Soleil noir

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Soleil noir « Le soleil c’est Dieu » (Joseph Turner) Deux évènements « dominent » l’actualité, selon l’expression consacrée. Un événement « cosmique », l’éclipse (partielle) du soleil par la lune ; un évènement « humain », historique ( ?) : l’attentat contre le musée du Bardo à Tunis. Le premier relève d’une problématique (ontologique, théologique, esthétique, etc.) de la dialectique visibilité/invisibilité, le second, une nouvelle fois d’une -sempiternelle- logique du sacrifice, de la violence sacrificielle. En ce qui concerne l’éclipse, on a vu en France fleurir aussitôt de multiples débats opposant les partisans du « droit de voir » (si proche du « droit de savoir », impératif catégorique de l’information, mot d’ordre des chaînes d’information continue et des paparazzi) et le tout aussi dictatorial « principe de précaution », qui périme à l’avance toute prise de risque et surtout toute responsabilité quant aux conséquences : en bref, la volonté d’anticiper l’évènement pour que surtout, il n’arrive pas, que rien n’arrive. C’est ainsi que l’Education nationale, à cause d’une pénurie de lunettes, a décidé d’enfermer les enfants, de les priver de récréation, la finalité de tout cela s’énonçant dans le paradoxe suivant : il s’agissait donc (pour leur bien) de les empêcher de voir l’invisible. Moralité : la secte du temple scolaire a triomphé ici de celle du temple solaire. « Delanda Carthago » (Il faut détruire Carthage) Caton l’ancien En 1828, Joseph Tuner peint, à l’avance (?), un tableau qui réunit tous les éléments ici en cause: le soleil, l’aveuglement, le sacrifice, et leurs deux lieux d’inscription : le ciel, la Tunisie (anciennement Carthage); cette œuvre s’intitule Regulus. L’histoire est la suivante : durant la première guerre punique, le consul romain Regulus, 1

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Soleil noir

« Le soleil c’est Dieu »(Joseph Turner)

Deux évènements « dominent » l’actualité, selon l’expressionconsacrée. Un événement « cosmique », l’éclipse (partielle) dusoleil par la lune ; un évènement « humain », historique ( ?) :l’attentat contre le musée du Bardo à Tunis. Le premier relèved’une problématique (ontologique, théologique, esthétique,etc.) de la dialectique visibilité/invisibilité, le second, unenouvelle fois d’une -sempiternelle- logique du sacrifice, de laviolence sacrificielle.

En ce qui concerne l’éclipse, on a vu en France fleuriraussitôt de multiples débats opposant les partisans du « droitde voir » (si proche du « droit de savoir », impératifcatégorique de l’information, mot d’ordre des chaînesd’information continue et des paparazzi) et le tout aussidictatorial « principe de précaution », qui périme à l’avancetoute prise de risque et surtout toute responsabilité quant auxconséquences : en bref, la volonté d’anticiper l’évènement pourque surtout, il n’arrive pas, que rien n’arrive.C’est ainsi que l’Education nationale, à cause d’une pénurie delunettes, a décidé d’enfermer les enfants, de les priver derécréation, la finalité de tout cela s’énonçant dans leparadoxe suivant : il s’agissait donc (pour leur bien) de lesempêcher de voir l’invisible.

Moralité : la secte du temple scolaire a triomphé ici de celle dutemple solaire.

« Delanda Carthago »(Il faut détruire Carthage) Caton l’ancien

En 1828, Joseph Tuner peint, à l’avance (?), un tableau quiréunit tous les éléments ici en cause: le soleil,l’aveuglement, le sacrifice, et leurs deux lieuxd’inscription : le ciel, la Tunisie (anciennement Carthage);cette œuvre s’intitule Regulus. L’histoire est la suivante :durant la première guerre punique, le consul romain Regulus,

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prisonnier des Carthaginois, est envoyé par eux pour négocierla paix avec le Sénat ; doublement fidèle à ses convictions, ildéconseille aux sénateurs d’accepter tout accord et il retournechez ses geôliers auxquels ils avaient donné sa parole. Ceux-cilui coupent les paupières et l’exposent au soleil jusqu’à ce qu’il devienneaveugle, avant de le tuer.Cette figure, d’abord symbole d’héroïsme et de fidélité à laparole donnée, aura par la suite, sous la forme énigmatiqued’un homme aux paupières coupées, métaphore de l’artiste« aveugle » au monde superficiel des apparences, mais« visionnaire » d’une réalité plus authentique, spirituelle,longtemps hanté l’imaginaire occidental, en particulier celuides artistes et écrivains romantique (Kleist, Hofmannsthal…) oumodernes (Proust), comme l’indique Pierre Watt (cf. Turnermenteur magnifique).Turner, fidèle à la leçon de son maître Claude Gelée dit LeLorrain, lui aussi sectateur du soleil et de la lumière, nousmontre ici le port de Carthage, s’ouvrant sur la mer et surtoutsur un soleil éclatant, qui littéralement, sous la forme d’uneénorme tache de peinture blanche (laquelle forme un empâtementinvisible à la reproduction), troue et envahit le tableau. Cetteblancheur expansive vient briser les structures narrative etreprésentative de l’œuvre. Ici, le peintre va au-delà del’histoire, édifiante ou tragique, de Regulus, et au-delà deson décor architectural, ce qu’il essaie de nous fairepartager, c’est la position du héros, et l’expérience même deson aveuglement. Grâce à un basculement à 180° du dispositif, lepeintre nous fait donc adopter, si l’on peut dire en sescirconstances, le point de vue du regardeur tragique.Le spectateur se trouve alors face au blanc irradiant, commeRegulus aura été face au soleil, pris dans cet excès delumière, cette extase lumineuse précédant immédiatement laplongée dans le noir absolu.

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Joseph Turner, Regulus (1828)

Vir heroicus sublimis(Barnett Newman)

Cette tache blanche menaçante, on peut la penser à deuxniveaux : dans son articulation à la représentation, dans sarelation aux conditions même de possibilité de toutereprésentation : la faculté de voir.Il s’agit dans les deux cas d’une menace, de l’anticipationd’un désastre possible, qui se situerait à deux niveaux, selondeux degrés, l’un dans le symbolique, l’autre dans le réel.Dans l’espace symbolique qui est celui de l’art (ici lapeinture), tout ce qui tourne autour de la (re)présentation decette menace, de cette catastrophe à venir, porte, depuis soninventeur, (le pseudo)Longin, qui lui consacra un traité (Perihupsos), un nom, il s’agit du sublime. Pour Edmund Burke, le philosophe écossais qui avait réactivé(1757) cette antique notion, peu de temps donc avantl’apparition de l’art romantique (Turner naît en 1775), lesentiment sublime se caractérise par un « plaisir négatif », unsentiment contradictoire, oxymorique (l’oxymore est la figurerhétorique du sublime) qu’il associe toujours à la terreur.L’« œuvre » sublime, qui n’est pas forcément un artefact maisle plus souvent la « nature » elle-même, dans sesmanifestations les plus inquiétantes, celles qui dépassent lescapacités humaines, est donc ce qui suscite cette expérienceterrorisante : «les ténèbres, la solitude, le silence, l’approche de la mort,

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peuvent être « terribles » en ce qu’elles annoncent que le regard, autrui, le langage,la vie vont venir à manquer. On éprouve qu’il se peut bientôt que rien n’arrive. Ce quiest sublime c’est que du sein de cette imminence du néant quelque chose arrivequand même, ait « lieu » qui annonce que tout n’est pas fini.» (Jean-FrançoisLyotard, commentant Burke).On le voit bien ici, la tache blanche « représente » (paradigmeclassique) ou « présente » (paradigme moderne) -car ici Turnerse situe précisément dans l’entre-deux, entre la représentation(l’image, l’histoire, la « fenêtre » encore albertienne) et laprésentation, celle dans laquelle se situera le peintre abstrait,Barnet Newman, artiste « sublime »-, cette possibilité qu’iln’y ait plus rien ; ce « blanc » qui n’est pas un monochromeaseptisé, mais le tenant-lieu d’un aveuglement à venir, estbien, selon une autre formule de Lyotard : « la présentation qu’il y ade l’imprésentable. »

Epiphanie

Jean-François Lyotard, à propos des peintures sublimes de BarnettNewman, parle d’apparition, d’épiphanie.L’épiphanie, ce n’est pas seulement la fête de l’enfant Jésus etune lointaine résurgence des cultes païens de la lumière, donttémoigne la galette des rois, représentation du soleil, c’estlittéralement, bien avant l’ère chrétienne, l’apparition du dieu,sa manifestation dans le domaine du paraître, son surgissementdans le monde phénoménal.Pour les anciens Grecs, dont le monde était bien ordonné (leCosmos, c’est l’ordre) et hiérarchisé : au plus bas lesanimaux, au plus haut les dieux, et entre les deux, les hommes,cette irruption divine dans leur monde, cette épiphanie étaitune épreuve, bien souvent une catastrophe. C’est pourquoi lesdieux, quand ils veulent faire commerce avec leurs inférieurs,prennent bien soin de revêtir une apparence acceptable,tolérable pour les sens, l’esprit fragile, et surtout la santéde ces derniers ; ils se déguisent en humains pour ne pasdétruire leurs interlocuteurs mortels. Quant aux hommes, ilssavent qu’avoir affaire aux dieux, même s’ils les implorentsans cesse, se termine toujours mal pour eux (c’est la leçongénérale que délivrent les Métamorphoses d’Ovide).C’est aussi la morale de l’aventure de la naïve Sémélé ; aiméeet enceinte de Zeus, elle lui arrache la promesse de luiapparaître dans toute sa puissance céleste (en fait, elle est

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manipulée par Héra, toujours jalouse des maîtresses de sonépoux) : Zeus, qui ne peut ni se dédire ni empêcher lesconséquences de cet acte, apparaît donc divinement à Sémélé ;celle-ci est alors anéantie, carbonisée par l’excès d’apparencede l’épiphane, roi des dieux, porteur de foudre. Au derniermoment, avant que la mère ne disparaisse, Zeus retire l’embryonet le coud dans sa cuisse : ce petit enfant sera le futurDionysos, décidemment héros d’éprouvantes tribulations,puisque, selon d’autres versions, il sera démembré par lesTitans et mis à bouillir dans une marmite.

Jupiter et Sémélé, Gustave Moreau, 1895.

C’est Gustave Moreau, le peintre préféré d’André Breton, quiaura donné la plus belle représentation de cette épiphaniepaïenne : dans son Jupiter et Sémélé, délire graphiqueorientalisant, grouillant de déesses et de dieux nocturnes, lablanche Sémélé, dont le sang coule déjà sur la peau, se pâmesur la cuisse de l’Olympien devenu gigantesque, regardant avechorreur le visage terrifiant de son amant, entouré de l’éclatinsoutenable d’une gloire rayonnante ; elle et le spectateurdécouvrent sa face sombre aux yeux immenses et hallucinés,mélange de Shiva destructeur et de Christ Pantocrator.

Fiat Lux

Longin donne comme exemple d’énoncé sublime, la célèbre formulebiblique de la Genèse : Fiat Lux (« que la lumière soit »). Cette

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citation, aussi surprenante soit-elle de la part d’un païen deculture grecque, était une évidence linguistique. Dieu etsublime sont en effet des termes équivalents. L’énonciateur deces propos performatifs, Elohim en hébreux, est appelé le Très-haut dans différentes versions, ce qui correspond exactement àla traduction du Peri Hupsos de Longin, qui signifielittéralement (Du)Très haut.Emmanuel Kant, reprenant dans son Analytique du sublime, lesproblématiques de Longin et de Burke, donne à son tour commeexemple d’énoncé sublime un fragment du Pentateuque : « Tu ne te feraspoint d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en hautdans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que laterre. » Soit, d’un côté (Longin), un sublime positif, une création, cellede la possibilité de toute visibilité : la lumière ; del’autre, un sublime négatif, un interdit, celui de l’image, de lareprésentation.

Estefania Penafiel Loiaza, Fiat Lux, 2004.

L’association (oxymorique) de ces deux propositions donnel’œuvre de l’artiste équatorienne Estefania Peñafiel Loiaza, siproche ici de celle de Turner, qu’elle a intitulée justementFiat Lux.Il s’agit d’une photographie accrochée à un mur et violemmentéclairée par un spot dont l’éclat excessif empêche lespectateur ébloui par la réflexion de voir ce qui se trouve surle cliché. Le regardeur est ici, une nouvelle fois, dansl’expérience de l’aveuglement, tel un nouveau Regulus.Mais quelle est donc l’image que l’artiste nous interdit, telun nouveau Moïse, de regarder ? Il s’agit d’une reproductiond’un des quatre clichés pris par un membre des Sonderkommandos

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d’Auschwitz-Birkenau, les seules représentations existantes,découvertes depuis peu, de déporté(e)s allant vers les chambresà gaz. Ces mêmes images, objets de multiples controverses (cf. GeorgesDidi-Huberman, Images malgré tout, 2004), qui sont actuellement,agrandies et recadrées, reproduites à l’aide de poudre defusain et dessinées au doigt par le dessinateur Jérôme Zonderdans son exposition de la Maison Rouge (Chairs grises, 2013,2014).

Jérôme Zonder, Chairs grises, 2014.

« Leçon de ténèbres »(François Couperin)

Si l’on revient à l’énoncé d’Elohim, le Très-Haut, on notera quele texte mentionne d’abord un premier état dans lequel lesténèbres sont originelles : «Au commencement, Elohim créa les cieux et laterre. La terre était déserte et vide. Il y avait des ténèbres au-dessus de l’abîme etl’esprit d’Elohim planait au-dessus des eaux. » Ensuite vient la fameuseformule ; ainsi, la lumière est-elle créée en quelque sortepour lutter contre les ténèbres, dans une relationoriginairement dialectique avec son négatif.A partir de cette dichotomie initiale, deux pôles du sublime sedégagent : un sublime lumineux, solaire, qui s’élève vers lalumière, celui de Longin, Kant, Turner, Newman, etc., unsublime noir, ténébriste, celui des romantiques comme Goya,Radcliffe, Edmund Burke, etc., philosophe politiquement opposéaux Lumières, qui fut un ennemi farouche de la Révolution.

Dans la suite chrétienne du récit biblique, le sacrifice dufils de dieu, l’enfant du Très-Haut, descendu sur terre, parmi

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ceux du bas, les hommes, renouera avec l’altérité négative de lalumière, les ténèbres originelles. Ainsi, dans la liturgietraditionnelle célébrant sa mort sacrificielle, le rituelexigeait que lors des messes de la semaine précédant Pâques,les mercredis, jeudis et surtout vendredis saints, les lumièress’éteignissent, les chandelles étant peu à peu soufflées,jusqu’à plonger les fidèles dans l’obscurité la plus totale,tandis que retentissait dans le noir une musique funèbre,s’appuyant sur des psaumes de lamentation, devenue un « genre »musical à part entière, les fameuses « leçons de ténèbres ».

« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». (La Rochefoucauld)

Dans Le Temple du soleil, il est encore une fois question de mort,de sacrifice, de soleil … et d’éclipse.Prisonniers des derniers Incas réfugiés dans les Andes, Tintin,le capitaine Haddock et le professeur Tournesol vont êtresacrifiés au dieu du soleil, irrité par les profanationscommises par les archéologues qui ont osé s’emparer d’une momiesacrée, Rascar Capac. Utilisant une astuce déjà largement documentée dans les annalesromanesques, et dont Christophe Colomb serait l’initiateurlointain, Tintin, le clairvoyant, qui, par chance, a apprisl’existence d’une éclipse, prétend donc commander au soleil etprovoquer sa disparition durant le temps même du sacrifice.Soudain plongés dans le noir, dans les ténèbres, les Indiens,affolés, les épargnent et les libèrent à condition qu’ilsfassent revenir l’astre divin.Une interprétation « postcoloniale », démasquant l’arroganceethnocentrique européenne, montrerait à quel point l’éclipsesert ici d’élément discriminant partageant ceux qui savent, lestenants de la science (les Colombiens), pour lesquels elle n’estqu’un phénomène soumis au calcul, et ceux qui croient, les naïfsadorateurs du soleil, adeptes d’un mode de pensée magique,prisonniers d’une mentalité qualifiée naguère de primitive ouprélogique (les Précolombiens). Les premiers manipulant adroitementles seconds.

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Ce scénario, si l’on excepte sa fin déceptive, exhibant audernier moment la supériorité de la rationalité occidentale surles cultes solaires et privant le lecteur d’un triple sacrificerituel, avait tout pour plaire à Georges Bataille. Celui-ci,violent contempteur de la raison instrumentale et dumatérialisme moderne, aurait pu voir dans ce télescopagespatio-temporel, ce retour intempestif et violent du passéprécolombien au sein même du monde contemporain, un écho à sespropres préoccupations, une mise en œuvre de sa philosophie :réintroduire la dimension sacrificielle niée dans la médiocritédu confort « bourgeois » et rendre l’homme à sa souverainetéperdue grâce à l’extase, la mise à mort spectaculaire etgrandiose face au soleil en étant la plus parfaite incarnation.Georges Bataille était fasciné par « L’Amérique avant ChristopheColomb », dont il célébrait « la plus sanglante excentricité […] conçue parla démence humaine : crimes continuels commis en plein soleil pour la seulesatisfaction de cauchemars déifiés, phantasmes terrifiants ! Des repas cannibales deprêtres, des cérémonies à cadavres et ruisseaux de sang… »Préférant les Aztèques aux Incas, auxquels il reprochait labanalité de leurs supplices («Même les horreurs sont peu frappantes auCuzco. On étranglait à l’aide de lacets de rares victimes dans les temples… »), ilsaluait à l’inverse le caractère délirant des cérémoniesmexicaines : «Le prêtre faisait maintenir un homme le ventre en l’air, les reinscambrés sur une sorte de borne et lui ouvrait le tronc en le frappant violemment d’uncoup de couteau de pierre brillante. […] le cœur était saisi à pleines mains dansl’ouverture inondée de sang […] Enfin, le soir venu, tous les cadavres étantécorchés, dépecés et cuits, les prêtres venaient les manger. »

Né d’un père syphilitique « qui [l’]a conçu étant déjà aveugle »,Bataille était obsédé par l’œil et le soleil, ces deux objetsdont son géniteur était privé étant chez lui liésmétonymiquement, par le regard, sous sa forme négative, etmétaphoriquement, par leur commune forme circulaire. Bataille, qui reprochait au surréalisme l’idéalisme de sonpréfixe « sur », est le penseur anti-sublime ; avec la passionfrénétique qu’on lui connaît, il s’est voulu l’homme du

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renversement, l’apôtre du bas (le « Bas-matérialisme ») : ainsi,distingue-t-il deux soleils, un soleil du haut, zénithal : « Lesoleil, humainement parlant (c’est-à-dire en tant qu’il se confond avec la notion demidi) est la conception la plus élevée. C’est aussi la chose la plus abstraite,puisqu’il est impossible de le regarder fixement à cette heure-là. […] ce soleil apoétiquement le sens de la sérénité mathématique et de l’élévation d’esprit ». Unsoleil à la fois sublime (au sens de Longin) et scientifique (celuide Tintin et des Colombiens) ; il lui opposait un soleil du bas,celui que l’œil s’obstine à fixer, devenu, comme l’œil lui-même, un astre obscur, un charbon, une scorie : «Par contre, si on lefixe assez obstinément, cela suppose une certaine folie et la notion change de sensparce que, dans la lumière, ce n’est plus la production qui apparaît, mais le déchet,c’est-à-dire la combustion… » On le voit, le soleil bataillien est exactement celui produitpar l’éclipse : œil brûlé+ soleil noir.Ce « Soleil pourri » renvoie alors fatalement au sang, au sacrificeet à la mort : «Mythologiquement, le soleil regardé s’identifie avec un hommequi égorge un taureau (Mithra) […] Le culte mithriaque du soleil aboutissait à unepratique religieuse très répandue : on se mettait nu dans une sorte de fosse couverted’un clayonnage en bois sur lequel un prêtre égorgeait un taureau ; ainsi on recevaittout à coup une belle douche de sang chaud, accompagné d’un bruit de lutte detaureau et de meuglements : simple moyen de recueillir moralement les bienfaits dusoleil aveuglant. »

A Tintin, qu’il jugeait sans doute trop conformiste, à l’imagede son héros, si poli et si lisse (sauf quand il a bu et qu’ilva mourir, comme dans L’Oreille cassée, autre aventure Sud-américaine), Bataille préférait Les Pieds Nickelés, bande dessinéepopulaire, anarchiste et délinquante, qu’il associaitprécisément aux divinités aztèques : « Un dieu mexicain, ainsiQuetzalcóatl, qui s’amuse à se laisser glisser du haut des montagnes assis sur unepetite planche, plus que toute autre chose exprimable avec le malheureux répertoiredes mots usuels, m’a toujours apparu être un Pied Nickelé. »

Essence du sublime/sublime de l’essence

Peut-il exister un « sublime » des humbles ? On l’a vu, lesublime classique se situe dans la hauteur, divine, céleste,morale. Ce sublime-là, si l’on suit cette fois les catégorieschères à nos sociologues, c’est donc aussi, ou d’abord, unopérateur social de distinction, ce qui, précisément, sépare lesâmes viles, enlisées dans la bassesse et la lourdeur, de celles

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des grands poètes et de leurs lecteurs, qui font, grâce à l’artet à la poésie, libre commerce avec le divin.

Si le sacrifice, quelle qu’en soit la forme, présent danstoutes les sociétés et tous les cultes, a toujours été unetentative pour communiquer avec les forces supérieures, avec sesaltérités inquiétantes ou bienfaitrices qu’on appelle poursimplifier, le(s) Dieu(x), alors l’autosacrifice, l’autodafé desoi, en particulier grâce à cet élément purificateur qu’est lefeu, serait peut-être la seule façon pour les petits, les gensdu bas, ceux que leur destin force à avoir la tête toujourstournée vers le sol, dans la poussière, de s’élever, de mettreen acte l’apothéose qui leur est interdite dans la vie. Ici, la « hauteur », devenue une transcendance quasi métaphysiquepour ceux qui croupissent dans une immanence servile, estpolitique. Ceux d’en haut, les Dieux d’en-haut, comme l’écrivaitjadis Anatole France à propos des maîtres humains de la terreurrévolutionnaire, ces « Dieux ont soif » : soif de sang, de victimes,l’ «odeur des viandes brûlées plaît à leurs narines ».Il ne faut pas oublier que le « printemps arabe » (qui portebien ou mal un nom plutôt chargé de désespérance que d’avenir,si l’on se souvient comment s’est terminé son lointain modèle,le « Printemps de Prague » (1968), écrasé dans le sang par leschars soviétiques) a commencé par un sacrifice humain, celui d’unhumble parmi les humbles, d’un humilié, Mohammed Bouazizi. Ce jeune homme, vendeur ambulant de fruits et légumes, quifaisait vivre toute sa famille, venait, une fois de plus, de sefaire confisquer ses outils de travail, sa charrette et sabalance, et avait été maltraité par les autorités, auxquellesil s’était plaint ; en désespoir de cause, il a fini pars’arroser d’essence et s’immoler par le feu, devant le siège deceux d’en-haut, le gouvernorat de Sidi Bouzid.

Jadis, sur les mêmes terres, Tunisiennes, Carthaginoises, sil’on en croit les chroniques antiques, un dieu terrible,Moloch, exigeait lui aussi des sacrifices humains. Des enfants.Ceux-ci étaient déposés dans les bras d’un colosse d’airainreprésentant la divinité, puis roulaient dans le feu. Ainsi ledécrit Gustave Flaubert, dans son rêve anachronique (Salammbô): «Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus. Chaquefois que l’on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui,pour le charger des crimes du peuple, en vociférant […] Les dévots criaient :

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« Seigneur ! mange ! »[…] Les victimes à peine au bord de l’ouverture disparaissaientcomme une goutte d’eau sur une plaque rougie ; et une fumée blanche montait dansla grande couleur écarlate. »

Moloch, qui signifierait non le nom d’un dieu (Baal enréalité), mais le sacrifice lui-même, est devenu dans l’imaginaireun nom commun, désignant une puissance avide et dévorante, uneentité despotique, implacable et sanguinaire, appelée à unelongue postérité et servie par des prêtres implacables:- ainsi des servants du Moloch médiatique, addition desmillions d’ «yeux cannibales » du public lui-même, dieu dévoranttout sur son passage, qui viennent de sacrifier une nouvellefois, sur l’autel de la « téléréalité », des demi-dieux, deshéros sur-humains (sportifs dits de Haut niveau), dans uneapothéose incandescente, une énorme flamme épiphanique. - ainsi des terroristes de l’EI, lesquels ne sont pas desilluminés mais des obscurantistes, qui ont frappé de nouveau,ressuscitant Moloch sur ses anciennes terres ; ceux-là ontimmolé à leur idole jamais rassasiée de sang, de nouvellesvictimes, ici ces voyageurs du temps que sont les touristes, ceuxqui se plaisent à circuler dans l’ancienne carte, parcourant ceterritoire « préislamiques » dont les djihadistes ont entrepris denier l’existence, de sacrifier à leur noire utopie.

« Cet homme n’avait appris à nager ni avec le courant ni contre le courant »(Hannah Arendt)

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Il y a ceux qui veulent détruire le passé. D’autres tentent dele faire revivre. Mais que signifie reconstituer le passé, et de quelle dosed’oubli ce retour doit-il être payé ?Walter Benjamin, dans ses célèbres Thèses sur l’histoire (Sur le conceptd’histoire), cite, pour illustrer ce questionnement, précisémentGustave Flaubert et son rêve carthaginois : «A l’historien qui veutrevivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier ce qu’il sait du coursultérieur de l’histoire.[…] C’est la méthode de l’empathie. Elle naît de la paresse ducœur, de l’acédia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans sonsurgissement fugitif. […] Flaubert, qui l’a connue, écrit : « Peu de gens devinerontcombien il a fallu être triste [pour entreprendre] de ressusciter Carthage. »Cette tristesse, engendrée par la haine du présent, elles’appelle aussi la mélancolie, humeur sombre, dont l’emblème estun soleil noir («Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé […] et mon luthconstellé/Porte le soleil noir de la mélancolie » Gérard de Nerval).Benjamin précise: «La nature de cette tristesse se dessine plus clairementlorsque l’on se demande à qui précisément l’historiciste s’identifie par empathie. Ondevra répondre inévitablement : au vainqueur. Or ceux qui règnent à un momentdonné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé. L’identification auvainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment. »Walter Benjamin savait bien de quoi il parlait, sur quelversant de l’histoire il se trouvait : Sur le concept d’histoire auraété son dernier écrit, rédigé au printemps 1940. Le 26septembre, épuisé par le parcours qu’il venait d’effectuer endirection de la frontière espagnole, et menacé de reconduite enFrance, il se suicide dans la nuit, à Port-Bou. Nous lisonsdonc des pensées rédigées non par un vainqueur, celui dontl’historien serait l’héritier et le complice, mais par un vaincude l’histoire, celui qui, à la pire période de la Deuxième Guerremondiale, exilé, menacé, dépouillé de tout ce qui lui étaitcher, se retrouve du mauvais côté, dans le camp des perdants. Hannah Arendt, qui avait pris en charge son manuscrit, qu’elleemporta avec elle dans son exil (elle, avait réussi à passer auPortugal, but de l’expédition de Benjamin), dans l’articleposthume qu’elle lui consacre, place toute la vie de son ami,toute son histoire, sous le signe de l’échec, de la malchance,qu’elle symbolise par la figure d’un petit bossu, personnagemaléfique qui intervient à tout moment pour contrarier tous lesplans, tout faire rater, rendre la vie impossible : «CommeProust, il était totalement incapable de changer « des conditions de vie qui pour lui

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avaient été destructrices ». Avec une assurance de somnambule, sa maladresse leconduisit toujours en un foyer de malchance actuel et futur. »

Pourquoi lisons-nous Benjamin ? Pourquoi est-il devenu cettefigure omniprésente, ce foyer irradiant et fascinant autourduquel, depuis l’âge « postmoderne », la pensée contemporainene cesse de tourner, sur laquelle elle ne laisse de revenir,comme Benjamin lui-même ne cessait de revenir à la figure deson « alter ego » dans le passé, Charles Baudelaire ?Il y a bien sûr de multiples raisons, qui tiennent d’abord àson génie propre, son intelligence singulière, et tout lereste, qui nous appartient, mais qui est trop vaste pour tenterd’être cerné ; une bibliothèque, lieu si cher à Benjamin, nesuffirait pas à abriter tout ce qui pourrait s’écrire à cesujet.Il y a quelque chose de plus essentiel, qui tient à sa mort, àson suicide. Si nous tentons, avec tant d’obstination, desuivre sa réflexion, si difficile souvent, si contradictoire,pour tenter d’y trouver on ne sait quelle réponse à laconfusion de notre présent, c’est que nous la lisonsessentiellement depuis sa mort. Cette mort, il nous estimpossible de la penser autrement que comme un sacrifice, lequelouvrirait-selon l’implacable malédiction hégélienne etl’imaginaire létale qui la hante- à une sorte de véritésupérieure, à la fois externe et interne, à sa pensée. Même si son suicide n’aura rien eu d’héroïque, même si, aucontraire, il fut plutôt l’effet de la malchance, d’un mauvaisconcours de circonstances : « Un jour plus tôt, Benjamin serait passé sansdifficulté […] C’est seulement ce jour-là que la catastrophe était possible. »(H.Arendt), et, en quelque sorte, l’accomplissement tragique d’unevie ratée, il ouvre à ce dehors qui, par défaut, semble manqueraux autres pensées et en particulier aux nôtres.Ce dehors, c’est précisément l’histoire, cet autre Moloch dontBenjamin savait qu’il vivait dans l’ombre et la menace, parcequ’il l’avait déjà condamné. La parenthèse postmoderne, posthistorique, dont de multiplessignes, de plus en plus impérieux et inquiétants, montrentqu’elle est en train de s’achever, aura paradoxalement fait dece sacrifié de l’histoire son héros suprême. Tout porte à croire qu’ilsera également celui de la nouvelle ère, pleine de fureurs etde dangers, qui s’ouvre désormais devant nous.

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Walter Benjamin à l’heure de sa reproductibilité touristique

Il existe maintenant, dûment répertorié pour les amateurs,situé à la frontière entre la France et l’Espagne, un parcoursde montagne qui reconstitue le trajet catalan de WalterBenjamin, de Banyuls jusqu’à Port-Bou, et qui permet donc àtous les touristes-randonneurs de se mettre dans les pas ducélèbre philosophe, opérant ainsi une parfaite synthèse ducorps et de l’esprit, de la détente et du recueillement :« Afin de sensibiliser le public aux conséquences les plus graves de l’antisémitisme,[un] «parcours Walter Benjamin » a été mise en place. […] De Banyuls à Portbou,long de 7 km, pour une durée de 4h30, [il] emprunte la montagne de Querroig, etcorrespond à 95% au circuit de désespoir suivi par Walter Benjamin. Ce sentier,balisé depuis l’année dernière, permet de saisir intensément le calvaire vécu par lephilosophe, né à Berlin en 1892. »

© Miguel Egaña23/03/2015

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