Sociologie des experts turcs de la politique étrangère

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1 Papier présenté lors de La Fabrique des thèses dans le cadre de lEcole dEté de Sciences PoAix juin 2014 Jean-Baptiste Le Moulec Doctorant, IEP d’Aix-en-Provence Contrat doctoral CNRS, affecté à l’IREMAM et à l’IFEA La fabrique de l'expertise sur le monde arabe en Turquie: une entreprise en sous- traitance pour l'Etat Parti du constat de l’accroissement, en Turquie, de la production dite scientifique sur le « monde arabe », le Moyen-Orient 1 notamment arabe-, les pays arabes et les relations turco- arabes depuis le milieu des années 2000, s’est progressivement imposé la nécessité de procéder à une analyse sociologique des modalités et aboutissants de l’expertise turque contemporaine sur le Proche-Orient arabe dans une perspective synchronique ne pouvant cependant se passer de mises en perspectives historiques. En effet, depuis le début des années 2000 et plus particulièrement depuis 2003, la production dite scientifique en sciences humaines et sociales sur ces thématiques a pris diverses formes et son volume a semblé s’accroître par rapport aux périodes précédentes, invitant à croire à un renouveau des relations interétatiques et transnationales entre Turquie et pays du Moyen-Orient, notamment arabe, tant dans ses principes que dans ses modalités et son ampleur. La dynamique académique a semblé d’autant plus forte que plusieurs de ses acteurs ont accès aux organes médiatiques mais aussi que de nombreux journalistes ont relayé ou participé à cette entreprise de production de savoirs étiquetés académiques. Outres les nombreuses publications scientifiques, les innombrables conférences, colloques et ateliers organisés par universités et centres de recherche privés, nombres d’ouvrages écrits par des universitaires sont parus en Turquie au cours des années 2000. Cette dynamique a même semblé s’accélérer avec la survenue des révoltes arabes : la crise syrienne, les variations des relations turco-irakiennes, la « donne » kurde dans ces relations, sans oublier les révolutions égyptiennes, libyennes et 1 Ce terme résulte et renvoie, comme on le verra ensuite, à un usage et à des acteurs spécifiques. De plus, n’étant pas le seul terme utilisé pour désigner ce qui se situe à l’est et au sud-est de la Turquie, il entretient un flou parfois voulu.

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Papier présenté lors de

La Fabrique des thèses

dans le cadre de

l’Ecole d’Eté de Sciences Po’ Aix

juin 2014

Jean-Baptiste Le Moulec

Doctorant, IEP d’Aix-en-Provence

Contrat doctoral CNRS, affecté à l’IREMAM et à l’IFEA

La fabrique de l'expertise sur le monde arabe en Turquie: une entreprise en sous-

traitance pour l'Etat

Parti du constat de l’accroissement, en Turquie, de la production dite scientifique sur le

« monde arabe », le Moyen-Orient1 –notamment arabe-, les pays arabes et les relations turco-

arabes depuis le milieu des années 2000, s’est progressivement imposé la nécessité de

procéder à une analyse sociologique des modalités et aboutissants de l’expertise turque

contemporaine sur le Proche-Orient arabe dans une perspective synchronique ne pouvant

cependant se passer de mises en perspectives historiques. En effet, depuis le début des années

2000 et plus particulièrement depuis 2003, la production dite scientifique en sciences

humaines et sociales sur ces thématiques a pris diverses formes et son volume a semblé

s’accroître par rapport aux périodes précédentes, invitant à croire à un renouveau des relations

interétatiques et transnationales entre Turquie et pays du Moyen-Orient, notamment arabe,

tant dans ses principes que dans ses modalités et son ampleur. La dynamique académique a

semblé d’autant plus forte que plusieurs de ses acteurs ont accès aux organes médiatiques

mais aussi que de nombreux journalistes ont relayé ou participé à cette entreprise de

production de savoirs étiquetés académiques. Outres les nombreuses publications

scientifiques, les innombrables conférences, colloques et ateliers organisés par universités et

centres de recherche privés, nombres d’ouvrages écrits par des universitaires sont parus en

Turquie au cours des années 2000. Cette dynamique a même semblé s’accélérer avec la

survenue des révoltes arabes : la crise syrienne, les variations des relations turco-irakiennes, la

« donne » kurde dans ces relations, sans oublier les révolutions égyptiennes, libyennes et

1 Ce terme résulte et renvoie, comme on le verra ensuite, à un usage et à des acteurs spécifiques. De plus, n’étant

pas le seul terme utilisé pour désigner ce qui se situe à l’est et au sud-est de la Turquie, il entretient un flou

parfois voulu.

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tunisiennes. Ce qui semblait donc un phénomène académique a été relayé sous divers formats

dans les médias via des articles, chroniques écrites et talk-shows télévisés.

Au-delà de l’apparente nouveauté du phénomène, le caractère majoritairement stratégique et

géopolitique de la production scientifique turque sur les thématiques afférentes au Moyen-

Orient invitait au questionnement sur l’identité des producteurs de ces savoirs dits

scientifiques. Le champ d’entrée de l’étude était donc celui des universités et notamment de la

recherche turque en sciences humaines et sociales. L’une des premières informations

pertinente à émerger à ce sujet est que, jusqu’aux années 1990, la formation doctorale n’était

pas disponible dans les universités turques. La fonction principale des facultés consistait en la

transmission et la sanction de l’apprentissage de connaissances. La recherche académique

turque se développe à proprement parler à partir de la fin des années 1990, promue par des

universitaires formés à l’étranger et encouragée par des acteurs localisés dans la sphère

politico-administrative.

Ce qui explique l’hyper-visibilité de la production académique en question, que ce soit dans

les médias ou dans les rayons des librairies, est son lien avec les initiatives diplomatiques

déployées par le gouvernement AKP en direction des pays arabes et de l’Iran, politique

présentée comme une remise en cause partielle du tropisme occidental de la politique

extérieure turque. Au demeurant et pour reprendre les termes de G. Dorronsoro : « La

trajectoire globale de la politique extérieure turque est intimement liée aux questions

d’identité. » (Dorronsoro, 2009). En effet, à partir du moment où le gouvernement AKP à la

tête de l’Etat entend « orientaliser », « restaurer » l’identité nationale turque, il est attendu

qu’il cherche à développer ses relations avec le monde arabe, les velléités hégémoniques

venant par la suite. Ce qu’il va chercher dans ces « partenariats orientaux renforcés », sur le

plan de la politique identitaire, c’est une légitimité, une consécration, d’où l’impasse

croissante de cette politique à l’issue de révolutions arabes qui rejettent une Turquie perçue

avant tout comme voulant imposer son leadership et/ou un modèle de société. La formule de

G. Dorronsoro recèle aussi des implications internes : à partir du moment où l’Etat-

gouvernement va chercher une consécration dans une aire géographique voisine, la production

d’un discours d’expertise sur cette région revêt un caractère stratégique.

Au demeurant, s’il relève de l’évidence, cet alignement des agendas politiques, académiques

et médiatiques, m’a semblé devoir être questionné car au moment où émerge une recherche

universitaire purement turque en sciences humaines et sociales, semblent s’établir

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concomitamment des rapports étroits entre acteurs du savoir académique et décisionnaires

politiques.

Et de fait, des séries d’entretiens effectués à ce jour auprès d’universitaires turcs s’étant

signalé dans les quinze dernière années par une production sinon fréquente tout au moins

significative en lien avec la thématique « Moyen-Orient » -je reviens sur ce flou de définition

plus loin-, se dessinent les contours de diverses coalitions d’acteurs. Entre ces coalitions dont

le qualificatif devra faire l’objet d’un questionnement approprié –doit-on parler de

« populations », de groupes sociaux, de générations… ?-, il apparaît que se nouent des

alliances et que s’échangent des coups. Qui plus est, la distribution des ressources et

notamment celles fournies pas les institutions étatiques, mettent en évidence l’asymétrie des

coalitions d’acteurs, les modalités diverses d’agrégation et des degrés divers de cohésion en

leur sein mais aussi et surtout l’aptitude de certaines à entretenir de fructueuses relations avec

le ministère des Affaires étrangères ou les services du Premier ministre, marginalisant à la fois

dans le processus de décision politique et dans les médias celles qui n’ont pas cet accès

politico-administratif.

Ce qui émerge donc est un questionnement sur l’articulation entre la mobilisation dans le

champ universitaire en vue de produire des savoirs spécifiques et la formation d’un véritable

réseau de politique publique (Massardier, 2003) alliant universitaires et cadres politico-

administratifs. J’étais tenté ici d’ajouter « dans le but de… ». Or, il reviendra précisément à

cette étude de se défier des réflexes intentionnalistes pour restituer la plénitude des enjeux et

stratégies mis en œuvres par des acteurs, individuels et collectifs, dont les intérêts sont à la

fois pluriels, complexes et évolutifs sur la période.

Au plan théorique, le défi consistera à combiner sociologie du champ universitaire et

intellectuel d’une part et sociologie de l’action publique d’autre part.

L’objectif de ce papier étant de refléter l’état d’avancement de la recherche, après une revue

de littérature non-exhaustive, je chercherai à présenter un certains nombre des découvertes

effectuées à ce jour en tenant de les rattacher au questionnement propre à la démarche

sociologique, qu’il s’agisse de la pertinence du champ d’étude, de la dénomination des acteurs

et des stratégies que je crois avoir décelé sans être encore parvenu à bien les décrypter.

I. Revue de littérature

4

Les pistes théoriques suggérées par le matériau collecté à ce jour semblent se consolider

autour de trois entrées principales. La sociologie des mobilisations, combinée à celle des élites

et notamment du champ intellectuel, devrait me permettre de restituer l’émergence socio-

historique d’un groupe d’universitaires assez remarquable dans le champ académique turc et

en lien avec les projets politiques dits islamo-conservateurs. Il existe dans le domaine des

mobilisations et de la formation des groupes sociaux à la fois des ressources théoriques basée

sur des travaux empiriques réalisés en France (Boltanski, 1982 ; Offerlé, 1998 ; Neveu, 1999 ;

Filleule, 2001, 2005) mais aussi de nombreuses références utiles quant à penser mon objet

plus spécifiquement dans le contexte turc (Dorronsoro et alii, 2002), en procédant de manière

comparative avec les mobilisations identitaires (Massicard, 2005), générationnelles

(Monceau, 2002, 2007), intellectuelles (Monceau, 2007) ou politiques (White, 2002). Quand à

penser un champ, le recours à Bourdieu (1979, 1984, 2002) et à certains de ses

exégètes (Lahire, 2001) est indispensable, a fortiori lorsqu’il concerne le champ intellectuel

(Bourdieu, 1984) ou celui de l’Etat (Bourdieu, 1989), mais non exclusif d’autres lectures

(Sapiro, 2009 ; Kepel et Richardson, 1990), notamment celles plus spécifiques à la Turquie

(Atacan, 1993 ; Copeaux, 1997 ; Mardin, 1994 ; Meeker in Tapper 1991 ; Monceau, 2002 ;

Taşkın, 2001 ; Botiveau et alii, 1985 ; Khelfaoui, 2003). Complémentairement, la sociologie

des élites permet d’affiner les définitions et de suivre les mutations du champ (Pareto, 1968 ;

Suleiman, 1979).

Il m’a été souvent fait la remarque que je ne mentionnais pas M. Foucault comme référence

quant à penser la dialectique savoir-pouvoir. Le fait est que sa lecture est d’un hermétisme tel

(Foucault, 1969) que je ne vois comment l’utiliser. Peut-être dois-je passer par certains de ses

commentateurs pour espérer en tirer quelque bénéfice. L’analyse au filtre de la sociologie de

Weber (1919) s’impose elle aussi probablement.

Je recourrai par ailleurs à la sociologie de l’action publique afin de comprendre les modalités

de l’articulation qui s’est établie entre ces intellectuels universitaires « islamo-conservateurs »

spécialistes de divers « Moyen-Orient » et la sphère étatique, principalement incarnée ici par

le ministère des Affaires étrangères, la primature et un certain nombre d’agences et organes

spécialisés. Il me faudra puiser dans les travaux relevant de l’approche néo-pluraliste et du

(néo-)corporatisme (Schmitter, 1974) tout en prenant garde aux défauts de chacune de ces

démarches. En effet, la première, si elle présente l’avantage de s’intéresser aux acteurs

extérieurs à l’Etat, se concentre sur la problématique de l’influence des groupes d’intérêts en

concurrence pour peser sur la politique publique, ce qui est déjà difficile à mesurer, néglige

5

l’analyse de l’organisation interne des groupes d’intérêt. Or la sociologie du groupe en

question devra nous avoir déjà éclairé sur l’asymétrie des ressources entre acteurs. L’approche

corporatiste, qui s’intéresse davantage à la structuration des groupes d’intérêt, présente quant

à elle l’avantage de mettre en évidence le rôle de l’Etat dans la formation même de ces

groupes (Hassenteufel, 1997), ce qui ne manque par de faire écho aux observations

empiriques effectuées. De même, elle fait ressortir les tensions entres logiques internes et

externes, adhésion et participation au sein du groupe d’une part, influence et participation

entre groupe d’intérêt et Etat de l’autre, évoquant les échanges de ressources politiques

générateurs de légitimité. Reste que je ne suis sûr de pouvoir estampiller les groupes observés

sur le terrain comme relevant d’organisations ou de logiques « corporatiste ».

La sociologie de l’action publique permettra en outre une analyse de la composition et des

fonctions des acteurs intermédiaires de la politique publique (Nay et Smith, 2002), acteurs de

l’expertise peuplant ces lieux de rencontre, les think-tanks (Medvetz, 2010), où se nouent les

réseaux d’action publique (Heclo et Wildavsky, 1974 ; Crozier et Friedberg, 1977). En

complément d’une réflexion sur la naissance des « situations d’expertise » (Cresal, 1985 ;

Delmas 2001) et sur le rôle des expert et de « l’expertise Moyen-Orient » en Turquie dans la

période récente (Rioufreyt, 20013 ; Dezalay, 2004 ; Denord, 2002 ; Jobert et Muller, 1987), il

faudra non seulement se pencher sur la configuration d’acteurs mais aussi décrypter les

dynamiques d’échanges entres espaces et/ou univers institutionnels. Ainsi, il faudra

éventuellement déterminer, pour reprendre la catégorisation élaborée par J. Habermas (1973),

sur quel mode s’enchevêtrent –plutôt que ne se supplantent- modèle décisionniste,

technocratique ou pragmatique concernant les relations pouvoir décisionnaire-savoir expert

dans le cas observé. Enfin, je ferai appel à la typologie des réseaux d’action publique pour

tenter de présenter les logiques d’échanges et de liens entres acteurs, optant tantôt pour le

réseau de projet (Gaudin, 1995 ; Rhodes et Marsh, 1992), tantôt pour la communauté de

politique publique (Richardson, Jordan, 1983), tantôt encore de communauté épistémique

(Haas, 1992).

En marge de ces entrées dans la littérature scientifique, il m’arrive aussi de puiser

fréquemment dans la production sur le thème de l’internationalisation du champ scientifique

et de la circulation internationale des modèles d’enseignement supérieur (Gingras, 2002 ;

Musselin, 2008)

6

Au demeurant, j’ai abordé ces axes théoriques au fur et à mesure des questionnements nés de

l’enquête de terrain et des échanges avec des universitaires encadrant. Ayant commencé par la

sociologie du champ universitaire, j’ai peu à peu évolué vers les politiques publiques en

cherchant à approfondir en même temps les lectures empiriques.

En marge de ces lectures théoriques, il me reste à poursuivre le traitement de la collecte

documentaire. Celle-ci se compose essentiellement de publications dites académiques (thèses,

mémoires, revues, compte-rendus de colloque). M’intéressant en l’occurrence davantage aux

modalités de circulation et de mise en valeur des savoirs, je me préoccuperai au moins autant

des choix formels opérés dans ces publications qu’au discours qu’elles véhiculent.

II. Une sociologie de la mobilisation dans le champ universitaire turc

Si je dispose bien d’un champ d’entrée qu’est le champ universitaire et, plus largement, le

champ intellectuel turc, appréhendé dans la synchronie sans oublier les nécessaires remises en

perspectives diachroniques, je m’interroge néanmoins sur l’éventuelle consolidation d’un

champ « à cheval » entre université et institutions politiques. Il faut ensuite questionner ce

qui, dans ce champ, fait groupe. A cet égard, je présente plusieurs coalitions d’acteurs dont

une se distingue par sa plus forte cohésion –générationnelle, idéologique, biographique. Je

présente ensuite les « think-tanks », acteur institutionnel et lieu privilégié de la cristallisation

de l’expertise. Cet élément permet de mettre en évidence la donne réticulaire et permet

d’avancer l’hypothèse de l’existence d’un réseau ou communauté de politique publique

extérieure. Enfin, je procède à une remise en perspective indispensable en rappelant à la fois

l’internationalité à laquelle sont soumises l’ensemble des sciences sociales en Turquie ainsi

que le poids des modes d’organisation universitaires américain sur la jeune recherche turque.

A. Eléments constitutifs du champ

Synthétisant les caractéristiques constitutives d’un champ dans la sociologie de Bourdieu tout

en soulignant que le concept a évolué sous la plume même de son créateur et que celui-ci en a

également autorisé certaines extensions, B. Lahire (2001) énonce :

« Un champ est un microcosme dans le macrocosme que constitue l’espace social (national)

global ; chaque champ possède des règles du jeu et des enjeux spécifiques, irréductibles aux

règles du jeu et enjeux des autres champs ; un champ est un « système » ou un « espace »

structuré de positions ; cet espace est un espace de luttes entre les différents agents occupant

7

les diverses positions ; les luttes ont pour enjeu l’appropriation d’un capital spécifique au

champ (le monopole du capital spécifique légitime) et/ou la redéfinition de ce capital ; le

capital est inégalement distribué au sein du champ ; il existe donc des dominants et des

dominés ; la distribution inégale du capital détermine la structure du champ, qui est donc

définie par l’état d’un rapport de force historique entre les forces (agents, institutions) en

présence dans le champ […] ».

Cet essai de définition engendre deux types d’hésitation en ce qui concerne mon sujet. Tout

d’abord, parler de champ universitaire suppose de me référer aussi aux sciences dites

« dures ». Or tant le sujet que le matériau empirique récolté ne concernent que la recherche en

sciences humaines et sociales sur une zone géographique spécifique, soit un sous-champ

académique. Qui plus est, considérer que mon champ –ou sous-champ- d’étude est

universitaire, suppose une démarche exclusive par laquelle je refuserai de prendre en compte

des acteurs tels que les think-tanks ou les journalistes-essayistes par exemple.

Par ailleurs, mon hypothèse principale portant sur les liens établis entre acteurs de la

production du savoir académique et décisionnaires politiques, je serais plutôt tenté de poser

que « mon champ » est celui qui s’est formé en chevauchant deux espaces, l’espace

académique et l’espace politico-administratif, le point de contact s’établissant entre des

universitaires en sciences humaines et sociales d’une part et des agents du ministères des

Affaires étrangères ou de la Primature d’autre part. C’est là qu’il me semble que dans le cas

retenu le terme de « champ » fasse le plus sens. C’est en effet là, pour reprendre partiellement

la définition de Bourdieu, qu’il me semble pouvoir observer des agents disposant de

ressources asymétriques occuper des positions et lutter pour capter du capital selon une

combinaison de règles spécifique au champ.

B. Eléments constitutifs de groupes sociaux mobilisés

Du traitement d’une cinquantaine d’entretiens biographiques et reconstitutions biographiques

d’acteurs individuels issus en large majorité du champ académique et y opérant à la

production de savoirs labellisés scientifiques sur le thème du Moyen-Orient arabe et/ou des

relations de la Turquie avec cette espace géographique, émergent dans le champ –tout en le

rendant plus lisible- plusieurs agrégats d’acteurs. L’un de ceux-là est particulièrement saillant

en raison des nombreuses similitudes de trajectoire et d’habitus partagées par ses membres.

1. La génération « Stratejik derinlik »

8

Les personnes interrogées ont été « sélectionnées » de plusieurs manières, tantôt à l’issue des

lectures préparatoires –articles scientifiques et de presse, ouvrages-, tantôt en dépouillant le

résultat d’une collecte documentaire, tantôt en recherchant sur internet, par mot-clé renvoyant

à une thématique et par université, tantôt sur la suggestion d’une personne interrogée

auparavant.

Ces acteurs appartiennent tout d’abord à une même génération démographique, celle des

personnes qui âgées entre 25 et 45 ans aujourd’hui, sont nées entre 1965 et 1985. S’ils ont

grandi dans des familles classes sociales différenciées2, ils ont en commun un sentiment

d’avoir été marginalisés dans les instances politiques du fait de leurs convictions islamo-

conservatrices. Il faut néanmoins nuancer. Ces jeunes universitaires ne sont pas tous issus de

familles liées à des confréries -Nakschbandis, guleniste/nurcu, süleymancı…-, et il est

difficile d’obtenir des interrogés des réponses sur ce point tant ces appartenances

confessionnelles, même si elles jouent un rôle dans la construction des identités et des

solidarités sociales et politiques, sont considérée comme relevant de la sphère privée. On est

même tenté de se dire que l’affinité islamo-conservatrice constitue en elle-même un « lien

faible » (Granovetter, 1973) au-delà de l’évidence qu’elle semble désigner à première vue et

en comparaison d’affinités plus concrètes pour des universitaires comme le fait d’avoir été

étudiants d’un même « maître »3.

Cette population s’illustre en outre par son succès dans l’usage des mécanismes scolaires

méritocratiques turcs. En effet, rares sont les acteurs qui n’ont pas effectué leurs études

secondaires dans les « Anadolu Lisesi », lycées sélectifs dont une partie de l’enseignement se

fait en anglais ou allemand, cela avant d’accéder à des universités turques prestigieuses4.

Sinon dès l’entrée à l’université tout au moins après la licence, ces individus se signalent aussi

par l’accumulation de capitaux « scientifiques » au sein d’universités turques et étrangères –

2 Tous ne sont pas des fils de commerçants anatoliens dits Tigres d’Anatolie. On trouve des fils de paysans mais

aussi, en proportion significative, des fils d’instituteur. 3 Ils sont rares à jouir de du statut de « super-mandarin ». L’observation et les occurrences relevées sur le terrain

nous incitent à labelliser en priorité : A. Davutoğlu, M. B. Altunışık (METU), Z. Kursun (Marmara). Ces deux

derniers n’étant d’ailleurs pas, tant au titre générationnel que de l’affinité politique affichée, représentatifs de la

génération étudiée ici. La particularité de cette génération est qu’en marge d’A. Davutoğlu, dit « Hoca » (le

maître), professeur de relations internationales islamo-conservateur sorti du champ académique pour devenir

conseiller du Premier ministre puis ministre des Affaires étrangères, les références tutélaires dont elle dépend ne

relèvent pas de la même « mouvance » politique. Cette génération n’a pas encore produit ses propres

« mandarins ». 4 On pense tout d’abord à : Bogaziçi, METU, Marmara, Ankara, Istanbul et plus récemment quelques privées :

Sabanci, Yeditepe, Koç, Bilkent (Ankara), Hacıtepe (Ankara)

9

notamment aux Etats-Unis5-, de sorte à accumuler titres et publications mais aussi d’élargir

leur réseau et de « cosmopolitiser » leur cursus scientifique, ce qui se double parfois d’un

cursus parallèle dans une dershane6 de sorte à « rester en contact avec [leur] culture

totalement absente des enseignements dispensés à l’université sur le mode des universités

occidentales »7. Lorsque l’on met en parallèle ces parcours individuels, se dessinent un

nombre limité de trajectoire-types. La première phase, celle de la licence, s’effectue

généralement dans une université turque, à Istanbul, Ankara ou dans une ville de moindre

importance8. C’est après la licence que s’amorce une différenciation. La présentation

schématique de ces trajectoires est toutefois plus parlante

5 Près de la moitié des trajectoires de ce groupe, ressortent ainsi l’Utah University ou la Mason University

(Virginie) comme lieu de réalisation du doctorat. 6 Terme générique qui désigne les écoles du soir ou du weekend soit où se préparent les examens, soit encore où

les étudiants peuvent suivre un cursus parallèle (langues étrangères notamment) 7 Entretien avec T. Köse, Şehir üniversitesi, décembre 2012. Il évoquait alors son cursus parallèle au sein du

Bilim ve Sanat Vakfı où il exerce désormais les fonctions de coordinateur pédagogique. 8 Bolu, Sakarya, Eskişehir, Gaziantep sont les villes les plus souvent citées.

10

Sur le plan idéologique, cette population partage le sentiment que la tentative d’oblitération de

l’identité musulmane de l’Etat-nation turc que les élites kémalistes et la junte militaire ont

longtemps cherché à réaliser constitue une tromperie majeure et une injustice qu’il convient

désormais de corriger. A cet égard, le « processus du 28 Février » (1997) par lequel l’Etat-

major des Armées intervenait à nouveau dans la vie politique pour limiter « la réislamisation

et l’arabisation de la société » (Yavuz, 2003) a constitué un événement négatif fondateur.

Pour les plus anciens de la génération, le coup d’état postmoderne a même pu occasionner une

rupture biographique. L’impossibilité de poursuivre le doctorat ou le mastère du fait de

l’inopportunité du sujet, de la fermeture de nombreux cours, ou tout simplement du refus de

11

se dévoiler pour ce qui est des femmes, se sont traduit par une sortie temporaire –parfois

définitive- du milieu universitaire9.

Autre point commun de cette population universitaire, le séjour prolongé dans une ou

plusieurs universités occidentale est non seulement le moment où elle noue des liens entre

elles mais aussi la période de ce que les sujets présentent comme une « prise de conscience »

du caractère occidentalo-centré des représentations dominantes du monde et de son histoire.

Cela entraîne dès lors une réflexion critique et parfois une relativisation des méthodes dites

universelles de production du savoir scientifique conçues en Occident. Dans ces méthodes et

récits qu’ils s’astreignent à appliquer et à reproduire dans le cadre d’une stratégie

d’accumulation de capital scientifique, ces étudiants turcs se sentent en effet éclipsés de

l’histoire en tant que musulmans –et Turcs- héritiers de civilisations qui se percevaient elles

aussi comme le centre du monde. Ce ressenti commun est aussi formulé sous forme de

préoccupation problématique par A. Davutoğlu dans l’ouvrage en forme d’entretien intitulé

Küresel Bunalim (2002)10. Le consensus sur la dimension fondatrice de l’œuvre intellectuelle

et institutionnelle11 d’Ahmet Davutoğlu est d’ailleurs l’un des ciments de cette population.

Nombre des anciens étudiants de l’actuel ministre des Affaires étrangères à l’université de

Marmara où il a enseigné à son retour de Malaisie se charge d’ailleurs d’entretenir le réseau et

de mobiliser autour des diverses thématiques développée par le « Hoca » (Zengin, 2012). La

cohésion de ce groupe d’universitaires est évidemment renforcée par l’interconnaissance née

de leurs trajectoires croisées, en Turquie et à l’étranger.

Enfin, les contours de cette « quasi-communauté » se dessinent aussi par ses caractéristiques

« négatives » et notamment par le fait qu’en dépit d’un intérêt pour la zone arabophone, ses

membres n’investissent guère dans l’apprentissage de l’arabe en dépit de déclarations qui

évoquent une forme de vénération craintive pour cette langue. De même, ces acteurs –hormis

lorsqu’ils sont mandatés par un think-tank, nous le verrons plus bas-, n’ont pas intégré la

collecte de données empirique de première main12 dans leur démarche de production de

9 Entretiens avec T. Z. Kor, Bilim ve Sanat Vakfı, Istanbul, décembre 2012 ; Et avec M. Şenel, Şehir

Üniversitesi, novembre 2012. 10 Davutoğlu, A., Küresel Bunalım, Küre Yayınları, 2002, p. 92 ; cité dans Dorronsoro (2002), opcit., p. 41. 11 L’actuel ministre des affaires étrangères turc a fondé une université privée stambouliote (année) au prestige

croissant et avait ouvert auparavant une fondation culturelle, la Fondation pour la sciences et les arts (Bilim ve

Sanat Vakfı), deux entités dans lesquelles sa pensée fait figure de dogme et ses anciens élèves de missionnaires

coordinateurs de réseau. 12 Cependant nous touchons là à une problématique partagée plus largement par les sciences sociales turques et à

leur dimension largement livresque, au détriment des enquêtes empiriques, le caractère empirique consistant

souvent dans la reprise des résultats d’enquêtes effectués par des chercheurs américains ou européens. La

critique et les changements survenus récemment dans ce domaine sont traité dans la troisième partie du papier.

12

savoirs. Les trajectoires des acteurs n’offrent donc que rarement trace de séjours linguistiques

dans un pays arabe pas plus que de terrains sociographiques. La langue arabe peine à

s’extraire du champ religieux, n’étant maîtrisée pour ce qui est de sa version classique –

aptitude corollaire d’un mépris de l’arabe dialectal- que par les sujets ayant suivi le troisième

parcours-type13.

On constate de surcroît un phénomène de « transhumance » de la spécialité chez les plus

sujets les plus anciens. En effet, la reconstitution biographique permet parfois de constater que

certains professeurs de relations internationales affichant via leurs publications et/ou sujet de

thèse, une spécialisation sur les Balkans, le Caucase ou l’Asie centrale dans les années 1990,

ont déplacé le cœur de leur expertise vers le Moyen-Orient au cours de la décennie 2000,

d’abord en termes généraux puis, éventuellement et à titre d’exemple, au conflit syrien et à

son impact sur la politique turque. C’est là il est vrai un thème anxiogène de part notamment

son impact à l’intérieur de Turquie (émigration, attentats…), ce qui encourage peut-être les

vocations. Au demeurant, la conscience de ce phénomène conjugué à la méconnaissance de la

langue de la zone de spécialité explique en partie que les titres « d’expert Moyen-Orient » ou

« d’Ortadoğucu »14 soient systématiquement rejetés par ces acteurs eux-mêmes,

indépendamment du volume de publications, communications ou consultations revendiquées

ou affichées afférentes aux thèmes du « Moyen-Orient ».

La question qui se pose à nous à l’issue de la présentation de ces éléments de convergence est

celle de la qualification de cette population. Dans quelle mesure peut-on parler de groupe

social ? Si c’est en effet un groupe social, peut-on parler de groupe générationnel ?

disciplinaire ? De communauté de politique publique ? Et il faut alors identifier en

complément les acteurs issus d’autres espaces que celui de l’université, notamment celui de

l’Etat et plus spécialement du ministère des Affaires étrangères et des services du Premier

ministre? De réseaux –auquel cas il faut mettre en avant l’aspect réticulaire et les échanges de

ressources ?

Il faut de surcroît prendre en compte l’effet de la conjoncture, et notamment égyptienne et

syriennes, sur la politique étrangère turque. Celle-ci a des effets directs dans le champ de

13 Il existe pour cela des accords interuniversitaires turco-arabes ayant donné naissance dès les années 1980 à des

filières et à l’envoi de petits contingents d’étudiants turcs, notamment vers la Jordanie et l’Egypte (Entretiens

avec C. Tomar, Marmara Üniversitesi, Ortadoğu Araştırmaları Enstitüsü, décembre 2012 ; Entretien avec T.

Başoğlu, ISAM, Istanbul, janvier 2013) 14 L’Ortadogu uzmanı dipose d’un fort capital scientifique tandis que la catégorie « Ortadogucu » (Moyen-

Orientaliste) inclut aussi les journalistes spécialisés.

13

l’expertise moyen-orientale turque. D’un réseau thématique (Rhodes et Marsh, 1995) peu

exclusif15 comprenant non seulement la population décrite plus haut mais aussi d’autres

acteurs issus de secteurs d’activité, de mouvances et générations politiques diverses, il semble

que l’on s’achemine vers une communauté épistémique (Haas, 1986) voire de politique

publique (Richardson et Jordan, 1983) au fur et à mesure que les révoltes arabes affectent ce

que certains ont cru devoir nommer la « politique arabe » du gouvernement AKP. Celui-ci est

alors peut-être davantage dans une logique d’échange de légitimité avec un groupe restreint et

soudé d’acteurs académiques.

2.Partenaires et rivaux

A cet égard, il convient à présent de présenter brièvement –et on notera d’emblé l’asymétrie

en termes de cohésion- d’autres populations et/ou individus dont la présence dans le champ

atteste de rapports de concurrence. Plusieurs acteurs jouant un rôle pivot dans les institutions

universitaires mais aussi dans les médias, certains revendiquant l’étiquette de « libéraux », ont

participé activement à la production de savoirs dits scientifiques sur le monde arabe en

Turquie. Il est tentant d’analyser cette contribution comme le mouvement tactique d’acteurs

ayant initialement pris acte de la forte politisation de l’arène dans laquelle ils opèrent et ayant

décidé d’en user en privilégiant la construction de leur carrière16. Sans aller jusque là, on

constate avant tout que ces acteurs ne présentent par le même degré de cohésion que le groupe

présenté en premier lieu car mise à part leur condition de «mandarins » des les sciences

sociales turques s’étant initialement ou progressivement spécialisés, les signes de leur

mobilisation collective font défaut.

La seconde population marginale est celle des universitaires et intellectuels se revendiquant

« de gauche » et se mobilisant pour une approche alternative du Moyen-Orient.

Institutionnalisée dès la fin des années 1990 et la réconciliation turco-syrienne17, cette

15 Les listes des personnes formant les délégations ministérielles turques vers les pays arabes sont difficilement

accessibles. En revanche, les entretiens permettent de savoir jusqu’à quelle date telle ou telle personne a été

conviée à se joindre à ces délégations. Beaucoup ont en effet été peu à peu évincé à compter de 2010. 16 Entretiens avec M. B. Altunışık et Ö. Tür, Ankara, janvier 2013. Entretien avec E.P. Dal, Istanbul, octobre

2012. Entretien avec F. Atacan, Istanbul, octobre 2012. Entretien avec Mete Çubukçu Istanbul, novembre 2012. 17 C’est d’abord l’initiative « Ortadoğu Kadınları » -Femmes du Moyen-Orient- lancé par des intellectuelles

turques –universitaires, écrivaines, journalistes- et consistant à se rendre en délégation dans plusieurs pays de la

zone pour participer à des rencontres et débats sur diverses thématiques –paix, société civile, femmes etc.- avec

des intellectuelles des pays arabes, d’Iran et d’Israël. Le mouvement, qui donne lieu à de nombreuses délégations

et rencontres jusqu’au milieu des années 2000, semble toutefois s’étioler par la suite. Les participantes

rencontrées (N. Mert, Istanbul, décembre 2012 ; F. Atacan, octobre 2012 ; M.B Altunışık), en parlent désormais

au passé.

14

mouvance à la fois politique18 et académique, se voulant également transnationale, converti

ultérieurement en parti politique bénéficie de l’héritage symbolique de la gauche radicale et

de la présence d’ancien militants très investis en faveur de la Palestine dans les années 1970 et

dont certain ont même été combattre l’occupant israélien aux côté de l’OLP19. (HDP). Parmi

ce mouvement cherchant à multiplier les passerelles politiques avec les élites politiques et

intellectuelles des différents pays du Moyen-Orient, certains participants ont soutenu durant

un temps (2003-2008) la politique extérieure de l’AKP et ont ainsi fait parti de certaines

délégations ministérielles20 dans le monde arabe. Toutefois, vers 2008, cette «alliance » s’est

dissoute et ces intellectuels de gauche, dont certains ont un accès régulier aux médias, ont

entrepris la critique des ambitions supposées impérialistes du gouvernement AKP., reprenant

le terme « néo-ottomaniste »21. Pourtant, il semble que ces initiatives de gauche relèvent

davantage de l’activisme partisan que d’une coalition d’acteurs du secteur académique

déterminés à produire des savoirs étiquetés scientifiques à l’usage du personnel politico-

administratif.

Le dernier « type » d’acteurs – les facteurs de cohésion de groupes sont encore difficile à

présenter sauf à placer tous le monde dans une catégorie « islamiste » aussi floue

qu’incorrecte- fera l’objet d’une analyse biographique et d’une enquête de terrain spécifique

prochainement. Il s’agit des universitaires en provenance de pays arabes mais aussi des

activistes ayant participé aux mouvements de révoltes auxquels l’entreprise de production de

savoirs dits scientifique turque sur le monde arabe a fait appel afin, vraisemblablement,

d’injecter dans son capital scientifique une note arabe qui en rehausserait la crédibilité et

effacerait un peu le caractère turco-centré au profit d’une note « internationale » ou

« transnationale ».

C. Institutions et passerelles inter-champs : centre de recherche et think-tanks

Il existe donc dans le champ plusieurs populations distinctes dont un groupe plus clairement

identifiable à raison des nombreuses caractéristiques convergentes de ses membres. Outre ces

18 La seconde et plus pérenne incarnation est plus partisane. Il s’agit du HDP qui était initialement le Halkların

Demokratik Kongresi a organisé à plusieurs reprises une « Ortadoğu Konferansı » annuelle -Conférence Moyen-

Orient- avec cet objectif d’instaurer une approche alternative, par opposition au néo-ottomanisme de l’AKP, des

relations entre Turquie et Moyen-Orient arabe et persan. Il est à noter que parmi ses leaders, qui ont pour

beaucoup un passé dans les partis de gauche radicale sans avoir été « activistes », beaucoup sont kurdes. 19 Entretien avec F. Bulut, Istanbul, décembre 2013. 20 Entretien avec N. Mert, Istanbul, novembre 2012. 21 Idem

15

caractéristiques, ce groupe se démarque des autres du fait des liens entre les acteurs qu’il

rassemble et qui incitent à parler de « réseau ».

Cette logique réticulaires est favorisée par l’existence d’acteurs intermédiaires situés dans les

interstices entre champs (Stampnitzky, 2013) entre organes de l’Etat, université et médias. Cet

espace de médiation a été créé, suivant les cas, avec la bienveillance du ministère des affaires

étrangères, de la primature, voire de la présidence et du ministère de la défense,

administrations qui en régulent l’activité via le financement des « projets de recherche» et les

nominations officieuses22. Il est institutionnalisé au moyen de ces entités appelées « institut

de réflexion stratégique » -stratejik düşünce kuruluşu- ou think-tanks, terme choisi afin de

faire écho au discours sur la croissance de la société civile mais aussi en raison de

l’expérience de certain de leurs cadres dans les think-tanks américains. Ces think-tanks

préexistaient d’ailleurs à l’AKP sinon sous leurs noms actuels -SETA, ORSAM, SDE…- tout

au moins dans leur fonction23. Il faut en effet souligner que les « institutions de pensée

stratégique » turques travaillent moins à formuler des recommandations de politique publique,

vocation principale de leurs homologues américains, qu’à organiser le rapport entre ministères

et universitaires, entre commanditaire et sous-traitants dans l’objectif de produire un discours

labellisé « scientifique ». Outre la mise en relations des secteurs d’activité et des acteurs et la

centralisation des commandes d’Etat en matière de production de discours scientifique, les

think-tanks turcs, procèdent à ce que Bourdieu appellent des opérations de marquage. Ils

imposent le cadrage « stratégique », sélectionnent les thématiques, important et traduisent24

une sélection d’auteurs étrangers.

Il faut préciser à ce point de l’exposé que la recherche en sciences humaines et sociales en

Turquie est le parent pauvre de l’université. Les universitaires réalisent peu d’enquêtes

empiriques car ils disposent de peu de moyens. Il y donc là un carence que ces think-tanks ne

manque pas d’exploiter en faisant miroiter aux universitaires la possibilité de voyager, de

22 Le personnel dirigeant des « düşünce kuruluşları» les plus en vue sont en effet nommés pas le ministère des

Affaires étrangères voire par la primature (entretien avec O. Orhan, ORSAM, janvier 2014, B. G. Puntsmann,

Ankara, décembre 2013). 23 Il semble que ce soit la junte qui ait créé les premiers « stratejik düşunce kurulusları» dans les années 1990.

Déjà traités en des termes stratégiques et géopolitiques, les thématiques de recherche étaient alors davantage

centrées sur le Caucase et l’Asie Centrale. Voir Kanbolat, Hasan, and Hasan A. Karasar. “Türkiye’de Stratejik

Düşünce Kültürü ve Sratejik Araştırma Merkezleri: Başlangıcından Bugüne Türk Düşünce Kuruluşları.” Nobel

Yayın Dağıtım, 2009, p. 305-320. 24 Via leurs appels à contributions pour leurs diverses publications, certaines de vulgarisation, d’autres dites

« académiques ». C’est là en tout cas ce que fait apparaître une première lecture des publications telles qu’Insight

Turkey (SETA), Perceptions (Stratejik Araştırmalar Merkezi, ministère des Affaires étrangères), Ortadogu

Dergisi (ORSAM), Analiz (USAK).

16

publier régulièrement voire d’accéder aux médias grand publics et donc d’acquérir de la

visibilité. La redistribution des prébendes s’opère généralement via l’organisation

d’événements ou la publication d’ouvrages collectifs dans le cadre de partenariats

interinstitutionnels et multisectoriels à géométrie variable25.

Participant à la formation d’un réseau de politique publique, se retrouvent donc dans ces

think-tanks mais aussi dans leurs publications26, les universitaires identifiés en premier lieu,

plusieurs « mandarins » relevant de la mouvance libérale, un nombre limité d’universitaires

arabes et des responsables politico-administratifs –MAE, Primature- turcs. Ce réseau est

consolidé non pas tant par des finalités idéologiques ou partisanes partagées –ce qui est le cas

pour le groupe générationnel universitaire identifié- que par le fait que l’ensemble de ses

participants y trouvent l’opportunité de cultiver leurs intérêts en termes de position dans leur

champ d’activité, de revenu, de prestige et de notoriété.

25 Combinant un think-tank coordonateur, un ministère, un département d’université ou centre de recherche, un

organe médiatique et un mécène pro-société civile (ex. Carnegie Endownment, German Marshall Fund) 26 Parmi les principales : Insight Turkey (SETA), Ortadogu Etütleri (ORSAM), Ro’ya Turkiyya (SEAT, en

arabe), Analiz (USAK), Perceptions (SAM). Il est à noter que près de la moitié des revues les revues turques

dites académiques traitant de questions internationales sont la propriété de think-tanks réputés « proches du

gouvernement AKP ».

17

Source : auteur

Source : auteur

D. L’internationalité des sciences sociales et le poids du modèle américain

Il pouvait sembler jusqu’alors que l’on assistait à un phénomène sinon nouveau, tout au moins

endogène. Il convient toutefois de relativiser cette impression en évoquant l’impact de

tendances lourdes sur les sciences sociales turques mais aussi sur l’enseignement supérieur et

la recherche à l’échelle mondiale.

Le poids des études « moyen-orientales », tant à l’université que dans les centres de

recherches privés appelés « think-tanks », doit cependant être comparé à celui d’autres

régions d’intérêt tant au plan synchronique que diachronique. En effet, en même temps que ce

champ d’étude moyen-orientales prend son essor, les études balkaniques ou caucasiennes

bénéficient également d’un développement. Toutefois, il apparaît que la thématique Moyen-

Orient prend un caractère hégémonique, renforcé par les crises sociopolitiques survenues

depuis 2011, ce qui a des effets symboliques et matériels sur la croissance des thématiques

18

concurrentes. Les bourses attribuées par le TÜBITAK aux projets de recherche individuels et

surtout collectifs semblent ainsi marquer une préférence moyen-orientale. Les donateurs,

souvent de grandes entreprises turques qui, tout en se signalant à l’attention du gouvernement

en finançant l’une de ses « agences détachées », obtiennent des abattements fiscaux, voient

eux aussi le Moyen-Orient comme une cible plus digne d’intérêt car plus vaste et plus

populeuse. Il faut néanmoins souligner que jusque dans les années 1990 et jusqu’au milieu des

années 2000 2003, tandis que la même logique était à l’œuvre, ces mêmes donateurs

distribuaient davantage aux entités et projets travaillant sur des thématiques telles que

l’Eurasie, l’Asie centrale27. Les premiers centres de recherche stratégique appelés « think-

tanks » sont d’ailleurs apparus dans les années 1990. Il s’agissait alors pour les bailleurs de

fonds privés de marquer leur convergence de vue avec la junte militaire, alors considérée

comme gardienne du régime.

Par ailleurs, la nécessité ressentie de voyager pour acquérir des savoirs, accumuler des

diplômes, accroître son capital scientifique, mais aussi de publier dans des revues

scientifiques étrangères –américaines et britanniques surtout-, et ce indépendamment de

visées en termes d’influence politique, ne sont pas propre à ce champ des études moyen-

orientales. L’internationalisation des sciences sociales est un phénomène plus large observé

tant en Turquie d’ailleurs. Certains auteurs parlent même de « l’internationalité » du champ

scientifique comme de l’un de ses caractéristiques fonctionnelles essentielles (Gingras 2002).

J’ai signalé dès l’introduction que la formation doctorale est assez récente en Turquie. Voilà

qui plaçait l’ensemble de la recherche turque dans la dépendance des universités étrangères

jusqu’à sa création et contraint celle-ci à s’inspirer de modèles développés hors du pays.

Dès lors, la voie obligée du « social scientist28» a longtemps consisté à réaliser son doctorat à

l’étranger et à publier autant en langue étrangère –anglais, français- qu’en Turc. Le personnel

académique turc chargé de mettre sur pied des formations doctorales est titulaire de diplômes

étrangers, notamment américains et britannique mais aussi français. Bien que cette formation

à l’étranger soit présentée par la génération ascendante de social scientists islamo-

conservateurs comme ayant occasionné un traumatisme identitaire, ce sont ces même acteurs

qui par les postes qu’ils occupent et les ressources auxquelles ils ont accès qui jouent le rôle

27 Entretien avec O. Orhan, ORSAM (Ankara), janvier 2014. Voir aussi Kanbolat Hasan, and Hasan A. Karasar.

“Türkiye’de Stratejik Düşünce Kültürü ve Sratejik Araştırma Merkezleri: Başlangıcından Bugüne Türk Düşünce

Kuruluşları.” Nobel Yayın Dağıtım, 2009, p. 218-219. 28 Comme le note Vincent Romani (2010), il ne semble pas existe d’équivalent de cette expression en français

pour désigner l’ensemble des sociologues, politologues et autres anthropologues.

19

de passeurs du modèle international –américain surtout- de recherche vers le système turc. La

donne internationale est donc consubstantielle à la recherche universitaire turque dans cette

phase initiale de son développement. En effet, la majeure partie des personnes interrogées ont

effectué une partie de leur cursus aux Etats-Unis, en tant que boursiers turcs au début au

moins, devenant éventuellement boursier américain (avec contrepartie enseignement et/ou

recherche dans l’université) par la suite. Certains y sont restés plusieurs années29, occupant

des fonctions d’enseignement et de recherche tandis qu’ils accomplissaient leur doctorat. Il est

rare pour autant que le cursus ait été effectué dans le gotha des universités américaines

(Princeton, Harvard, Columbia, UCLA etc.). Par ailleurs, d’autres sujets, tandis qu’ils

effectuaient leur thèse, ont rapidement opté pour l’expertise et ont ainsi opéré comme

chercheurs dans les think-tanks américains. Ces parcours ont donné lieu à l’accumulation de

savoirs et surtout de savoir-faire valorisables dans le champ académique et dans celui de

l’expertise. Une fois de retour en Turquie, on ne s’étonne pas que ceux qui avaient acquis ces

compétences les « mettent en application » en cofondant des institutions qu’ils nommeront

« think-tanks », et cela même si les relations établies dès leur fondation avec telle ou telle

administration d’Etat –plutôt qu’avec un parti30- atteste d’une fonction différenciée d’avec

celles de leurs homologues américains.

L’influence américaine ne se limite pas à ce transfert de savoir-faire et au rôle de passeur joué

par ces universitaires turcs formé aux Etats-Unis. Ce sous-champ universitaire versé dans les

études moyen-orientales naît comme on l’a dit sous la mandature AKP. La doctrine de

politique étrangère de l’AKP est pour sa part formulée au début des années 2000, alors même

que G. W. Bush met en avant son projet pour un Grand Moyen-Orient. Aussi proche puisse-t-

elle paraître, aussi intime devrait-elle sembler, la relation de la Turquie avec le Moyen-Orient

telle que définie par le personnel politico-administratif turc et nombre d’universitaires

travaillant en collusion avec lui apparaît sous influence américaine. Le caractère essentialiste

et messianique du projet américain semble avoir été largement repris à leur compte par la

diplomatie turque et ses partenaires académiques dans leur volonté d’appréhension, de

pacification et de médiation tous-azimuts de la zone.

29 A. Kösebalaban (Istanbul, Şehir Üniv., décembre 2012) a ainsi passé près de 10 ans aux Etats-Unis (Utah

University) pour finir son doctorat après un passage par la Malaisie, où le MAE A. Davutoğlu était passé au

début des années 1990. T. Köse (Istanbul, Şehir Üniv.) 6 années de doctorat aux Etats-Unis (G. Mason

University) . Özlem Tür (Ankara, METU) 5 ans à Durham University (R.U.). Şaban Kardaş (TOBB

Universitesi, actuellement directeur du think-tank ORSAM, nommé par le MAE) a également effectué son

doctorat à la Utah University (2006-2010). 30 Il reste difficile pour ce type d’entité de mobiliser des financements privés s’ils n’ont pas déjà manifesté leur

convergence avec les intérêts d’une institution de l’Etat.

20

En prenant garde de ne pas exagérer le caractère nouveau ou endogène du phénomène, j’ai

d’abord tenté d’aborder le champ de l’expertise turque sur le « monde arabe » via une

ébauche d’étude sociologique des acteurs individuels et institutionnels.

Source : auteur

III. Ebauche d’une approche par les stratégies

Faire la sociologie d’un champ et de ses acteurs, quelques soient les questions qui restent pour

le moment en suspens quant à leur définition, requiert aussi que je m’intéresse aux stratégies

dont ces acteurs usent les uns vis-à-vis des autres. A cet égard, l’étude empirique a fait

21

émerger tout d’abord certains usages récurrents –vocabulaires, discours- qui laissent à penser

qu’il pourrait s’agir là d’instruments d’une palette tactique restant à analyser et que les

acteurs, coalitions d’acteurs et institutions impliquées mettent en œuvres dans le cadre de

stratégie d’auto-qualification, de labellisation et de disqualification des rivaux. Il existe aussi

des coups tactiques relevant de la captation et de l’allocation des ressources de l’Etat. Je

présente donc ici une vision encore très incomplète de segments de stratégies observés dans le

champ.

A. L’enjeu des définitions : Moyen-Orient, Monde arabe…

La multiplication des entretiens et l’accroissement du volume de la collecte documentaire m’a

rapidement confronté à la pluralité des définitions et appellations de ce que beaucoup

considèrent désormais comme une évidence géographique et culturelle : le « Moyen-Orient ».

Ce flou offre un angle alternatif quant à travailler la définition de mon objet: les divergences

de définition, les redéfinitions tactiques et, de manière plus large la construction d’une image

de l’autre via les définitions géographiques et géopolitiques. Ainsi parler des études arabes en

Turquie, des études moyen-orientales incluant l’Iran et Israël, de l’étude du Moyen-Orient au

prisme de la question kurde, l’étude des relations de la Turquie avec les parties de cet

ensemble, et à commencer par la question initiale de l’inclusion de la Turquie dans ce

« Moyen-Orient », voilà autant de dénominations renvoyant à des postures et options diverses

des acteurs. Prendre en considération spécifiquement l’expertise sur les pays arabes n’a de

sens que si l’on s’attarde d’abord sur ce flou déjà très informatif des appellations et que l’on

compare avec ce qui a été produit sur les pays limitrophes de pays arabophones et rendtrant

dans certaines définitions du Moyen-Orient.

Dit « Ortadoğu » en turc –traduction mot-à-mot du terme, le « Moyen-Orient » renvoie à un

ensemble géographique aux frontières contestées, ne serait-ce que parce qu’il peut ou non

inclure la Turquie. C’est même là un élément récurrent du questionnement identitaire turc.

L’un des universitaires interrogé affirme ainsi :

« Evidemment que la Turquie est au Moyen-Orient, nous sommes des moyen-orientaux, un

point c’est tout. Notre histoire, nos liens familiaux, notre religion sont moyen-orientaux. » 31

31 V. Ayhan, Ankara, avril 2013. Il faut noter ici qu’il est né au Kurdistan turc est lui-même kurde. C’est pourtant

là un acteur qui s’il s’identifie au projet de politique étrangère de l’AKP tel que manifesté jusqu’en 2011, n’est

pas complètement en phase avec la politique intérieure du gouvernement et ne correspond pas entièrement aux

caractéristiques sociologiques mentionnées pour désigner ce groupe d’intellectuels universitaires mobilisés.

22

Tandis qu’un chroniqueur –dit « köşe yazarı »- du quotidien Milliyet et ancien correspondant

de l’AFP disait :

« Le problème de ce gouvernement, c’est qu’il a cherché à trop moyen-orientaliser la

Turquie. Or c’est une erreur parce que si la Turquie se moyen-orientalise, elle ne peut plus

jouer le rôle d’intermédiaire entre Orient et Occident. »32

Ces deux extraits presque caricaturaux reflètent néanmoins la première tension qui existe sur

la définition de ce Moyen-Orient. Si la position exprimée dans le premier extrait s’approche

de la perception qui semble vouloir s’imposer dans les dernières années, la seconde est celle

qui paraissait devoir prévaloir depuis l’instauration de la République. A travers ce jeu de

définitions s’esquisse donc déjà le différend structurant de notre champ, qui oppose les

« défenseurs de l’identité authentique de la société turque » (moyen-orientale, musulmane)

aux partisans de l’identité kémaliste –moderne, laïque, républicaine, européenne- de la

Turquie et de son régime politique. Si tous parlent d’identité, les premiers paraissent nous

parler davantage de la société et les seconds des institutions, mais on se rend compte que tous

comptent sur ces dernières pour incarner et imposer l’identité nationale.

La question de l’inclusion de l’Etat d’Israël renvoie au même type clivage de position : si la

Turquie n’est pas au Moyen-Orient, Israël fait figure d’Etat-nation d’exception. A l’inverse,

elle représente bien la diversité sociale, politique et culturelle de la région. L’inclusion de

l’Iran dans l’appellation Moyen-Orient ne fait aucun doute, à la différence de l’Afghanistan et

du Pakistan, que la carte du futur « Grand-Moyen Orient » dessinée par Z. Brzezniski pour le

sommet du G8 de 2004 englobait volontiers. La présence de l’Afrique nord dans la zone

désignée par « Ortadoğu » peut également varier, certains précisant comme dans un effort de

rigueur méthodologique a minima Ortadoğu ve Kuzey Afrika –Moyen-Orient et Afrique du

Nord.

Pour les Turcs en général, évoquer le Moyen-Orient c’est évidemment et surtout parler des

Kurdes pour ne par dire de la « question kurde ». C’est ce qui fait que l’Iran, la Syrie et l’Irak,

outre l’aspect frontalier, sont le cœur du Moyen-Orient dans l’imaginaire turc. Groupe

ethnique partagé entre 4 Etats dont la Turquie et ses 3 voisins orientaux, les Kurdes sont cet

Autre de référence, à la fois intérieur et extérieur –l’Arabe est le second Autre de référence,

plus spécifiquement extérieur car même s’il existe plus d’un million d’arabophones dans la

32 K. Gürsel, Istanbul, janvier 2013

23

région sud-est de la Turquie, ils sont considérés officiellement comme Turcs. Les Kurdes

jouent autant le rôle d’ennemi intérieur que le rôle de passeur et de lien avec ce « Moyen-

Orient ». Cette pluralité des rôles et les jeux auxquels ils donnent lieu dans le champ qui

m’intéresse dans la thèse seront analysés plus en détails ultérieurement. Cependant, et pour

résumer, il semble parfois que développer une expertise sur la question kurde en Turquie

puisse revenir ou mener au fil du temps à passer pour un « expert du Moyen-Orient » -de

Bagdad à Rabat et de Sanaa à Alexandrie33.

En ce qui concerne plus spécifiquement l’expertise sur les pays arabes, les expressions

comme l’échelle-même de l’expertise varient aussi. Rares sont les universitaires spécialisés

sur un phénomène unique dans un pays unique34. Ceux-ci ont d’ailleurs pour réflexe de rejeter

les expression trop englobantes à comment par celle de « Moyen-Orient » ou d’associer pays

arabes et Iran en raison de leur appartenance au monde islamique. On entendra à l’inverse

plus volontiers parler de « monde arabe » -Arap dünyası35- , pays arabes –Arap ülkeleri-,

Afrique du Nord –Kuzey Afrika-, pays du Golfe –Körfez ülkeleri-, Pays du Printemps Arabe

–Arap Baharı ülkeleri-, voire de Proche-Orient –Yakın Doğu. L’usage de ces formules

regroupant 3, 8, 23… pays est peut-être aussi symptomatique de la forme de l’expertise

produite et à produire. Plutôt que des savoirs appuyés sur une expérience empirique à une

échelle micro dont certains résultats sont généralisables, il s’agit souvent de produire en flux

continu un discours généralisateur, vaguement comparatiste, facilitant son usage pour

l’administration publique tant pour déterminer a priori que pour légitimer a posteriori sa

politique. Cependant, on note à ce point comme il est aisé de glisser vers le jugement de

valeur. Pour résumer donc, l’usage de l’appellation Moyen-Orient par un « expert » de la zone

renvoie à une définition au prisme de la « question kurde » ou tout au moins où celle-ci

occupe une fonction explicative centrale et parfois tautologique.

Du coup, le clivage évoqué plus haut entre défenseurs de l’identité vraie et défenseur de

l’identité kémaliste s’estompe au profit d’un autre différend, entre les acteurs qui

33 Exemple caricatural du journaliste Cengiz Çandar, ancien militant maoïste qui a combattu au Liban aux côtés

de l’OLP dans les années 1970, a passé quelques années en prison en Israël avant de devenir conseiller des

princes (à commencer par Özal et jusqu’à Erdogan) ; mais aussi du journaliste et crhoniqueur K. Gürsel qui fut

un temps prisonnier du PKK. 34 L’une des rares exceptions serait F. Atacan, Yıldız Üniv. (Istanbul, octobre 2012), spécialisée en seconde

partie de carrière et à titre comparatif avec l’islamisme turc sur lequel elle avait d’abord travaillé, sur l’islamisme

égyptien. Je pense également au journaliste Mete Çubuçu (NTV), plus spécialisé sur l’Egypte même s’il a

d’abord travaillé en Palestine et en Irak. 35 Par symétrie avec « Türk dünyası », le monde turcique, expression renvoyant aux nations et Etats-nations

d’Asie centrale, du Caucase et du Proche-Orient employant un parler turc.

24

appréhendent les problématique régionale au filtre de la « question kurde », et ceux qui

cherchent à sortir ou à contourner ce paradigme tantôt en réduisant l’échelle de leur étude

(approche pays), tantôt –et plus souvent, en optant pour des appellations qui renvoient à des

aires plus petites.

Aussi utile que soit de refléter ces conflits de définitions géopolitiques, il semble encore

difficile d’attribuer avec précision telle appellation à tel groupe. L’une des raisons en est que

l’utilisation de tel ou tel terme n’est pas exclusive du recours à d’autres formules par un même

acteur. C’est aussi que cette nomination plurielle renvoie, outre à des stratégies du champ, à

un questionnement identitaire profond des turcs, et notamment de la frange d’universitaires

sur laquelle on se penche ici. En effet, ce qui est en jeu lorsque, par une démarche qui se veut

scientifique, qu’elle serve ou non des fins politiques, on tente de construire une image de

l’autre, c’est, par jeu de reflet, le retour sur l’image que l’on a de soi. A cet égard aussi, cette

étude devrait apporter des constats empiriques intéressants.

Source : auteur

25

B. Stratégie discursives

A l’issue des entretiens biographiques réalisés entre octobre 2012 et février 2014 dans les

universités et institutions « para-académiques » -auto-désignées du nom de think-tanks,

« düşünce kuruluşu »- de Turquie, j’ai pu recenser trois grands registres thématiques de

discours que je nommerai « discours de restauration », « discours particulariste» et « discours

sur la démocratisation ». Ce sont là trois facettes d’une même posture consistant à présenter la

période de l’AKP au pouvoir comme unique dans l’histoire de la république et produisant

donc des effets uniques dans la société turque. De part leur enchevêtrement, leur fluctuation et

leur caractère réactif, ces discours, qu’ils visent à cadrer l’action – registre néo-ottomaniste ou

concernant la démocratisation- ou d’une volonté d’enraciner une légitimité -restauration et

particularisme- me semble relever autant d’élément de structuration d’un champ que de ce que

M. Dobry appelle « un coup » dans un échange tactique (Dobry, 2009).

a. Le discours de restauration

Le discours de restauration est un discours que l’on entend bien avant d’entrer dans les

enceintes universitaires et qui est diffusé par les plus fervents soutiens du gouvernement AKP.

Son nom de « restauration » renvoie à l’expression employée en 2012 par l’actuel Ministre

turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu36, pour qualifier les réalisations politiques de

l’AKP. Le « règne » de l’AKP aurait en effet lancé de vastes chantiers de restauration de la

Turquie « véritable ». Ces chantiers, intervenant tant dans le domaine des lois sociales37 que

des relations internationales38, auraient pour objectif d’autoriser la société turque tantôt

trompée tantôt spoliée sur le plan identitaire par les élites politiques antérieures, à renouer

avec les attributs de son identité musulmane et orientale. Dans la perspective de cette

restauration, Ahmet Davutoğlu formulait même dans un ouvrage un temps considéré comme

« la » nouvelle doctrine de politique étrangère turque, Stratejik Derinlik (2001), ce que

certaines sociologies appellent un « script » (Musselin, 2008), ensemble de prescriptions

normatives à l’attention de l’environnement institutionnel qui lui était familier39, le champ

académique. Proche d’un cadrage néo-ottomaniste, il invitait ainsi à la création de centres de

36 Terme utilisé par le Ministre turc des affaires étrangère A. Davutoğlu dans l’émission Sensürsüz Özel

(« Spécial non censuré »), Kanal 24, le 01/12/2012, pour qualifier les initiatives prises par le gouvernement AKP

depuis 2002 37 L’AKP a rapidement pris des mesures visant à amoindrir le rôle de l’armée dans la vie politique. Ce parti a

aussi cherché à réformer l’institution judiciaire - en supprimant, par exemple, les juridictions d’exception - et a

lancé une réforme du code pénal. 38 De le recherche d’une influence croissante au sein de l’Organisation de la Conférence islamique –objectif en

partie atteint du fait de la nomination d’E. Ihsanoğlu comme secrétaire général en 2004. 39 Davutoglu, A., Stratejik Derinlik, Küre Yayınları, 2001, p.452-453.

26

recherche consacrés à l’étude des zones sur lesquelles les Turcs avait jadis régné et dans

lesquelles ils devaient, dans un futur proche, s’efforcer de regagner en influence. Ce « script »

s’inscrivait dans une rhétorique d’économie de la connaissance, discours angélique et de ce

fait en décalage avec la réalité des relations consolidées ultérieurement entre ces

universitaires-experts et les organes de l’Etat en charge des Affaires extérieures telles que

nous aurons l’occasion de le détailler ci-après.

Au demeurant, la lecture « restauratrice », qui relève davantage du discours polémique que

d’une réécriture de mains d’expert, est aisément mise à mal, ne serait-ce que par la littérature

historique, turque40 et étrangère41 qui se charge d’analyser la période Özal de la politique

étrangère turque et les efforts déployés dès les années 1980 pour développer les relations

diplomatiques et commerciales avec le Moyen-Orient arabe et l’Afrique du Nord. Ce discours

est également remis en cause par nombre d’historiens s’étant interrogés sur les aléas de la

laïcité et la place accordée à l’islam dans le système politique turc d’une période à l’autre. A

cet égard, à chaque fois qu’un gouvernement turc s’est signalé par une tolérance accrue envers

l’expression de la piété musulmane dans la sphère politique turque –cela commence avec le

DP de Menderes, 1950-1960-, ce gouvernement s’est investi parallèlement dans le

développement des relations avec les pays arabes (Özdalga, 2006).

b. Le discours particulariste

Le discours particulariste qui relève de la rhétorique essentialiste paraît assez répandu dans le

champ académique (sciences humaines et sociales turques)42 et justifie jusqu’à certaines

formes de division du travail revenant à considérer que « les plus aptes à travailler sur les

Turkmènes sont les Turkmènes, les Tcherkesses sur les Tcherkesses, les alévis sur les alévis,

les Kurdes sur les Kurdes etc. ». Dans le champ qui m’intéresse, l’avatar de cette thématique

est celle qui affirme que l’histoire partagée –référence surtout à la période de domination

ottomane-, les similarités sociologiques, la proximité géographique et les liens de parenté

transnationaux constituent un avantage inégalable quant à analyser et comprendre les ressorts

sociaux et politiques des sociétés arabes. Autrement dit, étant turc, musulman, voisin de la

zone arabophone et ayant même parfois conservé des liens familiaux transnationaux, un Turc,

universitaire de surcroît, comprendra naturellement les sociétés de ses « cousins » arabes. Ce

40 Oran, Baskın. Türk Dış Politikası: Kurtuluş Savaşindan Bugüne. Vol. Cilt 2: 1980–2001. Istanbul: İletişim,

2001.p.781-796. 41 Voir par exemple Picard, E. La Nouvelle Dynamique Au Moyen-Orient: Les Relations Entre l’Orient Arabe et

La Turquie. Paris: L’Harmattan, 2000. 42 Echange avec E. Massicard, Istanbul, avril 2014.

27

discours n’est pas uniquement celui des fervents soutiens du gouvernement. Il est aussi

dispensé par ceux qui par idéalisme autant que du fait de leur origine ethnique ou

géographique, adhèrent au « recentrage oriental » de la politique étrangère voulu par A.

Davutoğlu et notamment à l’axe nommé depuis « zéro problème » avec les voisins.

Confronté au péril anxiogène des révolutions arabes et notamment de la guerre civile

syrienne, certains des « experts » interrogés n’hésitent pas à marteler cet argument

particulariste en dépit du caractère indéniablement descriptif de leur production récente. Ce

jugement de valeur n’explique toutefois pas cette contradiction qui s’explique probablement

davantage par les modalités et contraintes de production de ces savoirs que par les

connaissances de leur producteur.

Par ailleurs, ce discours essentialiste, qui est présenté par ses locuteurs mêmes comme

rompant avec la perception négative des arabes entretenue par plusieurs groupes sociaux et

champs de la société turque –les kémalistes, les turcs « blancs », la junte militaire, les

nationalistes et autres idéalistes, certaines gauches…- n’est pas toujours exempt d’accents

condescendants voire méprisants43.

c. Le discours sur la démocratisation

Il est un troisième registre thématique développé par ces producteurs culturels intéressés, via

l’analyse du « Moyen-Orient »44, à défendre l’identité orientale de la Turquie, c’est celui de

la démocratisation. Il met en scène une société civile dynamique contre un Etat jadis

hégémonique mais en reflux. En ce qui concerne cette étude, c’est là un thème notamment

élaboré par les cadres et chercheurs des organismes se faisant appeler think-tanks ou düşünce

kuruluşları.

43 Certains sujets interrogés, manifestement ébranlés dans leurs certitudes par les révoltes arabes, soient qu’elle

virent au conflit ouvert ou qu’elles se traduisent par une transition politique plus ou moins pacifique mais sans

« adoption » pour autant d’un quelconque modèle turc, semblent parfois se trahir par des expressions de mépris

et l’emploi d’expressions totalisantes qui laissent à penser que l’Arabe est redevenu cet « Autre de référence »

(Dorronsoro, 2002), cet Autre chaotique, incohérent, ce traitre à lui-même et éventuellement aux autres, et non

plus le « presque semblable ». 44 Ce terme est souvent utilisé au détriment d’appellations plus précises qui existent cependant en turc – monde

arabe, Afrique du Nord, Bilâd Ach-Châm, Proche –Orient…-, reflétant peut-être ainsi la nécessité de parler

encore et toujours plus de cet « Ortadoğu » sans prendre toujours la peine des définitions préliminaires. C’est

que la zone, désignée par cette acception vague, concentre tout ce que beaucoup de Turcs, à commencer par les

élites, considèrent comme étranger, exogène, indésirable. Par ailleurs, sans que cela constitue un critère définitif,

on remarque que le terme « Ortadoğu », dramatique, sensationnaliste, est souvent utilisé par des acteurs et

institutions cherchant une visibilité médiatique. A l’inverse, parmi les observateurs les plus attentifs, parfois

arabophones, « Ortadoğu » est de plus en plus fréquemment récusé en faveur de « monde arabe », « pays

arabe ». Plus rares encore, quelques universitaires rejettent d’emblée les conclusions généralisées à l’échelle de

la zone et militent pour une analyse pays par pays.

28

Ce discours consiste à présenter les think-tanks turcs, institutions qui relèvent soit du statut de

fondation –vakıf-, soit du statut associatif –dernek-, et pour lesquelles le « Moyen-Orient » est

un fond de commerce, comme les émanations d’un champ intellectuel désormais autonomisé

du champ étatique mais militant pour la mise en œuvre de telle ou telle politique, tant sur le

plan intérieur qu’extérieur. La jeune littérature développée sur les « think-tanks » (Abelson,

2006 ; Medvetz, 2009 ; Struyk, 2002 ; Stone, 2007), notamment américains, est inopérante car

soit trop descriptive soit trop fonctionnaliste, prenant pour argent-comptant la rhétorique

développée par ces organismes concernant leur propre activité.

Or, ce discours ne s’adresse pas tant au chercheur occidental mais aux multinationales du

« brainstorming » qui s’appuient sur des réseaux de think-tanks nationaux auxquels elle

apportent des financements et une reconnaissance internationale relative moyennant

certifications et labels en contrepartie de la réalisation de projets dits scientifiques manifestant

la foi dans les valeurs démocratiques. Parmi ces organisations-cibles, on retiendra par

exemple le Carneggie Endownment, le German Marshall Fund ou encore l’Open Society

Foundation45.

A la question « Parvenez-vous donc à vous faire entendre du Ministères des Affaires

étrangères ou de la Primature et à ce que vos recommandations soient suivies ? », les réponses

varient, et ce peut-être influencé par la conjoncture nationale et internationale. C’est ainsi qu’à

la fin 2012, alors qu’il n’était pas encore question de complot guleniste contre l’actuel

Premier Ministre, que les révolutions arabes laissaient penser que l’exportation d’un modèle

turc ou AKP était possible et que le conflit syrien ne semblait pas encore une impasse, les

cadres des « think-tanks » proéminents comme SETA, USAK, ORSAM, TESEV46 se

plaignaient fréquemment de ne pas être entendu du gouvernement. A la fin 2013, le ton

paraissait avoir changé et les doléances se font désormais moins entendre47. Le jeu politique a

changé. Les cadres de « think-tanks » qui croyaient encore dans leur autonomie limitée ont été

45 Outre la mention du soutien de ces institutions dans nombre d’entretiens réalisés dans les « think-tanks » turcs,

leur logo figure sur toutes les publications des think-tanks réalisée en partenariat avec ces soutiens. 46 Siyaset Ekonomi ve Toplum Araştırma Vakfı (SETA ou SETAV, Fondation de recherche sur la politique,

l’économie et la société, idéologiquement proche du MAE turc) ; Uluslararası Stratejik Arastirma Kurulu

(USAK, Organisation pour la recherche stratégique internationale) ; Ortadoğu Stratejik Araştırma Merkezi

(ORSAM, Centre de recherche stratégique sur le Moyen-Orient, think tank de la fondation culturelle turkmène),

Toplum, Ekonomik ve Siyasal Etütleri Vakfı (TESEV, Fondation pour l’étude de la société , de l’économie et du

politique, l’un des plus anciens think tank , d’obédience libérale). 47 Entretiens avec H. Kanbolat, ORSAM, Ankara, décembre 2013. Entretien avec U. Ulutaş, SETA, décembre

2014. Entretien avec O. Orhan, ORSAM, janvier 2014.

29

sortis du jeu48. Ceux qui sont encore en place ne feignent plus la distance avec le

gouvernement et l’on parle moins de « société civile ». Voilà qui nous incite à réfléchir sur les

relations qu’entretiennent les locuteurs de ces discours avec le discours lui-même.

C. Accès et redistribution des ressources étatiques

Afin de poursuivre leur ouvrage les acteurs académiques doivent accéder voire

éventuellement accroître les ressources à disposition, qu’elles soient matérielles –

financement, soutien logistique- et/ou symbolique –pouvoir, prestige. Ces ressources sont,

pour eux, localisées principalement dans la sphère de l’Etat même si l’apparition médiatique

est un instrument incontournable de certains plans de carrière. Dans le cas présent, On pense

particulièrement au financement du Ministère des Affaires étrangères49, de la primature ainsi

que des organismes ayant pour mission d’organiser la recherche via la distribution de

financements sur projet tel le TÜBITAK ou de coordonner la coopération internationale

comme le fait la TIKA –Türk Işbirliği Koordinatörlüğü Ajansı, Agence Turque de

coopération…. Certaines entreprises privées distribuent aussi des financements via leurs

fondations ou les think-tanks –qui ont le statut de fondations- pour les activités de recherche

en sciences sociales. Outre les abattements fiscaux qui le récompense, ce financement privé

doit probablement être appréhendé surtout comme une manière dont usent les entreprises pour

signaler leur allégeance aux détenteurs du pouvoir politique50.

Pour accéder à ces ressources, les deux techniques les plus utilisées sont, dans un contexte de

politisation élevé des institutions d’Etat, le développement des canaux réticulaires et la

multipositionnalité des acteurs.

La politisation des institutions de l’Etat n’est pas une donnée nouvelle du système politique

turc, elle tendrait même relever de son mode de fonctionnement. L’implantation dans cet Etat

de mouvances politiques parvenant à monopoliser les ressources d’autorité –nominations,

allocation des ressources financières- a en outre déjà été décrit (Gourisse, 2012). Le champ

universitaire turc en sciences humaines et sociales, de part sa fonction originelle de

48 La deuxième partie de 2013 a en effet vu certains de ces organismes renouveler leurs équipes de chercheurs

(entretien avec B. Puntsmann, ex-senior researcher au Türkiye Ekonomi Politika Araştırma Vakfı, TEPAV). En

janvier 2014, l’ORSAM a vu son président et co-fondateur remplacé sur décision officieuse du Ministère des

Affaires étrangères (entretiens avec O. Orhan, Ankara, janvier 2014 ; et M. Özcan, MAE, janvier 2014). 49 Via la collaboration avec le centre de recherche du ministère –Stratejik Araştırma Merkezi, SAM, Centre de

recherche stratégique- en vue de publications ou d’événements, via aussi des réunions régulières avec les

membres du cabinet du ministre, via enfin les relations personnelles du ministre A. Davutoğlu avec ses anciens

collègues ou anciens étudiants. 50 Entretiens avec O. Orhan, Ankara, janvier 2014. Entretien avec E. Efeğil, Istanbul, février 2014.

30

transmission et de fabrication des connaissances, et même s’il renvoie moins à des institutions

de l’Etat qu’à des établissements publics autonomes, est également très politisé (Monceau,

2005). Cette politisation se traduit même occasionnellement par une forte polarisation et des

conflits sociaux durables. Les acteurs identifiés précédemment contribuent à la politisation du

champ disciplinaire des sciences humaines et sociales en entretenant des rapports d’allégeance

et de sous-traitance avec l’administration de l’Etat pénétré par la mouvance dite islamo-

conservatrice institutionnalisée dans le parti AKP.

Le rapport premier des universitaires repéré précédemment avec la sphère étatique est un

rapport interpersonnel avec des cadres du ministère des affaires étrangères, de la primature et

des institutions supérieures du champ académique –TÜBITAK, YÖK, TIKA51-, rapport

alimenté par l’affinité politique52. Les logiques réticulaires à l’œuvre se sont parfois mises en

place avant que les parties à la relation parviennent, dans leurs milieux professionnels

respectifs, à des postes d’autorité. En complément d’une identification au moins partielle au

projet politique de l’AKP, le fait d’avoir étudié dans la même université, d’avoir été dans le

même lycée, d’avoir séjourné dans la même université étrangère, même à des périodes

différentes, suffisent à faire naître l’affinité qui deviendra une relation constructive et utile au

gré des services rendus et projets menés en commun53. Quoiqu’il en soit, c’est en suivant cette

logique de réseau que grandissent ce que B. Gourisse nomment « réseaux collusifs », entre les

administrations d’Etat mentionnée et ce sous-champ universitaire. La consolidation de ces

liens facilitent ensuite la distribution des emplois et accroissent l’accumulation puis la

monopolisation des « ressources d’autorité » que sont le pouvoir de nomination et

d’affectation des ressources. La question de la rareté de telle ou telle compétence spécifique

est ainsi marginale puisque la question motrice n’est pas « qui sait quoi ? » mais « qui connaît

qui ?». En revanche, on note que certains sous-groupes ont pu fait figure de viviers de

compétence ou d’expérience. C’est par exemple le cas des anciens étudiants en théologie dont

51 Le YÖK, Yüksek Öğretim Kurulu, est le comité de supervision de l’enseignement supérieur, ses membres sont

nommés par le pouvoir politique. Le nombre des « experts » Moyen-Orient nommés au YÖK est disproportionné

au regard de la marginalité numérique de ce sous-champ académiqueCela tendrait à souligner l’importance de ce

domaine d’étude ainsi que l’activisme politico-académiques de certains de ses acteurs. Le TÜBITAK, Türk

Bilim Teknik Araştırma Kurulu, est le conseil supérieur des sciences, des techniques et de la recherche. La

TIKA, Türk İşbirliği Koordinasyon Ajansı est l’agence turque de coopération internationale. Ces trois organes

sont très politisés du fait de la nomination de leur membre et des ressources financières importantes qu’elles sont

chargées d’allouer. 52 A cet égard, voir la place du « hem » dans la construction des réseaux sociaux dans Fliche, B. « De l’action

réticulaire à la recherche du semblable » in Dorronsoro (2002), opcit. p. 148-165. 53 La notion de « projet » est ici très importante car c’est en montant des « projets de recherche » et en les

présentant aux institutions susceptible de les financer que les acteurs de la recherche, individuelle ou collective,

parviennent à leurs objectifs de financement, d’élargissement de leur réseau et de pérennisation des relations

ainsi établies avec la sphère étatique.

31

le cursus reflète la maîtrise au moins théorique de l’arabe, d’éventuelles expériences de

longues durées en pays arabes –séjours étudiants- et une connaissance sanctionnée par des

diplômes de la théologie musulmane sunnite54. Ce peut être aussi le cas de certains

journalistes « vadrouillant » -ou « ayant vadrouillé- dans certains pays arabes et dont

l’expérience de terrain représente un capital valorisé55. Concernant l’origine géographique des

acteurs, si l’on note en effet la présence de plusieurs acteurs en provenance du sud-est du

pays, pour certains arabophones ou kurdophones avant de devenir turcophones, on hésitera à

les considérer comme un vivier de compétence ou de personnel au sens où leur présence dans

le champ ne paraît pas relever d’une politique spécifique de recrutement par le haut mais

plutôt d’affinités héritées et développées par chaque sujet au fil de son parcours56.

Ces logiques réticulaires, si elles correspondent à un mode ancien d’établissement des liens

entre administré set administration en Turquie (Fliche, 2005), se trouvent démultipliées du fait

l’existence des « think-tanks » qui, s’ils n’ont pas tant vocation à produire de recommandation

de politique publique que de légitimer les politiques gouvernementales, sont néanmoins le lieu

de sélection des experts que l’on met en situation de produire un consensus, de labelliser des

savoirs, tout assurant la circulation de ces savoirs consensuels par l’hybridation des

personnels universitaire, administratif et médiatique. En effet, lorsque l’on interroge un cadre

de SETA, USAK, ORSAM ou d’autres entités saillantes de ce type, il apparaît qu’outre la

publication de rapports, « policy briefs » et autres « Annales »57, activités qui mobilisent les

équipes de recherche, l’organisation de conférence, réunion de travail (toplantılar), ateliers

54 C’est aussi là que l’on mesure le caractère narratif et construit des CV recueillis. En effet, lorsque se présente

une opportunité de poste ou d’orientation de cursus, il convient de ré-agencer les éléments du CV pour

« raconter » le récit type attendu. Quoiqu’il en soit, les filières qui ont amené des étudiants turcs en théologie à

séjourner dans une université arabe (en Jordanie et Egypte notamment) et les trajectoires spécifiques de ces

étudiants font l’objet d’une analyse approfondie qui devrait donner lieu à une étude dans les institutions arabes

d’accueil prochainement. 55 Je pense ici aux journalistes collaborant ou ayant coopéré avec des “think-tanks” ou, plus directement, avec

des administrations ministérielles. A titre d’exemples, on pourra citer M. Çubukçu (NTV, collaborateur

occasionnel de SETA, auteur de plusieurs essais-reportages sur le Proche-Orient) Hakan Al-Bayrak (ancien de

Yeni Şafak passé à Akşam ; auteur de plusieurs ouvrages à prétention analytique sur la Syrie et l’Egypte ;

conseiller occasionnel de la primature), Sefer Turan (ex-journaliste de TRT-1 puis TRT-Arapça en poste depuis

2009 à la primature). 56 Parmi les personnes interrogées, deux sujets paraissent assez représentatifs de ces cas de figure : Y. Aktay

(reconstitution prosopographique : natif de Siirt, arabophone, membre du comité directeur de l’AKP, président

du think-tank SDE, professeur à Selçuk Üniversitesi) ; V. Ayhan (entretien : né au Kurdistan turc, kurdophone,

fondateur d’une association de chercheurs, IMPR, spécialisée sur le Moyen-Orient arabe et persan, professeur à

Bolu Üniversitesi). 57 İnat, Kemal, Muhittin Ataman, Burhanettin Duran, and et Alii. Ortadoğu Yıllığı 2008. Istanbul: Küre

Yayınları, 2009 ; mais aussi SETA, Dış Politika Yıllığı ( 2010, 2011, 2012).

32

(çalıştay) et autres forums avec, des chercheurs des universités turques et étrangères58, des

diplomates, membres de cabinets et journalistes spécialisés, constitue le cœur d’activité de ces

cadres59.

Le second outil d’accès et de distribution des ressources est le fait que certains acteurs

individuels occupent des fonctions ou soient au moins présents dans l’organigramme de

plusieurs institutions dans des secteurs d’activités différenciés. On trouve ainsi quelques rares

acteurs qui sont à la fois et par exemple professeur d’université (Marmara), directeur de centre

de recherche universitaire (Marmara, ODAE), cadre de « think-tank » (SETA), présentateur

d’un programme de politique étrangère sur la chaîne publique TRT, conseiller du ministre des

Affaires étrangères et du conseil d’administration du TÜBITAK60. Les capitaux symboliques

accumulés en résultante de ces activités diverses dans différents champs se combinent pour

consolider l’hégémonie de l’acteur-individu dans ces champs et affirmer le caractère

stratégique de la multipositionnalité dans le champ. Enfin, cette caractéristique suppose que

les acteurs concernés contrôlent des ressources financières et réticulaires qu’ils allouent de

manière discrétionnaire en suivant les lignes d’affinités décrites précédemment. En étant

professeur dans un centre de recherche public, l’acteur forme et sélectionne les

problématiques légitimes ainsi que les candidats à leur traitement. Occupant des fonctions

dans un think-tank ainsi qu’au TÜBITAK et auprès du ministre, l’acteur coordonne le lien

entre MAE et personnel académique, désignant les projets de recherches valorisés61 et influant

sur l’affectation des crédits sur ces projets. La conjoncture et notamment le besoin accru de

légitimation des détenteurs du pouvoir exécutif, en proie à la contestation au sein et en dehors

de la mouvance islamo-conservatrice, induisent des pressions qui produisent des effets de

verrouillage sur ces circuits réticulaires et positions multiples simultanées.

D. Labellisation de l’expertise

Ces éléments nous invitent à synthétiser, ne fusse que de manière temporaire, ce qui, dans le

champ étudié, semble fournir le label et donc la légitimité de l’expertise aux discours produits

et à leur producteurs. Il émerge de l’étude du champ, de la biographie des acteurs, des

58 L’étude détaillée des personnalités invitées et des équilibres recherchés entre provenances de ces invités feront

l’objet de développements plus longs dans la thèse. 59 Entretien avec T. Özhan (SETA, Ankara, janvier 2013), H. Kanbolat (ORSAM, Ankara, décembre 2013), S.

Senyücel Gündoğar (TESEV, Istanbul, décembre 2012), O. Bahadır Dinçer (USAK, Ankara, avril 2013). 60 Entretien avec T. Küçükçan (Marmara Üniv., Istanbul, décembre 2012). 61 Exemple, concernant les « Printemps arabes » du goût pour les annuaires biographiques d’acteurs pays par

pays ; ou pour les analyses mutliformat (thèse ou mémoire d’étudiant, policy report de think-tank) « softpower

turc » ; ou encore des études sur le sens des relations turco-arabes à l’aune de la candidature d’accesion à l’UE

33

stratégies mises en œuvre au niveau individuel et institutionnel, que ce qui détermine la

validité d’un savoir d’expert mais aussi ce qui permet d’attribuer à un individu ou à une

institution le label « d’expert » tient à la fois à des propriétés intrinsèques et au caractère de la

relation entretenue avec une administration publique spécifique. A ce titre, et en ce qui

concerne l’expertise sur une thématique en lien avec le « Moyen-Orient », être chargé par le

Ministère des Affaires étrangères ou la primature d’un « projet de recherche » -généralement

mené en partenariat avec d’autres institutions comme le TÜBITAK et/ou une université-

constitue une reconnaissance suprême dont les conséquences, notamment en termes de

financement public et privé à venir, sont importantes en ce qu’elles consacrent la prééminence

de ou des acteurs dans le champ de l’expertise et lui ouvre d’autres opportunités de

collaboration avec ces administration sur d’autres sujets. (Je m’étonne d’ailleurs de ne pas

avoir encore entendu évoquer de projets menés avec le ministère de la défense.) C’est en tout

cas ce qui ressort de la trajectoire institutionnelle du centre de l’Ortadoğu Çalıştımaları de

Sakarya üniversitesi (Sakarya) ou des think-tank SETA, ORSAM et SDE.

Qui plus est, au plan individuel, collaborer à des projets avec l’administration, signifie

prestige et médiatisation, mais également salaire complémentaire, financement de projets

ultérieurs, élargissement du réseau personnel et donc des opportunités éventuelles de

participer à des projets de recherche similaires.

En ce qui concerne les propriétés intrinsèques de l’acteur institutionnel, il doit avant tout avoir

stocké des ressources humaines qui constituent son capital scientifique. Les chercheurs qui

constituent cette ressource sont détenteur du titre de docteur ou encore doctorants et sont

invités à publier régulièrement, spécifiquement sur la problématique qui leur est familière

quitte à élargir à des enjeux plus larges62. Outre les think-tanks, il existe des centres de

recherche publics, dont l’Orta Doğu Araştırma Enstitüsü de Marmara üniversitesi (ODAE,

Istanbul), l’Ortadoğu Çalıştımaları de Sakarya üniversitesi (Sakarya), des Ortadogu Etütleri

du Sosyal Bilimi Enstitüsü de l’Université METU (Ankara), ou encore l’Ortadoğu

Araştırmaları Merkezi de la Fırat Üniversitesi (Elazığ).

Le second critère déterminant de l’expertise pour une institution est la visibilité médiatique de

ses chercheurs. Les médias publics et privés, et surtout les chaînes de télévision (TRT-1,

62 Ce qui conduit parfois à la mutation ou à la transhumance du « cœur d’expertise » d’une zone géographique à

l’autre, de l’Asie Centrale au Caucase puis aux Balkans.

34

TRT-Haber, TRT-Arapça) ont fréquemment recours à l’expertise des universitaires. Certains

programmes sont même préparés et présentés par des personnalités académiques63.

Cette propriété est opérationnelle à égalité avec la capacité des cadres de ces entités de

recherche à entretenir des rapports personnels avec des membres relativement éminents de

l’administration avec laquelle ils souhaitent que leur organisation entretienne des liens. Ainsi

connaître quelqu’un qui, au Ministère des Affaires étrangères, s’occupe des liens avec

l’université, est lui-même affecté à des fonctions de recherche64, ou est au cabinet du ministre,

ou encore avec un ambassadeur influent.

En somme, si l’expert ou l’organisation experte doit présenter certaines propriétés pour être

éligible au titre, c’est le fait d’être choisi et, de préférence de manière récurrente, qui lui

attribue et, par effet d’entraînement, consolide son statut d’expert dans tous les champs

d’activité où ils opèrent –université, médias, administration.

Ces logiques et notamment le fait qu’ils répondent à un besoin étatique, entretiennent un

malaise sur la légitimité du savoir ainsi créé. Le label « scientifique » est revendiqué par

l’ensemble des acteurs à raison du fait qu’ils opèrent dans des instances dont la vocation est la

production et la circulation de savoirs académique. Pour autant, cette revendication apparaît

comme un « coup » tactique dans une stratégie plus large de fabrication de légitimité. Le

directeur du think-tank SETA affirme ainsi :

« Nous sommes beaucoup critiqués. On dit : « SETA est proche du gouvernement ». Bon

d’accord, mais ça veut dire quoi être proche du gouvernement ? Nous, notre seul objectif,

c’est de produire du savoir académique. Ici on a de vrais chercheurs, des gens avec des

diplômes et des compétences. Personne ne cherche à les influencer. On leur demande d’être

objectifs, c’est tout. Et on leur permet d’aller faire des enquêtes de terrain. Ce n’est pas moi

qui doit dire à un chercheur ce qu’il a observé sur le terrain.»

En marge du fait que ce discours est dispensé par l’ensemble des cadres de centre de

recherche privé rencontrés, il pointe du doigt un élément qui par sa mention revient à un autre

63 Sur une quarantaine d’universitaires rencontrés, 6 présentent un programme de politique internationale ou

généraliste sur TRT. Ces mêmes personnes sont également sollicités dans d’autres programmes comparables au

leur sur des chaînes privées (CNN-Türk, CNBC, NTV, TV7, Oda-TV etc.). Parmi les 34 autres universitaires,

seuls 3 n’avaient jamais été sollicités par un média télévisuel, les autres ayant été contactés à au moins deux

reprises. 64 Le MAE dispose lui-aussi de son « think-tank », appelé Stratejik Araştırmaları Merkezi (MAE), créé en 1995.

Son directeur, nommé directement par le ministre des Affaires étrangères, est actuellement un universitaire après

avoir longtemps été incarné par des diplomates en fin de carrière.

35

coup dans le champ : faire du terrain. A la fois par tradition et par manque de moyens (Turan,

2009, les étudiants turcs font peu d’enquête de terrain durant avant la fin du doctorat et,

souvent, peu après également. Même si les choses changent progressivement – ce qui se

donne à voir notamment dans mon champ d’étude-, les thèses sont souvent des condensés

d’études théoriques et empiriques produites par d’autres. Evoquer donc la réalisation d’études

empiriques vise donc à accroître la scientificité du savoir produit. De même, l’allusion aux

« compétences », linguistiques en particulier, est un ultime coup appuyé sur l’explication des

critères de recrutement dans l’organisation et notamment sur la nécessité de connaître la

langue de sa zone de spécialité. Deux éléments explicatifs supplémentaires en font un trait

tactique : tous les think-tanks n’ont pas les moyens ou le souhait de se focaliser autant sur cet

« avantage comparatif » ; vu il n’y existe pas d’exigence d’apprentissage de la langue locale

pour les enseignant-chercheurs des universités, leur rapport au donné empirique est faible.

Source : auteur

Question conclusive : Une commande d’Etat ?

L’observation de liens réticulaires entre acteurs académiques et administration du MAE et

primature, autrement dit entre savoir et pouvoir ne nous permet pas de déterminer la nature de

36

leur relation. S’agit-il d’une commande d’Etat, ce qui supposerait de démontrer la préséance

de ce dernier ? Ou s’agit-il d’un partenariat, d’une alliance ad hoc entre un groupe de

personnes -qui s’identifient au projet politique des détenteurs du pouvoir politique, identifient

un besoin et trouvent leur utilité sociale dans la réponse à ce besoin- et des administrations

d’Etat cherchant à affermir la légitimité de leurs initiatives par une caution académique ?

S’il y a eu commande d’Etat, il semble que soit cela un fait minoritaire et qu’il conviendrait

d’étudier à part afin de comprendre les ressorts spécifique de cette « commande ». Si en

revanche les échanges observés s’avoisinent davantage à un « régime de collaborations »

portées par la conjoncture et une convergence d’intérêts, ce qui correspond, par hypothèse, au

cas majoritaire, alors il faudra persévérer pour décrypter les modalités de cette « entreprise de

production de discours » labellisé scientifique. A cet égard, en marge des finalités

poursuivies, des logiques mises en œuvres, des mécanismes institutionnalisés ou non, il faudra

peut-être appréhender l’activité de labellisation – auto-labellisation, labellisation des espaces,

des phénomènes sociaux, des opérations des acteurs et des institutions- comme l’une des

activités les plus stratégiques de « l’entreprise ».

37

Annexe : Essai de représentation des relations savoir-pouvoir à l’aide du modèle de la triple

hélice.

38

Calendrier 2014-2015

(3ème année de doctorat. Fin du contrat doctoral: novembre 2016)

Eté 2014

Poursuite du traitement de la collecte documentaire (revues, rapports, ouvrages)

Reconstitutions biographiques (universitairs turcs mais aussi arabes venus/venant ou résidant

en Turquie)

Lectures théoriques (Politiques publiques et expertise)

Rédaction d’un article pour la REMM (les sciences sociales au défi des révolutions

arabes)

Automne 2014

4ème série d’entretiens avec des universitaires et, plus largement, avec des intellectuels

turcs (cette fois-ci aux marges de la cible: le but est d’interroger sur leur parcours: (1) des

intellectuels dits “islamistes” formés en partie dans un pays arabe mais non considérés

comme experts MO (2) des intellectuels hors du champ universitaire ne s’identifiant pas à

la mouvance AKP et non insérés dans le réseau de politique publique identitfié. Objectif:

reconstituer les réseaux turcs et turco-arabes qui se sont tissés via les filières de

coopération universitaire turco-arabe)

Analyse prosopographique des biographies collectées depuis le début (80 environ)

Lecture empiriques (Turquie/pays arabes concernés par le terrain)

Hiver 2014-2015

Consultation selon disponibilité de quelques thèses produites récemment en Turquie sur

le monde arabe, universitaires intellectuels arabe.

Ebauche de plan de la thèse

1er terrain arabe (Egypte probablement: entretien avec universitaires locaux, cadres et

chercheurs en think-tanks égyptien et turcs implantés sur place, journalistes turcs

résidants. Objectif: reconstituer trajectoires individuelles et recueillir analyses des

événements égyptiens, des relations turco-égytienne et de la politique étrangère turque.

Collecte documentaire)

Traitement des entretiens et de la collecte

Printemps 2015

Préparation d’un article ou d’une communication en anglais

Préparation de la communication pour l’école d’été d’Aix

Eté 2015

Amélioration du plan de la thèse

Préparation 2ème terrain arabe (Maroc ou Tunisie)

Automne 2015

2ème terrain arabe (idem Egypte)

39

Traitement du matériau

Finalisation du Plan

Hiver 2015

Rédaction

Derniers entretiens en Turquie (associations “turco-arabes”, think-tanks stambouliotes

relativement marginaux sur les thématiques “MO” par rapport aux ankariotes)

Printemps 2015

Rédaction (dont un extrait sera présenté pour l’école d’été)

Eté 2015

Pause dans la rédaction

Vérifications bibliographiques

Automne 2015...

Reprise de la rédaction

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