"Rêves transversaux: La circulation des films queer dans le réseau des festivals" (2014)

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Diogène n° 245, janvier-mars 2014. RÊVES TRANSVERSAUX. LA CIRCULATION DES FILMS QUEER DANS LE RÉSEAU DES FESTIVALS par SKADI LOIST Le caractère omniprésent des variations genrées et d’images sexuellement ambiguës dans les médias traditionnels semble sug- gérer que nous vivons désormais dans une heureuse période post- gay. En remportant le concours de l’Eurovision 2014, une drag queen barbue autrichienne du nom de Conchita Wurst a uni une Europe généralement considérée comme très divisée sur les ques- tions de genre et de sexualité (et pensée comme allant de l’ouest liberal au sud-est conservateur) 1 . Un an auparavant, la Palme d’or du plus célèbre des festivals de cinéma revint à La Vie d’Adèle, un film qui relate le processus de formation d’une jeune femme et qui comporte une longue scène de sept minutes représentant un rap- port sexuel explicite entre les deux héroïnes. Récemment, le Guar- dian annonça l’arrivée d’une nouvelle vague de cinéma queer (Wal- ters 2012). Mais tout est-il aussi simple? Les questions relatives aux identités et aux représentations lesbiennes-gaies-bisexuelles- trans et queer (LGBT/Q 2 ) appartiennent-elles désormais au passé, et les notions de genre et de sexualité sont-elles vraiment devenues consensuelles dans les médias et dans la société? Une analyse plus poussée de la circulation d’images LGBT/Q à l’échelle mondiale permet de nuancer un peu le tableau. Dans cet article, je me propose de partir des études récentes sur la circula- tion des œuvres cinématographiques et sur les festivals pour es- quisser comment ces images LGBT/Q voyagent à travers le monde. Comme l’explique clairement Ramon Lobato, les « circuits à travers lesquels les textes sont véhiculés sont d’une importance cruciale dans le processus de réception » (Lobato 2007 : 114). Le circuit des festivals s’est toujours distingué par rapport au mainstream ciné- 1. Pour une discussion sur le comportement électoral à travers l’Europe, voir Renwick 2014. 2 . Suite à une suggestion de Vendula (Esteban) Wiesnerová (2012), j’utilise l’abréviation habituelle LGBT pour « lesbienne gay bisexuel trans » et Q pour queer, séparé par une barre (LGBT/Q) afin de rendre compte du lien mais aussi de la différence entre les concepts sous-jacents d’assimi- lation gay et de politique radicale queer.

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Diogène n° 245, janvier-mars 2014.

RÊVES TRANSVERSAUX.

LA CIRCULATION DES FILMS QUEER DANS LE RÉSEAU DES FESTIVALS

par

SKADI LOIST

Le caractère omniprésent des variations genrées et d’images sexuellement ambiguës dans les médias traditionnels semble sug-gérer que nous vivons désormais dans une heureuse période post-gay. En remportant le concours de l’Eurovision 2014, une drag queen barbue autrichienne du nom de Conchita Wurst a uni une Europe généralement considérée comme très divisée sur les ques-tions de genre et de sexualité (et pensée comme allant de l’ouest liberal au sud-est conservateur)1. Un an auparavant, la Palme d’or du plus célèbre des festivals de cinéma revint à La Vie d’Adèle, un film qui relate le processus de formation d’une jeune femme et qui comporte une longue scène de sept minutes représentant un rap-port sexuel explicite entre les deux héroïnes. Récemment, le Guar-dian annonça l’arrivée d’une nouvelle vague de cinéma queer (Wal-ters 2012). Mais tout est-il aussi simple? Les questions relatives aux identités et aux représentations lesbiennes-gaies-bisexuelles-trans et queer (LGBT/Q2) appartiennent-elles désormais au passé, et les notions de genre et de sexualité sont-elles vraiment devenues consensuelles dans les médias et dans la société?

Une analyse plus poussée de la circulation d’images LGBT/Q à l’échelle mondiale permet de nuancer un peu le tableau. Dans cet article, je me propose de partir des études récentes sur la circula-tion des œuvres cinématographiques et sur les festivals pour es-quisser comment ces images LGBT/Q voyagent à travers le monde. Comme l’explique clairement Ramon Lobato, les « circuits à travers lesquels les textes sont véhiculés sont d’une importance cruciale dans le processus de réception » (Lobato 2007 : 114). Le circuit des festivals s’est toujours distingué par rapport au mainstream ciné-

1. Pour une discussion sur le comportement électoral à travers l’Europe, voir Renwick 2014. 2 . Suite à une suggestion de Vendula (Esteban) Wiesnerová (2012), j’utilise l’abréviation habituelle LGBT pour « lesbienne gay bisexuel trans » et Q pour queer, séparé par une barre (LGBT/Q) afin de rendre compte du lien mais aussi de la différence entre les concepts sous-jacents d’assimi-lation gay et de politique radicale queer.

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matographique. Je m’y intéresserai donc tout particulièrement pour décrire le flux du cinéma d’auteur à l’échelle mondiale. Deux grands axes méritent qu’on les considère avec attention : le circuit des festivals internationaux de cinéma avec un biais vers le film d’auteur et les festivals militants tels ceux axés sur les droits hu-mains et les festivals de cinéma LGBT/Q.

Les films queer aujourd’hui

S’intéresser à la circulation mondiale d’images queer dans les dernières années nécessite tout d’abord de clarifier ce que signifie aujourd’hui l’expression « cinéma queer ». Dans son acception la plus large, elle recouvre les films porteurs d’images, de récits et de sensibilités LGBT/Q. Mais il faut aussitôt introduire une pluralité de déterminations et différentiations pour mieux nuancer et articuler les tendances récentes de ce cinéma. Le cinéma queer a une histoi-re complexe. Une définition à partir du plus petit dénominateur commun serait la présence de personnages queer dans la narration. Pourtant, le contexte et le cadre de la production et de la distribu-tion influent énormément sur l’appropriation et les contextes de réception. C’est à ce moment qu’apparaissent des lignes de démar-cation entre catégories, telles queer vs. hétéronormatif, grand pu-blic vs. public ciblé (« communautaire »), cinéma queer vs. cinéma d’auteur, statut auteuriste vs. cinéaste indépendant. Elles affec-tent la manière dont les films sont reçus et circulent, et décident de leur statut auprès des publics queer à travers les choix de pro-grammation des festivals de cinéma LGBT/Q.

En accord avec l’évolution historique des politiques et des repré-sentations LGBT/Q, le cinéma queer s’est développé de diverses fa-çons. Alors que le cinéma dominant hollywoodien a cherché, conformément au Code Hays (1930-1968), à exclure et à nier l’homosexualité comme toutes les formes non-normatives de repré-sentation du genre et de la sexualité, des représentations alterna-tives ont germé dans l’underground américain (Kenneth Anger, Andy Warhol, Jack Smith) et dans le cinéma d’avant-garde euro-péen (Jean Genet, Derek Jarman, etc.). Les mouvements de libéra-tion gay, lesbiens et féministes des années 1970 ont suscité une demande d’images autoproduites, porteuses d’un statut positif de la représentation. Au milieu des années 1980, une petite nouvelle vague gay est apparue avec des films indépendants à succès tels que Personal Best (1982), Lianna (1983), My Beautiful Launderette (1985), Mala Noche (1985), Desert Hearts (1986) et Parting Glances (1986). À la fin de cette décennie, la crise du sida se traduisait en politiques queer radicalisées, l’esthétique d’avant-garde étant mar-quée par l’urgence et la rébellion. On vit alors surgir, dans les cir-cuits des festivals, une ribambelle de films que la critique B. Ruby

82 SKADI LOIST Rich baptisa New Queer Cinema (1992). Ces œuvres brisaient le régime d’imagerie positive, choisissaient des points de vue alterna-tifs pour raconter leurs histoires, ne cherchaient pas à plaider la tolérance et ne se proposaient pas d’expliquer les modes de vie gays et lesbiens à un public majoritairement hétérosexuel. Les bonnes critiques, la visibilité et le succès du New Queer Cinema ouvrirent à leur tour la voie pour la mise en place d’un créneau spécifique et une assimilation poussée des histoires LGBT/Q dans la culture ma-joritaire (voir Rich 2000).

Depuis les années 1990, de nombreux films aux récits ou per-sonnages LGBT/Q sortent chaque année. Tous ne parviennent pas à se frayer un chemin dans le mainstream cinématographique, ni ne cherchent à y arriver. Au contraire, cette prolifération s’accom-pagne d’une diversification, que ce soit dans le public visé, l’esthétique, la représentation, le marketing ou la circulation. Tout d’abord, on trouve des films produits de manière indépendante et à l’attention d’un public « communautaire », ensuite des productions indépendantes mais qui recherchent un plus large succès auprès d’un public plus vaste et enfin des films d’art et d’essai qui repren-nent des tropes de personnages LGBT/Q sans vouloir pour autant être considérés comme tels. Hollywood s’est ainsi longtemps limité à des films timidement tolérants, soit désexualisés afin de défendre un discours « humanitaire » (Philadelphia, 1993), soit des comédies grivoises à succès (de The Birdcage, 1996, à Bruno, 20093). En 2005, Brokeback Mountain a marqué un tournant décisif dans les représentations transversales en « queerisant » le genre américain par excellence, le western ; le film fut littéralement distribué dans les multiplexes du monde entier.

Un certain nombre de critiques et d’universitaires ont cherché à répertorier les productions récentes que l’on pourrait qualifier de « cinéma queer ». Ils ont souvent pris pour référence le tournant représenté par le New Queer Cinema (NQC). Ben Walters en appelle à une nouvelle vague de cinéma queer (New-Wave Queer Cinema) qui se détache à la fois des récits de coming out qui formaient le socle du cinéma LGBT/Q des années 1990 et du NQC révolté, au pro-fit d’histoires plus nuancées et de films qui « parleraient de la vraie vie avec de vrais personnages » (Walters 2012). Il mentionne parmi ses exemples des films chouchou des festivals, Keep the Lights On d’Ira Sachs (2012) ou Weekend d’Andrew Haigh (2012). Michele Aaron plaidait récemment pour un nouveau style de cinéma queer qui reprendrait la dimension radicale des politiques queer du début

3. Selon Box Office Mojo, The Birdcage (1996) était en tête des films gays ou lesbiens les plus rentables produits depuis 1980, avec des recettes éga-les à 124 millions de dollars ; Bruno arrivait en 8e position avec 60 millions de dollars ; cf. boxofficemojo.com/genres/chart/?id=gay.htm.

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des années 1990 et, à travers le concept d’Hamid Naficy de « cinéma accentué »4, la mettrait au service des discours imbriqués sur « la race et la nation, le genre et la sexualité, afin de révéler l’accentué comme queer et le queer comme accentué » (2012). À partir du film allemand queer lesbien Fremde Haut (2005), Aaron déclare qu’« en fin de compte, ce qui ressort est la puissance d’un nouveau cinéma “quare” » (2012 : 323). Dans son projet sur le ci-néma mondial queer, Rosalind Galt s’appuie sur Tan de repente (Diego Lerman, 2002) pour soutenir qu’il faudrait élargir notre compréhension de ces films à l’aide du concept économique de « défaut de paiement » ; à partir de cette double perspective, à la fois esthétique et alter-économique, elle affirme ainsi la nature proprement queer de ce qu’elle nomme « cinéma mondialisé du défaut » (global default cinema, Galt 2013).

Tous ces chercheurs tentent, dans leurs analyses du cinéma queer, d’en sauver le projet politique sous-jacent. Les films étudiés sous cet angle partagent une qualité artistique reconnue et une dimension politique progressiste, à la fois du point de vue du régi-me de la représentation et des critiques anti-identitaires et antica-pitalistes. On observe pourtant une transformation plus importan-te dans le circuit du cinéma d’auteur, qui pourrait refléter les grandes questions sociales liées à la représentation de la sexualité et du genre. Dans Gaga Feminism (2012), J. Jack Halberstam a récemment souligné combien des transformations du tissu social aux États-Unis ont été reflétées dans la vie quotidienne, la culture populaire et les représentations médiatiques. Le cinéma commer-cial paraît répondre aux crises genrées (ou à la crise de masculinité de l’hétérosexuel blanc) par un backlash – retour de bâton – sous la forme d’une série de comédies romantiques et « bromances »5, met-tant en scène des hommes en situation d’échec, qui pour autant parviennent à conquérir une femme brillante, ambitieuse et sédui-sante (Halberstam 2012 : 17-22). Le cinéma indépendant aux États-Unis et le cinéma d’auteur mondial, en revanche, tendent à explorer des concepts totalement opposés.

De plus en plus de films montrent explicitement la sexualité dans tous ses détails non-normatifs et insolites. Cela va de Interior. Leather Bar (2013), un pseudo-documentaire de Travis Mathews et

4. Paola Gandolfi le définit comme « un cinéma dont l’accent porte sur la déterritorialisation, les interstices, les espaces intermédiaires, et qui im-plique un regard ouvert, en mouvement lui aussi, suivant le déroulement des événements et engendrant une multiplication des points de vue […] ; un cinéma qui propose un univers filmique où l’accent porte sur quelque chose de suspendu […] » (2010 : 37 et 38). 5. Formé à partir de « brother » et de « romance », le terme sert à désigner des films montrant une forte amitié entre deux hommes, dont la teneur varie sur l’échelle de l’intimité (NdT).

84 SKADI LOIST James Franco inspiré par ce qu’aurait pu être la séquence de 40 minutes coupée au montage dans Cruising (La Chasse, 1980), un slasher de William Friedkin qui se déroule dans le milieu gay, à Stacey Passon imaginant, dans Concussion (2013), une lesbienne quadragénaire de banlieue qui décide de pratiquer le sexe tarifé pour pimenter son existence. Au même moment, côté cinéma d’art et essai, des cinéastes hétérosexuels suivent la tendance qui consiste à intégrer des épisodes queer comme procédés narratifs. Les films avec lesbiennes ont toujours existé, tel qu’on a pu le voir avec la petite vague de films mettant en scène des lesbiennes tueu-ses (voir Rich 2013a). Ils sont généralement réalisés par des ci-néastes ou des auteurs indépendants. On a récemment assisté à une recrudescence de l’intérêt pour la lesbienne en tant que figure discursive plutôt que comme personnage à l’identité soulignée. Parmi les exemples les plus notables, citons Dupã Dealuri (Au-delà des collines) de Cristian Mungiu (2013) ou Vic+Flo ont vu un ours de Denis Côté (2012). Le nouveau regard porté sur la sexualité féminine dans Nymph()maniac 1+2 (2014) de Lars von Trier a valu à ce dernier une attention accrue et un certain nombre de contro-verses ; un sort semblable a connu Abdellatif Kechiche dont La Vie d’Adèle – Chapitres 1 & 2 (2013) a été source de polémique pour ses scènes explicites de sexe saphique.

Si B. Ruby Rich a déjà soutenu au tournant de l’an 2000 que le cinéma queer était en train d’acquérir une plus grande valeur et d’accéder à une transversalité accrue (Rich 2000), on observe dé-sormais une nouvelle qualité de la circulation. Quand on regarde ce qu’offrent les principaux festivals et surtout les trois têtes de file européens (Cannes, Berlin, Venise), il est clair que le cinéma d’auteur contemporain est à son apogée en ce qui concerne la sen-sibilité queer ; ou plus exactement en ce qui est de la convergence entre cinéma queer et cinéma d’auteur. D’un côté, le cinéma queer, issu d’un milieu communautaire et jadis minoritaire, se déplace progressivement vers le centre, ou plutôt monte dans la hiérarchie selon la distinction bourdieusienne. D’un autre côté, les approches anti-identitaires du sexe et du genre, qui furent au cœur des re-vendications queer, s’affirment au sein du cinéma d’auteur, sans qu’elles s’accompagnent d’aucun intérêt ni enjeu de nature com-munautaire.

Ce point culminant du cinéma queer se traduit par une longue liste de films « queer » présentés en avant-première dans le circuit des festivals internationaux. Les prix et regroupements à thémati-que queer tels que le Teddy Award de la Berlinale (depuis 1987), le Lion Queer à Venise (depuis 2007), la palme Queer à Cannes (de-puis 2010) ou le Queer Lounge à Sundance (2004-2011) offrent un petit condensé du vivier de films LGBT/Q dans les festivals les plus prestigieux. Un coup d’œil à ces festivals et à leurs listes de récom-

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penses LGBT/Q des dernières années permet de repérer des chiffres impressionnants : on compte 30 à 40 films LGBT/Q projetés annuel-lement à la Berlinale (dont un tiers de documentaires et un cin-quième de courts métrages), entre 7 et 19 à Venise selon les an-nées, environ une dizaine à Cannes et 20 à 40 à Sundance6. Même si tous ces films ne sont pas en avant-première mondiale – certains projetés à Sundance réapparaissent dans une section parallèle à Berlin par exemple –, il n’en demeure pas moins que leur nombre est très élevé, d’autant plus qu’il ne s’agit là que de la liste des films en avant-première dans les festivals les plus importants et que d’autres productions indépendantes sortent dans le sous-circuit des festivals LGBT/Q.

La Berlinale a pour tradition, vieille de plusieurs décennies, d’offrir des films d’auteurs et à thématiques LGBT, principalement dans la section Panorama mais également dans les sections paral-lèles. À Berlin comme à Venise et à Cannes, les films queer se dé-placent de la périphérie vers le centre : ils entrent dans les compé-titions majeures et parfois remportent les prix principaux. Parmi les récents succès LGBT/Q à la Berlinale, citons The Kids Are All Right de Lisa Cholodenko (2010), présenté hors compétition, et Tomboy (Céline Sciamma, 2011), qui a ouvert la section Panorama. Les trois dernières éditions du festival proposaient également des films LGBT/Q dans la sélection, parfois même à l’ouverture : Les Adieux à la reine (Benoît Jacquot, 2012), W imie… (Malgorzata Szumowska, 2013) et Praia do Futuro (Karim Aïnouz, 2014). Même si Venise ne semble pas avoir pris le devant en matière de films sexuellement transgressifs ou queer, d’importants longs métrages à contenu transversal y ont été projetés en avant-première : c’est le cas notamment du film qui a marqué un tournant, Brokeback Mountain, qui a obtenu le Lion d’or en 2005. De nombreux films à thématiques queer ont rapporté un grand succès critique au festi-val de Cannes en 2013 ; la Palme d’or fut attribuée au cinéaste Abdellatif Kechiche et aux comédiennes Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos pour La Vie d’Adèle – Chapitres 1 & 2. D’autres films porteurs d’une sensibilité queer vinrent s’y ajouter : Dupã Dealuri de Cristian Mungiu, Laurence Anyways, le troisième film du jeune prodige Xavier Dolan, et L’Inconnu du lac d’Alain Gui-raudie.

Bien que tous ces films aient été présentés pour la première fois

6. Ces chiffres proviennent d’une enquête effectuée à partir des sites de prix queer et des couvertures médiatiques après l’annonce des sélections des festivals dans des publications spécialisées comme IndieWire. Pour le Teddy Award de Berlin, voir news.teddyaward.tv ; pour le Queer Lion de Venise, cinemarte.it ; pour la Queer Palm à Cannes, queerpalm.fr ; pour la présence queer à Sundance, queerlounge.org.

86 SKADI LOIST dans des festivals reconnus, ils ne voyagent pas dans le circuit avec le même capital culturel. Le schéma de circulation et de distribu-tion dépend d’une variété de données et de la manière dont celles-ci s’articulent. Si l’on essaie de distinguer les repères qui influent sur une circulation future, les concepts suivants semblent jouer un rôle dans le marketing et l’image : sexualité vs. identité, universalité vs. communauté, cinéastes auteurs vs. indépendants (à petit bud-get). Mais, si ces termes sont ici listés comme binaires ou en oppo-sition, certaines de ces catégories se recoupent et ne peuvent être strictement placées à une extrémité ou une autre. Dans l’espace de cet article, il ne me sera donc pas possible de proposer une taxino-mie ou un modèle précis de la circulation de ces films dans le cir-cuit. Je voudrais cependant analyser quelques cas récents afin de dégager des tendances et des mécanismes susceptibles d’avoir une portée plus générale.

Les circuits des festivals de cinéma

Les festivals de cinéma jouent un rôle considérable dans la cir-culation du cinéma d’art et essai. Leurs circuits sont devenus des réseaux de distribution alternatifs qui projettent les films pour des citadins cinéphiles et cosmopolites (Wong 2011). Ils permettent ainsi la circulation du cinéma d’auteur avant ou à la place de sa sortie dans les réseaux commerciaux. Il s’agit donc d’un circuit qui fonctionne en tandem avec la consommation du film d’auteur ; lorsque les cinémas d’art et essai sont en difficulté et qu’une sortie dans les cinémas commerciaux est impossible, le festival interna-tional devient l’espace principal de cette consommation. Il déclen-che la promotion par le bouche-à-oreille du cinéma d’auteur, prépa-rant ainsi la sortie dans les salles d’art et essai. Dans une certaine mesure, les festivals de cinéma opèrent en contrepoint avec la dis-tribution des cinémas commerciaux, ce qui a fait dire à Marijke de Valck (2007) que ce réseau fonctionne comme une autre forme de distribution.

Alors que le cinéma commercial (Hollywood, mais également d’autres blockbusters mondiaux) se sert aussi des festivals pour conclure des contrats, susciter l’attention ou lancer un film avec le maximum de médiatisation et de glamour, les festival sont égale-ment redoutés à cause des critiques négatives que risque de provo-quer la présentation dans une compétition. Maintes productions commerciales préfèrent donc une projection « hors compétition », qui permet à la fois à l’industrie cinématographique et aux festi-vals de tirer profit de l’événement : le festival s’offre un tapis rouge séduisant tandis que les films jouissent d’une grande couverture médiatique sans crainte de « perdre ». D’un autre côté, le cinéma d’auteur repose en grande partie sur les formes de distinction que

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lui apportent les festivals et leurs circuits. Les festivals comme le cinéma d’art et essai s’appuient largement sur la cinéphilie et la politique des auteurs (Andrews 2013). Ces circuits respectent les mécanismes de la valorisation artistique et du capital culturel au sens bourdieusien du terme ; ces derniers nourrissent à la fois la structure festivalière et la circulation art et essai.

Le réseau mondial de festivals de cinéma compte plus de 6 000 manifestations7. À cette échelle, nombreux sont les films et large la distribution. Il va sans dire que tous ces festivals ne remplissent pas les mêmes fonctions ni n’opèrent au même échelon au sein du système. En réalité, le circuit est extrêmement stratifié et varié. On distingue différents niveaux de festivals et de nombreux cir-cuits parallèles ou sous-circuits (Iordanova 2009). Marijke de Valck (2007) et Thomas Elsaesser (2005) ont comparé le réseau des festi-vals de cinéma à une série de nœuds et de pivots. Les plus impor-tants parmi les nœuds, qui fonctionnent comme des centres relais, sont les festivals situés en haut de l’échelle ; on les appelle aussi les festivals de catégorie 18.

Au-dessous, on trouve différents niveaux de « festivals interna-tionaux de cinéma », moins cotés et avec une programmation plus générale. Ces manifestations, de deuxième ou de troisième catégo-rie, n’en offrent pas moins des services essentiels en ce qui concer-ne le marché du film mais ont une portée moindre que leurs célè-bres homologues de Cannes, Venise, Berlin ou Toronto. Ils peuvent toutefois constituer des événements majeurs pour les profession-nels au niveau régional ou national (de Valck 2014 : 47-48). Paral-lèlement à cela, de nombreux circuits spécialisés entrent en jeu et sont intimement liés au circuit des festivals généralistes ; ils res-

7. Le portail de festivals et réseaux sociaux filmfestivals.com s’enorgueillit d’un annuaire détaillé de 6 000 festivals ; le service de soumission en ligne de films withoutabox.com déclare dans sa publicité travailler pour 5 000 festivals sur six continents. 8. L’expression « festivals de catégorie 1 » est un terme familier pour dési-gner les gros festivals du circuit. Il s’agissait au départ de distinguer les festivals accrédités par la Fédération Internationale d’Association des Producteurs de Films comme des « Festivals de cinéma compétitifs » : ceci leur permettait de jouir du privilège (et de l’obligation) d’accueillir un programme de compétition internationale ne projetant que des avant-premières internationales ou mondiales. On en compte actuellement 14. D’autres festivals sont regroupés sous les appellations « Festivals de ciné-ma compétitifs spécialisés » « Festivals de cinéma non-compétitifs », le festivals dits des best-of et les « Festivals de documentaires et courts mé-trages ». Les professionnels, toutefois, parlent souvent de catégorie 1 à propos de festivals particulièrement significatifs pour les avant-premières et le marché, comme le Festival international de Toronto, sans trop se soucier des désignations officielles.

88 SKADI LOIST pectent aussi un système hiérarchique propre, avec ses centres, sa périphérie ainsi que ses premier, second et troisième rangs. Les festivals spécialisés en genres ou formats qui, d’un point de vue commercial, sont considérés comme « mineurs » – documentaires, animation, courts métrages – forment aussi des circuits propres, avec leurs avant-premières, leurs marchés de coproduction, leurs laboratoires de talents, etc. Outre ceux-ci, toute une foule d’autres festivals existent, petits et spécialisés, souvent centrés sur des questionnements sociaux ou identitaires, tels les festivals féminis-tes, juifs et noirs, les festivals de cinéma de la diaspora ou natio-naux, des droits humains, écologistes ou LGBT/Q9.

Les festivals de cinéma LGBT/Q ont été conçus comme des lieux alternatifs engagés dans la lutte contre les représentations négati-ves et mettant en avant la fierté et la visibilité, deux revendica-tions au cœur du mouvement de libération homosexuelle dans les années 1970, lorsque sont apparus les premiers festivals de cinéma LGBT/Q. Le plus ancien est Frameline, le festival LGBT de San Fran-cisco créé en 1977, devenu le plus important dans sa catégorie et servant de référence pour les autres (Loist 2008). Le circuit des festivals queer s’est considérablement développé durant les trente dernières années et ses 230 manifestations actuelles couvrent au-jourd’hui la plupart des régions du globe10. Tout comme les festi-vals généralistes, ce circuit est stratifié. Entre quinze et vingt fes-tivals peuvent être considérés comme placés en haut de l’échelle : ils ont le privilège de projeter des films LGBT/Q en avant-première régionale, internationale ou mondiale et jouent un rôle de premier plan dans l’écosystème du film queer.

Dans le cadre de notre étude sur la circulation mondiale des films LGBT/Q, le circuit général des « festivals internationaux de films » (IFF), c’est-à-dire les festival de catégorie 1 plus les festivals de deuxième ou troisième catégories sans spécialisation, ainsi que les réseaux spécialisés de films LGBT/Q (QFF) sont tout aussi inté-ressants. Examiner les interconnections entre ces circuits et d’autres circuits parallèles ou sous-circuits est très éclairant en termes de prestige et d’influence sur le marché, c’est-à-dire de capi-tal culturel et économique.

Les festivals les plus cotés offrent les plus larges couvertures médiatiques grâce à leur système cinéphile. En tant que « festivals d’affaires » (Peranson 2008), ils jouent aussi le rôle de puissants médiateurs pour les contrats de distribution et pour les produc-

9. De nombreux numéros du Film Festival Yearbook leur sont consacrés, voir Iordanova et Cheung (2010), Iordanova et Torchin (2012). 10. Voir Loist 2013 pour un historique du développement du circuit inter-national des festivals de cinéma LGBT/Q. Pour une liste mise à jour des festivals de cinéma queer, voir www.queerfilmfestivals.org.

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tions futures. Par-delà les accords commerciaux conclus dans les marchés qui les côtoient, les gros festivals sont des lieux majeurs de création de valeur ajoutée en raison de leur public de profes-sionnels (de Valck 2007). La valeur et le prestige culturels sont construits à travers divers mécanismes de sélection qui produisent de la valeur ajoutée – des présélections aux programmations et aux jurys des prix (de Valck et Soeteman 2010) – et en une médiatisa-tion accrue. Le buzz cultivé par les publications spécialisées et les magazines grand public contribue à créer, voire à renforcer la pro-motion et l’écoulement des produits. C’est pourquoi les films débu-tent leur tournée de festivals – et, avec elle, leur vie dans le flux de distribution – au plus haut niveau possible. Ils dévalent ensuite les degrés des autres IFFs et QFFs.

Ce système de classement repose surtout sur l’idéologie de l’avant-première, grâce à laquelle les festivals de catégorie 1 sont des nœuds essentiels dans le réseau des festivals de cinéma. Ils décident du calendrier de la production et des sorties et représen-tent autant de relais pour le passage ultérieur des films dans les circuits des festivals et autres projections publiques. L’avant-première à un festival de tête de liste assure l’attention d’ache-teurs, de la presse et des programmateurs des autres festivals. Avec les candidatures spontanées, l’identification des films qui seront invités à participer constitue la démarche principale au moment d’arrêter le programme d’un festival – aussi bien pour établir le profil d’un festival que pour assurer la circulation à tra-vers les festivals. Les programmateurs assistent donc aux festivals de catégorie 1, ou à des manifestations moins importantes mais reconnues telles Rotterdam et Sundance, afin d’y repérer les films qu’ils présenteront ensuite en première locale pour leur public et leur marché. Les festivals qui se situent au second et troisième rangs en particulier peuvent servir à la fois de lieux de découverte pour des distributeurs locaux et des programmateurs du circuit art et essai ou de rampes de lancement directes pour les sorties régio-nales. Comme on l’a vu, un nombre croissant de films queer ont été projetés dans les festivals de catégorie 1, avant de passer dans les circuits IFF ou QFF. L’avant-première joue ici un rôle primordial dans le déroulement de la tournée des festivals11. Les films venant de Cannes en mai peuvent poursuivre leur chemin dans d’autres festivals plus modestes tel que le Filmfest de Munich en juin (ce fut

11. Pour l’heure, nous ne disposons pas de données claires et systémati-ques. Les éléments avancés ici reposent sur des observations menées sur le circuit sur plus d’une décennie ainsi que sur les conclusions préliminai-res d’une étude de terrain consacrée à la circulation des films nominés pour le Teddy Award à la Berlinale (réalisée avec Ann Vogel de la Hum-boldt Universität de Berlin).

90 SKADI LOIST le cas de La Vie d’Adele) ou le Filmfest de Hambourg, en septembre (comme il est arrivé à Dupã Dealuri).

Le Festival International de Cinéma de Berlin (Berlinale) a une importance particulière pour les films queer. Depuis au moins une décennie, il a apporté un soutien sans faille au cinéma LGBT/Q, par sa programmation d’abord dans la section Panorama mise en place par Manfred Salzgeber en 1980, puis par la création en 1986 du Teddy Award décerné à l’un des films queer présentés à la Berlina-le, toutes sections confondues. Cette articulation de longue date entre la programmation et l’attention engendrée par la remise d’un prix, a motivé les programmateurs de festivals de cinéma LGBT/Q a participer en masse à la Berlinale ; ce lien a pris aujourd’hui une forme quasi-institutionnelle à travers la rencontre annuelle des programmateurs de films queers qui a lieu durant la manifestation. À travers l’échange d’informations sur les films et les festivals qu’elle permet, cette rencontre consolide un réseau de personnes qui sont en fait des acteurs essentiels du circuit QFF. Elle est deve-nue au fil des années un espace informel où des cinéastes indépen-dants peuvent présenter leurs projets queer, qu’ils espèrent voir circuler dans les festivals LGBT/Q.

Les festivals européens reposent à bien des égards sur une cons-truction idéologique située à des années-lumière d’Hollywood et de sa logique tournée vers le marché et le grand public12. Pour rivali-ser avec le pouvoir financier de la distribution massive et le marke-ting viral attisé à l’aide de coûteuses campagnes de promotion, le système des festivals a développé son propre système de valeur ajoutée : ici, le capital culturel est censé compenser la faiblesse des moyens financiers. L’euphorie du festival et l’ascendant exercé par les prix contribuent à assurer le prestige d’un film et l’aident à voyager dans le réseau des festivals puis dans le circuit de distri-bution d’art et essai. En schématisant à très gros traits, on pour-rait dire que les festivals sont au cinéma d’auteur ce que les multi-plexes sont aux films hollywoodiens. La formule du festival de ci-néma, initiée en Europe, a promu le film d’auteur européen et, depuis les années 1970, le cinéma d’auteur mondial : à l’origine de ce phénomène, l’impératif de découvrir de nouvelles vagues de ci-némas nationaux (Stringer 2001, Farahmand 2010).

La diversification du marché du film aux États-Unis et la mon-tée du cinéma indépendant sont allés de pair avec le développe-

12. Marijke de Valck (2007) et Christian Jungen (2014) ont chacun montré que la relation entre Hollywood et le réseau (européen) des festivals de cinéma est complexe et ne peut être décrite en termes dichotomiques et d’antagonisme. Il existe cependant une différence nette en termes de logi-que du marché, qui influe de manière notable sur les mécanismes de va-leur ajoutée et de circulation.

LA CIRCULATION DES FILMS QUEER DANS LES FESTIVALS 91

ment de festivals de cinéma dans le pays. Sundance, le festival par excellence du film indépendant aux États-Unis est, pour le marché du film d’auteur et indépendant nord-américain, ce que Cannes représente pour le cinéma d’auteur mondial : le plate-forme majeu-re des avant-premières et des professionnels. Pour le secteur du cinéma d’art et essai américain, en particulier pour ce qui est de la diversité, Sundance est le festival de référence pour le cinéma à contenu LGBT/Q sur le marché d’Amérique du nord. Rien d’étonnant donc à ce que la critique B. Ruby Rich ait décrété l’émergence du New Queer Cinema après une tournée de festivals ayant débuté à Sundance (1992). Pour les films indépendants à thématique queer, Sundance est pour le marché américain ce que Berlin est pour l’Europe. La présence massive de films queer dans la sélection est ancienne et nombre des principaux films américains queer ont été programmés, découverts et achetés à Sundance13. À l’instar de la réunion des programmateurs queer qui a lieu à Berlin, la Queer Lounge de Sundance (2004-2011) offrait un espace pour promou-voir les films et les talents LGBT/Q, accueillant également des dé-bats et d’autres événements similaires.

La distribution et le « ghetto gay »

Tous les films n’ont cependant ni le même intérêt ni la même chance de circuler dans le circuit des IFF et des QFF. La politique des avant-premières exerce un attrait certain et la participation aux festivals les plus cotés, avec ses répercussions ultérieures, joue sans doute en faveur du lancement d’un film ; mais l’idéal de la distribution consiste à atteindre un nombre maximal d’écrans et de publics payants. Ainsi, plus un festival est célèbre, plus il y a de chances qu’un acheteur (qu’il soit distributeur ou détenteur d’une licence) s’y trouve et propose un contrat. Les grosses productions signent des contrats de distribution internationale qui recouvrent plusieurs pays. Aussi, si la présentation dans un festival de catégo-rie 1 est généralement suivie par l’entrée dans le circuit mineur des IFF ou des festivals spécialisés, les stratégies de circulation dépendent de l’intérêt des producteurs et des distributeurs locaux : certains d’entre eux envisagent le circuit des festivals comme un canal particulier de distribution, capable de susciter une couvertu-re médiatique en vue de la sortie nationale du film voire de produi-re des revenus.

Il faut noter en effet que la présence d’un petit film LGBT/Q, in-

13. Célèbre est l’histoire de Go Fish (1994), le premier long métrage les-bien indépendant à petit budget, qui fut acheté par Samuel Goldwyn Mayer (Pierson 1997). L’exemple de Pariah (2011) raconte une histoire similaire où l’acheteur est Focus Features, l’une des divisions spécialisées les plus rentables, établie depuis les années 1990.

92 SKADI LOIST dépendant et à petit budget, dans le circuit des festivals LGBT/Q, peut s’avérer lucrative en soi, même quand la sortie en salles est hors de portée. Le TFC (The Film Collaborative), une association à but non lucratif engagée dans la distribution et l’aide au cinéma indépendant, a publié des chiffres de possibles recettes issues des festivals à partir d’études de cas de films qu’elle représente (TFC 2013)14. En ce qui concerne les films à thématiques LGBT/Q, la four-chette se situe entre 5 000 et 87 000 dollars, avec une moyenne à environ 20 000 dollars. Des schémas d’analyse du profit permettent de classer les films selon des critères spécifiques, qui reflètent deux marqueurs budgétaires : 1) Où a eu lieu l’avant-première du film ? et 2) Le film rentre-t-il dans un créneau déterminé ? Ces deux marqueurs (avant-premières et circulation à travers les circuits spécialisés) semblent avoir un impact direct sur les recettes, du moins pour les films indépendants à petits budgets. Une étude analysant l’impact des festivals de catégorie 1 arrive à des conclu-sions similaires (Mezias et al. 2011).

Les distributeurs et producteurs spécialisés, qui couvrent le cir-cuit QFF et y travaillent de concert, ont grandi dans l’écosystème du cinéma queer (Olson 2002)15. Ce dernier opère pour l’essentiel selon une logique communautaire : il est « stigmaphile » et repose sur la crédibilité de la communauté (Henderson 2013). Dans ce cadre, les acteurs et cinéastes partagent l’éthos pratiqué et programmé par les QFF depuis des décennies : à savoir, la mise en valeur d’œuvres « par, pour et sur », et parfois « d’intérêt pour » la communauté LGBT/Q (Loist 2012 : 163). Les QFF ont fait croitre et ont cultivé un public spécialisé au fil des ans ; ce dernier est donc aisément satis-fait par les distributeurs spécialisés, tandis que les circuits grand public se montrent de plus en plus conscients de l’existence de ce créneau commercial (Moore 2013 : 139).

Cet écosystème n’est pas tout à fait détaché de la plus large in-

14. Le TFC s’intéresse également au cinéma queer. Des membres de l’asso-ciation ont joué un rôle crucial dans le lancement du film culte de Jona-than Caouette, Tarnation, qui, de documentaire autobiographique d’avant-garde de trois heures projeté au festival de cinéma gay et lesbien expéri-mental de New York (le MIX NYC) en novembre 2003, fut réduit à un film de deux heures à l’aide de Gus van Sant, avant d’être projeté à Sundance puis à Cannes, dans la « Quinzaine des réalisateurs », en 2004. Cette transfor-mation du film et sa montée inhabituelle dans la hiérarchie des festivals lui ont permis de circuler longtemps à travers les festivals IFF et QFF du monde entier, ce qui aurait été impossible avec une simple projection au MIX NYC. 15. Ces distributeurs spécialisés incluent, en Allemagne, Edition Salzgeber (fondée en 1984), ProFun (1993) et GMFilms (1995) ; aux États-Unis, Wolfe Video (1985), Strand Releasing (1989) et TLA Releasing (2001) ; en Grande-Bretagne, Tartan Films (1982-2008) et Peccadillo Pictures (2000).

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dustrie des médias et des circuits de distribution. L’écosystème queer et ses publics LGBT/Q sont des groupes bien identifiables qui permettent de définir un marché de films à contenu LGBT/Q ; pour autant, certains distributeurs et cinéastes continuent de redouter le « ghetto gay »16. S’ils ne se font pas prier pour exploiter cette frange spécifique du marché, ils n’y voient qu’un ajout, un volet secondaire ou tertiaire du marketing. Cette attitude relève encore de l’idée selon laquelle les politiques identitaires et le marketing LGBT/Q seraient des obstacles pour le marché général (entendre universel) ; d’où le fait que certains distributeurs s’opposent à ce que leurs films circulent dans les réseaux LGBT/Q. On observe ici toute une variété d’arguments. Prenons pour exemple révélateur le second long métrage de Céline Sciamma, Tomboy, présenté à la Berlinale où il avait ouvert la section « Panorama » en février 2011. Quand le Festival du film gay et lesbien de Hambourg voulut le projeter en octobre, le distributeur refusa, au motif qu’il était déjà prévu comme vitrine des Französische Filmtage qui allaient se dérouler à Tübingen et Stuttgart en novembre. Malgré l’intérêt de ce festival pour le cinéma français en Allemagne, il occupe une place marginale dans le circuit des festivals. En revanche, le festi-val de Hambourg est le plus grand événement LGBT/Q d’Allemagne, avec un public important et un impact considérable, en termes de marketing viral, sur les sorties en salles et les ventes de DVD. Il est plus que plausible que le distributeur craignait de lancer le film dans un « ghetto gay ». L’argument selon lequel Tübingen insistait pour l’avoir en avant-première ne tient pas car il avait déjà été présenté à Berlin quelques mois auparavant. En outre, les échan-ges qui ont eu lieu entre les festivals montrent qu’ils ne se voyaient nullement en rivalité, pas plus qu’ils ne cherchaient à présenter le film en avant-première. Cette histoire et bien d’autres reviennent régulièrement, en dépit des transformations dans le tissu social et le marché des médias. De fait, on continue de craindre la stigmati-sation.

Un autre cas où les intérêts liés à l’exploitation commerciale de films d’art et d’essai entrent en conflit avec les pratiques commu-nautaires LGBT/Q, est celui où un gros distributeur ne montre au-cun intérêt pour une tournée de festivals, à l’exception de ceux qui peuvent servir de rampes de lancement. Prenons à titre d’exemple le premier film de Dee Rees, Pariah (2011). Alike, une jeune afro-américaine de 17 ans vivant à Brooklyn, essaie de concilier des identités conflictuelles et prend tous les risques – amitié, senti-ment et famille – dans une quête désespérée de réalisation sexuel-

16. L’anecdote récurrente à propos de l’argument du « ghetto gay » évoque le refus de Chantal Akerman que ses films soient projetés dans les festi-vals LGBT (cf. Pidduck 2011 : 25).

94 SKADI LOIST le. Présenté en avant-première à Sundance, le film eut des criti-ques enthousiastes, gagna un prix et fut acheté par Focus Featu-res17.

Focus Features est une prospère branche spécialisée de Vivendi Universal ; elle répond à une identité de marque spécifique, ayant vocation à distribuer principalement des films explorant les ques-tions de genre, de sexualité et d’identité sexuelle (Tzioumakis 2012 : 177-178). Un journaliste décrit l’approche de la société com-me « agressive ; ils misent gros sur des petits films qui ont des re-tombées financières importantes et ne craignent ni les idées sub-versives, ni les cinéastes rebelles » (ibid.). Parmi les films à succès au contenu queer ou réalisés par des auteurs queer et représentés par Focus Features, on compte Loin du paradis (2002), Brokeback Mountain (2005), Milk (2008, un biopic sur Harvey Milk) et The Kids Are All Right (2010). Au vu de cette liste de films indépen-dants, nulle surprise que Focus Features ait acquis Pariah et l’ait exploité à sa manière. Au fond, Focus Features vise un large public art et essai, allant au-delà de la niche LGBT/Q à laquelle apparte-nait la cinéaste Dee Rees depuis la parution de la version courte de Pariah en 2007. Cette dernière obtint un succès extraordinaire au travers du circuit QFF : le film fut projeté dans tous les grands fes-tivals LGBT/Q des États-Unis (Newfest, Frameline, Outfest) et à travers le monde, ainsi que dans nombre d’IFF tels Sundance, Los Angeles et Athènes, remportant divers prix.

Le court métrage avait reçu le soutien du Frameline Completion Fund, un fonds visant la communauté LGBT/Q et créé en 1990. Il avait été établi à partir d’un constat : si l’organisation de festivals queer avaient pour but de promouvoir une représentation articulée de la communauté LGBT/Q, elle ne pouvait rester passive en déplo-rant le manque de films queer, notamment émanant de groupes LGBT/Q sous-représentés et sous-financés (en particulier, les fem-mes, les trans*18 et les queers de couleur). On devait au contraire encourager et soutenir activement la production et la réalisation de ces œuvres19.

Le court métrage de Dee Rees, au départ sa thèse d’étudiant (réalisée à partir du manuscrit du long métrage éponyme), servit

17. Pour une discussion plus détaillée de la position de Focus Feature, voir Tzioumakis 2012. D’après IndieWire, Focus Features conclut l’achat direc-tement à Sundance et offrit même à Dee Rees un contrat en blanc pour un nouveau scénario, avec la possibilité d’en assurer elle-même la réalisation (Smith 2011). 18. Sur l’emploi de l’astérisque, voir Loist et de Valck 2013. 19. Voir Loist (2008) pour une discussion détaillée des développements de Frameline ; pour la contextualisation des efforts de l’industrie filmique mis en œuvre par les festivals de films queer (tels le soutien à la produc-tion et à la distribution) voir Loist et Zielinski (2012).

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de base à l’élaboration de la version longue. Dee Rees et la produc-trice Nekisa Cooper ont évoqué par la suite le mal qu’elles ont eu à financer le film, malgré le succès et les critiques enthousiastes du court métrage ainsi que le soutien institutionnel de la part d’organismes liés aux festivals. Dee participa au Sundance Screenwriters Lab en 2007, puis au Director’s Lab en 2008, pen-dant que Cooper assistait au Sundance Producers’ Lab en 2008 (Focus Features 2011). Malgré ces opportunités et l’appui moral d’organismes indépendants tels le Sundance Institute, le Tribeca Film Institute et le Independent Feature Project, le financement restait compliqué. Cooper se rappelle que le « scénario était [perçu comme] très bon et pointu mais un peu “étroit” et “spécialisé” » (ibid.). L’équipe de tournage investit des fonds privés et au bout de cinq ans opta pour le financement participatif (crowdfunding) afin de rassembler l’argent nécessaire à la finalisation et aux droits d’auteur pour la musique. En 2010, ils reçurent également un au-tre financement du Frameline Completion Fund20.

Cet épisode illustre à la fois la reconnaissance d’un jeune talent et la précarité d’un projet indépendant à petit budget, du fait qu’il était perçu comme le premier film d’une lesbienne de couleur. Un changement notable, en termes de catégorisation et de marketing, s’est produit au moment où l’on est passé du court en long métrage. Spike Lee, le mentor de l’auteure, fut associé comme producteur exécutif. Or, hormis le récit mettant en valeur les jeunes talents dévoués, le site web de Focus Feature souligne la collaboration avec une figure reconnue comme Spike Lee et met en évidence le prix reçu au Sundance Film Festival (focusfeatures.com/pariah). Cette présentation tend à occulter l’arrière-plan communautaire LGBT/Q, qui pour autant avait été un terrain extrêmement fertile pour le développement personnel et professionnel de Dee Rees.

Compte tenu du rôle constant des circuits QFF et IFF dans le soutien de la jeune cinéaste et de son projet, on aurait pu s’atten-dre à une vaste circulation du film à travers ces réseaux. Il n’en fut rien. Focus Features se concentra sur quelques festivals-clé pour lancer le film. Ils comptaient de la sorte créer un buzz en vue d’une distribution ultérieure dans le réseau des salles art et essai : sans tout à fait s’opposer au milieu queer et à son public, cette démarche n’en faisait pas moins fi d’un certain devoir de loyauté à leur égard. Cela éclata au grand jour lorsque Frameline se vit refuser le droit de présenter le film en avant-première en tant que festival com-munautaire de référence sur la côte ouest des États-Unis, avant sa

20. La campagne Kickstarter rapporta 11 011 dollars (kickstarter.com/ projects/619452369/pariah-the-movie). La contribution du Frameline Com-pletion Fund s’élève à 5 000 dollars (frameline.org/filmmaker-support/ frameline-completion-fund).

96 SKADI LOIST sortie en salles : ceci malgré le soutien apporté au financement et à la promotion tant de la version courte que du long métrage. Frame-line dut se contenter d’organiser un débat avec l’équipe du film lors du festival, sans pouvoir le projeter21.

Dans le même ordre d’idées, le film a peu circulé en dehors du marché américain. Maints festivals européens queer ont souhaité le projeter en 2012. L’EQFAFA (European Queer Film and Arts Fes-tival Alliance, queerfilmfestivals.org/alliance), un réseau de pro-grammateurs de festivals européens, s’adressa à Focus Features. Ils arguaient de l’intérêt d’un public international déjà acquis, sus-ceptible de générer des recettes de festival mais également de pro-duire un effet de bouche à oreille qui profiterait à la vente de DVD (sur les DVD exportés). Le 10 juillet 2012, la programmatrice Auro-re Maillet, du festival belge Pink Screens, écrivit au distributeur et à Dee Rees au nom de l’EQFAFA. La réponse de Focus Features fut négative :

Comme vous le savez sans doute, Focus Features International ne participe pas à des festivals internationaux dans des pays où nous n’avons pas de distribution locale pour nos films. Du point de vue de notre organisation, il ne nous est pas possible de gérer l’ampleur des demandes venant des festival internationaux pour tous nos films ; nous nous en remettons à nos partenaires à l’étranger pour décider de ce qui marche le mieux pour tel ou tel film dans leur pays. Les festivals sont cependant très importants pour nous et pour les films que nous produi-sons. Aussi, même si nous n’avons pas de distribution internationale pour PARIAH, avons-nous cependant décidé de l’envoyer au Festival BFI à Londres, au Festival International Queer de Hambourg ainsi qu’au Festival Gay & Lesbien Out in Africa. Mais nous ne pourrons pas le faire circuler dans d’autres festivals internationaux22.

Suite à une ultime tentative de les faire changer d’avis, Maillet informa EQFAFA qu’un représentant de Focus Features avec qui elle avait parlé au téléphone lui avait expliqué que la suggestion de l’EQFAFA de centraliser des copies et la circulation de Pariah avait été discutée en interne mais finalement rejetée.

Les exemples de Tomboy et de Pariah illustrent des logiques sous-jacentes du marché qui combinent et excluent le circuit des IFF et des QFF, le cinéma queer et les projections art et essai. Si l’on observe les récents programmes des festivals de catégorie 1, cette tendance apparaît comme étant encore plus marquée. Parmi l’abondance de films à contenu queer qui y furent présentés en

21. Cf. butchvoices.com/frameline-35-convo-with-dee-rees-nekisa-cooper-of-pariah ainsi que ticketing.frameline.org/festival/events/reserve.aspx?id=38 63&FID=48 22. Courriel envoyé à Aurore Maillet le 13 juillet 2012, transmis au EQFAFA ([email protected]).

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avant-première, certains ont atteint le réseau d’art et d’essai, tan-dis que d’autres ont circulé principalement dans le circuit QFF (Concussion et Interior. Leather Bar). Les films ayant le plus attiré l’attention (The Kids Are All Right, Brokeback Mountain, La Vie d’Adèle) misent sur diverses stratégies : parmi les plus représenta-tives, l’auteurisme, la revendication de l’universalisme, l’expé-rience universelle postidentitaire (Adèle) et/ou l’appel à la toléran-ce (Brokeback)23, ainsi que l’exploitation de scandales médiatisés autour des films afin de prolonger leur retentissement.

Le film d’auteur est marqué par l’idée du génie du cinéaste, l’auteur, qui signe le film et exerce une surveillance créative sur toutes les décisions qui interviennent dans cette forme d’art colla-boratif qu’est le cinéma. Julianne Pidduck (2011) et David An-drews (2013) ont chacun montré le lien entre les concepts d’auteurisme et d’universalisme. Au sein du système des festivals de cinéma, l’approche nationale en tant que principe organisateur a été remplacée, après 1968, par une logique de sélection et de pro-grammation reposant sur le goût du directeur (de Valck 2007). Andrews souligne que « en insistant sur “l’auteur” et d’autres si-gnes d’universalisme, les festivals ont pu faciliter la circulation internationale du capital culturel et économique duquel ils dépen-daient » (2013 : 182). Par ailleurs, cet « universalisme » est large-ment associé à la figure de l’auteur masculin, et s’accommode des inégalités de genre qui se prolongent dans la production cinémato-graphique, où peu de femmes ont à ce jour atteint le statut d’auteur24. L’identité non revendiquée de Kechiche, un cinéaste mâle hétérosexuel qualifié simplement d’auteur25, va dans le sens de la stratégie habituelle des salles art et essai de qualifier un film queer26 comme La Vie d’Adèle d’histoire d’amour universelle, ce qui

23. Voir Bolton 2013 pour une analyse de la construction éthique de Bro-keback Mountain, conçue pour attirer un large public. 24. Pour une analyse détaillée du lien entre genre et identités sexuelles dans la construction de l’auteur, voir Pidduck 2011: 21-26. En ce qui concerne les inégalités de genre dans la production cinématographique, consulter l’infographie « Gender Inequality in Film » de la New York Film Academy, www.nyfa.edu/film-school-blog/gender-inequality-in-film. 25. Il est pourtant, parallèlement, identifié comme un cinéaste issu de l’immigration maghrébine (ethnic director) ; voir Rich (2013b). 26. Alors que le film a surtout été considéré comme un film lesbien du fait de la composition du couple central – deux femmes –, certains critiques l’ont présenté comme une histoire bisexuelle (par ex. Plazas 2014) car Adèle continue de coucher avec des hommes et ne suit pas la stricte caté-gorisation d’une identité lesbienne figée. L’argument rejoint l’estimation de Marina Sanfilippo sur le potentiel de la bisexualité dans le cinéma d’auteur pour renverser « la monosexualité obligatoire et se débarrasser de l’hétérosexisme » (2010 : 89).

98 SKADI LOIST minimise la dimension queer des personnages. Un tel argument ne fonctionnerait pas avec des cinéastes ouvertement lesbiennes comme Lisa Cholodenko et sa comédie The Kids Are All Right, ou la débutante Dee Rees, qui a publiquement inscrit la rédaction du scénario Pariah dans le processus de son coming out personnel.

La logique faisant de La Vie d’Adèle un film d’auteur plutôt qu’un film queer axé sur l’identité lesbienne, s’accorde paradoxale-ment avec la stratégie de marketing du film qui, outre l’octroi de la Palme d’or, a été alimentée par diverses vagues de scandales vi-sant à accroitre et à maintenir l’intérêt des médias et du public. Avant même la présentation du film à Cannes, des rumeurs avaient circulé et des règlements de compte avaient eu lieu par journaux interposés entre les acteurs et actrices, l’équipe et le ré-alisateur ; ce dernier fut accusé de maltraitance à l’égard des deux actrices principales mais également d’exploiter son équipe sans la payer de manière adéquate (MacCabe 2013). L’indignation liée aux conditions de travail fut rapidement éclipsée par le buzz autour des sept minutes d’une scène de sexe lesbien explicite, qui déclencha bien des débats sur la représentation de la sexualité et la porno-graphie (Rich 2013b). Ceci n’est pas nouveau. Le cinéma d’auteur est depuis longtemps capable de briser certains tabous, en particu-lier sur les questions de genre et de sexualité. Quand Hollywood bâtissait son hégémonie mondiale sur des films aux narrations classiques et qui respectaient à la lettre le code Hays, le cinéma européen perçait sur le marché américain et ailleurs en détruisant les mêmes tabous sur la sexualité et les rapports entre les sexes établis par ce code. L’importation du film d’auteur a contribué en effet à dépasser le code Hays et a pavé la voie pour les histoires du New Hollywood (Andrews 2013 : 177). Comme l’atteste le cas d’Adèle cependant, le mécanisme de scandale et le frisson suscité par la représentation explicite de sexe queer demeure très efficace de nos jours pour créer une effervescence médiatique. Le scandale est un élément incontournable du reportage sur un festival, à Can-nes comme ailleurs (Jungen 2014). Dans le contexte français, en outre, le film est apparu dans le cadre de débats houleux, de mani-festations de rue et de violences déclenchés par le projet de loi sur le mariage pour tous et qui se sont produits au même moment que le festival de Cannes, en mai 2013. Ce contexte a ajouté un autre niveau de sens à la réception du film et à sa récompense. Au-delà des discussions plus générales sur le film d’auteur, il y eut des dé-bats au sein de la communauté LGBT/Q concernant la crédibilité et l’authenticité de la scène de sexe, ravivés par les déclarations de Julie Maroh, l’auteure de la bande dessinée à l’origine du film, selon laquelle ces scènes étaient à la fois irréalistes et pornogra-phiques (Child 2013). Ces divers degrés de buzz à scandale ont été très bien exploités pour attirer l’attention d’un public plus large.

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Sans ces échanges récurrents qui ont été constamment remaniés à différents niveaux (lors de la sortie nationale puis de la commercia-lisation du DVD) le film n’aurait sans doute pas obtenu une telle distribution et atteint un tel niveau de recettes27. Transversalité et relais queer

Si l’on compare le cinéma queer à vocation politique et la distri-bution grand public des films d’art et d’essai, il serait tentant d’opposer deux camps. Dans l’un, le cinéma queer issu de la com-munauté, produit par des cinéastes indépendants avec des budgets réduits, dans des conditions hautement précaires, circulant dans – et parfois soutenu par – le réseaux des festivals queer. Dans l’autre camp, on trouverait le cinéma d’auteur, exploitant des intrigues queer pour ses sensations à bon marché, déconnecté des préoccupa-tions sociales ou communautaires et minimisant l’expérience queer au profit de la publicité grand public, créant des buzz extraordinai-res et surfant sur les vagues de scandale.

Lisa Henderson a étudié l’anxiété que pourrait engendrer le « rêve de transversalité », c’est-à-dire le passage d’un camp à l’autre. Elle explique :

Dans le contexte queer, le rêve de transversalité (crossover) évoque une polarité spatiale et culturelle entre un queer ici, pur et isolé, tel qu’il incite les outsiders à y entrer et quelques résidents à en sortir, et un non-queer là, mélangé, pollué, guidé par la normativité économique et culturelle, toutes les deux sources de corruption morale et à la fois cibles ultimes de la reconnaissance et du succès – un rêve, après tout, pas un enrôlement de force (Henderson 2013 : 101).

Henderson invite à réfléchir à travers des « formules qui résis-tent à cette rupture idéologique » où « le fait d’être queer [serait] souillé au contact du marché et du commerce » (ibid.). À partir d’un travail de terrain réalisé sur la production du court métrage queer de Liza Johnson, Desert Motel (2005), Henderson met au jour les mécanismes – du côté de la production – à l’œuvre dans cette zone grise qui sépare l’industrie grand public de la communauté queer. Nombreux sont les marqueurs repérés par Henderson dans ce continuum où « se relaye la production culturelle queer » (Hender-son 2013 : 121). Ils pourraient s’appliquer au contexte de circula-

27. D’après les informations rassemblées à partir des sites Box Office Mojo et IMDb, le film est sorti dans 25 pays (Allemagne, Argentine, Australie, Autriche, Belgique, Brésil, Colombie, Croatie, Danemark, Espagne, Fin-lande, France, Grèce, Hong-Kong, Islande, Italie, Nouvelle Zélande, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République Tchèque, Royaume-Uni Singapour, Turquie et Uruguay). Il a rapporté environ 15 millions de dollars en ventes de billets (y compris les États-Unis, le marché intérieur français et les recettes à l’étranger).

100 SKADI LOIST tion et de distribution déjà évoqué. Elle avance que la production cinématographique à orientation queer 1) imagine un monde queer, produit d’une perspective queer et pour un public queer plutôt que pour éduquer le grand public ; 2) qu’elle se donne pour buts esthé-tiques et culturels les spécificités et les représentations au lieu de tendre à l’« universalisme » ; 3) qu’elle est plutôt stigmaphile que stigmaphobe ; et 4) qu’elle recherche des moyens économiques ap-propriés sans pour autant viser ni le profit ni le pouvoir (ibid.).

Henderson redéfinit les dynamiques entre contextes industriels grand public et production culturelle de la communauté queer en tant que « relais », au sens de « processus inégal de substitution, de capture et de transmission culturelles, presque toujours entre les membres de la même équipe », qui a le pouvoir de former de « nouvelles subjectivités et alliances entre cinéastes, critiques, pu-blics et citoyens culturels » (Henderson 2013 : 103, 127). Dans la perspective de ce « relais queer », j’espère que les exemples de mon article auront montré que la relation entre l’écosystème du cinéma queer et le circuit plus large du film d’auteur est d’une grande am-bivalence. Les stratégies adoptées par le film d’auteur montrent que nous sommes encore bien loin de l’acceptation et de l’universalité d’un heureux monde postgay et postidentitaire, tel qu’un coup d’œil rapide à la culture populaire pourrait le faire croi-re. Mais les lignes de démarcation ne sont plus aussi tranchées et les stratégies rhétoriques sont aujourd’hui fort complexes. Les atti-tudes que nous avons décrites par rapport au prestige et au capital culturel conduisent certes vers une exploitation des productions sous-culturelles queer par les forces néolibérales mais elles consti-tuent également un relai qui témoigne d’une présence active queer dans la plus vaste arène culturelle.

Skadi LOIST. (Université de Rostock.)

Traduit de l’anglais par Brigitte Rollet.

Filmographie

Brokeback Mountain [Ang Lee, États-Unis 2005] Desert Hearts [Donna Deitch, États-Unis 1986] Dupã Dealuri/Au delà des collines [Cristian Mungiu, Roumanie 2012] Fremde Haut / Unveiled [Angelina Maccarone, Allemagne 2005] I’m Not There [Todd Haynes, États-Unis 2007] Keep the Lights On [Ira Sachs, États-Unis 2012] La vie d’Adèle – Chapitres 1 & 2 [Abdellatif Kechiche, FR 2013] Laurence Anyways [Xavier Dolan, Canada 2012] Les adieux à la reine [Benoît Jacquot, France 2012] Lianna [John Sayles, États-Unis 1983] Mala Noche [Gus van Sant, États-Unis 1985] Milk [Gus Van Sant, États-Unis 2008]

LA CIRCULATION DES FILMS QUEER DANS LES FESTIVALS 101

My Beautiful Launderette [Stephen Frears, Royaume-Uni 1985] Parting Glances [Bill Sherwood, États-Unis 1986] Pariah [Dee Rees, États-Unis 2007, 27 min] Pariah [Dee Rees, États-Unis 2011, 86 min] Personal Best [Robert Towne, États-Unis 1982] Philadelphia [Jonathan Demme, États-Unis 1993] Praia do Futuro [Karim Aïnouz, Brésil/Allemagne 2014]. Stranger by the Lake [Alain Guiraudie, France 2012] Tan de repente/Suddenly [Diego Lerman, Argentine/Pays-Bas 2002] Tarnation [Jonathan Caouette, États-Unis 2003/2004] The Kids Are All Right [Lisa Cholodenko, États-Unis 2010] Tomboy [Céline Sciamma, France 2011] Victim [Basil Dearden, Royaume-Uni 1961] Vic + Flo ont Vu un Ours [Denis Côté, Canada 2013] W imie… [Ma!goska Szumowska, Pologne, 2013]

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