier, l’acceptationd’une dédicace suppose la lecture préalable d’une œuvre qui doit agréer aux attentesdu lecteur attentif qu’il est. Le pouvoir symbolique est donc aussi important que lepouvoir de l’argent.

L’ÉCONOMIE INTERPERSONNELLE DE LA RELATION MÉCÉNIQUE ET

DE LA DISTRIBUTION DES HONNEURS PUBLICS

Les hommes de lettres qui ont fait montre de leur loyauté en trempant leurplume dans l’encre thurifère peuvent ainsi prétendre à user des voies du mécénatimpérial et du clientélisme politique pour espérer obtenir de l’État quelques faveurs,sous la forme d’emplois ou de gratifications. Pierre Bourdieu évoque dans Les Règlesde l’art la puissance exercée par la tutelle publique sur le champ littéraire lorsquecelui-ci est encore incapable d’autonomie : « En l’absence de véritables instancesspécifiques de consécration, les instances politiques et les membres de la famille

10. José Feliciano de Castilho, « Discurso sobre a necessidade de se protegerem as sciencias, as lettrase as artes no Imperio do Brazil », Revista do IHGB, 1848, t. 11, p. 259-266.

11. Ibid., p. 261-262. « Parabens, Senhores e irmãos meus, irmãos em lettras, e irmãos em patria !parabens de ver sentado em vosso venerando throno o soberano que não esquece o ser homem – o poderosoque tambem se honra de ser sabio – o mancebo que sem custo alcançou a prudencia e o saber das cans –o protector das lettras, que é, ao mesmo tempo, o seu mais competente juiz, mais primoroso cultor. Longoestadio se abre ante esse reinado, que, com taes elementos, não é vaticinio, mais logico rigor, denominarglorioso. Possa para o Brazil litterario preparar-se o que as gerações hajam de chamar o seculo de PedroII. »

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impériale exercent une emprise directe sur le champ littéraire et artistique, nonseulement par les sanctions qui frappent les journaux et autres publications maisaussi par l’intermédiaire des profits matériels ou symboliques qu’ils sont en mesurede distribuer : pensions, accès à la possibilité d’être joué dans les théâtres, les sallesde concert ou d’exposer au Salon, charges ou postes rémunérateurs, distinctionshonorifiques12 [...]. »

L’empereur exerce dès les années 1840, dans un milieu littéraire confronté à lapénurie des sinécures et des faveurs publiques, ses talents de mécène en prodiguantà quelques protégés des faveurs particulières. Ce mécénat s’inscrit dans une logiquede consécration dont le caractère distinctif oblige à ce qu’il reste parcimonieux. « Lemécénat ne pouvait produire d’effet pour la gloire de l’auteur et du donateur qu’àla condition de rester hautement distinctif, donc fortement sélectif13. » Alain Vialaéclaire ce faisant la nécessaire prudence avec laquelle le mécène, en l’occurrencel’empereur, accepte de défaire les cordons de sa bourse afin de venir en aide à unécrivain ou un artiste. Compte tenu de la rareté des commandes dont l’empereur estl’initiateur, la logique de la reconnaissance prime dans cette économie du mécénat.Pour cela, la dédicace comme la participation à des cercles renommés de sociabilité,comme l’IHGB, sont les moyens de solliciter efficacement la personne de l’empereur.Le bolsinho de l’empereur, cet argent dont l’État le dote pour son usage privé, luipermet ainsi de pallier les manquements de l’État et les frustrations des écrivains quilui sont dévoués. Une munificence que ne manque pas de saluer en présence desdignitaires de l’État l’orateur de l’IHGB Joaquim Manuel de Macedo à l’occasion del’hommage funèbre qu’il rend à son compatriote Caetano Lopes de Moura, membrecorrespondant, mort à Paris en 1861 :

Une longue vie de tourments incessants auxquels la mort a mis un terme : l’amourdes lettres toujours présent, et la pauvreté toujours extrême ! Son cœur fut uneharpe aux sons douloureux, dont les cordes ne sonnaient que des gémissements :son existence fut un labeur sans repos, un travail ingrat, qui ne lui procurait quedu pain amolli par les larmes. Au cours de sa vieillesse il a lutté contre la misère etcontre la faim qu’il n’avait pas eu peur d’affronter au cours de sa jeunesse, et ilen serait à coup sûr mort, si la providence ne lui était apparue sous les traits d’unauguste protecteur14.

En effet, la qualité de membre de l’IHGB n’est pas sans importance dans cetteéconomie de la sollicitation. Seule institution littéraire à profiter d’une protectionpérenne de la part de l’empereur comme de l’État, l’Institut use de l’argent versé pour

12. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992,p. 78.

13. Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit,1985, p. 78.

14. « Discurso do orador o Sr. Dr. Joaquim Manoel de Macedo », Revista do IHGB, 1861, t. 24,p. 810-811. « Longa vida, tormento incessante, cujo termo foi a morte : amor das letras sempre activo, epobreza sempre extrema ! Seu coração foi uma harpa dolorosa, cujas cordas só vibraram gemidos : o seuviver foi um labor sem descanço, um trabalho ingrato, que só lhe dava pão amassado com lagrimas : emsua velhice lutou com a miseria e com a fome que não receiava arrastar na mocidade, e succumbiria porcerto, se a providencia não lhe houvesse deparado com um augusto protector. »

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veiller au financement de la publication de sa revue trimestrielle, à l’achat de matérielet d’ouvrages et à l’organisation des sessions solennelles. La participation bénévoleà la vie de l’Institut était perçue par les écrivains organiques comme une monnaied’échange symbolique dans une économie mécénique et clientéliste avec l’empereuret la classe politique. Forts de cet engagement en apparence désintéressé, des écrivainscomme Joaquim Norberto de Sousa Silva ou Joaquim Caetano Fernandes Pinheiroont pu mener une brillante carrière comme fonctionnaire et professeur ; soit despostes compatibles avec l’investissement dans le jeu littéraire.

Une autre prérogative impériale, la distribution des gratifications honorifiques,vient compenser opportunément les limites financières inhérentes au mécénat. Cettepratique s’inscrit dans une économie de la protection qui associe habilement le mécénatparcimonieux et l’octroi généreux de distinctions à valeur purement symbolique. Leshonneurs publics distribués aux lettrés sont une marque de reconnaissance héritéede la tradition portugaise, renforcée sous le gouvernement du marquis de Pombal15.Parmi d’autres, les hommes de lettres les plus loyaux peuvent espérer obtenir de tellesgratifications qui équivalent, dans un régime dominé par les écrivains organiquesjusqu’aux années 1850, à une forme de consécration littéraire dont l’empereur exerceseul la distribution.

Nombre des écrivains habitués à fréquenter le Palais de São Cristovão à l’occasionde ces soirées littéraires si chères à l’empereur ont été anoblis par l’empereur quiperpétue ce faisant une tradition implantée au Brésil par son père dom Pedro I. JoséMurilo de Carvalho a montré que le recours à l’anoblissement et aux décorationshonorifiques que sont les ordres de chevalerie avait pour but de forger une bureaucratiedévouée, car les titres sont viagers et non héréditaires16. La majorité anticipée dedom Pedro II marque le début d’une croissance exponentielle de la distributiondes gratifications : près de 200 en 1840, près de 1600 l’année suivante. Sur unéchantillon de près de deux cent hommes de lettres brésiliens recensés pour lesannées 1830-1870, on compte près de 40 écrivains honorés de cette distinction –soit une proportion infime relativement aux près de 15000 personnes l’ayant reçuesous le règne de dom Pedro II. Les titres n’honorant que ceux qui veulent bien ycroire, ces distinctions purement honorifiques ont pour fonction de consacrer descarrières publiques et littéraires menées dans le respect de la discipline établie par lesfondateurs des Letras Pátrias. Ces écrivains trouvent en l’espèce une manifestationinsigne de la reconnaissance impériale dont l’écho se fait entendre publiquementlors des rituels de sociabilité mondaine ou aulique, au cours desquels les titres ethonneurs des participants sont scrupuleusement rappelés. Ces distinctions nous sontd’ailleurs connues par le biais des biographies publiées dans les revues littéraires, enparticulier la revue de l’IHGB, ou celui des dictionnaires biographiques qui font decette politique impériale de la distinction une marque de la reconnaissance littéraire.

15. Voir Humberto Fernandes Machado et Lúcia Bastos Pereira das Neves, O Império do Brasil, Riode Janeiro, Editora Nova Fronteira, 1999, p. 274.

16. José Murilo de Carvalho, A construção da ordem : a elite politica imperial. Teatro de sombras, apolítica imperial, 1822-1889, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 2008.

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La distribution exceptionnelle des titres nobiliaires n’a bénéficié qu’à un peu plusd’un millier de personnes qui intègrent le cercle étroit de la noblesse d’Empire. Lebaronat, soit les trois quarts des titres distribués, est attribué en priorité aux grandspropriétaires terriens, dont la prospérité et la loyauté politique sont un élémentde stabilité pour le régime impérial. Seules quelque deux cents personnes peuventse prévaloir d’avoir reçu les honneurs afférents aux titres de vicomte, de comte,marquis et duc sous le règne de dom Pedro II. La nature spécifique de cette noblessecorrespond à l’essor de trajectoires individuelles ainsi récompensées pour leur parcoursexceptionnel ou exemplaire. Comme le résume Lilia Moritz Schwarcz, « au Brésil, lanoblesse est un état passager qui naît à la faveur d’une situation politique, économiqueou intellectuelle privilégiée17 ». Parmi ce millier de nobles figurent quelques écrivainsqui ont reçu en fin de carrière les honneurs d’un titre de noblesse. Dix accèdent augrade le moins élevé, le baronat, et quatre peuvent s’enorgueillir d’avoir été promusau rang de vicomte, tels Gonçalves de Magalhães, le fondateur consacré des LetrasPátrias. Précisons pourtant que la concession d’un titre de noblesse ne joue en réalitéguère de rôle dans la consécration des carrières littéraires, car ces titres sont remisaprès 1870, lorsque le jeu du pouvoir au sein du champ échappe largement auxécrivains anoblis. Soulignons également que quelques auteurs ont publiquementrefusé la concession de tels honneurs, à l’instar de Gonçalves Dias ou José de Alencar.Ce dernier voit dans le baronnât, non sans ironie, « la canonisation des bienheureuxdans ce royaume du paradis terrestre18 ». Sans doute, le recul progressif des adeptesde la discipline, c’est-à-dire de la génération fondatrice des écrivains organiques, ausein du milieu littéraire a accompagné la montée de l’indifférence vis-à-vis d’unestratégie de la distinction jugée dépassée voire ridicule. Est-ce là l’une des raisonspour lesquelles le « siècle de dom Pedro II » est resté à l’état de prophétie ?

L’ÉCLAT TERNI DU « SIÈCLE DE DOM PEDRO II »(ANNÉES 1850-1870)

À mesure que croît le milieu littéraire, la multiplication des sollicitations rendcaduc un modèle de protection fondé sur la rareté et donc la qualité de la relationmécénique. La remise en cause des vertus supposées de la relation mécénique s’expliqueégalement par la versatilité et les limites inhérentes à la relation clientéliste qui lie lesécrivains à la classe politique, en charge de la distribution des faveurs, des subsideset autres sinécures publiques. Les écrivains les plus choyés par l’Empire, à l’instarde Joaquim Caetano Fernandes Pinheiro, ne peuvent s’empêcher de relayer lesfrustrations croissantes de ces « capacités » qui peinent à trouver quelque recoursauprès de l’État, victimes qu’ils sont des dérives du clientélisme alors en vigueur.Au cours d’un sermon prononcé en 1850 dans la chapelle impériale, le chanoinepointe du doigt les nantis et ceux qui, hauts placés, ont osé trahir la cause nationale :

17. Lilia Moritz Schwarcz, As barbas do Imperador. D. Pedro II, um monarca nos tropicos, São Paulo,Cia das letras, 2008, p. 192.

18. José de Alencar, Sonhos d’Ouro, Rio de Janeiro, B. L. Garnier, 1872, p. 123.

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« Malheureusement, messieurs, nous voyons de nos jours une nuée d’hommes que nerecommandent aucun mérite ni aucune vertu s’emparer des emplois publics19. »

Les frustrations se nourrissent de l’incapacité prétendue de l’État à octroyer lesemplois publics aux plus méritants. L’empereur, auréolé de gloire et bien que tout-puissant par les pouvoirs que lui confère la Constitution, ne peut qu’amender à lamarge un système mécénique et clientéliste qui ne saurait assurer en l’état le dérouléserein de la carrière des acteurs du champ littéraire. Pour autant, le modèle organiquecontinue à perdurer, au vu du nombre conséquent des écrivains disciples20 de lagénération des fondateurs qui entretiennent tout au long du Segundo Reinado, avecla bénédiction impériale, cette économie du mécénat, tandis que leurs prédécesseursse répartissent postes consulaires ou missions et trouvent une place au sein du petitmonde de la noblesse d’Empire. Les forces d’inertie qui exercent une forte pression ausein de la société impériale militent pour le maintien d’un modèle qui s’accommodeparfaitement des moyens et des objectifs de l’État impérial centralisé. Nombreux sontdonc les écrivains qui, en dépit de la fragilisation d’un régime politique de plus en pluscontesté et de l’essor d’un nouveau régime moderne de la communication littéraire,continuent à voir dans l’empereur et dans l’État les seuls protecteurs susceptiblesde leur garantir des conditions de travail optimum. Soulignons que la pérennité dumodèle de l’écrivain organique, soit le principal animateur de l’économie mécéniqueau sein du champ littéraire, entretient opportunément la tutelle du politique sur leculturel – une aubaine aux yeux d’un pouvoir qui envisage avec circonspection lesalternatives offertes par l’essor du marché du livre, dont les ressorts ne relèvent pasdes seules élites (politiques, intellectuelles) mais d’une économie de l’échange élargie,incluant l’éditeur et le public. Les écrivains organiques préfèrent cultiver des relationsinterpersonnelles privilégiées plutôt que de placer leur destin dans les mains du public,lecteur ou spectateur, tant cette masse impersonnelle, difficilement apprivoisable,effarouche encore bien des hommes de lettres à cette époque.

Cependant, la remise en cause des vertus du modèle mécénique trouve unécho grandissant auprès de nouvelles générations qui, à partir du mitan du siècle,convoitent avec appétit les possibilités inédites qu’offre au débutant littéraire l’essordu capitalisme de librairie. La contestation de l’autorité impériale sur le champlittéraire – dont la polémique lancée par José de Alencar en 1856 à l’encontre de laConfederação dos Tamoyos, une épopée signée Gonçalves de Magalhães et parrainéepar dom Pedro II, peut être considérée comme l’événement fondateur – témoignedes logiques concurrentielles qui s’affrontent dans un champ littéraire qui, en dépitde sa jeunesse, voit déjà des forces nouvelles perturber la partition bien réglée des

19. Archives de l’IHGB – Collection Fernandes Pinheiro – Lata 581, pasta 35. « Desgradaçadamente,senhores, vemos em nossos dias uma nuvem d’homens, a quem nenhum merito, nenhuma virtude recom-mendam arrojarem-se sobre os empregos publicos. »

20. L’étude sociologique précise des trajectoires professionnelles et des carrières des hommes delettres brésiliens est l’objet d’amples développements dans le mémoire de thèse qui est l’objet d’unepublication en cours. J’y montre, en particulier, comment le modèle de l’écrivain organique est l’objetd’une concurrence nouvelle à partir des années 1850 du fait de ceux qui, au sein de la nouvelle génération,se disent soucieux de cultiver une plus grande indépendance vis-à-vis de l’empereur et de l’État, alors quele secteur de l’édition et le marché du livre gagnent en importance.

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carrières des « écrivains officiels ». Cette évolution s’inscrit dans les voies inéditesde la professionnalisation qui accompagnent dès lors le recul du modèle mécéniqueet la déréliction annoncée du « siècle de dom Pedro II », que la proclamation dela République en 1889 achève d’effacer de la mémoire publique. Si la dépendancedu littéraire au politique ne disparaît pas avec l’avènement du nouveau régime, lafin de l’époque impériale, longue de près de sept décennies, met un terme à unesituation d’« exception culturelle » en Amérique latine, celle d’un régime politiquesuffisamment stable et solide pour cristalliser au XIXe siècle les ambitions de réussiteet d’exaltation patriotique de plusieurs générations d’hommes de lettres.

(Université Lille III)

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